L’Épistémologie Française Et Le Problème de l’Objectivité Scientifique

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Ondřej Švec* | 233 L’ épistémologie française et le problème de l’ objectivité scientifique Les traits communs qui se trouvent dans l’ œuvre épistémologique de G. Bachelard, G. Canguilhem et M. Foucault ont permis à J.-F. Braunstein d’ identifier un certain « style français en philosophie des sciences. » 1 Après avoir délimité certaines règles méthodologiques, adoptées par les trois auteurs pour rendre compte des discontinuités de la pensée scientifique et permettant d’ identifier une allure spécifique de l’ épistémologie à la française, je souhaite appliquer ces règles au problème de l’ objectivité dans l’ histoire des sciences. Mon objectif est de dégager « les conditions historiques de l’ objectivité » et de montrer que le concept d’ objectivité a connu, au cours de l’ histoire de son usage, d’ importantes transmutations qui méritent d’ être prises en considération pour rendre compte de la polyvalence du mot dans ses multiples usages actuels. Cette excursion historique prend appui sur le monumental ouvrage de Lorraine Daston et Peter Galison intitulé Objectivity 2 dans lequel les deux historiens de la science montrent comment le concept d’ objectivité scientifique s’ est progressivement imposé, de façon polémique, contre d’ autres vertus * Département de philosophie, Université Charles, Prague, République Tchèque. Article publié avec le soutien de la Fondation pour la Science de la République tchèque (Czech Science Foundation), GA14-07043S « Le Tournant pragmatiste en phénomenologie ». 1 J.-F. Braunstein, « Bachelard, Canguilhem, Foucault. Le style ‘français’ en épistémologie », in : P. Wagner (dir.), Les philosophes et la science, Paris, Gallimard, 2002, p. 920–963. 2 L. Daston, P. Galison, Objectivity, Zone Books, New York 2007.

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En m’inspirant de l’approche adoptée par G. Bachelard, G. Canguilhem et M. Foucault vis-à-vis des concepts scientifiques, je souhaite dégager certaines « conditions historiques de l’objectivité ». Comme l’ont montré L. Daston et P. Galison dans leur imposant volume intitulé Objectivity, l’usage du concept de l’objectivité a connu d’importantes transmutations qui méritent d’être prises en considération par les philosophes de la science. Je vais défendre la thèse selon laquelle l’entreprise d’historiciser l’objectivité, loin de la rendre caduque ou de la relativiser au point d’en vider le contenu, vise au contraire à démontrer que la science ne peut rester rationnelle qu’à condition de connaître des ruptures épistémologiques. Ensuite, je m’attacherai à montrer comment l’histoire de l’objectivité nous permet de repenser la distinction traditionnelle entre le sujet connaissant et l’objet connu. Enfin, je vais formuler quelques critiques vis-à-vis de l’approche adoptée par Daston et Galison, qui semblent réduire la question de l’objectivité de la recherche scientifique à l’histoire des représentations et non pas des explications de la nature.Paru in: in I. Vukovic, A. François (eds.), L’épistémologie française, Beograd 2014, pp. 233-248.

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    L pistmologie franaise et le problme de l objectivit scientifique

    Les traits communs qui se trouvent dans l uvre pistmologique de G. Bachelard, G. Canguilhem etM. Foucault ont permis J.-F. Braunstein d identifier un certain style franais en philosophie des sciences.1 Aprs avoir dlimit certaines rgles mthodologiques, adoptes par les trois auteurs pour rendre compte des discontinuits de la pense scientifique et permettant d identifier une allure spcifique de l pistmologie la franaise, je souhaite appliquer ces rgles au problme de l objectivit dans l histoire des sciences. Mon objectif est de dgager les conditions historiques de l objectivit et de montrer que le concept d objectivit a connu, au cours de l histoire de son usage, d importantes transmutations qui mritent d tre prises en considration pour rendre compte de la polyvalence du mot dans ses multiples usages actuels. Cette excursion historique prend appui sur le monumental ouvrage de Lorraine Daston et Peter Galison intitul Objectivity2 dans lequel les deux historiens de la science montrent comment le concept d objectivit scientifique s est progressivement impos, de faon polmique, contre d autres vertus

    * Dpartement de philosophie, Universit Charles, Prague, Rpublique Tchque. Article publi avec le soutien de la Fondation pour la Science de la Rpublique

    tchque (Czech Science Foundation), GA14-07043S Le Tournant pragmatiste en phnomenologie.

    1 J.-F. Braunstein, Bachelard, Canguilhem, Foucault. Le style franais en pistmologie, in : P. Wagner (dir.), Les philosophes et la science, Paris, Gallimard, 2002, p. 920963.

    2 L. Daston, P. Galison, Objectivity, Zone Books, New York 2007.

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    attribues la dmarche scientifique, telles que la vrit d aprs nature. En dveloppant les consquences pistmologiques de cette histoire de l objectivit, je souhaite notamment dfendre la thse selon laquelle l entreprise d historiciser l objectivit, loin de la rendre caduque ou de la relativiser au point d en vider le contenu, vise au contraire dmontrer que les sciences ne peuvent produire des connaissances objectives qu condition d tablir leurs propres normes de productions des vrits et des faits. Je m attacherai galement montrer comment l histoire de l objectivit nous permet de repenser la distinction traditionnelle entre le sujet connaissant et l objet connu. Enfin, je vais formuler quelques critiques vis--vis de l approche adopte par Daston et Galison, qui semblent rduire la question de l objectivit de la recherche scientifique l histoire d une justereprsentation de la nature.

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    Plutt que de rsoudre le problme de l objectivit des rsultats scientifiques dans le cadre d une traditionnelle thorie de la connaissance , les auteurs tels que G. Bachelard, G. Canguilhem et M. Foucault analysent les gestes concrets, les dcisions et les pratiques par lesquels les diffrentes disciplines s efforcent d atteindre un savoir objectif. Les objets de la science ne prexistent pas aux diffrentes pratiques mthodiques qui les saisissent travers des conceptualisations toujours nouvelles, en introduisant des discontinuits dans notre faon d objectiver le monde. Autrement dit, la tche de l pistmologue est de reconnatre, travers les dmarches des savants, comment les problmes et les objets scientifiques se sont constitus simultanment.

    L pistmologie de Gaston Bachelard se veut ainsi rsolument non cartsienne : si l on veut comprendre la nature de la rationalit, il faut s intresser l histoire des problmes vis--vis desquels la raison a pu manifester sa puissance en proposant des solutions nouvelles. Al encontre de Descartes et de Kant, Bachelard soutient que les structures de la raison ne se manifestent pas dans les principes abstraits qu on pourrait dgager en forant la raison se retourner sur elle-mme, mais dans les formes concrtes de son application. Or, c est la science qui reprsente la forme par excellence des applications successives de la pense des problmes concrets. Par consquent, il faut rfuter les conceptions purement philosophiques qui tablissent une forme idale de la rationalit, car celles-ci non seulement se renvoient dos--dos dans leurs divergences respectives, mais surtout elles ne rendent justice ni au dveloppement incessant des sciences, ni aux ruptures pistmologiques auxquelles ce

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    dveloppement polmique donne lieu. La rflexion philosophique sur la science doit reposer sur l analyse dtaille du processus discontinu, travers lequel tel ou tel domaine du savoir s efforce d atteindre le statut de science objective.

    Or, cette conqute est conue par Bachelard comme une lutte: chaque science est toujours dans un rapport polmique avec elle-mme, elle s tablit en tant que science en luttant contre son pass le plus rcent et contre les obstacles et les erreurs qui hantent cet hritage. Ni les observations des faits, ni les protocoles exprimentaux ne se limitent pas une pure constatation de l objectivit qui serait dj l: L observation scientifique est toujours une observation polmique ; elle confirme ou infirme une thse antrieure, un schma pralable, un plan d observation.3 Et si l on passe de l observation l exprimentation, ce rapport conflictuel vis--vis des connaissances pralables ne fait que s exacerber : l exprimentation non seulement filtre et trie les phnomnes dj connus, mais galement produit des phnomnes jamais constats jusque-l moyennant des techniques nouvelles et des instruments construits pour l occasion.4 Enfin, lorsqu un nouveau concept ou principe explicatif se met en place, les anciens concepts apparaissent comme des obstacles surmonter, comme des ides fixes dont il faut s manciper. L exemple le plus connu est celui du phlogistique qui constituait jusqu l claircissement du rle de l oxygne dans la combustion par Lavoisier la veille de la Rvolution un obstacle pistmologique une thorie rationnelle de la combustion.

    Cependant, ce ne sont pas seulement les thories scientifiques errones (formes autour de concepts dsormais prims tels que le phlogistique, le calorique ou l ther), mais aussi des mthodes ayant auparavant contribu de faon significative l avance de la science qui peuvent se figer dans de nouveaux obstacles pistmologiques. Ainsi, la mise en valeur de l observation directe, qui a favoris la rupture avec la physique aristotlicienne au XVIIe sicle, est devenue son tour l obstacle pour l avance de la thorie atomiste de la matire. De mme, la philosophie de la science peut tre source d obstacles pistmologiques, dans la mesure o elle a tendance canoniser les aspects contingents d une certaine poque, comme s il s agissait des structures immuables du monde et de la raison. Selon Bachelard, ce penchant qui nous porte tenir pour ncessaire ce qui n est que contingent se manifeste dans la Critique de la raison pure o Kant a absolutis la science de Newton, ses concepts et les rgles d usage de ces concepts, comme s il s agissait du canon mme de la rationalit scientifique.5 C est pour cette raison que Bachelard rejette

    3 Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, P.U.F., 1963, p. 12.4 Ibid. 5 cf. Gaston Bachelard, La philosophie du non, Paris, P.U.F., 1940, p. 30.

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    rsolument toute thorie de connaissance au sens kantien du terme : les conditions de possibilit invariantes ou universelles de la connaissance en gnral sont une chimre des philosophes dont nous devons nous dfaire si nous souhaitons saisir le mouvement des ruptures, travers lesquelles les diffrentes thories scientifiques ont recours diffrentes formes de rationalisation et de formalisation de leurs objets d tudes.

    Il s en suit que la rationalit scientifique se conjugue au pluriel, qu il n y a pas de rgles gnrales qui pourraient dlimiter la scientificit, tout comme il n y a pas de normes qui pourraient dpartager une fois pour toutes la rationalit de l irrationalit. Les normes de scientificit s instituent et se transforment dans le cadre des disciplines singulires et il revient l pistmologue de dceler cette normativit dans l analyse de tel ou tel domaine du savoir dans son dveloppement historique discontinu. Par consquent, il n existe pas de mthode universellement applicable tous les objets de la recherche scientifique, mais seulement des mthodes multiples, comme le souligne Canguilhem, en prolongeant la critique bachelardienne des recherches visant postuler un modle universel de la formation du savoir:

    L pistmologie de Gaston Bachelard [] repousse l ide commune, quelques nuances prs, A. Comte, Chevreul, Cl. Bernard, selon laquelle il existe une mthode positive constitue des principes gnraux dont seule l application est diversifie par la nature des problmes rsoudre.6

    L pistmologie franaise prend ainsi en considration non seulement le conditionnement historique de la rationalit scientifique, mais aussi la pluralit des rationalits qui peuvent s imposer en parallle ou se juxtaposer sur le plan synchronique. C est Foucault qui a su rsumer mieux que tout autre ces deux ides essentielles de Bachelard, en posant l historicit radicale de la rationalit scientifique comme l objet d une histoire critique des sciences et la pluralit des rationalits comme l objet d une gographie des sciences. Dans son introduction l dition amricaine du Normal et le pathologique de Canguilhem, Foucault crit:

    On a pos la pense rationnelle la question non seulement de sa nature, de son fondement, de ses pouvoirs et de ses droits, mais celle de son histoire et de sa gographie, celle de son pass immdiat et de ses conditions d exercice, celle de son moment, de son lieu et de son actualit.7

    6 George Canguilhem, tudes d histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1994, p.166167.

    7 Michel Foucault, Introduction, in: Georges Canguilhem, On the normal and the pathological, Dordrecht, Boston, & London, D. Reidel, 1978, p. ixxxi; repris dans

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    Alors que l histoire de la pense rationnelle vise dgager la constitution d une discipline ainsi que les vnements, les gestes et les partages qui ont rendu possible notre savoir prsent et les discontinuits qui remettent en cause l ide d une cumulation des connaissances, la tche d une gographie de la pense rationnelle est plus difficile cerner. Afin de prciser le sens accord par Foucault cette gographie , nous pouvons dlimiter l objet d une telle entreprise par les questions suivantes: Quelle tait la configuration spatiale (des tats, des universits, des cliniques ou des laboratoires) qui a permis de constituer les divers champs de savoir dans leur autonomie relative ? Quelles dmarcations des frontires fallait-il tablir pour que la mdecine, la sociologie, la dmographie ou la psychologie puissent prtendre au statut de sciences? Quels procds fallait-il introduire pour que la vie, la pense et le comportement des individus, mais aussi des populations puissent devenir l objet d une connaissance objective? A partir de telles questions, on voit bien que l objectif de l pistmologie historique consiste atteindre les conditions qui rendent possible la science, c est--dire un objectif semblable celui du questionnement poursuivie par Kant dans la Critique de la raison pure : Quelles sont les catgories et les contraintes qui, sans dcouler directement de la recherche empirique, rendent possibles des noncs empiriques, en permettant de penser telle ou telle ide ? Cependant, l encontre de Kant, ces conditions sont considres comme historiquement donnes et dpendant du contexte local et contingent de leur mergence. Il en dcoule que l histoire de la science n est pas constitue seulement des rectifications d erreurs et d accumulations et de transformations des connaissances, mais qu travers les changements radicaux de mthodes et de conceptualisations, nous sommes confronts des transformations incessantes de notre comprhension de ce qui peut ou ne peut pas tre considr comme un savoir.

    Le travail de Koyr, de Bachelard, de Cavaills et de Canguilhem [pose des interrogations] une rationalit qui prtend l universel tout en se dveloppant dans la contingence; qui affirme son unit et qui ne procde pourtant que par modifications partielles.8

    Ainsi, ce qui apparaissait comme une contrainte a priori de la pense se trouve, notamment chez Foucault, ramen des conditions contingentes lies aux vicissitudes du dveloppement d une discipline.

    Michel Foucault, La vie : l exprience et la science, Revue de mtaphysique et de morale, vol. 90, no 1, 1985, p. 314, p. 6.

    8 Foucuault, La vie: l exprience et la science, p. 6.

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    Or, si les conditions a priori de la science ne dcoulent aucunement des structures anhistoriques de la raison, comme nous l avons montr ci-dessus, le sujet de la science ne saurait tre identifi une conscience individuelle, capable de juger par elle-mme de l objectivit de ses propres contenus, mais il faut le chercher dans le sujet collectif et historiquement situ de la communaut des chercheurs partageant les mmes normes. Selon Bachelard, les normes qui doivent assurer l objectivit de la connaissance scientifique, ne peuvent aucunement tre tablies par un cogito individuel, mais seulement par le cogitamus pluriel de la cit scientifique .9 La communaut de ceux que Bachelard nommait les travailleurs de la preuve devient alors l instance qui rpond de la validit des normes de la connaissance scientifique, et par l mme de l objectivit des rsultats atteints en suivant de telles normes. Sur ce point, il serait possible d objecter Bachelard d avoir reproduit, son insu, le prsuppos selon lequel les normes de l objectivit rsultent de l activit de la conscience, mme si celle-ci est envisage dsormais dans sa dimension collective. Il est possible d entrevoir cette tendance dommageable retomber dans le psychologisme notamment dans Le rationalisme appliqu o Bachelard situe la normativit de la recherche scientifique dans le surmoi intellectuel auquel appartient d effectuer une surveillance intellectuelle de soi.10 Une telle surveillance repose sur le ddoublement du moi du chercheur, qui poursuit sa recherche en se penchant sur soi-mme, afin de mieux contrler la justesse des rsultats, le respect des mthodes reconnues par la cit scientifique, de mme que les choix mthodologiques compte tenu du problme rsoudre (ce qui peut ventuellement dboucher sur une rvision des rgles du jeu). Canguilhem considre une telle description de l origine des normes et de leur rvision comme ingnieuse, mais insuffisante:

    Fonder l objectivit de la connaissance rationnelle sur l union des travailleurs de la preuve, la validit du rationalisme sur la cohsion d un corrationalisme ; fonder la fcondit de mon savoir sur la division du moi en moi d existence et moi de surexistence, c est--dire au sein d un cogitamus, toute cette tentative est ingnieuse, convaincue, mais non pleinement efficace convaincre.11

    En effet, en tablissant les normes de la connaissance scientifique dans le partage des raisons individuelles au sein d une communaut, n est-on pas amen les rduire aux facteurs d ordre psychologique ? Mme si

    9 Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqu, Paris, P.U.F., 1966, p. 57.10 Idem, p. 75. 11 Georges Canguilhem, tudes d histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin,

    1983, p. 205.

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    nous sommes enclins souscrire la thse de Bachelard, selon laquelle l objectivit dpend du consensus de la cit scientifique, il est primordial de prciser le sens d une telle dpendance. Si nous voulons comprendre l effort de la communaut scientifique pour atteindre des connaissances qui ne seraient pas dpendantes de la perspective subjective de tel ou tel chercheur, il faut avant tout prendre en considration les conditions historiques et institutionnelles qui prcdent les performances cognitives et exprimentales des scientifiques s efforant d laborer une version aussi pure que possible du savoir objectif.

    C est Foucault qui pose ces conditions historiques du savoir comme thme majeur de ses recherches multiples dans le domaine de l archologie du savoir. Sa notion de l a priori historique semble en effet ouvrir une voie prometteuse pour traiter du problme de l objectivit et de ses avatars dans l histoire des sciences. Foucault introduit la notion de l a priori historique dans sa Prface aux Mots et les choses:

    [...] une tude qui s efforce de retrouver partir de quoi connaissances et thories ont t possibles ; selon quel espace d ordre s est constitu le savoir ; sur fond de quel a priori historique et dans l lment de quelle positivit des ides ont pu apparatre, des sciences se constituer, des expriences se rflchir dans des philosophies, des rationalits se former, pour, peut-tre, se dnouer et s vanouir bientt.12

    Dans le contexte des recherches archologiques poursuivies par Foucault dans les annes 1960, nous pouvons comprendre de tels a priori historiques comme des matrices inconscientes gouvernant l espace des noncs possibles, qui apparaissent dans les crits scientifiques de telle ou telle priode historique. Ils sont conus comme les conditions de possibilit de savoir d une culture scientifique donne, comme un ensemble de rgles rendant possibles des noncs de la science. Mais alors que chez Kant, les notions d a priori et d historique s opposent, Foucault ne recule pas devant un tel oxymoron.13 L archologie du savoir se propose ainsi de dgager les conditions dans lesquelles un nonc peut prtendre son objectivit, tout en analysant les principes selon lesquels de tels noncs subsistent, se transforment et finalement disparaissent de l horizon de ce qui peut tre objectivement dclar.

    Malheureusement, Foucault ne parle presque jamais des a priori de l objectivit dans les sciences naturelles, puisqu il s attache plutt

    12 Michel Foucault., Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 13.13 Comme le remarque lauteur de lArchologie du savoir lui-mme, juxtaposs, ces deux

    mots font un effet un peu criant, Archologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 167.

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    analyser, de faon critique, la prtention des sciences dites humaines constituer l homme en tant qu objet d une connaissance scientifique. Cependant, les mthodes de l pistmologie franaise en gnral et de l archologie foucaldienne en particulier ont servi de source d inspiration Lorraine Daston et Peter Galison qui ont consacr l tude des transformations du concept d objectivit, au cours de plus de trois sicles de science occidentale, un volume monumental, intitul brivement Objectivity. Les deux historiens de la science y dessinent les multiples pripties, travers lesquelles le concept de l objectivit s est finalement tabli par opposition celui de la subjectivit. Leur tableau panoramique restitue les diffrents idaux qui ont rgl la volont des savants d aboutir une saisie aussi fidle que possible de la ralit et fournit suffisamment de matriau historique pour mieux cerner les a priori historiques qui ont permis l mergence de la connaissance objective.

    ***

    En abordant l objectivit comme une notion historiquement variable, Daston et Galison poursuivent une vaste enqute sur la gense et les mutations de ce concept, travers une recherche sur les diffrentes faons de reprsenter les phnomnes naturels dans les atlas scientifiques. Considrons d abord la thse que les deux auteurs veulent rfuter:

    Qu elle soit comprise comme le point de vue de nulle part ou bien comme l application d une rgle algorithmique, qu elle soit loue comme le noyau mme de l thique scientifique ou incrimine comme un dtachement sans me, l objectivit est cense tre abstraite, intemporelle et monolithique.14

    Or, Daston et Galison nous montrent que l objectivit n est ni intemporelle, ni monolithique, mais qu elle a sa propre histoire, scande par un certain nombre de reconfigurations des catgories fondamentales de la rationalit scientifique. La reconstruction de cette histoire nous permet de mieux saisir la polyvalence actuelle du concept. En effet, nous dsignons comme objective une connaissance qui s en tient rigoureusement aux faits et qui n est pas biaise par nos prconceptions: dans ce sens, l objectif serait associ l empirique. Cependant, le terme d objectif est employ galement comme synonyme du rationnel, au sens d une vidence que tout tre rationnel doit reconnatre. Outre cela, la notion de l objectivit renvoie une approche impartiale (c est dans cet esprit que nous parlons d un

    14 Daston, Galison, Objectivity, p. 51. Nous traduisons.

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    jugement objectif) aussi bien qu la capacit de prendre distance vis--vis de ses propres motions. Enfin, nous employons ce terme galement comme synonyme de la ralit en soi ou de l existence des choses telles qu elles sont, indpendamment de toute projection de notre esprit sur eux.15 De toute vidence, le terme d objectivit recle un certain nombre de couches smantiques qui ne peuvent pas tre corrles sans difficult: ainsi, il n est pas trs facile de dterminer le dnominateur commun entre la capacit de matriser ses motions et le prsuppos d un ordre neutre et fondamental de toute ralit. Si donc nous voulons comprendre les racines historiques de cette exubrance smantique de l objectivit et si nous voulons saisir l enchevtrement de toutes ces nuances, il faudra rechercher, dans l histoire des sciences, le rle assum par le postulat du principe d objectivit, tout en comparant et dlimitant ce principe par rapport aux autres candidats pour une connaissance fidle, adquate et lgitime des choses.

    Selon la thse fondamentale de Daston et Galison, les diffrentes poques de la science moderne se distinguent par une certaine vertu pistmique qui reprsente, pour les savants de telle ou telle priode, l ensemble des normes rgissant la manire de connatre et de reprsenter la nature. Au XVIIIe sicle, l idal atteindre, communment partag par les savants, consistait dans une vrit d aprs nature, l objectif tant d aboutir une reprsentation aussi fidle que possible de la nature en trouvant l exemplaire idalis et caractristique. Le principe de cette vertu pistmique impose au savant, accompagn de son illustrateur, de faire plutt le portrait de l espce que d un exemplaire particulier. Il s agit pour lui de dterminer, travers une reprsentation idalise, ce qui est caractristique, universel et typique.16 L attention du savant, guide par la raison, permet de dompter la variabilit prsente dans les exemplaires particuliers et de reconnatre, au-del de l imperfection des individus, les vritables espces des plantes et d autres organismes. Il s agit ainsi d une image synthtise de la diversit empirique et non pas d une reprsentation de tel ou tel individu auquel le savant tait lui-mme confront durant ses recherches.

    Cette vrit d aprs nature a t progressivement remplace par un autre idal, li d autres conceptions du travail effectuer sur soi pour atteindre la vrit des choses. A partir du milieu du XIXe sicle, la tche de la science consiste radiquer toute projection subjective sur l objet de la science. Cette vertu pistmique conduit dans la pratique utiliser autant que possible des instruments d enregistrement tels que la photographie, le daguerrotype et autres outils capables de reprsenter la

    15 Voir Daston, L., Objectivity and the Escape from Perspective , Social Studies of Science 22, no4, 1992, p.598.

    16 Daston, L., Galison, P., Objectivity, p. 20.

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    ralit sans l interfrence de l homme. Il s agit dsormais d immuniser l objet tudi contre toute contamination qui pourrait venir de l homme: comme le dmontrent Daston et Galison sur de nombreux exemples de photographies de flocons de neige ou de cristaux, la mise en uvre des procds mcaniques de reproduction a pour but d liminer l intervention humaine, d immuniser l objet tudi contre toute contamination qui pourrait venir de l homme, c est--dire de contourner le danger imminent qui consiste dans la projection de nos propres attentes, hypothses et thories sur la ralit en dformant ainsi son image. C est pour cette raison que les flocons de neige, les minraux ou les individus vivants, la diffrence des images idalises reprsentes dans les atlas du XVIIIe sicle, sont reprsents avec toutes leurs particularits et asymtries: si les auteurs d atlas de la seconde moiti du XIXe sicle n osaient pas effacer le moindre dtail de l image, leur abstention d intervenir se fait au nom de l objectivit mcanique.

    Toutefois, les insuffisances et les apories lies la constitution d une objectivit toute mcanique mergent au tournant du XXe sicle : non seulement il est impossible d exclure entirement la perspective du savant qui oriente la lentille de l appareil, mais surtout, la communaut scientifique se rend compte de la ncessit de rintroduire les procdures de jugement pour donner une interprtation sense des donnes brutes et pour corriger les limites et les insuffisances du procd de pur enregistrement. L objectivit mcanique laisse place, notamment partir des annes 1920, ce que Daston et Galison appellent le jugement entran, permettant de dpasser les impratifs aportiques de l objectivit mcanique. Si les auteurs d atlas du XXe sicle se permettent de mettre en relief certaines structures ou formes significatives [patterns] selon leur jugement expert, ils le font au nom d une conviction partage, selon laquelle l interprtation adquate des images obtenues grce aux tlescopes, aux microscopes ou les enregistrements des lectroencphalogrammes et IRM, requiert un groupe d experts attests qui jouissent d une crdibilit suffisante au sein de leur discipline. Ainsi, donner une image objective d une lsion crbrale ou d un champ magntique du soleil suppose de passer par un entranement permettant d exercer son regard reconnatre les structures significatives, considres comme dignes d intrt dans tel ou tel domaine de l expertise.

    ***

    En ce qui concerne le problme pistmologique de l objectivit dans la science, il est possible d extraire trois thses fondamentales qui dcoulent du tableau panoramique dessin par Daston et Galison. D abord,

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    l histoire de l objectivit permet de mieux cerner le rapport troit qui relie les diffrentes conceptions historiques de la ralit telle qu elle est avec les ruptures successives dans notre faon de concevoir le moi. Ensuite, l excursus historique dans les diffrents rgimes de la reprsentation et de la rationalisation de la nature permet de dgager, pour chaque priode considre, un thos spcifique dterminant la manire dont il faut tudier, cerner et dcrire les phnomnes naturels. Enfin, il est possible de montrer que l entreprise visant historiciser la notion de l objectivit ne revient pas rejeter la rationalit ou le ralisme des rsultats scientifiques, mais mieux dlimiter la prtention de la science expliquer les phnomnes en respectantles articulations dessines par la nature elle-mme.

    Considrons d abord la premire thse selon laquelle les diffrentes manires de rechercher une image objective de la nature ont merg paralllement aux apparitions de nouveaux modes de la subjectivit. L ouvrage de Daston et Galison permet d en prciser le contenu en montrant comment chaque forme de l objectivit (ou de ses alternatives) est dtermine par la censure de l un des aspects de notre subjectivit, considr comme particulirement dangereux telle ou telle poque. L objectivit, affirment Daston et Galison, implique la suppression d un aspect du moi, et s oppose la subjectivit.17 Ainsi, au XVIIIe sicle, alors que le terme d objectivit n a pas encore reu son sens actuel, il fallait supprimer ou dompter notamment son imagination effrne. L antidote recommand consiste alors dans un usage raisonn de son esprit, qu il est possible d entraner, l instar de nos muscles, par une exprience rpte, afin d acqurir par l la capacit de saisir l uniformit fondamentale de la nature derrire la diversit apparente de ses manifestations. La raison doit ainsi remettre l imagination sa place, rsister ses tentations et compenser la passivit des sens par une intuition raisonne de la structure profonde et durable de la ralit.

    Une conception nouvelle du moi actif, faisant suite la rvolution copernicienne de Kant, a introduit une nouvelle source d angoisse dans la recherche scientifique: si les objets se rglent sur notre connaissance18, comment empcher nos spculations et interprtations de compromettre la validit des rsultats de notre enqute ? La crainte majeure concerne alors la possibilit de dformer l objet connatre en projetant sur lui nos anticipations, nos hypothses, nos perspectives. Certes, une telle crainte n est aucunement base sur une interprtation fidle l esprit de l argument kantien, mais elle rsulte plutt d une rappropriation de Kant

    17 Ibid., p. 36.18 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure. Prface de la seconde dition, Paris, J.

    Gibert, 1946, p. 21.

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    par les savants du XIXe sicle. Ces usages et ces relectures de Kant donnent alors naissance l ide d une science impersonnelle, une science dont la condition de possibilit consiste dans une abngation du chercheur, dans une disciplinarisation de son propre moi afin de l empcher de projeter sur l objet connatre une partie de sa spcificit. Ainsi, selon Rudolf Virchow, promoteur d une mdecine rigoureusement oriente vers les sciences naturelles, la tche du savant consiste dsubjectiviser son moi, qui reprsente une menace pour la thorie scientifique.19 Leparadoxe d une telle entreprise est pourtant manifeste: cette abngation ne saurait tre atteinte qu au prix d un effort hroque de la volont, c est--dire par un acte souverain du sujet connaissant. Par consquent, l impartialit du savoir n est pas seulement le fruit d une connaissance de l objet, mais d un acte moral du sujet.

    Cette considration nous amne la seconde des thses mentionnes plus haut, selon laquelle il est impossible d introduire une coupure nette entre la forme des thories scientifiques et les principes thiques qui leur ont permis d exister, de mme qu il est impossible de concevoir la validit des rsultats indpendamment des mthodes mises en uvre pour les obtenir. Chaque rgime de production scientifique des faits est ainsi anim par un type spcifique de principes normatifs qui dterminent non seulement le mode de reprsentation des images, mais aussi la nature de travail qu il faut effectuer sur soi pour pouvoir accder la vrit des choses. Alors que les principes thiques des naturalistes du XVIIIe sicle, insistant sur un entranement prolong de l attention et de la mmoire, peuvent s apparenter un dveloppement original de l thique aristotlicienne et no-stocienne des vertus, l thique de l objectivit du XIXe sicle est dans une large mesure inspire par celle de Kant, car la volont est la facult souveraine dont le savant doit faire un bon usage, s il veut dompter son moi exubrant en lui empchant de projeter ses attentes sur les objets de son tude. Il y a ainsi une forme d ascse chez le scientifique du XIXe sicle, insparable de sa mthode de travail. A la suite de Bachelard, de Canguilhem et de Foucault, Daston et Galison remettent ainsi en question l un des prsupposs fondamentaux de la philosophie des sciences, selon lequel l objectivit est l affaire d une thorie de connaissance , assimilable l impartialit et la neutralisation de toute valeur. Bien plutt, l objectivit est un phnomne normatif qui connat des transmutations historiques en fonction des diffrentes vises rgulatrices, qui se succdent dans les tapes du dveloppement de la science moderne.

    Nous pouvons toutefois nous demander si une telle moralisation et historicisation du terme d objectivit ne conduit pas un relativisme

    19 Voir le discours de R. Virchow l occasion de Versammlung deutscher Naturforscher und rzte en 1871, cit par Daston et Galison, Objectivity, p. 189.

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    de principe. En effet, en dlimitant l objectivit comme une modalit historiquement et moralement conditionne du rapport de la thorie la nature, on refuse de lui attribuer l universalit qui semble reprsenter le prsuppos ncessaire de toute approche dite raliste de la science. Quelles sont alors les consquences proprement pistmologiques de la thse selon laquelle l objectivit n a pas toujours t un principe rgulateur de la recherche scientifique, puisqu elle s est dveloppe seulement au milieu du XIXe sicle et en corrlation avec un idal assez paradoxal de l effacement de soi? Si, de plus, les deux historiens insistent pour dire que l objectivit en tant qu ide rgulatrice guidant la recherche dans les sciences est intrinsquement lie une conception historique de la subjectivit, drive de la philosophie kantienne et de ses avatars, et svrement attaque tout au long du XXe sicle, on peut se demander si leur enqute ne revient pas, en fin de compte, effacer l objectivit, qui pourrait finalement disparatre comme la limite de la mer un visage de sable .20 En d autres mots, l insistance sur les facteurs contingents et sur l historicit du concept de l objectivit n amne-t-elle pas considrer l objectivit comme un artifice, comme une construction idologique, comme une illusion ? Certes, les deux auteurs soulignent le caractre contingent de l idal d objectivit ; toutefois, historiciser l objectivit ne revient pas la nier ou la dnoncer comme une chimre du pass qui n a plus droit de cit dans le travail de la science. Les ides normatives partages, mme lorsqu elles s attachent un idal irralisable dans sa forme pure, amnent des rsultats concrets au niveau de la reprsentation de la nature et de la cration de nouveaux objets de la science. Par ailleurs, Daston et Galison refusent de considrer l approche constructiviste et l approche raliste de l objectivit comme ncessairement contradictoires:

    Objecter que l objectivit mcanique [] est un leurre ou une illusion, car elle n est jamais ralise dans sa forme la plus pure, serait comme affirmer la mme chose propos de l galit ou de la solidarit. [Dans le cas du jugement exerc et de l objectivit mcanique], il ne s agit pas d opposer l idologie la ralit, mais de deux visions rgulatrices de la science qui sont distinctes et parfois rivales et qui sont aussi relles que les images qu elles produisent, tout en tant elles-mmes produites par des circonstances historiques spcifiques.21

    Historiciser la notion d objectivit ne revient donc aucunement nier qu elle existe, mais s interroger sur les catgories profondes de la

    20 Foucault, Les mots et les choses, p. 398.21 Daston, Galison, Objectivity, p. 378. Nous traduisons.

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    rationalit scientifique, sur leur interdpendance et leurs reconfigurations au sein de l histoire des sciences qui se distingue par une incessante crativit des normes. Daston et Galison renouent ainsi, de manire implicite, avec la thse de Canguilhem, selon laquelle c est prcisment l historicit qui reprsente le signe distinctif de la scientificit:

    Une science qui n a pas d histoire, c est--dire une science dans laquelle il n y a pas rcusation de certaines conditions d objectivit un moment donn et substitution de conditions d objectivit plus objectivement dfinies, une discipline ainsi conue n est pas une science.22

    Il s en suit que les conditions de possibilit des noncs scientifiques doivent ncessairement tre historiques, sans quoi la science serait rduite une srie infinie de discours mutuellement entrelacs et dduits partir de prmisses invariables. L historicit est ainsi ce qui distingue les sciences vritables des pseudo-sciences, telles que l astrologie, dont le propre est de ne pas connatre d histoire au sens bachelardien des ruptures pistmologiques.

    ***

    En conclusion, je me permettrai d exprimer quelques rserves sur la tentative de Daston et Galison pour rendre compte de l objectivit par une histoire des transformations ayant lieu dans la production des images des phnomnes naturels. Une lecture attentive de cet ouvrage monumental donne progressivement lieu au soupon qu il s agit davantage d une histoire de la reprsentation de la nature que d une histoire de l objectivit de la connaissance scientifique. Certes, les deux auteurs ont su dmontrer l importance des atlas dans l orientation de notre regard et dans la reprsentation des phnomnes naturels. Et pourtant, le problme de l objectivit de la connaissance scientifique ne se rduit pas celui d une juste reprsentation des cristaux, des plantes, des embryons ou des champs magntiques. Ni les lois de la mcanique newtonienne, ni la thorie de la relativit d Einstein ne sont de simples reprsentations de la nature. Si la notion de l objectivit doit recevoir un sens non trivial, il est ncessaire de reconnatre qu elle concerne moins une image fidle des phnomnes, qu une explication permettant de matriser la diversit des expriences par les principes unificateurs de la pense. La gnalogie de la

    22 Georges Canguilhem, Objectivit et historicit, in: J.-M. Auzias, Structuralisme et marxisme, Paris, Union gnrale d ditions, 1970, p.235.

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    rationalit scientifique consisterait alors dans la dcouverte des concepts, des catgories et des rgles qui se sont imposs au cours de l histoire des sciences europennes et qui ont permis de trier, de penser et d unir les donnes de l exprience dans un corpus de savoir objectif.

    A l encontre de la tentative pour expliquer la constitution du savoir objectif exclusivement dans les termes des gestes, techniques, habitudes et dispositions qui sont inculqus par l entranement et la rptition quotidienne,23 il est possible d objecter que l tude d une objectification progressive de la nature doit prendre en considration avant tout les diffrents aspects de la formalisation et de l idalisation des phnomnes par les sciences de la nature. Il serait ainsi souhaitable de corrler les contingences historiques, dcouvertes par l pistmologie historique, aux thses sur l idalisation mathmatique , prsentes par Husserl dans La crise des sciences europennes. C est que l objectivit est inconcevable sans tenir compte des oprations telles que a) la procdure de mesure qui permet d accder la dimension d un sens identiquement valable pour tous ceux qui l effectuent ; b) l explication des phnomnes naturels par le principe d une causalit pure, ayant pour consquence une prdiction exacte des phnomnes futurs; c) l ide d une mathmatisation indirecte, qui prsuppose de pouvoir trouver, pour chaque donne qualitative des objets naturels (telle que la couleur, la chaleur ou le mouvement), un quivalent dans le domaine rigoureusement mathmatique des formes spatio-temporelles (telles que la longueur d onde, l nergie cintique et l espace parcouru au cours d un intervalle de temps).24

    En faisant l impasse sur ces oprations effectues par la science moderne depuis son point de dpart chez Galile et en se limitant l histoire des reprsentations, Daston et Galison ne rendent pas entirement justice la prtention de la science connatre la ralit dans son indpendance par rapport celui qui la pense. Cette prtention se trouve finalement rduite la forme contingente d un thos, historiquement dlimit, d une connaissance dsintresse et dsubjectivise. Lorsque les deux historiens amricains conoivent l objectivit comme le rgime de production scientifique qui aspire l effacement de toute trace de celui qui est l origine du savoir25, ils semblent omettre le lien unissant l objectivit la constitution intersubjective des significations des phnomnes naturels,

    23 Daston, Galison, Objectivity, p. 52. 24 Voir Edmund Husserl, La crise des sciences europennes et la phnomnologie

    transcendantale, Paris, Gallimard, 1976, II, 9 c, p. 43 : Tout ce qui se rvle comme rel dans les qualits sensibles spcifiques doit avoir son index mathmatique dans des vnements du domaine des formes, conu naturellement toujours comme dj idalis.

    25 To be objective is to aspire to a knowledge that bears no trace of the knower knowledge unmarked by prejudice or skill, fantasy or judgment, wishing or striving.

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    sans laquelle on ne saurait pas rendre raison de l objectivit en tant que principe rgulateur de la recherche scientifique.

    Et pourtant, la phnomnologie et l pistmologie historique partagent le mme projet dans la mesure o la constitution de l objectivit reprsente, selon ces deux approches, un certain accomplissement, dont on peut retracer les tapes historiques en reconstituant les gestes constitutifs, ncessairement oublis ds qu accomplis ,26 ainsi qu en reconduisant les oprations mthodiques d idalisation et de formalisation leur origine, pour ne pas confondre la ralit avec ce qui n tait qu une mthode de sa rationalisation.27 L histoire des techniques et des dispositions, acquises travers les atlas, pourrait ainsi tre complte par l analyse d autres procds d objectivation, tels que la gomtrisation des formes ou l explication strictement causale, au moyen desquels la science s achemine vers la prcision, l identit et la prdiction de tout phnomne naturel. La phnomnologie et l pistmologie historique se rvlent ainsi complmentaires dans leur effort commun pour retracer la gnalogie d une signification objective des connaissances scientifiques. Qui plus est, aussi bien la phnomnologie que l pistmologie historique s opposent au naturalisme et son objectivisme, qui contournent la tche d expliquer la gense progressive des objets des sciences en lui prfrant une construction toute mtaphysique, consistant postuler un rapport causal entre une ralit physique, purement quantitative, et son image subjective dans notre conscience.

    Objectivity is blind sight, seeing without inference, interpretation, or intelligence. Objectivity, p. 17.

    26 Comme le dit Foucault propos du partage entre la raison et la draison. Voir Michel Foucault,Dits et Ecrits, TomeI, Paris, Gallimard, 2001, p.189.

    27 Selon la thse de Husserl, le modle mathmatique de la nature est confondu chez Galile avec la nature elle-mme. Voir La crise des sciences europennes, II, 9 c d.