Les animaux aussi ont des droits

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Boris Cyrulnik. Ils souffrent comme nous. Comme nous aussi, ils jouissent du bien-être. Mieux que nous parfois, ils s’imposent par la ruse et l’intelligence. Comment continuer à les traiter comme des « choses » dont on se contenterait de condamner l’abus ? Mais faut-il pour autant leur accorder des droits, et si oui lesquels ? Et qui veillera à leur application ? Pour répondre à ces questions et à tant d’autres, Boris Cyrulnik l’éthologue, Élisabeth de Fontenay la philosophe, Peter Singer le bioéthicien croisent leurs regards et confrontent leurs savoirs sur la question animale. Trois sensibilités, trois parcours, trois formes d’engagement : la voie est tracée, au-delà des divergences et des contradictions, et en partie grâce à elles, pour que le législateur s’attelle à la rédaction du contrat qu’il nous faut maintenant passer sans délai avec nos frères en animalité, au nom de la dignité humaine.

Transcript of Les animaux aussi ont des droits

Desmêmesauteurs

OuvragesdeBorisCyrulnik

Sauve-toi,laviet’appelleOdileJacob,2012

Résilience.Connaissancesdebase

(dir.avecGérardJorland)OdileJacob,2012

Quandunenfantsedonne«lamort»

AttachementetsociétésOdileJacob,2011

Familleetrésilience

(dir.avecMichelDelage)OdileJacob,2010

MourirdedirelahonteOdileJacob,2010

Jemesouviens…OdileJacob,2010

Autobiographied’unépouvantail

OdileJacob,2008

Dechairetd’âmeOdileJacob,2006

Parlerd’amourauborddugouffre

OdileJacob,2004

LeMurmuredesfantômesOdileJacob,2003

LesVilainsPetitsCanards

OdileJacob,2001

UnmerveilleuxmalheurOdileJacob,1999

SileslionspouvaientparlerEssaissurlaconditionanimale

Gallimard,1998

L’EnsorcellementdumondeOdileJacob,1997

LesNourrituresaffectives

OdileJacob,1993

Mémoiredesingeetparoled’hommeHachette,1983

Ouvragesd’ÉlisabethdeFontenay

SansoffenserlegenrehumainRéflexionssurlacauseanimale

AlbinMichel,2008

Traduireleparlerdesbêtes(avecMarie-ClairePasquier)

L’Herne,2008

QuandunanimalteregardeGallimardJeunesse,2006

Unetoutautrehistoire

QuestionsàJean-FrançoisLyotardFayard,«Histoiredelapensée»,2006

LesMilleetUneFêtes

Pourquoitantdereligions?Bayard,2005

LeSilencedesbêtes

Laphilosophieàl’épreuvedel’animalitéFayard,1998

LaRaisonduplusfort

PréfaceàPlutarque,TroistraitéssurlesanimauxPOL,1992

Diderotoulematérialismeenchanté

Grasset,1979UGE,«BiblioEssais»,1986

LesFiguresjuivesdeMarx

Galilée,1973

OuvragesdePeterSinger

PracticalEthicsCambridgeUniversityPress,2011

TheLifeYouCanSave

HowtoDoYourParttoEndWorldPovertyRandomHouse,2010

AnimalLiberation

TheDefinitiveClassicoftheAnimalMovementHarper,2009

L’égalitéanimaleexpliquéeauxhumains(traduitdel’anglaisparDavidOlivier)

TahinParty,2007

Commentvivreaveclesanimaux?(traduitdel’anglaisparJacquelineSergent)LesEmpêcheursdepenserenrond,2004

Questionsd’éthiquepratique

(traduitdel’anglaisparM.Marcuzzi)Bayard,1997

LaLibérationanimale

(traduitdel’anglaisparLouiseRousselle)(relectureparDavidOlivier)

Grasset,1993

LeProjetGrandsSingesL’égalitéau-delàdel’humanité

(avecPaolaCavalieri)(traduitdel’anglaisparMarcRozenbaum)

OneVoice,1993

OuvragesdeKarineLouMatignon

LaPlusBelleHistoiredelanaissance(avecJacquesGélis,RenéFrydmanetHenriAtlan)

RobertLaffont,2013

Enfantetanimal,desliensenpartageLaMartinière,2012

Àl’écoutedumondesauvage

AlbinMichel,2012

ÉmotionsanimalesEPA/Chêne,2005

Etpourvivre,onfaitcomment?

Fayard,2005

L’Impassealimentaire?(avecNicolasHulotetleComitédeveille)

Fayard,2004

DeuxFrères(romanadaptédufilmdeJean-JacquesAnnaud)

Hachette-Jeunesse,2004

TigresEPA/Chêne,2004

LaFabuleuseAventuredeshommesetdesanimaux

(avecFrédéricFougeaetBorisCyrulnik)Chêne,2001

Sanslesanimaux,lemondeneseraitpashumain

préfacedeBorisCyrulnikprix«30millionsd’amis»

AlbinMichel,2000

LaPlusBelleHistoiredesanimaux(avecPascalPicq,Jean-PierreDigardetBorisCyrulnik)

Seuil,2000

L’Animal,objetd’expériencesEntrel’éthiqueetlasantépublique

AnneCarrière,1998

OuvragesdeDavidRosane

TheNatureofNewYorkCarriageHousePress,2007

TheRemarkableBirdsofPuntaCana

CarriageHousePress,2001

ISBN:978-2-02-110770-8

©ÉditionsduSeuil,mai2013

www.seuil.comCedocumentnumériqueaétéréaliséparNordCompo

Tabledesmatières

Couverture

Desmêmesauteurs

Copyright

Avant-Propos-RévolutionsanimalesparKarineLouMatignon

Lesanimauxlibérés-parPeterSinger

Défendrelesintérêtsdesanimaux

Élargirlasphèremorale

Uneégalitédevantlavie

Lasacro-saintehumanité

Unidéaldenon-violence

Lemieuxennemidubien

Desdroitspourlesgrandssinges

Entrelecœuretlaraison

Végétarismeéthique

Prisedeconscience

Lestatutmoraldesanimaux

Unmondeoùlesanimauxauraientdesdroits

Labanalitédumal

L’immoralitédesbonnesintentions

Commentvivreaveclesanimaux?

Évolutionmorale

Otagesducommerce

Àl’écoledelavie

Lesanimauxconsidérés-parÉlisabethdeFontenay

Lanaturedeshommes

Lasingularitéhumaine

Leslarmesd’Africa

Àl’épreuved’autressensorialités

Lavulnérabilitédesviesnues

Crisedel’humainouévolutionmorale?

Lestatutdesanimauxenquestion

Delarésistanceàaccorderdesdroitsauxbêtes

Lacauseanimale,uncombatpolitique

Lesvertusdel’éthique

Desmachinesquipleurent

L’animal-marchandise

Nousréconcilieraveclebonsens

Dudroitdesoumettreetdetuer

L’amouràmort

Unhumanismeàtransformer

Parentéanimale

Sacrificesurl’autelducommerce

Quiveutfairel’angetuelabête

Levisagedesanimaux

Conditionanimaleensouffrance

Lesanimauxrévélés-parBorisCyrulnik

Cequelesanimauxontànousdire

L’éthologiecommerévélateur

Quandtuerunanimaldeviendrauncrime

Desrêveurspourréveillerlasociété

D’autresmanièresd’explorerlemonde

Durôledel’éducation

Lasurditédesresponsables

Lebonheurdesesoumettre

Uneétapeversunesociétécivilisée

Animauxhumainsetpersonnesanimales

Desrituelsexpiatoires

Ladignitéintrinsèquedesbêtes

Lutterpourlesanimaux

Lalogiqueduprofit

Êtreunanimaldansunmondedefous

Conclusion-LeursdroitsetnosdevoirsparKarineLouMatignon

Bibliographiegénérale

Avant-Propos

RévolutionsanimalesparKarineLouMatignon

Lesanimauxontchangé,ilsnesontpluscesautomatesd’autrefois.Leurplacedansnosviesaprisunetoutautreimportance,etlesoucidelaconditionanimale,bienqu’ilsoitprésentdanslapenséeetlesdébatsdeshommesdepuisdesmillénaires,s’imposedésormaisavecunenouvellevigueur.L’immensitédenosexactionsàleurencontren’yestpasétrangère,l’évolutiondenotreconsciencemoralenonplus.Ainsiseposeavecdeplusenplusd’acuitélaquestiondenosobligationséthiquesàleurégard,deleursdroits.Silesanimauxnesontplusdesoutils,quedevientnotrelégitimitéàlesexploiter?

Cechangementdestatuts’estopéréprogressivement.Uneévolutionquin’apusefaire jourqu’aucroisement de plusieurs révolutions – d’ordres scientifique, philosophique et moral. Depuis lapublication desOrigines de l’espèce de Charles Darwin, en 1859, nous avons fini par admettre uneparentéévolutivecommuneaveceux.Pourautant,misendemeureparlascienced’éclairerd’abordcequenousvoulionssavoirsurnous,lesanimauxentantquetelsontétéignorés.Puisestvenuletempsoùdeschercheursaudacieux,portésparcetteintuitionfollequelesbêtesavaientautrechoseànousdire,ontdécidéde lesobserverdifféremment, libérés–oupresque–denosfantasmesetdesconditionnementsdans lesquels nous les avions enfermés. Comme le souligne l’éthologue et philosophe belgeVincianeDespret, l’intelligence des animaux n’a été constatée, à la lumière de l’éthologie, que parce que nousavonsbienvouluposerdesquestionsadéquates.Cesquestionnementssesophistiquantaveclesannées,lesanimauxnoussontalorsapparusdeplusenplusétonnants:ilssont,enquelquesorte,devenusenfineux-mêmes.C’estainsiquenousavonsdécouvertqu’ilssontdouésdecomportementscomplexes,d’uneconscience,etd’unecapacitéàsouffrir,tantdequalitésjusqu’alorsinexplorées.Àquoicelanousoblige-t-ildésormais?

Hier,ilétaitmalvudeleurdevineruneconscienceetdesémotions.Àl’intelligenceanimaleilétaitpréféréletermede«cognition»,etl’idéemêmequelajusticeetlasolidaritépuissentexisterchezeuxsemblait improbable.Aujourd’hui, leschercheursn’hésitentplusàproposerunevéritableréflexionsurl’altérité, l’individualité et la personne animale.Les espèces jugées« stupides»ou classéesdans lescatégoriesdes«consommables»,des«machines»etdes«nuisibles»serévèlentfinalementcapablesde fabriquerdesoutils,de fairepreuved’humour,dedissimulation,de folie,decolère,d’amitiéetdesensmoral.Dequoiméditercettesijusteréflexionformuléeparl’éthologueBorisCyrulnikilyatrente

ans déjà : « Le jour où l’on comprendra qu’une pensée sans langage existe chez les animaux, nousmourronsdehontedelesavoirenfermésdansdeszoosetdelesavoirhumiliésparnosrires.»

Il y a longtemps que la relation entre l’homme et l’animal – multiple, ancienne, sans cesserecommencée–m’interroge,etcetteréflexiondeBorisCyrulnikestsouventvenuemehanteraucoursdemesenquêtessurlaconditionanimale.Etpourpeuqu’onlacroiseaveccelledeLéonarddeVinci,«lejour viendra où les personnes comme moi regarderont le meurtre des animaux comme ils regardentaujourd’hui le meurtre des êtres humains », il me semble qu’elle n’a jamais été d’une aussi grandeactualité. Le temps n’est-il pas venu effectivement d’envisager d’instituer d’autres rapports avec lesbêtes?Pourquoi,parexemple,continuons-nousde jugeracceptablede fairesubirauxanimauxcequenousn’oserions jamais infligeràaucunêtrehumain?Pourquelleraison lapenséeoccidentaleest-ellerestée aussi imperméable à certaines traditions de pensée plus favorables aux animaux ?Allons-nousenseignerencorelongtempsdansleslycéeset lesuniversitéscesineptiesidéologiquesquiconsistentàrépéterquelesanimauxdénuésderaisonetdelangagen’existentquepourservirlafièrehumanité?Lerespect envers les bêtes implique-t-il l’égalité entre elles et nous dans une société qui, aujourd’hui,revendique des droits pour tout ? Après leur avoir reconnu nombre de caractéristiques qui aurontconstitué le fameux propre de l’homme, ne devons-nous pas désormais leur accorder des droitsfondamentaux?Maispeut-onetdoit-onattribuerdetelsdroitsàdesanimaux,alorsquepartoutceuxdeshumainssontsipeurespectés?

Pour répondre à cesquestions, j’ai eu enviede faire appel à trois interlocuteursd’exception : lebioéthicien et philosophe Peter Singer, fondateur duMouvement de libération animale, la philosopheÉlisabeth de Fontenay, l’une des rares à avoir ouvert cette discipline à la question de l’animal1, etl’éthologueBorisCyrulnik,quiaintroduit l’éthologieenFrance2.Pionniers,marginaux,provocateursàl’occasion,parfoisattaquéspourleursprisesdeposition,l’unetl’autreontétéd’unegrandeinfluenceetsont désormais des références indiscutables. Ils ont aussi été les témoins de plusieurs époques etrévolutions, ils ont contribué à faire évoluer les attitudes et les idées. De la revendication del’utilitarismeetdel’éthiqueanimaleàl’anglo-saxonneàlapriseencomptedesacquisdel’éthologie,del’empathie à la déconstruction de la « pensée continentale », la vision de chacun croise ici desconvictions intimes, personnelles, parfois opposées,maismarque aussi des points de convergencequiconduisent vers unmêmeconstat : l’heure est venued’écrire unnouveau chapitre de l’histoire denosrelations avec les bêtes. Pour m’accompagner dans cette aventure, j’ai demandé à David Rosane,ornithologue et enseignant en écologie, d’associer à mes questionnements son regard de naturalisteaméricain.

AvecPeterSinger,nousnousdemanderonsenquoilavied’unanimaladelavaleur,pourquoitouteconsidérationmoralea tendanceà s’effacer lorsque lesvictimes sontdesanimaux,depuisquand leurssouffrances nous interpellent, si le fait de porter intérêt auxbêtesmarqueune dérive, unemutation denotrecivilisationoubiens’inscritdanslacontinuitédesgrandsmouvementsdelibérationdesopprimés.L’égalitédeconsidérationqu’ilrevendiqueappelle-t-elleuneidentitédetraitemententreleshommesetles animaux ? L’éthicien nous rappellera l’impact qu’ont eu lesmouvements de protection animale etreviendra sur leur évolution, en quoi consiste l’éthique animale, il rappellera pourquoi l’OMC(Organisationmondiale du commerce) fait obstacle auprogrès de la protection légale des animaux, etenfinversquellesperspectivesnousconduitl’ensembledecesquestionnements.

AvecÉlisabethdeFontenay,nous retracerons lagénéalogiedesgrandscourantsdepenséequi sepréoccupent aujourd’hui du statut à accorder aux animaux. Alors que l’animal s’impose aujourd’huicomme une figure de la victime, la philosophe nous explique combien, depuis l’Antiquité jusqu’auxtenantsdespremiersmouvementsdedéfenseanimale,longueaétélalistedeceuxquiontencouragéla

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sociétéàprêterattentionauxanimauxaunomdelajustice.Ellenousexpliqueaussipourquoilanégationdurespectdûàlavieanimalepeutnousconduireàoffenser l’humanitéetcombien ilesturgentque lapenséephilosophiqueoccidentaleenfinisseaveccepropredel’hommeaunomduquelsontcommistantdecrimes.Peut-on,d’ailleurs,parlerde«crimescontrel’animalité3»?Neplusséparerl’hommedelanatureetdesanimaux,concilierjusticesocialeetrespectdesbêtes,cedéfisociétaln’appelle-t-ilpaslaredéfinitiond’unnouveaucontratmoralavecelles?

Boris Cyrulnik nous révélera les raisons pour lesquelles nous prêtons plus facilement uneconscienceauxanimauxquinoussontprochesauxdépensdeceuxquenousmangeonsouchassons;surquoireposentlescontradictionsculturellesquiconditionnentnosrapportsaveclesbêtes,pourquoinotremorale s’ajuste et ne cesse d’évoluer à mesure que la science et l’empathie progressent, que sedéveloppelesentimentd’unenaturefragiliséeenpartage.Ilrappellecommentl’éthologiearévolutionnénotreregardsurlesanimauxennousrendantaccessiblesleursuniversmentaux,aupointderemettreenquestionnosresponsabilitésàleurégard,etànousinciteràconstruireunesociétépluscivilisée.

AvecJacquesCosnieretHubertMontagner.AvecFlorenceBurgat,FrançoiseArmengaud,GeorgesChapouthieretJoëlleProust.ProposéparFlorenceBurgatdansAnimal,monprochain,Paris,OdileJacob,1997,etreprisparFrançoiseArmengauddansRéflexionssurlaconditionfaiteauxanimaux,Paris,Kimé,2011.

Lesanimauxlibérés

parPeterSinger

Noussommesaudébutdesannées1970.Alorsqu’il est étudiantà l’universitéd’Oxford,PeterSinger découvre l’éthique animale, en d’autres termes, l’étude de la responsabilité morale deshumainsenverslesanimaux.L’élevageindustrielsuscitealorsdefortescontestationsenAngleterre.En réaction, ungroupede chercheurs et d’étudiants végétariens, et pionniers de la lutte contre lesdérivesdel’élevage,«Legrouped’Oxford1»,définitlesgrandsprincipesdel’éthiqueanimale.Danslafoulée,deuxd’entreeuxpublientunrecueild’essaisquipassealorsinaperçu:Animals,MenandMorals2.PeterSingeren faitunesynthèsedansunarticlequ’il intitule«AnimalLiberation»,puisdansunlivreportantlemêmetitre.Noussommesen1975,Singera29ansetvientd’installerledébatsurlaplacepublique.Unmouvementestné.

Son ouvrage va, en effet, marquer la philosophie et la réflexion éthique sur la scèneinternationale. Il aura une influence considérable. Peter Singer y bouscule le confort des idéesinspiréesparlathéologie:non,lesanimauxnesontpasàladispositiondeshommesetlaviehumainen’est pas sacrée. Non, nous ne pouvons pas justifier moralement toutes les souffrances que nousfaisons subir aux animaux par nos choix et nos pratiques de consommation. Contrairement à denombreuxmilitants issusdesmouvementsdedéfensedesanimaux,Singerprendde ladistanceavecl’émotionquesuscitespontanémentlasouffranceanimaleetrevendiqueuneapprocherationnelleetunepositionmorale.IlseréfèrealorsàlathéoriemoraleutilitaristefondéeauXVIIIesiècleparJeremyBentham (1748-1832) et la prolonge en la revisitant. De son point de vue, l’être humain a pourobligationmoraled’étendrelacommunautééthiqueàtouslesanimauxsusceptiblesdesouffrir.Qu’unlapinsoitmoinsintelligentetrationnelqu’unhommen’empêchepasqu’ilpuissesouffrir.Pourautant,seuls les êtres susceptiblesd’avoirdesprojetsd’avenirontunplusgrand intérêtàpoursuivre leurexistence que les autres. Singer défend ainsi l’idée que tous les animaux sont égaux devant lasouffrance, mais pas devant la valeur de la vie – ce qui, du reste, lui sera reproché. Sa référenceutilitaristeleconduitàrejetertouteidéed’appartenanceàuneespèce.C’estainsiquesoncombatvaporteraussicontrele«spécisme»(lahiérarchiedesespèces),assimiléauracismeouausexisme.Ducoup,quandcertainsapplaudissentlaradicalitéetlaféconditédesapensée,d’autresensoulignentles limites (qui seraient celles de l’utilitarisme) et ses contradictions. D’aucuns iront jusqu’à leconsidérercommel’incarnationdumalabsoluenluiprêtantdesidéeseugénistes.

Peter Singer, lui, se revendique comme unmilitant du droit animal, un défenseur de la causeanimaled’unpointdevuepolitique.Pourautant,ilnerevendiquepasdedroitspourlesanimaux.Ilestcependantàl’origine,aveclaphilosopheitaliennePaolaCavalieri,du«ProjetGrandsSinges»,néen1993,etdontlebutestd’étendreauxgrandssingesnonpaslatotalitédesdroitshumains,maisseulement troisd’entre eux jusque-là réservésauxhommes, en l’occurrence : ledroità la vie, à laprotectionindividuelleetaurespectdel’intégritéphysique(interdictiondelatorture).L’idéeétantdefairedesgrandssingesdessujetsdedroits–etnonplusdesobjetsàladispositiondeshommes–pourensuiteétendre lemêmeprincipeauxautresanimaux.Citant ledécouvreurde lasélectionnaturelleCharlesDarwin,l’éthicienrappellevolontiersque,«àmesurequel’hommeavanceencivilisation,laplus simple raison devrait aviser chaque individu qu’il doit étendre ses instincts sociaux et sa

sympathie à tous les membres de la même communauté, même s’ils lui sont personnellementinconnus».

Néen1946,lephilosopheaustraliend’origineanglaisesepartageaujourd’huientreMelbourneet l’universitédePrinceton,où il enseigne labioéthique. Il estégalementprofesseurauCentredesvaleurshumainesdanscettemêmeuniversité.Iltravailleenéthiqueappliquéeets’intéresseautantàl’éthiqueanimalequ’auxquestionsportantsurl’euthanasieetl’avortement,lareproductioninvitro,lamondialisationetl’obligationdesrichesenverslespauvresdumonde.

Défendrelesintérêtsdesanimaux

Vousêtesàl’origineduMouvementdelibérationanimale,quiaaujourd’hui40ans.Quelaétéledéclencheur?

Danslesannées1970,j’étaisétudiantenthèseenphilosophieàOxford,intéresséparl’éthiquemaissansavoirjamaisréellementpenséàlamettreenrelationavecl’animal.Unjour,enclasse, j’aifait laconnaissancedeRichardKeshen,unétudiantcanadien,avecquiladiscussions’estengagéed’embléesurdes questions de libre arbitre et de responsabilité. Alors que nous décidions de poursuivre laconversationaurestaurantde l’université, ilm’avouaêtrevégétarienenréactionautraitementsubiparlesanimaux.Àl’époque,j’avaisàl’occasionrencontrédesvégétariensquipensaientqu’ilsnedevaientrientuerparrévérencepourlavie,maiscepointdevuenem’avaitjamaisvraimentconvaincuparceque,entantqu’utilitariste,déjà,jen’étaispasconvaincuquetouslesanimauxpossédaientundroitabsoluàlavie.L’approche expriméeparRichard était différente, il invoquait lamaltraitance et la souffrancedesanimauxdansl’élevage,etcettepositionm’intriguait.

Invité à rejoindre une bande d’amis sur le campus, nous avons commencé à engager de longuesdiscussionssurlesujet.Plusjeréfléchissaisauproblèmedelamaltraitance,plusjemerendaiscomptequejedevaisl’intégreràmonéthiqueutilitariste.Unequestionfondamentales’estalorsimposéeàmoi:pourquoileshumainsnedevraient-ilspastenircomptedesintérêtsdesanimaux?

Votreenquêtephilosophiquesurlesujetacommencéàpartirdecettequestion-là?

J’aiprésuméqu’ildevaityavoiruntasdebonnesraisonsavancéesparlesgrandsphilosophespournepasinclurelesanimauxdanslasphèredesêtresenversquinousavonsuneobligationmorale.Maisjen’ai rien trouvé. Quelques utilitaristes s’étaient, certes, prononcés en faveur des animaux.Mais qu’ils’agisse d’Aristote, d’EmmanuelKant (1724-1804)ou de philosophes contemporains, tous évitaient lesujetoulerejetaient,commesicetteaffairenedevaitpasêtrepriseausérieux,àpartirdecettevieilleidéequelesanimauxnesontpasconscientsd’eux-mêmesetqu’ilssontdes«moyensquijustifientdesfins ». Il m’est pourtant apparu évident qu’il n’existait aucune justification pour traiter les animauxcommenouslefaisions,c’est-à-diresansrespecterleursintérêts.J’aieualorslesentimentquej’auraisaussi bien pu me trouver dans le sud des États-Unis au début du XVIIIe siècle, entouré de gens quipensaientquel’esclavageétaitjustifié,et,defait,n’éprouvaientpaslebesoindeluttercontreunetelleformedecruauté.Celaexpliquaitpeut-êtrepourquoinousnecherchionspasàatténuerleurssouffrances

induitespar l’agricultureet la rechercheexpérimentale.Etpourquoi lesgensneprenaientpas l’affairedesdroitsdesanimauxausérieux.Leconstatétaitpourtantlà:noustraitionstrèsmallesanimaux,etiln’y avait aucune justification morale à cela. J’ai alors décidé d’avancer mes propres hypothèsesphilosophiques sur le sujet, de systématiser ma propre éthique animale. C’est ainsi que naquit leMouvementdelibérationanimale.

Qu’est-cequiapermisàcemouvementdesediffuser?

L’avènement et le développement dumouvement ont été favorisés par lamontée fulgurante d’unepensée radicale chez les jeunes à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Les étudiantsétaientencoresouslecoupdelaguerreauVietnam,et,danslemêmetemps,sedéveloppaitunactivismefortautourdesmouvementsdelibérationdesNoirs,desfemmesetdeshomosexuels.C’estceclimatderéceptivitéauxidéesnouvellesquiafaitquelemouvementapuexister.

Admettez-vousquecertainssesententoffensésquel’onpuissefaireunlienentreleMouvementdelibérationanimaleetlesdiversmouvementsdelibérationhumaine?

Cen’estpasquelquechosequej’ail’habituded’entendre.Lelivreaétépubliévoilàquaranteansmaintenant, et depuis, je n’ai jamais rencontré une seule femme, par exemple, qui m’ait approché endisant :« Je suisoffenséequevousayezcomparé lemouvementde libérationdes femmesàceluidesanimaux.»Aucontraire.Beaucoupdeféministessoutiennentcepointdevue.Enrevanche,monidéequeladignitéhumaineneseraitpasspécifiquenitotalementinviolableasuscitéquelquesréactionsnégativesenAllemagne.Maiscelaestparfaitementcompréhensiblevu l’histoiredecepays.Qued’aucunsaientmalréagiàl’idéeque«violationdesdroitsdel’homme»et«violationdudroitanimal»figurentdanslemêmeparagraphenemesurprendpas.MaismêmeenAllemagne,laplupartdesgenscomprennentoùjeveuxenvenir,qu’ils’agitlàdedilemmesphilosophiquesdélicatsquiontbesoind’êtreexplorés,quelaprotection des humains contre les atrocités ne constitue pas en soi une raison suffisante pour ignorercellesdontsontvictimeslesanimaux.Encoreunefois,jenedispasquelegénocidedesjuifsconstitueuneatrocitémoraleidentiqueàcequenousfaisonssubirauxanimauxdanslesélevagesindustriels.Non,cesontdesproblèmesdifférents.Jemecontented’avancerque,dans lesdeuxcas, legroupedominanttentedemaquillersesactesafindelesrendreplusacceptables,enarticulantpréjudicesetprésupposésàl’encontredeceuxetdecellesqu’ontueouqu’onprivededroits.

Quedoit-oncomprendrepar«libérationanimale»?

Par«libération»jen’entendspas,biensûr,qu’ilfailleouvrirtouteslesportesdesfermes,deszoosetdeslaboratoires,etlibérerlesanimauxquis’ytrouvent.Ceseraitévidemmentundésastretantpourlesanimauxquepour lesécosystèmeset lapopulation.Enréalité, j’utilise lemot«libération»pournousinciter à nous libérer de nos préjugés à l’égard des animaux, de notre immoralité aussi – et del’oppressionquiendécoule.

Élargirlasphèremorale

Enquoilalibérationanimaleest-elledifférentedeladéfenseanimale?

La libération animale est un concept plus radical. Lorsque j’ai commencé à me pencher sur laquestionaudébutdesannées1970,lemouvementpourlebien-êtreanimal,ausensdelaprotectionouduwelfare(bien-être),seconcentraitsurcequ’onpourraitappelerlacruauté«gratuite».Sivousvoyezunhomme battre son chien, vous l’arrêtez. Mais on ne remettait pas encore profondément en questioncertainespratiquesqui,disait-onàl’époque,«servaientnosintérêts».Détenirdespoulesencagepourpondredesœufsparcequec’estéconomiqueétaitconsidérécommelégitime.NilaRoyalSocietyforthePreventionofCruelty toAnimals (GB),ni laHumaneSocietyof theUnitedStates (US),ni laHumaneSociety (US)ne s’attaquaient encore à l’élevage industriel intensif, aux laboratoiresd’expérimentationanimale.Tousavaientencore l’idéequenouspouvionsutiliser lesanimauxsicelaservaitnos intérêts,quand bien même la souffrance animale serait le prix à payer pour fabriquer une alimentation moinscoûteuse. Seule la cruauté délibérée, individuelle, sadique, gratuite était alors attaquée ; telle était lajustificationdecequ’onnommaità l’époquemouvementsdeprotection–oudewelfare – animale.Lalibération animale présente donc une rupture dans la tradition dans la mesure où elle questionnedirectement l’autorisation qu’on s’octroie d’user de la vie d’autres êtres vivants pour satisfaire nosbesoinspropresd’unefaçonquiinfligedouleuretsouffrance,d’ailleursleplussouventpournousassurerdeproduitsnonvitauxànosintérêts.

Quelregardportez-voussurl’évolutiondumouvement?

Le mouvement est passé par différentes phases. Au début, il se caractérisait par une forteradicalisationetétaitplutôtidéaliste.Nousavonsmobilisélesmoyensquiétaientànotredispositionàl’époque, les grandes manifestations, les occupations de site, la désobéissance civile, des tournagesvidéoauseindesabattoirsoudeslaboratoires.C’estainsiquelemouvementafaitprendreconsciencedelamaltraitanceanimaleàunegrandepartiedelapopulation.Uncertainprogrèsacommencéàsefaireressentir.

Avecdesrésultatsconcrets?

Oui. Par exemple aux États-Unis dans le domaine des cosmétiques. C’est ainsi que de grandessociétéscommeRevlonouAvonontcommencéàinjecterdessommesimportantesdanslarecherchepourdévelopperdesméthodesalternativesauxtestseffectuéssurlesanimaux.Parailleurs,deplusenplusdegens sont devenus végétariens ou végétaliens, se sont opposés aux fermes-usines, ont soutenu lapromotiondesœufsdepoulesélevéesenpleinair…Puis,lemouvementacommencéàsefaireattaquerpoursaviolence,sesformesd’engagementmilitant,d’unefaçondisproportionnéeparrapportauxfaits.Lesincidentsétaientinsignifiants,rapportésàlatailledumouvement,etdeloinbeaucoupplusraresquelesviolencesperpétréesparlemouvementanti-avortement,maiscescritiquesontvraimentfreinél’élaninitialdemanièresignificative.Deplusenplusdegenss’ensontpubliquementdissociés.C’estalorsqueleMouvementdelibérationanimaleadécidédeseprofessionnaliser,demieuxs’organiser,decréerdes

organisations non gouvernementales, de faire pression par le biais du lobbying, en soutenant desassociations commeCompassion inWorldFarming auRoyaume-Uni, laHumaneSocietyof theUnitedStates, People for the Ethical Treatment of Animals ou la Farm Sanctuary aux États-Unis. Ensuite enEurope,nombred’organisationsnationalesontcommencéàtravaillerensembleàtraversl’EurogroupforAnimalWelfare.Bref,onpeutdirequelesgenssesontmisenmode«réaliste».

C’est-à-dire?

Ils avaient espéré enunevéritable révolutionpourmettre fin à la cruauté envers les animaux. Ilss’attendaient à voir les populations se révolter contre leur instrumentalisation dans les laboratoires etcessermassivementdemangerdelaviandepourfaires’effondrerl’élevageindustriel.Maisilsontfiniun jourparcomprendrequecelanesepasseraitpasainsi,qu’il fallaitplutôtenvisagerunchangementprogressifpar l’éducation, lasensibilisationet le lobbyingpolitique.Noussommes toujoursdanscettephaseetallonscontinueràtravaillerdanscettevoie.Certainesorganisationsnecessentd’augmenterennombred’adhérentsetenpuissance,ellesaffinentleursstratégies,et,plusimportantencore,deplusenplus de gens adoptent un régime végétarien et végétalien, ce qui donne un soutien considérable aumouvement.Jepensequ’ilfauttravaillersurplusieursfronts,quelelobbyingpolitiqueesttrèsimportantettrèsefficace;c’estcetypedetravailquiapermisparexempled’obtenirdansl’Unioneuropéenneunchangement dans la standardisation des batteries de cages afin de ménager plus de place aux poulespondeuses et sedébarrasserdes stalles individuellesoù l’on installe les truies enceintes et lesveaux.Danslemêmetemps,ilnousfautcontinueràpromouvoirlevégétarismeetlevégétalismeafind’entamerla puissance de l’industrie de la viande et montrer aux gens qu’il existe des alternatives saines etgoûteusesàlaviandeetauxautresproduitsd’origineanimale,façonradicaled’enfiniraveclacruautéréservéeauxanimauxdansl’élevageintensif.

En ouvrant la sphèremorale aux animaux, votre livre La Libération animale a-t-il aidé, selonvous,àredonnerunsoufflesocratiqueetseslettresdenoblesseàlaphilosophieanglophone?

Oui,jelecrois.Celivrearedonnéuneimportanceetunepertinenceàlaphilosophie.SepromenantdansAthènes,Socrate accostait les gens et lesmettait audéfi d’expliquer quels actes étaient justes etbons.Pourlui, laphilosophieavaitpourenjeulamanièredontnousvivons,etsi l’onencroit lafaçondontsaparoleaétéretranscriteparPlaton,àsesyeux,laplusimportantequestionquenousayonsànousposerest celle-ci :«Commentdevons-nousvivre?»Or, laphilosophieanglophonedesannées1950avait complètement oublié ce questionnement fondamental : la discipline s’était perdue dans l’analyselinguistique,c’est-à-diredanslesensdesmots,etelleavaitfermélaportesurl’éthique.

Àlafindesannées1960,quelques-unsdesphilosophesanglaissesontinspirésdesexistentialistesfrançais pour lui donner un nouvel élan. Et aujourd’hui, j’ai l’impression que la situation s’estcomplètement inversée,quec’est au tourde laphilosophieanglophonedemontrer lavoieetdeposeraujourd’huilaquestiondu«Commentdevons-nousvivre?»,enl’occurrenceaveclesanimaux,dansunlangageaccessibleauxcitoyensquis’efforcentderéfléchiràcesquestionsessentielles.Etçamarche!Cemouvementphilosophiqueestefficace,ilinfluencelesgens.LeMouvementdelibérationanimaleenfaitpartie.Parcontraste, j’ai l’impressionque lesphilosophes français,àde raresexceptionsprès, se

retranchent derrière des discours abscons, qui paraissent très profondsmais n’ont absolument aucuneimplicationdansnosviesetlamanièredontilconvientdelesmener.

Uneégalitédevantlavie

Enquoiconsistel’utilitarisme?

Danssaformulationclassique,l’utilitarismeditquelesconséquenceslesplusélevéesdenosactessontcellesquiapportentplaisiretbonheur,etquenousdevonschercheràlesoptimiseretàminimiserleurs contraires, c’est-à-dire douleur et souffrance. Lorsqu’on a affaire à un choix, c’est l’action quiproduitleplusgrandsurplusnetdebonheuretdeplaisiretlemoinsdesouffranceetdemisèrequenousdevons choisir.Quelqueshistoriens font remonter l’originede cettedoctrine àHelvétius (1715-1771),philosophe et poète français. Alors que la France est finalement restée indifférente au concept,l’utilitarisme s’est en revanche déployé en Angleterre, à travers notamment le travail du réformateurJeremy Bentham et du philosophe et économiste John Stuart Mill (1806-1873). Cet engagementphilosophique,sil’onveut,aconduitàl’extensiondudroitdevote,àlaréductiondelacruautéenmilieucarcéral,auxdroitsdesfemmes,àl’abolitiondel’esclavage.Touscesmouvementsontétéimpulsésparlesutilitaristes.Unetraditionutilitaristetrèsfortes’estégalementdéveloppéeenSuède.Lemouvementaainsi fourni des bases solides à la libération animale dans la mesure où, aux yeux des principauxphilosophesutilitaristesdepuisBentham,lesanimauxdoiventêtreinclusdansnotrechampd’optimisationetqueleursouffrancecompte.

Enoppositionaveccettetradition,danslespaysducontinentoùlaphilosophieestdominéepardesfigurescommecelledeKant,lesanimauxnesontpasdesfinsensoi,maisplutôtdesmoyensquijustifientdesfins,danslamesureoùilsneseraientniconscientsniautonomes…

C’est juste.Et l’une desmeilleures éthiciennes kantienne,ChristineKorsgaard, deHarvard, elle-mêmevégétarienne,reconnaîtquec’estuneerreur.Jepartagebiensûrsonavis,Kantn’auraitpasdûseprononcerainsisurlesanimaux.Iln’empêche,latraditionkantiennedebasesembleperdurerencoreàcejourenEuropecontinentale,lesanimauxnecomptentpas,oncontinuedemettrel’emphasesurladignitéhumaine,surlaspécificitéhumaine,surlerespectpourleshumainset,bienévidemment,l’accentsurladifférenceentrel’Hommeetlerestedumondevivant.Etcelanousramèneàunautrefacteurhistoriquequipeutnousaideràcomprendrepourquoilemouvementaeuautantdemalàs’installerdanscertainspays d’Europe : l’influence de l’Église catholique. Le philosophe et écrivain français Pierre Bayle(1647-1706),undiscipledeDescartes,estassezcandideàcepropos.Dansundesesécrits,ilsuggèreque l’une des raisons pour lesquelles René Descartes avançait que les animaux ne ressentent pas ladouleurestquecelapermettaitderésoudreleproblèmethéologiquetraditionneldel’existenceduMal.C’était un problème immense pour les philosophes catholiques de l’époque. Si Dieu est bon etomnipotent,alorspourquoilaisse-t-ilainsilesanimauxsouffrir?

Leshumains,eux,souffrentenvertudupéchéorigineld’AdametÈve;ilsdisposentdulibrearbitreetsontdonccapablesdepécheràleurtour.Maislesanimaux?Commentexpliquerleurssouffrancess’ils

nedescendentpasd’Adam?Descartesatrouvéunejoliesolutionexpéditiveàcecasse-tête:lesanimauxnesouffrentpas!Celapeutressembleràdelasouffrance,maiscen’enestpas,puisqu’ilsnesontpasdesêtresconscients!Justedel’horlogerietrèsélaborée…

Unesolutionbienutilepourl’Églisecatholique?

C’est ce que semble insinuer PierreBayle. Je ne dis pas que c’est la seule raison pour laquelleDescartes l’aurait affirmé, mais Bayle en tout cas est très lucide quant aux conséquences de laphilosophiedeDescartesdupointdevue théologique. Ilécritmêmeque lamiséricordedeDieu,ainsiprotégée, devait peser bien plus lourd dans la balance que l’invraisemblance (pour autant qu’elle fûtperçue)delapropositiondeDescartes.Quoiqu’ilensoit,d’unemanièreoud’uneautre,lescatholiquesétaient désormais encouragés à minimiser la souffrance des animaux. Le théologien Thomas d’Aquin(1225-1274),parexemple,n’ajamaisdéfendul’idéequelesanimauxnesouffraientpas,ils’estcontentéd’affirmerqueleurssouffrancesn’importaientpas.Riendecequenousfaisonsauxouaveclesanimauxneconstitueraitdoncunpéché.L’Égliseadéfenducepointdevuejusqu’àpeu.

Je pense donc que ces influences historiques, théologiques et philosophiques ont joué un rôleimportant dans la relation homme/animal en Europe continentale et, par conséquent, ont ralentil’implantation du Mouvement de libération animale. Mais il faut également constater qu’il s’estfinalementinstallénonseulementdanslespaysprotestantscommelesPays-Basetlespaysscandinaves,maisaussienEspagneetenItalie.

L’utilitarismeest-illegaged’uneégalitédedroitsdevantlaviepourtouslesêtresquelsqu’ilssoient?

L’utilitariste, en règle générale, ne raisonne pas en fonction de droits absolus. Il nous arrive deparler de « droit légal », des droits que la loi devrait reconnaître,mais jamais en termes de « droitmoral»pourdéciderdenosactes.L’utilitaristediraquelemalassociéàlamiseàmortd’unanimalserafonctiondesconséquencesdel’acte,etnonpasdel’acteenlui-même.Bienévidemment,tuerunanimalmetuntermeàsavieetàsesperspectivesdebonheur,etpeutcausergriefetsouffranceàceuxquisontprochesdecetêtre,ouinduirelapeurchezd’autresd’êtretuésàleurtour…Ilyapléthoredefacteursdifférentsàprendreencompte,maisl’utilitarismenepostuleenaucuncasl’égalitéuniverselledevantledroitmoralàlaviepourtouslesêtresvivants.

Pour quelle raison le respect de l’animal n’est-il pas devenu un fondement éthique universelcommunàtouteslesreligions?

Lebutde toute religionestde regrouperunmaximumd’adhérentsautourdesescroyances.Si lesgrandes religionsdumondecommencentàenseigner le respectdesanimauxdemanièresérieuse,ellesdevront aussi exiger des gens qu’ils adoptent desmodes d’alimentation végétariens ou végétaliens, etleursreprésentantss’entendrontdire:«Maissijerejoinscettereligion,jevaisdevoirarrêterdemangerdelaviandeetjeneleveuxpas!»Jepensequec’estlaraisonfondamentalepourlaquellelerespectdel’animaln’estpascommunàtouteslesreligions.Touslesprophètesquionténoncéquelquesprincipesenfaveurdes animauxont vu leursmessages fondateursdilués avec le tempspar les institutionsvisant à

rendreplusaiséel’adhésionàlareligionenquestion.Peut-êtrecelamontre-t-iljustementàquelpointilestdifficiled’obtenird’unêtrehumainqu’ilcessedemangerdelaviandeoudefairesouffrirlesanimauxsurdesbasesreligieusesousentimentales.

Lasacro-saintehumanité

Est-il,selonvous,urgentd’enfiniraveccetteidéequelaviehumaineestsacrée?

Oui,carc’estprécisémentcetteidéedu«sacré»quiopposeradicalementl’hommeetl’animal.Ellesuggèrequetouteviehumaine,quellequ’ellesoit,possèdeunevaleurplusélevéequecelledesanimaux.Or, toute vie humaine inclut aussi ceux dont la condition génétique à la naissance est telle que leurcerveaunesedévelopperamêmepasaupointqu’ilspuissent reconnaître leurpropremère, tâchedontnombred’animauxsentantssavents’acquitter.Cen’estdoncqu’envertud’unflagrantspécismequel’onpeut affirmer que la vie de ces handicapés aurait plus de valeur « sacrée » que celle des animauxpossédantunplusgranddéveloppementmental.Surcepoint,jenesuispasd’accordavecÉlisabethdeFontenay…Sansvouloirm’étendre ici surcepoint, j’ajouteraisque l’unedes seulesoccasionsoù lesanimaux sont mieux traités que les humains intervient lorsque, clairement en phase terminale, ou trèsvieuxetsouffrants,nouspouvonslesconduirechezlevétérinaireetmettrefinàleurssouffrancesavechumanité.Tandisque,nouslesavonsbien,àcertainesexceptionsprès,aveclesPays-Bas,laBelgiqueetleLuxembourg,lorsqu’unêtrehumainsetrouveenphaseterminaleetsouffre,laloinenouspermetpasdemettreuntermeàcettesouffrance,mêmelorsquelepatientledemande.Or,ceuxquis’opposentàcequelesmédecinspuissentmettrefinàlavied’unêtrehumain,àlademandedespatients(oupeut-être,danslecasdesbébéssévèrementhandicapés,àcelledesparents),invoquentlavaleursacréedelaviehumaine.Aulieudequoionlaissesouffrirlesvieillespersonnesquisouhaiteraientmourir,etlesbébéssévèrementhandicapésaussi,etc’estainsiqu’ilsmettentplusde tempsàmourir–etdansd’horriblessouffrances.

ÉlisabethdeFontenayappelleànepasconcevoirl’hommecommeune«exception»maiscommeune«singularité».D’autrespensentqu’ilyauraitun«propredel’homme»quisemanifesteaussiàtravers sa responsabilité, en particulier envers les animaux qui sont à notre merci. Cetteresponsabiliténenousconfère-t-ellepasjustementunstatutd’exception?

L’humaniténeconstituepasunesingularitédanslamesureoùelleengloberaittouslesêtreshumains–ycomprisleshandicapésgravesouirréversibles,parexempleceuxquisouffrentd’anencéphalie,delamaladiedeTay-Sachsoud’affectionstrèsdouloureusescommel’Epidermolysisbullosa.Ilestvraiqu’ànotreconnaissance iln’existeaucuneautreespèceanimalecapablede raisonnercomme laplupartdeshommes, et, de fait, cela nous rend assez uniques.Mais il ne faut pas en déduire pour autant que leshommes seraient dotés d’une sorte de valeur sacrée, ou d’une dignité, dont seraient dépourvus lesanimaux, que nous aurions plus de responsabilités envers tous les êtres humains qu’à l’égard desanimaux.Ceraisonnementnetientpasdebout.Mêmesivouscroyezquelaplupartdesêtreshumainssontsupérieurs en faculté de raisonnement aux chimpanzés, éléphants, cétacés – que sais-je ? –, cette

conditionàelleseulenevousautorisepasàaffirmerquetousleshommes,quelsqu’ilssoient,etquellequesoitleurfacultéderaisonnement,doiventbénéficierd’unstatutmoralsupérieuràceluidesanimaux.

Quandestapparuel’éthiqueanimale?

Laréflexionsurl’éthiqueanimaleestenfaitassezancienne.OnrepèrelespremiersécritsenChineilyaplusdedeuxmilleans.Maisunepréoccupationpourlesanimauxestégalementprésentedanslestraditions indiennes, et très certainementdans les enseignementsbouddhistes,dont lepremierprécepteaffirme:«Ayezdelacompassionpourtouslesêtresvivants.»Dansl’Antiquité,certainspythagoriciensont,commePorphyre,écritsurlesanimauxdansuneperspectiveéthique.Plustard,Plutarque,àl’époqueromaine, écrit àproposde la justice et des animaux, et s’interroge sur lemalquenous infligeons auxanimaux.Etpuis toutàcoup,silence.Cesilences’étendrasurmillesixcentsansde l’èrechrétienne!Arrive Montaigne, qui remet en question l’arrogance de l’homme en tant qu’il se voit au centre del’univers,puisDavidHume(1711-1776),penseurdesLumièresécossaises,quiaffirmequenousdevons«unusagedoux»auxanimaux,etenfinJeremyBentham.

DansuneannotationàsonIntroductionàlamoraleetàlalégislation,Benthamestsansdoutelepremier à comparer la condition des animaux à celle des esclaves noirs. Son livre a été publié aulendemaindelaRévolutionfrançaise,en1789,etilfaitréférenceàuneloilibérantlesesclavesquivientalors d’être inscrite dans la nouvelle législation française. Et Bentham d’écrire que, si les Françaisviennentdeserendrecomptequelacouleurdelapeaud’unhommenejustifiepasqu’onl’assujettisseaux caprices d’un autre homme, alors le jour viendraoù l’on cessera depenser qu’il est pareillementjustifiabledemaltraiterlesanimaux,enraisondequelquesdifférencesanatomiques.

Plutarque et Porphyre ont peut-être raisonné de la sorte. La question de l’esclavage se posaitévidemment dans l’Antiquité, etAristote, bien qu’acceptant l’idée d’une continuité entre la nature, lesanimauxetleshumains,l’avaitjustifiéaunomdelafacultéderaisonner:lesesclavesraisonnentmoinsbienquenous,demêmequelesanimaux,ilsnoussontdoncinférieursetneméritentpasd’êtretraitésenégaux. Mais des penseurs comme Porphyre et Plutarque, qui étaient peut-être végétariens, posaientautrementleproblèmedel’éthique.Plutarquedisait,parexemple,quelefaitdemangerdelaviandeestpourbeaucoupdanslacruautédumonde.

QuandBenthamécritsonlivreàlafinduXVIIIesiècle,ilserapubliéaudébutduXIXe, ilexisteenAngleterre un petit cercle d’utilitaristes qui cherchent à améliorer la condition des animaux, parmilesquelsunhommepolitique,WilliamWilberforce(1759-1833),lequelavaitdéjàtravailléenfaveurdel’abolitiondel’esclavage.CertainsdeceshommesontfondélaSociétépourlaprotectiondesanimaux.IlfaudratoutdemêmeattendrelerègnedelareineVictoriapourquelasociétébénéficiedel’imprimaturroyal…L’originephilosophiquedelasociétéestdouble:elleestenpartieutilitariste,etenpartieissuedu mouvement de la compassion (« humane thinking ») favorable à l’abolition de l’esclavage.L’influence des Quakers se fait sentir aussi. Sans oublier celle, plus personnelle, du peintreWilliamHogarth (1697-1764), avec ses fameusesgravures,LesQuatreÉtapesde la cruauté, qui décrivent leparcoursd’unepersonnecommençantpartorturerlesanimauxetquifinitpartorturerdeshumains.Pourrésumer l’affaire, tout s’est donc passé comme si, avec la christianisation de l’Europe, un silenceassourdissantavaitentouré laquestionde l’éthiqueanimaleenOccident,alorsqu’enOrient,engrandepartiesousl’effetdelatraditionbouddhiste,prospéraitlaréflexionsurlesujet.

Où,plusparticulièrement?

En Inde. L’empereurAshoka, qui était végétarien, va, par exemple, prendre plusieurs décrets, au

IIIesiècleav.J.-C.,surletraitementidéalquidoitêtreréservéauxanimaux.Plustard,auJapon,pendantle règne des Tokugawa Shoguns, du XVIIIe au XIXe siècle, l’un d’eux, connu sous le nom du « DogShogun », tentera d’interdire la consommation des mammifères – mais pas celle du poisson, trèsimportantedanscepays.Iln’empêche:ilestintéressantdeconstater,dèscetteépoque,l’affirmationd’undésir de comportement éthique en faveur des animaux. En résumé, l’histoire de l’éthique animale estancienne, quoique éclatée dans le temps, et elle ne prend réellement racine en Occident qu’avec lesréformesutilitaristesenAngleterre,aveclacréationparexempleaudébutduXIXesiècled’unmouvementen faveur du bien-être animal, qui a été à l’origine de quelques réformes. Mais le mouvement n’avéritablementprissonessorquedansledernierquartduXXesiècle.

Àl’époquedespremièrespropositionsdeloisenfaveurdesanimaux?

Latoutepremièreloicibleralescombatsd’animauxdanslesrues,etelleestnéeenAngleterre.Cescombatsconsistaientessentiellementàopposerdeschiensàdesoursouàdestaureaux.Onsaitlaphrasecélèbredel’historienethommepolitiqueThomasMacaulay(1800-1859):«Lespuritainsontbannilebear-baiting,nonpasparcequecelainfligeaitdeladouleurauxanimaux,maisparcequeceladonnaittropdeplaisirauxspectateurs.»Jecroisqu’enréalitéils’agitlàd’uneboutade,etqu’ellenerendpasjusticeauxpenseurspuritainsquisepréoccupaientvéritablementdusortdesanimaux.

Lesopposantsàcesoi-disant«sport»étaientanimésd’unsentimentsincèrepourlesanimaux,maisquelques-uns des critiques, conscients que ces combats faisaient les délices des classes populaires,devaient sans doute apercevoir, au-delà de cette interdiction, la nécessité d’éduquer les classespopulairesetdetravailleràaméliorerleur«moralité».Lephénomènede«préjugédeclasses»n’étaitpasnégligeableàl’époque,ilexpliquaitquel’onportesouvent,danslabonnesociété,unregardcritiqueetpaternalisteenverslespratiquesdespauvresplutôtqu’enverssaproprepassion…pourlefoiegrasoulecoqauvin.RécemmentauxÉtats-Unis, lecélèbrefootballeurafro-américainMichaelVicks’est faitprendre alors qu’il organisait des combats de chiens. La réaction a été considérablemais, selonmoi,assezvicieuse.Beaucoupontaffirméqu’ilméritaitlapeinedemort,d’êtrependu.Ilafinalementfaitsontempsenprison,certainsgroupesdepressionontdemandéqu’ilyrestebeaucouppluslongtemps,maisilestsorti.Onaalorsvouluinterdiresonretouraufootball,bienqu’ilaittravailléàlasortiedeprisonauxcôtés de laHumane Society pourmener campagne contre les pratiques dont il s’était lui-même renducoupable, afin, disait-on, qu’il donne le bon exemple aux enfants noirs de son pays. Il ne s’agitévidemment pas pour moi d’exonérer la responsabilité de Vick dans cette affaire, mais je dois bienconstater que ces chiens souffrent sansdoutemoinsque les cochons en élevage intensif, qui agonisentdans leur cage, et dont le bacon et le jambon continuent sans doute d’être consommés allègrement etquotidiennementparlesdétracteursdeVicketceuxquiluttentcontrelescombatsdechiens…

Unidéaldenon-violence

Etpourenreveniràl’originedecespropositionsdeloisenfaveurdesanimaux,quellesontétélesréactions?

AuRoyaume-Uni,leshommespolitiquesdelaChambredescommunesontd’abordéclatéderireàl’idéequel’onpuissevoterdesloispourprotégerlesanimauxdelacruautéhumaine.Celaleurparaissaittotalement insensé. De sorte que la toute première loi a dû s’inscrire dans un contexte de propriétéprivée:désormais,ilseraitinterditdemaltraiterl’animaldequelqu’und’autre.Maisfortheureusement,enGrande-Bretagne,l’opinionpubliqueaévoluétrèsrapidement,etenl’espacedequelquesdécenniesseulement,dèsledébutduXIXesiècle, ilétaitdevenucommundepenserque lesanimauxpuissentêtreprotégéspoureux-mêmescontrelesformeslesplusgratuitesdelacruautéhumaine.

LorsqueDarwinpublie,en1859,sonOriginedesespèces,larévélationdenotreparentéaveclesanimauxva-t-elleaccélérerlemouvement?

Ilafalludutempsavantquel’œuvredeDarwinnecommenceàêtreassimilée.Laprogressionaétélenteavantquenousreconnaissionsnosliensdeparentéaveclesanimaux.Sonœuvren’adoncpaseud’effetparticuliersurlemouvementpourlaprotectiondesanimauxenAngleterre,entoutcaspassurlasensibilité des populations. Cela n’est intervenu que bien plus tard. L’œuvre de Jane Goodall a, parexemple, beaucoup plus aidé la cause et la condition animales, avec notamment la publication, dansNationalGeographic,despremiersarticlessursontravailenAfriquepuislespremiersfilmssurtout.

Danssonlivrepubliéen1892,Animals’Rights:ConsideredinRelationtoSocialProgress(traduiten françaissous le titreLesDroitsdesanimauxconsidérésdans leur rapport avec leprogrès social),l’écrivainanglaisetmilitantpour les réformes socialesHenryS.Salt (1851-1939)abordaitdéjà laquestion des droits et du respect dus aux animaux. Pourquoi cet ouvrage est-il selon vous restéméconnu?

HenryS.Saltétaittropenavancesursontemps.NéenInde,anglaisd’adoption,professeuràEton,l’un des lycées d’élite d’Angleterre, mais également socialiste, poète, auteur de théâtre, végétarien,inspiréparlesécritsdeRousseau,dunaturalisteHenryDavidThoreauetdupoèteAlfredTennyson,ilaécrituneautobiographieautitreassezprovocateur(Soixante-DixAnsparmilessauvages),quidécritsavie enAngleterre. Salt a eu un certain ascendant sur un petit groupe de gens qui l’ont soutenu, parmilesquelsl’écrivaindethéâtreGeorgeBernardShaw,qui,luiaussi,s’opposaitfermementàl’exploitationdes animaux.Mais de façon plus importante encore, Salt a eu une influence considérable surGandhi,qu’il avait rencontré lors de la venue de ce dernier à Londres et à qui il avait fait connaître LaDésobéissance civile, un important essai de Thoreau, lui aussi grand défenseur des minorités et parailleurs lecteur de la mystique indienne. Gandhi s’en inspira directement. C’est d’ailleurs égalementgrâceàSaltqueGandhiestdevenuvégétarien,plusparconviction,donc,qu’envertudejenesaisquelletradition.Sonlivrel’a,entoutcas,conduitàréfléchiraustatutdesanimaux.

Defait,siSaltaeuuneinfluenceconsidérablesurl’histoire,cen’estpasenraisondulivrequ’ilaconsacréaudroitanimal.Ladiffusiondes idéesradicalesenfaveurdesanimauxallaitdevoirattendreque celles en faveur des minorités humaines se soient installées. Les gens à l’époque étaient encoreincroyablement racistes, sexistes, les femmes n’avaient pas le droit de vote. Et il est sans doute

intéressant de noter queMartin LutherKing (1929-1968) s’est inspiré de la non-violence deGandhi,laquelleanourritouslesautresmouvementsdesannées1960et1970,dontceluidelalibérationanimale.L’influence de Salt n’a donc peut-être pas été immédiate, mais, avec le recul, on peut dire, je crois,qu’elleaétéconsidérable.

L’éthiqueanimaleoppose-t-ellelathéoriedesdroitsàl’approcheutilitariste?

Non, l’éthique utilitariste est l’une des composantes importantes de l’éthique animale. Donc,lorsqu’on parle d’éthique animale, on ne parle jamais d’une « approche » particulière, qu’elle soitutilitaristeoufondéesurunethéoriedesdroits.Jepensequetoutethéoriedesdroitsquiserespectedevrainclure le droit d’un individu de ne pas se voir infliger de la souffrance. C’est là un des principesfondamentauxde l’éthique.Decepointdevue,onpeut soutenirque ledroit animal et l’« approche»utilitariste ne sont pas opposés. Toute théorie des droits stipulera que les êtres vivants disposent decertainsdroits,quenousdevonsdéciderquelssontceux-ci,maiselledevraprendreégalementencomptecequesontlesintérêtsdel’êtrevivantimpliqué.Toutethéoriedesdroitsinclura,parexemple,ledroitdenepasêtretorturé,etcedroitreposeclairementsurlefaitquelatorturetémoigned’uneformeextrêmedelasouffrance.Jepensed’ailleursquetouslesdroits, lorsqu’onlesexaminedeprès,sontfondéssur lapriseencomptedesintérêtsdesêtresvivants.LesdroitsénumérésparletroisièmeprésidentdesÉtats-Unis,Thomas Jefferson (1743-1826), commencentd’ailleursainsi :« ledroit à lavie, la liberté et lapoursuite du bonheur », et la poursuite du bonheur, dans ce cas, émane clairement de l’idée d’intérêtfondamentaldel’individu.

L’utilitariste ne s’opposera donc pas à la notion de droits et luttera contre la souffranceanimale?

Ceàquoi ilvas’opposer,c’està la rigidité,aumanquedeflexibilité,enparticulierà l’idéequecertains droits sont absolus et inviolables et qu’ils ne peuvent en aucun cas être échangés l’un contrel’autre.Prenonsun exemple : « j’ai le droit de travailler à l’améliorationde la connaissance», et cedroit-làmedonneledroitd’expérimentersurlesanimauxauprixd’importantesdouleurschezl’animal,diralenon-utilitariste.L’utilitaristediranon!Avantd’endécider,ilfautpeserlerapportcoût/bénéfice,ettenircomptenotammentducoûtterribleinfligéàl’animal.

Concernant la souffrance, il y a plusieurs façons d’être antispéciste. Mon collègue Tom Regan,professeurdephilosophiemoraleetmilitantdelacauseanimale,n’estpasutilitariste,etpourtantilestantispéciste. Il défend les animaux en revendiquant la notion de droits. Mark Rowland, un autrephilosophe, défend quant à lui une thèse contractualiste qui, dans sa version à lui, est égalementantispéciste et propose d’étendre le contrat social à tous les animaux. Il y a aussi les féministesantispécistes,quidéfendentuneéthiqueducare(motquisignifie«prendresoin»),unefaçonderemettrelasollicitudeetl’attentionauxautresaucœurdelaréflexionmorale.QuantàChristineKorsgaard,unephilosophekantienne,ellen’enestpasmoinsantispécisteelleaussi.

Demonpointdevue,toutlemondedevraitêtreantispécisteetrejeterenblocl’idéequel’onpuisseprêtermoinsd’importanceàunanimalauprétextequ’iln’appartientpasànotreespèce,uneidéequimeparaîttotalementirrecevablesurleplanéthique.Toutphilosophedevraitêtreantispécistepourlasimple

raisonquel’argumentenfaveurduspécismeestaccablant.L’argumentenfaveurdel’utilitarismeestfort,maisiln’estpasaussiaccablantquelesargumentscontrelespécisme.

Lemieuxennemidubien

Quelles sont les différences entre ceux qui revendiquent les droits de l’animal et ceux quidéfendentsonbien-être?

Lesargumentsenfaveurdudroitanimaletdelalibérationanimalesontàmonsensplusporteursetefficaces pour remettre en cause les présomptions en vertu desquelles nous bénéficions d’une sorted’autorisationnaturelled’utiliserdesanimauxànospropresfins,quandcela«sertnosintérêts»,mêmesi cela constitue une entrave à leur plaisir et à leur bonheur. Je pense que les welfaristes, ceux quirevendiquent lebien-être,sontplus limitésdans leursarguments,c’estunepositionquinemènepas lapriseenconsidérationdel’égalitédesintérêtsàsaconclusionultime.

Personnellement, je suis clairement en faveur de l’application de la considération d’égalité desintérêtsàtouslesanimauxetàtouteslessituationsoùnousutilisonslesanimauxetoùleursintérêtsnesontpaspleinementprisencompte.

Ilexisteendéfinitiveunemultitudedepositions,depuisceuxquis’opposentàtouteslesformesd’exploitation des animaux (les abolitionnistes), jusqu’à ceux qui visent à réduire plutôt qu’àéradiquer l’exploitation (welfaristes), et à ceux qui sont à la fois abolitionnistes et antiwelfaristesparcequ’ilspartentduprincipequ’améliorerlesconditionsdeviedesanimauxdanslesexploitations,les transports, les laboratoires et ailleurs ne fait que prolonger souffrances et injustice, et quel’applicationdeceprincipes’opposede faità l’abolitionpureet simplede l’exploitation.D’autresencore travaillent à l’amélioration des conditions de vie tout en visant la suppression de touteexploitationsurlelongterme:poureux,laseulefaçond’atteindreunobjectifradicalestdeprocéderparétapes.Lepaysageestdoncvarié,souventconfus…

D’abord, j’aimerais dire que je ne vois pas en quoi l’amélioration du bien-être des animauxprolongeraitleurssouffrancesetl’injusticequ’onleurfaitsubir.Aucontraire.Ilmesemblequelespaysquiontleplusobtenuenmatièredeconditionanimaleetdebien-être,commel’Angleterre,laSuède,lesPays-Bas,sontaussiceuxquigénèrent leplusgrandnombredemouvementsenfaveurde la libérationanimale etdevégétaliens.Et ce sont justement cespays-làqui, àmonavis, ont leplusde chancesdeparvenirunjouràl’abolitionpureetsimpledel’exploitationanimale,biendavantagequeceuxquin’ontconnuaucunedecesavancéesoudecesréformes.Defait, jepensequelapositionabolitionnistesanscompromisestintenablecarellerevientàdire:«Nousn’avonsaucuneraisondenouspréoccuperdelasouffrancedeplusieursdizainesdemilliardsd’animauxen les faisantaccéderàdesconditionsdeviemeilleures ici et maintenant, dans lamesure où nous espérons qu’un jour nous parviendrons à abolirl’exploitationanimaledanssatotalité.»Ceuxquidéfendentcetargumentsontbienincapablesd’avancerlamoindre preuve à l’appui de cette affirmation que ne pas soulager la souffrance des animaux nousrapprochedujouroùl’exploitationseraabolie.

LespécialisteendroitetphilosophieaméricainGaryFrancioneaffirmelecontraire.Luiprétend

qu’il n’existe aucune preuve historique que le soulagement des souffrances animales ait conduit àl’abolitiondel’exploitationouàlafermetured’uneferme-usine…

Bien sûr qu’il n’existe aucune preuve, puisque aucun pays n’a aboli à ce jour l’exploitation desanimaux !Et si,pourprendre l’exemplede l’Europe, ce typed’argument avait étépris au sérieux, lesquelque500millionsdepoulespondeusesquibénéficientdepuisjanvier2012decagesplusspacieusesetdeboîtesdenidificationpourpondre leursœufsseraient toujoursen traind’évoluerdansunespaceétriqué, sourcede souffrances.Quelbénéficeyaurait-il à cequeces500millionsdepoules souffrentdavantage?Cesargumentsabolitionnistessanscompromisbénéficientdepeud’écoute.Engénéral, lesgens soutiennent les organisations qui, elles, participent au changement, comme leMouvement pour letraitement éthique des animaux ou la Humane Society, et qui, sans être pour autant abolitionnistes,contribuentàl’améliorationdesconditionsdeviedemilliardsd’animaux.

L’éthiqueanimaleest-ellelamêmepourtouslesanimaux?

L’éthiqueanimaleestlamêmepourtouslesanimauxquisontsusceptiblesderessentirladouleuretqui sont d’une certainemanière conscients. Pour autant, je ne pense pas que l’éthique animale doivereposersurlareconnaissancedesdroitsmorauxdesindividusanimauxouhumains.Jepense,aurisquede le répéter,que l’éthiquedoit être fondée surdesconsidérationsutilitaristes,quivisent à réduire lasouffrancedesindividusetquisontd’abordmotivéesparlesoucideleurdonnerdemeilleuresvies.Leprinciped’égalitédeconsidérationdesintérêtss’appliquealors.Certainsanimauxnesontpasconcernésparceprincipe,cesontceuxquinesontpasconscients.Danslescasoùlesanimauxjouissentclairementd’une conscience de soi, alors peut-être faut-il appliquer d’autres critères encore. C’est ce que laphilosophe Paola Cavalieri et moi-même avons soutenu en 1993 avec le « Projet Grands Singes »,réclamant que soit étendue la communauté des égaux afin qu’elle inclue tous les grands singesanthropoïdes:lesêtreshumains,leschimpanzés,lesgorillesetlesorangs-outans.La«communautédeségaux » étant, je le rappelle, la communautémorale à l’intérieur de laquelle nous acceptons certainsdroitsmorauxfondamentauxsusceptiblesd’êtreimposésparlaloi–commeledroitàlavie,àlalibertéindividuelle et celui de ne pas être torturé. Dans la mesure où ces grands singes font preuve d’uneconsciencedesoi,nouspouvonssanshésiterleurétendrecertainsdroitsfondamentaux.

Desdroitspourlesgrandssinges

N’est-cepasfairepreuvedespécismequedeprivilégierlesgrandssingessurlesautresespèces?Aprèstout,lescochonsontaussiuneconsciencedesoi…

Eneffet,maislebutultimen’estpasicid’aiderseulementlesgrandssinges,laraisonfondamentaleduprojetétait justementd’aider tous lesanimaux,deréduire l’écartentreeuxetnous,etdenousfaire

admettre que ces derniers possèdent des caractéristiques similaires aux nôtres. Déboucher sur desrésultatsconcretsaveclesgrandssingespermettraitdes’attaquerensuiteplusfacilementauxautres.Pourl’heure, les grands singes sont lesmeilleurs candidats à une législation immédiate susceptible de leuraccorder quelques droits de base. Et je suis favorable à ce qu’on leur accorde des droits légaux dèsmaintenant. Nous ne les mangeons pas, nous avons pratiquement cessé de les utiliser dansl’expérimentation,dumoinsenEurope.EnNouvelle-Zélande,une loi interdit l’expérimentationsur lesgrands singes et il existe une limitation comparable en Grande-Bretagne. Aux États-Unis, où il estdésormaisinterditdetuerungrandsingeaprèsl’avoirutilisédanslarecherche,unepropositiondeloiaétédéposéeauCongrèsaméricainpourfairecessertouteexpérimentation.Pourl’heure,leslaboratoiresquiutilisentencoredetelsanimauxontpourobligation,dèslafindesexpériences,delesenvoyeràleursfraisdansdescentresderéhabilitationetdesoinspourlerestedeleursjours.Cettedémarchecontribueàdissuadertouteformed’exploitationdanslarecherche,carelleauncoûtévident.

Pour faire évoluer le statutde l’animaldansnos sociétés versdesdroits fondamentaux et unemeilleure évolution du droit animal, vous préconisez l’application du principe d’« égalité deconsidération».Celainduit-iluntraitementégalentrelesanimauxetleshumains?

Le principe d’égalité de considération des intérêts ne réclame pas que les animaux soient traitéscommedeshumains.Ils’agitseulementd’accorderautantdepoidsauxintérêtsdesanimauxnonhumainsqu’àceuxdeshumains.Bienentendu,lesdifférentesespècesanimales,humainesetnonhumaines,n’ontpas les mêmes intérêts, c’est évident. Il est donc absurde de prétendre que nous devons traiter lesanimauxdelamêmemanièrequeleshumains.Enrevanche,lorsquelesanimauxsouffrent,nousdevonsprêterlamêmeconsidérationàleursouffrancequ’àlanôtre.

Votrethéorieconsisteàdireque,faceàunesituationquiimpliqueunchoixàfaireentresauverlavied’unhommeetcelled’unanimal,ilfautprivilégierceluiquialeplusàperdre.Vousditesque« la vie d’un être possédant la conscience de soi, capable de penser abstraitement, d’élaborer desprojetsd’avenir,decommuniquerdefaçoncomplexe,etainsidesuite,aplusdevaleurquecelled’unêtrequin’apascescapacités».Cequirevientàdirequ’entrelavied’unhandicapémentalprofondoud’unhumainplongédansunétatvégétatifetcelled’unanimal,ilfautchoisirdesauverlaviedel’animalparcequ’ilaunintérêtsupérieuràvivre,quesavievautlapeined’êtrepleinementvécue.Est-cebiença?

Considéréentantquetel,oui,etdanslamesureoùl’onparlebiend’unhandicapintellectuel trèsprofond,commeunétatvégétatifprofondouunétatdehandicaptelquelapersonnenepossèdepaslescapacités mentionnées dans votre question, c’est-à-dire non seulement une incapacité à formuler desidéescomplexes,maisuneabsencetotaledescapacitésdontjouissentcertainsanimaux,alorsoui,danscecas-là,jechoisisdesauverlaviedel’animalcapabledejouirdesavieetnonpascelledel’humainquienesttotalementincapable.Encorefaut-ilpréciserque,dupointdevueutilitariste,ilestimpératifdetenircomptedelasensibilitédeceuxquisontprochesdel’êtrehumainenquestionetdeleursvolontés.Si,par exemple, il estquestionde tel enfantoudupèrede telou tel, il faut tenir comptedeceuxquiaiment et s’occupent de la personne considérée, qui ont plus de conscience qu’en auraient d’autresanimauxdansuncassimilaire.

Lescritiquesàl’encontredevotrethéoriesontviolentes.Ellesfontvaloirquelesantispécistes

visentàretirerl’égalitéauxhumainspourladonnerauxanimaux.

C’estde la rhétorique.Lesantispécistes,ceuxqui luttentpour la libérationdesanimaux,ontpourobjectif de démanteler la frontière érigée entre les humains et les animaux. Mais ils ont aussi pourobjectif cette égalité de considération des intérêts pour tous les animaux, et les humains sont bienévidemmentdesanimaux,unpointsurlequelnousmettonsl’accentpuisquenotrebutestdefairetombercettebarrière.Noussoutenonsbienévidemmentautantl’égalitédeconsidérationdesintérêtsdeshumainsquenouslefaisonspourlesanimaux.

Voussoutenezcettethéoriedesintérêtssimilaires,maisvousditesenmêmetempsquelaplupartdes animaux ne sont pas conscients d’eux-mêmes, qu’ils n’ont pas de représentation de l’avenir.C’étaitlathéoriedeBenthamauXVIIIesiècle.Pourlui,lesanimauxn’avaientnidésirniconscience,ilsn’étaientpascapablesdeseprojeterautantdanslefuturquenous,etdefait,ilsnepouvaientdoncpassouffrirdelamortquilesattendait.D’unepart,lascienceaévoluéetnousapporteaujourd’huidesélémentsdepreuveetdes indicesqu’uneconscienceexistechez tous lesanimaux,àdesdegréscertesdifférents,etpeut-êtreaussi,pournombred’entreeux,unereprésentationdel’avenir.D’autrepart,quivousditquelesanimauxn’ontpasd’intérêtàresterenvie–etdoncàbénéficierdedroits–quelquesoitleurniveaudeconscience?

Ce que nous savons grâce à la recherche, c’est que certaines espèces, des grands singes auxcorvidés, sont capables de planifier un avenir, possèdent une conscience de soi et une consciencetemporelle.Jepensequelaplupartdesgensnesontpasencoreinformésdecescapacités,oudumoinsneparviennentpasà lesassimiler,cequiexpliquequ’ilsn’yprêtentpasattention,saufpeut-êtrepour leschimpanzésgrâceau travailmédiatisédechercheurscommeJaneGoodall.Maintenant,est-ceque touslesanimauxéprouventconsciemment ledésirdevivre?Jene lepensepas.Mais lorsqu’ilspossèdentcettecapacité,ilnenousrevientabsolumentpasdedéciderquidoitvivreoumourir,àmoinsqu’ilneseprésenteànousunenécessitéflagrantepouropérerunchoix.L’utilitaristevousdiratoujoursqu’ondoitparfoissacrifierunpetitnombresicelapermetàunplusgrandnombredesurvivre.

Si la capacité à souffrir est un critère important pour considérer l’animal et envisager de luiattribuerdesdroits,quefairefaceauxinvertébréscommeleshomardsetlescrabesdontonsaitqu’ilssouffrent,ettousceuxàproposdesquelslesétudesnesontpasencoresuffisammentdéveloppées?A-t-onledroitdeleséliminer?Ont-ilsledroitdenepasl’être?

Nousavonslapreuvequeleshomardsetlescrabesréagissentàdesstimulidouloureux,maisvulacompositiondécentraliséede leur systèmenerveux,nousn’avonspas la certitudeabsolueetdéfinitived’uneconsciencedelasouffrance.Disonsque,auvudesélémentsennotrepossessionàcejour,ilexisteune possibilité qu’ils souffrent. Pour ce qui est des insectes, la probabilité estmoindre,mais je leuraccordetoutdemêmelebénéficedudoute.Jen’hésiteraiscertespasàécraserunmoustiquequiveutmepiquer, mais en le faisant le plus rapidement et efficacement possible. En tant qu’utilitariste, j’évite

d’engendrerlamort,commelacruauté,quandilestpossiblequ’unêtrevivant,quelsquesoientsaplacedansl’échelledecomplexitéduvivantousonniveaud’individualité,aitlacapacitédesouffrir.

Entrelecœuretlaraison

Lesqualitésquifaisaientjusqu’alorslepropredel’hommeontétérévéléeschezl’animalparlascience. Pour TomRegan, parmi celles-ci, la conscience de soi, la capacité à anticiper l’avenir, àréaliser un objectif font des animaux « les sujets d’une vie ». De fait, ils possèdent une valeurinhérente.

D’abord,bienqu’ellessoientaccessibles,nouscontinuonsd’ignorerlesdécouvertesquimettentaujour l’intelligencedesanimaux, leurcapacitéà jouirde lavie, lacomplexitéde leurvieémotionnelle,leurdispositionà l’altruisme.Ensuite,demonpointdevue, tout animaldotédeconscience (maispasnécessairementd’uneconscienceréflexive)possèdeunevaleurintrinsèque:aprèstout,laconsciencedesoin’estpasindispensablepourjouirdelavie,éprouverduplaisir,voiredubonheur.Jediraisquecesanimauxsontdes sujetsd’uneexpériencede l’esprit, et si c’est cequevousentendezpar«des sujetsd’une vie », je suis d’accord avec vous. Pour autant, cette valeur intrinsèque n’est certainement passynonymede«valeur sacrée»,notionqui relèvede l’absolutisme religieux.Lavieen soin’apasdevaleurintrinsèque,maiselleenestlaprécondition.Vouspouveztrèsbienêtreenvie,maisvotreviepeutêtremisérable,etellepossèdealorsunevaleurintrinsèquenégative.

C’est la raison, vous l’avez dit, qui est au cœur de l’utilitarisme et de l’éthique, et non pas«l’amourdesanimaux».Schopenhauer,lui,voyaitdansl’empathielefondementmêmedelamorale,et il enappelaità s’inspirerde l’Orientpour inventerunmodèlenonplus fondé sur la séparation,mais sur la commune sensibilité à la souffrance. Rousseau aussi. Tout le XVIII e siècle assiste à cerenversementfondésurl’idéequec’estlasensibilitéetnonlarationalitéquiimpliquequ’onaitdesdevoirsenverslesanimaux.

La compassion est très importante dans nos attitudes envers les animaux, mais elle n’est passuffisante parce qu’elle est répartie de manière aléatoire. Le problème avec ceux qui se disent êtreamoureuxdesbêtes,c’estqu’ilsontsouventtendanceàêtresélectifs,c’est-à-direqu’ilspeuventaimerleschiensetleschevaux,oubiencertainsanimauxsauvagescommelecerfoulelion,maisnepasdutout«aimer»lescochonsoulespoulets–oumêmeleshommes.Or,detouslesanimaux,lespouletssontlesplus exploitésde tous.Onnepeut forcer lesgens à éprouverde lapitié, alorsquedes raisonnementslogiques peuvent être entendus par tous. En utilisant la raison, il est possible de poser la questionautrement et de se dire : si je me soucie du bien-être des chats et des chiens, alors je dois aussilogiquementmesoucierdespouletsetdescochonspuisqu’ilssouffrentautantqu’eux.

Pensez-vousquelanotionde«prochain»,sichèreàGandhi,puisseunjourêtreassociéeauxanimaux?

Le problème avec la notion de « prochain », c’est qu’elle est tropmalléable.Mes enfants, mes

cousins,mesancêtressontaussimesprochains.Lesgensontbienévidemmenttendanceàpréférer,dansl’ordre, leurs enfants à leurs cousins, et les cousins proches à des cousins éloignés, et ainsi de suite.Maintenant,sommes-nouslescousinsdeceschimpanzésavecquinouspartageonsunancêtreremontantàplusieursmillionsd’années?Oui.Etlescousinsd’autresanimauxencorepluséloignés?Biensûr.Or,cetteapprocheconduitirrémédiablementàunesorted’échelleglissantedesvaleurs.Lesêtreshumains,mêmes’ilspeuventse reconnaître intellectuellementcommeétantde lamêmefamilleque lesanimaux,éprouveront toujours cette préférence affective pour leurs prochains les plus proches. C’est pourquoil’extension de la notion de prochain pour moi ne saurait constituer un argument valable en éthiqueanimale,puisqu’enparvenantà l’autreextrémitéde l’arbregénéalogique,chez l’huîtreparexemple, laplupartdesgensaurontcessédesepréoccuperdel’autrecommed’un«prochain».Delamêmemanière,nouspartageonscertainsgènesaveclesplantesetavonsunancêtrecommunavecelles.Est-cequeceladoitnousempêcherdemangerdesbananes?Jenelepensepas.

Faut-il se soucier des animaux au point de légiférer en leur faveur ? À cette question, il estcourantd’entendredirequ’ilestdeschosesbienplusimportantescommelaviolenceperpétréecontreles enfants et les femmes, la famine et les sans-logis ; que s’intéresser aux animaux détournel’attentionque l’hommedoitporteràsessemblables;quenousdevronscertainementnousoccuperdesbêtesunjour,oui,maisàlaconditiond’avoird’abordréglétousnosproblèmesd’humains.Querépondez-vousàcela?

D’abordl’idéequel’ons’intéresseauxproblèmeshumainssansprendreencomptelesintérêtsdesanimaux,sousprétextequelesproblèmesdesêtreshumainssontplusimportantsqueceuxdesanimaux,fait apparaître le préjudice que nous leur faisons subir et contre lequel je me positionne depuis leMouvement de libération animale. Ensuite, l’une des manières de résoudre ou du moins deconsidérablement réduire l’une des plus graves menaces planant sur l’humanité aujourd’hui, celle duchangementclimatique,seraitdecesserdemangerdelaviande,enparticuliercelledesruminants.Cetteindustrie constitue, selon laFAO (OrganisationdesNationsunies pour l’alimentation et l’agriculture),l’unedesplusgrandescontributionsauréchauffementclimatique,plusquetoutlesecteurdestransports.Si,parexemple,vousaviezàchoisirentredevenirvégétalienetarrêterdeconduire,ehbiensachezquevousréduiriezdavantagevotreempreintecarboneencessantdeconsommerdelaviandequ’enrenonçantàprendrevotrevoiture.Lemêmeraisonnements’appliquepourrésoudre leproblèmede lafamine.Laproduction de viande est très gaspilleuse de terre arable, ce sont plus de 70% des terres agricolesdisponibles qui sont consacrées au seul élevage des animaux dans lemonde.Cesser demanger de laviande permettrait de libérer la terre pour nourrir des millions de personnes à travers le monde, encéréales,fruitsetlégumes.Donc,ceuxquis’intéressentd’abordauxproblèmesdel’humanitédevraientaumoinsêtrevégétarienspourcesraisons-là,quandbienmêmeilsnesontpasmilitantsdelalibérationanimale.

L’utilitarismeétablit-ill’obligationmoraled’êtrevégétarien?

Oui,maisdanslamesureoùilexisteuneréellealternativeàlaconsommationdeviande.Car,hélas,nombreuxsontlesgensdanslemondeànepasavoird’alternative.Soitdufaitdelagéographie,danslamesureoù lespopulationssontobligéesdechasserpours’assurer lescaloriesnécessairespoureuxetleurs familles, soit en raison de la pénurie de sources nutritionnelles alternatives accessibles, parexemplechezcertainespopulationsenAfriquedel’Estoudansl’Afriquesubsaharienne.Enrevanche,làoùlechoixexisteetoùl’onpeutsenourrirdemanièreadéquatesansapportdeviande,alorsoui,c’estcequ’ilconvientdefaire.

Végétarismeéthique

Levégétarismereprésente-t-illecomportementidéalentermesd’éthique?

Non.L’idéalentermesd’éthiqueestunrégimevégétalien.

Faceàlaconsommationdesanimaux,lesattitudessontvariées:certainslajustifientpourdesraisons économiques, traditionnelles, culturelles… et aussi « éthiques », dans la mesure où cettepratiquenousrappelleraitànosoriginesanimales…

Cettedernièrepositionmesembletotalementabsurde:onesticiconfrontéàunestratégiededéni.Et pourquoi le fait demanger des plantes ne nous rappellerait-il pas que nous sommes également desanimaux?Lesvachesmangentdesplantesetrestentdesanimaux!Doit-onendéduirequ’ellesnesontpasdesanimauxparcequ’ellesnemangentpasdelaviande?Etquandbienmêmecelanousenlèveraitdenotre«animalité»,cen’estpasuneraisonsuffisantepourinfligerdeladouleuretdelasouffranceàdesdizainesdemilliardsd’êtressentants!Ceuxquiontpeurdeneplussereconnaîtreanimaln’ontqu’àcollerunpense-bêtesurleurfrigooùilseraécrit:«Jesuisunanimal!»

TomReganditunechosetrèsjuste:«Ilnes’agitpasdemépriserceluiàquivousparlez,mêmes’iln’estpasfavorableauxdroitsdesanimaux;ils’agitdel’aimer,d’affirmersonhumanité.C’estcequejedisauxmilitants:c’estàquelqu’unquevousparlez.Etpeut-êtrecequelqu’unignore-t-ilcequiarriveauxanimaux;oualorsilensaittroppeu;oubienilensaitpasmal,maisils’enfiche;oucelalepréoccupe,maispasassezpourqu’ils’engagevraiment.Reculezd’unpas,etregardez:cettepersonneenfacedevous,c’estaussilapersonnequevousétiez–tous,nousavonsétécettepersonne-là. Moi-même, adolescent, j’ai été apprenti boucher ! J’étais sourd à leurs cris, aveugle à leursouffrance.»Qu’endites-vous?

Oui…moiaussijemangeaisdelaviandequandj’étaisjeune,etjusqu’àl’âgede24ans.Etjepeux,avec le recul,memettre à laplacede lapersonneenquestion. Il ne faut certespas lamépriser,maisessayer de la convaincre. On peut par exemple lui dire : « Je comprends pourquoi vous pensez etréagissezcommevouslefaites,puisquej’aiétécommevous.Essayezjustedecomprendremonpointde

vue,etcepourquoi jesuisvégétalien ; faitesaumoins l’effortd’apercevoir leproblème telque je leconsidèremaintenant,etnonpluscommejeleconsidéraisilyaquaranteans…»

PourTomRegan toujours,« lemal fondamental», celuiqui expliquenotredésintérêtpour lesanimaux,c’estlesystèmequinousautoriseàconsidérerjustementlesanimauxcommerelevantdenosressources.

Jepensequelacausedenotreindifférenceauxintérêtsdesanimauxestenpartiegénétique,maisquecemépris des animauxpeut être renforcépar la culturede façon significative.Le fait quenous avonsmangédelaviandedepuisl’origineestunedesraisonspourlesquellesnouslestraitonscommedesêtresinférieurs.

Comment convaincre ceux qui n’éprouvent pas d’intérêt pour les animaux d’avoir de laconsidération pour eux ? Faut-il montrer la réalité au risque de choquer ou demeurer dans lediscours?

Lesréponsesauximagesdécrivantlaviolencefaiteauxanimauxvarientselonlesindividus,maisonpeut dire qu’elles parviennent généralement à faire prendre conscience et à obtenir que les gensboycottentlesproduitsobtenusparlacruauté,tantdanslarechercheexpérimentalequedansl’industrieagroalimentaire. Parallèlement, ces images permettent d’engager des poursuites et d’obtenir des loisapplicablesdans les industriesconcernées.Dansd’autrescas, les imagesne sontpasnécessaires.Lesseulsfaits,lesseulsargumentslogiquespermettentd’obtenirlemêmesoutiendel’opinionet,ensuite,levoted’unelégislationappropriée.

Prisedeconscience

L’ALF(Frontdelibérationdesanimaux),parsonaction,aobtenuquecertainsactescommisàl’encontredesanimaux,etquiétaientconsidéréscommeautantdedélits,soientmaintenantqualifiésdecrimes.Pourparveniràsesfins,cemouvementautilisél’actionviolente.Laviolencepeut-elleêtrereconnue comme légitime pour obtenir gain de cause face à l’indifférence, aux lenteursadministrativesetauxrusesdeslobbies?

Non,laviolenceestcontre-productive.Ladésobéissancecivile,l’actionnonviolentepeuventfaireavancerlacause,jamaislaviolencecarelleestassociéedansl’espritdupublicauterrorismeetiln’yariendepireaujourd’hui,pourunmouvementpolitique,qued’êtreregardécommetel.

Ladévalorisationdelasympathieéprouvéepourlesanimauxestaussifréquentequelerecoursaux alibis qui légitiment l’exploitation animale du fait d’un héritage ancestral, d’une tradition, duspectred’uneéconomieenberneouduprogrèssacrifiésurl’auteldelasensiblerie…

Cettepratiquetémoignepourleniveauetlesmécanismesdudénipsychologiquedontnoussommescapablesetqui s’appliqueànombrededomainesde lapenséeetdesmœurs.Lorsqu’unepersonneneveutrienchangeràsavie,sonréflexeestd’aborddechercherunejustificationàsonchoix.Enfait,leshumains ont tendance à rationaliser leurs émotions pourmieux essayer de les légitimer.Nous sommessouventplusraisonnantsqueraisonnables.Laréactionestidentiquelorsqu’ilestquestiondelaconditionanimale.Touslesargumentssontbonspourcontinueràs’éblouirdelacorridaouàmangerdelaviandeet jouirduplaisir associé à sa consommation : les protéines, les raisons économiques, écologiques…mais ce ne sont qu’autant de bonnes excuses. À l’examen, aucun argument ne tient la route. Il estrelativementfaciledelesdémonter.

Prenons l’exemple des protéines. Les végétaliens survivent très bien sans protéine animale quoiqu’endisentleursdétracteurs.Lesvégétariensviventstatistiquementpluslongtempsetenmeilleuresanté.Etglobalement,surlaplanète,laplupartdesêtreshumainsnemangentleplussouventquedesfruitsetdes légumesoudesféculents.C’est-à-dire trèspeudeviande.Maintenant,si les réactionssontparfoistrès hostiles dans certains pays comme la France, ou plus mesurées comme aux États-Unis ou enAustralie,voirequasiinexistantescommeenAngleterre,ilfautsedemanderdansquellemesurelanotiondelibérationanimalemenaceounontelouteltraitdel’identitéculturelledupays.EnFrance,c’estpeut-êtrece«proprede l’homme»philosophiqueet religieuxquiest ressenticommemenacé,oupeut-êtres’agit-il d’une sorte de réaction d’orgueil quasi nationaliste en vue de sauver la tradition culinairefrançaise à base de viandes en sauce, elle-même perçue commemenacée. Il existe un phénomène enpsychologiehumainequel’onnomme«biaisdeconfirmation».Lorsquequelqu’unestmûparunetrèsforte impulsion, ilvachercherà toutprixà soutenir soncomportementparunepirouette logiqueetunraisonnement très sélectif. Autrement dit, il va chercher toutes les « raisons » possibles et, fait trèsimportant,ignoreroutenterd’ignorer(oud’esquiver)toutcontre-argument.Peud’objectivitéentrealorsenjeu.Sivousditesquevousêtesvégétalienpourdesraisonspersonnelles,desanté,d’hygiène,aunomdevosconvictionsreligieuses,personnenevaréellementmalleprendre.Sivousditesenrevanchequevous l’êtes pour des raisonsmorales, d’éthique, et que vous ne voulez pas participer à la souffranceanimale,etqu’enplusvotreactionpeutainsicontribueràréduireleréchauffementclimatiqueetlafaminedanslemonde,vousinsinuezsanslevouloirquevotreentourageestimmoral…Ilsepeutalorsqu’ilsemettesur ladéfensiveetredoubled’effortspourjustifier, légitimerlaconsommationdeviande,soitenprétextant des raisons de santé, de convivialité familiale ou sociale, soit notre passé de chasseurs-cueilleurs,soitl’insensibilitéoul’absencedeconscience,oubienencorelasimpleinférioritémoraledesanimaux…

Ce qui est très encourageant sur tous ces points, c’est ce qui se passe avec les nouvellesgénérations:deplusenplusd’étudiants,enparticulierauxÉtats-UnisetenAngleterre,adoptentuneviemoralefondéesurlevégétarisme,laréductiondelaconsommationet/oularedistributiond’unepartiedesrevenus à des ONG afin de contribuer concrètement à réduire la pauvreté, les maladies curables, lafamineetlasouffrancedanslemonde.

La science a prouvé depuis longtemps qu’il existe une filiation évolutive entre l’homme etl’animal.Ilsuffitpourtantd’entendrelesprofesseursdephilosophieenseignerdansleslycéesetlesuniversitésfrançaisespourserendrecomptequ’oncontinued’inculquerauxjeunesgénérationsl’idéedeséparationentrel’hommeetl’animal,dedominationlégitimedupremiersurlesecond.

Lamoralité,latechnologie,laculturesontdesémanationsduvivantettrouventleurracinedanslamatricedurègneanimaldontnousfaisonspartieetdontnousconstituonsunesorted’émergence,uniqueilest vrai, mais en aucun cas séparée, à part. Pour ce qui est de l’idée de la domination légitime del’homme, dont l’origine est religieuse, elle continue de prospérer dans les écoles ditesmodernes – etlaïques de surcroît. C’est une idée à l’origine religieuse, elle aussi, et qui a été importée par laphilosophiecartésienne,fondéesurl’argumentfallacieuxquelesanimauxn’ontpasdeconscience,etqui,bien sûr, aurait dû être abandonnée il y a longtemps déjà. Nous vivons trop souvent encore dans lesentimentdelafiertéhumaine,cherchonsànousarrogerunstatutdesupérioritéqui,quitteàsejustifieràcoups d’« autonomie », d’« agentmoral », ou de «moyens justifiant des fins », relève in fine de lastructurededéni, élaborée àdes fins alimentaires et utilitaires, dont je parlais tout à l’heure.Prendreconscienced’unetellemystificationpeutdemanderdessiècles.Jepensequenoussommestoujourssouslechocd’uneprisedeconscienceexistentielle,cequed’autresontappeléuneblessurenarcissiquedel’humanité, notamment celle que les découvertes de Darwin et de ses contemporains ont infligée àl’homme,cetteidéequenoussommes,nousaussi,desanimaux.Si,aujourd’hui,nouspensonsencorequenoussommesenquelquesortedesélus,etlesseulsàpossédercettedignité,c’estquenouscherchonsàpérennisercetteillusiondeprééminence.

S’agissantdustatutmoraldesanimaux,quiouquelssontceuxquibénéficientd’unstatutmoralsusceptibledelesconduireàdevenirdessujetsdedroit?

Certainsanimauxsontdesagentsmorauxmaispastous,jel’aidit.Jerappellequ’unagentmoralestceluidontlesactions,bonnesoumauvaises,peuventprêteràuneévaluationmorale,alorsquelepatientmoral est celui dont seul le traitement peut être sujet à une évaluationmorale.Autrement dit, un bébéhumain, dans la mesure où il n’est pas responsable de ses actes, n’est pas un agent moral. Ce quin’empêchepasqu’ildemeureévidemmentunpatientmoral,etqueparconséquentiln’estpasacceptablequ’onluifassedumal.

Lesgrandssingespeuventpeut-êtreaccéderàcertainesnotionsderesponsabilitémorale,maispastouslesprimates,mêmesionpeutobserverchezeuxlesprémicesbiologiquesd’unetellecapacité.Onobserve une progression très graduelle entre les espèces. Il n’y a pas de séparation tranchante entreagentsmorauxd’uncôtéetnonmorauxdel’autre.Onsedemandesouvent,d’ailleurs,àpartirdequelâgelesenfantsdeviennentdesagentsmoraux.Làaussi,ils’agitd’unprocessusgraduel.Certainschercheursen situent le début à 3 ans, parce qu’ils appliquent certains critères, d’autres à 5 ou 6 ans, voiredavantage.Pourlesanimaux,c’estlamêmechose,certainesespècesontlesréflexesmorauxd’unenfantde 2 ans, d’autres de 5 ans, etc. Et chez beaucoup d’animaux, aucun.On trouve lamême progressionlorsqu’il est question de distinguer les animaux possédant une individualité et ceux qui possèdent unepersonnalité, au sensd’une réelleconscience réflexivede sapersonne.Un individuqui sevoit existerdansletemps,quiserappelled’un«soi»danslepasséetseprojetteentantqueteldansl’avenirpeutêtre considéré selonmoi commeune« personne», qu’il s’agisse d’un animal oud’unhumain.On estquasimentcertaindeconstatercettecapacitéchezleséléphants,lesgrandssinges,certainscétacés,peut-êtreaussilescanidésetlescochons.Puisilyalesanimauxdontilestclairqu’ilsnepossèdentqu’uneindividualité,c’est-à-diredescaractéristiquesquilesdistinguentd’unautredeleurespèce,maisquinepossèdent pas pour autant cette conscience développée d’un « soi » existant à travers le temps.Maintenant,silefaitdeposséderunepersonnalité,ausensd’uneréelleconsciencedesoi,peutajouteraustatutmoral fondamentald’unêtrevivant, cequi restecrucialpourdéterminer le statutd’unanimalau

sens de sujetmoral, c’est toujours la notion de « sentance », à savoir la capacité d’un être vivant àressentirladouleuretlasouffrance.

Lestatutmoraldesanimaux

Accorderdesdroitsauxgrandssingesconférerait-ill’accèsauxautresauxmêmesdroits,oubienceux-cidevraient-ilsêtreadaptésselonlesespèces?

Lesprouessesvarientselonlesespèces,etlarecherchedécouvresanscessedenouvellesaptitudesdeplusenpluscomplexes.Letravailsurlespieuvresdémontre,parexemple,àquelpointcesêtressontextraordinaires.Lorsquenousavionscommencéàtravaillersurle«ProjetGrandsSinges»en1993,cesderniers semblaient constituer le cas le plus clair et le plus parlant d’animaux non humains capablesd’uneréelleconsciencedesoi.Depuis,larechercheafaitbeaucoupdecheminetarévéléuneconsciencede soi chez de nombreuses espèces. J’en suis le premier ravi, et bien évidemment, en vertu d’uneapprochepragmatique,jesuisouvertàl’idéedeleurattribuerdesdroitslégauxfondamentaux.

Pourquoi lacapacitéà ressentir la souffrance,à se reconnaîtredansunmiroirouàutiliser lelangage articulé serait-elle plus importante, sur un plan moral, au pouvoir de voir grâce auxultrasonsouauxultraviolets,deplongerà3000mètresdeprofondeur,etc.?

Lescapacitésquiconsistentàressentirdeladouleursontseulespertinentesdupointdevuedenotreéthiqueàl’égarddesanimaux.Jenepensepas,parexemple,quelefaitdesavoirsereconnaîtredansunmiroir soit important en soi, mais si cette capacité est elle-même le signe d’une compétence plusprofondedeconscienceréflexive–c’est-à-diresongeràsavie,sesouvenirdupassé,s’imaginerdanslefutur–,alorspriverlesanimauxdecettecapacité,parlamiseàmort,lacaptivitéoulacontraintedevientun acte immoral. Même chose pour certaines de leurs prouesses, comme celle de percevoir lesultraviolets : prises indépendamment, elles n’ont aucune implicationmorale, sauf dans le cas où ellesrévèlentuneconscienceréflexiveouunecapacitéàressentirdouleuretsouffrance.

Si les animaux définis tels des êtres sensibles sont considérés comme autant de sujetsmorauxsusceptiblesd’avoirdesdroits,oùsituerlafrontière?

Auboutducompte,toujoursaulieudelasouffrance,làoùlesanimauxcommencentàêtrecapablesd’éprouver de la douleur. On pourrait ainsi, je l’ai suggéré, attribuer quelques droits aux animauxcapablesd’uneréelleconscienceréflexivedeleurpersonne,parexempleundroitàlavie,undroitàlalibertéetàl’indépendance,àcettenuanceprèsqu’ilseraiticiquestiondedegrésdedroits.Commepourtoute chose en matière de vivant et d’évolution, il doit être davantage question de graduation et deprogressionlelongd’uncontinuumquedecatégoriesréellesetdedistinctionstranchées.

Depuisunedizained’années,denombreuxtravauxontmontréquelespoissons,envertudeleursystèmelimbique,étaientàmêmed’éprouvereuxaussidouleursetémotions–commelapeur.Onsaitdésormaisqu’ilssontdesêtresconscients,intelligentsetsensibles,capablesderuser,detransmettredescomportements,d’utiliserleurmémoire.Danslafouléedecestravaux,leConseildel’Europeaproposéen2005certainesrecommandationsà l’usagedespisciculteurs,visantàs’assurerdubien-êtredespoissonstoutaulongdelachaînedel’élevage,dutransportetdel’abattage.

LesNéerlandaisetlesNorvégienscommencent,eneffet,àproposerdestechniquesdemiseàmortsans cruauté ; et certains poissons sont tués demanièremoins cruelle que par le passé,mais pour lagrandemajorité,cen’estpaslecaspuisqu’iln’existepasd’exigencedemiseàmort«humaine»pourlespoissonspêchéset tuésenmerni,dans laplupartdespays,pour lespoissonsd’élevage.Lespoissonsattrapésparlesfiletsdeschalutierssontjetéssurlepontetonleslaissesuffoquer.Empalerunpoissonvivant sur un hameçon pour servir d’appât est une pratique commerciale courante dans la pêche à latraîne, où les lignesmesurent jusqu’à 100 km de long et peuvent comporter des centaines, voire desmilliersd’hameçons.Lorsquedespoissonsmordentàcesappâts,ilsrestentaccrochésdesheuresdurantavant que les lignes soient ramenées.Mettre un terme à la pêche en l’interdisant totalement serait lasolution, du moins dans certains pays. Nous n’en avons pas besoin pour survivre dans les paysdéveloppés,oùilnes’agitplusdepêchemaisdesurpêche.Cen’estpasdutouttolérableparlesocéans,qui souffrentdéjàdepollutionsdiverseset sontaffectésd’acidificationdu faitdesémissionsdegazàeffetdeserre.Lapêcheindustriellefaitainsisouffrirunequantitéindicibledepoissonsindividuels,descentaines demilliards par an. SelonAlisonMoody, auteur de la première estimation systématique dunombre de poissons sauvages pêchés par an dans le monde, ce chiffre s’élèverait à 1 trillion, voire2,7 trillions3.Chaque individude cette quantité inimaginable d’êtres sentants souffre unemort lente etatroce, sans parler des dauphins, des tortues, des oiseaux marins et autres animaux qui sont tués aupassage par les filets. Cette surpêche vide les écosystèmes marins en décimant jusqu’à 90 % despopulationsdepoissons.Làencore, jenevisepas ici lespopulationshumainesquin’ontpasd’autreschoix pour survivre que de perpétuer la pêche traditionnelle comme unique moyen de subvenir auxbesoinsdeleursfamilles.Jeneparlequedelapêchecommerciale,industrielle,celle-làmême,danssaversioneuropéennenotamment,quiestentraindedétruirelesstocksdepoissonsnécessairesàcertainsvillagesafricainsdéjàbienappauvris.

Le fait de pouvoir faire l’acquisition d’un animal comme on achète n’importe quel article decommercenepose-t-ilpasunproblèmeéthiqueparticulier?

Lesanimauxnedoiventenaucuncasêtreconsidéréscommeunepropriété.Aupire,nouspourrionsêtreregardéscommedesgardiensveillantsurleursintérêts.Modifiercestatutdepropriétéprivéeseraitl’idéal, mais puisque nous ne pouvons pas encore atteindre cet objectif, nous devons nous efforcerd’imposerunelégislationnouscontraignantàmieuxprotégerleursintérêts.

Comment se fait-il que toute référencemorale s’évanouisse généralement lorsque les victimessontdesanimaux?

Certains d’entre nous se rebiffent ou du moins réfléchissent aux conséquences de leurs actes,s’organisent, protestent, quand d’autres continuent le train-train de leur existence et perpétuent deshabitudesancestralessansforcémentréfléchiràlasouffranceoccasionnéesurleslieuxdeleurtravailouailleurs.C’est-à-direqu’aufondd’eux-mêmesilssaventlemalqu’ilsfont,maisrefoulentcesentimentenseconstruisantunbarraged’argumentspour justifier leursactesparceque lanécessitééconomiqueoul’opportunitéd’unecarrièrelesyincitent.

Nousdevonsreconnaîtreetapplaudircesfiguresexceptionnellesquiontlecouragedeserebellercontreunsystèmecrueletencouragerl’intégritéetlamoralitédeleursdécisions,carellespeuventêtrecontagieuses,êtrerevendiquéespard’autresetcréerunmouvement.Sansjamaisoublierquelesforcesexternes ou internes qui nous régissent et qui dictent nos comportements peuvent, elles aussi, êtrepuissantes. La banalité du mal selon la philosophe Hannah Arendt rejoint à ce niveau celle qui semanifeste à travers les expériences deStanleyMilgram sur l’obéissance à l’autorité. Souvenez-vous :ellesmontraientàquelpointdeshommesetdesfemmessoumisàl’autoritéd’unscientifiqueenblouseblancheacceptaientdeblesseretdefairesouffrirautruiàpartirdumomentoùilsenavaientreçul’ordre.Ce genre de mise en abyme de nous-mêmes, de prise de conscience de notre psychologie, de noslimitationscommedenospotentielsestessentielcarilpeutnousaiderànoustranscender.Jecroisquec’estAntonTchekhovquidisaitque«l’hommes’améliorequandvousluimontrezcedontilestfait».

Unmondeoùlesanimauxauraientdesdroits

Certains penseurs opposés aux droits des animaux prétendent malgré tout que, sur un planphilosophique,lemot«respect»nepeutenaucunemanières’appliqueràl’animal,qu’ilestréservéàl’hommepourdesraisonsmoralesetmétaphysiques.

Jenecomprendspascommentonpeutseprononcerainsisurlesraisonsmétaphysiquesetmoralesdunon-respectdesanimaux.Pensent-ilsaucontrairequel’ondoitrespectertouslesêtreshumains,quelsque soient leurs intérêts ?Même ceux qui n’ont aucune capacité cognitive, aucune conscience, aucunesentance?Alorsquecertainsanimauxpossèdentclairementcescapacités?Jenevoispasquellesraisonsmétaphysiquesoumoralesimposeraientunefrontièrespécisteàl’idéeetàl’actederespecterautrui.Pourmoi,çanefaitaucunsens.

Quoi qu’on fasse, il semble que les animaux demeurent les victimes de nos contradictionsculturellesetd’unemoralequis’ajusteenpermanence.

Eneffet.D’uncôtéonencouragel’amourdes«bêtes»,etdel’autreoncontinuedecuireetdeservirde la viande industrielle plusieurs fois par semaine dans les cantines scolaires. Pourquoi n’écrit-ond’ailleurs jamais d’histoires pour enfants où il est question de fermes industrielles et de cochonsengoncésdansdescages,tropserrés,oudedindonsd’élevagedontoncoupelebec?Ilfautcroirequel’hommeest capablede fragmenter etde compartimenter la réalité à saguise et selon ses intérêts.Unscientifique qui expérimente sur des animaux en laboratoire, devenu insensible à la souffrance qu’ilinflige,estencorecapablederentrerchezlui,desaluervivementsonchienpuisdelecaresseretdese

donner ainsi duplaisir, et d’endonner aussi à son chien.AuxÉtats-Unis et enAustralie, il existe uneriche tradition de littérature pour enfants qui ne véhicule pas la violence intrinsèque à ce type decontradictions.

Ilexisteune longue traditionquiremonteà l’Antiquitéetquiconsisteàdireque laviolenceàl’encontre des animaux doit être jugulée non pas pour eux, mais pour faire honneur à l’homme,assurersagrandeurmorale.Qu’enpensez-vous?

Silefaitdenepasblesserunanimaln’aaucuneffetsursapersonne,sousprétextequ’ilnousestinférieurouqu’ilnepossèdepasd’intérêtsquiluisoientpropres,alorsenquoicelanoushonore-t-ilsil’animal,envertudecetteidéologie,nepeutentireraucunbénéfice?C’estunraisonnementtotalementstupide.C’estcommesil’onaffirmaitquel’ondoitéviterdecasseruncaillouendeux,quandbienmêmelapierrenepeutéprouvernidouleurnisouffrance,carcelanouspermetd’assurernotregrandeurmorale.Or, la raisonpour laquellenousne raisonnonspasde la sorteavec lespierres, c’estquenous savonsjustementqu’ellesnesouffrentpas!Cetargumentn’estqu’unesortedepirouetterhétoriquequinerésistepasàlalogique.J’iraismêmejusqu’àdirequ’ils’agitd’unaveutransparentdelasouffranceanimale…etdenotrepropre capacité audéni.Encoreune fois, c’est la souffrance animalequi doit primerdanstoute démonstration logique de la considération morale à porter aux êtres vivants. Leur souffranceconstitueune raisonen soi, suffisantepour la limiter et l’abolir.Ennenousy soumettantpas,nousnefaisonsabsolumentrienpourhonorernotrehumanitéounotreprétenduegrandeurmorale.

L’attribution de droits aux animaux serait-elle en définitive un bon moyen, sinon la seulemanière,dechangerleurstatutmoral?

Jenepensepasquecedoitêtrelaseulemanière.Attribuerdesdroitsàquelques-unsdesanimauxsentantspeutaideràfaireévoluerlestatutmoraldel’ensemble,maisj’adoptecepointdevuepourdesmotivationspratiques.Par stratégie politiqueplus quepar convictionphilosophique, enquelque sorte.Bienentendu,sidujouraulendemain,leurconférercertainsdroitspouvaitleurvaloirlareconnaissanced’un statut, alors oui, j’aimerais que tous les animaux sentants soient perçus sous cet angle et enbénéficient.Maisjedoutequ’ilslepuissent.D’abord,jem’élèvecontrel’idéequelafondationdustatutmoraldesanimauxreposesur laseule idéephilosophiqued’undroit intrinsèqueà laviepour tous lesanimaux. Il y a plusieurs écoles. Celle de Tom Regan pense ainsi. Celles de chercheurs et penseurscommeleprimatologueFransdeWaalsontaucontrairehostilesàtouteidéed’accorderdesdroitsauxanimaux,auprétextequecelasignifieraitunepertedetempsetd’énergie.D’autresencoresemoquentdel’ensembledecesapproches:nedevrons-nouspas,unjouroul’autre,prendreunavocatpourassurerladéfenseduzèbrecontresonassaillantlelion!Quandj’entendscetypederéactions,jemedemandesilasociétéestréellementprêteàdébattresérieusementdesdroitsdesanimaux.Etpuis,leshumainssont-ilsvraimentenétatd’enattribuer? Imaginezquenousobtenionsaujourd’huiunensemblededispositionslégislatives visant à interdire d’infliger toute forme de douleur et de souffrances aux animaux : jecraindraisquecesloisnesoientpasvraimentprisesausérieux,niparlesélecteursniparceuxquisontcensés les appliquer. Imaginons maintenant qu’à force de sensibiliser le public, les animaux sentantsfinissentpardisposerd’un réel statutmoraldansnosconsciences.Toute législationquiendécouleraitseraitévidemmentmieuxrespectéeetmieuxappliquéeparcequesoutenue,moralement,parlamajorité

descitoyens.Jepréfèredoncqu’unsoulèvementdesconsciencesprécèdel’institutiond’unelégislationdanslamesuredupossible.Jeneniepasl’importancedesdroitsaccordésauxanimaux,maislepoidsmoralaccordéauxanimauxsentantsestdavantagedéterminantàmesyeux.L’objectifpremierestainsid’inclure lesêtressentantsdans lasphèredenotreconsidérationmorale,etunefoisquenous l’auronsatteint, la législation suivra d’elle-même. C’est un peu ce qui s’est passé depuis le Mouvement delibérationanimale.Lesconsciencesontévolué,desmouvementscitoyensetdesgroupesd’électeursetdeconsommateursontcommencéàseformeretàfairepression–puislesloisontchangé.

Imaginonsuninstantunmondeoùlesanimauxauraientobtenudesdroits.Àquoiressemblerait-il?

Toutdépenddelanaturedesdroitsattribuésetdesanimauxbénéficiaires.Pourautant,jepensequ’iln’existeraitplusaucunedecesindustriesquireposentsurl’exploitation,l’emprisonnementet lamiseàmortdemilliardsd’animauxparan.Leshabitantsdecemondeseraientdoncvégétariens,dumoinspourlaplupart;l’eaudesrivières,desnappesphréatiquesetdenoscôtesseraitpluspropre,débarrasséeduprocessus d’eutrophication, qui découle de l’élevage industriel. L’air serait plus respirable, onconstaterait la réduction drastique de notre empreinte carbone et écologique, de quoi ralentir leréchauffementduclimatdemanièresignificative. Ilyauraitdavantaged’espacessauvagesetde terresarablesdisponibles,lesgensmangeraientmieuxetvivraientsansdoutepluslongtempscarilsseraientenmeilleuresanté.Ilyauraitprobablementmoinsdecancersdesvoiesdigestives,ducôlonetdurectum,peut-être aussi du sein, vu l’incidence qu’on soupçonne de la graisse animale sur ce type de cancer.Moins d’obésité aussi, bien évidemment. Une société plus saine, plus humaine, et peut-être mêmebeaucoupmoinsviolente.Avecquelquesauteurs,nousavonsréfléchiàcettequestiondel’évolutionetdela progression de la moralité publique. Personnellement, j’avance la thèse que le cercle de notreconsidérationmoralenecessedes’étendre.Enréalité,nousnouspacifionsentantqu’espèce.Lereculdelaviolenceinterpersonnelleaconduitàl’avancéedesacquisdesminoritésetdel’environnement.Jesuisprêtàparierquedesdroitsaccordésauxanimauxconstitueraientuneétapetrèsimportantesurlavoiedecetteévolutiondelanaturehumaine.Biensûr,noustrouveronstoujoursdesraisonspournousdisputer,nousbattre,surtoutquandnousjugeonsqued’autreshumainsreprésententunemenace.Maisendehorsdequelques situations extrêmes, engageant des animaux sauvages, et d’éventuels cas de légitime défense,nousn’avonsplusderaisonsrecevablesdenousmontrerviolentsenverslesanimaux.

Labanalitédumal

Qui prendrait en charge ces droits des animaux ? L’État, des associations, des cabinetsd’avocats?Uneassociationdeprotectiondesanimauxpourrait-elle,parlebiaisd’unavocat,porterplainteouintenterunprocèsàl’encontredequin’auraitpasrespectélesdroitsdeteloutelanimal?

Je pense que des animaux à qui l’on accorderait quelques droits élémentaires pourraient êtreprotégésdelamêmefaçonqu’onprotègelesdroitsdesêtreshumainstrèshandicapés.L’expériencevarieselonlespays,maisunmodèlepossibleseraitquelajusticenommeungardienlégaldontlerôleseraitde

représenter les intérêts ou les droits de ladite personne non humaine qui, on le comprend bien, seraitincapablededéfendreelle-mêmesesintérêtsetsesdroits.

Que ferions-nous alors des animaux qui travaillent aux côtés des hommes, comme les chiensd’assistance(armée,police,sauvetage,médical,etc.)etlesanimauxdecompagnie?Touscesanimauxseraient-ilsconsidéréscommeautantd’esclavesà«affranchir»?

Je pense, pour l’instant, qu’il est prioritaire de nous occuper des animaux victimes de l’élevageindustriel et de la recherche en laboratoire.Les animauxde compagnie ou les chevauxd’équitation etchiens policiers ne sont pas ceux qui souffrent le plus. En outre, je ne suis pas du tout hostile à cesrelations qui lient certains individus humains à leurs compagnons animaux ; nous n’avons pas à les«libérer»quandcesrelationssontréellementbénéfiquespourl’unetpourl’autre,quandcesrelationssedéploientdefaçonéthique.

Vous évoquiez la moralité des singes. Des recherches en éthologie et en primatologie onteffectivement montré que certaines espèces sont dotées de comportements moraux. On connaît parexemplecetteexpériencede laboratoireaucoursde laquelleonaobligédes singesàchoisirentreadministrerdeschocsélectriquesà leurscongénèresouêtreprivésdenourriture.Au final,presquetous les singes ont refusé de faire souffrir les leurs jusqu’à se priver de manger pendant deuxsemaines.«Cesmacaquesquin’ontjamaisentenduparlerdesdixcommandements,jamaisassistéàuncoursd’éducationciviqueontungrandcouragedansleurspositionsmoralesetleurrésistanceàcequiestmal,avaitécritl’astrophysicienCarlSagan.Silesrôlesétaientinversésetsidesmacaquesscientifiquesoffraientunchoixidentiqueàdesêtreshumainscaptifs,ferions-nouslamêmechose?»Quevousinspirecetteexpérience?

C’estbien lapreuvequeseconduiredefaçonmoralen’exigepas forcémentque l’onaitprisdescoursd’éthique,decivismeouunenseignementreligieux.Noussommespourvusd’instinctsmorauxquipeuvent nous empêcher de faire du mal à autrui. Dans certaines circonstances, nous répondonsfavorablement à ces instincts, et dans d’autres, l’éducation, la culture peuvent l’emporter sur cesimpulsions morales et les étouffer. Dans l’expérience que vous évoquez ici, avec ces macaques, cesautres forces et circonstancesne sont pasvenues aubout de l’impulsionmoraleoriginelle.Les singesn’ontpassuccombéauxtentationsquileurétaientproposées.C’estremarquable.Jenesuispassûrquedesêtreshumainsréussissentpareilexploitdansdetellesconditions.Entoutcas,leschercheursquiontimaginé et conduit l’expérience, qui ont administré des chocs électriques et privé les macaques denourriture,sesontclairementmoinsbiencomportésqueleurs«sujets»d’étude.Danscetteexpérience,nulnedoutequecesontlessingesquisesontmontrésmoralementsupérieursauxêtreshumains.

Celadit,n’oublionspasquenoussommesmeilleursquantànosfacultésderaisonnement,etpourréfléchirauxconséquencesdenosactes.Enmatièred’éthique,nouspouvonsdélibéreretarbitrercommeaucunautreanimal.Aujourd’hui,parexemple,nousavonslacapacitédecauserdespollutionsnéfastesàla planète tout entière,mais nous avons aussi l’opportunité deprendredes décisions à long termequiréduiront ou préviendront cette catastrophe. Les autres animaux n’ont ni le pouvoir de causer un telchangement, ni la capacité d’accéder au concept d’une pollution, ni celle de prévenir ce type deproblèmes ou d’y remédier. Bien évidemment, la plupart d’entre nous font de mauvais choix. Des

problématiques comme les pollutions, le changement climatique ou la pauvreté dans le monde sontaccessiblesàlaconscienceetàlaconsidérationéthiquedelaplupartdesêtreshumainssurlaplanète,ortrèspeud’entrenousprennentdesdécisionsmoralesappropriées.Peut-êtrecertains individushumainssont-ilsdemeilleursagentsmorauxqued’autres,etdefaitmeilleursquetoutautreanimalconnu.Maisnouspouvonségalementnousrévélerbeaucoupmoinsaltruistesquelesanimaux,commel’exempledesmacaqueslemontre.

Ilexisteégalementdesétudesconsacréesàdessingescapucinsréagissantàl’inégalité.Onleurdemanded’effectueruntravailetonrécompensechacundessingesdefaçondifférenciée.Ceuxquisesententlésésabandonnentletravailetlarécompense,etmanifestentuneopposition.Enrévélantcetteaversion pour l’iniquité, ces études ont surtout révélé que ce sentiment n’était pas le fruit d’uneréflexionphilosophique,d’unereprésentationculturelle.Leraisonnementimpartialest-ilpropreauxhumains?

Une certaine notion d’équité est innée chez les animaux sociaux capables de réciprocité. Nousdévelopponsensuiteuneculturede l’équitéparceque la réciprocitéest importante–pournepasdirevitale – à notre survie. On a vu également chez des espèces particulières de singes la faculté qu’ontcertainsindividusà«policer»ouà«réconcilier»leurgroupe,souventdesindividusplusâgés,qui,parleur simple présence, parviennent à assurer la paix et la cohésion sociale. Maintenant, ce qui nousdistingue légèrement de nos plus proches cousins, c’est la capacité d’abstractionmentale quimène àl’impartialité.Aucunchercheurnesoutiendraquelessingescapucins,danscetteexpérience,raisonnaientimpartialement.Lessingesmieuxrécompensésn’ontpasattenduquedesraisinssoientdistribuésàceuxquin’avaientreçuquedesconcombres,réactionquiaétépourtantobservéechezleschimpanzésdansuneexpérience similaire. S’il y avait eu une véritable impartialité, peut-être qu’un capucin tiers seraitintervenuet,après«délibération»,tousauraientdécidéd’uncommunaccorddepartagerlesdividendesendeux…ou trois,etétalé la richesseéquitablement.Sicette impartialitén’existepaschez lesautresprimates, inutile devous rappeler que cette faculté,même si elle existe cheznous, est plutôt rarementmobilisée chez les humains ! Peut-être que tous les hommes ne sont pas capables de témoigner d’unebienveillanceimpartialeenversleursproches.Leproblèmedelamisèreetdelafaminedanslemonde,etdenotreincapacitéàyréagir,sembleleprouver.

Restons un instant sur le terrain de la recherche, en particulier celle qui crée des « animauxmodèles»pourétudierlesmaladieshumaines.OnsesouvientdelacélèbreMyc-Mouse,cettesouristransgéniquecrééeen1984pardesscientifiquesdeHarvard,àBoston,unanimaldotéd’unoncogènehumain (un gène capable d’induire une division anormale des cellules, à l’origine de l’apparitiond’une tumeur). Elle a ouvert le champ à tout un tas d’animaux génétiquementmodifiés que l’on aensuite associés au clonage dans le but de produire des molécules thérapeutiques, des organeshumanisés, des maladies à étudier. Or, le fait qu’une souris transgénique possède une existencementalesimpleneveutpasdirequ’ellen’éprouvepasd’intérêtàvivrenormalementsaviedesouris.Les chercheurs s’autorisent pourtant à créer de tels animaux en ignorant leur bien-être réel. Laquestion«Quevautuneviedesouris?»n’estjamaisposée.Quandilestquestiondelavaleurdesindividus,c’esttoujourspourmettreenbalance(etsurtoutenavant)lesbienfaitshumainsinduitsparlesacrificed’unanimal.

Ilestévidentquelesmanipulationsgénétiquesoulessélectionsartificiellesàdesfinsd’exploitation

induisant de la souffrance sont à repenser. S’il s’agit de faire inutilement souffrir des animaux pourproduire de la viande ou du lait dont nous n’avons pas besoin pour survivre, alors nous devonscondamner l’application de cette technologie pour son immoralité. Même chose pour la recherchefondamentaleoutoxicologique,dontbeaucoupdemanipulationssontfutiles,redondantes,etinduisentdelasouffrancepourrien.Cependant,jenesuispasabsolutiste,précisémentparcequejesuisutilitaristeetquemesdécisionsetmeschoixmorauxsontguidéspar leursconséquenceset leurvaleur.Donc, jenecherchepasàmettreuntermeàlarechercheexpérimentaleetmédicaleimpliquantdesanimauxlorsquel’utilisationd’unanimal est le seulmoyenconnude sauverdesvieshumaines. Il y a enoutredes casjustifiables, notamment lorsqu’on prend le plus grand soin àminimiser, à chaque étape de l’étude, lerisque de souffrance de l’animal. Il faut en même temps que les chercheurs prouvent que l’étude enquestion,impliquantteloutelanimal,offrelesmeilleureschancesquisoientdedévelopperleremèdeàlamaladiegrave.Laplupartdesanimauxutilisésdanslarecherchenelesontpasavecprécaution,onlestraiteensimples«objets»etleursouffranceimportepeu.Souvent,danslecasdestestsdetoxicité,onlaissemourir les rats des tumeurs qu’ils ont contractées alors qu’on pourrait très bien les euthanasierpourleurévitercettesouffrance.L’objectifdel’étudeestdevoirsi leproduitestcancérigène,donclamort de l’animal ne devrait pas être considérée comme une fin en soi – seul le déclenchement de lamaladiedevrait l’être.Laplupartdesrecherchessurlesanimauxsontpourmoiindéfendables.Maisjen’endéduispasqu’ilesttoujoursimmorald’utiliserdesanimauxdanslarecherche.

L’immoralitédesbonnesintentions

La notion de « modèle » en expérimentation animale consiste très clairement à réduire lesanimauxàdu«matériel»delaboratoire.Commentl’animalpeut-ilêtreàlafoisun«outil»et,del’autre,cet«êtresensibleauquelondoitlerespect»,subtilitésémantiquequiimprègnelesplaquettesdecommunicationdédiéesàlaquestiondel’expérimentationanimale?

Effectivement,c’estorwellien.Enoutre,ilfaudraitpouvoirjugerdesconditionsréellesd’existencedesanimauxdansleslaboratoiresenquestionafind’êtrecertainqu’ilnes’agitpasd’unesimpleformule,semblable à cette manipulation qu’est l’écoblanchiment (greenwashing) pour les grandes entreprisesprétendant protéger l’environnement alors qu’elles n’en font rien. Pour les rats et les souris, aucunlaboratoire à ma connaissance ne prend de vraies mesures pour améliorer les conditions de vie. Laplupartdecespetitsanimauxviventunecourteetmisérableexistencealorsqu’ilsuffiraitdepeupourenaméliorerlecours.Maisleslaboratoiresneveulentpass’encombrerdetellesmesuresparcequ’ellesontuncoût.

Touteslesexpériencessurlesanimauxreposentsurlepostulatque,d’unpointdevuebiologiqueoupsychologique,nosréactionsetcomportementssontidentiquesàceuxdesanimaux.Or,quelsquesoientl’expérienceetsonrésultat,forceestdeconstaterquelechercheuratoujoursétéconfrontéàunparadoxemajeur:d’uncôté,iln’acessédeniernosressemblancesavecl’animalpourjustifierle

droitdelascienceàl’utiliser;del’autre,ilarevendiquécesressemblancespourdonnerunsensàsesexpériences.C’estassezschizophréniquecommesituation,non?

Toutàfait,etceparadoxeestparticulièrementaigulorsqu’ilestquestiond’étudierlapsychologiedes primates. Notamment dans le type d’expériences où l’on sépare un bébé singe de sa mère pourl’élever en isolation sensorielle.On justifie l’utilité de cette cruauté pour comprendre la psychologiehumaineouéviterladépressionnerveusechezlesêtreshumains.Or,cesétudessupposentquelessingesaientuneprédispositionquasi identiqueà l’hommeenmatièredesouffranceetdedépression.Onpeutdonc en conclure que, oui, il s’agit là d’une manifestation de schizophrénie morale… qui prouve laressemblance !Lorsqu’il est questionde tester unproduit sur la peauoudans le sangd’un animal, lechercheurpeutexpliquersonactesurlabased’uneressemblancepurementphysiologique–bienqu’ellene soit jamais identiqueà100%–, alorsque si le chercheur imagineque lementalde l’animal restedifférentdeceluidel’homme,ilpeutéchapperàladissonancecognitiveetmoraledesonacte.J’espèrefranchementquel’oncesseraunjourd’instrumentaliserlesanimauxdanslarecherche,celapermettrait,dansunpremiertemps,d’éviterlesdilemmesmorauxauxquelsnoussommesconfrontésmaintenant.Onafaitdesprogrèsdanscedomaine,avecnotammentlamodélisationinformatiqueetledéveloppementdesculturescellulairespourtesterl’actiondesnouvellesmolécules.Maislesalternativesfontencoredéfautpour certaines recherches. Quoi qu’il en soit, je pense que si nous devions cesser de nous servird’animauxsentants,noustrouverionsvitelesmoyensdeconduiredesrecherchesplusefficaces.Toutunpan de la recherche inclut encore actuellement un protocole type d’utilisation d’animaux ; les revuespubliant les résultatsdeces recherchesexigentellesaussi,pourbeaucoup,ce typedeprotocole.C’estpourquoinouscontinuonsd’engloutirdesfortunesdansuneindustriedelarecherchequifonctionnesurdetrèsvieillesetmauvaiseshabitudes,lesquellesdébouchentsurunequantitéconsidérabled’études…quineserventabsolumentàrien.Concernant,maintenant,l’observationdesanimauxdansleurmilieunaturelouencaptivitédansdesconditionsdevieconfortables,laquestionseposetoutàfaitdifféremment,etjenepensepasqu’il faille interdireces recherches.Tantquecespopulationsviventdansdesconditionsconfortablesetprotégées,quiaccordentauxindividusquilescomposenttoutelaliberténécessairepourreproduireautantquepossiblelerépertoiredescomportementsnaturels,ilestraisonnablequedetellesrecherches,commecellesdeFransdeWaal,parexemple,sepoursuivent.Enrevanche,pourcequiestdel’expérimentation en laboratoire, celle qui inflige tant de souffrances, oui, il faut soit l’interdire, soitrendre sa pratique extrêmement contraignante pour les chercheurs, en les obligeant à prouver qu’il estabsolument nécessaire de conduire telle ou telle expérimentation avec un animal pour parvenir à laconclusionespérée.

Latechnologieest-ellesystématiquementamorale?

L’évolution morale s’est accélérée depuis deux cents ans, cet accroissement assez soudains’enracineauXVesiècle,avecl’inventiondelapremièrepresseàimprimer.Lestechnologiesparelles-mêmes ne sont ni morales ni immorales, mais l’usage que nous en faisons peut conduire à descomportementspluséthiques,plushumains,versmoinsdecruautéetplusdedouceur.Dans lecasdeslivresetdeladiffusiondesidées,autantparlebiaisdelafictionquedelanon-fiction,ilestclairquelatechnologieaénormémentcontribuéàpopulariserlesnotionsd’altéritéetd’intérêtscommunsàtous.Lelivre nous a permis de voir le monde à travers les yeux et la conscience des autres, ce qui étaitrelativementnouveaupourl’espèce,etdenousrapprocherlesunsdesautresdansnotrehumanité.Nous

avonsdécouvertaussilemondeanimalparcebiais.Aujourd’hui,leprocessuss’accélèreavecInternet.Cephénomènedemondialisationtechnologiquedessensibilités,lamiseenréseaudelaconscience,peutnousaideràfranchirunobstaclemajeursurlavoiedel’éthiqueanimale.

Undesavantagesdelatechnologieestqu’ellepeutnousaideràdevenirplusmorauxquenousnel’aurionsétéennousenremettantànotresimpleinstinctmoral,instinctquiétaitpeut-êtreplusadaptéàlavieaupléistocène.Lesdécisionsquenousdevonsprendrefaceauchangementclimatiqueensontunbonexemple.

C’est-à-dire?

Aucuninstinctmoralnevanousporteràréduirespontanémentnosémissionsdegazàeffetdeserre.Etpourtant,c’estuneactionquenousdevonsengageràdesfinsmorales–pourprotégerleshommesetlesanimaux.Or,nousavonsdûmobiliserlatechnologiepourmesurerlaquantitédeCO2etdeméthanedans l’atmosphère, puis recourir à laméthode scientifique pour établir que ce sont bien leCO2 et leméthane qui contribuent au changement climatique anthropogène. C’est un raisonnement identique quinouspermetdecomprendrequel’industriedelaviandeproduitplusd’émissionsquetoutel’industriedutransport, et que devenir végétalien, et épargner ainsi des souffrances aux animaux, est plus efficacecontreleréchauffementquedenepasconduire.

J’iraismêmeplusloin,enavançantquel’instinctmorallaisséàlui-même,sansméthodescientifiqueet sans technologie pour le guider, est susceptible de constituer un obstacle à lamoralité, car il peuttoujoursnousconduireàeffectuerdeschoix insuffisantsou inadaptés.Dans lescasdeconflitsgénéréspar notre compétition avec les animaux sauvages, par exemple avec le loup desAlpes ou l’ours desPyrénées en France, une solution technique dont le résultat serait éthique pourrait être d’équiper lesanimaux d’émetteurs qui nous préviendraient de leur proximité, cela afin de prévenir d’éventuellesattaques.Çaparaîtmoinsrecevablequ’uneprotectionabsolue,peusatisfaisantaprioridupointdevuemoral,maisceseraitunesolutionpragmatiquedontlaconséquenceseraitbeletbienmorale.Cequejeveuxdire,c’estquel’actemoralneprocèdepasnécessairementd’uneimpulsionmorale;ilpeutprovenird’unedécisionrationnelle,apriorifadeetdépourvued’héroïsme.

Danscertainscas,lebonchoixpeutdoncsemblerimmoral?

Oui,certainesdécisionsdont l’issueestmoralepeuventeneffetchoquernotre intuitionmoraleaupremierabord.Prenonsl’exempledelaviandeinvitro,uneautresolutionviablepouraideràrésoudreàla fois le problème du réchauffement climatique et la question de la souffrance animale. L’une desmanièresd’approvisionnerunepartiedelapopulationenprotéines,toutenabolissantl’élevagepourdesraisonséthiques,pourraitêtrelafabricationdecetteviandecultivéeenlaboratoirequiestactuellementàl’étude.

Aujourd’hui,nous le savons, lapopulationmondialenecessede croître.Directement liée à cettecroissance, la consommation de viande risque de doubler d’ici à 2050, avec l’essor de certains paysémergentscommelaChineetl’Inde,dontonsaitquelerégimedevientdeplusenpluscarnésousl’effetdudéveloppementdelaclassemoyenneetdel’augmentationdesesrevenus.Comptersurleseulélevageseraitimmoral,onlesait,tantpourlaquantitédesouffranceinduitechezlesanimauxélevésquepourdesraisons demonopolisation extrême des terres arables, et également du point de vue du réchauffement

climatique désastreux que cet accroissement vertigineux de l’élevage provoquerait. Le choix éthiqueserait donc de court-circuiter l’existence de tous ces animaux sentants appelés à souffrir durant leurcourteexistence,etdeproduireetcommercialisercetteviandeinvitro.Nombredepersonnesréagirontavecdégoûtàcetteidée, laconsidérantcommesacrilège.MaislepsychologuesocialJonathanHaidtamontrécommentleshommespeuventjugerunesituationimmoraleenréactionàl’aversionqu’ellesusciteen eux. Ce sont là des réponses émotionnelles qui varient avec les cultures, certes, mais dont lemécanisme de base remonte à l’éthique du pléistocène. Et c’est justement ce type de réflexe moralprimairequipeutnouspiégeretnousempêcherdefairelebonchoix.LepsychologueStevenPinker,desoncôté,rappellecommentMèreTeresa,prixNobeldelapaix,aduléecommel’unedespersonneslesplusmoralesduXXesiècle,louaitdefaitlesvertusdelasouffrance.Sespatientsrecevaientbeaucoupdeprières mais peu d’analgésiques, et étaient maintenus dans des conditions de soins aussi rudesqu’archaïques.Alorsquel’agronomeNormanBorlaug(1914-2009),inconnudugrandpublic,égalementprix Nobel de la paix, est crédité d’avoir sauvé un milliard de personnes d’une famine certaine eninventant les technologies de la révolution verte. Autrement dit, d’un côté vous avez l’illusion de lamoralité, et de l’autre,moins glamour peut-être, ce à quoi ressemble une actionmorale vraie. Pinkerpoursuitennousrappelantqu’ilétaitjadisconsidérécommeimmoraldetoucherunintouchable,deboireàlamêmefontainequ’unNoir,delaisserlesangjuifsemélangerausangaryen,toutcelaàl’aunedubonsensmoral.Etquesinousnousenétionsremisauxréflexesmorauxdenosanciens,nousnepratiquerionsni l’autopsie, ni la vaccination, ni la transfusion sanguine, ni la transplantation d’organes, nil’amniocentèse,toutespratiquesconsidéréesjadiscommeparfaitementimmorales.Autrementditencore,si notre instinctmoral peut au premier abord nous jouer des pièges, nos facultés de raisonnement, lascience et la technologie peuvent également ouvrir la voie à une vie plus éthique et à davantage deconsidérationenverslesanimaux.

Commentvivreaveclesanimaux?

Admettrequenouscommettonsunactemoralementcontestableentorturantouendétruisantdesviesanimalesa toujourssuscitédesraisonnementsplusoumoinsnébuleuxenphilosophie, làoù lebonsensauraitdûtrèssimplementl’emporter.«Ceuxquibattentleschiensàmortfontquelquechoseque la société devrait condamner sans attendre de savoir si le chien a des droits abstraits etmétaphysiques»,soulignaitlephilosopheStephenClark,adeptedel’éthiquedelavertu.

Je suis d’accord. Nous n’avons pas à nous poser la question des droits du chien lorsque nousconstatonsquelechiensouffre.Lasouffrancedel’animalconstituelepointdedépartdetoutepositionéthiqueetdécisionmorale.Àcettenuanceprès:ilarrivequelamêmepersonnetrouvemaldefrapperunchienmaispasd’enfermerunetruiedansunecagetropétroiteetsurdubétontoutesavie.Cepourquoiilnous fautmobiliser un complément de raison et de raisonnement philosophique, utilitariste selonmoi,pours’attaquersérieusementàcesproblèmesd’éthiqueetdedroits–etpourlesrésoudre.

Oncritiqueparfoismonexcèsde«raison»parcequ’onpense,àtort,quele«raisonnement»,la«logique»etle«calcul»sontfroidsencomparaisondesémotions,pardéfinitionchaleureuses,etdoncplus«gentilles».Maisleraisonnementquiestmotivéparundésirdebienveillanceuniverselleetparlavolontédecomprendrelesbesoinsdeshommesetdesanimauxn’estpasfroiddutout,aucontraire!Sans

raisonnement,l’empathie,l’affectseraientprivésdedirection.Carcettedirection,cettevoieàsuivre,nes’imposepasd’elle-même.Ellesedécouvreànous,peuàpeu,lorsquenousmobilisonsnosfacultésderaisonnement.

Lapitién’estdoncpasaufondementdudroitnaturel?

Non, la pitié ne suffit pas. Elle ne doit pas être un critère dans nos choixmoraux à l’égard desanimaux.C’estunréflexequinemènepasdirectementàlanotiondedroits,nimêmeàlaconsidérationégaledesintérêts.Pourcela,nousdevonsfaireappelànosfacultésderaisonnement,àlaphilosophieparexemple.

Vous évoquiez l’amour sélectif des hommes pour les animaux. Généralement, l’homme rejettel’animalsauvageaussitôtqu’ilentreenconcurrenceaveclui.EnFrance,ontuelesoursetlesloupsqui dérangent les éleveurs, tandis qu’en Afrique ce sont les éléphants et les lions dont on sedébarrasse.Danscessituations,iln’estfaitaucuneplaceà«laconsidérationégaledesintérêts»,niauxdernièresétudessurlasouffranceanimale.Ons’entirealorstantbienquemalenréfléchissantàl’aideàapporteràcespopulations.Toutensachantquelesmesuresprisesneferontqueralentirlafinannoncéedelaplupartdecesespèces,tropencombrantesdésormaispourpartagerunterritoireavecleshommes…

Jepensequ’onpeuttraitercetypedeconflitsparlebiaisdel’égalitédeconsidérationdesintérêts.Ce faisant, ondégagerades solutionsdeviemitoyenne, auxcôtésd’animauxdits « àproblèmes», enFranceparexemple.Est-ilabsolumentnécessairedetuercesprédateurspoursauverdesvieshumaines?Non.Est-cequenouspouvonslaisser,parexemple,lesloupsetlesoursvoirseréaliserleurscapacitésdeplaisir et debien-être autant que les habitants humains sansmettre endanger la vie desuns et desautres ? Oui, etmême si cela coûte un peu plus cher à la communauté, parce qu’il faut fabriquer demeilleursenclos,disposerdeplusdechiensdeberger,indemniserleséleveurs,etc.Jenedispasqu’ilnefaillepas, parmoments, tuerunanimalparcequ’il constitueun réeldangerpour lapopulation locale,maisàmonaviscenesontpaslessolutionsalternativesquimanquent.Cequimanque,c’estlaprésencedecesdeuxprédateursdansnotresphèredeconsidérationmorale.

Noussommesaujourd’huiconfrontésàcettequestion:commenthumainsetanimauxvont-ilsvivreensemblesuruneplanètesurpeuplée?Pourlesanimauxsauvages,lescausesmajeuresd’extinctionetderéduction de leurs populations procèdent clairement de l’accroissement de la population humaine. Laseule façon de parvenir à cohabiter serait, pour nous, de ralentir puis d’arrêter notre croissancedémographique. Les animaux d’élevage sont moins problématiques. Nous leur allouons beaucoup deressources et d’espace dans l’agriculture, nous leur ménageons une sorte de niche écologique. Endevenant végétariens, nous libérerions ces ressources, et de l’espace pour nous-mêmes et pour lesanimauxsauvages…

Commentfait-onpourréduireunepopulation?

Onfaitensorteques’accroisseleniveaudevie,onassureàtousunaccèsàl’éducationscolaire,enparticulierauxfilles,ondonneplusdepouvoirauxfemmes.C’estainsiqu’onagitsurlaréductiondes

naissances.Lesfemmesaspirentàcontrôlerleurfertilitédanslesendroitsduglobeoùlescontraceptifssont rares ou absents, il faut donc les approvisionner enmoyens de contraception, et leur donner lesmoyensfinanciersdes’enprocurer.Parallèlement,ilfautlesmotiveràavoirdesfamillesplusréduites.

Quepèseunconceptphilosophiquefaceàladéterminationdecesmillionsd’humainsquituentchaqueannéedesmillionsd’animauxsauvagespoursurvivre,s’enrichir,parlebraconnage,lachasse,les trafics divers, la déforestation ? Démarche individuelle, réseaux organisés, industriels ou bienlobbies, lesresponsabilitéssontmultipleset ilsemblebien improbablequ’ellessoientperméablesàtoutcequenousvenonsd’énoncer.

D’abord,ilestévidentqu’ilestdifficiledesepréoccuperdusortréservéauxanimauxlorsquevousluttez chaque jour pour survivre. Le sentiment de sécurité individuelle, la sécurité de l’emploi et desrevenusrendentl’altruismeplusfacilesurceplan…Ensuite,nousnedevonspascomparercequepèseun concept philosophique avec les désirs de cesmillions de personnes impliquées dans lamort et letrafic d’autant d’animaux. Comment persuader les gens d’arrêter de massacrer les animaux quand onconnaîtlespuissantsintérêtséconomiquesquisoutiennentdepareillespratiques,telleestlaquestionquidemeureraàjamaissansréponse.Nousn’avonspaslesmoyensdedétournerdecesactivités,dumoinsdirectement. Nous devons d’abord prendre la mesure des intérêts des animaux ciblés et obtenir laconsidérationd’unepartiedelapopulationpourcesintérêts.Unefoiscesoutienobtenu,nouspourronsfairevoterdesloisinterdisanttelleoutelleactivité,etcemalgrélapressiondesgroupesd’intérêts.C’estcequis’estpasséenAustralieenmatièredechasseàlabaleine.Lachasseacontinuéjusquedanslesannées 1970, puis nous avons décidé, en tant que nation, que nous ne voulions plus participer à cemassacre.Laloiestpasséeendépitdecertainsintérêtsindustriels,etl’Australieestdevenueunevoixpuissantedanslecombatcontrelachasseàlabaleine.

Évolutionmorale

Avantdepasserlamoindreloi,ilfautdoncs’assurerdel’appuidelapopulation?

Oui, et il est nécessaire qu’elle croie à la valeur ainsi défendue. Pour imposer une loi et rendreillégaux le trafic, la chasse ou le braconnage d’animaux sauvages, la seule stratégie possible est desensibiliser l’opinion publique en vue d’obtenir son soutien. Souvent, il n’est pas nécessaire deconvaincre toute la population, une partie suffira. Lorsque les gens tuent pour de l’argent, legouvernementetlapressioninternationaledoiventmettreenplacedescontre-motivationséconomiques.C’estceàquoionassisteaujourd’huienAfriquepourrésoudreleproblèmedubraconnagedeséléphants.Pourattirer lapopulationlocalehorsducircuitdubraconnagede l’ivoire,onacréédesemploisdanscertainesréservesnaturellesafinquel’éléphantdevienneuneplusgranderessourceéconomiquevivantquemort.Maisnousnepouvonspasnousattendreàceque lesgens trèspauvres,dans les régions lesplusdésespérées,agissentspontanémentcontreleurspropresintérêtsetceuxdeleursfamillesenfaveurdeceuxdesanimauxqu’ilstuentpoursurvivre.

Quellequesoitlanaturedenosproblèmeshumains,iciouailleurs,laquestiondesanimauxsepose désormais partout. Pourquoi nous intéressons-nous davantage aux animaux aujourd’hui encomparaisondecesquarantedernièresannéesoùlefaitmêmedemontrerdel’intérêtpoureuxétaitjugésuperficieletmêmedéplacé?Qu’est-cequiachangé?

Jetiensd’abordàsoulignerquelevégétarismeetl’actiondesmouvementsdeprotectionanimalenerelèventpasd’unemode,commeleprétendentcertains,pasplusquelecombatenfaveurdel’abolitiondel’esclavagen’aété inspirépar l’airdutemps.Notreépoquesepréoccupedubien-êtredesanimauxcommeend’autrestempsons’estinquiétédusortréservéauxhumainsréduitsenesclavage.Mêmechoseconcernant l’antiracisme, le féminisme, le mouvement gay et les droits des enfants. Ces engagementsmarquent de réelles évolutions, des étapes sur la voie du progrès de l’humanité. Nous assistons là àl’élargissement progressif de notre sensibilitémorale, en tant qu’espèce. Lemouvement animal est enphaseaveccesautresgrandsmouvementsd’émancipationque jeviensd’évoquer.Et jem’attendsàcequelacausedelalibérationanimalecontinuedeprogresser.Jepensequ’unefoisinformés,lesgensontla possibilité et acquièrent la volonté de changer. Il faut surtout leur laisser le temps de prendreconscience,pours’engagerensuitesurlavoieduchangement.L’histoireestfaitedemomentsoùcertainessociétésontprisdesdirectionsnouvelles.

Avons-nousacquislesentimentd’unevulnérabilitécommune?

Ilestvraiquenousnoussentonsparticulièrementvulnérablesaujourd’hui,avecl’émergencedetousces problèmes liés à l’environnement, mais je ne pense pas que les gens rejoignent des groupes deprotection de la nature et cherchent à agir d’une manière ou d’une autre en vertu d’un sentiment devulnérabilitépartagéeaveclesanimauxexploités.Entoutcas,sicesentimentexiste,cen’estpasluiquiexpliquel’essordelalibérationanimaledepuisquaranteans.

PrenezparexemplelesgensquivivaientenEuropeilyacinqcentsans,dansdessociétésravagéesparlaguerre,lesépidémies,laviolence,lafamine:latendanceétaitaumillénarismeetauxprophétiesapocalyptiques.Lesgenssesentaientcertainementplusvulnérablesquenousaujourd’hui, ilscroyaientpourbeaucoupàlafinimminentedumonde,maisilsn’étaientcertainementpaspourautantprisparunsentimentdevulnérabilitépartagéaveclesanimauxdesfermes.Lesentimentd’uneterreécologiquementfragile,quiappellesoinetrespect,estpratiquementcontemporainduMouvementdelibérationanimale.Il est vrai aussi qu’il y a eu ce tournant importantdans laprisede conscience collective, lapremièrephotographiedelaTerrevuedepuis laLune,commesinousétions tousdanslemêmebateau,ou,pluslittéralement, sur une Terre limitée, flottant ensemble dans un espace inhabitable. Mais si les deuxmouvements présentent des similitudes et sont plus ou moins synchrones dans l’histoire, je pensesincèrementquelalibérationanimaleparticipedavantagedel’élargissementdenotresensibilitémoraleenvers des animaux sentants que du sentiment d’une vulnérabilité commune. Cela étant, il existe unphénomènebienconnuenpsychologiequiestque,lorsqu’unecertainemassecritiquedelapopulationarejointunecause,ildevientplusfacilepourlesautresd’yadhérer.Beaucoupdemouvementsprogressentainsi.Plusçaira,moinslesgensaurontlesentimentdeprendrelerisqued’êtreridicules–voiretraitésavecméprispourleurschoixéthiques,ouquandilsaffirmentqu’ilséprouventdelaconsidérationmoralepourlesanimaux.Puisunjour,jel’espère,latendances’inverseraetserontalorsdésignésdudoigtceuxquimanquerontderespectauxanimauxsentants.

Inclure les animaux dans notre sphère morale et leur accorder des droits contribuent donc

pleinement, selon vous, à la diffusion de ces nouvelles valeurs indispensables si l’on veut faireprogresserlemondeversplusdejusticeetdesolidarité?

En effet. Accorder de la considération morale aux animaux constitue un moyen d’améliorer lasociététoutentièreetdenousaméliorernous-mêmes.Leprocessusd’émancipationestaumoinsenpartieuneaffaired’empathie,etjepensequelafacultéd’empathieaétéutilepourquenousnousapprivoisionslesunset lesautrespar-delà les frontièresdeclasses,deraces,deculturesetdepays,etqu’ellepeutdésormaisêtreétendueauxanimaux.Historiquement,c’est lacompréhension intellectuelledecommentsont les « autres » qui nous a aidés à éprouver plus d’empathie et de compassion à leur égard, et cemalgrélesdifférencesapparentes,qu’ellessoientculturellesouethniques.

Aujourd’hui,c’estencomprenantintellectuellementquelesanimauxpeuventeuxaussisouffrir,etennous imaginant à leur place, que nous pouvons compatir sur le plan émotionnel, réagir et interagir enconséquence.Àcepropos,remarquonsquelemécanismeenvertuduquelévoluentlesmœursetl’éthiqueestassezfascinant.UnpenseurdesLumières,parsimpledéductionraisonnée,conclutqu’ilesttotalementinjustifiédetraiternossemblableshumainsenesclavessousprétextequ’ilsn’ontpaslamêmecouleurdepeau.Quelques décennies ou siècles plus tard, cette idée a battu en brèche cette espèce de révulsionviscéraleressentieparlapopulationpours’imposeràtouscommeunréflexe.Notreréactionnefaitplusappel à la raison, elle est devenue un élément de base de notre répertoire émotionnel, de notre«empathie»–etildevientalors«impensable»,«immoral»,«grotesque»,«inhumain»desongeràesclavagiserquiconquepourquelqueraisonquecesoit,alorsquejadisc’étaitunepratiquecourante.

Noussommesdevenusmeilleursquenousl’étionsauparavant?

Oui.Notremoralitén’acesséd’évoluer,noussommesdesêtresplusmorauxquenousl’étionsauxoriginesdel’espèce.Cetteévolutionn’estpasrécente,mêmesilesLumières,etlesdroitsdel’hommeenparticulier,yontbeaucoupcontribuéaucoursdestoutdernierssiècles.Çaaétéunprocessusprogressif.

Noussommesdesêtresplutôtégoïstesaudépart,maisnousavonsaussiuneétonnanteprédispositionàl’altruisme.Ilnousafallufranchirdesétapesprécisesaucoursdelalonguehistoiredel’humanitépourdéveloppercettecapacitédecoopération.Nousavonsdûpetitàpetitincluredanscettesphèremoralelesautresclans,puislesautrescités-États,puislesautresnationsetainsidesuite,jusqu’àyincluretouslesêtreshumains.Cetteextensiondelasphèremoraleàl’ensembledelafamillehumaines’estaccompagnéed’un accroissement de l’altruisme et d’une intolérance grandissante pour la cruauté gratuite et lechâtimentcorporel.Pourparveniràceniveau,jepensequenousavonsempruntéunesorted’«escalatordelaraison».Inclurelesanimauxdansceprocessusd’évolutionmoraleseraitunesorted’aboutissementremarquable,nouspourrionsdevenirdesêtrespluspacifiés,moinscruelsetencorepluscompatissants.

C’est un bénéfice potentiel pour les humains, quels qu’ils soient, de se soucier des animaux nonhumains.Aucoursdelalongueévolutionquenousavonsconnue,noussommespassésprogressivementd’uncomportementmoralréservéàlafamilleprocheoriginelleàuncomportementmoralsusceptibledes’appliquer au reste de l’humanité.Mais il reste un pas très important à franchir : le spécisme.Nousdevons inclure les animauxnonhumainsdanscette sphèremorale.Commentprocéder?Nouspensonstropsouventque,seul,onnepeut rienchangeraudevenirdesenfants,deshommesoudesanimauxen

détresse.Alors,àquoibon?Cesentimentd’impuissanceestenfaituneillusion,unpiègequenoustendnotrepsychisme,etilfautenêtreconscient.Tousceuxquisontdevenusvégétariensouvégétaliens,ouquiont milité pour la libération animale ou consacré un peu de leurs moyens pour tenter de réduire lapauvreté sur la terre, ont participé à améliorer cemonde– et ce dernier est aujourd’hui, grâce à eux,différentetmoinscruelqu’ilnel’auraitétés’ilsn’avaientrienfait.

Otagesducommerce

Querépondrealorsauxcenseursquicontinuentdedirequ’ilexistedescombatsautrementplusnoblesàlivrerquededéfendrelacausedesanimaux?

Aux États-Unis et dans lemonde anglophone en général, ainsi que dans le nord de l’Europe, leMouvementdelibérationanimaleestpristrèsausérieux.Lacensurequevousévoquezdevientdeplusenplus rare. Le végétarisme moral est largement accepté et n’offusque que très peu de gens. Dans cesconditions,onpeutdirequeleMouvementdelibérationanimaleestperçucommeétantaussinoblequelesautresmouvementsd’émancipation.J’entendsqu’enFranceonyqualifieparfoismesproposetceuxdu mouvement tout entier comme d’extrême droite, eugénistes parfois aussi. La France constituel’exceptionàtraverslemondeetnonlanorme.Danslesannées1970,auxÉtats-Unis,c’étaitpareil.Lespremièresréactionsàmonlivreontétéfranchementnégatives.Lesgensontcommencéparridiculiserlemouvement et moi avec, y compris dans les rangs de la gauche en disant que c’était une cause debourgeois soucieux de détourner l’attention de la lutte des classes. Pourtant, à ma connaissance, lagauche,historiquement,s’estvouluelaprotectricedesfaiblesetdesopprimés,animauxcompris.Prenonsl’Angleterre,c’estsousleLabourPartyquelachasseaurenardaétéinterditeetcesontlesTories,dedroite,quiveulentl’autoriserànouveau!LeMouvementdelibérationanimalefaitpartieintégranteduprojetdelagauched’aiderceuxquisontsanspouvoircontreceuxquisontaupouvoir.

DansOneWorld:theEthicsofGlobalization(Unseulmonde:l’éthiquedelaglobalisation),vousavezdresséunétatdeslieuxinquiétantsurl’attitudedel’Organisationmondialeducommerce(OMC)faceauxdispositionsrelativesà laprotectionanimale.Pourriez-vousexpliquerenquoietcommentl’OMCconstitueunobstaclesurlavoieduprogrèsenmatièredeprotectionlégaledesanimaux?

L’OMCaconstituéunebarrière lorsqu’ils’estagi,parexemple,d’exigerdesflottesdepêchequiattrapentdu thondenepas tuerdesdauphinsoudecellesquipêchent lescrevettesdenepas tuer lestortues de mer. Il aurait pourtant suffi à l’OMC de déclarer que ces restrictions, lorsqu’elles sontimposéesparlesÉtats-Unisàl’importationduthonoudescrevettes,sontinvalides,demanièreàassurerlarégulationdulibre-échangeàceniveau.Depuis,onacommencéàtrouverlemoyendecontournercesbarrièresetàmettreenœuvredestechniquesdepêchealternativesquinemettentenpérilnilesdauphinsni les tortues. Le problème est que l’OMC ne reconnaît pas les différents procédés qui mènent à lafabricationd’unproduit:elleneconsidèrequeleproduitfini.

L’Europe,desoncôté,pourraitconnaîtrelemêmetypedeproblèmesaveclesœufs.LesEuropéensappliquentuncertainstandardencequiconcernelespoulespondeuses:ellesnepeuventêtremaintenuesdansdescagescommeelleslesontencoreauxÉtats-UnisouenChinesansquelesindustriessoientpourautantpénaliséesparl’OMC.Laquestionestdoncdesavoirsil’Europepeutbannirl’importationdecesœufsenprovenancedesÉtats-UnisoudelaChine.Personnellement,jepensequel’Europedevraitavoirledroitd’eninterdirel’importationpourdesraisonséthiques.L’Europedevraitpouvoiravoirledroitdeprendrepositionquantàlamoralitédesconditionsdeproductiondesanourriture.Etjesouhaiteraisque

l’OMCreconnaisselavaliditéd’uneéventuelleinterdictioneuropéenneprononcéesurunebasemorale.Maisleprécédentdesdauphinsetdestortuesn’estpasdebonaugure.L’OMCestextrêmementpuissante.Aucun pays ne prendra le risque de semettre l’organisation à dos. Si vous imposez une interdictiond’importation, le pays contre lequel vous avez agi est autorisé à imposer à son tour des sanctionsd’échange survosproduits.Si l’Europe,par exemple, interdisait l’importationd’œufsqui auraient étépondusdansdesconditionsimmoralesdupointdevuedespoulespondeuses,etquelesÉtats-Uniss’enplaignent auprès de l’OMC, on peut supposer que celle-ci reconnaîtrait que l’Europe est en tort, enconséquencedequoi lesÉtats-Unis auraient toute latitudepourdresserdesbarrièresd’échangecontrecertains produits européens. Et les industries européennes feraient alors sans doute pression pour quel’Europeretiresoninterdictionsurlesœufsaméricains.

L’Unioneuropéenneet leConseildel’Europeont jouéunrôleimportantdansl’élaborationdecertains textes protégeant les animaux. Les sanctions punissant lamaltraitance ont été renforcées,cependantl’applicationdecesmesuresdansleslégislationsdechaquepayssemblelaisseràdésirer.

L’Union européenne a un rôle très important à jouer. Ces règlements sont-ils réellement suivis,respectés ?Sur le long terme, jepenseque les lois seront appliquées.Bien sûr il y ades exceptions,l’Unioneuropéennecouvreunterritoireimmense,etilestdifficiledefairerespecterdesloisà100%.Celaprenddutemps.Laplusrécentedecesloisconcernelesconditionsdeviedespoulespondeuses.Depuisle1erjanvier2012,dateàpartirdelaquellelaloienquestionestentréeenvigueur,beaucoupdepoulesnebénéficientpasencoredesnormesnouvellementadmises,soitenviron90millionsdepoulessuruntotalde400ou500millions.Enmêmetemps,cenombrenecessedediminuer,cequiveutdirequela loi est appliquée. Il est littéralement impossible pour une grosse production de contourner laréglementation.

Nousdisposons,enFrance,deloisquipunissentlacruautéenverslesanimauxjugéssensibles,etpourtantl’industriedufoiegrasseperpétueencontradictionaveccelles-ci…

Si l’onveut interdire le foie gras, il faut que la décisionviennede l’Europe, à l’instar de la loicontrel’élevagedesveauxencaissonsisolés4.Ilyfaudrad’abordlamobilisationdeplusieursÉtats.Etlasuitedemanderadesannéesavantdesemettreenplace.

Onpointedudoigtl’élevageindustrielpourvaloriserl’élevagetraditionnelparceque,danscecas,dit-on,unevraierelations’installeentrel’hommeetl’animal.Maisdevient-illégitimedetuerunanimalpourlemangerparcequ’ilaétéélevésanssouffrance?

Dupointdevuedel’animal, lesdeuxsituationsn’offrentpasdecomparaisonpossiblesi,danslaseconde hypothèse, ses conditions de vie sont vraiment optimales et si son abattage ne présuppose nitransport à l’abattoir, ni stress, ni douleur.Mais je reste ambivalent sur la réponse à apporter à cettequestionquevousposez.Carl’argumentimplicitementavancéiciestlesuivant:sil’éleveurnetuepasl’animal,alorsiln’aaucunemotivationéconomiqueàl’élever.Maislamiseàmortd’unindividupeut-elleêtrejustifiéeparlanaissanceetl’arrivéed’unnouvelindividuquisauras’épanouiretjouirdelavie

dans lesdites conditions optimales ?C’est peut-être la question la plus difficile à laquelle jeme suistrouvéconfrontéenmatièred’éthiqueanimaleappliquéeàl’élevage.

Danslaréalité,personnellement,jenemangepasdecesproduits.Jepensequ’ilseraitplussimpleque l’on cesse tout simplement demanger des animaux. Et je rappelle à nouveau que l’impact sur leréchauffementclimatiqueseraiticidécisifetdevraitnousinciteràtrancherenfaveurdeladisparitiondel’élevage,si«humain»et«traditionnel»soit-il.Carnilebonheurduruminantnil’absencedeprédationsauvage, en dépit de ce qu’avancent certains, ne contribuent à réduire les émissions de gaz à effet deserre.Quiplusest,et jepensequec’est importantdelesouligner,cesont lesanimauxquiontuneviemeilleureetquisontélevésenpleinepâtureetnourrisaufoin,commedanslecasdesélevagesextensifstraditionnels, qui émettent le plus deméthane à effet de serre, du fait de leur régime alimentaire – encomparaison avec les animaux élevés en batterie. La nouvelle n’est bonne ni pour les producteurs deviande,nipourleslocavoresmangeursdeproduitsbiopensantfaireunebonneactionpourlaplanète…

Maintenant,dupointdevuedubien-êtredel’animal,jerestepartagé,jel’aidit,surlaquestiondesavoirs’ilestacceptablede tuerunanimalaprès luiavoirassuréunebonneviedans lamesureoùsamise à mort pourrait tout de même pérenniser une pratique qui donne vie à plein d’individuspotentiellementheureux…Cette idéequ’onpriverait lesanimauxdomestiquesdevieencessantde lesélevern’estpasnouvelle.Maiscelarevientàdireque lescochonsbénéficientdenotreamourpour lebacon…

Àl’écoledelavie

Ilestsouventadmisquelesanimaux,enélevagetraditionnel,viventenosmoseavecleséleveursdansunesortederelationdetravail…

Onpourraitrétorquerquelesanimauxd’élevagesontdansl’incapacitéd’endécider,dedébattredelaquestiondesavoirs’ilsnepréféreraientpasnepasvivredutoutqued’avoiràsupporteruneexistencedéfinieparletravailouparl’asservissement.Maisici,encoreunefois,ilimported’aborddeconvoquerlaquestiondelasouffrance.Cesanimauxsouffrent-ilsdanscetterelationde«travail»avecleshommes,oui ou non ?Àmon avis, une vache qu’on insémine chaque année et à qui l’on retire son veau à lanaissancepourqu’ellecontinuedeproduiredu lait,quecesoitdansuneferme industrielleoudansunélevagetraditionnel,elleendurelamêmesouffranceliéeàlaséparationd’avecsonpetit.Sansparlerduveau qu’on envoie à l’abattoir. Je ne pense pas non plus que les chevaux, les chèvres, les moutonspuissent avoir une existence dépourvue de souffrances dans quelquemilieu agricole que ce soit, saufpeut-êtredansdetrèsraresfermesoùsontappliquéesdesnormesdebien-êtreexceptionnelles.

DavidEdwardSelby,professeuràlafacultéd’éducationdel’universitédePlymouth,enGrande-Bretagne, suggère de réformer les écoles pour y enseigner de nouvelles valeurs susceptibles « derattacher les préoccupations environnementales aux questions du développement, aux droits del’hommeetdel’animal,àlapaixetàlajusticesociale».Qu’enpensez-vous?

1.2.

3.4.

Lesécolesontungrandrôleàjouerdanslesdiscussionssurl’éthiqueengénéral,qu’ils’agissedudroitanimal,delajusticesocialeoudelapauvretédanslemonde.Etlestatutmoraldesanimauxdoitavoirsaplaceaumêmetitrequel’écologieoulecivisme.C’estévident.

Finalement,vivreenpaixaveclesanimaux,celarelève-t-ilounondel’utopie?

Nous sommesdans l’ensembledemeilleurshumainsquenousne l’étionsauparavant, etdansnosrapports avec les animaux, nous avons toute latitude pour continuer de nous améliorer, continuer àéprouverpoureuxdavantagedeconsidérationmorale.Jecroisauprogrèsdel’entendementhumain.

FondéparRichardRyder.Animals,MenandMorals,unrecueild’essaissurlesdroitsdesanimaux,sousladirectiondeRoslindetStanleyGodlovitch,etJohnHarris,membresdugrouped’Oxford.Ce groupe d’étudiants en troisième cycle de philosophie à l’université d’Oxford avait soulevé le problème des droits des animaux etmilité contrel’élevageindustrieletlachasseauxloutres.«Worsethingshappenatsea:thewelfareofwild-caughtfish»,disponiblesurwww.fishcount.org.uk.Pendant longtemps, les veaux étaient séparés de leurmère dès la naissance puis plongés dans l’obscurité et élevés dans des cases individuelles à l’intérieurdesquelleslesjeunesanimauxnepouvaientpasseretourner.L’Europeaimposédeuxdirectives,en1992et1997,poursubstitueràceprocédéunecasecollective.

Lesanimauxconsidérés

parÉlisabethdeFontenay

D’abord assistante du philosophe Vladimir Jankélévitch, puis maître de conférence à laSorbonne,ÉlisabethdeFontenayaensuiteentreprisunevéritablecritiquede laraisonmoderneenrevisitantlaphilosophie,responsabled’avoirérigédepuistroplongtempsunelignedefractureentrelesbêtesetnous.Elleestl’unedestrèsraresphilosophesàavoirouvertsadisciplineàlaquestiondel’animal. Dans l’un de ses ouvrages les plus marquants, Le Silence des bêtes (1998), elle met enlumièrelesrapportsentreleshommesetlesanimauxsousl’angledelaphilosophieoccidentale,desprésocratiquesauxpenseurscontemporains,révélantcommentlatraditionafaitdel’hommeunéluetdel’animalunemachine.C’estdoncàladéconstructiondesmodesdedifférenciationdel’hommeetde l’animal qu’elle s’est attelée, et c’est en sa qualité de philosophe spécialiste de la conditionanimalequ’elle soutientqu’il ne saurait yavoird’avenirpour l’humanité sansunnouveaucontrataveclesanimaux,etqu’ils’agitlàd’unequestionpolitique.

ÉlisabethdeFontenaynecraintpasdeheurterparl’exposédesescontradictions,aucontraire,elleentretientlesparadoxesdanslamesureoùelleypuisematièreàdemeurerenéveil.Parexemple,si elle se situephilosophiquementducôté de la théorie darwinienned’une continuité biologique etpsychiqueentreleshommesetlesbêtes,elleserefuseàdirequel’hommen’estqu’unanimalcommeunautre.De sonpoint de vue, l’espècehumainepossèdeune singularitéque l’animaln’apas, uneaptitudeaulangagequiluidonnelapossibilitédesedéfinir«espèceparmilesespèces».Maisplutôtqued’en tirerargumentpourdiminuer labêteet l’asservir,elles’attacheà l’inverseàreconstruireunedifférencehumainequisesoucieraitàlafoisdel’humainetdel’animal,quinejoueraitpasdesasupérioritéetsemontreraitresponsable.

D’ailleurs aumot « respect », conceptmoral proposé parKant pour opposer une fois de plusl’animalàl’homme–cedernierétantleseulàpouvoirprétendreêtrerespecté–,ellepréfèredeloinl’idée d’une obligation envers les bêtes. Sans cesse elle relance la réflexion, ne s’épargne aucuneconfrontation avec les idées qui lui ont été opposées, elle qui voudrait que l’on prête davantageattention à la souffrance animale, que soient condamnés les systèmes qui les exploitent, que l’onconsommemoinsdeviande,queledroitdesanimauxsoitdéfendu,enparticulierundroitdesespèces–quinerelèvepasd’unesimpleextensiondesdroitsdel’hommeauxanimaux,idéeaveclaquelleellen’estpasd’accord.

Est-il légitimed’affirmerqueleshumainssontcoupablesdegénocidequandilsmassacrent lesbaleines, exterminent des espèces entières ?Élisabeth deFontenaypense surtout quenous sommesblâmables lorsque, regardant dans les yeux un animal qu’on mène à la mort, nous passons notrecheminennousdisantquecen’estjamaisqu’unanimal.Profondémentmeurtrieparlegénocidedesjuifsaucoursduquelunepartiedesafamillevadisparaître,ellen’aeudecesse,toutaulongdesavie, de donner la parole aux êtres vulnérables confinés au silence, hommes et animaux.À ceux quis’offusquentqu’elleassociecesdeuxthèmesderéflexion,ellerépondquec’estpourtantlàlavéritéde son cheminement intellectuel.Elle défendaussi l’idée quenous avons des devoirs à l’égarddessans-défense et des sans-parole, qu’ils soient humains ou animaux, et que cette éthique-là doits’ouvrirsuruneactionconcrète,enl’occurrencecelledudroit.

Lerapportqu’ÉlisabethdeFontenayentretientaveclesbêtesacependanttoujoursétéjoyeux:un compagnonnage quotidien dans l’enfance avec des chiens, des vacances à la ferme, uneobservationdelachassequepratiquaitnaguèresonpère–ellen’étaitpasrévoltéealorscommeellel’est aujourd’hui par cette pratique –, le goût de l’équitation. Ce n’est que bien plus tard que lasouffranceetleregarddesbêtesmuettesl’inciterontàs’engagertotalement.

ÉlisabethdeFontenayestactuellementmaîtredeconférencesémériteàl’universitéParis-I,elleanimeuneémissionderadioconsacréeauxanimaux«Vivreaveclesbêtes»,surFranceInter.

Lanaturedeshommes

Comment,selonvous,penserlesdifférencesentreéthiqueanimaleetphilosophiedel’animal?

D’abord lanotiond’éthiqueanimalen’aaucunsenspour laphilosopheque jesuis.CommeleditLamartine :«Onn’apasdeuxcœurs, l’unpour l’homme, l’autrepour l’animal…Onaducœurouonn’en apas. » Il n’y apasdeuxéthiques, l’une animale, l’autrehumaine, il y a éthiqueou il n’y apaséthique. Cette position implique, évidemment, de conduire une critique fondamentale de la traditionéthique occidentale, de la déconstruire afin qu’elle prenne en charge aussi bien les animaux que leshommes, qu’elle cesse de réserver le respect aux êtres humains et de traiter ou de laisser traiter lesanimauxcommedeschoses.Cequim’importe,enpremier lieu,cen’estpas le scandaleéthique,c’estd’une part l’expérience de l’Être, la confrontation à cette énigme ontologique qu’est la présence d’unanimal.Cedont seuls les écrivains, et surtout lespoètes, savent rendre compte.Voir surgiruncerfous’envolerunfaisan,sesentirregardéparunchienquinevousdemanderien,apprivoiserunhérissonpourlevoirvivresavieloindesroutes,sentirlechevalqu’onmonteheureuxdelapromenade.

D’autrepart,cequim’importeprioritairement,c’estledroit,celuideshommes,quiexiste,etceluidesanimaux,quin’existepasencorevraimentetqu’ilfautinstituer.Pourmoi,cequ’onappellel’éthiquene trouve pas où se loger entre l’ontologie et le droit. De surcroît, l’anti-humanisme que manifestel’éthiqueanglophone,danssacomposanteutilitaristesurtout,mechoquequandellenoussoumetàcettealternative:sil’onfaituncalculgénéraldesplaisirsetdespeines,ondoitpréférerlavied’unanimalintelligentàcelled’unenfanthandicapé.Elles’appuiesurleconceptdespécismeoud’espécismedontelle fait l’analogue du racisme et du sexisme, ce qui me choque, je l’ai dit, intellectuellement etpolitiquement.

Enquoicetteanalogieentrespécismeetracismevousdérange-t-elle?

D’abord, je n’aime pas trop cette manière empiriste de procéder par examen de cas etd’alternatives:dequisedébarrasse-t-on,del’enfanthandicapéouduchien?Ensuite,jen’appréciepasqu’onpenseparassimilation,paréquation,par réductionaumême.Onsebatmieuxquandonappellel’adversaire par son propre nom et qu’on le définit par son propre concept. On ne peut pas mettremoralementetjuridiquementsurlemêmeplanleshommesetlesanimaux.

Vouscontestezdonclapertinencedel’antispécisme?

Oui,parcequedusavoir,dessavoirsàlapratiqueouàlaconduite,onnedoitpasenchaînersans

médiation,sansprécaution:lapratiqueneseréduitpasàunesimpleapplicationdelathéorie.Jerefusede déduire une obligation (traiter les animaux aumême titre que les hommes, être antispéciste) d’unedonnée scientifique (la parenté de différentes espèces confirmée par la théorie synthétique del’évolution). Je fais mien à cet égard le mot du philosophe Paul Ricœur (1913-2005) à Jean-PierreChangeux:«Cen’estpasdansvotrechampquel’onsaitcequesignifieévaluerounormer.»

Commentdéfiniriez-vouscequ’estunhomme?

Unhumain?Jediraisquec’estunnœuddequestionsdèslorsqu’onrenonceàledéclarermaîtreetpossesseurdelanatureetàfairedeluilechef-d’œuvredel’évolution.Mais,sivousmemettiezaupieddumur,jerépondraisdefaçonminimaliste:unhommeestunvivant,naissant,jusqu’ànouvelordre,d’unhommeetd’unefemme,quiestnomméetquinomme,unvivantenlequeletparlequels’articulentlevoir,lenommer,l’appeleretlerépondreàl’appel.DanslaGenèse,écritlephilosopheJacquesDerrida,Dieufaitvenirlesanimauxpourvoircommentl’hommelesappellera,ettoutsepassecommes’ilvoulaitàlafois « surveiller, veiller, garder son droit de regard sur les noms qui allaient résonner, mais aussis’abandonneràlacuriosité,voireselaissersurprendreetdéborderparlaradicalenouveautédecequiallaitarriver,parl’événementirréversibled’unenomination1».

J’aime beaucoup cette façon derridienne d’interpréter tendrement la liberté donnée par Dieu àl’hommeAdamdenommerlesanimaux,àl’inversedesdéfenseursdelacausedesbêtesquionttoujoursvu dans ces versets l’origine dumalheur animal.Maintenant, il est vrai que les bêtes communiquent,possèdentunlangage.Lesgrandssinges,enparticulierceschimpanzésetbonoboshumanisésàquil’onaapprislelangagedessignes,sontcapablesdenommerleschosesetlesêtres.Biensûr,ilsdisposentdeconcepts,de signesetde schèmesqui font senspoureuxet ceuxqui communiquent aveceux.Mais ladifférenceentrecetypedelangageetlenôtrerésidedanslecaractèreexclusivementhumaindesmodesdéclaratifetconversationnel.

Lesétudessurlesfacultéscognitivesdesgrandssingesnousontpourtantmontréqu’ilsétaientcapablesdeconverseràleurmanière,qu’ilsétaientégalementdouésdemétacognition(«jesaisquejenesaispas»),commedurestelesratsetlesdauphins…

MêmesiFransdeWaalamontréqueleschimpanzésétaienteffectivementcapablesd’unecertaineintersubjectivité,qu’ilssereprésentaientdonccequesereprésentel’autreetpouvaiententenircompte,onnepeutpasnierquel’empathiehumaineestsanscommunemesureavecl’empathieanimale,mêmesielleendérive.Parailleurs,j’ajouteraisquecequimeparaîtlemieuxsoulignerladifférencedel’hommed’avecl’animal,etquicaractériselelangagehumain,c’estlanotiondeperformativité.Surlastructureprofonde de la double articulation du langage humain s’est greffée une capacité faisant défaut auxprimates non humains : le langage déclaratif, la parole prise en vue de donner de l’information. Enlinguistique, on parle de locution performative : une affirmation qui constitue simultanément l’acteauquelelleseréfère,unquecelasoit!Parexemple,quandunprésidentdeséancedéclare:«Laséanceestouverte.»

Lasingularitéhumaine

Laparoledevientacte…

C’estcela.Uneparolequiestunacteentrealorsdansl’ordredeschosesettrouvelepouvoird’agirsur leréel,dele transformerpar lefaitmêmequ’elleestproférée.Commeundemescollègues,Jean-LouisLabarrière,l’amontréàproposd’Aristote,onpeutdirequecequimanqueenfindecompteauxanimaux,c’esttoutcequiatraitàlacroyance,àlapersuasion,àl’adhésion,àlarhétoriquedonc.S’ilsusent d’une certaine capacité de raisonner, ils ne disposeront jamais du discours, de la possibilité deprendre la parole. C’est là un registre où logique et linguistique s’articulent pour constituer l’espacepublicethumaindeladélibération.Enfait,ceseraitl’éthico-rhétoriqueplusquelerationnelquiferaitlaspécificitéde l’humain.Et l’onaccorderaquecettesingularitéhumainen’ariendemétaphysiquenidethéologique!

Maisondoitencoreaborderlaquestiondelasingularitéhumaineselonuneautreperspective,celledel’anthropologie.MauriceGodelieraccordesansréticenceauxprimatesvivantenbandesmultimâlesetmultifemellesl’imaginaire,lesymboliqueetl’aptitudeàlatransmission.Ilreconnaîtque,enl’absencedelangage articulé, ils disposent de signes corporels environnementaux qu’ils interprètent, qui font senspour eux-mêmes et pour les autres, qui autorisent une représentation du virtuel et organisent l’action.L’anthropologue avance pourtant que les comportements de réconciliation analysés par Frans deWaalmontrent, à l’inversedeceque lesprimatologues leur font dire, que les primates vivant enbandesnepeuventmodifier la structureglobaledes rapportspropresà leurespèce.Alorsque le langagehumainpossède la capacité de réaliser deux opérations. La première consiste dans le fait de chercher uneexplicationàl’originedeschosesetdesoi-même.Lasecondeàsedonnerunereprésentationglobaledesprincipesd’organisationdelasociété,cequipermetauxhumainsnonseulementdevivreensociété,maisde créer de la société pour vivre, c’est-à-dire de produire de nouvelles matérialités et de nouvellesidéalités.Cequicaractériseraitdoncl’émergencede l’espècehumaine,outre lapertede l’œstruset ladécouvertedu feu,c’estcettecapacitéde transformer la sociétéqui s’estexprimée,pour reprendreunexemplequedonneGodelier,par lanuitdu4août1789,par l’abolitiondesprivilègesde lanoblesse.Sansremettreenquestionlacontinuitéentrel’hommeetl’animal,jedisdoncquecepouvoirqu’ontleshumains de se « déclarer » en tant que membres d’une communauté, d’une cité, se confond avecl’affirmation d’un « genre humain », irréductible à une espèce. Une phrase du poète et écrivain juifautrichienErichFried(1921-1988)résumebiencettesingularitéhumaine:«Unchienquimeurt,etquisaitqu’ilmeurtcommeunchien,etquipeutdirequ’ilsaitqu’ilmeurtcommeunchienestunhomme.»C’estlecommequiestdécisifdanscettephrase,àsavoirlepouvoirdedécollerdel’icietdumaintenant,d’effectuerundéplacement,des’exprimerparunemétaphore.Lelangagearticuléadéveloppéàl’infinilemondedusymbolique.

Le1%quirestesurles99%quenousavonsencommunaveclechimpanzéfaitdonc,selonvous,touteladifférence?

LepaléontologueStephenJayGould(1941-2002)relèvequelessociétéshumainessetransformentselonuneévolutionculturelle,quifonctionnesurunmodelamarckiendetransmissiondel’acquis,voirepar révolution, et non sous l’effet de modifications biologiques. Chez l’homme en effet l’hérédité

exogène,latransmissiond’informationspardesvoiesnongénétiques,renduepossibleparlelangageetportéeparleprocessusépigénétique,revêtautantd’importance,sinonplus,quecequiestprogramméparl’ADN.Nousdétenonsdonc l’avantageunique, parmi les vivants, de relever aussi d’une évolutiondetype lamarckien, d’une transmission massive de l’acquis, qui possède une relative autonomie. C’estpourquoil’apparitionduprescriptif,del’injonctifnesauraits’expliquerparunesimpledérivation.Pourrendrecomptedeladéviationhumaine,ilfautenpasserpardesubtilesetréflexivesmédiations,pardesanalysesfineset,auboutdecompte,parunvéritablechangementdeterrain:celuidel’ethnologie,nonréductibleàl’éthologie,celuidelasociologie,nonréductibleàlabiologie,etceluid’unepsychologiequineserestreintpasauxneurosciences.

Pourtant, biologiquement parlant, les humains sont des grands singes, on ne peut pas aller àl’encontredelaplacequel’onoccupedanslanature,indépendammentdecequelacultureafaitdenous.

Non, les humains ne sont pas seulement oumême pas du tout des grands singes.Aristote nous aappris que, pour définir quoi que ce soit, il faut examiner d’abord le genre proche, puis la différencespécifique:cen’estpaslàfairedelamétaphysique,c’estprocéderavecméthode.Aussidoit-onsinonopposer lesperspectives,dumoins lesdistinguer.Jenedétesterien tantquelesdérivesnaturalistesetréductionnistesdelasociobiologie,jedéfendslesdroitsdel’histoire,delasociologie,del’ethnologiecontrel’éthologiehumaine.Certainspromoteursdela«personnalitéanimale»,quitendentàdéniertropcomplaisamment l’exception humaine, ont d’ailleurs un lourd passé antidémocratique. Mon maître enmatièredezoologieetdedémocratie,d’histoirenaturelleetd’histoirepolitique,estStephenJayGould,l’auteurdeLaMal-Mesuredel’homme.

L’emploiduterme«animaux-humains»nedoitpasalorsvraimenttrouvergrâceàvosyeux?

L’emploi systématique de cette expression est contre-productif, car elle n’a de pertinence que dupointdevuedel’évolution,ellen’impliqueaucuneobligationmorale,etellevexeinutilementbeaucoupde ceux que nous appelons par ailleurs à repenser leur rapport aux animaux et à s’éveiller à laresponsabilité.Encoreunefois:lesanimauxsavent-ilscequec’estquerépondrede…?

Pourquelleraisonle«ProjetGrandsSinges»dePaolaCavalierietPeterSinger,lequelconsistedoncàétendrelesdroitsdel’hommeauxautresprimates,voustrouble-t-il?Craignez-vousparlàquel’on«offense»legenrehumain,pourreprendreletitredel’undevoslivres?

Oui, dans un premier temps, je redoute de vexer inutilement les hommesde bonne volonté.Maissurtout,jenecomprendspaspourquoiilfaudraitrecouriràl’énormedispositifdesdroitsdel’homme,cequ’onappelle«lesdroitsfondamentaux»,droitsàlavie,àl’intégrité,àlaliberté,àl’égalitéetl’étendreaux grands singes ou aux animaux en général. La mise en équivalence du spécisme et du racismefonctionneiciàplein,etvoussavezquejelarécuse,mêmesijeneniepasquecertainsanimauxetnous-mêmes,humains,appartenonsàlamêmecommunautédespatientsmoraux.Maisnousn’avonspasbesoindececonsidérableappareiljuridiquepoursoustraireleschimpanzés,gorilles,orangs-outansetbonobosà l’expérimentation, à la destruction de leurs territoires par la déforestation et au braconnage. Il ne

faudraitpasquelarévélationdeces99%degènescommunsnoustournenarcissiquementlatêteetquenousenvenionsàléser,paruneréclamationexorbitante,d’autresanimaux,enparticulierlesdauphins,etpourquoipaslesrats,quisontsiprochesdenous.

Leslarmesd’Africa

Vousdonnezvotrepréférenceàundroitparespèce?

Seuls les partisans de l’égalité morale de tous les vivants sensibles, donc les abolitionnistes,refusentcettepriseencompteréformistedesdifférencesdedegrés.Ilexisteunehiérarchieanimale,etcen’estpaspenserenféodalmaisenréalistequedelereconnaître.Cettegraduationetcettediversitédansla complexité, le fait que certains êtres vivants ont été construits avec une plus grande quantitéd’informations génétiques ou qu’ils sont capables de traiter une plus grande quantité d’informationsmémorielles, sont le résultat de l’évolution des espèces. Cette reconnaissance, fondée sur la science,devrait,dansl’attributiondesdroits,justifierundifférentialisme.

Ilestcependantuncritèrequiprésenteuncaractèred’universalité,c’estl’intégrité,etjereprendsiciles analyses lumineuses de Catherine et Raphaël Larrère, respectivement professeur de philosophiemorale et politique et directeur de recherches à l’INRA (Institut national de recherche agronomique).L’intégrité,disent-ils,apportel’idéed’uneunitéquidoitêtresaisiesurlalonguedurée,àlafoiscelledel’individuetcellede l’espèce.Pourque lavied’un individusoitsaisiecommeuneunitécohérente, ilfaut,bienentendu,quecetindividuaitconsciencedesesétatsreprésentatifsetdesesdésirs,etqu’ilnevive pas seulement dans l’instant. Ce qui est le cas de certains mammifères supérieurs comme lesprimates, les éléphants, les cétacés et les animaux de compagnie fortement anthropisés. Le principed’intégrité,quitientcomptedel’histoireévolutiveetdescomportementsquecelle-ciasélectionnés,estincompatible avec les prétendues « éthiques » du bien-être, mises au point par la zootechnie et leschaînesdedécisionséconomiquesquimécanisentl’animal.

Lecontinuismen’acceptepaslasupérioritéhumaineetconsidèrel’hommetelunanimalcommeles autres. À l’inverse, le discontinuisme suggère un « propre de l’homme » et récuse l’idée quel’hommeestunanimal.Oùvoussituez-vousaufinal?

Je suis continuiste avec Lucrèce et son poème philosophique La Nature, avec Diderot et sondialogueLeRêvedeD’Alembert.Etjesuisdarwinienneévolutionniste,continuistedonc,etacquiseàlathéorie synthétique de l’évolution. Je n’ai aucune difficulté avec cela, et lamatérialiste que je suis ytrouvemêmeunvraiplaisiràreconnaîtrequenoussommesdesHomosapiens,espècedelafamilledeshominidésappartenantàl’ordredesprimates.Maisjelerépète,jepenseenmêmetempsqu’onnepeutpasfondersurlesdonnéesdelasciencelesdevoirsenverslesanimauxoulesdroitsqu’onleurconfère.Cen’estpasdel’animalhumainqu’onpeutattendrequ’ilassumeuneresponsabilitéenverslesanimaux.L’hommefaitpartiedesespècesanimales,certes,mais,entantquelégislateur,ilappartientaumondedela culture et à unehistoire qui n’est plus seulement l’histoire naturelle. Il y a là unemutation, un sautqualitatif,uneémergence,unedéviationquiattested’uneautonomiedel’histoirehumaine.

Résumons : vous souhaiteriez conserver un « propre de l’homme», dont l’idée est issue de la

philosophieclassique,maissansavilirl’animaletenrenouvelantleregardquel’onportesurlui?

Pas du tout. J’essaie au contraire de déconstruire cette métaphysique tant spiritualiste quematérialistedu«propredel’homme»,quiaconduitàopérerunecoupureentrel’hommeetl’animalpourmieuxrabaisser,exploiteretmaltraiterlesvivantsnonhumains.Jerécusedonccettenotiondogmatiqueetvaniteuse.Pourmoi,jevousleredis,iln’yapas,commelemontrelathéoriesynthétiquedel’évolutionquifaitcollaborerlagénétique,lesneurosciences,laprimatologieetlapaléo-anthropologie,d’hiatus,desolutiondecontinuitéentrelesêtresanimésetsensibles,jeveuxdireentreleshommesetlesanimaux.Cequinem’empêchepas,cequim’engagemême,dansunautreregistrequicroiseceluidessavoirsmaisneseconfondpasaveclui,dem’interrogersurlestraitsdeladifférencehumaine.

Undestraitsdecettedifférencepourraitduresterésiderdansuneresponsabilitéenverslesanimaux,maisquines’exerceraitpasaumêmetitrequ’àl’égarddesêtreshumains.Carjecritique,jevousl’aidit,leconceptdespécismeencequ’ilmettouslesvivantssensiblessurlemêmeplan,commesileshommesétaientseulementdesêtressensiblesetintelligents,commesilaparoleetleursculturesneleuravaientpasconféréundevenirsingulier.Enunmot,letempsn’estpasvenu,letemps,j’espère,neviendrapasoùl’on pourra articuler sensément les trois histoires dont le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux ditqu’ellessenouentauniveauducerveaudechaqueindividu:évolutiondesespèces,histoiresocialeethistoireculturelledelacommunautéàlaquellelesujetappartient,histoirepersonnelle.

Il serait, selon vous, possible de considérer le genre humain comme unique sans pour autantopéreruneséparationradicaleentreleshommesetlesanimaux?

Je vous parlais tout à l’heure du performatif : par un acte de langage, en nous déclarant genrehumain,nousnousséparonsdécisoirement,effectivement,historiquementetpolitiquementdesanimaux,nousnousaffranchissons,entouteconnaissancedecause,dudonnédenotreappartenanceàl’espècedesprimates.Nous créonsun autremondequi ne relèveplus seulement de l’histoire naturelle,mais de latransmissiondessavoirsetdestraditions.

Les animaux sont constamment soumis à la comparaison de leurs compétences à l’aune desnôtres.Onal’impressionquel’hommen’enfinirajamaisdedéplacerlecurseuràsonavantage,quelabêteaurabeaufaire,elleseratoujourscontestée,etnous,légitimes.

Onnepeutpasnierque l’émergencede laparolearticuléeait apporténonpasquelquechosedeplus,maisquelquechosed’autre.Quantàlacommunicationentregrandssingesparlelangagedessignesdessourdsetmuetsaméricains (ASL)oupar lesordinateurs,c’estd’abord le résultatprodigieuxd’unartefacthumain.Sait-onjusqu’oùcettecommunicationpourramener?Laissez-moi,àcepropos,vouslireuntextedeMargueriteDurasauquelj’aimemeréférer.IlportesurlagorilleKoko,étudiéeparFrancinePatterson et filmée par Barbet Schroeder. « Cette grande animale encore enfant, de couleur noire estd’unelaideursibelle[…],Koko,telestlenomqu’elleporte,commeondiraitnégroouraton–alorsmoijel’appelleraiAfrica,parexemple–,pourquoi,lorsqueAfricaoccupel’écran,leremplit-elleàcepoint,decettefaçonincomparable,définitiveetquerien,aucuneanalyse,fût-ellelapluspénétrante,nepourrait,

semble-t-il,témoignerdelasouverainetédesonimage?desaprésence?decettedifférencesiproched’avecnous,[…]laplusprochedenoussurl’autrerivedumonde.Elleestaussiséparéedenousquedeceuxqui laprécèdent.Etnous,noussommesaussiséparésd’ellequeduvidequiestdevantnous.S’ilfautune image,ce seraitpeut-êtrecelle-ci :un fleuve.Surune rive l’anthropos, seul.Sur l’autre rive,l’anthropoïde.Africa,égalementseule.Nousnousregardons.Entrenous,unmilliardd’années.Ilsepassececi aussi que cette solitude d’Africa dans la chaîne des espèces est déjà notre solitude. » PuisMargueriteDuras évoque lesmassacres de grands singes et se demande si l’on ne devrait pas plutôtenseigner àAfrica laméfiance de l’homme.Après quoi, elle reprend : «QuandAfrica est là, enfantgigantesque,encombréedesa force,cetteGarbodespremiersâges,quinesaitpasêtreuneGarbo, lavérité, c’est ça :Africaporte avec elle, enmême tempsqu’elle, une immensité, l’espèce, et dans soninnocenceetdanssatragédie.Nevoitpasbien,Africa.Distinguemal.Quandlematinonluidemande:commentçava?Ilarrivequ’elleréponde“sad”.Onluidemandepourquoi“sad”,elleditqu’ellenesaitpas pourquoi elle est “sad” aujourd’hui.Africa trace “sad” sur son visage en langage sourd-muet, lesdeuxdoigtssurlechemindeslarmes,ceslignesdroitesquitombentdesyeuxverslecentredumonde.Merveille :Africane sait pasqu’elle est tristed’une tristessequinous est communeà elle et ànous,qu’elleesttristedetristessemélancolique,demélancolieau-delàdetoutsavoir.»

Jemedemandevraimentqui,deKokooudeDuras,j’admireleplus…Michaël,ungorilleorphelinramenéd’Afrique,avaitapprislelangagedessignes,luiaussi.IlestdevenulecompagnondeKoko.Unjour,ilsignifiaqu’ilétaittriste.QuandFrancinePattersonluidemandapourquoi,ilalignadenouveauxsignes:«mèretuée,forêt,chasseurs»…Commejevousl’aidit,toutenétanttroubléeetprofondémentémue par ces expériences, je me méfie parfois de l’insistance sur les compétences affectives etintellectuelles des grands singes, car je crains que le constat de leur proximité ne confisquenarcissiquementnotreattentionetqu’onn’enoublielesvaches,lesmoutons,lesporcsetlesoiseaux.

Àl’épreuved’autressensorialités

Sebasersurlesdifférencesquifontl’hommeauniveaudelacognitiona-t-ild’ailleursencoreunsens dans la mesure où nous passons notre temps à faire supporter aux animaux ce que nous nesouhaitonspasimposerauxhumains?

Nous sommes, c’est vrai, obsédés par les compétences,mais c’est peut-être autre chose que lesanimauxattendentdenousetqu’ilsontànousdire.LegrandpaléontologueYvesCoppensracontequelui-mêmeetsonassistantavaientétabliundispositifconçudetellesortequelechimpanzé,sujetdeleurexpérimentation, ne pouvait atteindre une attrayante banane qu’en usant correctement de détours et ensurmontantdesempêchementssavammentcombinés.Ilspréparentdoncleurinstallation,placentl’animalaumilieudelapièce,puissortent.Auboutd’uncertaintemps,n’entendantaucunbruit,l’assistantregardepar le trou de la serrure et ne voit rien, comme si quelque chose bouchait l’ouverture. Il demande àCoppensderegarderàsontour.Etquevoit,ouplutôtqueréalisecelui-ci?Lechimpanzé,nesaisissantriende leurmanège, regardait lui-mêmepar le troude la serrurepourcomprendreceque leshumainsfaisaientetc’estsonœilquibouchaitlavision…Lesprimatologues,etplusgénéralementleséthologues,parcequ’ilssontcapablesdeselaisserdésarçonner,sontleplussouventauxavant-postesdeladéfense

desanimaux.Ilfauticiévoquerl’empathie:leséthologues,comme,d’uneautrefaçon,lespeintresetlesécrivains,ontaccèsauxmondesmentauxdesanimaux.

L’artatoujoursétéunbonsupportpourparlerdesanimaux.Laplacedeceux-cidansnosplusanciensmythesentémoigne.

C’esttoutàfaitvrai.L’extrêmeattentionportéeparLévi-Straussauxanimauxetàlaconditionquiest laleurs’expliqueévidemmentparsontravailsurlesmythesdespopulationsqu’ilaétudiées.Maisdanslacultureoccidentaleaussi,desouverturesontétédescellées.Ilmesemblequec’estlapeintureenpremierlieuquinoussauveetnousconsoledelamainmiseparl’appropriationetparlesconcepts.LeBœufécorchédeRembrandtetceluideSoutine,leLièvredeDürer,l’OursblancdeGillesAillaud,leschevauxdeGéricault,LeSingesculpteurdeWatteau,laRaiedeChardin:cesontcertainsdestableauxquiontveillésurmontravail.Lesrécitsdelalittérature,biensûraussi,restaurentladignitédesanimaux,ilssauventl’énigmequ’estlesilencedesbêtes,ilsmettentfinàleurcaptureconceptuelle,zootechniqueetludique.Danslejardindemeslecturesvivent,libresetensemble,lachauve-sourisdeRilke,lechiend’Ulysse, leséléphantsdeMicheletetdeRomainGary, lechienKaréninedeKundera, le scarabéedeKafka,lechevald’Achille,l’araignéedeColette,lesratsdeHofmannsthal,lechienBauschandeThomasMannetbiend’autresbêtes.Autantdepetitsdieuxquimeprotègentdel’abstraction,etaunomdesquelsjeréclamenonla«libérationanimale»,maisuneréelleetresponsablecommunautédesvivants.Etlamusique!Adornoécrit,commentantlesermondesaintAntoinedePadoueauxpoissons,quiconstituelescherzo de la Deuxième Symphonie de Gustav Mahler : « La musique adopte le comportement desanimaux:commesi,ens’identifiantàleurmondefermé,ellecherchaitàatténuerlamalédictionquilesfrappe.Elleoffreunevoixàceuxquin’ontpasdelangageparuneimitationsonoredeleursmanières:elles’effaroucheelle-même,serisqueànouveauau-dehorsavecuneprudencedelièvre[…].Lamusiquetraduit, en toile de fond, le silencede la vie animale et enmême tempsvoudrait nepas étouffer cettemusiquequitraduitcesilencedelavieanimale.»

Marguerite Yourcenar, à propos du monde de l’animal, écrivait que ce qui lui paraissaitintéressant, c’était aussi «deposséder le sensd’une vie enferméedansune formedifférente.C’estdéjà, écrivait-elle, un gain immense de s’apercevoir que la vie n’est pas incluse seulement dans laformeen laquellenous sommesaccoutumésàvivre,qu’onpeutavoirdesailesau lieudebras,desyeuxoptiquementmieuxorganisésquelesnôtres,aulieudepoumons,desbranchies.Ensuiteilyalemystèredesmigrationsetdescommunicationsanimales,legéniedecertainesespèces[…].Etpuis,ily a toujours pourmoi cet aspect bouleversant de l’animal qui ne possède rien, sauf la vie, que sisouvent nous lui prenons2 ». Imaginer l’univers mental des animaux conduit-il à mieux lesconsidérer?

C’est immensément riche, ce que vous citez là. Yourcenar invite à faire effectivement un effortd’imagination, à se représenter et à ressentir par empathie l’expériencedu sensdansun corpsdont laforme nous est étrangère, à se mettre à la place de l’animal, à tenter de comprendre sa sensorialité.Qu’est-cequeçafait,queleffetcelafait-ild’êtreunechauve-souris?demandeunphilosopheaméricain,Thomas Nagel. Par ailleurs, Yourcenar évoque la vie nue, la vulnérabilité absolue, de celui qui ne

possèdeetnemaîtrise rienetqui,enmême temps,estun individuquiexiste avec lesangoisseset lesbonheursd’uneexistenceetpasseulementd’unevie.

PourlespécialisteendroitetphilosophieaméricainGaryFrancione,«restreindreàl’hommeleprivilègedelapersonnalitéestuneerreur,parcequ’iln’estpasseulàavoirunintérêtàdéfendre».Partagez-vouscepointdevue?

Je connais mal les travaux de Gary Francione. Mais je voudrais répondre à ce que vous meprésentezlàdesonapportàlaquestionanimaleparunemiseaupoint,inspiréeparlecoursqu’adonnéàlafindesannées1950MauriceMerleau-Ponty(1908-1961)auCollègedeFranceetportantsurlanature.Un tiers de ce cours, très informé scientifiquement et surtout marqué par la lecture du biologiste etphilosopheallemandJakobvonUexküll(1864-1944),estconsacréauxanimaux.Quandonmonte,dit-il,le long de la ligne sans hiatus, qui part du vivant planifié, quasi-machine, en passant par celui qui seplanifie,maisdontl’instinctn’apeuoupasdejeu,pourparveniràl’animalquiapparaîtcommesansplantant son instinct est capable de fonctionner à vide, que voit-on, sinon l’animal s’élever vers unenvironnement, un milieu d’événements qui ouvre un champ spatial et temporel, de moins en moinsorientéversunbutetconsistantdeplusenpluseninterprétationdesymbolesetenrelationsinédites?Ilyadoncuneéchelledesvivants,selonlanatureouledegrédeleurorganisation.Bienquel’évolutionnousait appris que la diversité des formes vivantes ne s’inscrit pas dans une gradationmais plutôt sur unarbre, il faut consentir à cette hiérarchie, sans quoi, comme je l’ai déjà fait remarquer, on s’expose àréclamerpourl’oiecequ’onréclamepourlavache–etàperdrecontenancefaceauxadversairesdelaprotectionanimale.Touslesanimauxn’ontpasunepersonnalité,nimêmedesintérêts,tousn’ontpasunebiographie.Etlechampd’applicationdesloisplusrestreintquelerègneanimal.

FlorenceBurgataécritungrand livredephilosophie,Uneautreexistence, laconditionanimale(2012), dans lequel elle montre comment les philosophes de l’existence, notamment Jean-Paul Sartre(1905-1980),etmêmelephénoménologueEmmanuelLevinas(1906-1995),loind’avoirrompusurcettequestion avec le rationalisme essentialiste de la philosophie classique, ont renforcé l’abaissement del’animal en lui refusant le sentiment de son existence. Si l’on pense l’organisme non plus en tant quemachinemaisentantqu’organisation,oncomprendquelesensbiologiqueestautrechosequel’ensembledes parties d’un animal, qu’un animal est doué de subjectivité et de personnalité, qu’il relève d’unebiographie – et surtout qu’on ne peut pas le déclarer simplement vivant car, ne serait-ce que dansl’angoisse, il fait l’expériencede sonexistence.Maiscesanalysesnevalentévidemmentquepour lesmammifères, et sans doute aussi pour les vertébrés. Florence Burgat incarne désormais un courantphénoménologiqueaveclequeljesuisenpleinaccord,etquineconduitaucunementàdotertoutanimaldepersonnalité.

Lavulnérabilitédesviesnues

Certains avancent que l’animal n’est pas intéressé par le monde en soi, qu’il ne crée pasd’œuvres,etqueparconséquent tousces«moins» justifientsonexploitation.D’autressoutiennentqu’onnepeut riendirede la supposée souffrancedueauxconditionsdans lesquellesunanimalvit

danslamesureoùiln’apasconnuautrechose,enl’occurrenceduplaisiràvivre.Quepensez-vousdecespositions?

C’estuncombledemauvaisefoi intéressée!Lasensibilitédouloureusen’apaslamêmeintensitéselonledegréd’évolutiondesespèces.Rappelons-le,lanociceptionest lacapacitéderéagirdefaçonréflexeàdesagentsquimenacentl’intégritédel’organisme;ladouleurintervientquandlanociceptions’accompagne d’une émotion, d’un « ressenti », et la souffrance, quand des facteurs cognitifs etémotionnels modulent le ressenti de la douleur et qu’il y a conscience : ce qui est le cas chez lesmammifères.Malheureusement, c’est l’INRAqui, enFrance, conduitunegrandepartiedes travaux surcette question, avec pour but de réduire la douleur dans les techniques d’élevage et d’abattage. Et,récemmentencore, leschercheursdececentrederechercheagronomiquerefusaientdereconnaîtrequelesanimaux font l’expériencede ladouleuretneparlaientà leur sujetquedenociception.Onnedoitsurtoutpas laisserconfisquercesquestionspar leszootechniciens.Des individus issusdenombreusesespècesn’ontpasseulementdesenvironnementsmaisdesmondes,corrélatsdeleurssubjectivités,etquiinterfèrent avec les nôtres. Si l’on développait l’éthologie des animaux d’élevage, on aurait plusd’argumentspourrésisteràlamainmisedeszootechniciensetàladénégationdeleurdouleur.

Lebien-vivredesanimauxd’élevageesteffectivementrestéàl’écartdepréoccupationspendantlongtemps.PourcertainsscientifiquescommeChristineNicol,professeuràl’universitédeBristol,lesobjectifssontdésormaisbeaucoupplusclairs:«Notredéfi,assure-t-elle,estdemontrerquechaqueanimalquenousavonsl’intentiondemangeroud’utiliserestunindividucomplexe,etd’ajusternotrecultureetnosconditionsd’élevageenconséquence.»D’autreschercheursdecetteuniversitéontainsimontré comment il existait au sein des troupeaux de vaches des relations d’amitié très fortes entrecertainsindividus,tandisqued’autrespeuventbouderouéprouverdesinimitiésetrancunespendantplusieursmois,voiredesannées.

Tout cela est passionnant. La sociologue Jocelyne Porcher et l’éthologue et philosophe VincianeDespretontévoqué,dansÊtrebête (2007), le savoirempiriquequi s’enracinedans levivre ensembled’éleveurs avec des cochons et des vaches : ces animaux, disent-elles, savent ce qu’ils veulent et cequ’onattendd’eux.CatherineetRaphaëlLarrèreont,deleurcôté,formuléuncritèredebien-êtreanimal,quiconsisteànepasméconnaître«lesréseauxdesociabilitédanslesquelscesviess’insèrent».Jelescite : « Dans l’élevage mécanisé, où il est traité comme une unité numérique ou regroupé en lotshomogènes, l’animal est coupé de son environnement social, des relations avec ses congénères, et del’éleveur. Cela conduit non seulement à entraver les comportements sociaux “naturels” de l’espèce(relationsdesmèresetdeleurspetits,relationshiérarchiquesdutroupeau),maisaussiàfairedisparaîtreles relations traditionnelles entre les hommes et leurs animaux domestiques ; celles qui avaient rendupossibleladomestication.»Cequ’ilsnommentlecontratdomestiqueaétérompu.

On paiera très cher, sur le plan symbolique, le fait de traiter ces vivants comme de simplesmarchandisesqu’onpeutproduirepuisliquiderdemanièreirresponsable.J’aivraimentprisconsciencedeladémesuredenosrelationsaveclesbêtesaumomentduclonagedeDolly,etensuitelorsdelacrisedite de la vache folle. J’ai été bouleversée par les images improbables de ces animauxmassivementabattusetbrûléssurdesbûchers,decescadavres,complètementdésarticulés,tiréspardesgrues,jetésdansdes fossescommunes.Cesmassacresgratuitsdebovins,d’ovins,deporcs,quin’ont eu lieuquepourquenousnelesmangionspas,avaientquelquechosed’archaïqueetdescandaleux.L’extermination

industrielled’animauxd’élevageenpureperteattesteentoutcasquenotrecivilisationdetechnicisationtotale du vivant est fondamentalement nihiliste. Un principe de responsabilité doit composer avec lefameuxprincipedeprécaution.Lesanimauxdefermenesereproduisentenquelquesorteplus.Dureste,lemot«élevage»neconvientplus :production, rentabilisation,destruction.Depuisquenousn’avonsplusbesoindesbêtescommecompagnonsdetravailoumoyensdetransport,leurengendrement,leurvieetleurmortn’ontplusd’autrevaleurqu’alimentaireoupharmaceutique,cenesontplusquedesmatièrespremièresoudumatérieldelaboratoire.Cettedestructionetcettedétériorationadministréesdansnotrecivilisationproductivisteselonunepure logiquecomptableempestent lamort.Dansundépartementdel’Ouest, des porcelets sont passés entre les rouages desmachines dont on se sert pour les tuer, parcequ’ilsétaient troppetits.Alorsonlesa jetésvivantsdanslesbrasiers.Onnepeutnierquecesscènesd’horreur aient provoqué une prise de conscience, et je crois qu’il appartient à des gens qui ont faitdémocratiquement leurs preuves de dénoncer, au titre de l’humanité de l’homme, de la solidarité desvivants et de la lutte contre le commerce mondial, l’élevage intensif et certains modes barbares detransportetd’abattage.

Quellesquesoientsescompétencescognitives,lasouffranced’unanimalapourvousautantdevaleurquelasouffranced’unhomme?

Aucune souffrance n’a de valeur àmes yeux. Et celle des animaux, dont on ne peut jamais direqu’elle procure l’occasion d’une épreuve, devrait leur être systématiquement épargnée. Mais votrequestionapréoccupéSchopenhauerd’unepart,AdornoetHorkheimerdel’autre.Schopenhauerécrit,àlasuitedeL’Ecclésiaste,quel’absencedeconnaissanceaggraveencorelasouffrancedel’animal.

Pourquellesraisonslesanimauxdoivent-ilsêtre,selonvous,protégéspardeslois?Parcequ’ilssont proches de l’homme ou parce que leur vie et leurmort signifient quelque chose pour chacund’entrenous,indépendammentdecequenousapprennentlesrecherches?

D’abord, parce que les animaux les plus organisés sont doués de subjectivités corrélatives demondesquiinterfèrentaveclemondehumain.Ensuite,parcequ’ilssontconscientsetsensibles:lemotanglaissentientpossèdecesdeuxsens.Enfin,parcequeceluiquines’aperçoitpasetnes’émeutpasdelavulnérabilitédecesviesnuesnemesemblepas toutà faitunhumaindignedecenom. Iln’estpasbesoind’êtreunchercheurenbiologieouenéthologiepourcomprendre ladétressesans fonddeceuxqu’on a pu nommer des vivants qui ne peuvent pas s’opposer. Les animaux vivent dans un étatd’exceptionpermanent.

Crisedel’humainouévolutionmorale?

Kantpensaitqu’ilsétaientdesinstrumentsqueleshommesdevaientprotéger…

Il pensait que seul l’homme mérite le respect dû à sa dignité d’être raisonnable. Et qu’on peutdisposeràsongrédesbêtes,puisqu’onlesélèvecommeoncultivedespommesdeterre,qu’onlesachèteetqu’onlesvend.Ilopposaitleprixdesunsàladignitédesautres.Ilajoutaittoutefoisquelesmauvaistraitements infligés aux animaux dégradaient moralement les hommes. L’homme avait des devoirsindirectsenverseux,maiscen’étaitpaspoureux-mêmesqu’il fallaitnepas lesmaltraiter inutilement,maispoursauvegardernotremoralité.

Laviolenceàl’encontredesanimauxdevaitêtrejuguléepourfairehonneuràl’homme?

Oui,etc’estdéjàpasmal,carilpeutêtreprofitableauxanimauxqu’onchantelagrandeurmoraledel’homme,etdoncsavolontédenepasdémériterdesonhumanité.Mais,bienentendu,ilseraitdérisoiredefairedecesdevoirslederniermotdelaprotectionanimale.

«Faut-ilêtredouéderaisonpoursevoirreconnaîtreunstatutmoral?»estunequestionquel’on se pose aujourd’hui comme Plutarque en son temps. Pour autant, la question du statut desanimaux occupe depuis ces dernières années une place beaucoup plus importante qu’auparavant.Commentexpliquez-vouscetteévolutiondesmentalités?

Laprisede conscienced’une communautédesvivants et d’une solidaritédedestin, le constat dusaccagedelaterre,lebilandelacontagioninterspécifiqueetdesaccidentsnucléaires…Maisjeconstateavectristessequelecombatécologistesesouciefortpeudelaconditiondesanimaux:deladiversitézoologiqueetdelasurviedespopulations,oui,maispasdesviolencesmultiplesexercéessurlesbêtesprisesl’uneaprèsl’autre.

Pourcertains,cetteprisedeconsciencetémoigneraitplutôtd’une«crisedel’humain»…

Bien sûr, nous ne savons plus bien ce que c’est que l’humain après les épisodes barbares duXXe siècle, et aussi depuis que nous avons envisagé la possibilité de cloner des hommes.Mais ilmesembleque,justement,cescrisesmajeures(historique,technologique)nousobligentàrepenserlerespectànouveauxfraisetàélargirlecercledel’altruisme.

La philosophie morale de la tradition occidentale ne s’est souciée que négativement de nosobligationsenverslesanimaux,ellen’évoquequedesdevoirsindirects.

C’est juste. C’est la philosophie anglo-saxonne de la secondemoitié duXXe siècle qui amis laquestionàl’ordredujour.Latraditionanglo-américainedel’empirismeadûjouerunrôleimportant.LesFrançais et les Allemands ont une tradition plus rationaliste de l’explication par les idées innées(Descartes),parlesformesaprioridelaconnaissance(Kant),etdetelsconcepts,aggravantlacoupureentreleshommesetlesanimaux,nefavorisentguèreunengagementéthiqueenverslesbêtes.

Lestatutdesanimauxenquestion

Certainsauteurs soutiennentque lesanimauxdoivent compter commedespatientsmoraux.Cestatutvousinspire-t-il?

C’estune idéefondamentalede l’éthiqueanglo-saxonnequevousévoquez là,et jesuis toutà faitd’accordaveccetteidée.Lesanimauxnepeuventêtredesagentsmoraux,carilssontirresponsables:nedisposantnideraisonnidevolonté,ilsn’ontpaslacapacitédechoisir.Maiscommeonlefaitpourlesenfants,leshandicapésmentauxetcertainsvieillards,ondoitlesconsidérerentantquepatientsmoraux,c’est-à-direleuraccorderdesdroits.LephilosopheaméricainTomReganestleprincipalthéoriciendecesdroitsdespatientsmorauxanimaux,dumoinsdeceuxqu’onpeutqualifierd’individuspourautantqu’ils sont « les sujets d’une vie ». Ce qui leur confère une « valeur inhérente », c’est qu’on leurreconnaîtl’expériencededésirs,depréférences,deperceptions,desouvenirs,d’intentions,d’émotions,d’unsensdeleurproprefutur,etd’uneidentitépsychologiqueàtraversletemps.

L’hommeetl’animalsontdesêtresdenaturesurl’arbreduvivant.Pourquelleraisonl’humains’est-ilattribué,surleplanmoral,cettedignitéoùlephilosopheEmmanuelKant(1724-1804)aplacélepropredel’êtreraisonnable?

Jenepeuxpasnepascritiquercetteexclusivelégitimationdurespectparl’autonomiedelavolonté.Maisilfauttoutdemêmegarderunecertainemesureetsereprésenterlalonguepériodependantlaquellel’affirmationdesdroitsde l’hommen’allaitpasde soiet l’idéed’undroitpour lesanimauxnedevaitguère s’imposer comme une urgence. C’est pourquoi, quand la philosophe italienne Paola CavalierireprocheauxjugesdeNurembergden’avoirpasinterditl’expérimentationanimaleenmêmetempsqu’ilsproscrivaient l’expérimentation humaine, je pense qu’au titre d’un intégrisme éthique elle fait preuved’unenavranteincompétencehistorique.Etpuis,ilfautrecontextualiserlaquestionanimaleetcesserdedénoncer la barbarie chez nos grands aînés. Descartes et Kant sont, hors du champ de l’animal, despenseursincontournables.Ilnefaudraitpasquecettemanièredetoutvoirsousl’angledel’animal-que-nous-avons-méconnu-et-maltraité-d’âge-en-âgefinisseparnousdécerveler.Lesanimauxontautantbesoindenotrebonsensquedenotrerespectetdenotrepitié.

C’estpourtantderrièreleterrainmatérialisterenforcéparlemathématicienDescartesquevontparexempleseretrancheret s’engager lespremiersouvriersde larechercheexpérimentale– tel lephysiologisteClaudeBernard –, lesquels vont alors utiliser l’animal commeun outil et condamnertoutepitiéàleurégard.

VousavezraisonderappelerqueDescartesétaitd’abordunscientifique.Entantquephilosopheilétaitdualiste,doncspiritualiste,etmécanicistedanssonexplicationdesanimaux.Maissessuccesseursontcaricaturésonhypothèseméthodologiquedesanimauxautomates,carilsenontfaitunedoctrine.

Je vous avouerai que je supportemal le lynchage de Descartes. Son projet consistait d’abord àmettre fin à la métaphysique aristotélicienne, enseignée par le thomisme, un courant théologique etphilosophiquefaisantréférenceàThomasd’Aquin,quiétablissaitunehiérarchiedanslacontinuitédes

âmes,doncdesvivants:âmesvégétative,sensitive,intellective.Parailleurs,contrecettemétaphysiquequi,endernièreanalyse,rendaitcomptedetouteschosesparlescausesfinales,lavolontécartésiennedetoutsoumettreàuneexplicationpardescausesefficientes,pardesidéesclairesetdistinctesareprésentéuneétapedécisivedansl’histoiredelapenséescientifique.Lesanimauxenontfaitlesfrais,sansaucundoute,maisDescartes était beaucoup plus subtil que ses successeurs, que le philosopheMalebranche(1638-1715),parexemple,qui,donnantuncoupdepieddansleventred’unechiennepleine,pouvaitdireàsoninterlocuteur,Fontenelle,quis’enoffusquait:«Nesavez-vousdoncpasquecelanesentpoint?»Descartes, pour sa part, répondant à l’un de ses objecteurs, récusait le reproche qu’on lui faisait den’attribuer«nisens,niâme,nivie»auxbêtes,enaffirmantqu’ilneleurrefusaitquelapensée.«Carjeneleuraijamaisdéniécequevulgairementonappellevie,âmecorporelleetsensorganique.»

Bien entendu, je reconnais que sa postérité, et en particulier sa postérité médicale, a étécatastrophiquepourlesanimaux.Maisenréalité,c’estcequ’onappellelemomentgaliléo-cartésien, lamathématisation de la nature auxXVIe etXVIIe siècles qu’il faudrait incriminer plutôt que de faire unefixation sur les animaux-machines. Car c’est à partir de cette époque que les sciences physico-mathématiquessesont imposéescommemodèles,commeparadigmesde laconnaissance :desprogrèsconsidérablesdanslesavoirsurlevivantenontdécoulé,maislesanimauxontdéfinitivementperduleurspécificité,leurssingularités,leursâmes.

Cettethèsedesanimaux-machinesaquandmêmemisbeaucoupdegensencolère…

C’estjuste,àcommencerparLaFontaine(1621-1695)quiécrivit,poursemoquerdeDescartes,unelettreenversàMmedeLaSablière,unegrandedamequitenaitunsalonphilosophiquesubversifàlafinduXVIIesiècle.Touslesgensquiavaientaffaireauxanimaux,lescavaliersetleschasseursnotamment,tenaientpouruneaberrationcetteréductiondesbêtesàdesimplesmécanismes!Fontenelle(1657-1757),quiétaitplutôtcartésienmaisquisedissociaitdeDescartessurcettequestion,écrivaitparexempleàlafinduXVIIesiècle:«Vousditesquelesbêtessontdesmachinescommedesmontres.Maisvousmettezunemachinedechienetunemachinedechiennel’uneàcôtédel’autretouteleurvie,ilpourraenrésulterune troisièmepetitemachine, alorsquedeuxmontres seront l’uneà côtéde l’autre toute leurvie sansjamais faireune troisièmemontre, etnous trouvons,MmedeB. etmoi,que toutes les chosesqui sontdeux et ont la vertu de se faire trois sont de noblesse bien élevée au-dessus de la machine. » AuXVIIIesiècle,Diderot(1713-1784)etMaupertuis(1698-1759)pensaient,àl’inversedeDescartes,quelamatièreétaitvivante,dotéedesensibilitéetd’auto-organisation,capabled’inventerdenouvellesformesdevie,etilsétablissaientuneparfaitecontinuitédanslahiérarchiedesêtresorganisés.Maupertuisécrit:«Silesbêtesétaientdepuresmachines,lestuerseraitunactemoralindifférent,maisridicule:ceseraitbriserunemontre.Siellesont[…]lemoindresentiment,leurcausersansnécessitédeladouleurestunecruautéetuneinjustice.»IlfautreveniràVoltairequi,bienqu’antimatérialiste,étaitàpeuprèsleseulavecunadmirableprêtre, lecuréJeanMeslier (1664-1729),àdéfendreouvertement lacauseanimale.Dansunpassagedel’article«Bêtes»desonDictionnairephilosophique,onpeutlire:«Desbarbaressaisissentcechien,quil’emporteprodigieusementsurl’hommeenamitié;ilsleclouentsurunetable,etils ledissèquentvivantpour temontrer lesveinesmésaraïques.Tudécouvresdans lui tous lesmêmesorganes de sentiment qui sont dans toi. Réponds-moi, machiniste, la nature a-t-elle arrangé tous lesressortsdusentimentdanscetanimal,afinqu’ilnesentepas?A-t-ildesnerfspourêtreimpassible?Nesupposepointcetteimpertinentecontradictiondanslanature.»

Delarésistanceàaccorderdesdroitsauxbêtes

Le militant indien Satish Kumar3 fait remarquer que Descartes s’est fourvoyé en privilégiantl’ego et la pensée rationnelle sur l’intelligence émotionnelle. Dans la tradition du rationalismeéthique,lessentimentsonteneffettoujoursétéconsidérésavecmépris.Raisonetcompassiondoivent-elles,selonvous,êtreconvoquéesdeconcerts’agissantdelaquestionanimale?

Descartes a tout de même écrit un Traité des passions ! Mais, comme tous les rationalistes, ilprivilégiait«laraisondesang-froid»,quirégulelesaffects,etcritiquait lapassivitédusentiment.LeneuroscientifiqueAntonioDamasio,dansL’ErreurdeDescartes(1994),amontrécommentlesémotionssemanifestentauseindesinterrelationsétroitesqu’entretiennentlecorpsetlecerveaudanslaperceptiondesobjets.Ilexpliquequelesémotionspermettentdenousadapteràl’environnementetdejugercequiestbonoumauvais;àl’inversedecequetransmetunecertainecultureclassique,ellesfontpartiedelaraison.AdornoetHorkheimeront,d’un toutautrepointdevue,dénoncéce rejetde lasensibilitésousl’influencedurationalismetriomphantetdel’utilitarisme.Jemesensextrêmementprochedelapenséedecesphilosophes. Ilsont intitulé l’unde leurs livres,écritenexil,audébutdesannées1940auxÉtats-Unis:LaDialectiquedelaraison.IlsyéclairentleprocessushistoriqueparlequellesLumières,cellesdelaRaison,sesontpeuàpeutransforméesenleurscontraires,àsavoirlemytheoulabarbarie,alorsqu’ellesprétendaientnousenémanciper.

Un court chapitre de ce livre portant sur les animaux, a été à l’origine de ma conversionphilosophique.Dans l’implacable logique du progrès et du progressisme, il va de soi, disent-ils, que« les êtres rationnels considèrent la sollicitude pour l’animal privé de raison comme une vaineoccupation. Aussi la civilisation occidentale a-t-elle laissé ce soin aux femmes ». Un autre texted’Adornoadurestetoujoursveillésurmontravail :«L’éventualitédespogromsestchosedécidéeaumomentoùleregardd’unanimalblesséàmortrencontreunhomme.L’obstinationaveclaquellecelui-cirepousseceregard:“cen’estqu’unanimal”réapparaîtirrésistiblementdanslescruautéscommisessurleshommesdontlesauteursdoiventconstammentseconfirmeràeux-mêmesquecen’estqu’unanimal,carmêmedevantunanimal,ilsnepouvaientlecroireentièrement.»

Laquestionultimequenouslèguentcesdeuxphilosophesestcelle-ci:commentlaraisonpeut-elle,sereprenantsursesœuvresetseremémorantlescrimesinhérentsàsondéveloppement,donnerstatutaurespectetàlapitiéenverscesêtresnonpasinférieursmaisdifférentsquesontlesanimaux?Ilfautquelaraisonfasselacritiquede«laraisoninstrumentale»,decettedéviationutilitaristequil’apriseenotage,etqu’ellelibèrelasensibilitéétouffée.

Selon Jacques Derrida, « le cartésianisme appartient, sous cette indifférence mécaniste, à latradition judéo-christiano-islamique d’une guerre contre l’animal, d’une guerre sacrificielle aussivieillequelaGenèse[…]cetteviolenceoucetteguerreontété,jusqu’ici,constitutivesduprojetoudela possibilité même d’un savoir technoscientifique dans le processus d’humanisation oud’appropriationdel’hommeparl’homme,ycomprisdanssesformeséthiquesoureligieuseslesplusélevées4».Commentréagissez-vousàcetteanalyse?

Cette manière de rattacher à la culture sacrificielle des monothéismes la civilisationtechnoscientifiquededominationdelanatureetdemiseàdispositiondesanimauxm’estapparue,dansun

premiertemps,commeunaperçugénialmais,dansunsecondtemps,ellem’asemblépartropsimplifierl’histoire des rapports des hommes avec les hommes et avec les animaux. Et puis cette traversée del’histoiremesemblepécherparsaméconnaissancedelasingularitéchrétienne.LegesteduChristquiselaisseimmoler,telleunebrebis,pourracheterlespéchésdeshommesatransformélanaturedusacrificequiestdevenuunactedepureintérioritéetn’aplusrienderituel.Etc’estprécisémentceretournementqui a fait des animaux des quasi-objets, en les expulsant de la chaîne de significations, de ce liensymbolique qui, dans le judaïsme, caractérise le rapport de l’homme à l’animal et à Dieu. C’est lechristianisme et sa manière, en dépit de l’héritage aristotélicien, de rendre l’animal profane, de leprofaner, qui ont ouvert la possibilité du cartésianisme, et donc de la technoscience – qui culminesinistrementdanslazootechnieetl’élevageindustriel.

Le fait que les préceptes du Nouveau Testament soient dépourvus de faveurs envers les bêtesexpliquesansdouteaujourd’huiencorenotrerésistanceàaccorderdesdroitsauxanimaux.Ilsemble,enrevanche,que l’AncienTestament revendiqueuncertainnombrededispositionscenséesprotégerles animaux au travail. L’écrivainMarguerite Yourcenar avait d’ailleurs, en son temps, protesté etrappeléqu’«ilyavaitdanslechristianismetouslesélémentsd’unfolkloreanimalpresqueaussiricheque celui du bouddhismemais [que] le dogmatisme et la priorité donnée à l’égoïsme humain l’ontemporté5».

Surlaquestiondesanimaux,lechristianismeestenruptureaveclejudaïsme,cequirendlanotiondejudéo-chistianismeplusqueproblématique.DesprescriptionshébraïquesobligentàfaireparticiperlebœufaurespectduShabbat,ànepaslemuselerafinqu’ilpuisseenquelquesorteglanercequ’ilpermetderécolter,à releverunanimal tombésoussonfardeau,ànourrir lesbêtesavantdesemettreà table.«Quand tu rencontreras lebœufde tonennemiousonâneégaré, tu le lui ramèneras.Quand tuverrasl’ânedeceluiqui tehaits’abattantsoussacharge, tu t’abstiendrasde l’abandonner : tu l’aiderasaveclui.»Toutecette législationmoraleserésumesansdoutedansdeuxrecommandationsextrêmes: ilestinterditd’infligerlacastrationet ilestpermisdetransgresserlesrèglesduShabbatpoursauverlavied’un animal ou soulager sa souffrance. Ces recommandations s’articulent avec la codification dessacrifices animaux, et c’est cet ensemble de prescriptions que saint Paul, la figure maîtresse duchristianisme, dont la pensée va nourrir les théologiens, rejettera violemment au nom du sacrifice duChrist, accompli « une fois pour toutes ». La triangularité sacrificielle hébraïque constituée par leshommes,Dieu et les animaux disparaît de l’enseignement paulinien, les animaux deviennent purementmétaphoriques,puisquelesacrificeduChrist,Agneaupascal,suffitdésormaisàracheterlespéchésdeshommes.Aveclesinterditsalimentairesetl’immolationrituelle,lechristianismeliquidedonctouteslesprescriptions portant sur les bêtes. On peut désormaismanger n’importe quoi etmuseler le bœuf quifaucheleblé:«Dieusesoucie-t-ildesbœufs?»,écritsaintPaul.Lechristianismeaurarejetéhorsdusenscesvivantsquinesontpasdespartenairesdel’histoiresainte.LeChristarompuaveclejudaïsme,etleTalmudaconservélesinjonctionsbibliques.

En dehors de quelques rares chrétiens bienveillants envers les bêtes, comme saint Françoisd’Assise (1181-1226), il faudra donc attendre des siècles pour qu’une attention soit portée auxanimaux?

NombreusessontleslégendesconcernantsaintFrançoisquiluiattribuentunecompassionetunlienparticulieraveclesanimaux.Ilestsouventcitécommeunmodèledecompassionenverslesbêtes.Maislegentilsaintquiprêchedevant lesanimauxnerefusaitpasdemangeruncuissotprélevésurunebêtevivante,cequiétaitformellementinterditparl’antiqueloidutempsdeNoé.ÀlaRenaissance,ontrouvedes penseurs qui appellent à la considération des animaux. Montaigne (1533-1592) d’abord, dontPlutarqueétait l’auteur favori, etdontDescartes fera sonmeilleurennemi.N’aura-t-ilpasoséécrire :«J’enchériraisvolontierssurPlutarqueetjediraisqu’ilyaplusdedistancedetelhommeàtelhommequ’ilyenadetelhommeàtellebête.Carjenepensepasqu’ilyaitunesigrandedistancedebêteàbête,commeilyadegrandintervalled’hommeàhomme,enmatièredeprudence,deraison,demémoire.»C’estunproposprécurseurdel’antispécismequejetienspourpolitiquementdangereux.

Maisd’autresfragmentsdeMontaignemeravissent.Ilya«uncertainrespectquinousattache,etungénéraldevoird’humaniténonauxbestesseulementquiontvieetsentiment,maisauxarbresmêmesetauxplantes.Nousdevons la justiceauxhommes,et lagrâceet labénignitéauxautrescréaturesquienpeuventêtrecapables.Ilyaquelquecommerceentreellesetnous,etquelqueobligationmutuelle.Jenecrainspointàdirelagentillessedemanature,sipuérilequejenepuispasbienrefuseràmonchienlafêtequ’ilm’offrehorsdesaisonouqu’ilmedemande».

Cetintérêtvaallerenaugmentant?

DesfiguresmajeuresvontémergercommeVoltaire(1694-1728),quiadéfendulesanimauxvictimesde la vivisection de même qu’il défendait les protestants et les libres-penseurs. De son côté, lephilosophe écossais David Hume (1711-1776) comparait l’asservissement des animaux à celui desfemmes.LephilosopheallemandSchopenhauer(1788-1860)stigmatisait«lascélératesseaveclaquellenotrepopulace [chrétienne] secomporteà l’égarddesanimaux :elle les tuevainementeten riant, lesmutileoulestorture;mêmeàceuxd’entreeuxquilapourvoientimmédiatementennourriture,àsavoirleschevaux,elleimposel’effortleplusextrêmeàl’âgeadulte,pourextrairejusqu’àladernièremoelledeleurspauvresos,jusqu’àcequ’ilsplientsoussescoups.Onpourraitvraimentdire:leshommessontlesdiablesdelaTerreetlesanimauxlesâmestourmentées».

Les poètes anglais de la fin duXVIIIe siècle ont joué également un rôle non négligeable :RobertBurns(1759-1796)etWilliamBlake(1757-1827).Etaussilesromantiques:Coleridge(1772-1834)etsurtoutShelley(1792-1822),l’auteurdeQueenMab,poèmedanslequelilrêvedel’hommedel’avenir:« Il a cessémaintenant de tuer l’agneau qui le regarde en face et de dévorer horriblement ses chairsmutilées, lesquelles, pour venger les lois violées de la nature, produisaient dans son corps toutes leshumeurs putrides et dans son âme toutes les mauvaises passions, toutes les folles idées, la haine, ledésespoiretledégoût,touslesgermesdelamisère,delamort,delamaladieetducrime!»SansoublierlepeintreanglaisWilliamHogarth(1697-1764),auteurd’unesuitedegravures,datantde1751,TheFourStagesofCruelty,etquionttantimpressionnéSchopenhauer.Ellesreprésententl’histoired’unvaurienqui, dans la première gravure, enfant, martyrise un chien ; dans la deuxième, cocher, il brutalise soncheval tombé à terre ; dans la troisième, il est arrêté pour avoir assassiné sa maîtresse ; dans laquatrième,soncorpsestdisséquéetunchienmangesoncœurquigîtparmisesentrailles.Quellebelleleçon,quantaulienquiunitlacruautéenversleshommesetlacruautéenverslesanimaux!

Lacauseanimale,uncombatpolitique

Pensez-vousquelesreligionsmonothéistesvontseréinventeretquecettecroyanceconsistantàériger l’hommedominateurencréaturededieuet roide lacréationseraun jourremplacéeparunsentimentd’interdépendance?

Jen’aiaucunespoirdans le renouveaudes religionsencequiconcerne lesbêtes.Etpourtant, jedoisévoqueravecgratitudelesnomsd’EugenDrewermann,MichelDamienetJeanBastaire,quitententdeprésenterducatholicismeunvisagenonzoophobe.

Pour contrecarrer la théorie cartésienne, plusieurs penseurs, parmi lesquels le réformateurbritanniqueJeremyBenthametlephilosopheallemandArthurSchopenhauer,ontplaidéenfaveurdel’animal jusqu’à souligner les devoirs de l’homme envers lui. Vont-ils inspirer les premiersmouvementsdedéfensedesanimaux?

Oui, l’heureesteneffetvenue,etcesdeuxhommesensontà l’originemaisdifféremment l’undel’autre.Lepremier,JeremyBentham,estunempiristequifaitdel’expériencesensiblel’originedetouteconnaissance.L’empirisme,s’opposantàlathèsedesidéesinnéesetàcelled’uneconnaissanceapriori,tendàrapprocherleshommesdesanimaux.Ilcondamnelacruautéenverslesbêtes:«Lescombatsdecoqs et de taureaux, la chasse au lièvre, au renard, la pêche et autres amusementsde lamêmeespècesupposentnécessairementouuneabsencederéflexionouunfondd’inhumanité,puisqu’ilsentraînentpourdesêtressensibleslessouffranceslesplusvives,lamortlapluslongueetlaplusdouloureusedontonpuissesefaireuneidée.»

L’autre,Schopenhauer,auxantipodes,estunmétaphysicienquifondelapitiépourlesanimauxsurl’identique vouloir-vivre et la souffrance commune à tous ceux qui vivent. L’époque veut que l’oncommencealorsà se soucierdescatégoriesopprimées,hommesetanimaux.C’estàcettepériodequeBenthamposelaquestiondustatutdesanimauxentermesnouveauxetimposesafameuseanalyse:«Laquestionn’estpas:peuvent-ilsraisonner,peuvent-ilsparler?Mais:peuvent-ilssouffrir?»

Dessociétésdeprotectionanimalevoientalors le jourenAngleterredès1824,auxÉtats-UnisetdanslafouléeunpeupartoutenEurope,soutenuespardeshommesetdesfemmesengagéssocialement.C’esten1845quelaSPA(Sociétéprotectricedesanimaux)estcrééeàParis.QuantàlaloiGrammontvotéeen1850,ellel’aété,ilfauts’ensouvenir,sousl’impulsiondugénéraldeGrammont(1796-1862),officierdecavaleriequifondadurestelamêmeannéeuneassociationdeprotectionducheval.

Quelétaitl’objectifdecetteloi?

Il s’agissait d’abord de soustraire au regard du public les violences licites et gratuites dont lespectacle risquait d’endurcir et de corrompre les spectateurs, ensuite de porter secours aux bêtesmaltraitées,enparticulierauxchevaux.IlfautsoulignerégalementlefaitquelesféministesontjouéunrôleimportantenAngleterreauxXIXeetXXesiècles.Etparmielles,enFrance,lesfemmessocialistes:lajournalisteSéverine(1855-1929),quimilitaitauxcôtésducommunardJulesVallès(1832-1885);LouiseMichel(1830-1905),communardeelleaussi,figuredelagauchelibertaireetanarchiste,etquiécrivait:

«Plusl’hommeestféroceenverslabête,plusilestrampantdevantleshommesquiledominent»; laféministeMarieHuot(1846-1930),quiavaitpubliéunarticleintitulé«Ledroitdesanimaux»danslaRevuesocialiste en juillet1887,etqui luttait contre la tauromachieet lavivisection.Seshauts faits?ElleavaitagresséauCollègedeFrance,arméed’uneombrelle,unscientifiquequiselivraitalorsàlavivisectiond’unsinge.Elleavaitparticipé,avecunanarchistesuédois,àl’attaqueàmainarméededeuxmatadors en régionparisienne. «A-t-on à s’occuper des bêtes quand tant d’êtres humains sont encoreécrasésparlavie?demandait-elle.C’estvoirleschosesparlepetitcôté.Lesoucidesbêtesn’empêchepaslesoucideshommes.»LamilitantesocialisteetthéoriciennemarxisteRosaLuxemburg(1871-1919),enfin,qui,desaprison,écrivaitdes lettresbouleversantesd’amouretdepitiéenvers lesanimaux.Unjour,ellevoitdelafenêtredesaprisonarriverunevoituretraînéepardesbuffles.«Lechargementétaitsilourdetilyavaittantdesacsempilésquelesbufflesn’arrivaientpasàfranchirleseuilduporche.Lesoldatquilesaccompagnait,untypebrutal,semitàlesfrapperviolemmentdumanchedesonfouet.Enfinlesbêtesdonnèrentuncoupdecollieretréussirentàfranchirl’obstacle,maisl’uned’ellessaignait[…].Chezlebufflel’épaisseurducuirestdevenueproverbiale,etpourtantlapeauavaitéclaté.Pendantqu’ondéchargeait lavoiture, lesbêtes restaient immobiles, totalementépuisées, et l’undesbuffles, celuiquisaignait,regardaitdroitdevantluiavec,sursonvisagesombreetsesyeuxnoirsetdoux,unaird’enfantenpleurs.C’étaitexactementl’expressiond’unenfantqu’onvientdepunirdurementetquinesaitpourquelmotif etpourquoi,quine sait commentéchapperà la souffranceet à cette forcebrutale…J’étaisdevantlui,l’animalmeregardait,leslarmescoulaientdemesyeux,c’étaientseslarmes.Ohmonpauvrebuffle,monpauvrefrèrebien-aimé,noussommeslàtousdeuxaussiimpuissants,aussihébétésl’unquel’autre,etnotrepeine,notreimpuissance,notrenostalgiefontdenousunseulêtre.»

Toutes ces figures attestent de manière assez évidente qu’il n’existe finalement aucunecontradiction entre l’humanisme et le soutien de la cause animale contrairement à ce qu’il estprétendu.

Entoutcas,ilnedevraitpasyenavoir,àconditionquelesoutienàlacauseanimalenes’imposepas comme une préoccupation exclusive à laquelle on devrait sacrifier tout autre souci éthique etpolitique.Despenseursetdesmilitantsdesdroitshumains,leshommespolitiquesVictorSchœlcher,JeanJaurèsetGeorgesClemenceau,lesécrivainsVictorHugo,ÉmileZolaetAnatoleFrance,l’historienJulesMichelet, l’éditeuret encyclopédistePierreLarousse l’ontprouvéauxXIXeetXXe siècles.Des auteursjuifs d’après la Shoah aussi : les écrivains Vassili Grossman, Isaac Bashevis Singer, Elias Canetti,RomainGary,lesphilosophesTheodorAdornoetMaxHorkheimer.Ceuxquisonthostilesàlaprotectionanimaleparcequ’ilsn’entendentdéfendrequelesdroitsdel’hommenesaventpasque,dansledébatàlaChambre qui a précédé le vote de la loi Grammont, ce sont les catholiques conservateurs qui,historiquement, ont étéde leur côté alorsque les républicains, etmême lesplus radicauxd’entre eux,défendaientlesdroitsdesanimaux.

Pourma part, je n’ai jamais dissocié mon engagement à gauche demon travail en faveur d’uneréhabilitation des bêtes, même si, pour la plupart de mes collègues philosophes, ce double souciparaissaitpolitiquementaberrant.

Pourquelleraisonlaquestiondesdroitsetpluslargementl’intérêtquel’onporteauxanimauxsontgénéralementsimalvécusparlesdéfenseursdel’humanisme?

Ilfautpréciserdequelhumanismeonparle.Ilyadevieillesetmauvaiseshabitudesthéologiqueset

métaphysiques qu’il est bien difficile de changer. C’est ce que j’appelle l’arrogance du « propre del’homme».Maisquelques-unsd’entrenous tententd’élaborerunnouvelhumanisme,unhumanismedel’autrevivantetquiprendencharge,selonlemotd’ArthurRimbaud,«l’humanitédesanimauxmêmes».Unautrehumanismeattentifàlapassivité,àlavulnérabilitédesviesnuesetplusoumoinsmuettes.C’estpourquoi je partage certaines craintes face aux excès antihumanistes d’un certain animalisme, à sonradicalismeparfoisterroriste,àsonarasementdescultures,àsonoublidel’histoiredeshommes,celleoùonteu lieudesguerres,desmeurtres,desviols,despersécutions,desgénocides. Jenedispasquel’animalisme réclame qu’on oublie tout cela, je dis seulement qu’obnubilé par la souffrance animale,pathocentré,zoocentré,illepassedefaitsoussilence.C’estpourquoij’aimeparticulièrementletravaildel’historienÉricBaratay.

Danssondernierouvrage,LePointdevueanimal.Uneautreversiondel’histoire,ilareprésenté,surunechronologiededeuxsiècles,cequ’apuêtrelarencontrededeuxmondes:celuidesdifférentesespèces animales et celui desmultiples conditions humaines. Il propose une autre version, éclaire unautreversantdel’histoire,moinsanthropocentré.Ilconfrontelesévénementsdeshommes,leurstravauxetleursluttesaveclesdétressesdesespècesanimalesexploitéesetenrôlées.Ilnelaissepass’estomperlacommunautédesouffrancequiliedansunmêmedestinlevécudesanimauxàcelui,parexemple,desmineurs et des soldats.Ceque je reprocheau radicalismeanimaliste, c’est lanon-prise en comptedecertaines traditions immémorialement ancrées dans le devenir des hommes : celle de la traditionculinaire,notamment,quitourmenteexemplairementJonathanSafranFoer,l’auteurdecelivretraduitetludanslemondeentierFaut-ilmangerlesanimaux?quand il sesouvientdesplatsque lui faisaitsagrand-mère.

Lesvertusdel’éthique

Quediriez-vousàces censeursqui soutiennentque se soucierde la conditionanimaleestuneattitudequirelèvedelatyranniedesbonssentiments?

«Unhomme,habituéàcompteraveclui-mêmeetàestimersesactes,n’ôterapaslégèrementàunêtrecedondelavie,qu’ilesttellementau-dessusdenousdepouvoirdonnerauxmoindres.Lataillen’yfaitrien:lerespectdetoutevieetdetoutesensibilitéquiveut,travailleetaime,s’imposeàceluiqui,croyantétudierdeschoses,découvredesâmes»,écritMicheletquirêvait,commeHugoetZola,d’unecommunauté des vivants, d’une cité qui intégrerait les bêtes. PierreLarousse,VictorSchœlcher,Zola,Clémenceau, je prononce à nouveau leurs noms, ne dissociaient pas la cause animale de celle deshommes. Il faut renoueraveccettesensibilitéduXIXe sièclequin’avait rienàvoiravec la sensibleriepuisqu’ellesepensaitcommepolitique.Maisaujourd’hui,enFrance,lesresponsablespolitiques,gaucheetdroiteconfondues,nepensenthélasqu’àménagerlesélecteursdechasse-pêche-et-traditions…

Schopenhauervoyaitdanslapitiélefondementmêmedelamorale.Gandhipensaitquecen’étaitpasparcequel’animalétaitcapabledetelleoutelleperformancequ’ildevaitavoirdroitaurespect,

seulcomptaitpourluilefaitqu’ilsoitunêtrecapabledesouffrance.

Schopenhauer,poursapart,parlaitdepitiéetdecompassion,etilseréféraitàlacroyancehindoueportée par lesUpanishad : le « tat tvam asi », « Tu es cela ». Toi, homme, être vivant, tu es lamanifestation de cela, un cela qui se manifeste dans les autres formes animales et dans les formesvégétales. Il avait lu avec passion les Upanishad. Mais cette révélation de l’identité qui se cachederrièreladiversitén’arienàvoiravecl’empathie,conceptpsychologiqueouprincipeméthodologiquedont on parle un peu n’importe comment aujourd’hui,mais que l’on trouve utilisé avec rigueur par lephénoménologueHusserl. La compréhension des psychismes animaux relève, dit-il, d’uneEinfühlung,d’uneempathieopérantsurlemoded’un«commesi»,procédantanalogiquementmaisquin’ariendesfacilitésnaïvesdel’anthropomorphisme.Jetiensparailleursàpréciserque,malgrémonadmirationpourcetécrivainadmirablequiestuntrèsgrandphilosophe,jenesuispasschopenhauériennedanslamesureoù il me semble dangereux de rattacher la sollicitude envers les animaux à une métaphysique dontbeaucoupnepeuventpaspartagertouslesprésupposés,danslamesureaussioùlacompassionpourlasouffrancedesbêtesestassociéechezluiàunemisogynieetàunantijudaïsmeantisémiteauxquelsjenesauraissouscrire.

Onassisteà lamontéeenpuissancedelasensibilitéà l’égarddesanimauxauXVIIIe siècle.Lacompassionprime-t-ellecettefoissurlarationalité?

LeXVIIIesiècleréhabilite,c’estvrai, lasensibilité,maisréalisepeud’avancéesquantaustatutduvivantquisentetquisouffre.C’estauXIXesièclequelesmentalitéscommencentvraimentàchanger.LetextedeBenthamdatedurestede1789,ilsurgittardivementdanslesiècleoùilsonnecommeuncoupdeclairon révolutionnaire. Toutefois c’est Rousseau qui aura posé, avant lui, la question fondamentale.«L’hommeestassujettienverseuxàquelqueespècededevoirs.Ilsemble,eneffet,quesijesuisobligédenefaireaucunmalàmonsemblable,c’estmoinsparcequ’ilestunêtreraisonnablequeparcequ’ilestunêtresensible:qualitéqui,étantcommuneàlabêteetàl’homme,doitaumoinsdonneràl’uneledroitden’êtrepointmaltraitéeinutilementparl’autre.»

PourRousseau,unlienunitlesvivants?

Oui,ilestantérieuràlaréflexionetilcaractérisetouslesêtresdouésdesensibilité:c’estlapitié,« la répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible […] ».Cette « commisération estd’autant plus énergique, écrit-il, que l’animal spectateur s’identifie plus intimement avec l’animalsouffrant ».Par ailleurs,Rousseau rappelle la distinction anatomique entre les herbivores (qui ont lesdents plates) et les carnivores (qui les ont pointues). Et il remarque que les herbivores possèdent uncôlon, cequin’est pas le casdes carnivores.Or, l’hommequi adesdents et des intestins comme lesanimauxfrugivoresdevraitnaturellementêtrerangédanscetteclasse.Constatantalorsquelescarnassierssebattentsurtoutpourdéfendreleursproies,tandisquelesfrugivoresviventenpaix,Rousseaudemandece qui se serait passé si l’espèce humaine avait été frugivore, comme ses dents plates et son côlonsemblaientl’ydestiner…

Etalors?Ilendéduiraquoi?

Cemouvementd’accueillemènerabeaucoupplusloinencore,carilenviendraàaffirmerqu’ilvautmieux, tout compte fait, comprendre dans l’humanité, à sa limite inférieure, certains singesanthropoformesdelamêmefaçonqu’àsalimitesupérieureonycomprendlesenfantssauvages.«Toutesces observations sur les variétés quemille causes peuvent produire et ont produitesme font douter sidiversanimauxsemblablesauxhommesprisparlesvoyageurspourdesbêtes,sansbeaucoupd’examenou à cause de quelques différences qu’ils remarquaient dans la conformation extérieure, ou seulementparcequecesanimauxneparlaientpas,neseraientpointeneffetdevéritableshommessauvages,dontlarace,disperséeanciennementdanslesbois,n’avaiteul’occasiondedévelopperaucunedesesfacultésvirtuelles,n’avaitacquisaucundegrédeperfection,etsetrouvaitencoredansl’étatprimitifdenature.»Ilmentionnealorslesorangs-outans,qu’onapuconsidérercomme«lemilieuentrel’espècehumaineetlesbabouins».Puisilévoquelespongos,quisontpournousdesgorilles,décritsparlecorsaireBattelaugéographePurchas. Ils « ont une ressemblance exacte avec l’homme»,mais sont plus gros et plusforts.Malgré leurs yeux enfoncés, ils ont un « visage humain ». Le seul caractère anatomique qui lesdistinguede l’homme,c’est leurabsencedemollet.« Ilsnemangentpasdeviande, et aiment se tenirauprèsdesfeuxabandonnésparleshommes,toutennesemblantpascapablesdelesrallumerquandilss’éteignent,cequin’estpassifacileàinterpréterqu’onpourraitlecroire.Ilsvivententroupes,attaquentles hommes et les éléphants en les épouvantant de leurs cris. Ils ensevelissent leurs morts sous desbranchages ou des feuillages. Ils paraissent si semblables à l’homme que certains voyageurs se sontdemandés’ilsn’étaientpasnésdesamoursd’unefemmeetd’unsinge»:hypothèsequeRousseautientpourunechimère.

Desmachinesquipleurent

Laressemblanceconstatéeentrecesprétendusmonstresetl’espècehumainevaconduireàquoi?

Rousseauavouenepascomprendre«lesraisonssurlesquelleslesauteurssefondentpourrefuserauxanimauxenquestionlenomd’hommessauvages;maisilestaisédeconjecturerquec’estàcausedeleurstupidité,etaussiparcequ’ilsneparlaientpas;raisonsfaiblespourceuxquisaventque,quoiquel’organedelaparolesoitnaturelàl’homme,laparoleelle-mêmeneluiestpourtantpasnaturelle,etquiconnaissent jusqu’à quel point sa perfectibilité peut avoir élevé l’homme civil au-dessus de son étatoriginel ». Après avoir pris connaissance de nombreuses relations de voyages, il juge que lesobservationsontétémalfaitesetquelesconclusionssontentachéesdepréjugés.Carenfin,s’ilestadmisquelesingen’estpasunhommeenceciqu’iln’apaslafacultédeseperfectionner,encoreaurait-ilfallutenterdesexpériences,ets’assurerpardesdémonstrationsquelepongoetl’orang-outanétaientounonperfectibles!Rousseaupréféraitfinalementrisquerd’introduiredesanimauxdanslegenrehumainplutôtque de risquer d’en exclure des hommes.C’est là une pensée, une inquiétude et une générosité d’unegrandemodernité.

Comment obtenir de ceux qui n’éprouvent pas d’intérêt pour les animaux d’avoir de laconsidération morale pour eux ? L’affaire n’est-elle pas d’autant plus compliquée que lesresponsabilités de chacun sont constamment diluées ? Faut-il en passer par la science, parl’institutiondeloisquireconnaîtraientdesdroitsauxanimauxoubienparl’appelàlacompassion?

L’appel à la compassion, ce n’est pas moi qui m’élèverais contre, mais je ne me fais pasd’illusions : jen’accordecréditqu’à lacontraintepar la loi. Ilyadans lacompassionunedimensiond’improvisationquirecèleunrisquedesubjectivisme,etjeluipréfèrelajustice.Quantàlascience,siellepeutéclairerl’opinion,inspirerunelégislation,ellenesauraitenaucuncasfonderledroit.

Vousavezraisondereleverqueladivisiondutravaild’exploitationetd’abattage,ledécoupagedesresponsabilités, permet demasquernotreparticipation individuelle à lamaltraitance et aumeurtre.LafilledeTolstoïracontececi:alorsquesonpèreavaitimposélevégétarismeàtoutesafamille,unetantecarnivore, invitée àdéjeuner, avait exigéde se soustraire à cet interdit.Enarrivant à table, elle avaittrouvéunpoulet attachéà sa chaise etuncouteaueffiléprèsde sonassiette !Celadit, cen’estpas àcoupsd’argumentsqu’onchangeraleschoses,c’estenreprésentant,enmontrantl’intolérable.Maissansexhibitionnisme, sans s’afficher dans la rue, allongé et nu dans un sac en plastique, pour dénoncer laviande, et sans aller dans les grandsmagasins saccager insidieusement desmanteaux de fourrure. Lesactes ponctuels violents risquent, substituant l’émotion à la réflexion, de dissimuler qu’il faudra unbouleversementdesmœurspourchangerlestatutdesanimaux.Toutefois,ilrègneunetelleinertiedanscemouvement tristement perpétuel de progrès et de régression auquel nous assistons qu’on peut se direparfoisqueseulunacteagressifpourraitréveillerlesconsciences.J’auraispumerendreavecd’autresdélivrerleschiensd’uneanimalerieoùonlesélèveenvuedel’expérimentation…

IlfautattendrelemilieuduXIXesiècleenFrancepourqu’uneloipunisseunhommequiserendcoupabledemauvaistraitementssurdesanimauxdomestiques.AuXXesiècle,laloireconnaîtl’animalcomme « être sensible », mais il demeure toujours une « marchandise ». Où en sommes-nousaujourd’hui?

UnjuristeetphilosopheitalienduXVIIIesiècle,CesareBeccaria(1738-1794),parlaitdu«terribledroitdepropriété».EliasCanettiécrivait,desoncôté:«Quelmalheurquelesanimauxcoûtentsipeucher ! » Le droit français a introduit le qualificatif « sensible » : les animaux sont des « bienssensibles »… C’est pourtant une sorte de non-sens que des animaux, tenus pour des êtres vivants etsensibles, constituent des objets de transactions. Ils sont sensibles mais appropriables, appropriablesmais sensibles, comment faire face à cette contradiction dans les termes, à cette incompatibilité ?L’animalapparaîtcommeleseulêtreaumondeànepouvoirêtretraiténicommeunsujetnicommeunobjet.

SuzanneAntoine,unejuriste,acontribuéàdébrouillerlaquestionennotantuneoppositionentreledroitciviletledroitpénal:lecodecivilétablitunebarrièreinfranchissableentrelespersonnesetlesanimauxassimilésàdesbiensmeublesou immeublesalorsque lecodepénal,quiaconsidérablementévolué enEurope, traduit plus immédiatement les aspirationsdu corps social.La loi du9mars 2004,pour ne prendre que cet exemple, va jusqu’à incriminer les sévices sexuels exercés sur un animaldomestiqueapprivoiséoutenuencaptivité.Ledroitd’usetd’abussetrouvedoncmisencause.SuzanneAntoine propose, pour sortir de l’impasse, une catégorisation spéciale, celle de « bien protégé »,

d’«intérêtlégitimementprotégé»:onnepourraitplussediresimplement«propriétaire»d’unanimal,l’usetl’abusseraientplusrigoureusementréglementés.

Lepointdevuephilosophiqueetjuridiqueacatégorisélesanimauxdansleregistredesbiensetrefuselacatégoriedusujetqui,elle,estréservéeàl’hommeetàlasubjectivité.Cesimpleclassementn’autorise-t-ilpastouteslesdérivessurlesanimaux?

Il faudrait examiner unebonne fois les relationsde lamétaphysique et dudroit.SuzanneAntoinesoulignequ’unedistinctionmajeureatropsouventfaitéchouerledébatausujetd’undroitdesanimaux.Unillustrejuristepouvaitaffirmerquel’undestraitsessentielsdenotrecivilisationjuridiqueconsistaitàrefoulerimpitoyablementlesanimauxhorsdudroit.Àcausedugrandordonnancementqu’estlasummadivisio, cette séparation fondamentale (métaphysique, bien sûr) qui exclut de rapprocher le statut deschosesoudesbiensdeceluidespersonnes.Danslesdébatssurledroitdesanimaux,cettephilosophieanthropocentriste, spontanée et non examinée, produit une confusion entre le sujet métaphysique oupsychologique,c’est-à-direlapersonne,etlesujetoulapersonnalitéjuridique.

C’estcelaqu’ilfautdémêler?

Oui,parcequelesadversairesd’undroitanimalierontintérêtàcultivercetteéquivoque.Unautreprofesseur de droit, Jean-Pierre Marguénaud, a montré que les animaux ne sont plus, dans notrelégislation,deschoses,maisbeletbiendespersonnesjuridiques.Seplaçantdansuneperspectivequiestcelledel’évolutiondudroitfrançaiscontemporain,ilprendactedeladistinctionentresujetdedroitetpersonnalité juridique, et explique que la personnalisation en droit n’a rien à voir avec uneanthropomorphisation,etqu’ellenemenacedoncpasla«dignité»del’homme,cariln’yestaucunementquestion d’un sujet substantiel. La commodité d’une « promotion symbolique » et d’une « techniquejuridique » n’aboutit pas à la banalisation des droits de l’homme, car la notion de « personnalitéjuridique»,quineseconfondpasaveccellede«sujetdedroit»,netendpasàeffacerlafrontièreentrel’humanitéet l’animalité.Desurcroît,Jean-PierreMarguénaudmontrequelesanimauxnesontplus,endroit français, des chosesmais bien des personnes juridiques, depuis qu’EdmondMichelet, garde desSceaux, a inspiré l’abrogation de la loiGrammont et son remplacement par le décret du 7 septembre1959,qu’unautredécretaàsontourremplacé,danslequelunedispositionmaintient larépressiondesmauvaistraitements,maissupprimelaconditionrestrictivede«publicité».

L’animal-marchandise

L’animalestdoncprotégépourlui-même,ycompriscontresonpropriétaire?

C’estcela, cequi signifiequ’on lui reconnaîtundroit.Enoutre,onconstateque laprotectiondel’animaldanssonpropreintérêtafaitdepuislorsdesprogrès.Onaétablisuccessivementdessanctionscontre le délit d’acte de cruauté envers les animaux domestiques, avec ou sans publicité, l’abandon

volontaireetlessévicesgraves,onainstituélaremisedelabêtemaltraitéeàuneœuvredeprotectionanimale.Forceestdeconstaterl’avancéeducode.Ilmesembleainsiimpossibledecontinueràdirequel’animal est entièrement soumis au droit de propriété. Du reste, le nouveau code pénal punit d’uneamendel’animalicidevolontaire.L’abusus,droitdupropriétaire,setrouvedonclimitédansl’intérêtdelabêteelle-même.L’animaln’estplusunbien,danslamesureoùcenouveaucodepénalclasselesactesdecruautéenverslesanimauxdansunecatégoriedistinctedecrimesetdélits:«nicontrelespersonnes,nicontre lesbiens,nicontre l’État, lanation, lapaixpublique, l’humanité».Ondoit toutefoispenser,écrit Marguénaud, que cette catégorie inédite de crimes et délits, « naviguant entre les biens et lespersonnes»,nepourrapassubsisterlongtemps,etquel’hypothèse«technique»delapersonnificationdes animaux achèvera de s’imposer, la personnemorale, la personnalité juridique appartenant déjà à« toutgroupementpourvud’unepossibilitéd’expressioncollectivepour ladéfensed’intérêts licites».Lesdeuxconditionsrequisessontremplies:l’intérêtdistinctetl’existenced’organismessusceptiblesdelesmettreenœuvre.Commelapersonnemorale,l’animalestdoncunepersonnejuridiquesanspourtantêtreunsujetdedroit,etc’estcette réalité juridiquequ’il fallaitmettreen lumièrepourque lesdébatscessentd’êtreaberrants.

GaryFrancionedéfend l’idéeque lemouvementdeprotectionanimalen’estpas labonnevoiepourprotégeraumieuxlesanimauxtantqueceux-ciresterontsouslestatutdepropriétéet,quellesque soient les avancées et subtilités du code, ils le restent bel et bien. Le fait même d’acheter unanimalcommeonfaitl’acquisitiond’unepairedechaussuresposeproblème:aprèstout,onn’achètepasunhumain.«Sil’animalestunepropriété,peut-ilêtreconsidéréautrementquecommeunproduitdeconsommation?»demandeFrancione.

Ce que Jean-Pierre Marguénaud met en lumière, rappelons-le, c’est une technique juridique quin’anthropomorphisepas lesanimaux.Ce réformismeest évidemmentauxantipodesd’unepenséede lapersonnalitéanimale,commecellequiinspirel’égalitarismedeGaryFrancioneetdeTomRegan.Celaétant clarifié, la radicalité de ces penseurs américainsme semble importante, en théorie dumoins. Ilfaudraitquelesanimauxn’aientpasdeprix,qu’oncesse,àleurpropos,d’opposerladignitédel’hommeàl’évaluationmarchande.

DupointdevuedeFrancione,iln’estpossibledefaireréellementévoluerlestatutdel’animalqu’àlaconditiond’appliquerleprinciped’égalitédeconsidération.Est-cevotreavis?

Enappliquantceprincipe,onnefaitpasévoluer,onneréformepas,onrévolutionne.Jereconnaismonembarras,etmêmemarésistance,etj’assumeunhiatusentrelathéorieetmapratique.Jereconnaislavaleurinhérented’unanimaletsondroitàlavie,maisjenesuisniégalitaristeniabolitionniste.

Soyonsclairs:aménagerdesrèglementsquirelèventduregistredudroitanimal,celanerevientpasàaccorderdesdroitsauxanimaux…

Effectivement.Danslepremiercasilestquestiondeloisetderéglementations,àsavoirdedroitslégaux, du droit positif. Et c’est insuffisant. Dans le second cas, il est question de droits moraux,d’exigences qui inspireront l’institution de nouveaux droits qui, bien sûr, restent à définir. Il y a deux

sortes de lois, celles du droit existant, actuel, qui s’applique, et celles qu’on devrait instituer. Lesconfondremèneàdesdébatsstériles.

Peut-ondirequelamoralisationdenotrerelationaveclesanimauxs’esteffectuéeparlebiaisduprogrèsjuridique?Enmêmetemps,laresponsabilitéindividuellenerelève-t-ellepasuniquementdel’éthique?

Charles Péguy (1873-1914) disait de la morale kantienne qu’elle avait les mains pures… maisqu’elle n’avait pas de mains. On peut appliquer ce jugement à la responsabilité éthique en général.Toutefois,ilfautdistinguerlégalitéetmoralité.Lapremièrecontraint,paslaseconde.Laresponsabilitépeut êtremorale : se séparer d’un chien qui s’est attaché à vous, ce qui ne porte pas publiquement àconséquencesidumoinsl’ontrouveàleconfieràquelqu’un;ellepeutêtrejuridique:abandonnerdeschevaux sansnourriture et sans soins appelle des sanctions.C’est la différence entre responsabilité etculpabilité.

Nousréconcilieraveclebonsens

Nousnousheurtonsenpermanenceàcetteidéekantiennequelesanimauxnepeuventpasavoirdesdroitspuisqu’ilsnepeuventavoirdedevoirs.Nefaudrait-ilpas,danscecas,enfinirunebonnefoispourtoutesaveccettevisiondel’exceptionhumaineetredéfinirleconceptmêmedudroitafindel’adapterenconséquence?

Certainement.Lesenfantsenbasâge,lesaliénésetlesmaladesenfindevien’ont-ilspasdroitaudroit?Hobbesécrivait:«Pourlesfaiblesd’esprit,lesenfantsetlesfous,iln’estpasdeloi,pasplusquepourlesanimaux.»Allons-nousêtred’accordaveccela?Non.Lespatientsmorauxhumainsontdesdroits, quandbienmême ils ne se représentent pas ce qu’est le devoir.Demême certains animaux, etparticulièrementceuxquenousavonsanthropisésenlesdomestiquant.

Accorder des droits aux animaux, est-ce d’ailleurs la bonne solution ? Et de quels droitss’agirait-ilselonvous?

Uneprofondeéquivociténecessedetourmenterl’affirmationdes«droitsdel’homme».Dequoiaujusteparle-t-on?Desdroits-libertés,ceuxqueréclamaient lesrévolutionnairesde1789?Oubiendesdroits-titres, des droits-créances, dont la Déclaration de 1848 fut l’expression, et qui donnent auxindividuslepouvoird’obligerlasociétéàleurassurerdessecours,lasanté,ouletravail,parexemple?Delapositionadoptéedanscedébatjuridique,politiqueetsocialdépendlapertinenced’uneréflexionsur la justice due aux bêtes. Car, sans une compréhension approfondie – philosophique, historique etjuridique–desdiscussionssurledroithumain,laréclamationd’undroitpourlesanimauxnepeutêtrequeconfuse.L’attentionportéeàcettedistinctionentrelesdroits-libertéset lesdroits-créancespermet,seule,depréciser la teneurdesrevendicationsenfaveurdesbêtes:ellesrelèventdesdroits-créances,

bienentendu.Ettoutelaratiocinationautourdufaitqu’ellesnesauraientcontracter,etqu’ellesignorentlesdevoirsrésonnecommeunemauvaisesophistique.

Il existe déjà une Déclaration universelle des droits de l’animal en France, proclamée, àl’initiative de la Fondation droit animal, éthique et sciences (anciennement la Ligue française desdroitsdel’animal),le15octobre1978àlaMaisondel’UnescoàParis,etréviséeen1989.

CetteDéclarationuniverselle des droits de l’animal a été promulguée afin demieux faire écho àcelledesdroitsdel’homme,etelleasuscitélesrailleriesdebeaucoupdephilosophesetdejuristes.Elleprésenteincontestablementledéfautdeproposersansprécautionsunepersonnification,etelleversedansl’anthropomorphisme.La réformepréconisée en sonarticle14, alinéa2, tendplusoumoins, bienquesansprovocation,àfairedéfendrelesdroitsdel’animalaumêmetitrequelesdroitsdel’homme,cequine peutmanquer d’être interprété comme une provocation. Et il faut reconnaître que deux énoncés dupréambulelaissentphilosophiquementperplexe,encequ’ilsstipulentque«toutêtrevivantpossèdedesdroitsnaturels»,cequirevientàfairefondsurl’hypothétiqueetcontroversé«droitnaturel»,sollicitédécidément de toutes parts, puisque certains s’en servent par ailleurs pour asseoir les seuls droits del’homme.Or,lesphilosophesseréclamantdudroitnatureln’ontjamaisaccepté,àl’exceptiondujuristeromain du IIIe siècle de notre ère, Ulpien, que les animaux puissent en bénéficier. Une deuxièmepropositiondupréambuledecetteDéclarationsembleaussiparticulièrementfragile:«Considérantquelerespectdesanimauxparl’hommeestinséparabledurespectdeshommesentreeux…»Onpeutsansdoute,endernièreanalyseetavecprécautions,promouvoirunetelleopinion,maissûrementpascommeuneévidencepréalable.

CetteDéclarationaquandmêmelemérited’exister.

Dans sa très problématique approximation et son inapplicable généralité, il reste, c’est vrai, quecetteDéclarationestuntextegénéreux,utopiquesansdoute,maisqu’ilnefaudraitrecevoirquecommeuneidéelimite.Dansunedémarchebeaucoupplusréfléchie,ClaudeLévi-Straussavaitexpriméen1976unvéritableressentimentantihumaniste,devantunecommissiondel’Assembléenationale,enrefusantdetraiterdeslibertés,commeonl’invitaitàlefaire,etenréclamantqu’onsubstitueauxdroitsdel’hommelesdroitsduvivant.Mêmesil’onnepeutniersonpessimismeetsonantiprogressisme,onsetromperaiten soupçonnant tropvitedevitalismecette revendicationd’undroitduvivant.Car,pourLévi-Strauss,c’est toujoursdéjàdela formeetdusymboliquequefabrique lamatièrevivanteet individuée.Établirunesynergieentrel’éthologieetl’écologie,c’est,mesemble-t-il,latâchequinousattend.

On s’étonne de devoir ergoter sur les mots depuis des siècles, recourir à des raisonnementsphilosophiques aussi souvent hermétiques, quand ce n’est pas à des expériences scientifiquescomplexes voire cruelles, pour parvenir à la conclusion que nous commettons un acte moralementcontestable en faisant souffrir un animal ou en détruisant sa vie. Pourquoi si peu de bon sens etd’intuitionspontanée?

Jesuisd’accordavecvous,bienquevotrequestionpuisseapparaîtrecommeobscurantisteetmêmeunpeupoujadiste.C’estpourcetteraisonquejenesuispasàl’aiseaveclaphilosophienormativeanglo-

saxonne, notamment avec ses argumentations éthiques qui recourent à des critères (intelligence,conscience,douleur)pourétablirledroitdesanimaux.PhilippeDevienne,vétérinaireetphilosophe,ledit autrement dans la trace du philosopheLudwigWittgenstein (1889-1951) : il faut en revenir à uneapprocheordinairede ladouleuranimale.Cequisignifie faireconfianceà la langueet,enmatièredereconnaissancedesdroitsdesanimaux,donnercongéàlascience.C’estlalanguecommunequipermetdefranchir labarrièredesespèces.Car le langagen’estpasfaituniquementpour laconnaissance, ilad’autresdimensions:cris,exclamations,revendications,proclamations.Ladouleurn’estpasunobjetdesavoir, c’est une expression. C’est donc sans métaphysique, sans savoirs et même sans éthologie nipsychologiequenousvoyonsimmédiatement,sansmédiation,qu’unanimalsouffre.Jepeuxdévelopperlamême idée d’un autre point de vue, encoremoins savant. Les gens simples, disaitGeorgeOrwell,auteur par ailleurs d’un grand livre,LaFerme des animaux, ont une common decency, une honnêtetéordinaire,unesorted’instincthéréditairedubien.LephilosopheJean-ClaudeMichéaécrit,commentantlapenséed’Orwell,queladécencecommuneest«unsentimentintuitifdeschosesquinedoiventpassefaire, non seulement si l’on veut rester digne de sa propre humanité, mais surtout si l’on cherche àmaintenirlesconditionsd’uneexistencequotidiennevéritablementcommune6». Ilmesemblequecetteexistence quotidienne véritablement commune s’étend aux animaux dont nous partageons l’existence etauxquels nous ravissons la vie. Retrouver ou plutôt refonder ensemble une pratique de la « décencepartagée », c’est un projet anticartésien, antikantien, antisystématique qui nous réconcilierait avec lemondesensible,aveclesanimaux,aveclesenscommunetlabonté.

Dudroitdesoumettreetdetuer

Vous évoquiez l’utopie.Changer la condition animale pour qu’elle ne soit plus soumise à nosloisirs, aux expérimentations en laboratoire, morceaux de viande, bouc émissaire, sacrifice, etc.,s’agit-ilauboutducompted’unidéalchimériqueoucelavousparaît-ilpossible?

Uneutopien’a riendenégatifensoi,bienaucontraire. Il fautque lesdéfenseursdesanimauxsesituentrésolumentducôtédel’utopiepournepasselaisserenfermerdanslacroyanceauparadis,qu’onleurimpute.

Cettehistoirededroitsdesbêtesen faitpleinementpartie justement.Cettepropositionest-ellerécenteouprend-ellesesracinesauxsourcesdelapensée?

Enréalité,onenparlaitdéjàdansl’Antiquité!Etcesont justement lesstoïciensqui l’ontfait lespremiers,eninventantleconceptd’humanitéaunomduquelilsrefusaient,sousprétextequelesanimauxsontprivésdulogosetdoncincapablesderéciprocité,qu’onleuraccordedesdroits.Plutarqueexposeainsi la position des stoïciens. Si nous reconnaissions aux animaux le logos, deux possibilitéss’offriraientànous:soitenlestuant,etmêmeennouscontentantdelesutiliser,nousmanquerionsàlajustice,soitenrenonçant,parespritdejustice,à les tuervoireà lesutilisernousnouscondamnerions,nousautreshommes,àneplusvivred’unemanièrecivilisée,humanisée.C’estsecondamneràuneviedebête que de renoncer à se servir des bêtes, il faut choisir entre la justice envers les animaux et celle

enversleshommes.C’estdoncparcequ’ellessontdépourvuesdecelogosquiapparenteleshommesauxdieux,quelesbêtesn’entrentpasavecleshommesdansdesrelationsderéciprocitéetdedroit.«C’estsansinjusticequeleshommespeuventseservirdesbêtesdansleurpropreintérêt.»

Tout cela s’écrit dans le contexte d’un finalisme emprunté àAristote, sans doute,mais exacerbéjusqu’àétablirune interruption,unsautqualitatifquicontrevientaugradualismestoïcien.Cicéronpeutainsiaffirmerqueleshommessontconstituéspourpouvoirparler,quelesautresvivantssontfaitspournousautres,hommes,commenoussommesfaitspourlasociétédesdieux,commelesépaulesdesbœufssontfaitespourporterlejougettirerlacharrue.Quantauporc,ilesttellementdestinéànotrenourriturequel’âmeluiaétédonnée,enguisedesel,pourqu’ellenepourrissepas!

Leséthologuesn’enfinissentpasdenousapprendreàregarderl’animalautrementafinquenousnous débarrassions de cette vision archaïque à son égard. Si la philosophie anglophone en tientdésormaiscompte, laFrancequantàelleresterivéeàunhumanismetraditionneletàdesconceptséculésquisontmalheureusementtoujoursenseignésdansleslycéesetlesuniversités.

Neditespascela.Lesespritsontbeaucoupévolué.Laquestiondel’animalaétémiseauprogrammeduconcoursde l’agrégationdephilosophie et à celui de l’Écolenormale supérieure.Certainsdemescollègues,àlasuitedeDerrida,deDeleuzeetdemoi-même,s’intéressentàunecritiquedel’humanismemétaphysique, et font donc de la question animale un problème fondamental de leur enseignement. Àl’écoleprimaire,onsensibiliselesenfantsàlasauvegardedesanimaux.Maintenant,jevousledemandesérieusement : quel maître, quelle maîtresse osera se mettre les parents et l’administration à dos enrecommandantauxélèvesdeneplusmangerdeviande?

Certes, mais il n’empêche que l’enseignement dont vous parlez, bien que louable, resteparcellaire,totalementanecdotique,faceauxmillionsdelycéensetd’étudiantsqui,chaqueannée,enFrance,quittentlesbancsdel’enseignementpourlavieactiveaveccetteidéequel’animaln’apasdeconsciencenidecapacitéàsouffriretque,parconséquent,onpeutl’exploiteràloisir.Àproposdevégétarisme, on pourrait commencer par transmettre cette réalité écologique qui veut que notreproductionetnotresurconsommationenchairanimalesontaussinocivespourlaterre,lesmersetlespopulations pauvres que nos industries les plus polluantes.CommeMarguerite Yourcenar, qui étaitvégétarienne par éthique, nombreux sont ceux qui pensent désormais que l’homme peut se nourrirautrementtoutenconservantuneexcellentesanté…

Ilestbonpourlesanimauxquedesvégétariensetmêmedesvégétaliensexistentetsefassentdeplusenplusnombreuxcommec’est lecas,semble-t-il,auxÉtats-Unis.Et jevousredisquejerestesouslecoupdulivredeJonathanSafranFoerFaut-ilmangerlesanimaux?D’abord,parcequec’estlelivred’un écrivain qui a fait une enquête exhaustive et qui associe à une intraitable fermeté une grandetolérance.Ilresteque,dupointdevuedel’avenirdenotrecivilisation,tellementmarquéeparl’élevage,jem’interrogesurl’abstinencedeviandeetdeproduitslaitiers,etjenetrouvederéponsesatisfaisantequedansuncompromis,ladésindustrialisationdel’élevageetdel’abattage.Retourenarrièreoubondenavant qui sauvera les animaux du pire. Et les hommes. La sociologue et ancienne éleveuse JocelynePorcher a montré que les techniciens d’élevage et d’abattage cachaient à leurs proches leur « saleboulot ».Et cette souffrance au travail ne se réduit pas à la pénibilité physiquemais elle est d’ordre

éthique, car elle résulte d’actes qu’ils sont obligés de commettre du fait de leur métier et qu’ilsréprouvent:parexempleeffectuercegesteatrocedetuerdesporceletsqu’ilsontfaitnaîtreenallantlesprendredansl’utérusdestruies.Lacritiquesocialenefaitplusqu’unalorsaveclaquestionanimale,etdéfendre ledroitdesanimauxdeboucherieàêtre traitésdignementdevient indissociabledudroitdeshommesàladignité.Voilàquibouleverseetrenouvelleprofondémentleslignesdepartage.

Est-il condamnable de tuer des animaux ? Jeremy Bentham soutenait l’idée que, tant que leshommes s’attachent à réduire la souffrance des bêtes, il est alors possible de les tuer. AlbertSchweitzerdéfendait,quantàlui,uneéthiquedurespectdelaviequiinduitde«tuerseulementquandlanécessitél’exige».

C’estsansdoutelapositionlaplussensée.Pourtant,encorequejenesoispasvégétarienne,jenesupporte pas qu’on donne une justification rationnelle à lamise àmort, qu’on la légitime. Je préfèrequ’on se réfère demanière empirique, pragmatique auxmodes de vie, aumonde commun.Mais queltourment,cettequestion!Est-cequenoussommestenusd’êtreresponsablesdesviesanimales?Jediraisqueoui,etcelad’autantplusquelesbêtessontdomestiquées,destinéesparnotrehistoireànousserviretànousnourrir,maisd’autantplusaussiqu’ellessontsauvagesetqu’ellesnenousdoiventrien,etd’autantplus,jeleredis,quelesanimauxsontdesvertébrés,etplusencoredesmammifères.Enfindecompte,ilfautdemanderàquel titrenousnousoctroyons ledroitde tuerdesanimaux,dechasser,depêcher,defairedesexpériencessureux.Iln’yapasderéponseàcettequestion.Leshommesexercentdestorturesetcommettentdesassassinatsdesang-froid.

DeHomèreàDerrida,laquestionsepose:quemanger,commentmanger,pourquoilaviande?Onditquecequi adifférencié l’hommeduchimpanzé, alorsqu’il disposed’uncapital génétiqueàpeinesupérieur, c’estd’abordqu’il amangéde laviande.L’hommea imité les loups, il s’estmisàchassercommeeuxetàrapporterlanourritureauxsiens.Onexpliqueledéveloppementcérébraltrèsrapide,ilyacinqouseptmillionsd’années,parlaconditionnouvelledecarnivore.Ledroitdetuerpoursenourrirqueleshommess’arrogentn’estfondésurrien,ilrésultedel’évolution.

L’amouràmort

Àpropos de la pulsion destructrice envers les animaux, celle-ci aurait, selon le professeur delittératureRobertHarrison,descausespsychologiquesquidépasseraientégalementl’enviedebiensmatériels, de consommerou le besoin de domestiquer : « Il y a trop souvent une rage délibérée etvengeresseàl’œuvredansl’agressivitécontrelanatureetsesespèces,commesil’onprojetaitsurlemonde naturel les intolérables angoisses de finitude qui rendent l’humanité otage de lamort.Uneespècederagepuérilepousseàfaireautourdesoidesvictimespourexorciserensoiladouloureusecruautédudestin7.»Partagez-vouscepointdevue?

Robert Harrison a le mérite de proposer l’idée d’une communauté biotique, c’est-à-dire d’uneéthiquedelaterre.JevoudraisfaireéchoàcetextedérangeantenvouslisantunpassagedesRacinesducieldeRomainGary.«J’airecueilli,unjourqu’ilétaitsaoul, lesconfidencesd’unécrivainaméricain

quivientrégulièrementenAfriquepourabattresarationd’éléphants,delionsetderhinos.Jeluiavaisdemandéd’où luivenaitcebesoinet ilavaitbuassezpourêtresincère :“Toutemavie, j’aicrevédepeur. Peur de vivre, peur de mourir, peur des maladies, peur de devenir impuissant, peur du déclinphysiqueinévitable…Quandçadevientintolérable,toutemonangoissetoutemapeurseconcentrentsurlerhinoquicharge,lelionquiselèvesoudaindevantmoidansl’herbe,l’éléphantquisetournedansmadirection.Monangoissedevientenfinquelquechosedetangible,quelquechosequ’onpeuttuer.Jetire,etpendantquelquetemps,jesuisdélivré,j’ailapaixcomplète,labêtefoudroyéeaentraînédanssamorttoutesmesterreursaccumulées.”»

Revenonsàl’animaldomestique.Danslamesureoùvousditesquelesbêtesseraient«destinéesparnotrehistoireànousserviretànousnourrir»,est-ilalorsmoralementacceptabled’éleverdesanimauxdansdesconditionssatisfaisanttousleursbesoins,puisdelestuersanssouffrancepours’ennourrir?

Envousdisantquelesbêtesseraient«parnotrehistoiredestinéesànousserviretànousnourrir»,jenefaispasde l’histoireunprincipede légitimation, je relèveseulementun traitquasiuniverseldescultureshumaines.C’estàceconstatquel’onseconfronteetnonpasàdesexigencesinfinies.Maismaméfianceàl’égarddelaradicalitééthiquenem’empêchepasdevoirunehideusecontradiction,commeonapuledire,entrelessoinsattentifsquipourvoientquotidiennementauxbesoinsdesbêtesetlafinalitéultimedecessoins,àsavoirl’abattage8».

Allonsencoreplusloin:est-ilpluslégitimedelestuerlorsquenoussupposonsqu’ilsnesontpasconscientsd’eux-mêmes,n’ontpasdedésirsetnesontpascapablesdesouffrirde l’aveniretdoncd’unemortàvenir?Nepensez-vouspasquelesanimauxpuissentavoirtoutsimplementunintérêtàresterenvie,bienréel,quellequesoit l’espèceà laquelle ilsappartiennent, indifféremmentde leurniveaudeconscienceoudel’étenduedeleurscompétencesvalidéesparlascience?

Si,biensûr,ilsontintérêtàresterenvie,quipourraitledénier?Et,commel’écritlephilosopheJoelFeinberg(1926-2004),ilsontunevieconative:leconatus,c’estlatendanced’unêtreàpersévérerdans l’être qui lui est propre. Certains animaux ont des désirs qui présupposent des croyances, et ilséprouventdes intérêtsaubien-êtrequipeuventêtre représentésdevant les tribunaux.Mais,encoreunefois, je ne pense pas qu’on puisse reconnaître des « intérêts » et conférer des droits à ceux quin’appartiennentpasaugenredesvertébrésetdesmammifères.Mêmesijen’aimepasécraserlesinsectesdits«nuisibles».

Faceàlaconsommationdesanimaux,ilyaplusieursattitudes:ceuxqui,commeJaneGoodall,pensent qu’« en mangeant tous ces animaux, qui ont longtemps été nos dieux, nos proches, nousmangeons leurs souffrances, nous incorporons les tortures qu’ils subissent9 », et ceux qui justifientcetteconsommationetinvitentàsapérennitéenprétendantquemangerdelaviandeestun«devoiréthique»dufaitdenosoriginesanimales,del’existencequiestconstituéedevieetdemort,etc.

Cetteaffirmationsombredansleridicule.Surcepoint,jesuisévidemmentducôtédel’admirableJaneGoodall,mêmesijenepratiquepaslevégétarisme.Jemépriselavirilefanfaronnadecarnivorecar

jenevoispasquellegloireparticulières’attacheraitaufaitdeseconduireenprédateur.Etjesuisassezchoquée que la gastronomie française ait été inscrite au patrimoine de l’humanité. Par ailleurs, il fautrappelersanscesselatyranniequelafilièreviandeetsarecherched’unerentabilitémaximaleexercentsurlesespritsetlesestomacs.

Vousavez,vousaussi,commeJaneGoodall,IsaacBashevisSingeretd’autres,envisagéquelespratiques d’élevage et de mise à mort industrielles des bêtes puissent rappeler les camps deconcentrationetmêmed’extermination,maisàunecondition:«quel’onaitpréalablementreconnuuncaractèredesingularitéàladestructiondesjuifsd’Europe10».

J’aitoujoursmanifestélaplusgrandeprudenceàcesujet.Carcequimefrappe,c’estl’absencedesens historique chez la plupart des défenseurs des animaux. Et quand j’apprends que l’universitaireaméricainCharlesPattersonatravailléplusieursannéesàYadVashemdansleseulbutd’assimilerlesortdesanimauxdeboucherieàceluidesjuifsexterminésparlesnazis,jenesuispasplusrassurée.Carj’aibeaucoupderéticencesàl’égarddesonmanquedeprécautionsméthodologiques,delamanièredontilconstruituneanalogieentreunechronologielonguedeplusieursmillénairesetunechronologiecourtequiexcèdeàpeinequatreans,decette façondont ildresseunparallèleentreunehistoirede luttepour lasurvie (la chasse, l’élevage, l’abattage) et une pure histoire de haine raciale. Bien sûr, je sais quel’expression«éternelTreblinka»appliquéeauxanimauxqu’onabatetdontilafaitletitredesonlivreestunecitationd’IsaacBashevisSinger.«Enpensée,Hermanprononçal’oraisonfunèbredelasourisquiavaitpartagéunepartiedesavieavecluietqui,àcausedelui,avaitquittécemonde.“Quesavent-ils,tous ces érudits, tous ces philosophes, tous les dirigeants de la planète, que savent-ils de quelqu’uncommetoi?Ilssesontpersuadésquel’homme,l’espècelapluspécheresseentretoutes,estausommetdelacréation.Touteslesautrescréaturesfurentcrééesuniquementpourluiprocurerdelanourriture,despeaux,pourêtremartyrisées,exterminées.Pourcescréatures,tousleshumainssontdesnazis;pourlesanimaux,lavieestunéternelTreblinka11.”»

Pattersonalemériteincontestabledenousobligeràaccompagnerl’effroyableparcoursquiaboutitàlatueriedesanimauxdeboucherie,ceprocessusquis’effectueàlafoisenmargeetaucœurdelaviedenossociétés :violencebanale, légale,certes,maisquesatechnicité industrielleetsonobnubilationparleprofitrendentinhumaine.Etdeceprocessusindustriel,ilaproposéunegenèsehypothétiquemaisintéressante.C’estdanslesUnionStockYards, legigantesqueréseaudeparcsàbestiauxetd’abattoirsinstallésausuddeChicago,etreliéspardescentainesdekilomètresdevoiesferrées,quel’industrieletfondateurdel’industrieautomobileHenryFord(1863-1947)aeu,en1922,larévélationdelachaînedeproductiondontilfitlemodèled’organisationdutravailauquelilaattachésonnom.Or,c’estlemêmehomme qui fut l’instigateur de textes antijuifs virulents, le propagateur du pamphlet antisémite LesProtocoles des sages de Sion, et un fervent admirateur deHitler. Il y aurait donc pour Patterson nonseulement analogie, mais connexion, entre l’antisémitisme éliminationniste et la division du travaild’abattage.

Unhumanismeàtransformer

DeChicagoàTreblinka,leliendecauseàeffetiraitassurémentdesoi.

C’est ce qu’avancePatterson,mais ilme semble justement que cet engrenage est simpliste parce

qu’ilidentifieindûmentdessphèresd’activitéhumainequel’historienenseigneàdistinguer.Ilrestequelamétaphoredel’abattageestlà,dèsl’origine.OnlatrouvechezIsaïe43,6-9:«Maltraité,ils’humilie,iln’ouvrepaslabouche:commeunagneauquiestamenéàl’abattage,commeunebrebismuettedevantceuxquilatondent,iln’ouvrepaslabouche.Quiaréfléchiàsondestin?Ilaétéenlevéparladétentionetlejugement.»Etlepsaume144:«Pourtoinousavonsétémisàmort,traitéscommedesbrebispourl’abattoir.»

CesversetsontétéinterprétéscommeuneannonceduChrist,maispourquoilesjuifseux-mêmesnese les réapproprieraient-ils pas et ne les appliqueraient-ils pas au sort qui a été le leur pendant laSecondeGuerremondiale?Celaétantsuggéré,ilfautfairefonctionnerunetelleanalogieavecprudenceetdélicatesse.Car« commeunagneauqui estmenéà l’abattage» risquedepasserpouruneallusionperfideàunenon-résistancejuive,etcetteanalogieentrelepeuplejuifetuntroupeaupeutmêmeavoirl’aird’unconsentementàlapratiquenazied’animalisationdesêtreshumains.Et,enfindecompte,sil’onabordelaquestiondesfinalités,àsavoirqu’onélèveetqu’onabatlesanimauxpourlesmanger,ondoitreconnaître que la comparaison ne tient pas. Car le but nazi était vraiment l’accomplissement d’uneélimination radicale, ce qui n’a rien à voir avec la satisfaction du besoin de nourriture et l’élevage-abattagequis’ensuit.Toutefois,sil’onnes’attachequ’àlaquestiondesmoyens,onconstateunparallèleévident,àtelpointqu’onpeutprendretermeàtermetoutcequirelèvedutransportetdeladestruction.Sijevousparlelonguementdecepoint,c’estqu’ilmetienthistoriquementetmoralementàcœur.

JacquesDerridavoyaitdanslesrapportshommes/animauxunevéritable«guerre»dufait«delaviolenceindustrielle,mécanique,chimique,hormonale,génétiqueàlaquellel’hommesoumetdepuisdeuxsiècleslavieanimale12».Ilrejetaitleterme«animal»,dontilconsidéraitl’usagecommeunepremièreformederépressionàl’égarddesanimaux.Soninfluencea-t-elleétéimportante?

Ildemandaitsimplementqu’onemploielepluriel.Qu’onneparlepasdecetteentitémétaphysique,l’animal,maisdesanimaux, de chaque espèce etmêmede chaque individu animal. Je le cite : «Leshommesseraientd’abordcesvivantsquisesontdonnélemotpourparlerd’uneseulevoixdel’animaletpour désigner en lui celui qui seul serait resté sans réponse, sans mot pour répondre13. » Derrida aproposé un radical travail de déconstruction dans lequel les animaux ont une fonction stratégiquedécisive. Mais il a aussi défendu le végétarisme et fait la plus terrible critique philosophique del’élevage et de l’abattage industriels que j’aie jamais lue, comparant ces industries aux campsd’extermination.Parailleurs,ils’estopposéàlacorrida.Jel’admired’avoirmisenaccordsesidéesetsaconduite.

Vous évoquiez un peu plus tôt cette philosophie centrée sur l’homme qui a tant fait demal àl’animal.D’oùvientcettetraditionhumanisteanthropocentrique?

Ilnefautsurtoutpasoublierqu’ilexistait,danslaGrèceantique,plusieurscourantsfavorablesauxanimaux. L’un, constitué par les sceptiques pour qui il n’existait pas de supériorité rationnelle del’hommesurl’animal;l’autre,parlespythagoriciens.Nousavonsdéjàévoquécesavant,cephilosophe,cemystique, Pythagore, qui pensait que l’âme était immortelle, qu’elle passait dans d’autres espèces

animales,qu’àdespériodesdéterminéescequiavaitétérenaissaitetqu’ilfallaitreconnaîtrequetouslesêtres vivants appartiennent à la même espèce. S’il y a transmigration, c’est que l’âme est à la foisimmortelle et mouvante. Et c’est pour cette raison qu’il faut s’abstenir de nourriture carnée. DePythagore,ledoxographegrecDiogèneLaërce(IIIesiècledenotreère)rapporte:«Unjour,passantprèsde quelqu’un qui maltraitait son chien, on raconte qu’il fut pris de compassion et qu’il adressa àl’individucesparoles:“Arrêteetnefrappeplus,carc’estl’âmed’unhommequiétaitmonami,etjel’aireconnuenentendantlesondesavoix”.»Mais,ilfautavouerquecescourantssontrestésminoritairesfaceàAristoteetauxstoïciens.Cesderniers,danslalongueduréegrecqueetromaine,chrétienneensuite,ontmarqué la traditionphilosophiquepar leur anthropocentrisme forcené, et cela,malgré la continuitéqu’ilsétablissaiententreleminéral,levégétaletl’animal.

Commentsereprésentent-ilslesanimaux?

LesStoïciensreconnaissentquelesanimauxpossèdentlelangageproféré,c’est-à-direunevoixplusoumoinsarticulée,maisilsaffirmentquecelanesuffitaucunementàlesrendrelogikoi,raisonnables,carils demeurent dépourvus de ce langage intérieur qui s’identifie en quelque sorte à la pensée. Leurexploitationàdesfinsutilitairesestdoncnonseulementadmissible,maisnécessaire.

Cettecroyancefinaliste,providentialiste,rationalisteethumanisterevêtunetelleforcetranquilleetleur inspire un tel contentement que Cicéron (106-43 av. J.-C.), homme politique, orateur mais aussiphilosophe,enviendraàécrire:«Pourquidoncpeut-ondirequelemondeaétéfait?Assurémentpourtous les êtres vivants qui usent de raison. Tels sont les dieux et les hommes, et il n’y a pas d’êtressupérieursàeux,carc’estlaraisonquil’emportesurtout;ainsiilestàcroirequelemondeettoutcequiestenluiontétéfaitsenvuedesdieuxetdeshommes.[…]etcequ’ilcontientaétéarrangéetimaginéauprofitdeshommes.Lemondeesteneffetlademeurecommunedeshommesetdesdieux,lacitédesunsetdes autres. Seuls ils ont la raison et vivent d’après le droit et la loi. […]. » Ce sont, on l’a vu, lesstoïciens qui ont inventé le concept d’humanité au titre duquel ils refusaient, sous prétexte que lesanimaux sont dépourvus de langage et donc incapables de réciprocité, qu’on leur accorde des droits.ÉvoquantPythagoreetEmpédoclequi,auVe siècleav.J.-C.,enseignaientque l’hommeétaitapparentéauxdieuxmaiségalementauxbêtes,Cicérondemande:«Accorderons-nousquelquechoseauxbêtesquin’ontpasreçuledondelaparole?»Leverdictestsansappel:«Surlaquestiondesdevoirs,ilconvientd’avoirtoujoursprésenteàl’espritlasupérioritédelanaturehumainesurlesanimauxdomestiquesetlesautres[…].L’âmehumainesenourritdesavoiretderéflexion.Toujoursellecherche,elleagit…»Cequimérited’êtrerelevé,c’estque,pourPlaton(427-347av.J.-C.),ladistinctionentrehommeetanimaln’existepasentantquetelle.

Pourquelleraison?

Sa philosophie est encore travaillée par des mythes, des récits d’origine qui font se mêler lesespèces vivantes. Les animaux peuvent être des hommes et réciproquement, en vertu d’une continuitéréelle qui s’explique par l’histoire des âmes : celles-ci deviennent divines quand elles ont méritéélévation,etbestialesquandellesontméritéabaissement.LapenséedePlatonn’estpasunhumanismemaisundiscourssur l’âme,àsavoirsur l’animation,sur lemouvementspontanéquiest identiquechezl’animal,chezl’hommeetchezledieu.Jevoudraispréciserqu’Aristote,premiermétaphysicienetgrand

naturaliste,s’ildistinguel’hommeet l’animal,ne lefaitpasde lafaçontranchéequ’on lui impute tropsouvent.Pourlui,l’hommesedéfinit,commeonl’avu,parsonaptitudeàparleretraisonner(logos)etàvivredanslacité(polis).Maislapenséed’Aristoteestcomplexe:car,d’unepart,ilobservel’existencedesociétésanimaleset,d’autrepart,reconnaissantquecertainsanimauxsontcapablesderaisonnement,illeurconfèreuneintelligencepratiquequ’ilappellephantasia.

Parentéanimale

Au Ve siècle av. J.-C., Pythagore introduit et défend le végétarisme dans le monde antique.D’autresvont-ilslesuivre?

La tradition végétarienne antique de l’abstinence de viande est vivante chez des auteurs grecscomme Théophraste (371-287 av. J.-C.), Plutarque (46-125 apr. J.-C.) et Porphyre (234-305).Théophraste,discipled’Aristote(384à322av.J.-C.),dontlapenséeaimprégnél’Occidentchrétienetqui définissait l’hommecommeun être douéde langage et de raison, renoue avec la parenté entre lesvivants, pensée par la philosophie présocratique, pour en déduire un devoir de justice envers lesanimaux. Il fait valoir que la consommation de viande prive les animaux de leur vie et réclame lasuppression des sacrifices sanglants. Il défend donc à la fois une attention portée à la souffrance del’animaletl’obligationpourl’hommed’accomplirsonhumanitéparlevégétarismeetladouceurenversles animaux.Plutarque, à son tour, écrivait : «Ondoit s’accoutumer à êtredouxet humain envers lesanimaux,nefût-cequepour faire l’apprentissagede l’humanitéà l’égarddeshommes.Pourmoi, jenevoudraispasvendremêmeunbœufquiauraitvieillienlabourantmesterres;àplusforteraison,jemegarderaisbienderenvoyerunvieuxdomestique,de lechasserde lamaisonoùilavéculongtemps,etqu’ilregardecommesapatrie14.»

AuVe siècle av. J.-C., Empédocle avait préconisé le végétarisme, et dans ses Purifications, iljustifiait l’abstinence en s’appuyant sur la croyance à la transmigration des âmes. L’âme et la vie nefaisantqu’un, l’animalqu’onsacrifieetqu’onmangepeut,dansunevieantérieure,avoirétéunparentproche. Le poète latin Ovide (43 av. J.-C.-18 apr. J.-C.) consacre à l’éloge de l’abstinencepythagoriciennelelivreXVdesesMétamorphoses,celongpoèmequiracontelanaissanceetl’histoiredumonde:«Lecielettoutcequ’onvoitau-dessousdelui,laTerreettoutcequ’ellecontientchangentdeformes.Nousaussi,portiondecemonde,nouschangeons;et,commenousavonsuneâmevagabondequi peut, de notre corps, passer dans le corps des animaux, laissons en paix et respectons l’asile oùvivent les âmesdenosparents, denos frères, de ceuxquenous aimions […].Comme il seprépare àverserunjourlesanghumain,celuiquiégorgedesang-froidunagneau,etquiprêteuneoreilleinsensibleàsesbêlementsplaintifs[…];celuiquipeutmangerl’oiseauqu’ilanourridesamain![…]Laissezlebœuflabourer,etnemourirquedevieillesse[…];N’attirezplusl’oiseausurlaglu,nepoussezpluslecerfépouvantédansvostoiles,necachezplus,sousunappâttrompeur,lapointedel’hameçon.»

Aristoteaposécette idéed’uneparentéentreleshommeset lesanimaux.Théophrasteafait lamême chose pour valider un devoir moral envers les animaux. Il y a ensuite toute une traditionsceptique qui va soutenir à peu près lesmêmes arguments de proximité entre l’homme et l’animal,mais en y ajoutant la capacité à raisonner des bêtes. Pour autant, la philosophie et la religionchrétiennes vont condamner cette assimilation pendant des siècles. Pourquoi n’a-t-on pas vouluentendrecetteidéedeparenté?

AristotenepeutpasdutoutêtremissurlemêmeplanqueThéophraste,bienqu’ilnecraignepasdedirequeriennechoquelaraisonsicertainstraitspsychiquessontlesmêmeschezleshommesetchezlesautres animaux, si d’autres présentent de fortes ressemblances, si d’autres encore ont des rapportsd’analogie. Car ce constat du grand naturaliste n’engageait aucunement à des obligations envers lesanimaux. Théophraste, son disciple et successeur à la direction duLycée, développait une notion trèsdifférente, celled’unapparentement entre les vivants animaux : «Nous posons que tous les hommes,maisaussitouslesanimaux,sontdelamêmeraceparcequelesprincipesdeleurcorpssontparnatureles mêmes […] je pense à la peau, aux chairs et à ce genre d’humeurs inhérentes aux animaux, etbeaucoupplusencoreparcequel’âmequiesteneuxn’estpasdifférenteparnature,souslerapportdesappétits, des mouvements de colère, des raisonnements aussi, et par-dessus tout des sensations. » EtThéophrastefaitdecetteobservationlefondementdesacritiquedessacrifices,qu’iltientàlafoispourimpiesetinjustes:«Siquelqu’unvenaitàdirequeledieunousadonnélesanimaux,aumêmetitrequelesrécoltes,pournotreusage,jeluirépondraisquelorsqu’onsacrifiedesêtresvivantsonleurcausebienquelque tort, puisqu’on leur dérobe l’âme. » Quant aux sceptiques de l’Antiquité, ils ont raillé laprétentionhumaineàlaconnaissanceduvraietontvantélescompétencesdesbêtes,maisilnes’estrienensuividepratique,saufbienplustardchezMontaigne(1533-1592)qui,toutenrefusantdesdroitsauxanimaux,réclamaitquel’onusedebienveillanceàleurégard.C’estlacollusiondesanthropocentrismesstoïcienetchrétien,leursjustificationsphilosophiqueetthéologiquedelamisedesanimauxàdispositiondes hommes qui ont rendu longtemps inaudibles ces messages qui étaient déjà minoritaires dansl’Antiquité.

Théophrastedéclaraitdonccontraireàlavraiepiétélapratiquequiconsisteàimmolerdesêtresanimés…

Lesacrificegrecétaitmajoritairementalimentaire:onnedevaitpasmangerlavianded’unanimalsans en faire brûler une partie qu’on offrait aux dieux. Le respect strict de ces rites conditionnaitl’appartenanceà la cité.Lesabstinents–ainsi appelait-on lesvégétariensqui refusaient les sacrificessanglants liés à la nourriture carnée – étaient des mystiques qui, au titre de la parenté physique etpsychiqueentre leshommeset lesanimaux,s’affranchissaientdes loisetdes liensdelacité.Ceuxquis’écartaientduparadigmesacrificiel,lesabstinentsmaisaussilescyniquesquimangeaientdelaviandecrue,nerespectaientpaslesrèglespolitico-religieusesde«lacuisinedusacrifice».Ilsétaientperçusetse percevaient eux-mêmes comme des marginaux antisociaux, qui menaçaient l’équilibre de la cité,commedesanarchistesenquelquesorte.Sans lesacrificesanglantet lacuisineritualiséeenbouillietrôtiquiluifaisaitsuite,sanscesconditionsstrictesdanslesquellesilétaitliciteetpieuxdemangerdelaviande,ilnepouvaityavoirnisociétécivilenicommunautépolitique.

Aurait-ilexistéalorsunvégétarismeéthiqueavantl’heure?

Oui, eneffet, car levégétarismedePlutarquen’apasconsisté, commeceluide l’orphismeoudupythagorisme, à refuser la cité et ses valeurs, mais bien à nous acheminer vers ce qu’il nomme laphilanthrôpia, l’humanitas. Il ne lui suffit pas, comme c’est les cas dans le stoïcisme, que labienveillancenousporteversd’autreshommesau-delàdesfrontièresdenotrecitéoumêmedeslimitesdenotre race. Il fautencoreque,pourêtrenonpas tanthommesqu’humains, nous sachionspasser les

bornesdenotreespèceetpratiquerladouceuretlajusticevis-à-visdeceuxquicommenousontuneâmeetpeut-êtremême,ainsiqu’il lesuggèreparfois,disposentdelaraison.Ilestsûrquelacondamnationdes sacrifices produit une transgression religieuse et politique, laquelle dégage un domaine propre del’éthique,surtoutlorsquelacroyanceàlatransmigrationnejoueaucunrôlecommechezThéophrasteetPorphyre.Mais le texte quim’a sans doute le plus émue à ce sujet est encore celui d’Ovidedans lesMétamorphosesAprèsavoirfaitl’élogedePythagore,Ovideécrit:«Quelmalafaitlebœuf,cetanimalsans ruse et sansmalice, inoffensif, ingénu, fait pour supporter les fatigues ? Oui, vraiment, c’est uningrat,indignedesprésentsdelaterre,celuiquipeutégorgersonlaboureuràpeinedélivrédupoidsdelacharruerecourbée,etfrapperdelahachececouuséparletravail,aprèss’enêtreservitantdefoispourretournerledurterraindesonchampetpourpréparersesmoissons.»

Sacrificesurl’autelducommerce

Deux mille cinq cents ans plus tard, les sacrifices sont toujours d’actualité et se heurtentaujourd’huiauxquestionsde la conditiondesanimaux,de lamorale,des lois censées lesprotéger,modulablesd’unpaysàl’autre,desavoircequelasciencenousditdeleursouffrance.Uneaptitudequidemeureàlamercides«normesadmissibles»,des«souffrancesutiles»etdes«dérogations»,ensommedenotrebonvouloir…

Dansnotre culture chrétienne a subsisté longtemps l’idée selon laquelle il est impossibleque lesanimauxsouffrentpuisqu’ilssontinnocentsdupéchéorigineletque,lasouffranceétantuneconséquencedecettefauteprimitive,Dieuseraitinjusteenlesfaisantsouffrir:cequinesepeut,comptetenudelaperfectiondivine.Ondoit cebeau raisonnement à saintAugustin, et il tient uneplacenonnégligeabledanslapenséecartésiennedesanimaux.

L’abattage des animaux sans étourdissement préalable, une pratique autorisée en France pardérogation,etce,malgréuneloieuropéennequil’interdit,suscitelespassions.Sicerituelreligieuxest souvent récupéré par les racistes pour stigmatiser à tort une communauté, il n’en demeure pasmoins un sujet tabou. Or, accuser systématiquement d’islamophobie ou d’antisémitisme ceux quiveulentcomprendrenefait-ilpaslelitdeceuxquiontintérêtàcequelespassionsperdurent,tantsurlesplansreligieux,politiquequ’économique?Unéclairagesurcessacrificesseraitlebienvenu.

Cetabattagerituelpourl’uneetl’autrereligionrelèveeffectivementdusacrifice.PourlejudaïsmeetlaBible,lesangestidentifiéàl’âme.DanslaGenèse,lapermissiondetuerdesanimauxdanslebutdes’ennourrirn’aétéaccordéeparDieuqu’aprèsleDéluge.Mais,lesangétantl’âme,ilfallaitmettrelesanimauxàmortselonunritequiconsistaitàlaisserl’animalseviderdesonsangavantqu’ilnemeure,afindenepasdevoirmangersonâmeenmêmetempsquesoncorps.Parmilesautresformesdesacrifice,le sacrifice alimentaire a été aboli aumoment de la destruction duTemple de JérusalemparTitus enl’an 70. Depuis cette date, la boucherie rituelle, la shehita, continue de se conformer aux règles quiprescrivent de ne pas étourdir l’animal avant de le saigner. Mais le métier de boucher sacrificateurdemandeunlongapprentissage,lecouteaudoitêtreeffilé,l’entaillepréciseetinfligéeuneseulefois.Je

pensequelàrésideladifférenceavecl’abattagemusulman,quin’exigepasl’apprentissageduboucherou du sacrificateur. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, de nombreux responsables religieux, juifs etmusulmans, réclament qu’on mette fin à cette pratique cruelle et qu’on étourdisse l’animal avant del’égorger.

FrançoiseArmengaud, dans son formidable livre Réflexions sur la condition faite aux animaux,souligne«quecetactecommémoratifn’estpasuneobligationcoraniquemaisun rite recommandéparlatradition,lasunna,etquec’estquelquechosededispensable:onpeutnepassacrifiersiondonneauxpauvres».Lesacrificede l’Aïd-el-Kébirpeut-il,selonvous,s’insérerdans lecadred’un«islamàlafrançaise»,et,sioui,comment?

Jene lepensepas,dans lamesureoùchaquehommemusulmana ledevoirdemettreàmort sonmouton, où qu’il se trouve. Sauf, évidemment, si l’on allait dans le sens de cette intériorisation dusacrificequedeplusenplusdereligieuxpréconisent.FrançoiseArmengaudcitejustementdeuxanalysesessentielles. L’une d’Anne-Marie Brissebarre, qui note : «Depuis quelques années, lamise en scènesanglante de l’Aïd-el-Kébir commence à avoir des détracteurs en pays d’Islam, en particulier auMaghreb. AuMaroc, certains dénoncent le sacrifice dans la ville, acte archaïque et pollueur, saluantl’Aïdsanssacrificede1996[annéedesécheresse]commeun“Aïdécologique”.Desvoix[…]s’élèventaussipourrefuserlafête“barbare”àl’occasiondelaquelleonassisteàun“massacredemoutons”suivid’une“grandebouffe”.Lesmusulmansdéfenseursdesanimauxplaidentpourun islamsanseffusiondesang.»

Lasecondeanalyse, toutaussicapitale,nousvientd’un juristespécialisédans ledroitmusulman,SamiAldeeb,quipréciseque«nilaBibleouleTalmudnileCoranoulaSunnadeMahomet,constituantrespectivement les deux sources du droit chez les juifs et les musulmans, ne contiennent de règlescontraignantesprescrivantl’abattagesansétourdissementouinterdisantlaconsommationdeviandeissued’animauxayantétéétourdisavantlasaignée.Bienaucontraire,cessourcesrecommandentderéduirelasouffrancedesanimauxautantquefairesepeut».

Et FrançoiseArmengaud conclut : « Les pays occidentaux permettant d’abattre les animaux sansétourdissementpréalable“parrespectdesconvictionsdesjuifsetdesmusulmans”commettentunegraveetlourdeerreur.»J’ensuisvenueàpenser,pourmapart,qu’ilfallaitquesoitnotifiéesurlesemballageslamanièredontl’animalaétéabattu.

Desvérités,hélas,ignoréesdesmédiasetdespolitiquespeusoucieuxd’exactitudes.Sansnierlesensdessacrificesreligieux,quellesquesoientlescultures,cesderniersjustifient-ils,selonvous,lasouffranceinfligéeauxanimaux?

Nietzsche (1844-1900) disait : « Les animaux sacrificiels pensent autrement du sacrifice et del’immolationquelesassistants.Jamaiscependantiln’aétéquestiondeleurdonnerlaparole15.»Isaac,danslaBible,ouIphigénie,danslamythologie,peuventouauraientpuprendrelaparole,maislebélierjudaïqueoulebœufgrec,non.Danscettesociétéàlafoischrétienneetlaïquequiestlecadredanslequelvivent beaucoup d’entre nous, on a peine à expliquer comment il peut y avoir aujourd’hui encore, enFrance,dessacrificesanimaux.Etlesseuleschosesàprendreencompte,cesontlamanièrecruelledontcettemortestadministréeetladérogationquil’autorise.

J’ai longtemps considéréque le sacrifice sedifférenciait radicalementde l’abattage industriel, lerapportsacrificielàl’animalmesemblantplusacceptablequel’incorporationdechairsansautreformedeprocès.MêlerDieuoulesrèglesliturgiquesàlamiseàmortimpliqueuncertainrespectdelacréaturevivante.Dans le sacrifice, il y a, je le rappelle, ces trois éléments : l’animal offert, l’hommequi faitl’offrandeet ladivinitéà laquelleon s’adresse.L’animaln’estpasunechose,on le respecte, c’est enquelquesorteunpartenaire.C’estainsiquejetentaisdepenserleschoses.Maiscequej’aipuliresurcettemiseàmortsacrificiellemassivementinfligéedésormaisdanslesabattoirsm’afaitchangerd’avis.Labarbarieparticulièreassociéeàcetteobligationdelasaignéeàvif,decesvingtminutesparfoisquel’animalmetàmourir,s’aggraveencoredel’usagetechniquedecesblocsdecontentionrotatifsquifontbasculerl’animallatêteenbas.Ilyabeaucoupdemauvaisefoietbeaucoupdeprofitsdouteuxderrièrecesrites,etj’aicomprisquelesacrificefinissaitparneplussedistinguerdel’abattageindustriel,dufaitnotamment de la considérable production de viande halal, qui va bien au-delà des besoins desmusulmans.Car,danscertainsabattoirs,onprofitedeladérogationaccordéeauxjuifsetauxmusulmans,del’autorisationdoncd’égorgerdesbêtesenpleineconscience,etonleségorgesansprendrelapeineniletempsdelesétourdir,parcequec’estplusrapide.

Quiveutfairel’angetuelabête

Onasouventrépétéquelesacrificedel’animalaétéfondateur,qu’iladonnéunsensàlaviedeshommes,despremièreschassesdelapréhistoireauxautelsreligieux.Peut-onimaginerqu’unjourleshommess’émancipentdecesacrificiel?

Onen est déjà sorti par la technoscience.Dans le processus implacable de technicisation auquelnous assistons, impuissants, les sacrifices d’animaux sont des archaïsmes florissants qui coexistentparadoxalement avec l’usage massif des techniques les plus sophistiquées. Mais je voudrais vousraconterun ritegrecantiquequi rendcomptede lacomplexitéetde l’importanceque revêtaitalors lesacrifice.

L’animalsacrifiéparexcellenceétait lebœufde labour.Cesacrifice,quiestuncrime,commeledisait Ovide, est dramatisé dans la cérémonie des Bouphonies, que raconte Porphyre. Alors qu’oncélébraitunefêtecomportantdesoblationsfrugalesetcéréalières,unbœuf,revenantdutravail,piétinalereste des offrandes. Le sacrifiant, pris de colère, s’empara d’une hache que quelqu’un aiguisait àproximitédelascèneetenfrappalebœuf.Puis,prisderemords,ilenterral’animalets’imposal’exil.Une grande sécheresse sévissant par la suite et provoquant la famine, la Pythie conseilla de rappelerl’exilé, de le punir, puis de remettre sur pied le bœuf mort au cours du même sacrifice, et enfin deconsommerl’animalsansscrupule.L’officiantmeurtrier,deretouràAthènes,pensaalorsquesi toutlemonde expiait comme lui, et publiquement, la malédiction prendrait fin. Il décida que la cité devaitabattreunnouveaubœuf.Ilacceptadefrapperlui-mêmel’animal,àlaconditionqu’onluiaccordedroitdecitéetque tousparticipentaumeurtre.Leritesemetalorsenplace.Des jeunesfillesapportentdel’eaupouraiguiserlahacheetlecouteau,unhommepréparelesinstruments,unautretendlahache,unautrefrappelebœuf,unautrel’égorge,d’autresl’écorchent,ettousenmangent.Puisonbourredepaillelapeaudel’animal,onlacoud,onmetlebœufsurpiedetonl’attelleàlacharrue.Enfinl’onprocèdeaujugementdumeurtre,etl’oninvitetouslesacteursàsejustifier.Chacunaccuseceluiquiaaccomplile

gesteaprès lui,etc’est lecouteauqui se trouveen findecompte leplus lourdementchargéetqui,nepouvantparler,selaisseaccuserdumeurtre.C’estainsiqueleritedesBouphoniesconsistait,aprèsavoirlaisséunbœuf sedétacherdu troupeau et lui avoir permisdemanger les offrandes, à l’abattrepuis àrépéter lesgestesdel’expiation.Cetanimalapparaissaitdonccommelaconditioncontradictoiredelasocialité:sanssamortpasdecommensalité,sanssaviepasdelabour.J’éprouvedel’admirationpourcepartagedelaculpabilitéetcettenégociationentrelesimpératifsdutravailetceuxdel’alimentation.

Une autre forme de division des responsabilités gît dans la pratique de l’expérimentationanimale. L’éthique qui touche à cette routine est truffée de paradoxes, à commencer par la listeimmense des expérimentations dites « de strictes nécessités » que l’homme s’autorise et la libertétotalequiestlaisséeauchercheurpourjugerdelanécessitédel’expériencequ’ilveutconduire.Enoutre,toutestmisenœuvredepuisdenombreusesannéespourqu’enEuropelesméthodesalternativesqui pourraient venir en remplacement des animaux soient discréditées sinon retardées pour desraisonspolitico-économico-industrielles.Surlefond,FlorenceBurgataposéleproblèmeainsi:«S’iln’esteneffetpasmorald’introduiredansunœilhumaindessubstancescorrosivespourévaluer lesdégâtsqu’ellesycausent,pourquellesraisonsest-ilmoraldefairesubirlamêmechoseàunanimal[…] ? Par quel tour de passe-passe le cancer de la souris, dont le développement doit permettred’élaborerun traitement sur l’homme, est-ilmoins terrible etmoinsdouloureuxpour ellequepour“nous”16?»Partagez-vouscetteanalyse?

Florence Burgat, lors d’une conférence remarquable, a démonté le raisonnement qui présentel’expérimentationanimalecommeutile,donccommeunmalnécessaire,etelleadémontréleviceéthiqueprofonddecetteargumentation.C’estenréalité,dit-elle,dupurpragmatismequ’ontentedefairepasserpouréthique,alorsquelalégitimationdecettepratiquereposetoutsimplementsurlesinistreadage:lafinjustifielesmoyens.

Ellearaison,etpourtant jenepeuxpaslasuivre:parspécisme,je lereconnais.Évidemment, jesouhaite de toutes mes forces que les méthodes alternatives, comme les cultures de cellules, sedéveloppent et remplacent ces modernes et barbares sacrifices offerts sur l’autel de l’humain. Parailleurs,mêmesinosloislimitentlebrevetageduvivant,jem’inquiètedesmanipulationsgénétiquesquifontbonmarchédesanimauxutilisés.Allons-nousversunezoologieartificielle,allons-nousversunautrehommeouversunêtreautrequel’homme?Cetteingénieriegénétiquerelèvemoinsdenotrelibertéquedu processus de l’évolution, et je ne vois pas ici tant un problème moral qu’une interrogationmétaphysique.Etaussiunproblèmepolitique,carcettequestionquirelèvedel’expérimentationanimaleme fait penser auRêve deD’Alembert, un texte philosophique rédigé parDiderot en 1769.Quand lemédecinBordeuproposequ’onexpérimenteun«mélangedesespèces»,unehybridationquidonneraitnaissance à des chèvres-pieds, mi-hommes mi-chèvres, « race vigoureuse, intelligente, infatigable etvélocedontnous ferionsd’excellentsdomestiques […].Nous ne dégraderions plus l’hommedans noscoloniesàlaconditiondelabêtedesomme»,précise-t-il.Jen’aijamaisappréciécegenrederêveries.

Pourreprendrel’idéedusacrifice,lesortdesbêtes,deleursdroitsetdenosdevoirs,seserait-iljouélorsqu’ilaétédécidéqu’unagneauallaitreprésenterleChrist?

Commejevousl’aidit,c’estainsiquejevoisleschoses.QuandlareligionquiannoncequeDieus’est fait homme et s’est laissé immoler pour sauver les hommes l’a emporté, il a été mis fin auxsacrificesanimaux.Dèslors,l’humanités’esttrouvéesanctifiéeparcedoublemystèredel’incarnationetde la rédemption. Aussi s’est-on mis à condamner la zoolâtrie, la transmigration des âmes, lesmétamorphoses,lesunionsentreleshommesetlesbêtes,touscesretoursdurefoulépaïen.Onatenulesanimaux à distance et on les a objectivés, réifiés, encore que les penseurs chrétiens ne leur aient pasrefusé une âme, ce qui permettait de surcroît de les diaboliser. Ce puissant courant théologique deglorificationdel’humanitéépouseledevenirleplusintérieurdelatraditionphilosophique.

La philosophe Françoise Armengaud, faisant référence à un passage biblique, demande :« Pourquoi l’envoyé du Seigneur, qu’on dit être l’archange Gabriel, se montra-t-il si paresseux,négligent, indolent, inattentif, distrait, nonchalant, épuisé, harassé, courbatu, étourdi, qu’il ne seprécipitapointune seconde foispourarrêter lebrasdudocilepatriarcheafindeprotégeraussi lebélierducouteau17 ?»Laplacedu sacrificedans les religionsn’apas servi la conditionanimale,c’estlemoinsqu’onpuissedire…

Il fallait un substitut, pour que le sacrifice puisse avoir lieu et que prennent fin les immolationshumaines!Mais,franchement,c’estsurtoutlefaitqueDieuaitpréférélesacrificeanimaldeCaïnàcelui,végétal,d’Abel,quime resteen traversducœur.Celadit, jene suispas sûreque les sacrificesaientsignificativementnuiaustatutdesanimaux.Avantcertainesimmolations,l’officiantsoumettaitlavictimeàunrituelpourlarendreapteàlaconsécration,onlaparait,ladécorait,lacouronnait,onl’entouraitdebandelettes et, chez les Hébreux, on lui imposait les mains. Je pense que les rites sacrificiels quirespectent et même honorent la victime en l’égorgeant, et parfois même, chez les Grecs, rachètentl’immolation rituelleparune cérémonie expiatoire, traitaientplus respectueusement l’animalquene lefontlesmeurtresensérie,accomplisselonlesprincipesdeladivisiondutravail,enunmotquenelefontles abattoirs deChicago et leur totale déshumanisation, leur « profanation » tant des hommesque desanimaux.L’immolationrituelleintroduitl’offrandeanimaledansunechaînesymbolique,elleétablitcetterelationtriangulairedontjeviensdeparler.Danslesacrifice,lesanimauxontunstatut, ilssontplacésentreleshommesetDieu,onnepeutpasfairen’importequoid’eux,puisquedesrèglesetdesdevoirsreligieux nous lient à eux.Ainsi, dans la tradition juive, la chasse est-elle interdite et, je le redis, leprélèvementd’unmembresurunanimalvivantl’estaussi.Celadit, j’aimebeaucoupcetextequevousavezcitédeFrançoiseArmengaud:elleaunelibertédetonetunegrâced’écriturequiserventlesbêtesbienmieuxquetantdepesantsdiscours.

Levisagedesanimaux

Pourl’ethnologueClaudeLévi-Strauss(1908-2009),l’humanismeissuducartésianismeetdelajudéo-chrétientéestresponsabledel’asservissementdesanimaux,etiln’hésitaitpasàdirequenepasrespecter les bêtes ouvrait la porte au pire sur l’homme. On connaît sa célèbre citation : « On acommencéparcouperl’hommedelanatureetparleconstituerenrègnesouverain;onacruainsieffacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu’il est d’abord un être vivant. Et, en restantaveugleàcettepropriétécommune,onadonnéchamplibreàtouslesabus…Ens’arrogeantledroit

deséparerradicalementl’humanitédel’animalité,enaccordantàl’unetoutcequ’ilretiraitàl’autre,l’homme occidental ouvrait un cycle maudit. La même frontière, constamment reculée, a servi àécarterdeshommesd’autreshommesetàrevendiquer,auprofitdeminoritéstoujoursplusrestreintes,le privilège d’un humanisme corrompu, aussitôt né, pour avoir emprunté à l’amour-propre sonprincipe.»Vousvousreconnaissezdanscetteapproche?

C’estuntexteadmirable,quifiguredansunarticlesurRousseau,etauquelj’aifaitunsortdansLeSilencedesbêtes.Lefaitquel’hommeoccidentalsesoitpréféréabsolumentàtoutautrevivant,qu’ilsesoitarrogélemonopoledudroitestlamanifestationd’unamour-propredémesuré,d’unamourexclusifdesoi,entantqu’hommeetnonfemme,entantqu’Occidental,entantquepropriétaire.Etcetégoïsme,cenarcissisme se confondent avec le triomphe, à partir de Descartes, de la subjectivité souveraine ducogito,dujesuis,j’existe.Cesolipsisme,cetégotismedel’humain,quiafaitoublierunautresentimentinnéqu’estl’identificationàautrui,etmêmeauplusautruidetouslesautrui,fût-ilunanimal,constituel’unedesoriginesdelabarbariemoderne.

Est-il légitime de parler de « crimes contre l’animalité » comme l’a proposé FrançoiseArmengaud?

Oui,maisàlaconditiondenepasenfaireunpendantdescrimescontrel’humanité.

Cequipermetdenierlasouffrancecommelapersonnalitédesanimaux,etparconséquentcequiconduità leurrefuserdesdroits, tientaussibeaucoupàcerefusde leurattribuerunvisage.Onnecommetpasuncrimeentuantceluidontonrefusedescruterlagueulepourcomprendrecequ’ilaàdire.

On ne peut plus désormais évoquer le thème du visage sans faire référence à Levinas. L’animalprésente,eneffet,chezLevinasnontantuneinférioritéqu’unedifférencedépourvuedetoutealtérité.Pourmieuxcomprendrelaportéedecedéni,ilfautserappelerquec’estlatranscendanceduprochainhumainquis’exprimedans levisage,quecelui-ci rappelle l’interdictionde tueràceluiqui leregardeetqu’ilréveille sa responsabilité. «L’infini seprésente commevisagedans la résistanceéthiquequiparalysemes pouvoirs et se lève, dure et absolue, du fond des yeux sans défense dans sa nudité et dans samisère18. »Dans l’expression du visage, la chair se fait verbe et la peau nue exprime immédiatementl’exposition d’un être à sa mort. « Ni la destruction des choses, ni la chasse, ni l’extermination desvivantsnevisentlevisage,écritLevinas.Ellesrelèventencoredutravail,ontunefinalitéetrépondentàunbesoin19.»C’estdoncbeletbienl’absencedevisage,chezl’animal,quiautorisequecontinuentàseperpétrerdesmisesàmortauxquellesentoutebonneconscienceestdéniélestatutdemeurtre.Derridaamisencausecerefusduvisageanimaletcequ’ilimplique.Jerestetoutdemêmeunpeumalàl’aise,partagéeentremonadmirationpourlaphilosophiedeLevinasetmonadhésionàcettethèsederridienne.

Etquedireduregarddel’animal?

Avec le regard, on est au cœur de la déconsidération théologique et philosophique des animaux.Adorno et Horkheimer, qui ont signé plusieurs livres de leurs deux noms, sont des philosophes etsociologues,allemandsetjuifs,émigrésauxÉtats-Unispendantlapériodenazie.Or,ilssesontexpriméstous deux sur le regard de l’animal. Heidegger, lui, parle d’un « prétendu regard ». Dépourvu de lapossibilitédesaisircequiestentantquetel,etdoncprivédemonde,incapabled’ennuiprofondetdemélancolie,l’animal,commeenvoûté,n’apasderegard.«Lesanimauxnous“voient”,dit-on.Maislesanimauxne regardentpas. Jamais “épier”, “être aux aguets”, “fixer”, “ouvrir unœil de taureau”, chezl’animalnepermetd’avoiraccèsà l’Être.»Est-ceàceproposqu’Adornodiraque lapossibilitédespogromss’annoncedèsqu’unhommecroiseleregardd’unanimalmourantetserassureensedisantquecen’estqu’unanimal?

Ilyatantdechosesàdiresurleregardanimal.Jenesaispascommentjepourraismepasserduregard, tantôt contemplatif, tantôt interrogatif de ma vieille chienne, complètement sourde : c’est unregard d’une telle plénitude et d’un tel amour. C’est pourquoi je voudrais vous citer un admirablefragment duVersantanimal de Jean-ChristopheBailly sur l’animal qui, « sans venir à nous se tourneparfoisversnous»:c’estexactementcetteapprochequejenommeontologie.«Lemondedesregardsest lemonde de la signifiance, c’est-à-dire celui d’un sens possible, ouvert, encore indéterminé.À lapercussiondeladifférencequeproduitlediscours,leregardsubstitueunesorted’étalement:l’informuléestsonélément,soneaunatale.Leregardregarde,et telleestenluilavoiedelapensée,oudumoinsd’unpenserquineseprononcedoncpas,nes’énoncedoncpas,maisquialieuetsevoit,maisquisetient dans ce lieu purement étrange et étrangement illimité qu’est la surface de l’œil. Ainsi en va-t-ilmême entre les hommes, qui suppléent toutefois par le discours à ce manque de détermination etd’articulation. Mais chez les animaux, l’absence du langage fait qu’il n’y a pas de suppléance à cemanque, et c’est pour cette raison que leur regard est si désarmant lorsqu’il se pose sur nous. »Désarmant,c’estlemot…

LaphilosopheFlorenceBurgatrappelleque«cequidistingueladoctrinedeVahimsâdu“tunetueraspoint”bibliqueestnotamment,commelesouligneGandhi,l’extensionaumondeanimaldelanotionde“prochain”.Onpeutvoir,ajoute-t-elle,danslalimitationduprochainàl’humainl’unedesimperfections qui troublent le message éthique des religions, mais surtout un trait distinctif del’Occidentdontilcondamnel’attitude20».Qu’enpensez-vous?

C’est une question fondamentale. Dans le Décalogue, ce qu’on appelle communément les DixCommandements,l’assassinatd’unhommeestuncrimemaispaslemeurtred’unanimal.JacquesDerrida(1930-2004), lorsd’unentretienaveclephilosopheJean-LucNancy,aconfrontélaquestiondusujet–sujetdelaconnaissance,sujetdelavolonté,sujetdudroit–àcelledel’animal.Ilrappelled’abordqueLevinas a subverti la subjectivité, puisque, en une acception tout à fait inédite dans la philosophieoccidentale, lesujet,pour lui,seconstituecommeotageaulieud’êtredéfinicommeautonome,commesouverain.Ilsetrouvelivréàl’autredansl’ouverturedel’éthique,carilestresponsabledel’autreavantde l’être de soi-même.Mais cet infini de la responsabilité, cette exigence inconditionnelle du « tu netueraspas»,écritDerrida,«n’a jamaisétéentendudans la tradition judéo-chrétienneniapparemmentchezLevinas,commeun“tunemettraspasàmort levivantengénéral”.Leseul“autre”queconsidèrel’impératif de l’injonction éthique, c’est “l’autre homme”, l’autre comme homme21 ». Mais jamaisl’animal.

Conditionanimaleensouffrance

Lévi-Straussappelaitàrespecter toutes les formesdevieetconseillaitégalementdes’inspirerd’autresculturespréoccupéesparlesortcommundeshommesetdelanature…

Bienquejesoisuniversaliste,oudumoinsquejetentedel’être,jepensececi:demêmequenousn’avons pas à faire la leçon aux populations dites primitives au sujet de leurs mœurs, de même lesethnologues qui étudient ces populations n’ont pas à nous faire la leçon, de l’extérieur. Des culturesdifférentespeuventnouséclairersurd’autresmodesdepenséedelamêmefaçonqueleséthologuesnousaident à découvrir lesmondesmentaux animaux, et, ce faisant, procèdent à un décentrement salutaire.Mais,j’insistesurcepoint,letravailsurlamalfaisanceinhérenteàcertainesdenosreprésentationsnepeut être efficace que s’il est effectué de l’intérieur de la tradition de pensée qui nous a conduits àmalmener tous les vivants qui ne nous ressemblaient pas. Ces considérations ne m’empêchent pasd’admirer,parexemple, lerapportà lachassedesociétésétudiéesparClaudeLévi-Strauss,car il faitsensenévoquantuneparentémythiqueentre leshommeset lesanimaux,et ildonneàréfléchirsurnosmisérableshabitudesdepensée.«Noussavonscequelesanimauxfont,quelssontlesbesoinsducastor,del’ours,dusaumonetdesautrescréatures,parceque,jadis,leshommessemariaientaveceux,etqu’ilsontacquiscesavoirdeleursépousesanimales…LesBlancsontvécupeudetempsdanscepays,etilsneconnaissentpasgrand-choseausujetdesanimaux;nous,noussommesicidepuisdesmilliersd’annéeset ilya longtempsque lesanimauxeux-mêmesnousont instruits.LesBlancsnotent toutdansun livre,pournepasoublier;maisnosancêtresontépousélesanimaux,ilsontappristousleursusages,etilsontfaitpassercesconnaissancesdegénérationengénération.»

Devotrepointdevue,iln’yadoncpasdenécessité,d’urgencemême,commelerecommandentcertains,ànous rendreperméablesàd’autres influences culturelles envuede transformer,de faireévoluernosrapportsaveclesanimaux?

Non,saufévidemmentsil’onaunaccèsdirect,etjediraismêmeprofessionnel,àcescultures…Ilfaudraitplutôt,commelerecommandaitFlaubert(1821-1880),creuserdanssapaumedefaçonqu’ilenjaillisse une fontaine. Laquelle donnerait à boire aux animaux aussi. On peut sans doute s’inspirerd’autrescultures,maisenaucuncasplaquerdesclichés,enparticulierdesclichésorientauxdesecondemain.Encoreunefois,cequejeproposeàlaplace:faireévoluer,révolutionnerledroiteuropéen.

Entrel’exceptionhumaineetl’égalitédesdroitsentreleshommesetlesanimaux,oùvoussituez-vous?

L’égalité des droitsme semble relever du non-sens, compte tenud’abord de la diversité et de lahiérarchiedesespècesanimales,ensuitedufaitquec’estl’hommequiditledroit.Ledroitdeceuxquiénoncent et déclarent le droit ne peut pas être dumême ordre que le droit de ceux pour lesquels onréclame des droits. Je me situe dans un courant déconstructionniste. La déconstruction, pour JacquesDerrida, ne consiste pas à dissoudre ou à détruire, mais à analyser les structures sédimentées, lesarticulationsrigidesdudiscoursphilosophiquedanslequelnousbaignons,cesstructurestoutespensées

1.2.3.4.5.6.7.8.9.10.11.12.13.14.15.16.17.18.19.20.21.

qui nous formatent par l’intermédiaire de la langue, et que nous répétons sans savoir ce qui parle àtraversnous.Monancragerestedoncdanslatraditiondelaphilosophieoccidentaleetdanssamiseencause,maisconduitedel’intérieur.Elleestcellequim’aformée,quej’aienseignéetoutemavie,etjepensequeladéconstructionluidonnedumouvementnonpourallerplusloinmaispourallerailleurs.

Vousdemandezenquoiçasert lesanimaux.Voussavez,celuiquiessaiedepenser se représente,certes, les conséquences que peuvent avoir ses idées,mais il ne se préoccupe pas d’emblée de leurseffectuationspossibles.Lapenséeagitdefaçonnonmilitante.Ilrestequelesanimauxonttoutàgagnerdeladislocationdesdiscoursquiontprétendulégitimerleurabaissement.

PourquelleraisonlaFranceest-elletoujoursenretardsurtoutcequitoucheàl’animal?Qu’ils’agisse de l’enseignement, des lois, des exceptions culturelles. Pourquoi, par exemple, n’a-t-onjamaisenvisagésérieusementunsecrétariatd’Étatàlaconditionanimale?

Lespaysrichesetlesculturesprotestantesportentplusd’attentionàlasouffranceanimalequelespayspauvresetcatholiques.J’appelledemesvœuxdepuistrenteanslacréationd’unsecrétariatd’Étatàlaconditionanimalequimettefinàl’éparpillemententrelesministèresdel’Agriculture,delaSanté,dela Justice, de la Culture. Je pense, par ailleurs, que beaucoup de réformes urgentes sont bloquées enFrance par l’industrie agroalimentaire, par la filière viande, et aussi par le lobby tout-puissant deschasseursquinereprésententpourtantque2%delapopulation.

Faut-il«aimer»lesanimauxpourlesrespecter?

Non, il faut les considérer, avoir de la considération pour eux, se laisser étonner, déconcerter,cesserdelescomparerauxhommes,lesregardersansles«appréhender»,sansles«mater»,ausensargotiqueduterme.Ilfautserendrecapabledeconnaissancedésintéresséeetfairedelathéoriepourleplaisir.Theoria,engrec,signifie«contemplation».Leséthologuesetlesprimatologuesontbeaucoupànousapprendreàcesujet.

JacquesDerrida,L’Animalquedoncjesuis,Paris,Galilée,2006.MargueriteYourcenar,LesYeuxouverts.EntretiensavecMatthieuGaley,ÉditionsduCenturion,1980.DansunarticleréaliséparFrédéricJoignot,LeMondemagazine,janvier2011.JacquesDerrida,L’Animalquedoncjesuis,op.cit.MargueriteYourcenar,«Unecivilisationàcloisonsétanches»,LeTemps,cegrandsculpteur,Paris,Gallimard,1983;Folio,1991.Jean-ClaudeMichéa,ImpasseAdamSmith,Paris,Flammarion,«Champs»,2010.RobertPogueHarrison,Forêts,Paris,Flammarion,1992.«Ceuxquelesanimauxneregardentpas»,inF.Burgat(dir.),Penserlecomportementanimal,Paris,Maisonsdessciencesdel’homme,2010,p.399-412.ArticledeFrédéricJoignotdansLeMondedu29février2008.ÉlisabethdeFontenay,LeSilencedesbêtes,Paris,Fayard,1998.IsaacBashevisSingercitédansÉternelTreblinkadeCharlesPatterson,Paris,Calmann-Lévy,2008.JacquesDerrida,L’Animalquedoncjesuis,op.cit.JacquesDerrida,L’Animalquedoncjesuis,op.cit.Plutarque,LesViesdeshommesillustres,tome2,Paris,Furneetcie,p.38-39.Nietzsche,LeGaisavoir,Paris,Folio,1983.FlorenceBurgat,Revuesemestriellededroitanimalier,facultédedroitetdescienceséconomiquesdeLimoges,2009.FrançoiseArmengaud,Réflexionssurlaconditionfaiteauxanimaux,Paris,Kimé,2011.EmmanuelLevinas,TotalitéetInfini,LaHaye,MartinusNihoff,1961,p.174.Ibid.,p.172.FlorenceBurgat,Animal,monprochain,Paris,OdileJacob,1997.JacquesDerrida,L’Animalquedoncjesuis,op.cit.

Lesanimauxrévélés

parBorisCyrulnik

Orphelindèsl’âgede6ans,c’estd’abordauprèsdesanimauxqueBorisCyrulnikvatisserdesrelationshumainesavantderedécouvrirlebien-êtredetuteurshumainsbienveillants.À12ans,ilestbouleversé par un film sur la vie du naturaliste et entomologiste JeanHenriFabre (1823-1915) etprend connaissance, dans la foulée, des études américaines en psychologie animale sur l’amour etl’attachement des singes. Convaincu que les animaux ont beaucoup de choses à apprendre auxhommes, il s’engageplus tarddanscettevoie.Mais ildéchantebienvite.C’estque ladiscipline,àl’époque, consiste d’abord à dresser des statistiques ennuyeuses et à faire souffrir les animaux aucoursd’expériencesabsurdes.Etpourcause:en1969,lebéhaviorismeestroi,laculturedominanteniel’existenced’uneanimalitéchezl’hommeetconsidèreencorelesbêtescommedesmachines.

Autoutdébutdesacarrièredemédecin,refusantdechoisirentrelapsychiatrieetlaneurologie,Boris Cyrulnik décide d’enrichir son questionnement en embrassant une toute nouvelle discipline,jugéealorsexcessiveetindécente:l’éthologie(l’étudedescomportementsanimaliers).Néedanslesannées 1930mais peu connue enFrance, la spécialité propose d’étudier l’homme et l’animal dansleurmilieunaturel.C’est,pourBorisCyrulnik,lavoiedeladélivrance,quiseraaussilelieud’unerévélationdetaille.

Audébutdesannées1970,ilrejointuntoutjeunegrouped’éthologiequivientdeseconstitueràLyonsouslahoulettedupsychiatreJacquesCosnieretdupsychophysiologisteHubertMontagner.Sil’enthousiasme intellectuel est prometteur, ailleurs lapenséen’estpas encoreprêteàaccueillir lesidées nouvelles. Et de fait, lorsque Boris Cyrulnik soutient bientôt que les mondes des animauxpermettentdemieuxappréhenderlapsychologieetlesoriginesbiologiquesetcomportementalesdeshommes,ilsusciteagressivitéetmépris:lesanimauxn’ontpasde«mondesmentaux»,luirétorque-t-on ! Pire encore, lorsqu’il propose d’appliquer aux humains les méthodes d’observation réservéesjusqu’alors aux bêtes, on le somme de s’expliquer : quelle idéemalsaine, pourquoi diable vouloirrabaisserl’hommeaurangdelabête?

Boris Cyrulnik tient bon. Porté par le besoin de comprendre le monde vivant et la naturehumaine,ils’attacheradoncàrécuserlapenséeexclusiveetdisjonctivepour,letempsaidantetsansjamaisoublierlesanimaux,croiserlesdisciplines;ildeviendraainsineuropsychiatre,psychanalyste,psychothérapeute,éthologue,enseignantetécrivain.

Audébutdesannées1980,BorisCyrulnikpublieunouvrageintituléMémoiredesingeetparoled’homme.Fort de ses études cliniques et de sesobservations sur le terrain, il y révèle, pageaprèspage, la féconditéde l’éthologie, lebénéficede lacomplémentaritédesgenrespourparveniràunecompréhensionglobalede ladimensionhumaineetanimale. Ilmontrecomment lesanimauxposentdes problèmes fondamentalement humains et, ce faisant, combien ils sont eux-mêmes inventifs,originaux,passionnants,tellementdifférentsdesmécaniquessupposéesjusqu’alors.

LapublicationdecetouvragevaprovoquerunengouementmajeurenFrancepourl’éthologie.C’estquelelivredécouvreaugrandpublicunescienceencoreméconnue,et,danslafoulée,génèreunintérêtconsidérabledelapartdesétudiantsqui,commeBorisCyrulnikquelquesannéesplustôt,serefusent à torturer les animaux pour obtenir des réponses sur leur condition. « Plus on cherche à

découvrir l’Autre, homme ou animal, à comprendre son univers, plus on le considère », affirmeCyrulnik. Sans conteste, l’éthologie a bel et bien révolutionné notre manière de considérer lesanimauxenmodifiantleregardquenousportionssureux.Impossiblederéfléchiràleursdroitsetànosdevoirsenverseuxsansprendreencomptel’apportdecettediscipline.

Fondateurd’uncentred’éthologieclinique,BorisCyrulnikenseignetoujourscettedisciplineetdirige aussi désormais des groupes de recherches internationaux sur la question des liensd’attachementetdesprocessusdelarésilience–cetteaptitudeàsereconstruireaprèsavoirvéculepire.

Cequelesanimauxontànousdire

LephilosopheallemandJean-ClaudeWolf, très impliquédans l’approcheéthiquedes relationsentre l’homme et l’animal, soutient que l’imagination est un facteur moral1. Il interroge : « Queressententleschevaux[deboucherie]lorsd’untransportàtraversl’Europe?Commentsesententlesporceletsdansunwagonrempliàrasbord?Lepouvoirde l’imaginationétend lescapacitésd’uneparticipation compatissante à des scénarios possibles ou purement fictifs. […] L’éthique animale,ajoute-t-il,nes’adressepasauxadultesàl’imaginaireatrophié.»

Il a raison. Pour voir et comprendre ce qui a du sens pour un animal, il faut penser comme lui.Pendantlongtemps,lesanimauxontétéquestionnésenprioritépourexpliquerl’homme,etdefait,onadécrétéquelesanimauxétaientdépourvusdecertainescapacitésparcequeenréalitéonn’avaitpassuobserverdequoiilsétaientcapables.L’éthologieréclameindiscutablementbeaucoupd’imaginationpourinterroger les animaux car il faut émettre des hypothèses, accepter les différences, faire preuved’inventivité ; il faut surtout savoir sedécentrerde soi, avoirde l’empathiepourpouvoiréprouverunautre monde que le sien. L’empathie a été, par exemple, au centre des études scientifiques de laprimatologueJaneGoodalllorsqu’elleestpartieétudierleschimpanzéssurlesrivesdulacTanganyika,dans la réserve de Gombe en Tanzanie. Nous étions au début des années 1960. Ces travaux ont étédécisifs pour changer notre regard sur les animaux et nous conduire à nous interroger sur nosresponsabilitésetnotremoralitéàleurégard.

Nonseulement,ellearéalisédesdécouvertesexceptionnelles,enparticulierlacréationetl’usaged’outilspardeschimpanzés,sonobservationdesguerresintercommunautaires,l’inhibitiondel’inceste,lesrituelsd’interactions,l’éducationdesmèresdontelledits’êtreinspiréepouréleversonproprefils…Mais elle a surtout imposé une nouvelle méthodologie de travail, qui allait permettre d’étudier lesanimauxenleslaissantvivredansleurenvironnement,entouteliberté,enleurlaissantdonclapossibilitéd’exprimerdescomportementsvariés.Pourcela,elleafaitcequel’universitéd’alorsetsesconceptionsmécanistesinterdisaient,c’est-à-dires’installeraumilieudessinges,lesnommer,créerunvéritablelienaveceux.Avecelle, sesconsœurs–DianeFosseyavec lesgorilles,BirutéGaldikasavec lesorangs-outans, Shirley Strum et Thelma Rowell avec les babouins, Cynthia Moss avec les éléphants – ontrévolutionné l’étude des animaux en considérant leur individualité et leur personnalité. Là où leurscollègues masculins n’avaient vu qu’agressivité, domination des mâles, compétition incessante ethiérarchie stricte, elles voyaient des relations autrement plus sociales, sophistiquées, où les femellesjouaientunrôle,oùl’entraide,lamorale,lesémotionsavaientleurimportance.

L’objectivitén’existepas,finalement?

L’objectivationexiste,c’estnousquifabriquonsl’objetqu’onobserve,sinousn’étionspaslàpour

l’observer, il serait différent. Pour le psychanalyste et anthropologueGeorgesDevereux (1908-1985),l’observateurfaitpartiedel’observation.Parsaprésence,celui-cichangelecomportementdesanimaux,ils’agit làd’uneobservationparticipante :onchangelescomportementsdeceuxquel’onobserve.Leproblème, c’est que l’on juge souvent les animaux en fonction de nos valeurs, d’où les contresensfréquents. Le philosophe britannique Bertrand Russell (1872-1970) avait remarqué, à la fin desannées 1920, que les animaux possédaient généralement « les caractéristiques nationales de leurobservateur […].Les animauxétudiéspar lesAméricains courent commedes fousdans tous les sens,mènentuneactivitédébordanteetdépensentuneénergieincroyablepourobtenirlerésultatsouhaitéparhasard. Les animaux observés par les Allemands sont tranquillement assis, réfléchissent et trouventfinalementlasolutiondanslesprofondeursdeleuresprit2».Cesvariantespeuventêtreconditionnéesparla culture et parfois non, comme avec l’exemple de JaneGoodall et ses consœurs.Nous avons aussil’histoire bien connue des différences d’observations rapportées entre le naturaliste anglais CharlesDarwin (1809-1882) et le naturaliste et géographe anarchiste russePierreKropotkine (1842-1921).Àpartird’unemêmeespèce,cesdeuxspécialistesonteffectuédesconstatationsquidivergeaientlesunesdesautresparcequel’environnementavaitmodifiélecomportementdesanimauxqu’ilsobservaient.Laculturedel’unet l’autren’étaitdoncpasencause.Darwinétudiantdespopulationsanimalesréfugiéessurdesîlesavaitdécritdesrelationssoumisesàlacompétitionparcequelesanimauxétaientcontraintsdevivreensembledansunespacelimité.DucôtédeKropotkine,lesanimauxbénéficiantd’espacenesebattaient pas, au contraire, ils avaient même développé des comportements de solidarité. C’est uneobservationclassique:lesanimauxcoopèrentquandl’écologieesttolérante,maisaussitôtqu’ilssontensurnombre,ilssontdéritualisésets’entre-tuent.

Aujourd’hui, la question n’est-elle finalement plus de savoir ce qu’est un animal, mais decomprendre,quellequesoitl’espèce,«qui»ilestafinderedéfinirnosrapportsaveclui,nosdevoirsetsesdroits?

Oui. La nouvelle éthologie ne se contente plus d’utiliser et manipuler l’animal en modèle del’homme.Pendantlongtemps,lapsychologieexpérimentaleaobligélesbêtesàrésoudredesproblèmeshumains.Désormais,elledécritlesbêtescommedesindividusauxpersonnalitésetauxdéveloppementsdifférents.Elleestàl’écoutedeceàquoipensentlesanimaux,ouplusexactementcequ’ilsontàsedireetànousdire.Lesrecherchesportentàprésentsurleurmémoire,leurcapacitéàsereprésenterlepasséetlefutur,leprincipedelamétacognition,leurautonomie,leurcréativité.Ladimensionindividuelleetsubjectivedesanimauxestuneapprochequi,àmonsens,vasedévelopperdeplusenplus.Aborderlepointdevuedel’animalparticipeàdécentrerconsidérablementleregardanthropocentriquedel’humain.

L’heureseraitvenuedelaisser«s’exprimer»lesanimaux?

C’estcela.L’animaln’estpasunobjetpassif,ilestaussiacteurd’unerelation,or,jusque-là,raresontété lesétudesanthropologiquesouethnologiquesmettanten lumièrecequeviventet ressentent les

animaux aux côtés des hommes, leur mal-être comme leur plaisir. C’est aujourd’hui un mouvementnaissant, les chercheurs s’intéressent de plus en plus au point de vue de l’animal, et cela va nouspermettre d’ouvrir la porte à d’autres explorations, d’autres usages du monde des animaux, d’autresdéfinitionsetprobablementd’autresrelations;celavanousobligeràdenouveauxconceptsdepensées,àinventer aussi de nouvelles méthodologies d’expérimentations moins rigides. En modifiant leursreprésentations, en n’imposant plus systématiquement nos propres compétences comme norme decomparaison,lesspécialistessesontadressésauxanimauxdifféremmentetontdéjàobtenudesréponsesinattendues.

L’éthologiecommerévélateur

C’est cequi expliqueque lesanimaux sontdevenus intelligentsetaptesàêtre respectésaprèsavoirétésilongtempsconsidéréscommedesoutilsjetables?

Oui.Commeaimeàlerappelerl’éthologueVincianeDespret,c’estparcequenousleuravonspeuàpeu posé des questions intelligentes que leurs réponses sont devenues pertinentes. En découvrant trèsprécisément leur monde, on peut leur poser effectivement des questions qui ne peuvent pas êtregénéraliséesàd’autresespèces.

Cesquestionssesophistiquantaveclesannées,lessubtilesréponsesdesanimauxnousétonnenttoujoursplus.Celava-t-ilnousconduireàdécouvrirquedesespècesjugéesjusque-là«stupides»ou«nuisibles»nel’ontfinalementjamaisété?

Çanousaarrangésdelepenserpourconcevoiretdévelopperentoutelégalitédesélevagesetdesabattoirsabominables,etdresserdeslistesd’animauxàéradiquerendécrétantqu’ilsétaientnéfastesàlanatureenvertudesloishumaines.Àlafindesannées1980,laprimatologueetzoologisteThelmaRowells’est interrogée sur la question.Elle a voulu savoir si l’on pouvait appliquer à ces animaux jusqu’iciignorés,voireméprisés,lemêmequestionnementqueceluiqu’onappliqueauxprimates.Elleenadéduitque les problèmes posés aux singes et grands singes étaient motivés par le projet de comprendrel’humain,etc’estpourquoilesquestionstournaientautourdesrituelsetdeslienssociaux,delaculture,delacommunication.Enface,lesmoutons,lesporcs,lesvachesetautres,animauxbienmoinsattractifset souffrant d’idées reçues, n’avaient droit qu’à des problématiques simples portant sur lescomportementszoologiquesprimaires:reproduction,hiérarchie,etc.

Ens’intéressantauxrelationssocialeschezlemouton,ThelmaRowellavéculamêmechosequesescollèguesprimatologuesconfrontées sur le terrainaux résultatsdesétudes réaliséespar leséthologuesmasculins qui les avaient précédées. Là où certains avaient décrété, à la suite de l’observation d’ungroupe demoutons, sur un temps relativement court et en pleine période de reproduction, qu’il ne sepassait pas grand-chose d’intéressant en dehors d’une confrontation permanente et d’une hiérarchiestricte,Rowellaprisletempsdelesétudiersurplusieursmoisetapuainsidécrireàl’inversetoutunréseauderelationssocialescomplexesbâtiautourdel’attachementetdelabonneentente.

Lesmoutonsétaientdevenusintelligents…

C’est cela.Tout récemment, les chercheurs ont découvert que le porc possède, lui aussi, une vieémotionnelle riche et des capacités cognitives très développées, et, selon les situations, égales ousupérieures au chien et aux grands singes. Par exemple, deux chercheurs de l’Université d’État dePennsylvanie, Stanley Curtis et Julie Morrow-Tesch, ont évalué les compétences cognitives de cesanimaux. Pour cela, ils leur ont appris à utiliser des ordinateurs, notamment pour améliorer leursconditionsdeviedansleurenclosauniveaudelanourritureetduconfort.Ilsontpuégalementobserverleurs relations sociales, leurs préférences entre congénères, la représentation qu’ils ont de leurenvironnement,desobjetsoudesindividusquis’ytrouvent,leurmoded’interactions,decommunication,leurmémoire, et la créativité dont ils font preuve pour résoudre des problèmes. Ces expériences ontmontréqu’ilsétaientpromptsàrésoudredesproblèmesaussihabilementquelessingeslesplusdoués,qu’ils possédaient une capacité d’anticipation, et donc d’empathie et d’entraide. Il est certain que detellesétudesrévisentconsidérablementlamanièredontonconsidèrehabituellementlescochonsetdontnousdevrionsnouscomporter.C’estpourquoijecroisquenotrepropreempathievaseheurterdeplusenplusaufaitdelesmaltraiter.Etcequiestvalablepourlescochonsl’estévidemmentaussipourd’autresespèces.

L’éthologieest-elleuneclépourl’éthiqueetlerespectanimal?

Oui, ses découvertesmarquent le début d’une attitudemorale envers les animaux, d’une prise deconsciencedeleursintérêts.Lanouvelleéthologies’emploiedéjààallerétudiercesnouveauxhorizons.Sonavenirsetrouveàmonsensaucroisementdesdisciplines,làoùl’ons’engageàparlerdesanimauxdemanièredifférente,àchangerlesopinionsquel’onportesureux,etdonclesdécisionsengageantleursintérêts, leursdroitsetnosdevoirsenverseux.Leprogrèsnepeutvenirquedecettecombinaisondesmodes de pensée et des méthodologies. Les juristes s’enrichissent des découvertes scientifiques, lesphilosophesendébattent,l’ensembleintègrelacultureetfaitévoluerlasociétéenfaveurdelaconditionanimale. Parler des animaux, c’est constituer la manière d’être animal. En changeant de discours, onchangelareprésentationsocialedesanimaux.Jeconstatedésormaisuneconvergenceextraordinairedetravaux,cequiinduitunetransformationdesmentalitésetnousprépareàaborderlaquestiondesdroits.

Commentl’éthologiea-t-ellemodifiénotrevisiondesanimaux-machines?

Au début duXXe siècle, les animaux étaient encore considérés comme desmécaniques. La vraietransformationestarrivéeaveclephysiologisteallemandJakobvonUexküll,audébutdesannées1930.Àuneépoqueoùdenombreusesconceptionsscientifiquess’affrontaientautourdesmécanismesduvivantet où la science commençait à étudier les processus d’acquisition des comportements, la psychologieanimale,cethommes’estmontréplusintéresséparlesinteractionsd’unorganismeentierdanssonmilieuplutôt quepar unorganisme réduit à ses tissus et à ses organes. Il a alors proposéune toute nouvellemanièredepercevoirlaréalitédesmondesanimauxendéfendantlefameuxconceptd’Umwelt,autrementdit« lemondepropresubjectifde l’animal».Ilaété lepremieràdirequelemondeultravioletde lamouchen’estpaslemondedel’infrasondeséléphants,quin’estpaslemondedel’infrarougeduserpent,etc.

Chaqueespèceanimalepossèdesespropresperformancesperceptives,quiluipermettentdecapterlemondeenvertudesesproprescompétencesauditives,olfactivesouvisuelles,l’humaincompris.Àlamêmeépoque,lebéhaviorisme,mouvementdepsychologieaméricainfondéparBroadusWatson(1878-1958),optaitpouruneinterprétationmécanisteducomportementanimalethumainet,pourlesobserver,soumettaitlesanimauxàdessituationscrééesartificiellementdansleslaboratoires.

Quandtuerunanimaldeviendrauncrime

Qu’est-cequiamotivécesméthodes?

Lesbéhavioristesposaientauxanimauxdesquestionsavanttouthumaines;celles-ciportaientsurlavolonté, la mémoire, la résolution de problèmes, la dépression, la soumission, les anomalies ducomportement, la motivation, les états de choc entraînés par un traumatisme, etc. On considérait lesanimaux soumisàdesconditionnements commeautantdemachines sophistiquées somméesde réagir àdesstimuliextérieurs.C’est-à-direqu’onapprenaitàunanimalàréagiràunstimulussonore,lumineux,électrique, etc., pour obtenir la réponse attenduepar l’expérimentateur.Ces adeptes des labyrinthes etautres«boîtesàproblèmes»,danslesquelsilsenfermaientlesanimauxpourleuropposerdesdifficultésàrésoudresansjamaisleurlaisserlamoindreinitiative,étaientalorspersuadésqu’ilexistaitunprincipeuniverseldeconditionnementpourexpliquertouslescomportements.Cetteécoleasuscité,bienentendu,des oppositions. Certains ont récusé ces situations expérimentales et ces modèles mécanistes et sontpartisétudierlesanimauxsurleterrain.

L’éthologieestdoncnéeenréactionaubéhaviorisme?

Toutàfait.KonradLorenz(1903-1989),NikolaasTinbergen(1907-1988)etKarlvonFrisch(1886-1982)ontfondél’éthologiedanslesannées1930.TousontreçuleprixNobeldemédecineen1973pourleurs travaux en lamatière. Ils ont été considérés comme lespionniersdans cedomaine, en reprenantl’idéedebasedeJakobvonUexkülletenprivilégiantl’observationdesanimauxdansleurmilieunaturel.Lamédiatisation de leur prix a provoqué un intérêt considérable.À l’époque, des chercheurs, dont jefaisaispartie,sesontditquelabiologieetlesanimauxétaiententraindechangerdestatut,qu’onallaitenfin non plus les découper ou les contraindre cruellement dans des boîtes et autres labyrinthes,maischercherdésormaisàsavoircommentilssecomportaientréellement,quellesétaientleursmotivations.

Del’animal-objet,onestpasséàl’animal-sujet?

Avecl’éthologieobjectivistedespremièresépoques,ils’agissaitd’étudierlecomportementd’uneespèce.Plustard,danslesannées1970,lasociobiologieamisenlumièrel’importancedugènedansladéterminationdes comportements.Étudiant la biologiedes comportements à partir d’une interprétationdarwinienne,ellen’impliquepas,contrairementàl’éthologiecognitiviste,desemettrementalementàlaplacedel’animal.Danscecas-là,unepopulationd’animauxestconstituéed’êtresvivantssouventréduits

àl’expressiond’unedéterminationgénétique,autrementditdesmachinesvivantesintelligentes,capablesd’obéir à des apprentissages.Mais lorsque Jane Goodall et ses consœurs ont identifié des individusdifférents dont les comportements pouvaient influencer le groupe, la subjectivité et l’individualitéanimales ont commencé à se développer. C’est ainsi qu’on en est arrivé à l’éthologie cognitive. Cesétudes nous ont conduits à penser l’animal autrement, à nous débarrasser peu à peu de nos œillèresjusqu’àleuraccordertoutcequifaisaitjusqu’icilepropredel’homme.C’estbienconnu,plusonchercheàdécouvrirl’Autre,hommeouanimal,àcomprendresonunivers,plusonleconsidère.Jecontinuedoncdepenserqueplusnousdécouvrironsetaccepteronsl’existenced’unmondementalsophistiquéchezlesanimaux–etl’éthologienecessed’enapporterlespreuves–,plusnotreempathievanouscontraindreàneplusfairen’importequoiaveceux.Ilesteneffettrèsennuyeuxdedécouvrirquel’animalpossèdeparexempledesémotionsetunmondeintimecomparablesauxnôtres,carcelalimitenotrepouvoirsurlui,ildevientdifficiledecommettredesactesdeviolencesurlui…Ilseproduitintellectuellement,enquelquesorte,lemêmeprocessusqu’avecl’inhibitiondel’inceste.

Commentça?

Biologiquement,onpeutavoirdesrelationssexuellesavecunmembredesafamille,maisdanslareprésentation,cetteidéeesttellementinsupportablequ’elleempêchelepassageàl’actepourunegrandemajorité de la population humaine. Le frein est le sentiment de commettre un crime répugnant. Or, lesentiment est une émotion que l’on éprouve authentiquement, et qui pourtant est provoquée par unereprésentationcollective.C’estunfacteurculturel.Eninterdisantl’inceste,uneprohibitionémotionnellenous a contraints à structurer une société sans violence. De lamêmemanière, en nous interdisant demanger des animaux auxquels nous sommes attachés, nous avons produit une inhibition émotionnellesimilaire car l’autre racine de l’émotion humaine se trouve dans la perception qui alimente nosreprésentations.Imaginonsquequelqu’unvousinviteaurestaurantetvousfassedécouvrirunplat:c’estuneviande,vousn’êtespasvégétarienne,voustrouvezçabon,etaumomentoùvousdemandezcedontils’agit,l’autrevousrépondquecetteviandeensaucen’estautrequevotrechien.Vousn’avalerezjamaisla bouchée que vous êtes en train demâcher, vous la recrachez immédiatement.L’image, la figurationprovoquéeparlesmots«tuesentraindemangertonchienbien-aimé»,agitcommeuninterditpuissant.

Vousvoulezdirequepluslesanimauxvontnousapparaîtreprochesdenous,moinsonpourralesconsommeroulesfairesouffrir?

C’estcela.Plusnousallonsdéveloppernotreempathie,c’est-à-direl’aptitudeàsereprésenterlesémotions des autres et à s’en préoccuper, conjuguée aux données scientifiques sur les animaux,moinsnouspourronslescontraindre,lestorturer,lestuer.Cetteconsidérationvabouleversernotresystèmedepenséeoccidental,etparconséquentnos rapportsaveceux,et forcémentnotremodedevie. Je fais lepari que nous allons assister, dans les années à venir, à un processus autorégulateur et que nousmangeronsdemoinsenmoinsd’animaux– tout à la foispourdes raisonsécologiquesethumanitairesévidentes que morales et éthiques. Nos représentations et nos théories à leur égard progressant, noscomportements vont se transformer, et, par conséquent, le statut des bêtes aussi. Nous en avons unexemplefrappantavecl’évolutiondelaplaceduchienenChine.Alorsqu’ilétaitcuisinéhierdansdesconditionshorribles,écorchéoususpenduvivantau-dessusd’unfeu,ildevientunanimaldecompagnie

quiinvestitlessalonspourdesraisonsàlafoissociales,économiques,émotionnellesetculturelles.Pourbeaucoup, tuer un animal deviendra l’équivalent d’un assassinat. D’ailleurs, en dehors de ceux quideviennent végétariens pour des raisons écologiques ou diététiques, beaucoup se refusent désormais àavalerdelachairanimaleparcequ’iln’estplusquestionpoureuxdesavourerunfiletmignon,unelanguedebœufouunporceletdelaitfarci,sanssereprésenterunanimalentieravecsesémotions,sasensibilité,sonpotentieldevieetd’avenir.

Desrêveurspourréveillerlasociété

UnpeucommeMargueriteYourcenar,quiserefusaitàmangerdelaviandepournepas,disait-elle,«digérerdesagonies»?

Oui. Ou encore l’écrivain polono-américain Isaac Bashevis Singer, qui écrivit : « Toutes cesexplications selon lesquelles lanatureest cruelleetquedoncnous sommesendroitd’êtrecruels sonthypocrites.Rienneprouvequel’hommesoitplusimportantqu’unpapillonouqu’unevache.Jeconsidèrele fait d’être devenu végétarien comme la plus grande réussite dema vie. Je ne prétends pas sauverbeaucoupd’animauxdel’abattoir,maismonrefusdemangerdelaviandeestuneprotestationcontrelacruauté… Personnellement, je ne crois pas qu’il puisse y avoir de paix dans ce monde tant que lesanimauxseronttraitéscommeilslesontaujourd’hui3.»Sil’onestboucher,onaévidemmentintérêtànepas développer ce genre d’empathie, en tout cas à la limiter, pour continuer, en regardant l’animal, àanticiper les produits culinaires qui vont pouvoir être exploités et être l’objet de commerce. Lasoumissionduboucher à ses représentationspersonnelles est, bien entendu, trèsdifférentede celleduvégétarien.

Comment une société aussi soumise que la nôtre à une tradition humaniste anthropocentriquepeut-elleéprouverdavantaged’intérêtetd’empathiepourlaconditiondesanimaux?

L’empathie est un facteur important pour changer nos rapports avec les bêtes puisqu’elle est lefondement même de la morale. Elle est un élément fondamental de l’évolution humaine. Conceptdéveloppé par les philosophes anglais, en particulier David Hume, puis par les neurologues et lesprimatologues, l’empathie est surtout un héritage de l’évolution. Le lobe préfontal, situé en avant ducerveau,estlesocleneurologiquedel’anticipation,sachantqu’anticiperc’estposséderdesprogrammesd’action et d’entraide. S’il n’y a pas de lobe préfontal, ces neurones qu’on appelle « miroirs » nedéclenchentpasdeprocessusd’empathie,ilestalorsimpossibled’anticiperetdesemettreàlaplacedel’autre, impossibledes’imaginercequ’ilressent.«Empathie»setraduitenallemandEinfühlung,quiveut dire « sentir dans».Beaucoupd’animauxpossèdent cette compétencebiologique et affectivequinécessited’êtreattentifauxindicesémisparl’autre.Ilarrive,chezplusieursespècesanimales,enmilieunaturel,quecertainsindividussoientâgésoublessésetsedéplacentdifficilement.D’autres,atteintsdemaladies génétiques, souffrent de troubles du développement, lesquels entraînent aussi des problèmescomportementaux comme chez les grands singes – qui s’occupent très attentivement de leurs petitstrisomiques.Danscescas, il y a entraideet solidaritéde lapartdugroupe.En revanche, siunenfant

humain,unsingeouunchienestplacéencarenceaffectiveetsensorielle,sonempathiecesse.Ilyauneatrophie fronto-limbiquequi inhibe lacapacitéd’anticiper.L’empathieestunprocessusqui requiertundéveloppement constant, une interaction continue entre le cerveau et sonmilieu. Il est sculpté par lui.C’est-à-dire qu’en dépit de l’équipement génétique qui est le nôtre, s’il n’existe autour de soi aucunenichesensorielleetaffective,nousnedévelopperonsriendenospromessesgénétiques.Àl’exceptiondesgrandspervers,noussommestousdotésd’unecapacitéàl’empathie,maisnotreenvironnementfamilial,social,cultureldéveloppeplusoumoinscetteaptitude.Lorsqu’unindividuaétéprivéderapportsaveclesanimaux,celle-cidisparaîttoutsimplement.

Un exemple avec les enfants en carence affective : presque tous réussissent à s’en sortir ens’attachant aux animaux ; parvenus à l’âge adulte, il leur est impossible de leur faire dumal. Le faitd’avoiréprouvéunliend’attachementavecunautreêtrevivantmetenplaceunesortede«morale»quile conduit à éprouver un sentiment de devoir l’obligeant à ne plus pouvoir tout se permettre. Il sereprésente l’animalcommeunêtred’attachementetsurtoutpascommeunemachine,unmatériauouunproduitàconsommer.

Celaveutdirequeleseulfaitd’avoirtisséunlienaffectifavecunanimaldéveloppel’empathie?

Oui.LestravauxdeRobertH.Poresky(1941-2001)surledéveloppementdel’enfantontd’ailleursmontréquelarelationavecl’animalinfluenceledéveloppementsocialet lescapacitésd’empathiedesenfants.À l’inverse, beaucoup d’enfants isolés souffrent d’un véritable blocage de l’empathie, et trèssouvent ces enfants font du mal aux animaux sans se rendre compte qu’ils les font souffrir. Ce n’estqu’aprèsleuravoirexpliquéquelesbêtessontsensiblesqu’ilschangentdecomportement.

Àl’échelled’unesociété,l’empathieàl’égarddesanimauxestdoncunprocessusdedéveloppementmental qu’il faut stimuler, exalter, en donnant des explications, en multipliant les expériencespersonnellesàpartager,desfilms,deslivrespédagogiques,et,pourlesenfants,enfavorisantlamiseencontact précoce à l’école et dans les familles. Konrad Lorenz a, par exemple, permis à l’éthologied’entrerdanslacultureetdesediffuserauprèsdugrandpublicenpubliantunlivredevulgarisationquiaconnuungrand succès audébutdes années1950.Lavariétédes supports joueun rôle important pourchangerlacultureetaméliorerlaconditionanimale.Letravaildesartistesmesemble,luiaussi,capitalpourfaireévoluernosregards.

Enquoisont-ilscapablesd’induireunchangement?

Àtraversdesfilms,desromans,desspectacles,lapoésie,ilssuscitentletrouble,déclenchentdesmouvementsémotionnelsintenses,lesquelsdonnentensuiteenviederéfléchir,deposerleproblèmeetdes’ouvrir à la science pour mieux comprendre. Sans émotion on reste imperméable, enfermé dans lesstéréotypes, les idées reçues et tous ces alibis et vices de raisonnement qui justifient l’exploitationanimale, du type : « Les animaux sont faits pour êtremangés, cassés, chassés, régulés…»Arrive unartistequisèmeledoute:«Çaalors,unanimalçapeutsouffrir?Çadisposed’ununiversmental?D’uneindividualité ? Ce n’est pas qu’un matériau ? » Un questionnement qui ouvre ensuite la porte auraisonnement, à la rationalité, à d’autres significations. La philosophe Françoise Armengaud est, elleaussi, convaincue du « rôle des artistes et des poètes pour franchir les barrières érigées par desphilosophiesétriquées,réductionnistes,arrogantesetcyniquesentrehumainetanimaletpournousdonner

quelquechoseaussibiendelafamiliaritéquedel’énigme4».ÉlisabethdeFontenayl’affirmeégalement:«Ilfautdesartistes,virtuosesdelaconfusion,pouraccorderauxanimauxunecompassionquiélargisselecœuraupointdefairevacillerlepropredel’homme.»

Émile Zola, en décrivant de façon très détaillée la condition des paysans avec leurs animaux defermeetdesouvriersavecleursanimauxdemine,aécritdestémoignagesd’unnaturalismehumain.Iln’ajamaisparlédemondeanimal,maiss’enestservipourmieuxdécrirelemondehumaindecetteépoque,soninjusticesociale.Résultat,lesconditionsdeviedesanimauxysontdécrites.Ilapparaîtalorsqueleshommesont choisi leurmétier et sont responsablesdes souffrancesqu’ils endurent et acceptent.Alorsque le chevaldescenduau fondd’unemineestunpur innocent. Il s’agit làd’un raisonnementpresquemélancolique où chaque perception est imprégnée de culpabilité. Celui qui possède le pouvoir queconfèrentlaconscienceetl’industrieendosselestatutdutout-puissantcoupable.Celuiquinesaitpasetne possède rien – l’animal – figure la victime idéale. Il n’empêche que ces descriptions littérairesnaturalisteseffectuéesaprèsuneenquêteapprofondieontémuetencouragécertainesfiguresdel’époqueàréagirpourqueleshommes,commelesanimaux,souffrentmoins.

Bref, ces artistes sont donc là pour exprimer ce que nous n’entendons et ne voyons pas chez lesanimaux : l’altéritéporteusedesens, la subjectivité, la singularité, lesmystèresde leurs regardsetdeleurssilencesauxcôtésdeshommes.Leurstémoignagessontimportants,complémentairesdutravaildeschercheurs.

D’autresmanièresd’explorerlemonde

Kant disait pourtant qu’il ne fallait pas éprouver d’émotions pour effectuer un travailscientifique…

Et d’autres ont soutenu l’inverse. Au cours de ma carrière, j’ai souvent entendu répéter quel’émotion polluait l’esprit scientifique, qu’il fallait s’en prémunir. Or, il est intéressant de constaterqu’aujourd’huionnes’endéprendplus,aucontraire,elleestmêmedevenueunsujetd’observationchezlesanimauxgrâceàlaneuro-imagerie.Cettetechnologienousapermisdedécouvrirquelesanimauxnesont pas privés d’états mentaux comme nous le supposions, mais sont tout au contraire des êtrescomplexes dotés de représentations et de compétences aussi variées qu’il existe d’espèces animales.L’étudedesémotionsanimalesaétépendanttrèslongtempsniée,alorsmêmequ’en1851unnaturaliste,EdwardP.Thompson,soutenaitdansunlivre,ThePassionsofAnimals,quelesanimauxpossédaientunevieaffective,unesensibilité.Quaranteansplustard,CharlesDarwinpubliaitL’Expressiondesémotionschezl’hommeetlesanimaux,etécrivaitdanssonjournal:«Nousavonsvuquelessensetlesintuitions,lesdifférentesémotionsetfacultés,commel’amouretlamémoire,l’attentionetlacuriosité,l’imitation,la raison, etc., dont l’humain se vante, peuvent être trouvés à l’état naissant, ou même pleinementdéveloppés,chezlesanimauxinférieurs.Cesanimauxdontnousavonsfaitnosesclavesetquenousnevoulonspasconsidérercommenoségaux.»

Pourquoin’ont-ilspasétéprisplusausérieux?

Enraisondelacrainte,commelefaisaitremarquerlezoologueDonaldGriffin(1915-2003),«denepas faireœuvre scientifique», cequi aurait conduit à accepter«un libre arbitre chez l’animal».Or,autant il a été utile, au tout début de l’éthologie, d’appliquer à la clinique humaine des méthodesd’observationsanimales,autantilestnécessaireaujourd’hui,pourcomprendrelesémotionsdesanimaux,d’utiliserdesapprochesissuesdelapsychologiehumaine.Grâceàelles,leschercheursmontrentquelesanimauxsontcapablesd’éprouverdenombreusesémotionssemblablesàcellesdeshumains.Maisilestimportantderappelericiqu’iln’yaquequelquesdécenniesquelestechniquesmodernesnouspermettentdemieuxdécouvrirleursmondesmentaux.Pourexplorerleursaptitudesàlareprésentationnonverbale,il aura fallu attendre les performances fantastiques de la neurologie : ce sont elles qui nous ont faitdécouvrir que les cerveaux deviennent graduellement capables de traiter des informations absentes.L’imageriemédicale,desoncôté,apermisd’observerqu’unêtrevivant,animalouhumain,peutadaptersesréponsescomportementalesàunereprésentationetnonpasseulementàuneperception.Demêmequegrâceàl’éthologienousavonsdécouvertcomment,dansl’histoirecomparéedesespèces,unpsychismedevientpossibleetcomment,dansledéveloppementd’unindividu,unmondementalpréverbalsemetenplace.Tantquecestechniquesnenousavaientpaspermisdepartiràladécouvertedesmondesmentauxdesanimaux,c’estdenous-mêmesquenousparlions–etiln’étaitpaspossibledeconsidérerlesanimauxautrementqu’àtraversl’idéequenousnousenfaisions.

Onpeutquandmêmesedemanderpourquoi,malgrélarévélationdecescompétencesetdecestechniquesextraordinaires,rienn’achangéousipeudansnosrelationsaveceuxentermesd’éthique,decompassion,d’acquisitiondedroits.

Parcequeçan’étaitpaslemoment.Désormais,lasociétéestprêteàrévisersescomportements,àinclurelesanimauxdanssesquestionnementsmoraux.Nousnesavonspascommentévoluentlesidées,parfois un petit incident bouscule les gens et fait progresser très rapidement les choses. Pendant trèslongtemps,lapédophilien’étaitpasconsidéréecommeuncrime.Danslesannées1970,onamêmeremisdesprixlittérairesàteloutellivrevantantsesmérites.

Un autre exemple : on a détruit les loups pendant des siècles en raison de l’impression qu’ilsproduisaient sur nous. En changeant la représentation que nous en avions, nous avons modifié nosémotionsà leur égard.Mêmesi la cohabitationavec le loup resteun souci en terred’élevage, il n’endemeurepasmoinsquenotrefaçondeleconsidéreraglobalementchangé:iln’estplusperçucommeunecréaturedudiable.

Je connais un collègue qui avait l’habitude de chasser les poulpes. Puis, travaillant sur leurintelligence,aprèsavoirvucedont ilsétaientcapables, leurscompétenceset leursensibilité, il luiestdevenuproprementimpossiblederetourneràlachasseaupoulpe.Ilexisteainsid’innombrableshistoiresdechasseursrepentisdevenusprotecteurs.

On se soumet toujours aux représentations, mais on peut aussi s’en libérer à la faveur d’unedécouvertequidonneunsensnouveauàcequiétait.J’aisouventétéétonnéparcerefusquiconsisteàallerexplorercesautresmanièresd’habiterlemonde,etpuisunjour,enrevisitantunproverbechinois,montroubles’estéclairé:«Tesyeuxpeuventvoirlesétoiles,maisilsignorenttonnezparcequ’ilesttropprès.»Plus les réalitésnous touchentetnoussontproches,plusellesnous rendentaveugles.Lessignificationsquenousavonsattribuéesauxanimauxnousontempêchéspendantdesmillénairesdefaireleurconnaissance,de lesdécouvrir réellement.Lesanimauxaussiontunehistoire,maisc’estnousquil’avons toujours écrite avecnos représentations etnoscertitudes.C’est ainsique les fourmisnousont

permisdedireque l’hommedoitêtre laborieux, lesabeillesontpluàNapoléonparcequ’ellesétaientsocialementorganiséespourdonner lepouvoirà lareine, lesaiglesontséduit les tyrans, les loupsontpermis de parler de la cruauté des hommes, et les biches ont incarné la tendresse maternelle. AuVIIesiècleav.J.-C.,lepoèteSimonided’Amorgosaffirmaitquelesfemmessouillonsdescendaientdestruies, les rusées des renards et les laides des singes.L’âne, le gentil compagnon de crèche qui avaitsauvéJésusdessoldatsd’Hérodeenleportantjusqu’enÉgypte,devintprogressivementl’incarnationdelabêtise,del’obstination–etmêmedeladangerositédesidiotsauMoyenÂge.Ilfallaitlejugeret lepunir.Encoreaujourd’hui,lesanimauxdonnentuneformevivanteànosprojectionspsychiques:quandunélève ne comprend pas, on le traite volontiers d’« âne ». La manière dont les hommes utilisent lesanimaux pour parler d’eux-mêmes nous a toujours offert un excellent marqueur de l’histoire desmentalités.

Durôledel’éducation

En dehors des grands singes et des éléphants, on a fait récemment passer un examen deconscienceauxpiesetauxcochons.Cesdeuxespècesyont,certes,gagnéuneconscience,maisçan’arien changé à leurs soucis. Bien qu’elles soient l’une et l’autre capables de mémoire sociale, demensongeetd’empathie,decommuniqueruneintention,defairepreuvedecréativité,l’unedemeurenuisibleetdoncpiégeabletoutel’année,quandl’autrecontinued’êtredécoupéeentranches.Encoreune fois, à quoi toutes ces études nous servent-elles, si la condition animale n’en bénéficie paslégalement,silestatutdesanimauxdemeureceluid’objetsdontnousserionspropriétaires?

La loi protège un peu mieux les animaux qu’auparavant, mais il faut reconnaître qu’elle n’estaccordéeàl’animalquedanslamesureoùellenedérangepasl’hommedanssesactionsetsesprojets.Étantjugeetpartie,nosdevoirsàleurégardsontmodulables…pourserviravanttoutnosintérêts.Ilnousrestedoncd’immensesprogrèsà faire, c’estvrai,pour être cohérents,pourque les animauxne soientplus considérés ni dans les textes ni sur le terrain comme desmarchandises et autant d’outils à notredisposition.

L’animal bénéficie en Europe du statut d’être sensible depuis le traité d’Amsterdam, mais sonapplicationvarielargementd’unpaysàl’autre–àchaquepayssespropresdispositionsenfonctiondesessensibilités,delapuissancedeseslobbies,desestraditionsgastronomiquescommec’estlecasdelaFrance.Pourautant, la technologie Internet, lesmédias,deplusenplusde livresdevulgarisation fontcirculerétudesetpublicationsscientifiques,quinesontplusdésormaisréservéesauxseulsspécialistes.Cettelargediffusioncontribueàaccélérerlaprisedeconscience.Lasciencefaitpartiedenotreculture,ellenerelèvepasdelacroyance,etc’estundoutepermanentquiremetenquestionlesapriori.Nousnepouvonsdoncplusjouerlesignorantsetfairecommesinousnesavionspas,mêmesidesérieuxfoyersderésistancesubsistent.

Peut-onlesidentifier?

Au-delàduvecteurculturelquinousfaitréciterlesmêmeslitanies–lesanglierdévorelescultures,ilestbonàchasser;lerenarddétruitlespoulaillers,ilestbonàpiéger;letaureauestbravedansl’arèneetlebœufdélicieuxendaube–,lesrésistancessontprincipalementd’ordreéconomiqueetpolitique.J’aiétéinvité,ilyaquelquetemps,àparticiperàuneétudesurlasouffranceanimalequidevaitêtreremiseau gouvernement. Autour de la table, une quinzaine de personnes d’horizons divers. Parmi elles, lereprésentantdusyndicatdescharcutiersqui,commetoutlemondelesait,estaussiungrandspécialistedel’étudecomportementaledesanimaux.Enréalité,lasouffranceanimaleafaitd’embléesouffrir…sonportefeuilledemêmequelasouffrancedesesclavesàlafinduXVIIIesiècleetauXIXesiècleapufairesouffrirlesgrandsinvestisseursdel’époque.Lafindel’esclavagerisquaiteneffetd’accroîtreleprixdusucre!L’économieesclavagisteaeusesdéfenseurs,nel’oublionspas,toutcommeletravaildesenfants,aunomd’argumentséconomiques.Lasouffranceanimaleposeenréalitélemêmetypedeproblèmes,etsoulèvelamêmeproblématiquephilosophiquequecellequ’aurasuscitéelacolonisationespagnoledesAmériquesauXVIesiècle.EndécouvrantlesIndiensd’AmériqueduSud,Cortésavaitpenséqu’iln’avaitpasaffaireàdeshumainsetque,parconséquent, il luiétait loisibledelesexploiter, lesatteler,delestueretmême,dit-on,deles«cuisiner».CertainshistorienssoutiennentquelaDisputedeValladolid,àlademandedeCharlesQuint,auXVIesiècle,estunetropbellehistoire.Toujoursest-ilque,mythiquementetpolitiquement,c’estàpartirdecetteépoquequelesIndiensontacquisuneâme,cequientraînaipsofactol’interdictionjuridiquedelestorturer.«Parleetjetebaptise!»,c’estainsiquelefameuxcardinaldePolignac, poète et diplomate à ses heures, apostropha un orang-outan du jardin des Plantes auXVIIIesiècle.Témoignageinouïdeladysfonctionhomme/animal:l’unestdotéd’uneâmeetl’autrepas,etceuxquin’enontpassontdesmachines.

Aujourd’hui encore, nombredegens sont tentésdepenser commecela, surtout quand leur chiffred’affairesestencause.Or,cesonteuxquisontentendusenprioritéparleshommespolitiques,pasdutout ceux qui défendent la nécessité de considérer l’animal. De fait, d’un pays à l’autre, les règlesjuridiquessont lentesàprendreencompte lesavancéesscientifiquesparceque leshommespolitiquessont lents à les assimiler, que les véritables experts ne sont pas entendus. Comme l’a fait remarquerjustementl’éthologuePierreJouventin,«lesélitesuniversitairesetpolitiquessontpourbeaucoupmoinsouvertes à ces débats que l’homme de la rue, qui amoins d’œillères idéologiques, d’où un décalagegrandissantaveclesaspirationsdelapopulationqui,danssamajorité,d’aprèslessondages,souhaitequelesanimauxnesoientplusconsidérésparlaloicommedesbiensmatériels5».

La pédopsychiatre américaine Gail Melson soulignait les contradictions et dilemmes morauxauxquelssontconfrontéslesenfants:«Est-ilmaldetuerdesanimaux?demande-t-elle.Àl’évidencenon,apprendl’enfantquimorddansunhamburger;maisleschiensetleschatssonthorslimitesentantquenourriture.Onappelleledératiseurpourdébarrasserlamaisondelavermine,maisarracherles ailes desmouches, et les regardermourir, serait cruel. Il est amusant de pêcher et de chasserquand on sort en famille, mais prendre pour cibles des chats errants est barbare. Les vaches, lescochons, lesmoutonset leschevauxquiont terminéleurtâchesont traitésparmillierschaquejourdans des abattoirs, mais les tueurs de ces abattoirs ne doivent pas aimer tuer ni prolonger lessouffrancesdesanimaux:ceseraitinhumain6.»

Oui, c’est évident. Et il est bien difficile dans ces conditions de voir l’animal pour ce qu’il estréellementetdejugerimmorauxcertainsdenoscomportementspuisqu’ilssontrépétés,institutionnalisésetsontadmiscommenormauxparlasociété.Touslespeuplesneconsidèrentpaslesanimauxdelamême

manière.Lessociétésquinesereprésententpaselles-mêmescommeau-dessusdesautresespècesdansla nature n’exercent évidemment pas le même rapport de domination. Eux-mêmes s’arrangent avecl’exploitationqu’ilsenfontàtraversrituels,restrictionsetcroyances.Modifiersoncomportementvis-à-visdesanimauximpliqueforcémentquel’onremetteenquestionlaculturedanslaquelleonagrandiense demandant si celle-ci ne les considère pas fondamentalement comme des outils et des objets deconsommation…

Poursortirdeces«conditionnements»ou«acquis»occidentaux,etsachantquel’empathiesedéveloppeàlaseuleconditionqu’ellesoit,commevousl’avezsuggéré,entretenue,n’avons-nouspasintérêtàfavoriserenprioritéuneéducationàlanatureetauxanimauxàl’intentiondesenfantsetdesétudiantssinousvoulonsnousassurerdechefsd’Étatoud’entreprise,d’économistes,dechercheurs,d’enseignants, en somme de citoyens plus soucieux du vivant, des animaux, porteurs d’une visionmoinsmécanistedelavie?

C’est unequestion fondamentale, et quimeplaît beaucoup.Restaurer l’image et la définitiondesanimauxdanslesmanuelsscolairesàl’écolecommeàl’universitémesembleévidemmentnécessaireeturgentpourchangercesystèmedepenséequicondamneencoreactuellementlesanimaux,maisaussilanature dans son ensemble. D’autant qu’il existe un véritable intérêt de la part des professeurs et desélèves.Autoutdébutdel’éthologieenFrance, lepetitgroupedechercheursauquel j’appartenaiss’esthélasmalstructurépourdesraisonsidéologiques.C’estdommageparcequ’ilexistaitàcetteépoqueunedemande considérable autour de ces questions de la part des professeurs de sciences naturelles et dephilosophie.Ces derniers procédaient alors à des démonstrations très claires à propos dumonde desanimaux.Soit,àproposdel’apparitiondulangage,parexemple:«Lesanimauxparlent-ils?Non.Sont-ils doués de langage ?Oui.Qu’est-ce qu’un langage animal ? C’est un langage paraverbal comme lenôtre, c’est le langagepréverbaldenosbébés, c’est lepostverbaldes aphasiquesoudesdémentsquicontinuentencoreàcommuniquerparleparaverbal,etc.»Donc,àpartirdumodèleanimal,onpouvaitparler de la naissance du langage humain, analogue à celui des animaux, émettre des hypothèses, sedemandersilesêtreshumainsn’avaientpasautoutdébututilisédessignesdelamainavantdefairedessignes de la langue avec des sonorités, en quoi lesmimiques faciales participent à la construction dudiscours…Toutescesquestionsdelinguistique,passionnantesmais tropabstraitessouvent,captivaientlesenfantsetlesétudiantsdèsl’instantoùl’onposaitleproblèmeàpartirdesanimaux.Celapermettaitd’adopterunevisionmoinsmécaniste,lesjeunesapprenaientàsedécentrerd’eux-mêmespourdécouvrirlemonde animal et simultanément lemondehumain.C’était unepréparation intellectuelle depremièreimportance.Etl’éthologieauraitpualorsapporterdavantage.

Lasurditédesresponsables

«Qu’est-ce qui nous rend si sûrs que nous ne faisons pas le mal dès lors que la victime estanimale ? » interroge la philosophe Florence Burgat7. Voilà un type de questionnement qui n’estjamais abordé auprès des jeunes dans les écoles. Ce serait pourtant un sujet de dissertation bienconcret, en phase avec notre époque. Quel intérêt y a-t-il à rabâcher les concepts métaphysiques

obsolètesdepenseursantiquessurl’inférioritédesanimauxdèslorsqu’ilssontencompletdécalageaveclesétudesscientifiques?

C’estjuste.Lamanièredontnousparlonsdesanimauxdevraitêtreégalementrevueetcorrigéedèsl’école.JocelynePorcherpropose,parexemple,quel’animalsoitconsidérécomme«undéfunt»etnon«unecarcasse».LeréformateuretécrivainanglaisHenryS.Salt,quiatantmilitéenfaveurdesanimaux,soutenantentreautresqu’ilspossédaientuneindividualitépropreetparconséquentdesdroits,dénonçaitavecforceceshabitudesdelangage.Ilfaisaitremarquerque,étantjustementdesindividusàpartentière,lesanimauxdevaientêtredésignéspardespronomspersonnels–«elle»ou« il»etnonpas«ça».Dansunautreregistre,enl’occurrenceceluidelamortdel’animal,ÉmileZolasedemandepourquoilasouffranced’unebêtelebouleverseautant;c’estencoreNietzschequi,unjourde1889,àTurin,enlaceenlarmesunchevald’attelagebattuparsoncocheretperdlaraison.Ya-t-ildelahonteàpleurerdevantunanimalquisouffre?Honteàporterledeuild’uncompagnon?Enplusd’unlangageàrevoir,ilnousfaudraitaussiapprendreànepastournerendérisionledeuilqu’infligelamortd’unanimaldanslavied’unenfantoud’unadulte.Notrecultureridiculisecettesouffrance,culpabiliseetrendhonteuxceluiquipleurelabêtedisparue.Lahonteestl’armeduconformismeetdesdictaturessociales.

Pourquelleraisonleshommespolitiquesn’ont-ilsjamaisétésensibilisésaufaitd’améliorerlesprogrammesscolairesdanscesens?

Ilnes’estrienpassédansnotrepaysparcequeleséthologuesnesesontpasorganisésengroupedepression auprès des politiques comme d’autres l’ont fait dans d’autres disciplines scientifiques, lapsychosociologie par exemple ou l’industrie des psychotropes.Dans les années 1950 puis 1970, sousl’impulsion de Konrad Lorenz, certains mouvements scientifiques et philosophiques issus del’observationdesmondesanimauxontinitiédescourantsd’idéestrèspuissants,maisceux-cin’onthélaspas résisté longtemps.Or, c’est à cette seule condition que le reste peut suivre, c’est-à-dire une autrereprésentationdesanimauxdanslesprogrammesscolaires,danslalégislation,lasociété.

Dequidoitvenirl’impulsion?

Depersonnalitéscharismatiques,des«chefsdebande»capablesdepeserdanslesministères,deconvaincreleshommespolitiques.Freudaétéundeceux-là.Ilamontéuneassociation,aorganisédescongrèsinternationaux,lancédesrevues,asuoùallerdénicherdel’argentpourfinancertoutça.Ilasumettre en place autour de lui un véritable appareil de prise de pouvoir. Et ainsi, ses idées sont bienentréesdanslacultureetsesontdiffuséesdanslemondeentier.

Pourquoi les hommes politiques semblent-ils se désintéresser complètement de la perspectived’introduiredetelsprojetsdanslessystèmeséducatifsàl’heureactuelle?Parpeurdel’impactqu’unéventuelchangementduregardquenousportonssurlesanimauxauraitsurl’économiegénérale?

J’en suis totalement convaincu. Il y a cette citation de l’écrivain et philosopheAlain qui résumeassezbienleproblème:«Iln’estpointpermisdesupposerl’espritdanslesbêtes,carcettepenséen’a

pointd’issue.Toutl’ordreseraitaussitôtmenacésil’onlaissaitcroirequelepetitveauaimesamère,ouqu’ilcraint lamort,ouseulementqu’ilvoit l’homme.L’œilanimaln’estpasunœil.L’œilesclavenonplusn’estpasunœil et le tyrann’aimepas levoir8. »Plusnous explorerons lesuniversmentauxdesanimaux,moinsnouspourronslesexploiteretlestuer.Pourl’heure,toutestfaitpourquelaquestiondesanimaux demeure accessoire.Dans lamesure où leur existence demeure ainsi anecdotique, il est biendifficile de faire évoluer la législation en leur faveur : priorité est donnée aux intérêts économiques.«Lesanimaux,d’accord,maiscenesontquedesanimaux,etnousavonsd’autrespriorités.»Pourtant,jesuispersuadéquenosgouvernantsserontcontraintstrèsbientôtàprendredesdécisions,àsongeràcréerparexemple,commeenInde,unbureauouunsecrétariatd’Étatàlaprotectionanimale.Nousfinironsparnous libérer de ces conditionnements intellectuels du passé, plus précisément de ces stéréotypes, quenousavonsadmiscommeautantdedogmes,sanslesdiscuter.

Le travail des scientifiques consiste à poser des questions. Les certitudes sont momentanées, lascience est évolutive. Cette évolution contribue à induire des révolutions dans la société, deschangementsdeperspectives.Iln’yapasdeprogrèspossiblesanscettedéterminationàallerau-delàdesidées reçues. Aujourd’hui, nous savons suffisamment de choses sur les animaux, sur leur capacité àsouffrir, sur leur intérêt àvivre,pouraccepterdemodifiernoscomportementsà leur égard.Et je suisconvaincuque ce changement dans les représentationsva impulser l’évolution éthique etmorale de lasociété.

Autrement dit, l’indifférence à la souffrance animale, l’acceptation de la maltraitanceinstitutionnelle rendue légalepardes industriels qui ordonnent, des employésqui pratiquent et despolitiques qui autorisent, des sophismes admis et répétés en boucle au quotidien du genre « lasouffrancedesanimauxestunmalnécessaire»…toutcelareposeraitsurunmanqued’empathieetparconséquentsuruneamputationdelamorale?

Oui.Quandonvitdansuneculturedelaconsommationausprint,commec’estlecasenOccidentetaussienAsie,onn’apasletempsdedéveloppersonempathieparceque,pourapprendreàpouvoirsemettreàlaplaced’unautre,ilfautsereprésenterletemps.Lorsque,parexemplechezcertainsindividus,lefameuxlobepréfontalestabîméparunetumeur,unaccident,unemaladiedégénérative,ceux-ciperdentl’accès à l’empathie, ils disent alors tout ce qu’ils pensent parce qu’ils n’ont pas le temps de sereprésenterl’effetqueleursmotsferontplustardsurlesautres.Delamêmemanière,notreculturedelaconsommationausprintfinitparannihilerl’empathiechezcertains.Ceux-làdeviennentdespervertisoudesperverslike,c’est-à-diredeshommesetdesfemmesparfaitementnormaux,sympathiquesensociétéetenfamille,maisquirépondentàuneidéologieetignorenttotalementlasouffrancedesanimauxetcelledes hommes. Parmi eux, on trouve ceux qui, convertis à l’économie productiviste, construisent desélevages concentrationnaires, édictent des règles drastiques pour, en cas de grippes aviaires ou demaladiedelavachefolle,éliminerlesbêtescommeautantdedéchets,videntlesocéans,rasentdesforêtsaudétrimentdesanimauxetdespopulationshumainesquiyvivent,etfontpartiedeceslobbiesofficiantpourempêcherquesoientvotéesdesloiscontraignantesenfaveurdesbêtesoudelanature.L’altruisme,l’éthique,lesdroitsdeshommesetdesanimauxdeviennentpoureuxdesdonnéesinconcevables.

Lebonheurdesesoumettre

Et qu’en est-il du simple technicien employé dans un élevage industriel, un abattoir ou unlaboratoire?

Danscertainscas,ceshommesetcesfemmessontdesimplesexécuteursd’ordressociaux.Ducoup,ilsnesesententabsolumentpascoupablesdecommettrelepire.Lefaitd’obéirdéculpabiliseetévitelequestionnement moral. En revanche, d’autres le vivent très mal et souffrent de ce qu’ils sont obligésd’infliger aux animaux. Leur responsabilité morale est engagée. Le système broie ces hommes et cesfemmesenmêmetempsquelesanimaux.

Voiciunextraitdutémoignaged’unejeuneétudiantevétérinaire,ChristianeM.Haupt,qui,ilyaunequinzained’années,étaitenstagedansunabattoir:«Laplupartdesautresaussis’efforcentdem’aider;ilss’amusentcertainementàobservercesnombreuxstagiaires,quivontetviennentici,quisontd’abordchoqués, puis qui poursuivent en serrant les dents leur période de stage. Toutefois, ils demeurentbienveillants. Il n’y a pasde chicaneries. Ilmevient à penser que– à part quelques exceptions– lespersonnesquitravaillenticineréagissentpasdefaçoninhumaine;ellessontjustedevenuesindifférentes,comme moi aussi avec le temps. C’est de l’autoprotection. Non, les vrais inhumains sont ceux quiordonnent quotidiennement ces meurtres de masse, et qui, à cause de leur voracité pour la viande,condamnent les animaux à une vie misérable et à une lamentable fin, et forcent d’autres humains àaccomplir un travail dégradant qui les transforme en êtres grossiers. Moi-même, je deviensprogressivementunpetit rouagedecemonstrueuxautomatismede lamort.Auboutd’uncertain temps,cesmanipulationsmonotonescommencentàdevenirautomatiques,maisellesrestentaussitrèspénibles.Menacée d’étouffement par le vacarme assourdissant et l’indescriptible horreur omniprésente, lacompréhension reprend le dessus sur les sens hébétés et se remet à fonctionner. Faire la différence,remettredel’ordre,essayerdediscerner.Maiscelaestimpossible…9»

OnsaitaussiquelamaltraitancedesanimauxestenrecrudescencesurInternet.Nombreuxsontles jeunes (et moins jeunes) à participer, individuellement ou collectivement, à desmises en scènecruelles…

Danslescasdesadisme,lestroublesdudéveloppementsontprofonds.Touslesperversetcriminelsviolentsontmisaupointleurspratiquesdelatorturesurlesanimauxquandilsétaientenfants.Cen’estqu’ensuitequ’ilssontpassésà l’humain. Ilexisteaussiunecorrélationentreviolencecommisesur lesanimaux au sein des familles et violence intrafamiliale. Toutefois, en dehors des cas de désordrepsychologique très importants, laplupartdes jeunescessentde torturer lesanimauxquandonpermetàleur empathie de se développer. Pour protéger efficacement les animaux, il serait donc très utile deprivilégieretd’encadreraumieuxledéveloppementdesenfants,etdenejamaisresterindifférentfaceàcesactesterriblesauprétextequ’ils’agitd’animaux.

Pourquoietcommentl’hommes’habitue-t-ilàfermerlesyeuxsurlessouffrancesqu’ilcommeten finissant par se convaincre qu’il s’agit d’unmal nécessaire, au nomd’une tradition à protéger,d’uneéconomieàconserver,d’unélectoratàpréserver,etc.?

Ils’agitlàtrèsclairementd’unprocessusdesoumissionauxidéologies.L’hommeesttrèsdouépour

ça.L’expériencedepsychologieréaliséeaudébutdesannées1960parlepsychologueaméricainStanleyMilgramamontréqueledegréd’autoritéd’unindividuétaitfonctiondel’autoritéquiexigeaitdeluitelou tel comportement.Milgramaanalyséensuitedansquellemesurecesactions réclaméesposaientounondesproblèmesdeconscience.LechercheurJean-LouisBeauvoisamontréplusrécemmentcombienl’espècehumaineétaitdouéepourassurerlasoumissionsociale,combienl’influencedelamajoritésurlecomportementdechacunétaitimportante.80%d’entrenouséprouventungrandbonheuràparticiperàla soumission car elle est réconfortante, sécurisante, déculpabilisante : je n’ai fait qu’aider, je pensecommetoutlemonde!

Touslessystèmescontribuent-ilsàfabriquerça?

Absolument. Le système scolaire, le système industriel et même le système scientifique. Si leschercheurs veulent progresser dans leur carrière, il leur faut obligatoirement publier dans des revuesprestigieuses ; pour y parvenir, mieux vaut publier des articles scientifiques… en proposant cequ’attendentcesrevues.Notresystèmedepensée,social,estainsifait,ilpèsesurcetteaptitudeànoussoumettre.Lasoumissioncaractériselaconditionhumaine.

Lanouveautéproviendraitdoncdelamarginalitéetdelatransgression?

Elle provient toujours de la marginalité. Les scientifiques qui avancent des thèses nouvellesoccupenttoujoursunepositiondetransgresseurs.Personnellement,enéthologie,j’aisouventétéagresséàl’aidedediverssarcasmesrécurrents,dontunmajeur:maisàquoiçasertderabaisserl’hommeaurangdelabête?

Faut-il transgresser l’autorité pour changer sa perception de la réalité et modifier soncomportement ? Est-ce que, pour être responsable collectivement, il ne faut pas déjà l’êtreindividuellement?

Si, il faut se questionner, se demander si ce dont on est témoin est le désir de la société, d’unindustriel,d’unsystèmemédiatique, sic’estceque l’onveutvraimentsoi-mêmeen tantqu’individuetcitoyen.Le faitqu’onse souciedesanimauxaujourd’huiestunsigneque l’humanitéprogresse,que lamorale gagne du terrain. Je l’ai dit, nous avons tous été des anthropophages au début de l’histoire del’humanité,sansquoinousn’aurionsjamaissurvécu.Nousavonsensuitecombattul’anthropophagie.Delamêmemanière,onjetaitlesnouveau-néshumainsdanslesorduresdelaRomeantique,etcertainslesrécupéraient pour en fairedes esclaves.Bienqu’il existe encore aujourd’hui, ici et là dans lemonde,beaucoup trop de lieux où les enfants sont encore massacrés psychologiquement et physiquement,l’Occident a commencé à cesser de les maltraiter depuis le XIXe siècle. C’est au tour des animauxmaintenant,notreintelligencemoraleleréclame.

Uneétapeversunesociétécivilisée

Devons-nousaccorderdesdroitsauxanimauxpourpouvoirlesprotéger?

Ilexistedéjàdesloisprotectrices,leproblèmeestleurapplicationsurleterrain.EnSuisse,danslecantondeZurich,unavocat,uniqueaumondeensongenre,AntoineGoetschel,aétéchargédeplaiderlacause des animaux de 1992 à 2010. Il s’est appliqué alors à défendre les droits de ceux qui étaientmaltraitésd’uneespèceàl’autre,etàveilleràcequelesloisenvigueursoientappliquées,parexemplel’obligationdenepasutiliserdepoissonvivantenappât,deveilleràacheterdeuxindividusenmatièred’oiseaux et depoissons afin que ces derniers ne souffrent pas de l’absencede leurs congénères, etc.L’associationdubarreauaméricain(AmericanBarAssociation)acrééunecommissioninternedédiéeaudroitanimal:elleregroupeplusde300avocatsetjuristes.Autrementdit,depuislestribunauxduMoyenÂgeoùl’onjugeaitlesanimauxàaujourd’hui,leschosesontvraimentchangé.Maintenant,quelstypesdedroitsleuraccorder:juridiques,fondamentaux?Jen’enaiaucuneidée,jenesuispasspécialistedelaquestion.Toutefois,jepensequenousdevonsavanttoutleurreconnaîtreledroitdevivre,c’est-à-diredenepasêtredétruitsettorturés,ledroitdenepasêtrepersécutésetd’êtredéfenduscommec’estlecaspourlesbébés,lesaphasiques,lesdéments.

Cequiinvalidel’idéequelesanimauxnepourraientpasbénéficierdedroitsparcequ’ilsn’ontpaslacapacitédelesréclamer?

Lesoucidel’autredoitincluredésormaislesanimauxdanslasphèremorale,c’estuneconséquencelogique de nos rapports avec eux, de l’évolution même de notre culture et de nos sensibilités. Lesanimauxont tenubiendes rôlesdansnotrehistoire,maiscen’estque récemmentqu’on lesaposésenvictimesdel’homme,lestransformantainsienrévélateursdel’évolutiondenotrementalité.Auparavant,l’humain altéré n’était qu’un vaincu. Quant à l’animal, il ne pouvait même pas être regardé commediminuépuisqu’iln’étaitqu’uncorps,unemachinebiologique.Or,onneblessepasunemachine,onlaréparequandelleestcassée–etonlajettequandelleestusée.

Si bien que l’animal, marqueur de culture en cette fin de siècle, nous donne à comprendre quel’affectivitéestenfinreconnuecommeunevaleur.Lanaissanced’uneanthropologienaturalisteconstitueprobablement l’indicateur d’une nouvelle attitude de l’homme face au vivant et au langage. RobertAntelme a écrit : « Lamise en question de la qualité d’Homme provoque une revendication presquebiologiqued’appartenanceàl’espècehumaine.Ellesertensuiteàméditersurleslimitesdecetteespèce,sur sadistanceà la “nature”et sa relationavecelle, surunecertaine solitudede l’espèce10…»«Unmondesansparolesneseraitplushumain,maisunmondesansanimauxleserait-ilencore?»,ai-jeécritmoi-même11.Ilmesembleimportantdebiencomprendrequelesanimauxnousontétérévélésdifférentsdetouteslesreprésentationsidéologiquesdanslesquellesonavaitvoululesmaintenirenfermés.Ilnousfautdoncréapprendreàvivreaveceux,apprendreàrenouerdesliensaveceux.Cequinerevientpasàmanqueràl’humanité,maisbienaucontraireàfranchiruneétapeversunesociétépluscivilisée.CommelesuggéraitMargueriteDuras:«Soyonssubversifs.Révoltons-nouscontrel’ignorance,l’indifférence,lacruauté,quid’ailleursnes’exercentsisouventcontrel’hommequeparcequ’ellessesontfaitlamainsurles bêtes. Rappelons-nous, puisqu’il faut toujours tout ramener à nous-mêmes, qu’il y aurait moinsd’enfantsmartyrss’ilyavaitmoinsd’animauxtorturés,moinsdewagonsplombésemmenantàlamortles

victimes de quelconques dictatures si nous n’avions pas pris l’habitude de fourgons où des bêtesagonisentsansnourritureetsanseauenrouteversl’abattoir,moinsdegibierhumaindescendud’uncoupde feu si le goût et l’habitude de tuer n’étaient l’apanage des chasseurs. Et dans l’humblemesure dupossible,changeons,c’est-à-direamélioronss’ilsepeutlavie.»

VousévoquiezlestribunauxduMoyenÂge:lesanimauxétaientréputésposséderuneâmeàcetteépoque. Dans la mesure où ils étaient jugés et bénéficiaient d’avocats, leur reconnaissait-on desdroits?

Àcetteépoqueoùilétaitsidifficiledevivre,l’âmeétaitsanscesseàl’ordredujour.Lesanimauxn’yéchappaientpas.Onparlaiteffectivementbeaucoupdel’âmedesbêtes,maiscelle-ciétaitdifférentedecelledeshommes.L’hommesurnaturelétaitdotéd’uneâmeévidemmentimmortellepuisquedélivréeparledivin,alorsquelesbêtes,soumisesauxloisdelanatureetduMalin,nepossédaientqu’uneâmesensible.Platondivisait l’âmeen troisparties.L’une, immortelleetdivine, siégeaitdans lecerveauetn’appartenait qu’à l’homme.L’âme sensible permettait le vouloir affectif et les passions raisonnables.Puisqu’ellehabitaitlecœur,lesanimauxlapossédaient.Quantàl’âmevégétative,touslesêtresvivantsyavaientaccès:lesplantesetlesanimauxcommeleshommes.C’estellequiimpulsaitlesappétitsetlessensations.

Cette âme sensible a donc valu aux animaux le droit d’être jugés devant des tribunauxecclésiastiquesetcivils,duMoyenÂgejusqu’ausiècledesLumières(duXIIIeauXVIIIesiècle).Personnenecherchaitàlescomprendrepourcequ’ilsétaient,àlesobserverdansleurscomportementsnaturels.Ilsétaient arrêtés, incarcérés, jugés, condamnés à mort et exécutés pour des crimes dont on pensait àl’époquequ’ilsavaientétécommissousl’influencedudiablequihabitaitleurcorps.C’estencelaqu’ilsétaientconsidéréscommedespersonnesresponsables.Pourunchat,mangerunesourisundimancheétaitpunissable de pendaison !C’est ainsi que d’innombrables animauxdomestiques, du coq au taureau enpassantparlechienetlecochon,ontpéritorturéssurlesbûchersetleséchafaudsdesplacespubliques.Commel’imaginationdeshommesestprodigue,duMalinquis’incarnedanslesbêtes,onn’apastardé,auXVIIesiècle,àinventerlesanimaux-machines…

Était-cepourenfiniraveccetteâmemagique?

LeMoyenÂge,dominéparlareligion,vaeffectivementsusciterdesopposantsàl’obscurantisme.Parmi eux le philosophe anglais FrancisBacon (1561-1626), qui découvre laméthode expérimentale.Commentséparerl’hommedel’animalestunequestionquis’imposealors.RenéDescartes(1596-1650),mathématicien et philosophe pour qui la recherche de la vérité passe par la raison, va, de son côté,rationaliser la science. Il va entre autres séparer l’âme et le corps, et décrire ce dernier comme unemécaniqueet lefonctionnementinternedesorganismeshumainsetanimauxsouslaformed’unmatérielpropreàêtreanalysé.Danscesconditions, l’animalva trèsvitedevenir semblableàune«machine»puisqu’il est censé être dépourvu de raison et de sensation, par opposition, bien entendu, à l’hommepensant,douéd’uneâme.

ToutelapenséeoccidentalevaseréclamerdelathéoriedeDescartes,elle-mêmeétantnourriedetout un courant humaniste anthropocentrique. Le grand bénéfice du cartésianisme a sans conteste étél’institutiondel’analyserationnelle,maislegrandmalheurinduitparluiauraétédecouperl’hommede

lanature,desesorigines,etdefairedesanimauxdeschoses.Etn’oublionspasquecemêmediscoursd’exclusionaététenuvis-à-visdeshumains.AvecDescartes,ilaainsiétéréaffirméqu’unebête,parcequ’ellenepossèdepasl’organedelaparole,nesouffrepaset,ducoup,onenadéduitqu’unaphasique,un sourd etmuet, un tout jeune enfant n’étaient pas vraiment des humains… ce qui nous a conduits àpenser,jusquedanslesannées1960,qu’unenfantquineparlaitpasnedevaitpasnonpluséprouverdedouleur,justifiantainsidesinterventionschirurgicalessansanesthésie…

À l’époquede laphysiologieexpérimentalenaissante,onabienvu,pourtant, enobservant lesorganes des animaux, qu’ils sont « animés », bien vivants, non ? Pourquoi a-t-on continué à lesconsidérercommedesoutils?

Onnesaittoujourspasdirecequ’estunanimal,onsaitjustecequ’estunecirculationcroisée,desgonades,uncœur, lefonctionnementd’unfoie,etsurtout,onenreste toujoursàceconceptdemachinevivante,demécanisme,d’automate,cequiautorisetouteslesmanipulations.

LorsqueauXVIIIesiècles’affirmelaphysiologiemoderne, legoûtdel’expériencesurlesanimauxexplose. À la suite de son maître, le physiologiste FrançoisMagendie (1783-1855), Claude Bernard(1813-1878)entreprenddedémocratiserlavivisectionenFrance.Ilfondelarecherchefondamentale,etl’heure est à la physiologie expérimentale. Il développera notamment l’étude physiologique desorganismesensefondantsurl’idéededualité,delaséparationdel’hommeetdel’animal.Lesanimaux,considéréscommedumatérieldelaboratoire,serontalorsclouéssurlestablesetdisséquésvivantssanslamoindrepitié.L’insensibilitéàlasouffranceanimaledeschercheursdecetteépoqueesttellequ’ellevasusciterdesmouvementsdeprotestationenFranceetenAngleterre, lesquelsvontse répandredanstoutel’Europe.

Curieusement,Descartesavaitpourtantnuancésonpropos,àlafindesannées1640,ensoulignantqu’unanimalpouvaitsouffriretqu’ilnedonnaitpasraisonàceuxquilesmaltraitaient.Maissonmessagen’apasétéentendu.C’estainsique,pourlephilosophenéerlandaisBaruchSpinoza(1632-1677),lapitiéenverslesanimauxétaitunsentimentstérileetabsurde,ladouleurdesbêtesprêtaitàdérision,et,dansl’histoire,seulecomptaitlaraison.Quelleraison?Onsesouvientdel’unedesesréflexionsàcesujet:«[…]laloiquidéfenddetuerlesanimauxestfondéebienplussurunevainesuperstitionetunepitiédefemmequesurlasaineraison;laraisonnousenseigne,eneffet,quelanécessitédecherchercequinousestutilenouslieauxautreshommes,maisnullementauxanimauxouauxchosesd’uneautrenaturequelanôtre.Ledroitqu’ellesontcontrenous,nousl’avonscontreelles.Ajoutezàcelaqueledroitdechacunsemesurantparsavertuouparsapuissance,ledroitdeshommessurlesanimauxestbiensupérieuràceluidesanimauxsurleshommes.Cen’estpasquejerefuselesentimentauxbêtes.Cequejedis,c’estqu’iln’yapaslàderaisonpournepascherchercequinousestutile,etparconséquentpournepasenuseravec lesanimauxcomme ilconvientànos intérêts, leurnaturen’étantpasconformeà lanôtre,etleurspassionsétantradicalementdifférentesdenospassions12.»

Animauxhumainsetpersonnesanimales

Lesanimauxsont-ilsdésormaisconsidéréscommedespersonnes?

Jenediraispascommedespersonnesmaisdesindividualitésanimales.Onestunepersonnequand

on est sujet de sa parole. Qu’ils soient des individus c’est incontestable, qu’ils possèdent destempéramentsetdesdéveloppementsdifférents,des interactionspersonnaliséesaussi,maispourparlerde leurhistoire, il faudraitqu’ilspuissentnous raconter la représentationqu’ilsontd’eux-mêmes.Lesanimauxontunsentimentdesoi.Pouravoirunehistoiredesoi,ilfautavoirunereprésentationd’imagesetdemots.

On a pourtant vu, avec les témoignages du psychologue et primatologue Roger Fouts, qui aenseignélelangagedessignesaméricainàplusieurschimpanzés,dontlacélèbreWashoe,combiencesgrands singes sont capables, hors de la présence humaine, d’échanger spontanément entre eux, dedésignerlemonde,departagerleursémotions.Leschercheursontainsienregistréplusieurscentainesdeconversations.LespremiersmotsqueWashoesignaà l’intentiondeson jeune filsadoptifLoulisfurent:«Venirembrasser.Vite!»

La convention des signes qui leur a été apprise est devenueunmoyenpour euxd’exprimer leursémotions,etpournous,uneclépourlescomprendre.CommeWashoeetLoulis,onconnaîtégalementlecasdecesmèresorangs-outansquiapprennentàleurspetitslalanguedessignes.Touscesexemplesnousmontrent que l’on quitte avec eux le domaine de la soumission au contexte pour entrer dans celui desdéterminantsarbitrairesdessignes.Onpeuteffectivementcommenceràparlerd’histoire.

Audiabledonclaparole,cemarqueurencombrantdepuisdesmillénaires…

Seulesdesraisonsmécaniques,enparticulierunepositiondularynxetdupharynxinadéquatechezlesprimatesnonhumains, lesempêchentdeparler.En revanche,onsaitqu’ilsconçoiventcemodedecommunication dans leur cerveau depuis la découverte par des neuroanatomistes d’une aire motricesituéedansl’hémisphèregaucheduchimpanzé,précisémentleszonesdulangagechezl’homme.Quandonstimulecetteairechezunchimpanzé, il tournela têteet lèvelebrasdroit,alorsquechezunhommeilvocalise.

Qu’est-ce qu’un homme ? Sommes-nous ou pas des animaux humains ? Ce sont desquestionnementsquionttraversétouteslesépoques,sediscutentencoreaujourd’huipourjustifierlefossé maintenu entre les hommes et les animaux et empêcher que l’on attribue des droits à cesderniers.

Effectivement. Xénocrate (400-314 av. J.-C.), successeur de Speusippe à la tête de l’Académieplatonicienne,affirmaitdéjàquel’hommen’étaitpasdifférentdel’animal.Ilnousafalludutempspourl’admettre.«Tousnosmalheursproviennentdeceque leshommesne saventpascequ’ils sont, etnes’accordentpassurcequ’ilsveulentêtre»,faitdireVercorsàDouglasTemplemore13.

Surleplanbiologique,iln’estenrevancheplusdutoutpossibleaujourd’huideprétendrequeleshumainsnesontpasdesanimaux.C’estunfait,uneréalité,etilestbondelerappeleràuneépoqueoùleschercheurset lesenseignantsévolutionnistes sontencorevivementcombattus,commec’est lecasdans

certainsÉtatsaméricains,parceuxquipensentquelemondeestfixiste,quel’évolutionestunblasphème,que laconditionde l’êtrehumainaétéconstituéed’embléeparfaiteparundieu immuable,etque,parconséquent,l’hommeestradicalementunnon-animal.

Nouspossédonsunéquipementgénétiqueprochenonseulementdesprimatesnonhumains–environ99%degènesencommunavecleschimpanzés–,maisaussidessimplesversdeterre!Parl’évolution,nous appartenons donc à la famille des grands singes, et plus généralement au monde vivant, lequels’exprimeàtraversdescentainesdemillionsdeformesdifférentes,c’est-à-direquenousavonsàlafoisun ancêtre commun avec les grands singes dont nous nous sommes séparés il y a de cela sept à dixmillionsd’années,maisaussiunlienetdesancêtrescommunsavectouteslesespècesvivantesdepuislanaissancedesbactériesetdespremierspoissons.

Charles Darwin a été le premier à introduire le raisonnement évolutif, celui qui a permis deredéfinirlaplacedel’hommedanslanatureenattribuantàcedernieruneparentéaveclesgrandssinges,etdoncunecontinuitéentrel’hommeetl’animal.

Oui.Cequi,àl’époque,estencoreconsidérécommeunsacrilège.Schopenhaueravaitd’ailleursàcesujetdresséunbrûlantréquisitoire,undeplus,àl’encontredeceuxquin’acceptaientpascetteréalité.«Quedoit-onattendredelafoule,avait-ilécrit,quandilexistedessavantsetmêmedeszoologistesqui,au lieu de reconnaître l’identité de l’essence en l’homme et en l’animal – qu’ils connaissent siintimement–,sontaucontrairesuffisammentbigotsetbornéspourpolémiqueretsecomporterenzélotesàl’égarddecollèguessincèresetraisonnablesqui,deleurcôté,rangentl’hommedanslaclasseanimaleconcernéeoubiendécèlentsagranderessemblanceaveclechimpanzéetl’orang-outan14?»

AuXVIe siècle, l’astronomeGiordanoBruno (1548-1600) avait été envoyé au bûcher pour avoirdéfendulathéoriehéliocentristeetl’idéequeleshommesetlessingesétaientparents.Pendantdeuxmilletroiscentsans,quandcertainsmédecinsosaientcomparerlaluxationdel’épauled’unbœufàcelled’unhomme,ilss’attiraientlereproched’indécence.Delamêmemanière,ons’estlongtempsindignéquandunendocrinologueécrivaitqu’unblocaged’ovulationchezla lapineconstituaitunanaloguedeblocaged’ovulationchezlafemme.«Unefemmen’estpasunelapine,toutdemême!»Etcebeauraisonnementaretardédeplusieursdécenniesl’applicationhumainede«lapilule».Pendantlongtemps,ilaétéinterditdesoignerlesanimauxaunomdecequelamédecineétaitréservéeàl’homme,et,cefaisant,qu’ilétaithonteuxdel’appliqueràdesêtresinférieurs.Certainspenseursetchercheurscontinuentdeproclamerquesoignerlaconditionanimale,c’estrabaisserladimensionhumaine,placerl’hommeaurangdelabête.Cesont lesmêmesquiémettentdesdoutessur l’obligationmoraledeshommesà leurégardets’opposentbiensûràleursdroits.

Desrituelsexpiatoires

Surleterrainmêmedelaclassificationlinnéenne,l’humaintrouvesaplacedansleregistredesHomosapiens,quiestungenreparticulier,àpart,enl’occurrencelegenreHomo.LephysiologisteetbiologisteJaredDiamondavaitproposéderéviserceclassementetdeneconstituerqu’uneseuleet

même famille communeavec les chimpanzés. Serait-ce, selon vous, une bonne façonde s’y prendrepourgagnerenhumilité?

Biologiquement,c’esttoutàfaitlogique.L’hommeestunprimatedugroupedeshominoïdes;commele gorille et le chimpanzé, c’est un hominidé, et l’homme et le chimpanzé sont les plus étroitementapparentés.Ilexisted’ailleursmoinsdedifférencesentreungrandsingeetunhommequ’entreunhommeetunefemme,puisquechaquecelluleestXYchezunhommeetXXchezunefemme.Autrementdit,jenevois pas pourquoi on ne nous classerait pas dans une famille commune avec les chimpanzés.Personnellement,çanemechoquepas.Maintenant,quelleestl’utilité?Endehorsdufaitderappeleruneévidence qui est que nous ne sommes pas une espèce supérieure aux autres mais adaptée à notreenvironnement et dotée de compétences qui nous sont propres, je n’en vois pas l’intérêt. Peut-êtrepensera-t-onqu’ildeviendraitplussimpled’attribuerdesdroitsauxchimpanzés,etparconséquentplusdifficiledeleurporteratteinte,maispersonnellementj’endoute.

Onal’impressionquelaviolenceàl’égarddesbêtesestuneconstantedansl’histoirehumaine.Selon la pédopsychiatre Gail Melson, « un historique fouillé des pratiques occidentales depuis ladomestication des animaux fait apparaître la cruauté humaine envers eux comme la norme, et lesappelsàladouceurcommedetremblanteslueursdebonté15».Pourquelleraison?

Probablementparcequelaviolenceamarquénospremièresrelationsaveceux.Cheznosancêtres,l’expressiondecettebrutalitéad’abordété l’outil.Dès l’instantoù l’onapueffrayer,blesser, tuerunanimal avec une pierre puis un silex taillé, le processus de la technique s’est trouvé enclenché.Cettetechnique, qui n’a jamais cessé ensuite de se perfectionner, nous a conféré un pouvoir terrible sur lesanimaux–etlanatureengénéral.

Biensûr,d’unlieuetd’uneépoqueàl’autre,lesrelationsentrelesdeuxontétéplusoumoinsdurespuisque la culture installe des représentations et desmodalités particulières dans lamanière de vivreaveceux.C’est la raisonpour laquelleuneespèceanimalepeut être appréciée ici etdétruite ailleurs.L’Inde,respectueusecertes,comporteaussisesentorses:sil’onoffredesfunéraillesauxvachesetauxsinges, dans le même temps on envoie aussi à l’abattoir buffles et poulets, on exporte les vaches àl’étrangerpourqu’ellesysubissentlemêmesort,etl’onmépriseleschiens…

Lesservitudesimposéesauxanimauxetleslibertésquileursontoctroyéestraduisentnotremanièred’habiterlemondeetd’évoluer.Parailleurs,notreviolenceàleurencontreesttypiquedesespècesquisontdouéesd’unsentimentdemorale:l’entraideetlaviolencecoexistenttoujours.Lesgrandssinges,àlamanièredeshommes,sontparexemplecapablesdesolidarité,decompassionmaisaussid’intentionsmeurtrières,alorsquel’aiglequichasseetcaptureunlièvren’exprimepasledésirdefairesouffrir, ilréponduniquementàuneperception.Ledéveloppementdel’empathieestunepreuvedelastructurationmoraledelasociété,danslecascontrairenousn’entretiendrionsquedesrapportsbrutauxentrenousetnousneserionspaslààdébattreàproposdesdroitsàattribuerounonauxanimaux.N’oublionspasquenousavonsétéanthropophagespendanttrèslongtemps,etque,sil’onencroitlessourcesethnologiques,danslecadrederituels,lecannibalismeétaitpratiquéparleschasseurs-cueilleurssurtouslescontinents.Commeleshommesviventessentiellementdansunmondedereprésentationsverbales,ilsontproduitdesrécitsetontinventédescausesmythiquesàlanécessitédemangerunautreêtrehumain–seprotégerdeson âme ou incorporer son courage : l’argument symbolique a, en quelque sorte, permis de supporterl’idéedemangersonsemblable.

Peut-on dire que les prédateurs que nous sommes ont inventé des rites pour pouvoir tuer et

consommerdesanimauxquinousressemblent,etainsiassumerlanotiondemeurtre?

SelonleprimatologueFransdeWaal, l’intérêtqueleshumainsportentàlasouffranceanimaleestune préoccupation propre à notre espèce. Comme l’a souligné aussi le professeur d’éthique JamesSerpell, il existe, dans toutes les sociétés appelées à chasser les animaux, une tendance universelle àl’expiationparlebiaisdestratégiesd’adaptation,enl’occurrencedesprièresavantetaprèslachasse,destabousàproposdesespècesqu’ilestpossibleounondetuer,desmythesetdesrituelsdivers.Ici,ons’attacheàtuerl’animalsanslefairesouffrirdepeurquesonespritreviennesevenger;là,onjustifielamortde l’animalpour libérer sonâme ;d’aucunssepurifientaprès l’acteoudécoupent lesdépouillesanimalesensuivantdesrèglesstrictes.Prendrelavied’unoursestunactesigravechezlesGhiliaksdeSibériequ’ilestrecommandéd’offrirunefêteàl’animalpouréviterlacolèredupeupledesours.Toutestfaitpours’arrangeravecsaresponsabilitémoraleetsapartanimale, justifiersesactionset,surunplanplusgénéral,pouvoirconsommerlachairdesanimauxtués.Lesrituelsreligieuxpourl’abattagedesanimauxcommelesinterditsalimentairessontencorenombreux.Danstouslescas,lamortdel’animaletlaculpabilitéquel’hommepeutenéprouversontsubliméesparl’offrandequiestfaiteàdieu.

Les règles en matière de consommation animale ont-elles pris racine dans le terreauanthropologiquedelareligionetdelamythologiepoursediversifieretsecomplexifierensuite?

Dèsledébutdel’aventurehumaine,lasignificationdelaviandeporteused’animalitéestdevenuefondamentale.Ensuite,commel’asouligné l’ethnobiologisteJacquesBarrau,cetteconsommationa trèsviteétéréglementée,enréférenceàlafoisausentimentdeculpabilité,aurisquepris,maisaussiaudésird’assimilerlaforcevitaledel’animal.C’estcequiexpliquepourquoienChineonpensetoujoursquelacorne de rhinocéros est aphrodisiaque et que consommer du sang et de la chair de tigre permettrad’acquérir ses aptitudes. Ces croyances encore fortement présentes dans la culture contribuent à ladisparitionactuelledecesanimauxsauvages.

Sousnoslatitudes,lefantasmeconsisteàpenserquemangerdelavianderougedonnedelavigueur.«L’alimentconsommétendàtransféreranalogiquementaumangeurcertainsdesescaractères,nousditlesociologueClaudeFischler.C’est là le trait principal de la penséemagique, l’idée que l’image égalel’objet16.»

Faut-il verser le sang ou pas ? Quel animal est-il pur ou impur ? Les hommes ont inventéd’innombrablesritesquivontgouvernerlescoutumesalimentairesdechaquepeupleselonsareligion.

Ladignitéintrinsèquedesbêtes

Lanécessité,aumilieuduXIXesiècle,dedéplacerlesabattoirsautrefoisinstallésdanslesvillesoccidentales à l’extérieur des cités et à l’abri des regards et des oreilles s’est-elle imposée pourconjurercesentimentdeculpabilité?

AuXVIIIesiècle,laconsommationdechairanimaleestpointéedudoigt,commeellel’avaitdéjàété

dans l’Antiquitéparunpetitnombredephilosophesvégétariensaumotifqu’ellegénèredusang,de lavéhémenceetdelasouffrance.Pythagore,en530avantnotreère,condamnaitlessacrificesetvantaitlesmérites du végétarisme et de l’esclavage. Dès la IIe République, donc, les sensibilités commencenteffectivement à s’exacerber. On s’émeut des bœufs abattus en plein cœur de la ville autant que desspectaclesquiproposentdanslesruesdesvariantesdecombatsd’animauxetdeschevauxbattusàmortparlescharretiers.L’indignationprovoquéeparlespersécutionsinfligéesauxbêtestémoigneautantpourle changement de la représentation des animaux dans l’esprit des humains que pour la progression del’isolementdanslessociétésindustriellesetpourlesentimentdevulnérabilitéaccrudeshommes.Lefaitquel’onparletantdelabrutalitéducharretieroudusadismedesorganisateursdecombatsdecoqsnesignifiepasquelespectacledelacruautésedéveloppe,maisrévèlequ’onnelesupporteplus.Celadit,onsesouciemoinsicidelabête,desesdroitsetdenosdevoirsenversellequedel’impactquecetteformedeviolencepeutavoirsurlapsychologiehumaine.

Cette position qui consiste à pointer du doigt la cruauté envers les animaux, dans le seul soucid’éviteràl’hommedesemontrerviolentàl’encontred’autreshommes,estrécurrentedepuisl’AntiquitéetfutdéfendueparlethéologienThomasd’Aquin.Pourlui,sileshommesdevaientéprouverunecertainecharité pour les animaux, c’était avant tout pour se préserver d’une tendance à la cruauté envers leshommes.UnepositionquiserarepriseparlesphilosophesJohnLockeetEmmanuelKant.Schopenhauer,pourquileshommesétaient«lesdiablesdelaTerreetlesanimauxlesâmestourmentées»,s’élèverad’ailleurs vigoureusement contre cela : « Les sociétés de protection des animaux, dans leursadmonestations,avancenttoujourslemauvaisargumentselonlequellacruautéenverslesanimauxconduità lacruautéenvers leshommes,commesi l’hommeétaitpurementetsimplementunobjet immédiatdudevoirmoralet l’animalunobjetseulementmédiat,doncensoiunesimplechose17 !»Toujoursest-ilque, en réaction à cette violence perpétrée à l’encontre des animaux et en public, des associations deprotectionanimalevontsecréeretsemultiplier,tandisquegagnelevégétarisme.

Malgré tout, il ne sera pas facile de faire évoluer lesmœurs. Par exemple, pour faire abolir, auXVIIIesiècle,lesbullfightings,ces fameuxcombatsd’animauxaucoursdesquelsun taureauouunoursattachéétaitlivréàdeschiens,ilfaudraplusdevingtansdelutteactivemenéepardesréformateurs…antiesclavagistes ! Pour en revenir aux abattoirs, quand le développement industriel permettra de lesmécaniser, ceux-ci seront interdits au public, et les animaux deviendront autant de « machinesbiologiques»quel’onseraautoriséàdécouperàlachaîneàunrythmeinfernal.Toutaétéfaitpourques’installeiciunedistanceentrelesanimauxetnousafinquesoitdéniéelaculpabilitédel’actedetueretdeconsommer.Aujourd’hui,unmorceauaseptiséetinformedelabêtesousCellophanevendudanslesrayons des supermarchés nous fait ignorer tout ce qui précède, sa vie d’être vivant autant que lesconditionsdesamort.Onpeutdoncconsommersachairsanssesentirhonteux.Lemeurtreaétédifféré,ilestadmissibleetconsommablejusquedanslespublicitésquitransformentgénéralementl’animalenunsympathiquepetitpersonnagededessinaniméheureuxd’êtresacrifiéaprèsavoirvécuunevieagréableenpleinairaumilieudesescongénères.

Lesdérivespropresauxélevagesetauxabattoirsindustrielsexistentdepuislongtemps.Commentexpliquez-vousl’intérêtqu’onleurportedepuispeu?

AudébutduXXesiècle,UptonSinclair(1878-1968),unmilitantsocialiste,avaitpubliéuneenquêtesur l’enfervécupar leshommeset lesbêtesdans les tristesabattoirs industrielsdeChicago.En1964,c’estl’écrivainbritanniqueRuthHarrisonquidécritl’élevageintensif.Danslafouléedelapublicationde son ouvrage Animals Machine, on va assister à une prise de conscience et à des mouvementsimportants en faveur des animaux, en particulier en Angleterre. Un comité scientifique sera bientôtmissionnépourréfléchirauxconditionsdeviedesanimaux.Certes,ilfaudraattendrequinzeannéesderéflexion supplémentaires pour que soient édictées des libertés fondamentales propres aux animauxd’élevage : être préservé de la faim, de la soif, de la peur, de la détresse, de l’inconfort physique etthermique,deladouleur,desblessuresetdesmaladies,etc.Maiscesrèglesontbeletbienétéreconnuespar un grand nombre de pays à la fin des années 1970,même si, près de quarante ans plus tard, oncontinuedebrutaliserlesbêtes.

Pour preuve, cette directive du Conseil européen du 22 décembre 1993 sur la protection desanimauxaumomentdeleurabattageoudeleurmiseàmort,directivecitéeparFlorenceBurgatetJean-PierreMarguénauddans laquelle ilestmentionnéqu’il«est interditd’assénerdescoupsoud’exercerdespressionsauxendroitsparticulièrement sensibles. Ilestenparticulier interditd’écraser,de tordre,voiredecasserlaqueuedesanimauxoudelessaisirparlesyeux.Lescoupsappliquéssansménagement,notammentlescoupsdepied,sontinterdits».

Qu’unConseil éprouve la nécessité de publier une telle directive en détaillant des actes aussiprécislaissesupposerqu’ilssontfréquents…

En2008, unenouvelle propositionde règlement duConseil insistera à nouveau sur « la prise encomptedubien-êtredesanimaux»etsurlanécessitépourlesexploitants«d’épargneraumaximumladouleur,ladétresseoulasouffranceauxanimauxdestinésàl’abattage».Oui,ilestclairquelesanimauxsontencorelargementconsidérésettraitéscommedesmatièrespremièresendépitdesloisetdesrèglesdeprotection.

L’actedecruautéestdevenuundéliten1963,etl’animalunêtresensibleen1976.Uneévolutionquineremetcependantpasencauselestatutdebiendesbêtesetdudroitabsoludeshommessurelles,mêmesi,auniveaueuropéen,letraitédeRome,quiabordait lesanimauxsouslarubrique«Marchandisesetproduits agricoles », a été révisé par celui d’Amsterdam en 1997, lequel réclamait « le respect desanimauxentantquecréaturesdouéesdesensibilité».Pourautant,cesrèglesexistentetellescontinuentde se renforcerparcequ’il s’est toujours trouvédes élémentsde contestationdans la sociétépour lesfaireévoluer.Quoiqu’ilensoit,sil’Europefaitpreuveaujourd’huidebonnevolontépourprotégerlesanimaux,contrairementauxÉtats-UnisouauCanada,lemanqued’harmonisationd’unpaysàl’autrefaitdéfaut, et des textes à la pratique, il reste une marge considérable. La France, une fois encore, sedistingueparsonretard,contrairementparexempleàlaSuisse,quidéfendcetteévidencetoutesimpleetpleinedebonsens:lesanimauxnesontpasdeschoses;oubienl’Allemagne,quiainscritlesdroitsdesanimauxdanssaConstitution.L’Autrichea interditdemaintenirunchienattaché ; laGrande-Bretagne,l’Italie,leLuxembourg,laSuède–laquellereconnaîtunedignitéintrinsèqueàl’animal–etlaSuisse,jel’aidit,ontprivilégiéeuxaussilaprotectionanimale.

On utilise souvent les termes de partenariat, de pacte, de contrat de travail entre l’homme etl’animal.Cesformulessont-ellesappropriées?Aprèstout,l’animaln’ariendemandé…

Certainesespèces,danscertainesconditions,onttrouvéauprèsdel’hommedequoisedévelopperet

ce depuis les loups de la préhistoire jusqu’à nos animaux sauvages qui investissent les villes pourprofiter de ce que l’espèce humaine peut leur apporter. Certains d’entre eux deviennent de véritablespartenairesdetravail,tousn’agissentpassouslacontrainteetl’asservissement.Jepenseauxchiensdesecours, d’assistance. Il existe alors une réelle réciprocité, et l’on peut parler là d’un véritablepartenariat plus que d’un contrat de travail.Le néolithique a fait de certaines espèces des esclaves etd’autres des compagnons au vrai sens du terme. Du lien le plus chaleureux et affectueux, fondé surl’échange, à la rationalisation de l’élevage, où l’animal vivant disparaît au profit d’une rentabilitéimmédiate commandée par une industrie et un système capitalistes, la relation varie donc même si,comme le fait remarquer Jean-Christophe Bailly, « être “sous la main de l’homme” aura été le plussouventpour lesbêtesune épreuve18 ».Onpourrait aussi ajouter que les animaux qui vivent dans lessociétéshumainesontétésacrifiéspourlibérerleshommes.Etsurcepoint,lesexemplessontnombreux.Parexemple,lorsquelabricole(pièced’artilleriemédiévale)aétéinventée,lesbêtesontremplacéleshommespourlabourerleschampscommeellessesontsubstituéesauxjeunesfillesquel’onattelaitaufonddesminespourramperdanslestunnelsettirerleschariotsaumilieudeshommes…

Lutterpourlesanimaux

Certains pensent que l’élevage traditionnel représente la panacée en termes de lien entre leshommesetlesanimaux.Qu’enpensez-vous?

LeshistoriensÉricBaratayetJean-LucMayaud19suggèrentuneautreapprocheaprèsavoiranalyséune somme importante de documents traitant du lien en question : «À lire une bonne partie de cettelittérature,écrivent-ils,onestfrappéparlamythificationdespratiques“traditionnelles”quiestopérée,par laprésenced’uneconvictionsouvent laisséeenarrière-planmaisquelquefoisexprimée :éleveurs,chasseurs, bouchers, aficionados, etc., seraient les seuls à savoir traiter et aimer “correctement” lesbêtes, tandis que les urbains et les protecteurs ne seraient que des zoolâtres dangereux, responsablesd’unedérivedesrapportsdel’hommeavecl’animal,d’unedéviationdessentiments.Celarevientàcréerunmodèlenormatifdontonnevoitni la légitimiténi le fondement,etquin’estpas recevablepourunhistorien.»

Larelationdel’hommeetdel’animalsousl’angledel’élevagen’estévidemmentpasleseulmoderelationnel, sinon cela signifierait en substance qu’il n’est possible d’aimer, de respecter ou de bienconsidérerlesanimauxqu’enlestuantpourlesmanger–oubienencorequ’ilsnenaissentquepourêtretués.Celasignifieraitaussiquecetterelationnesauraitêtrequ’utilitaire,conceptionqui,depuisplusdehuit mille ans, domine il est vrai notre représentation de ces relations, et qui s’est renforcée dès lemomentoùlesreligionsmonothéistesontdécrétéquelesanimauxétaientlàpournousservir.Restequelarelation entre l’homme et l’animal à travers le travail est un sujet qui a été abondamment traité. Parexemple,lazoologueetphilosopheaméricaineDonnaHaraways’attacheàdéfinirlesanimauxd’élevagecommedesindividusquifontpartie intégrantedel’histoiredeshommes, lesunset lesautresétantdes« espèces-compagnes » et des « sujets d’histoire ». Intellectuellement, le rapport homme/animal estsouventplacéetanalysésouslesignedutravailenEurope,cartelleestsaculture.

Cetélevage-là,àl’écoutedesanimaux,celuiquirendleshommesheureuxetfiersdeleurtravail,

est effectivement préférable à l’odieux système industriel. Pour autant, sur un planmoral, on peutaussis’interrogersurlalégitimitéqu’ilyaàéleverunanimaldansleseulbutdeletuer.Sitravailildoityavoir,pourquoienvisagerlamortautermedecefameux«contrat»?Qu’est-cequinousdonneledroitdedonnerlamortàcesanimaux-làetpasàd’autres?

C’estvraique,en termeséthiques, ilyaunparadoxeentre ladéfenseet lavalorisationde l’êtresensible,d’uncôté,etlanécessitédeleconduireàl’abattoirpourletransformerenquartiersdeviande,del’autre.Maintenant,sitouslesélevagesnesontpasconformesàl’idéalqu’onpourraitenattendre,ilfautbienreconnaîtrequecertainséleveurssontattachésàlarelationqu’ilsentretiennentavecleursbêtes,mêmesi lamiseàmort constitue laphase finaledecette relation.La sociologueet ancienneéleveuseJocelynePorcherasumontrer,àtraversuneétude,commentlemanquedeliensentreleséleveursetleursanimauxcausaitautantdesouffranceschezleshommesquechezlesbêtes.Pourcela,elleaeul’idéedecomparerlenombrededépressionsetlaconsommationdetranquillisantsdansdeuxgroupesd’éleveurs.Danslepremiergroupe,leséleveurspratiquaientl’élevagetraditionnel,ilsnommaientleursvaches,s’enoccupaienttoutelajournée,lestoilettaient,s’assuraientdeleursantéetdeleurbien-être,etn’oubliaientpas d’aller leur dire bonsoir avant de se coucher. Le second groupe était constitué d’éleveurs qui, àl’inverse, ne personnalisaient pas leurs relations avec les bêtes sur le mode émotionnel, affectif etsensoriel,agissaientdanslecadred’unehypertechnologieetenvertudelanécessitéassuméedemarierproductivitéet rentabilité.Lesanimauxétaientperçusnonpaspour lecoupcommedespartenairesdetravailmaiscommedesimplesobjetsdeconsommation.Lerésultatamontréquelegroupedeséleveurs«affectueux»neconsommaitquetrèspeudetranquillisantsetnesouffraitpasbeaucoupdedépression,tandisquedans legroupedeséleveurs industrielsondétectaitunefortepopulationdedépressifsetdeconsommateursd’anxiolytiques.

Onévoquetoujoursl’industrialisationdel’élevagecommeunesourcemajeuredecruautéenversles animaux. Toutefois, elle s’exerce aussi ailleurs dans de multiples registres, de l’individuel aucollectif.Pensez-vousquenousallonsunjourfairepreuvedeplusderespectetdecompassionpourlesanimaux?

Tant que la négation des animaux dominera dans les systèmes d’élevage industriel, il sera biendifficile de soulager le monde animal des autres maux que nous leur faisons subir – directement ouindirectement.Maisendépitdetouslesmauxquenousinfligeonsauxanimauxdeparlemonde,lapriseen compte de leurs intérêts est bel et bien une réalité puisqu’elle génère de plus en plus d’études, delégislations,d’indignationenvued’inverserlatendance.Etjesuispersuadéquelanécessitéd’adopterune certaine éthique dans nos comportements à l’égard des animaux va peu à peu passer au rang despriorités,etqu’unjourprochainceladonneralieuàdesobligationsimposéesparlaloi.

Pourquoidonctantdedénietdelenteursdanscetintérêtportéauxdroitsdesanimaux,àleurssouffrances,ànosresponsabilités?

Cen’estqu’unanimal!Oùsontlagravité,l’urgence?Vousavezprobablemententenducetypederéflexionsàplusieursreprises.Lasollicitudepourlesanimauxaétédepuistoujoursconsidérée,toutaumoins sous nos latitudes, comme une vaine occupation – et il est de bon ton de dévaloriser cettesympathie,quiparaîtencore,auxyeuxdecertains,commeirrationnelleetjuvénile.

Lalogiqueduprofit

«Parler des animaux, écrit JeanChristophe Bailly, jeme suis rendu compte,malgré ruses etefforts, que très souvent les déclarations d’intensité que l’on peut faire à l’endroit des bêtes nonseulement tombent à plat, mais soulèvent une sorte de gêne, un peu comme si l’on avait parinadvertancefranchiunelimiteetbasculédansquelquechosededéplacé,sinond’obscène20.»

C’est toutàfaitça.D’abord,sesavoir liéà l’animal,cet«être-moins»,a toujoursétéconsidérécommeavilissantpourl’homme.Pendantdessiècles,ilafalluàtoutprixpréserverlanaturesurnaturelledel’hommemisaumondeparDieului-même.Ensuite,pourquoipenserauxanimauxquandtantd’enfantssouffrent,quandtantdeguerres,demisèresréclamentnotreattention?Personnellement,jenecomprendspaspourquoiignorerlasouffrancedesbêtescontribueraitàsoulagercelledeshumains.Ilesttoutàfaitpossible de contribuer à soulager les deux. Je citerai à nouveau Florence Burgat et Jean-PierreMarguénaud21 : « À ceux qui considèrent que les avancées législatives en matière de protection desanimaux,etplusencorel’idéedeleurreconnaîtredesdroits,commeuneinsulteàlamisèrehumaine,ilfautrépondrequelamisèrehumainerésultedel’exploitationoudel’indifférenceàlasouffrancedesplusfaibles et que c’est au contraire l’insulter, sinon la légitimer, que de prôner l’indifférence farouche àl’égarddelasouffranced’autresêtresplusfaiblesencoreetquinepeuventjamaisconsentir.Ilfautleurrépondreque,dans lamesureoù ilne suffitpasde rester indifférentà la souffrancedesanimauxpoursoulagerlamisèrehumaine,laprotectiondesanimauxetcelledesplusfaiblesdeshommesrelèventdumêmeetnoblecombatduDroitpouraiderceuxàquiilpeutêtrefaitdumal.»

Onlesait,lesplusardentsdéfenseursdesanimauxontétéégalementimpliquésdansladéfensedescauses humaines. Dans la grande majorité des sociétés, en dehors donc de certaines cultures où lesrelationsavec lesanimaux reposent surdes rapportsde filiationetdenon-violence, leshommesn’ontjamaiseuintérêtàassumerlareconnaissancedeleurparentéaveclesanimaux.Parconséquent,attribuerdel’importanceauxanimauxdanscesconditionsestextrêmementdifficile.Maisilfautbiencomprendrequel’affirmationdecettedistinctionestproprementidéologiqueetque,souslecouvertdel’humanisme,elleaétélaconditionnécessairepoursignifierl’inférioritédel’animaletdecertainshommesassimilésauxbêtes.

Pendant longtemps, on a nié la capacité à souffrir des animaux.Aujourd’hui encore, liée à laquestion de leurs droits, on a tendance à pinailler sur la définition à donner à cette souffrance.Pourquoi?

Lasouffranceanimaleatoujoursétéunsujetdedérision.Pourlareligionchrétienne,lasouffranceétant le fruit du péché originel, seuls les hommes sont capables de l’éprouver. Par-delà le mythe, la

réalité estbiendifférente.Ladouleur estune réactionphysiologiquealorsque la souffranceexigeunereprésentation de soi. La douleur est ressentie chez tous les animaux qui possèdent des réactionsémotionnelles.Chezleshumains,ilyaensuitelareprésentationdeladouleurquiestsouventmodifiéeparlesensqu’onluidonne.Donc,lesanimauxsouffrentbeletbienparcequ’ilsontlemêmeéquipementmatériel que nous pour traiter la souffrance, et comme ils ont également une conscience de leurenvironnement, on sait que selon leur développement ils peuvent modifier cette représentation de lasouffrance de lamêmemanière que nous.Un isolement précoce des petits ou unemaladiematernelleabaissentd’ailleursfortementleseuildeladouleur.

Commentça?

Lorsque,accidentellementouexpérimentalement,unanimalestprivédesécuritématernelleaucoursdespremiersjoursetdespremiersmoisdesavie,lesvoiesnociceptivesvontêtreplusfacilesàalerter,c’est-à-direqu’unesimplestimulationvafairesouffririntensémentl’animal.Si,aucontraire,ilaétébienenveloppé par sa mère ou un substitut de mère, on constate que les mêmes voies de la douleurtransportentuneinformationdemanièrebeaucoupmoinsintense.Desétudescanadiennesontainsimontréla détresse et le traumatisme des vaches séparées de leur veau etmenées dans des salles de traite lelendemainmêmedelanaissancedeleurpetit.Enprocédantdelasorte,onvidelemondedelamèreetdutoutjeuneanimal,etl’onprovoqueunesouffrancetrèsintense,unvraidésespoir.Cenesontpaslesvoiesnociceptivesquisontcettefoisstimulées,maisbien lareprésentation.Tousdeuxsontprivésdecequifaisaitsenspoureux.

Lesanimauxpeuventaussisouffrirdestress,deconfusionmentaleaprèsunchocémotif,commelaperte d’un être d’attachement. Si les limaces et les tritons ne s’attardent pas sur le cadavre de leurscongénères,lesoiseauxetlesmammifèressupérieurstémoignentd’unedifférencedeperceptionentreunêtrevivantetsoncadavre,et ilssontcapablesdesouffrirde l’absencede l’individuauquel ilsétaientattachés alorsmêmeque le corps est encore là. Ils se représentent lamort et souffrent de cemanque.Certainsrecouvrentlescorpsavecdesherbesetdesbranchagescommeleséléphants,lesgrandssingesetlescorvidés.Dansungroupesocial,lamortd’unindividunepassepasinaperçue,elleprovoqueunedésorganisationlongueàapaiser.

Desrapportsontétécommandésàdesinstitutsprivésetpublicspour,trèsclairement,minimiser,justifieretrendreacceptableslessouffrancesetcruautésinfligéesauxanimaux.Onestainsiparvenuàdéterminerparexemple lesmarqueursd’unbien-êtrechez les truiessangléessurunsolenbétontoutle tempsdeleurgestationetdeleurallaitementafinquecetteexploitationperdurelégalement.On a fait la même chose avec les oies et les canards, pour assurer qu’ils n’étaient pas du toutdérangésd’êtregavés.

À toutes les époques, la nécessité de tirer profit de l’animal à n’importe quel prix a conduit àignorer leurs vrais besoins. Depuis l’Antiquité, l’élevage consiste à tirer un maximum de profit del’animal : d’ailleurs, pecunia, l’argent, est dérivé de pecus, le bétail. Et comme l’a fait remarquerFrançoise Armengaud dans un livre22, avant même l’instauration des systèmes, les auteurs de traitésd’élevagedonnaientdesconseilsassezsimilairesàceuxquel’onapuobserverensuitedansnossociétésindustrielles. Prenons un exemple avec, au Ier siècle de notre ère, l’agronome romain Columelle, qui

recommandait,pourengraisser lespoulesélevéespour leurchair,de lesmaintenir«horssol,dansunlocal trèschaudet trèspeuéclairé, lespoulesétantcouchéesdansunecageouunpanier individuelsiétroitqu’ellesnepeuventseretourner23».

Lalogiqueduprofitatoujourscontribuéàinstrumentaliserlesanimaux.Lessystèmeséconomiquesn’ontépargnénileshommesnilesbêtes.EnFrance,onsaitquepluslenombred’animauxestélevé,plusla sommeversée à l’éleveur sous formede primes l’est aussi.Comment s’étonner des excès que l’onconnaît?Celaneveutpasdirequeparlepassé,danslescampagnesetlesfermespaysannes,lacruautéet la souffrance étaient moindres pour les bêtes ; la différence, c’est qu’elles sont aujourd’huidémultipliéesparcequelaproductionmondialedeviandeetdelaitestdésormaisconsidérableetqu’ellevaens’accélérantaveclademandedespaysémergents.

Maisenmêmetemps,lesmentalitésévoluentauniveaudeslaboratoires.Àlademandeduministèrefrançaisdel’Agriculture,unrapportsurlasouffranceanimaleavaitétéélaboréjustementparl’INRAilyaquelquesannées,etlaconclusionétaitclaire:iln’estpluspossibled’évaluercettesouffranceanimalesousleseulangleéconomiqueousanitaireparcequ’elleestdevenuedésormaisunproblèmedesociétéquiintéresselesconsommateursetlescitoyens.

Êtreunanimaldansunmondedefous

Àquelleépoquelaproductionanimaleest-elledevenueunescience?

C’estaumilieuduXIXesièclequelazootechnie,lasciencedelaproductionanimale,avulejourenFrance;unedoctrinenouvellequivadécider,danslafouléedelarévolutionindustrielle,detransformerlesencombrantsauxiliairesdetravailquesontalorslesanimauxdefermeenproducteursderichesses.Autrement dit, la zootechnique va s’assurer des moyens d’optimiser les fonctions biologiques del’animal,lerendementvadevenirl’objectifetlezootechnicienl’ingénieurdesmachinesvivantes.

Cette tendance explosera ensuite dans les années 1960, sous l’impulsion des banques et desindustries agroalimentaires. Dès cette époque, on voit apparaître les élevages en batterie ; ce qu’onappellelarationalisationdesméthodesd’élevagegouvernéeparunelogiqueéconomiqueimplacableetorientéeverslarentabilitéàtoutprix.C’estlavisiondutravaildéveloppéeparletaylorisme.Résultat:plusde50milliardsd’animauxsontabattusquotidiennementdenosjoursdanslesabattoirs,16000àlaminutedanslesabattoirsaméricains,3millionsparanenFrance,sanscompterquelaculturecéréalièreoccupeunquartdesterrescultivéesdanslemondeaudétrimentdelanourrituredebasedescommunautéspaysannes.LevétérinaireRobertDantzeraaussiremarquéquel’enseignementagronomiquea«habituédes générations d’éleveurs à considérer l’animal comme une machine thermodynamique destinée àtransformerdel’énergieenviandeouenlait,etnoncommeunêtrevivantetsensible».Unmondeoùlesrelationsaffectivesentrel’hommeetlabêteontétéréprouvéesetlesonttoujourscarcenséesperturberlaproduction;unmondeoùlavéritablenaturedesanimauxaétévolontairementignorée.

EnFrancecommedansbeaucoupd’autrespays,lasouffranceanimaleestconsidéréecommeunmalnécessairedèslorsquel’animalestplacéauservicedel’économie.L’intérêtquelesinstitutionsportentaubien-êtreanimalconsistealorsàtrouverdescompromisquineperturbentd’aucunefaçonlerendementproductif. En général, la législation fait toujours en sorte de ne pas entraver l’activité économique deceuxqui,par lebiaisdegroupesdepression,saventagirencoulissesaumomentduvotedes lois.Ce

n’estpeut-êtrepasunhasard si laFrance,paysd’éleveurs etde chasseurs, est aussi laplusmauvaiseélèvedel’Europeenmatièredeprotectionanimale.Carcen’estévidemmentpasdanslepremierpaysproducteurdefoiegrasaumondequel’onpeutattendrequelalégislationenfaveurdesdroitsdesoiesetdescanardssoitvraimentcontraignante!

Peut-ondirequ’unanimaldevientfou?

Oui,biensûr.Unanimalpeutdevenir fou,mêmesi lemot«fou»estunmot-valised’unegrandeimprécision.Etunanimalpeutperdre legoûtdevivreetmourir.À la findesannées1960,onaenfincomprisquelesréactionsphysiologiquesaustressdesanimauxn’étaientpasdel’ordredupurréflexe.Jusque-là, l’idéeque lesanimauxpuissentsouffrirétait restéeétrangèreauxchercheurs.Celaamisdutemps à entrer dans la culture. Le neurobiologiste Jaak Panksepp, spécialiste des neurosciencesaffectives,avaitpourtantmisenévidencelefaitque,sil’animalétaitplacéenisolementsensoriel,soncerveau produisait par exemple des hallucinations en guise de protection psychique, et que celles-ciétaientsemblablesàcellesqu’éprouvaientleshumains.LevétérinaireRobertDantzeraétéquantàluilepremieràdémontrer,àl’aidedeméthodesexpérimentales,quelesanimauxsouffrentbeletbienetqu’onpeutlesrendrefousàuneépoqueoùMichelFoucault(1926-1984),legrandphilosophequiatantmarquénotreculture,soutenaitqu’unanimalnepouvaitpasl’être.PourDantzer,unanimalsouffreetsombredansla folie lorsqu’il n’arrive pas à exprimer le répertoire de son comportement naturel. Cette définitionremetdoncenquestionbonnombredemanipulationsetdesystèmesd’élevageouautresquiimposentauxanimauxdesconditionsdevieinadaptéesàleurbiologie.Chaqueannée,onestsurprisparlenombredetravauxnouveauxquivontdanslemêmesens.Ainsi,ilestétabliquelespoissonsontunecapacitéréelleà éprouver la peur, le stress et la douleur… Selon le docteur Lynne U. Sneddon, de l’Université deLiverpool,desétudesontmêmemontréquelespoissonsbénéficiaient«dumêmeappareilneurologiqueque les mammifères et les humains pour détecter la douleur24 ». Les conditions dans lesquelles sontélevés lespoissonsd’élevagepourpallier lararéfactiondesespècessauvagesdoiventdoncégalementnousinterroger.

En définitive, des techniques de plus en plus novatrices sont désormais en cours pour évaluer lasouffrancechezunegrandevariétéd’animauxdontlescrustacés, lesinsectes, lescéphalopodescommeles pieuvres, dont on sait qu’elles sont capables d’apprentissage et d’attachement.Une aptitude certesdifférenteselonlesespèces,maisquiexistebeletbien.Parailleurs,lefaitquelesanimauxneressententpas les choses comme nous ne signifie pas qu’ils n’ont pas de désir de vivre. Et cette aptitude à lasouffranceestentoutcasdéterminante,demonpointdevue,pourquenousagissionsmoralementenleurfaveur.

Danslesannées1950,onvas’attacheràexpérimentersureuxladouleursoustoutessesformes–del’infanticideàladépressionenpassantparlaprivation,ledésespoiracquis,etc.Pourquoi?

Parcequ’ilfallaitadopterunedémarcheexpérimentalepourconvaincrelesgensdecequis’imposecommeuneévidenceaujourd’hui.Lapsychiatrieetlapsychologiedujeuneenfantontétéconfrontéesaumêmeproblème.C’est-à-direque, jusquedans les années1970,onpensait que lesnouveau-nés et lesjeunesenfantsneressentaientpasladouleurdufaitd’uneimmaturiténeurologique.Leurspleursétaientremiséssurlecomptedesréflexes.Onremarquelàqu’onaappliquélemêmeraisonnementauxanimaux.

Quandj’étaisétudiantenmédecine,onnousapprenaitàdisséquerlesanimauxsansanesthésieetdanslemême temps à faire des sutures et de petites opérations chirurgicales chez les enfants, également sansanesthésie,pournepasmodifierlessymptômes…Ilyavaitbeaucoupderachitismeàcetteépoque.Pourredresserlesjambesdesenfants,onlesleurcassaitsanslesendormirafindeposerensuiteunplâtre;onarrachait lesamygdalesàvif…Onvivaitdansunmondedereprésentationépistémiquemarquéd’unapriorienvertuduquellesenfantsetlesanimauxnesouffrentpasparcequ’ilssontsupposésêtreplongésl’un et l’autre dans un état végétatif… Lorsque mon ami Stanislaw Tomkiewicz (1925-2003), encollaboration avec Annie Gauvain-Piquard, tous deux psychiatres d’enfants, a voulu démontrer que,contrairement à ceque les théories de l’époquepensaient, les enfants souffraient, ils ont dû s’inspirerd’une méthode expérimentale. C’est ainsi qu’ils ont filmé le visage des enfants pendant certainesinterventionssansanesthésie,et ilsontpumontrer,en lescomparantàuneméthodededescriptiondesmouvementsduvisagedéveloppéeparlespsychologuesPaulEkmanetWallaceFriesen,quecesenfantsexprimaientpréverbalementladouleur.

La recherche en éthologie cognitive a-t-elle été et est-elle encore nécessaire pour plaider enfaveurd’uneconscienceanimale?Cettequestionreste-t-elleencorepolitiquementincorrecte?

Lapremièrefoisquej’enaiparlé,j’aiprovoquédeséclatsderiretrèsméprisants.Laconscienceestbienentendugraduelledanslemondevivant,ellerelèved’unprocessusbiologiquequirésultedelaperception qu’a un être vivant de son milieu. Les dauphins perçoivent leur environnement grâce auxultrasons, les pigeons par l’intermédiaire d’une boussole interne, les éléphants par les infrasons.Leursystème nerveux leur permet d’utiliser leurs perceptions pour pouvoir se représenter leur monded’odeurs,desons,d’images.Et ilestprobablequelaconsciences’appuied’abordsur lesperceptionspourensuiteévoluerversl’abstraction.

Danslesannées1970,l’expérienceréaliséeparGordonGallupafourniuneparfaiteillustrationduphénomènede la reconnaissancedesoi.Une tachedepeintureaétédéposéesur le sourcild’ungrandsingeendormi.Àsonréveil,confrontéàsonreflet,celui-ciadirectementportélamainàsonsourcil:ilavaitconsciencedelui-même.Cetteexpérienceaétédepuisrépétéeavecd’autresespèces.Demêmequelescomportementsd’entraidesontlàpourprouverleurcompétenceàpartagerlemondementaldel’autre.Or,toutêtredouédeperceptionestnécessairementconscient.Etl’onsaitdésormaisquelesanimauxquipossèdent une conscience de soi savent parfaitement catégoriser et réaliser des calculs élémentaires,peuventtricher,mentir,ruseraveclesintentionsd’autrui.Toutcelaestdésormaisacquis,lecheminauraétélongmaisiln’estpluspossibled’enseignerlecontraireàl’écoleouailleurs,commeilestinsensédevouloir ignorer le rôle jouépar lesanimauxdanscertainesréflexionsépistémologiquesenhistoiredessciences humaines. À toutes les époques, on a assisté à des tentatives d’explication de la conditionhumaineparlesbêtes.Preuvequel’animalestcapabledenousinspirerdesidéespertinentes.L’exercicepeut également se révéler dangereux lorsque, par exemple, d’aucuns détournent les théories qui endécoulentpourservirtelleidéologiepolitiqueouéconomique.Àl’époqueoùDarwinapubliésathéoriedel’évolutionetexpliquélamanièredontlesespècesévoluent,certainsontainsidétournéleprincipedela sélection naturelle pour établir une loi du plus fort et une hiérarchie en l’appliquant aux sociétéshumaines.Cetypededétournementaservil’eugénismeetlenazisme.

Après nous avoir enseigné nos premières techniques de chasse et de pêche, les animauxcontinuentdoncdenoussoufflerdesidéesjudicieuses?

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24.

C’estexact.L’anthropologueAndré-GeorgesHaudricourt(1911-1996)sedemandaitsi lesoiseaux

n’avaientpasapprisàchanterauxhommes,si lesgrenouillesneleuravaientpassuggérélesautet leschevauxlacourse.

Vivre auprès d’eux a littéralement sculpté notre cerveau et aidé au développement de noscaractéristiques d’Homo sapiens, intelligence émotionnelle comprise. Les animaux ont joué un rôleessentiel dans la manière dont nous avons organisé notre monde. Dans un contexte de survie où labrutalitéétaitpermanente,tuerunanimalàlachasseétaitalorsuneassuranceviepourmaîtriserl’avenir.Lesrapportsentrenousétaientbelliqueux.Puispeuàpeu,desrituelssesontinstalléspourcontrôlercetteviolence.Les sacrifices animaux sont intervenuspour réguler cette férocitédans legroupehumain.Lamortdesunsaapaisélesautres.Aujourd’hui,lesanimauxnousindiquentlecheminàprendrepournouspacifier plus encore en développant notre conscience morale. À leur profit, cette fois, et dans lareconnaissancedeleursdroits.

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Conclusion

LeursdroitsetnosdevoirsparKarineLouMatignon

Laquestiondenosobligationsà l’égarddesbêtes,néeauxsourcesmêmesde laconsidérationqu’il convient d’apporter aux êtres humains, n’aura finalement jamais cessé de nous tourmenter.Récurrentedepuisl’Antiquité,c’estàpartirdesLumièresqu’unevoied’accèsauxdroitsanimaliersest tracée à la faveur d’une compassion croissante. Certains penseurs soutiennent alors que lesanimauxsontdouésdesensibilité,queleursouffranceestaussidigned’attentionmoralequecelledeshommes,etque,parconséquent,nousavonsenverseuxundevoirdejustice.

Lessièclessuivantsverrontentrerlacauseanimaleenpolitiqueaunomdeladémocratie,sousl’influence des grands défenseurs des opprimés. C’est ainsi qu’en Angleterre, si le mouvement enfaveurde la réformesepréoccuped’aborddudroitdes travailleurs,des femmes,de la luttecontrel’esclavage,ilestàl’origineaussidespremièresloisdeprotectionanimale.SouslaplumedeHenryS.Saltparaîtbientôtlepremierlivreconsacréauxdroitsdesanimaux,Animals’Rights:ConsideredinRelation toSocialProgress, en1892 exactement.Salt critique la rationalité de l’utilitarisme, laphilosophiedominanteauseindumouvement, il luipréfèreclairement lacompassion,maisassociesansréserveprogrèsdelasociétéetreconnaissancedesanimaux.Ilencouragerad’ailleursGhandiàréfléchiràleurstatutetleconvertiraauvégétarisme.Tropenavance,sansdoute,sursontemps,sespropositionsn’aurontpasdeportéepratiqueimmédiate,maisellesparticiperontcependantànourrirlesréflexionsdeceuxqui,parlasuite,défendrontlesanimauxaunomdelajusticeetdel’humanité.Quoiqu’ilensoit,ilfaudraattendreledernierquartduXXesièclepourquelemouvementenfaveurdubien-êtredesanimauxs’affirmeenfin.

Aujourd’huiencore, laproblématiquedemeure : lecritèrede lasensibilitéest-ilsuffisantpourquel’animalsoitconsidérécommeunpatientmoral,c’est-à-direunêtrequin’apasdedevoirsmaisn’enpossèdepasmoinsdesdroits ?Telleest lapositiondePeterSinger, à ladifférencedecellesd’autresécolesquiexigentlerespectd’autrescritères,parexempleunecomplexitémentaleminimale.

Pourréfléchiràtoutescesavancées,l’éthiqueanimale–quiétudielestatutdesanimaux–s’estimposéeetdéveloppéedans lespaysanglo-saxonsdepuisquaranteansdéjà,alorsque,du fait sansdoutedesrésistancesopposéesparsatraditionhumaniste,laFranceestrestéelongtempsimperméable

àcesproblématiquesetcontinued’accuserunretardconsidérableenmatièredeprotectionanimale.Uneévolutionacommencénéanmoinsàsefairejourgrâceautravailremarquabledequelquesjuristesetphilosophesdebonnevolonté,dontfaitpartie,biensûr,ÉlisabethdeFontenay.

Pour Peter Singer, les dés sont jetés : le temps est venu de se demander très explicitementcomment nous entendons vivre avec nos frères animaux. C’est ainsi qu’à ses yeux la philosophieanglophone doit absolumentmontrer la voie aux pays du continent afin que la pensée d’inspirationkantienne,commeilledit,nepuisseplusseretrancherdansdesdiscoursabstraitsettropéloignésdesréalités, cesse enfin d’envisager les animaux comme desmoyens justifiant certaines fins. Car c’estbienl’idéekantiennequiinspireencoreledroitauXXIesiècleenaffirmantquelesanimaux,fautededevoirs,nesauraientsevoirreconnaîtredesdroits,etcelad’autantplusqu’ilsn’ontpaslacapacitédelesréclamer.Sil’onencroitBorisCyrulnik,c’estlarencontredel’éthologieetdesmouvementsdedéfense animale qui aura finalement contraint la philosophie continentale à réviser sa démarcheanthropocentrique et à amener le droit à reconnaître enfin la capacité à souffrir des animaux. Lasciencerestedoncàcejourunélémentmoteuraucœurdecemouvement.

En modifiant les représentations que nous avions des animaux, elle nous invite à prendre encompte leurs intérêts. Les consciences évoluant, les citoyens font alors pression pour que les loischangent.Etdefait,désormais,lasociétéoccidentalesembledisposéeàinclurelesanimauxdanssesquestionnementsmoraux.D’ailleurs,laquestionn’estplusvraimentdesavoircequesontlesanimauxàl’aunedenosproprescomportements,maisd’approfondirtoujoursdavantagelaquestiondesavoir«qui»ilssontdansleurindividualitéetleursingularité,afindepouvoirredéfinirnosrapportsaveceuxetpréciserleursdroitsàvenir.

C’est un fait, la France accuse un retard stupéfiant s’agissant de la condition animale – de lalégislationenmatièredeprotectionàl’enseignementdelaphilosophieaulycéeetà l’université,enpassantparledéveloppementdesméthodesalternativesàl’expérimentationanimale.CommenouslerappelleBorisCyrulnik, leshommespolitiquesse refusentobstinémentàentendre lesattentesde lasociétésurceplan,s’opposantpourlaplupartd’entreeuxauprojetdecréationd’unsecrétariatd’Étatàlaconditionanimaleendépitdespropositionsquisontfaitesencesensdepuisplusdetrenteans.LaFrancesedébrouille toujoursparailleurspourcontourner lesdirectiveseuropéennesenmatièredeprotectionanimale,encourageantlesdérogationsquisatisfontlesintérêtséconomiquesdesprincipauxlobbiesdel’agroalimentaire,delachasseetdes«traditionsgastronomiques».

C’esten1963quel’actedecruautésurunanimalaétéqualifiédedélitauniveaueuropéen,eten1976 que les animaux sont devenus légalement des êtres sensibles. Une évolution qui, jusqu’àaujourd’hui, n’a cependant pas remis en cause le statut debiensqui est celui des bêtes, ni le droitabsolu qu’ont les hommes sur elles, quand bienmême le traité de Rome, qui les rangeait sous larubrique « Marchandises et produits agricoles », a été révisé par celui d’Amsterdam, en 1997,exigeantpourellesle«respectdesanimauxentantquecréaturesdouéesdesensibilité».

Pasencoreunsujetetplusvraimentunobjet,maistoujourssoumiseàuneévaluationmarchande,telleestaujourd’huilacatégoriesouslaquellesonttenuslesanimauxenFranceetdansdenombreuxpays.Unequalificationdépassée,biensûr,dueavanttoutàladualitéentredroitciviletdroitpénal,lepremierassimilantencorel’animalàunbienmeubleouimmeuble,contrairementausecondquiévolueenprisedirecteavecl’évolutionetlesdemandesdelasociété.Comment,danscesconditions,espérerquelesréglementationsengageantlaprotectiondesanimauxatteignentleursobjectifs?

De l’avis de nos trois auteurs, la qualification juridique de l’animal, désormais obsolète, doitêtre repenséed’urgence.Etquandcertains juristesproposent timidementune catégorisationdebien

protégé, d’autres suggèrent que l’animal soit doté d’une personnalité juridique – sans pour autantdevenirnécessairementunsujetdedroit.

Êtreounepasêtrespéciste,telestprobablementlepointd’achoppementessentieldanscedébat.PourPeterSinger, toutindividucensénepeutqu’êtreantispéciste,autrementditnepeutquerécuserl’idée que l’on doit prêter moins d’importance à un animal parce qu’il n’appartient pas à notreespèce;récuserl’idéequelaviehumaineestsacrée,qu’ellepossèdeunevaleurplusélevéequecelledes bêtes – justifiant que l’on accorde aux hommes un statutmoral supérieur à celui des animaux.Selon Élisabeth de Fontenay, antispéciste et darwinienne, il n’est tout simplement pas possible detraitertouslesvivantssensibles,hommesetanimaux,surlemêmeplan,moralementetjuridiquement,parce que les hommes possèdent une singularité : l’aptitude au langage. À quoi Boris Cyrulnikrépondraqu’iln’estpluspossibleaujourd’huideprétendrequeleshumainsnesontpasdesanimauxsur le plan biologique, et quemettre en valeur la condition animale ne revient pas à rabaisser laconditionhumaine.Maisc’estfinalementmoinscelienetcesancêtrescommunsquidevraientselonluinousconduireversledroitqueladécouverteprogressivedesmondesmentauxdesanimaux.Carpluslasciencenousouvrelesyeuxsureux,plusnotreempathieàleurendroitsedéveloppe,etmoinsnousnousmontronscapables,parinhibitionémotionnelle,delesfairesouffriretdelestuerpourlesmanger.Unepositionquidevraitsanscontestemeneràunprodigieuxbouleversementdansnosmodesde pensée occidentaux, avec pour conséquence l’émergence d’un nouveau statut des animaux, etnécessairement une plus large diffusion du végétarisme et du végétalisme, pour des raisonsécologiquesethumanitairescertes,maisaussietsurtoutmoralesetéthiques.

Si les animaux, définis en tant qu’êtres sensibles, sont considérés comme des sujets morauxsusceptibles d’avoir des droits, où se trouve alors la frontière ? Au bout du compte, toujours àl’endroitde la souffrance,nous rappellePeterSinger.Celle-ciconstitue lepointdedépartde toutepositionéthiqueetdécisionmorale.Sileprinciped’égalitédeconsidérationdesintérêtsneréclamepas que les animaux soient traités comme des humains, il n’empêche que lorsque ces dernierssouffrent,nousdevons,dit-il,prêter lamêmeattentionà leursouffrancequ’à lanôtre.Toute théoriedesdroitsquiserespectedevrait,selonlui,satisfaireàcetteexigence.

La difficulté s’installe, il est vrai, dès lors qu’on commence à réfléchir aux exceptions.Dansquelles conditions devient-il dès lors licite de tuer un animal ? Qui décidera du bien-fondé desdérogationsetdeladéfinitionàdonnerauxsouffrancesutilesetinutiles?Quoiqu’ilensoit,attribuerdesdroitsfondamentaux,enl’occurrenceledroitàlavie,àquelquesespèces,commePeterSingerl’aproposépourlesgrandssinges,peutselonluiaider,surunplanstratégique,àfaireévoluerlestatutmoraldel’ensembledesanimaux.

SiÉlisabethdeFontenaynevalidepasl’argumentationéthiquedelaphilosophieanglo-saxonne,qui avance les critères de souffrance, de conscience ou d’intelligence pour fonder le droit desanimaux,ellerevendiqueenrevancheundroitdesespècesenvertud’unehiérarchie.Undroitquineseraitpasuneextensiondesdroitsdel’hommeetn’attribueraitdoncpasàl’oiseaulesmêmesdroitsqueceuxquel’onaccorderaitàlabaleine.Maiscettevoieconduitaussiàfonderdesdroits.

D’unmêmeélan,toustroissuggèrentd’ailleursquelesanimauxsoientd’oresetdéjàreconnusentant que patients moraux, que leurs droits soient protégés de la même façon que le sont ceux desenfants,deshandicapésetdesvieillards ;qu’ilconviendraitque la justicenommeungardien légal,dontlerôleseraitdereprésenterlesintérêtsetlesdroitsdelapersonneanimale.

En définitive, et au-delà de leurs divergences, BorisCyrulnik, Élisabeth de Fontenay et PeterSingervoientl’évolutiondescomportementscommel’expressiond’unélargissementdelasensibilitémoraledeshommes.BorisCyrulnikgagemême,commeLéonarddeVincien son temps,qu’un jour

viendraoùtuerunanimalserapointédudoigtetconsidéré telunassassinat.Luifaisantécho,PeterSinger affirme que le devenir de la condition animale est en phase avec les grands mouvementsd’émancipationhumaine,etqu’elleva,àcoupsûr,continuerdeprogresser.

Laphasesuivante?Sansdoutesera-t-ellemarquéeparl’entréeenscènedesjuristes,carils’agitmaintenantdecréerdudroitpositif,etdoncopposable.

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