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Le Courrier de la Transplantation - Vol. XV - n° 4 - octobre-novembre-décembre 2015 146 Les cellules souches pluripotentes induites : une source illimitée de cellules, de tissus et d’organes pour une médecine régénérative Induced pluripotent stem cells: an illimited source of cells, tissues and organs for regenerative medicine J. De Vos* * UFR de médecine, université de Montpellier ; Inserm U1183 ; Institut de recherche en biothérapie, et médecine régénérative et département d'ingénierie cellulaire et tissulaire, hôpital Saint-Éloi, CHU de Montpellier. Diversifier l’approvisionnement en organes pour la transplantation La pénurie d’organes pour la transplantation est direc- tement liée au faible nombre de patients décédés ou de donneurs volontaires qui présentent toutes les conditions requises pour un prélèvement d’organe pour une greffe. En raison des contraintes de sélection des donneurs, leur nombre ne pourra être augmenté que marginalement, et restera bien en deçà de celui des patients en attente de greffe, dont le nombre augmente rapidement avec le vieillissement de la population. S’il n’est pas possible d’augmenter le nombre d’organes issus du lieu naturel de leur développement – le corps humain –, une source alternative d’organes pour la transplantation pourrait être l’ingénierie tissulaire in vitro, qui se propose de construire des tissus, voire des organes, ex vivo, à partir d’une source cellulaire. Ce dessein pourrait par exemple être réalisé grâce à l’utilisation de l’impression 3D à partir de cellules souches ou à la recellularisation d’organes décellularisés (1-3). Mais ces approches posent de manière récurrente le problème de l’absence d’une vascularisation de l’organe ainsi créé et donc de la viabilité à moyen/long terme du greffon. En effet, la grande majorité des cellules de l’organisme nécessitent la présence d’un capillaire à proximité (< 50 μ) pour leur assurer oxygénation et nutrition. Cette contrainte majeure signifie non seulement que l’ingénierie tissulaire devra construire des tissus et des organes traversés d’un dense réseau de microcirculation capillaire, mais aussi que ces vaisseaux devront contenir des globules rouges et du plasma – du sang – en continuel mouvement pour être renouvelé – donc sous pression – et qui soit en permanence réoxygéné. Ces contraintes paraissent hors de portée des possibilités techniques actuelles de l’ingénierie tissulaire, mais elles correspondent, bien sûr, à celles d’un organisme vivant. Ainsi, le Japonais Hiromitsu Nakauchi (4) a proposé d’utiliser des animaux comme réacteurs cellulaires répondant au cahier des charges énoncé ci-dessus pour Résumé Summary » La production d’organes hors du corps humain pourrait pallier la pénurie d’organes pour la transplantation. Cependant, la production d’organes in vitro paraît aujourd’hui largement inaccessible, notamment en raison de la difficulté à mettre en place une vascularisation efficace. Une nouvelle technologie émerge, qui propose d’utiliser des animaux porteurs pour le développement d’organes humains. Cette approche utilise des cellules souches pluripotentes induites (iPS) injectées dans l’embryon animal et pourrait produire des animaux chimères comportant des organes humains autologues. Mots-clés : Cellules souches pluripotentes induites - Pluripotence - Chimérisme interespèce. Producing organs outside the human body could address the shortage of organs for transplantation. However, production of organs in vitro is still a faraway perspective, particularly because of the difficulty in establishing an effective vascularization. A new technology is emerging that proposes to use carrier animals for the development of human organs. This approach uses induced pluripotent stem cells (iPS) that are injected into an animal embryo and could produce chimeric animals containing autologous human organs. Keywords: Induced pluripotent stem cells - Pluripotency - Chimerism. Dossier La médecine régénérative

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Les cellules souches pluripotentes induites : une source illimitée de cellules, de tissus et d’organes pour une médecine régénérative Induced pluripotent stem cells: an illimited source of cells, tissues and organs for regenerative medicine J. De Vos*

* UFR de médecine, université de Montpellier ;

Inserm U1183 ; Institut de recherche

en biothérapie, et médecine régénérative

et département d'ingénierie cellulaire et tissulaire,

hôpital Saint-Éloi, CHU de Montpellier.

Diversifi er l’approvisionnement en organes pour la transplantationLa pénurie d’organes pour la transplantation est direc-tement liée au faible nombre de patients décédés ou de donneurs volontaires qui présentent toutes les conditions requises pour un prélèvement d’organe pour une greff e. En raison des contraintes de sélection des donneurs, leur nombre ne pourra être augmenté que marginalement , et restera bien en deçà de celui des patients en attente de greff e, dont le nombre augmente rapidement avec le vieillissement de la population.S’il n’est pas possible d’augmenter le nombre d’organes issus du lieu naturel de leur développement – le corps humain –, une source alternative d’organes pour la transplantation pourrait être l’ingénierie tissulaire in vitro, qui se propose de construire des tissus, voire des organes, ex vivo, à partir d’une source cellulaire. Ce dessein pourrait par exemple être réalisé grâce à l’utilisation de l’impression 3D à partir de cellules souches ou à la recellularisation d’organes décellularisés (1-3).

Mais ces approches posent de manière récurrente le problème de l’absence d’une vascularisation de l’organe ainsi créé et donc de la viabilité à moyen/long terme du greff on. En eff et, la grande majorité des cellules de l’organisme nécessitent la présence d’un capillaire à proximité (< 50 µ) pour leur assurer oxygénation et nutrition. Cette contrainte majeure signifie non seulement que l’ingénierie tissulaire devra construire des tissus et des organes traversés d’un dense réseau de microcirculation capillaire, mais aussi que ces vaisseaux devront contenir des globules rouges et du plasma – du sang – en continuel mouvement pour être renouvelé – donc sous pression – et qui soit en permanence réoxygéné. Ces contraintes paraissent hors de portée des possibilités techniques actuelles de l’ingénierie tissulaire, mais elles correspondent, bien sûr, à celles d’un organisme vivant . Ainsi, le Japonais Hiromitsu Nakauchi (4) a proposé d’utiliser des animaux comme réacteurs cellulaires répondant au cahier des charges énoncé ci-dessus pour

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» La production d’organes hors du corps humain pourrait pallier la pénurie d’organes pour la transplantation. Cependant, la production d’organes in vitro paraît aujourd’hui largement inaccessible, notamment en raison de la difficulté à mettre en place une vascularisation effi cace. Une nouvelle technologie émerge, qui propose d’utiliser des animaux porteurs pour le développement d’organes humains. Cette approche utilise des cellules souches pluripotentes induites (iPS) injectées dans l’embryon animal et pourrait produire des animaux chimères comportant des organes humains autologues .

Mots-clés : Cellules souches pluripotentes induites - Pluripotence - Chimérisme interespèce.

Producing organs outside the human body could address the shortage of organs for transplantation. However, production of organs in vitro is still a faraway perspective, particularly because of the diffi culty in establishing an eff ective vascularization. A new technology is emerging that proposes to use carrier animals for the development of human organs. This approach uses induced pluripotent stem cells (iPS) that are injected into an animal embryo and could produce chimeric animals containing autologous human organs.

Keywords: Induced pluripotent stem cells - Pluripotency - Chimerism.

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développer des organes humains. Cette technologie prometteuse repose sur l’utilisation des cellules souches pluripotentes induites (iPS) et sur le développement d’animaux chimères comportant des tissus humains. Cette technologie est décrite ci-dessous, y compris les obstacles techniques et éthiques qu’il reste à franchir pour sa réalisation.

Les cellules souches pluripotentes

La pluripotence est la propriété d’une cellule à pouvoir produire n’importe quel type cellulaire : neurone, cardiomyocyte, hépatocyte, etc. C’est une propriété étonnante de certaines cellules de l’embryon humain vers le 5e ou le 6e jour du développement, au stade “blastocyste”. L’embryon au stade blastocyste est une sphère creuse de 150 µ de diamètre. À la face interne de cette cavité – le blastocèle –, un groupe de quelques dizaines de cellules adhère et forme la “masse cellulaire interne”. Au cours du développement, la paroi du blastocyste va contribuer à la formation des tissus de soutien du fœtus (placenta notamment), tandis que la masse cellulaire interne va former le fœtus, donc tous les tissus composant l’être humain . Ainsi, les cellules constituant la masse cellulaire interne étant capables de former tous les tissus humain, elles sont pluripotentes. Cette propriété est rapidement perdue au cours du développement, au profi t d’une spécialisation de plus en plus poussée des cellules. Il a été montré, depuis les années 1980, qu’il était possible de faire proliférer les cellules de la masse cellulaire interne en laboratoire tout en conservant leur propriété de pluripotence, chez la souris et chez l’homme (5, 6). Ces cellules sont alors appelées “cellules souches embryonnaires” (CSE), qui sont un cas particulier de cellules souches pluripotentes (CSP).Une autre façon d’obtenir des CSP a été découverte par Shinya Yamanaka, de l’université de Kyoto, en 2006 (7) . Par un procédé de reprogrammation cellulaire, des cellules adultes de la peau ont été reprogrammées en cellules pluripotentes, qu'il a appelées “cellules souches pluripotentes induites” (iPS) [7, 8]. Les iPS présentent les mêmes potentialités de prolifération et de diff é-renciation que les CSE. Elles ouvrent de nombreuses perspectives médicales et scientifi ques, notamment la production des iPS issues du patient lui-même pour une thérapie cellulaire autologue.

Animaux chimères

Puisqu’elles sont extraites du blastocyste et qu’elles sont pluripotentes, les CSP réintroduites dans le blastocyste

sont capables de coloniser la masse cellulaire interne et de contribuer au développement de l’embryon. Ces expériences ont été menées chez la souris dès le milieu des années 1980 (9). À titre d’illustration, si le blastocyste et les CSE proviennent d’un fond génétique diff érent, par exemple un blastocyste d’une race de souris au pelage blanc et les CSE d’une souris au pelage noir, la souris qui en est issue a un pelage rayé noir et blanc et tous ses organes ont une origine double. Ces souris sont appelées “chimères”, c’est-à-dire un organisme vivant dont les cellules qui le composent sont issues de 2 individus diff érents.

Animaux chimères d’espèces diff érentes et production d’organes xénogéniques

En 2010, H. Nakauchi applique cette technologie des animaux chimères par injection d’ iPS dans le blastocyste à des expériences entre espèces diff érentes. Il rapporte que l’injection d’iPS de souris dans un blastocyste de rat produit des rats dont la plupart des organes sont constitués d’une partie de cellules de souris, et vice versa s’il injecte des iPS de rat dans un blastocyste de souris. Mais l’originalité majeure de son travail a été de répéter la même expérience en prenant des blastocystes de souris dont le gène Pdx1, un gène essentiel pour le développement du pancréas, a été invalidé (blastocyste “Pdx1 −/−”). De tels blastocystes donnent naissance à des souris sans pancréas, qui meurent rapidement après la naissance faute d’insuline. En revanche, les souriceaux nés de blastocystes Pdx1 −/− à qui l'on injecte des cellules d’iPS de rat vivent normalement. L’autopsie de ces souris montre que leur pancréas est un pancréas de rat (4) ! Les cellules pluripotentes de rat, lorsqu’elles sont injectées dans un embryon de souris, sont donc capables de remplacer les cellules de souris lorsque celles-ci sont défi cientes. La même approche pourrait être envisagée pour chaque organe de l’animal. Il faut noter que les cellules de rat ne sont pas rejetées par le système immunitaire de la souris parce qu’elles sont présentes dès le tout début du développement embryonnaire, et que, en conséquence, elles font partie de la souris et sont reconnues comme telles par le système immunitaire en cours de développement.

Production d’organes humains dans l’animal

La production d’un organe de rat dans la souris est la démonstration qu’il est possible de produire un organe d’un animal (ou d’un être humain) dans un animal hôte

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d’une autre espèce. C’est une découverte majeure qui ouvre la voie à la mise au point de la production d’organes humains dans l’animal. Le principe général serait similaire à celui décrit au chapitre précédent : l’animal “porteur” serait génétiquement altéré afin de bloquer le développement normal de l’organe recherché, de telle sorte que seules les cellules humaines puissent contribuer à la croissance de cet organe. Des cellules iPS humaines seraient alors injectées dans le blastocyste de l’animal génétiquement altéré, puis le blastocyste porteur des cellules humaines implantées, dans l’utérus d’une femelle “porteuse”. L’animal qui naîtrait serait élevé jusqu’à la taille requise pour l’organe humain, puis sacrifi é le jour où l’organe devrait être réimplanté (10).L’animal actuellement envisagé pour porter de tels organes humains serait le porc (fi gure) , pour les raisons suivantes :

✓ il est d'une taille similaire à celle de l’homme ; ✓ il a un métabolisme proche (omnivore) de celui

de l’homme, bien que non identique ; par exemple, sa température corporelle est de 38 °C ;

✓ il existe un important corpus de connaissances concernant l’administration de cellules porcines à l’homme dans le cadre d’essais de xénotransplanta-tions ; ces connaissances faciliteront la délimitation des dangers et des obstacles à franchir pour une application à la transplantation humaine (problèmes infectieux et immunologiques, cf. infra ).D'autres animaux pourraient être envisagés, par exemple certains singes comme le macaque rhésus, mais cela poserait des problèmes de coûts – bien plus élevés – et de temps de génération des organes – bien plus longs qu'avec le porc –, et soulèverait des pro-blèmes éthiques additionnels.Des tentatives expérimentales d’injection de CSP humaines dans le blastocyste de souris ont été réali-sées. Si les expériences initiales se sont traduites par des échecs, les plus récentes montrent un chimérisme signifi catif, bien que les embryons aient été sacrifi és à des stades précoces du développement pour des raisons éthiques (11, 12). D’autres expérimentations ont consisté en l’injection de CSE de singe rhésus à des blastocystes de souris, là aussi avec un chimérisme relativement robuste (13).Cependant, un certain nombre d’obstacles techniques doivent encore être surmontés avant de voir la réalisa-tion pratique de la production d’organes humains dans le porc. Compte tenu des enjeux majeurs que représente cette nouvelle technologie, d’intenses recherches sont en cours pour résoudre ces diffi cultés, notamment au Japon et aux États-Unis.

Obstacles techniques

Le premier obstacle à franchir est la barrière interespèce. En eff et, le prérequis à la colonisation eff ective d’un blastocyste de porc par des iPS humaines est que les cellules humaines puissent communiquer avec les cellules porcines, notamment au niveau des facteurs de croissance et de leurs récepteurs, les éléments de la matrice extracellulaire, etc. L’expérience de la production d’un pancréas de rat dans la souris a montré que les voies de signalisation nécessaires à la mise en place et au développement du pancréas étaient suffi samment conservées entre ces 2 espèces dans le cas particulier de cet organe. Les voies de signalisation sont-elles suffi samment conservées entre l’homme et le porc ? Pour tenter de répondre à cette question, considérons les divergences évolutives entre espèces. Le rat et la souris, malgré une apparence similaire, ont divergé au cours de l’évolution il y a 25 millions d’années. Pour l’homme et le porc, la divergence est encore plus ancienne, de plus de 90 millions d’années. Cette “distance évolutive” plus importante pourrait se traduire par une moins bonne conservation des voies de signalisation cellulaire et compromettre le succès du chimérisme entre ces 2 espèces, au moins pour certains organes. Somme toute, il est vraisemblable que la réponse dépende du type d’organe , et seule l’expérience permettra de répondre défi nitivement à la question.Une autre difficulté est qu’il existe 2 niveaux de pluripotence : un niveau dit “naïf” et un niveau dit “engagé” . Les CSP naïves sont capables de coloniser le blastocyste. C’est le niveau de pluripotence des CSE et des iPS de souris. En revanche, les CSP engagées sont incapables de coloniser le blastocyste. Ce niveau de pluripotence correspond à celui des iPS humaines, du singe rhésus, des autres primates et du porc. Ces 2 types de pluripotence sont distingués au niveau moléculaire par une dépendance diff érente aux facteurs de croissance et par des diff érences dans l’épigénome. Il ne s’agirait pas d’une diff érence d’espèce, mais d’une diff érence au niveau du fonctionnement moléculaire de la cellule. Étant donné que la production d’organes humains dans l’animal passe par la colonisation du blastocyste animal par des iPS humaines, il est primordial de pouvoir obtenir des iPS humaines naïves. Certains groupes revendiquent une telle prouesse, y compris la production d’iPS capables de coloniser l’embryon humain (12). Ces résultats doivent cependant être encore confi rmés par d’autres équipes, et un protocole reproductible doit être diff usé dans la communauté scientifi que.

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Un troisième obstacle est d’ordre immunitaire. Si les cellules humaines pouvaient être d’origine autologue, grâce à la production d’iPS à partir de cellules sanguines ou cutanées du patient lui-même, permettant de mettre de côté toute la problématique de l’utilisation d’un organe allogénique, le danger est que l’organe, certes majoritairement humain et autologue, comporte encore un certain nombre de cellules résiduelles de porc (cellules endothéliales, cellules sanguines et cellules nerveuses) et soit porteur de nombreux déterminants immunologiques véhiculés par le plasma porcin. Ces cellules porcines résiduelles et autres déterminants antigéniques pourraient être le point de départ d’un rejet aigu ou chronique de l’organe transplanté. Pour résoudre cette diffi culté, il sera nécessaire d’ôter une majorité de cellules sanguines porcines avant la greff e. Il est possible que les cellules endothéliales soient rapidement remplacées par des cellules endothéliales humaines. Alternativement, une étape supplémentaire serait d’invalider d’autres gènes chez l’animal, tel que le gène Flk1, indispensable au développement des vaisseaux et de l’hématopoïèse. Dans ce scénario, les vaisseaux et les globules sanguins seraient d’origine humaine. Une autre voie pour résoudre cette diffi-culté serait d’utiliser des porcs moins immunogènes, obtenus par invalidation de certains gènes, tels que Gala1, 3-Gal et Neu5Gc par exemple, dont on sait qu’ils codent pour des épitopes porcins très immunogènes. Il existe en eff et une longue pratique dans le domaine de la xénotransplantation de cellules porcines à l’homme. Étant donné que cette démarche thérapeutique a été

jusqu’ici limitée par l’immunogénicité des cellules por-cines, des stratégies visant à produire des porcs moins immunogènes sont développées depuis de nombreuses années. Ces connaissances seront utiles pour diminuer l’immunogénicité des organes humains produits dans des porcs. En tout état de cause, une immunosuppres-sion au moins transitoire sera requise.Enfi n, le dernier obstacle technique qui sera traité ici est la possibilité de transmettre à l’homme des agents infec-tieux jusqu’ici restreints à l’animal. Ce danger concerne en particulier les porcine endogenous retroviruses (PERV) qui sont présents dans le génome porcin et sont sus-ceptibles de se réactiver. Le risque serait qu’un PERV devienne infectieux pour l’être humain ou s’hybride avec un rétrovirus humain et engendre une nouvelle pandémie humaine. Cette question n’est en fait pas nou-velle. Elle se pose depuis que des xénotransplantations de cellules porcines ont été administrées à l’homme. La possibilité d’une pandémie qui serait la conséquence du passage à l’homme d’un virus porcin (en dehors du risque lié à l’alimentation à base de viande porcine) peut raisonnablement être contenue par un certain nombre de mesures simples qui ont été formulées dans la U.S. Public Health Service Guideline on Infectious Disease Issues in Xenotransplantation (14). En particulier, ces recomman-dations demandent à ce que la personne exposée à des cellules porcines s’abstienne de donner son sang et s’abstienne de relations sexuelles non protégées, soit surveillée sur le long terme sur le plan infectieux, et qu’une collection d’échantillons des cellules issues de l’animal porteur, voire du greff on, soit mise en place (15).

Figure. Production d’un pancréas humain dans un porc. Un embryon porcin au stade de blastocyste, dont le gène Pdx1 a été invalidé pour empêcher le développement normal du pancréas de l’animal, se voit injecter des cellules souches pluripotentes induites (iPS) humaines du patient auquel le pancréas est destiné. Ces iPS humaines s’agrègent à la masse cellulaire interne de l’embryon et compensent le développement défectueux du pancréas animal : à la naissance, le pancréas du porc est d’origine humaine et pourra être prélevé pour une transplantation.

Masse cellulaireinterne

Pancréas humain

Cellules souches pluripotentes induites humaines

Blastocyste porcinPdx1 –/–

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Concernant le risque particulier des PERV, une stratégie prometteuse pourrait être l’inactivation des PERV par génie génétique (CRISP/Cas9) . Quoi qu’il en soit, un certain nombre de précautions devront être prises dès les premiers essais cliniques : sélection des animaux, schéma de l’essai clinique, information du patient sur les risques infectieux, etc.

Objections éthiques

Une première objection est celle de l’utilisation de l’animal dans le but de l’abattre pour préserver la santé humaine. Dans la mesure où l’animal est déjà élevé dans le but de nourrir l’humanité, cette objection peut diffi -cilement être retenue. Une autre objection serait que le mélange intime entre cellules humaines et animales est contre-nature. Or cette frontière a déjà été franchie depuis longtemps. Par exemple, il est courant d’implanter chez des patients présentant des altérations de leurs valves cardiaques des valves d’origine porcine. Il est également courant d’injecter des médicaments qui sont extraits de l’animal, tels que certaines insulines. À l’inverse, la recherche biomédicale implante depuis longtemps des cellules humaines, par exemple can-céreuses, dans la souris pour étudier l’évolution de la maladie humaine. Un autre exemple est représenté par les chimères qui ont été produites pour étudier l’hé-matopoïèse humaine par l’injection de sang humain à des agneaux in utero, produisant un système sanguin mélangé humain et ovin sur le long terme (16). Le prin-cipe d’injecter des cellules humaines dans un animal est donc déjà un fait accepté par la société sur le plan éthique. La plus grande objection est sans doute la possibilité de générer un chimérisme important dans des organes tels que le cerveau ou les gonades. Dans le cas du cerveau, le risque serait d’humaniser le cerveau du cochon si le pourcentage de neurones humains y dépassait un certain seuil. Il ne serait pas acceptable sur le plan éthique de voir la naissance d’un porc dont la conscience s’approcherait de celle de l’homme ! Pour éviter ce scénario du pire, assez peu probable au vu des expériences déjà réalisées entre le rat et la souris, il conviendra de défi nir un seuil maximal admissible de cellules neurales dans le cerveau de l’animal (1 % ?)

et de tout mettre en œuvre pour ne jamais le dépasser. Cela passera notamment par une étude approfondie du chimérisme observé sur le terrain après injection d’iPS humaines dans un blastocyste de porc, à diff érents stades de développement in utero. Pour les gonades, qui présenteraient le risque de la production de gamètes humains par l’animal, la castration précoce serait un moyen de prévention effi cace. Enfi n, un dernier danger serait que les animaux chimères obtenus présentent des caractéristiques physiques humaines, telles que des pieds, des mains, une partie ou la totalité du visage, des cordes vocales, etc. Cette éventualité constituerait une atteinte à la représentation de l’homme et serait inac-ceptable. Là aussi, pour prévenir cette occurrence peu probable, l’observation attentive des résultats obtenus en expérience réelle à des stades précoces du développe-ment sera nécessaire. Le cas échéant, il est envisageable de modifi er génétiquement la lignée iPS pour l’empêcher de produire du tissu cérébral des gamètes ou de la peau et pour l’obliger à produire des organes originaires de l’endoderme, tels que le pancréas ou le foie (17).

Conclusion

La perspective de voir produire dans l’animal, en l’occurrence le porc, des organes humains ne relève plus de la science-fi ction. C’est le prolongement d’une série d’expériences novatrices menées notamment au Japon. Un certain nombre d’obstacles doivent cependant encore être levés avant l’aboutissement pratique de cette technologie. En cas de succès, elle pourrait produire une quantité potentiellement illimitée d’organes pour la transplantation. Cette technologie est d’autant plus prometteuse qu’elle ouvre la porte à la fabrication d’organes autologues , voire, en réparant génétiquement la lignée iPS du patient utilisée, à l'obtention d'organes autologues dont on aura réparé un éventuel défaut génétique, comme par exemple la mucoviscidose. Finalement, l’obstacle ultime à l’application de cette haute technologie vient sans doute de son coût, qui sera particulièrement élevé dans le cadre d’une stratégie autologue, avec le risque de l’émergence d’une médecine à 2 vitesses, y compris dans notre pays. ■

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J. De Vos déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.

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R é f é r e n c e s b i b l i o g r a p h i q u e s (suite p. 150)

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