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Le sauvetage des juifs à Paris 1940-1944
Camille Ménager
Présentation 1
Première partieJuifs et non-juifs face au danger
Les premières mesures antijuives 4
Les réactions de l’opinion publique parisienne 7
Le tournant de la rafle du Vél’ d’Hiv en juillet 1942 10
Deuxième partiePortraits de sauveteurs
Les Justes de Paris 14
Les moyens mis en œuvre pour aider 19
Les motivations 22
Troisième partieAssocier ses forces pour sauver : les organisations de sauvetage
Quelques organisations juives face au danger 24
L’action de Notre-Dame de Sion 27
L’Entraide temporaire, un regroupement multiconfessionnel 30
La Clairière 33
Quatrième partieDeux femmes, un même but : sauver les enfants
Énéa Averbouh : les états d’âme au quotidien 37
Lucienne Clément de l’Épine : le souci constant du bien-être des enfants 40
Conclusion 45
Glossaire 46
Bibliographie 48
Sommaire
2
2 Ceci est un nombre minimum donné par Serge KLARSFELD dans Le calendrier de la persécution des Juifs en France, 1940-1944,
FFFDJF et The Beate Klarsfeld Foundation, 1993.
3 André KASPI, Les Juifs pendant l’Occupation, Paris, Éditions du Seuil, 1991. Lucien Lazare détaille ainsi la composition de la popu-
lation juive de septembre 1939 : 110 000 Français depuis plusieurs générations, 70 000 naturalisés Français, et 120 000 étrangers et
apatrides (cf. l’introduction du Dictionnaire des Justes de France, Israël GUTMAN (dir.), édition française établie par Lucien Lazare,
Paris, Fayard, 2003).
1
Le sauvetage des juifs à Paris 1940-1944Entre 1940 et 1944, 75 721 juifs ont été
déportés de France2. Dans la mesure où
ils étaient environ 300 000 avant l’en-
trée en guerre, on peut en déduire que,
malgré l’importance de la déportation,
les trois quarts d’entre eux n’ont pas été
déportés3. En plus de l’action des juifs
eux-mêmes et des possibilités matériel-
les de se sauver, l’aide multiforme
apportée par une partie de la population
non-juive a été essentielle : c’est à l’en-
semble de ces formes de sauvetage que
nous nous intéressons ici, tentant de
brosser les portraits de ces sauveteurs
anonymes ou reconnus, en levant le
voile sur des histoires oubliées qui ont
rythmé l’occupation de Paris.
PrésentationEn décembre 2006, nous avons organisé à Sciences Po un colloque international sur les « prati-ques de sauvetage en situations génocidaires ». Réunissant des chercheurs en provenance d’unevingtaine de pays, cette conférence a notamment reçu le soutien de la Ville de Paris. Celle-ci asouhaité que, dans la suite de nos travaux, nous présentions à un public plus large l’action desParisiens qui ont aidé des juifs à échapper aux persécutions nazies et vichystes entre 1940 et1944. Nous sommes heureux de présenter cette brochure qui répond à cette demande.
Les commémorations du sauvetage se sont multipliées ces dernières années. Le 18 janvier2007, au Panthéon, le Président de la République a rendu hommage aux Justes de France.Histoire et mémoire, recherche et commémoration, des initiatives distinctes ont ainsiconvergé. Chacune suit cependant une logique qui lui est propre.
Le colloque international de 2006 visait à comprendre, de manière comparative, la diversitéet la complexité des actes d'entraide et de sauvetage, principalement envers les juifs, au coursde la Seconde Guerre mondiale1. Il s’agissait de prendre en compte les effets des structures,sociales et politiques, sur ces formes d’aide.
Parmi les communications de notre colloque, celle de Camille Ménager, titulaire d’un masterd’histoire à Sciences Po, a été l’une des plus originales. Elle portait sur le sauvetage à Paris,thème jamais étudié alors qu’environ 150 000 juifs résidaient dans la capitale en 1940 (surles quelque 300 000 vraisemblablement présents dans notre pays). Cette brochure en reprendles principaux éléments. Le lecteur parisien y découvrira un pan encore mal connu de l’his-toire de sa ville durant l'occupation allemande.
Cette lecture appelle deux remarques préliminaires. Tout d’abord, si l’échelle parisienne a étéretenue, il convient de garder à l’esprit la nécessité, dans de futurs travaux, de prendre en consi-dération les réseaux sociaux, le plus souvent familiaux, qui unissaient Parisiens et provinciaux.Si Paris a pu constituer la première étape de l’aide, l’existence de relais sur le reste du territoireet notamment à la campagne a souvent été une condition de la réussite du sauvetage.
Ensuite, du fait de la rareté des sources et de la nature de l’exercice, cette brochure s’appuieprincipalement sur les documents et les témoignages, souvent très postérieurs aux événe-ments, qui ont conduit à la reconnaissance de 270 Justes ayant œuvré à Paris. Si la richessede ces sources n’est plus à démontrer, il reste encore aux historiens à trouver le moyen de lescompléter pour accéder à la pleine compréhension d’actes divers, qui ne peuvent se résumerà ceux qui ont donné lieu à une reconnaissance officielle.
Jacques Semelin, Claire Andrieu et Sarah Gensburger
1 Plusieurs communications ont également porté sur les exemples du génocide des Arméniens (1915-1916) et des Tutsis au Rwanda
(1994). Nous tenons à remercier pour leur soutien la Mairie de Paris, la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, la Fondation de la
Résistance, Air France, le Ministère de la Défense, Sciences Po et le CNRS. Un ouvrage tiré de ce colloque paraîtra aux Presses de
Sciences Po en 2008.
Plaque commémorative, rue Lamarck dans le 18e arrondissement de Paris
4
5 On trouve l’ensemble des textes officiels du Journal officiel de l’État français de Vichy et du VOBIF (le journal officiel allemand enterritoire occupé), sous la forme de fac-similés, dans l’ouvrage dirigé par Claire ANDRIEU, La persécution des Juifs de France1940-1944 et le rétablissement de la légalité républicaine : recueil des textes officiels 1940-1999, Mission d'étude sur laspoliation des Juifs de France, Paris, La Documentation française, 2000.6 Serge KLARSFELD, L’étoile des Juifs, Paris, le Crif et l’Archipel, 1992, p. 15. Le département de la Seine comprenait Paris et 80communes adjacentes. 90 % des juifs arrêtés dans ce département entre le 16 juillet 1942 et le 30 juin 1944 résidaient dans Parisintra muros. cf. Serge KLARSFELD, Le calendrier, op. cit., p. 1119.7 Xavier Vallat [1891-1972] : antisémite convaincu, il dirige le CGQJ jusqu’au 6 mai 1942. Il sera remplacé à ce poste parLouis Darquier de Pellepoix [1897-1980].
* L’ensemble des termes suivis d’une astérisque sont explicités dans le glossaire, page 46.
27 septembre 1940
Première ordonnance allemande « relative aux mesures contre les juifs » où « sont
reconnus comme juifs ceux qui appartiennent ou appartenaient à la religion juive, ou qui
ont plus de deux grands-parents (grands-pères et grands-mères) juifs. » De plus, « il est
interdit aux juifs qui ont fui la zone occupée d’y retourner 5. »
Les Allemands ordonnent le recensement des juifs, mis en application par l’adminis-
tration française, notamment par la préfecture de police, pour le département de la
Seine, dans lequel vont être recensés 149 734 juifs se répartissant en 85 664 Français
et 64 070 étrangers6. Les juifs sont sommés de se présenter. Les institutions juives, les
partis politiques ou ce qu’il en reste, les diverses associations ne donnent pas de
consignes. Chacun prend alors sa décision dans les délais les plus courts : le recense-
ment a lieu par ordre alphabétique, de la lettre A le 3 octobre aux lettres W, X, Y, Z le
19 octobre. Il est terminé le 20 octobre, soit deux jours après la promulgation officielle
du statut français du 3 octobre.
3 octobre 1940
« Loi portant statut des juifs », mise en place par les autorités de Vichy, qui donne des
individus estimés comme juifs une définition qui inclut la notion de race : « Est regardé
comme juif, pour l’application de la présente loi, toute personne issue de trois grands-
parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint lui-
même est juif. »
4 octobre 1940
Loi française sur « les ressortissants étrangers de race juive », qui permet leur interne-
ment dans des camps spéciaux par décision du préfet.
29 mars 1941
Création du CGQJ* (Commissariat général aux questions juives), qui est confié à Xavier
Vallat7.
3
Juifs et non-juifs face au dangerLe 14 juin 1940, les Allemands entrent dans Paris. Déclarée ville ouverte, la capitale va
concentrer pendant quatre années toutes les instances officielles d’occupation. On estime
qu’elle regroupe entre la moitié et les deux tiers des juifs de France, soit de 150 000 à
200 000 âmes4, dont environ une moitié d’étrangers. On trouve ces derniers dans un sec-
teur s’étendant depuis la place de la République vers Belleville, Montmartre, la Bastille et
surtout la rue des Rosiers et son Pletzl, qui dans les années 1930 ressemble aux « rues jui-
ves » de Pologne. La rue des Rosiers est à l’époque le quartier ashkénaze du Marais par
excellence. En revanche, y vivent très peu de séfarades. Les juifs étrangers ne sont pas les
seuls habitants de ces quartiers mais l’élément majoritaire dans quelques-unes de leurs
rues. Les juifs français habitent des quartiers plus bourgeois comme les XIVe, XVIe et XVIIe
arrondissements, et des banlieues résidentielles comme Neuilly et Boulogne.
4 Selon Asher COHEN, Paris compte environ 200 000 juifs à la veille de la guerre. (Cf. Persécutions et sauvetages, Juifs et Françaissous l’Occupation et sous Vichy, Paris, Éditions du Cerf, 1993, chapitre 1). Il estime, comme André KASPI (op. cit.) ou Jacques ADLER(cf. Face à la persécution, les organisations juives à Paris de 1940 à 1944, Paris, Calmann-Lévy, 1985), que la population juiveglobale en France compte environ 300 000 âmes. Il s’agit d’estimations seulement, la législation n’autorisant pas le recensement de lareligion en France.
Les premières mesures antijuives
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26 avril 1941
Troisième ordonnance allemande « relative aux mesures contre les juifs », s’appliquant aux juifs
de zone occupée : « Est considérée comme juive toute personne qui a au moins trois grands-
parents de pure race juive. Est considéré ipso jure comme de pure race juive un grand-parent
ayant appartenu à la communauté religieuse juive. Est considéré également comme juive toute
personne issue de deux grands-parents de pure race juive et qui, au moment de la publication
de la présente ordonnance, appartient à la communauté religieuse juive ou qui y entre ulté-
rieurement ; ou, au moment de la publication de la présente ordonnance, a été mariée avec
un juif ou qui épouse ultérieurement un juif. En cas de doute, est considérée comme juive toute
personne qui appartient ou a appartenu à la communauté religieuse juive 8. »
2 juin 1941
« Second statut » institué par les autorités de Vichy, qui mettent en place un recensement
dans toute la France, incluant la zone libre, donnant une nouvelle définition du juif : « Est
regardé comme juif : celui ou celle, appartenant ou non à une confession quelconque, qui
est issu d’au moins trois grands-parents de race juive, ou de deux seulement si son conjoint
est lui-même issu de deux grands-parents de race juive. Est regardé comme étant de race
juive le grand-parent ayant appartenu à la religion juive. Celui ou celle qui appartient à la
religion juive, ou y appartenait le 25 juin 1940, et qui est issu de deux grands-parents de
race juive. La non-appartenance à la religion juive est établie par la preuve de l’adhésion à
l’une des autres confessions reconnues par l’État avant la loi du 9 décembre 1905 9. »
7 février 1942
Sixième ordonnance allemande « relative aux mesures contre les juifs », qui institue un cou-
vre-feu pour les juifs en zone occupée entre 20 heures et 6 heures du matin, et qui leur
interdit de changer de résidence10.
29 mai 1942
Huitième ordonnance allemande « relative aux mesures contre les juifs », qui institue le port
de l’étoile jaune en zone occupée : « Il est interdit aux juifs dès l’âge de six ans révolus de
paraître en public sans porter l’étoile juive 11. »
8 VOBIF, pp. 255-258, cité par Claire ANDRIEU (dir.), op. cit., pp. 56-57.9 JO, p. 2476, cité par Claire ANDRIEU (dir.), op. cit. p. 103.10 VOBIF, pp. 340-341, cité par Claire ANDRIEU (dir.), op. cit., pp. 68-69.11 VOBIF, p. 383, cité par Claire ANDRIEU (dir.), op. cit., p. 72.
Premières mesures, premières menaces
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Les réactions de l’opinion publique parisienne
814 Note de la Sipo-SD, datée du 3 juin 1941, citée par Serge KLARSFELD, L’étoile des Juifs, Paris, le Crif et l’Archipel, 1992, p. 62.
7
Face aux rafles de 1941
Les premières arrestations collectives parisiennes ont lieu en 1941.
Le 14 mai, plus de 3 700 juifs sont convoqués pour un « examen de
situation ». Cette grande opération d’arrestations menée par la
police française (il s’agit de la police municipale, avec le concours de
certains éléments de la police judiciaire et des Renseignements
généraux) prend à l’improviste 3 340 Polonais, 157 Tchèques et 123
apatrides12.
La deuxième opération de grande envergure a lieu le 20 août 1941
et s’étend jusqu’au 23 août. Le premier jour, 3 022 juifs sont arrêtés
dans le XIe arrondissement. Le deuxième jour, 609 sont arrêtés dans
les Xe , XVIIIe, et XXe arrondissements. Le troisième jour, les arresta-
tions s’étendent sur sept arrondissements (les IIIe, IVe, Xe, XIe, XVIIIe,
XIXe, XXe), raflant 325 juifs. Enfin, le 23 août 1941, 115 juifs sont arrê-
tés dans les Ier, Ve, VIe, IXe, XIIIe et XVIIe arrondissements.
La dernière opération de grande ampleur de l’année a lieu le 12
décembre 1941 : en représailles à une série d’attentats anti-alle-
mands, 260 hommes de la Feldgendarmerie et 200 membres de la
Sipo-SD* répartis en 14 groupes et assistés de policiers français arrê-
tent à Paris 743 hommes juifs, de milieux aisés pour la plupart et
presque tous de nationalité française13.
12 Les arrondissements les plus touchés sont le XIe (591), le XXe (533), le Xe (316), le XVIIIe (274), le IVe (268).13 Certains étrangers ont également été arrêtés. Pour dépasser le nombre de mille qui avait été fixé, les Allemands choisissent à Drancy300 internés. Ils sont regroupés à l’École militaire puis internés à Compiègne.
Ces trois premières rafles, qui
ont concerné un grand nombre
d’arrondissements parisiens,
semblent avoir eu peu d’inci-
dence sur le comportement de
la population. Un rapport des
Renseignements généraux
montre que, dans le cas de la
rafle d’août 1941, la majorité
des Parisiens s’insurgent non
pas contre les mesures antijui-
ves, mais contre le manque de
discernement avec lequel elles
sont appliquées : l’opinion collective ne désapprouve pas l’arrestation des juifs étrangers
mais critique celle des juifs français et anciens combattants.
Le 1er juin 1942 paraît la huitième ordonnance allemande du 29 mai 1942, qui institue le
port de l’étoile jaune en zone occupée. Cette mesure revêt un caractère essentiel dans la
discrimination des juifs et dans l’évolution de l’opinion publique à leur égard. L’étoile est
en effet censée inspirer au sein de la population un sentiment de rejet à l’égard des indi-
vidus marqués. L’objectif semble ne pas avoir été atteint, car cette disposition provoque
des réactions de compassion, contrairement au but recherché.
Les Allemands signalent dès le 3 juin que la mesure publiée et non encore appliquée pro-
voque déjà une réaction de désapprobation. Une note émanant de la Sipo-SD* souligne
ainsi que « la récente ordonnance qui oblige les Juifs à porter l’étoile juive à partir du 7
juin 1942 a été très discutée et critiquée dans les différents milieux. En général, cette
ordonnance a même été désapprouvée, et ce du point de vue de l’esprit libéral qui est,
en effet, particulièrement chez lui en France14».
L’institution du port de l’étoile jaune, un élément déclencheur ?
Attroupement provoqué par la rafle du 14 mai 1941 rue Perrée.
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1016 Lettre anonyme, datée du 21 juillet 1942. Source : CDJC, CCXIV-49.
« Cela a commencé le 16 juillet à 4 h du matin et cela continue encore. À présent encore,
on ramasse les gens dans la rue. Pour la plupart on arrête des femmes et des enfants
d’origine étrangère, mais bien entendu, les hommes aussi n’y échappent pas.
Nous venons de vivre des heures d’atroce souffrance. On signale plusieurs cas où des
femmes se sont jetées par la fenêtre avec leurs enfants (une femme a pendu son uni-
que enfant). L’opération n’en a pas moins été menée sans aucune pitié 16. »
Le 21 juillet 1942, un homme, ouvrier casquettier, père d’un enfant de deux ans et demi, envoieune lettre anonyme de Paris.
L’événement qui semble marquer le plus clairement une évolution au sein de l’opinion
publique est la rafle parisienne qui s’étend du 16 au 20 juillet 1942, où des milliers de
juifs sont internés au Vélodrome d’Hiver, d’où son surnom de « rafle du Vél’ d’Hiv ».
En juillet 1942, les autorités allemandes mettent sur pied dans toute l’Europe une vaste
opération d’arrestations de juifs, appelée « Vent printanier ». En France, la police française
est mise à contribution. À partir du 7 juillet 1942, une commission franco-allemande est
chargée de fixer les modalités de l’opération à Paris : les autorités allemandes et les
représentants du gouvernement de Vichy mettent en place une rafle d’une ampleur sans
précédent, qui débute le 16 juillet à 4 heures du matin.
9
Une circulaire du 6 juin 1942 de la préfecture de police souligne l’éventualité de manifesta-
tions contre l’application de la huitième ordonnance. Les cas évoqués comprennent : « les
Juifs portant plusieurs insignes, des Juifs en groupe, des Aryens portant indûment l’insigne,
un salut au porteur de l’insigne, le port d’un insigne fantaisiste. » En cas d’infraction, les juifs
de plus de dix-huit ans seront envoyés à Drancy, les non-juifs mis à la disposition de la police
judiciaire et considérés comme des « Amis des Juifs15. »
15 Sur ce sujet, nous renvoyons à l’ouvrage de Cédric GRUAT et Cécile LEBLANC, Amis des Juifs. Les résistants aux étoiles,Paris, Éditions Tirésias, 2005.
Le tournant de la rafle du Vél’ d’Hiv en juillet 1942
Le 7 juin, parmi les personnes arrêtées par la police française, on
compte sept « aryens ou non-juifs » portant l’étoile jaune. D’autres
arborent des insignes fantaisistes, comme le montre ce bref procès-
verbal : « Vers 11 h 15 face au n° 25 de la rue de Clignancourt,
Muratet Henri, né le 24.10.1903 à Janneterre, marié, 3 enfants,
architecte, 14 boulevard Barbès, arborait un faux insigne portant la
mention “Auvergnat“. »
Les protestations qui s’élèvent ce jour-là sont le fait d’un petit nombre
d’individus isolés, guidés par leur conscience personnelle, traduisant
une désapprobation nouvelle au sein d’une population jusqu’alors
restée majoritairement silencieuse face aux mesures antijuives.
« Des heures d’atroce souffrance »…
Les « Amis des Juifs »
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Circulaire de la préfecture de police datée du 6 juin 1942.
12
18 Rapport du Joint intitulé « Situation au 25 août 1942 », 10 pages, non daté, mais qui a vraisemblablement été rédigé à cettemême date. Cité par René POZNANSKI dans les annexes du journal de Jacques BIELINKY, pp. 310-319. Source : YIVO,New York, coll. « France pendant la Seconde Guerre mondiale », « France, General and Emergency », Box 2, 23, et CDJC,XCVI-31. 19 Pierre LABORIE « 1942 et le sort des Juifs. Quel tournant dans l'opinion ? » in Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, n° 3, mai-juin 1993.
jouiront toutefois que d’une sécurité très relative. Plusieurs milliers se cachent actuelle-
ment à Paris, dans des conditions qui font penser à des bêtes traquées. Ils ne peuvent
rester chez les personnes qui leur avaient donné asile, ne voulant pas les exposer à des
représailles. Ils ne peuvent rentrer chez eux, leurs logements étant mis sous scellés par
la police. Ils n’ont plus aucun moyen d’existence, ne pourront bientôt même plus se
procurer un peu de nourriture car leurs feuilles de tickets de rationnement sont frappées
d’opposition 18… »
Un rapport du Joint* (American Jewish Joint Distribution Committee) intitulé « Situation au 25
août 1942 » mentionne la situation de « bêtes traquées » dans laquelle se retrouvent une par-
tie des juifs parisiens, plusieurs milliers selon lui, au lendemain de la rafle du Vél’ d’Hiv.
La violence de la rafle a conduit beaucoup d’individus à aider et cacher les persécutés.
Elle marque un tournant dans le comportement des Parisiennes et des Parisiens, notam-
ment en ce qui concerne l’aide qu’une partie d’entre eux a ensuite été susceptible
d’apporter aux juifs pourchassés. Le facteur décisif est bien plutôt la nature du tissu
humain qui devient ou non partie prenante de l'accueil envers les juifs et autres réfugiés.
C'est ici que les traditions religieuses jouent à plein, le tournant se situant au cours de
l'été 1942, à la suite de l'émotion suscitée par la rafle. Pierre Laborie souligne en effet
que l'on passe alors de la « complicité passive à la formation de chaînes de solidarité
active et silencieuse », surtout dans les milieux chrétiens19.
11
À 8 heures, la police municipale informe le cabinet du préfet de police que beaucoup
d’hommes ont quitté leur domicile la veille, sans doute alertés par les rumeurs de rafle.
À 15 heures, 10 832 personnes sont entre les mains des policiers et à 17 heures, quand les
opérations sont momentanément interrompues, ce nombre s’élève à 11 363. Les arresta-
tions continuent le lendemain, et à 17 heures le bilan total des deux journées s’élève à
12 884 personnes, dont 3 081 hommes, 5 802 femmes et 4 051 enfants.
Dans la mémoire collective française, la rafle du Vél’ d’Hiv apparaît comme le symbole de
la barbarie des arrestations collectives ayant atteint les juifs en France entre 1940 et 1944.
Lorsque l’on regarde de plus près le nombre de personnes arrêtées, on voit qu’en 1941 plus
de 8 700 juifs ont été internés, soit 12 % des 75 721 juifs de France déportés pendant la
guerre. Un nombre légèrement inférieur aux 17 % que constituent les 13 152 individus
arrêtés entre les 16 et 20 juillet 1942.
Plus que le nombre de juifs arrêtés, ce sont donc les spécificités de la rafle qui expliquent
la création de cette symbolique dans la mémoire collective. D’une part, l’effet de masse est
accentué par la concentration dans le temps (quatre jours). D’autre part, si les rafles de 1941
ne concernaient que les hommes, celle du Vél’ d’Hiv atteint aussi femmes et enfants.
Dès le 13 juillet 1942, le rapport de quinzaine du préfet de police de Paris souligne, dans sa
rubrique sur l’opinion publique et les juifs, qu’ « une partie du public semble encline à leur
manifester une sorte de compassion » suite aux mesures antijuives. Le 27 juillet 1942, le
rapport suivant est beaucoup plus circonstancié : « Les arrestations de juifs étrangers effec-
tuées les 16 et 17 juillet ont provoqué de nombreux commentaires dans le public, dont la
grande majorité a cru qu’il s’agissait d’opérations visant aussi bien les juifs français que les
juifs étrangers. En général, ces mesures auraient été assez bien accueillies, s’il ne s’était agi
que d’adultes étrangers, mais de nombreuses personnes se sont émues sur le sort réservé
aux enfants, des bruits n’ayant pas tardé à circuler, selon lesquels ils étaient séparés de
leurs parents 17. »
« Lors des arrestations des 16 et 17 juillet, il y avait eu un très grand nombre d’indiscré-
tions, notamment de la part de certains services de la préfecture de police. On peut dire que
« tout le monde » était prévenu, mais beaucoup n’avaient pas cru à l’exactitude des bruits
ou avaient négligé de se mettre à l’abri. Cependant un grand nombre de personnes chari-
tables recueillirent le 16 juillet des amis ou voisins juifs qui se croyaient menacés. C’est ainsi
que beaucoup de Juifs échappèrent à l’arrestation (vraisemblablement, plus de 50 pour cent
de ceux qui étaient recherchés). Certains d’entre eux purent gagner la zone libre, où ils ne
17 Situation de Paris, rapports de quinzaine du préfet, 17 juin-27 juillet 1942. Source : APP.
Le basculement des milieux chrétiens
Le 22 juillet 1942, assemblés à Paris, cardinaux et archevêques de France rédigent une let-
tre de protestation à l’attention du maréchal Pétain. Sous la signature du cardinal Suhard,
archevêque de Paris, ils s’insurgent contre les « arrestations massives d’Israélites » et « les
durs traitements qui leur sont infligés, notamment au Vélodrome d’Hiver ». Diffusé dans
les paroisses, ce texte atteste d’un premier revirement de l'Église catholique qui, depuis
1940, avait fortement soutenu le régime de Vichy. Cette déclaration - non rendue publi-
que - précède en zone sud les réactions du cardinal Gerlier et du pasteur Boegner, qui
s’adressent directement au maréchal Pétain : dans une lettre du 19 août, le cardinal
Gerlier demande à Pétain « que soient épargnées, s’il est possible, à ces malheureux, les
14
Aujourd’hui, 270 Parisiens ont été reconnus comme Justes21. Mais il est très difficile
d’évaluer le nombre des personnes qui ont porté secours à des juifs à Paris. Les inter-
ventions qui ont permis de soustraire des juifs aux arrestations revêtent différentes
formes : cacher, fournir un logement, aider à l’obtention de faux papiers, ou favoriser
l’évacuation sont autant de façons d’aider et dans le meilleur des cas de sauver
quelqu’un. Prévenir d’une rafle est également crucial puisque cela donne la possibilité
aux individus prévenus de se préparer et de se sauver.
La lecture des dossiers des Justes permet de souligner que les actes de sauvetage ont majo-
ritairement concerné des familles (environ 50 % des cas), puis des enfants seuls (30 %), des
femmes seules (10 %), et enfin des hommes seuls (5 %). La nature de l’acte de sauvetage
revêt différentes formes : les individus sauvés sont majoritairement cachés et hébergés
(environ 50 % des cas), cachés puis évacués (30 %), ou évacués immédiatement (10 %).
Qui sont ces sauveteurs ? Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il ne s’agit pas de
personnes forcément solitaires et marginales. Beaucoup de couples ont été reconnus
21 Au 27 juillet 2007, on compte 270 dossiers de Justes enregistrés à Paris, parmi 465 dossiers recensés en Île-de-France.
13
souffrances qui en accablent déjà un si grand nombre ».
Le 20 août, le pasteur Boegner s’insurge : « La vérité est que viennent d’être livrés à
l’Allemagne des hommes et des femmes réfugiés en France pour des motifs politiques ou
religieux, dont plusieurs savent d’avance le sort terrible qui les attend 20. » Le 20 août,
Monseigneur Saliège, archevêque de Toulouse, adresse aux curés de son diocèse une lettre
pastorale destinée à être lue en chaire le dimanche 23. À travers cette protestation publi-
que, il accuse les autorités françaises de traiter les juifs comme « un vil troupeau », et
exhorte les dirigeants de Vichy à refuser d’exécuter des mesures voulues par les Allemands.
Le titre de « Juste parmi les nations » est créé en 1953 par le Parlement israélien pour
rendre hommage à ces « non-Juifs qui ont aidé des Juifs au risque de leur vie ». En 1962, et
au nom de l’Etat d’Israël, l’Institut Yad Vashem instaure effectivement un département
administratif en charge de l’attribution de médailles et de diplômes honorifiques.
Depuis lors, le titre est décerné par une commission officielle composée de juristes et de
survivants du génocide. Pour statuer, celle-ci doit être saisie par une personne juive qui
considère devoir la vie à un « Juste ». Elle prend sa décision sur la base d’au moins deux
témoignages officiels de personnes juives ayant directement assisté aux actes de sauvetage.
Les deux principaux critères de reconnaissance sont le désintérêt de l’acte d’aide accompli
et la réalité du risque encouru.
Depuis le début des années 90, les procédures relatives à des Justes français sont traitées
par le Comité français pour Yad Vashem. Au 1er janvier 2007, 2 740 Françaises et Français
avaient reçu cette distinction.
20 Cité par Serge KLARSFELD, Vichy-Auschwitz, la solution finale de la question juive en France, Paris, Fayard, 1983 et 1985[rééd. 2001], p. 165.
Les Justes de Paris
Portraits de sauveteursLe titre de Juste parmi les nations
16
Eva, jeune femme juive polonaise, témoigne en faveur de Georges et Estelle
Barbotin, reconnus comme Justes en 1997 :
« Avant guerre, je travaillais à la maison Giraud-Bardoux comme secrétaire mécanogra-
phe. J'avais parmi mes collègues M. Georges Barbotin. Ce dernier se maria en 1935 avec
Estelle Perrin. En 1937 j'épousais à mon tour Maurice Berlinerblau, né à Varsovie et natu-
ralisé français. Nous habitions au 7 rue St-Claude 75003 Paris. Nos deux couples se
lièrent d'amitié. [...] Dès la promulgation des lois anti-juives et du port obligatoire de
l'étoile jaune, mes amis Estelle et Georges se sont manifestés immédiatement pour me
soutenir. Grâce à certaines rumeurs émanant de la PP [Préfecture de police] et connues
de mes amis, ils m'alertaient aussitôt d'une rafle possible. J'étais alors accueillie dans leur
appartement 11 avenue Gambetta Paris 20e, quartier jugé plus calme que le Marais. [...]
Malgré les risques de dénonciations fréquents à l'époque, ils n'ont jamais hésité à me
considérer comme une des leurs, m'obligeant à partager leurs sorties, leurs rencontres
familiales, en un mot leur vie. [...] Leur soutien a été ininterrompu et incessant jusqu'à
la fin des hostilités et le retour de mon époux (4/5/1945). Il me serait facile d'émailler
ce qui précède par d'autres anecdotes, témoignages, détails de notre vie quotidienne
pendant cette période. Mais cela fait partie de ce que je veux garder secret, trop pénible
à évoquer. En conclusion, j'aimerais insister sur le fait que mes amis m'ont manifesté une
chaleureuse hospitalité d'une façon totalement désintéressée et bénévole. Leur conduite
courageuse me laisse encore à l'heure actuelle admirative car une banale dénonciation
les aurait mis eux et leur petite fille, en grand danger, et ma propre vie en péril de dépor-
tation. Ils sont à mes yeux des héros véritables et méritent cette belle distinction de "jus-
tes", offerte à des personnes qui ont tenu dans la clandestinité totale et l'anonymat, une
conduite exceptionnelle 23. »
Une jeune femme témoigne en faveur de Monsieur et Madame Boisse, reconnus
comme Justes en 1989 :
« Nous avons été sauvés mon père, ma mère, et moi, à Paris, dans l'appartement de
M. et Mme Boisse, entre 1940 et 1945. (Je ne connais pas les dates exactes, et les lieux
exacts). Mon père travaillait, comme représentant pour M. Boisse. […] Ce couple de sau-
veteurs nous ont cachés, nous trois, chez eux, dans leur appartement, dans leur sous-sol,
à Paris, dans le centre, près de la rue du Sentier. Ils nous apportaient la nourriture, et le
reste, rapidement, pour ne pas être remarqués. Mon père a utilisé ses économies, et ce
15
conjointement comme Justes. Parmi les individus reconnus individuellement, on dénombre
davantage de femmes. Est-ce parce qu’elles ont effectivement été plus nombreuses à
prendre part à ce type de résistance civile qui n’appelait pas a priori à user de la force et
des armes ? Est-ce parce qu’elles ont laissé un souvenir plus prégnant, ou plus long, à des
enfants cachés qui, devenus adultes, ont cherché à les reconnaître ?
Les hommes seuls sauvent peu d’enfants et de familles alors que les femmes seules ou les
couples en prennent en charge un grand nombre. Les couples sont en proportion les plus
nombreux à avoir caché et hébergé les individus qu’ils aidaient, suivis de près par les fem-
mes seules, contrairement aux hommes seuls qui n’ont hébergé que dans de rares cas.
Beate Kosmala, qui a travaillé sur le sauvetage des juifs à Berlin, souligne l’importance de la
maîtrise de l’intendance par les femmes, qui les rend plus propices à cacher et nourrir les
enfants chez elles22. L’hypothèse d’une sensibilité différente, maternelle chez les femmes,
alors que les hommes se tourneraient vers l’action clandestine résistante (par exemple la
livraison de faux papiers) est infirmée lorsque l’on se tourne vers une autre possibilité
d’aider, celle d’évacuer. En effet, la part respective des hommes seuls, femmes seules et
couples à l’origine de ce type d’acte de sauvetage est sensiblement la même. Les femmes
font donc les deux : elles cachent et elles aident à s’enfuir.
La nature de la rencontre entre juifs et non-juifs tient majoritairement aux relations nouées
avant la guerre. Le lien le plus courant est le lien professionnel, devançant de peu les liens
amicaux et les liens de voisinage. Les cas où l’employé a sauvé son ou ses patrons sont plus
nombreux que ceux où l’inverse se produit. D’autres rencontres ont été le fruit d’une
relation amicale entre collègues, ou entre clients et commerçants.
Les sauveteurs ont aidé à la hauteur de leurs moyens. On peut avoir des parents à la cam-
pagne disposés à accueillir un ou des enfants, on peut avoir un appartement suffisamment
grand pour pouvoir mettre une pièce à disposition, etc. Les réseaux de solidarité qui se met-
tent ainsi en place au quotidien apparaissent comme d’efficaces stratégies de sauvetage.
22 Beate KOSMALA, Verbotene Hilfe. Rettung für Juden in Deutschland, 1941-1945, Friedrich Ebert Stiftung, HistorischesForschungszentrum (Vortrag, gehalten auf einer Veranstaltung der Friedrich-Ebert-Stiftung am 28.September 2004 in Bonn). 23 CFYV, dossier Barbotin, n° 7385. Le caractère oral de l’ensemble des témoignages cités a été respecté.
Cachés dans Paris…
18
dormaient à la cité de Pusy. M. Dalian avait également trouvé un autre appartement au
10 rue Pergolèse à Paris XVI e. Anecdotique, l'immeuble était entièrement occupé par les
Allemands sauf cet appartement, et l'entrée sur rue était surveillée par une sentinelle,
qui nous ouvrait la porte en nous saluant. Pendant plusieurs mois nous avons tourné
entre les trois caches, grâce à la complicité des Dalian 26. »
Une jeune femme raconte la rencontre fortuite entre son mari, venu sans succèschercher de l’aide auprès de sa patronne, et deux clientes de la boutique. L’une d’elledeviendra leur sauveteuse : Madame Samain, reconnue comme Juste en 1994 :
« Elles lui ont dit qu'elles ont vu qu'il était très triste et qu'elles voulaient l'aider. Elles lui
ont dit que la religion demande d'aider les malheureux sans leur poser de question. Alors
elles lui ont demandé qu'est-ce qu'elles peuvent faire pour lui. Mon mari, voyant qu'il
n'avait pas d'autre solution, et qu'il n'avait plus rien à perdre, leur a tout raconté. Alors
cette dame, Mme Samain, lui a donné sa carte et lui a demandé : "venez me voir le len-
demain avec votre femme car je cherche une bonne à tout faire. Mon mari était content
de cette proposition, mais moi je réfléchissais : "peut-être est-ce la gestapo, on ne
connaît pas cette femme, peut-être elle va nous dénoncer pour de l'argent?" [...] Mon
mari a poussé en disant qu'on était obligé d'essayer, car il n'y avait pas d'autre solution.
Il disait espérons que ce sera notre chance. Alors le lendemain, on est allé à Paris,
l'adresse était dans un quartier très riche, rue des Saints-Pères dans le VIIe, on s'est
approché de la maison, on a vu un immeuble extrêmement bourgeois, on tremblait car
ça nous semblait trop beau pour être cachère. En effet, les officiers allemands avaient
réquisitionné les plus belles maisons. J'ai prié Dieu, et on est rentré quand même. On
nous a fait attendre dans une entrée grande comme une salle avec des tableaux et des
dorures, on avait très peur d'être tombés dans la gueule du loup. La dame est arrivée,
elle était très gentille et douce, elle nous a fait entrer dans un autre salon grand comme
une salle de mariage [...]. Devant nos mines effarées elle nous a tout de suite rassurés :
"ici vous ne risquez rien, vous pouvez être tranquille, vous dormirez dans l'appartement
dans une belle chambre près de la cuisine, et vous vous occuperez de la maison 27.". »
couple nous aidaient, financièrement. Les sauveteurs ont dû courir des risques pour nous
cacher. Les sauveteurs devaient agir en secret, d'où, nous les voyions peu souvent. Les sau-
veteurs étaient très gentils avec nous, pendant la période de clandestinité. Je n'ai pas d'au-
tres détails sur notre sauvetage, à mon grand regret 24. »
Monsieur Loudmer, né en 1911 en Moldavie, témoigne en faveur de Madame
Chaigneau, reconnue comme Juste en 1993 :
« Du 24 septembre 1942 au 26 août 1944 Madame Germaine et sa fille Mireille nous ont
hébergés et cachés dans leur maison au 160 rue des Pyrénées, Paris XXe. Je travaillais avec
d'autres clandestins et logeais partiellement chez un tailleur italien bd Voltaire 75011 Paris.
Chacun de nos déplacements de l'un de ces lieux à l'autre comportait un risque immense
d'arrestation. Mireille nous accompagnait fréquemment dans ces trajets. Elle nous donnait
le bras et parlait fort, avec son accent parisien lorsqu'on croisait des policiers français ou alle-
mands, nous évitant ainsi des contrôles d'identité auxquels nous n'aurions pas échappé. Au
cours de toute cette période Mireille et ma femme sont devenues amies. Mireille nous a
beaucoup aidés moralement, manifestant son soutien avec gaieté et bonne humeur 25. »
La fille de Monsieur et Madame Leibovici, sauvés par Monsieur et Madame Dalian,reconnus comme Justes en 1995, témoigne ainsi :
« Mes parents Joseph et Golda Leibovici demeuraient depuis 1930 dans le quartier, 62 rue
Pierre Demours à Paris XVII e […]. [Ils] ont connu M. et Mme Dalian vers 1936. Mon père
étant tailleur, employait Mme Dalian, culottière de son métier. Ils se sont liés d'amitié et de
ce fait nous connaissions toute la famille. Quand ont commencé les problèmes pour les Juifs,
M. Dalian nous informait des renseignements qu'il pouvait obtenir concernant d'éventuel-
les rafles. Par deux fois sa femme est venue au milieu de la nuit nous prévenir en nous
recommandant de ne pas ouvrir notre porte si l'on sonnait. [...] A partir de cette chaude
alarme [Note de l’auteur : en avril 1943, la mère est arrêtée à Drancy puis relâchée au bout
de quelques jours], M. et Mme Dalian ont commencé à nous fournir des caches pour dor-
mir. Les premières nuits il nous a hébergés à sept personnes, dormant par terre. Même, la
vieille mère de M. Dalian, ne parlant pas le français, nous apportait à manger et des cou-
vertures. Dans un premier temps, M. Dalian nous gardait dans une chambre de service qu'il
possédait au 25 rue Fourcroy à Paris XVII e. Celle-ci étant très petite il a recherché un autre
local, un petit deux-pièces, qu'il avait loué au nom de sa mère, cité de Pusy dans le XVII e
près de la gare des Batignolles. M. et Mme Dalian nous gardaient chez eux et les 4 garçons
17
24 CFYV, dossier Boisse, n° 4443.25 CFYV, dossier Chaigneau, n° 6367.
26 CFYV, dossier Dalian, n° 6668.27 CFYV, dossier Samain, n° 6122.
20
Berthe Laurain est la concierge de l’immeuble du 65 boulevard Arago, dans la Cité fleurie,
un quartier d’artistes du XIIIe arrondissement. Ayant de très bons contacts avec la police, elle
est toujours prévenue lorsqu’une rafle est en préparation. Elle avertit les locataires, parmi
lesquels se trouvaient plusieurs juifs, leur permettant ainsi de s’enfuir à temps29.
Madame Ménérat, concierge d’un immeuble du XIXe arrondissement, a également aidé
une famille : « C'est grâce à elle, qui connaissait un logement vacant dans son immeu-
ble, que nous avons pu nous cacher, pendant deux ans. Elle et sa fille nous ont procuré
des cartes d'alimentation pour ma mère d'abord, pour mon frère et moi ensuite. Au
début, à diverses reprises, elles ont effectué des courses pour nous procurer à manger et
nous ont ainsi aidés matériellement sans accepter le moindre argent, disant que l'on ver-
rait cela plus tard 30. »
Ginette Wald, enfant cachée pendant la guerre, se souvient du rôle de la concierge dans
le sauvetage de sa famille : « 16 juillet 1942. La rafle du Vél’ d’Hiv nous plonge dans une
angoisse indescriptible. Habitant boulevard Pasteur, non loin du Vél’ d’Hiv, nous enten-
dons 3 jours de suite les pleurs et cris des internés. Cette période restera gravée dans
notre mémoire toute notre vie. Nous avons vraiment peur et quittons notre appartement
du boulevard Pasteur. Mais où aller ? La nuit nous allons dormir dans les chambres de
bonne du XIIe étage dont la concierge a laissé les portes ouvertes - sans doute connais-
sait-elle notre situation 31. »
Les policiers, dont la fonction leur confère une place particulièrement active au sein de
l’appareil répressif, ont parfois usé de leur position pour apporter leur aide.
Issu d’une famille cachée par Madame Fages, employée de mairie, un homme sauvé se
rappelle que « la veille du 16 juillet 1942 un agent de police est venu nous avertir de la
rafle du lendemain 32. » Estelle Barbotin, fille de Justes, se souvient ainsi : « Quand il y
avait des rafles, nous étions prévenus car nous avions un ami commissaire33. »
Celle qui, jeune fille, a été sauvée par le couple Lequien se souvient également : « Il y
avait également dans le même bloc d'immeuble une autre famille dont la fille était éga-
19
Tous les moyens sont bons pour aider des juifs en danger : que ce soit pour leur permettre
de se cacher, grâce à la fabrication de faux papiers administratifs (y compris parfois de faux
actes de baptêmes) ou pour les aider à s’enfuir vers la zone sud. Monsieur Bennezon,
reconnu comme Juste en 1989, a sauvé une jeune fille rencontrée en 1942, avec sa famille.
Membre d’un réseau de résistance, il leur fournit des faux papiers et organise un premier
passage en zone libre, à destination de Perpignan : « La difficulté résidait en la personne de
Madame Kirszbaum Rajla, 44 ans, qui parlait très peu le français. [...] Afin que Madame
Kirszbaum ne puisse se trahir en parlant, nous lui avions entouré la tête de pansements et
barbouillé le visage de mercure au chrome, en laissant entendre qu'elle venait de subir une
intervention de la mastoïdite. Ironie du sort, les gendarmes qui nous contrôlèrent dans le
train s'apitoyèrent sur son état 28. »
L’appartenance à certains corps de métiers permet d’avoir des ressources et un « outillage
mental » parfois propices à l’aide. La profession de certains individus peut également,
concrètement, leur permettre d’accéder à des informations qu’ils peuvent diffuser. Les
emplois occupés par les Justes sont multiples. Néanmoins, la majorité d’entre eux sont
employés, artisans et commerçants, des catégories qui permettent un contact, voire un lien
de sociabilité professionnelle avec les habitants d’un quartier. Les professions médicales et
d’aide sociale ou caritative sont également relativement fortement représentées, ce qui
n’est guère étonnant dans la mesure où la solidarité et l’entraide sont des éléments consti-
tutifs de leur engagement. Hypothèse que l’on peut réitérer en ce qui concerne les
membres d’organisations religieuses.
Certaines professions particulières se situent au cœur de l’information, de la répression et
de l’aide.
Les concierges ont une connaissance de la vie du quartier suffisamment importante pour
s’en servir pour dénoncer ou au contraire aider des juifs. Elles ont par exemple la possibilité
d’ouvrir les logements vacants de l’immeuble, permettant ainsi un sauvetage immédiat fait
dans l’urgence devant une rafle en cours.
28 CFYV, dossier Bennezon, n° 3758.
Les moyens mis en œuvre pour aider
29 Yad Vashem, Jérusalem, dossier Laurain, n° 3420. Cf. Lucien LAZARE, Dictionnaire, op. cit., pp. 357-358.30 CFYV, dossier Ménérat, n° 6029.31 Témoignage de Ginette Wald, 5 pages, fait en 2002. Source : CDJC, Aloumim, 1510-4, n°190.32 CFYV, dossier Fages, n° 7665.33 CFYV, dossier Barbotin, n° 7385.
Histoires de concierges
Histoires de policiers
22
40 La loi du 22 juillet 1941 relative aux entreprises, biens, et valeurs appartenant aux Juifs est publiée au JO, pp. 3594-3595,le 28 août 1941, citée par Claire ANDRIEU (dir.), op. cit. 41 Circulaire de la préfecture de police datée du 6 juin 1942. Source : APP, BA 1813.42 Article de La France libre, daté du 27 septembre 1942. Source : AIU, Archives OSE, XV (bobine n° 6).43 CFYV, dossier Le Bris, n° 8743.21
lement mon amie. Son père travaillait pour la police et arrêtait les Juifs durant la guerre. Il
décida de m'aider et pendant tout ce temps il m'a prévenue lorsqu'il devait y avoir une
rafle, habituellement de nuit 34. »
Monsieur Bennezon précise qu’il avait « un ami policier » qui l’avait « mis au courant des
rafles que devaient opérer les services de police35. »
Une jeune fille sauvée par Madame Jamais a été prévenue par un officier de police : « Un
matin, peu après l'arrestation de mon père, un inspecteur de police est arrivé en me récla-
mant… Il m'a dit que je ferais mieux de quitter la maison, qu'en principe il devait m'arrê-
ter… Je lui ai demandé son nom que, bien entendu, il a refusé de me donner 36. »
Dans le cadre du témoignage pour Madame Lave, une femme déclare : « Cette nuit-là, ma
mère et moi-même, restées chez nous, avons eu la vie sauve grâce à un policier qui nous
a accordé une demi-heure de sursis 37. »
La fille d’une famille sauvée par le couple Demoulin raconte avoir été abordée « par une
dame [qu’elle] ne connaissait que de vue sans avoir jamais échangé aucune parole », qui
s’est présentée comme « femme d’officier de police », dont le projet « était de [les] préve-
nir de la rafle de juillet 1942 », mais constatant que la famille ne savait où aller « elle [les]
a hébergés pendant cette semaine chaude 38. »
Lorsque Robert Spira et sa famille, arrêtés lors de la rafle du Vél’ d’Hiv, se rendent dans le
préau de l’école où on les a envoyés pour se faire inscrire, ils sont accueillis ainsi par un
policier : « Sur chaque table il y avait un fonctionnaire, un inspecteur de police qui inscrivait
le nom des gens. Quand nous sommes rentrés, mon père, ma mère, avec leurs trois enfants,
le policier qui était le plus près de la porte m’a regardé fixement, peut-être avait-il un
enfant du même âge, je ne sais pas et on ne saura jamais. Je m’excuse du mot mais [il nous
a] “engueulé“ en disant “quoi, c’est à cette heure-ci que vous arrivez, vous avez vu l’heure
qu’il est ? Foutez-moi le camp“ 39. »
34 CFYV, dossier Lequien, n° 3926.35 CFYV, dossier Bennezon n° 3758.36 CFYV, dossier Jamais, n° 4937.37 CFYV, dossier Lave, n° 8258.38 CFYV, dossier Demoulin, n° 6557. 39 Témoignage de Robert Spira, 8 pages, fait en 1995. Source : CDJC, Aloumim, 1510-3, n° 75.
Les motivationsFace à des risques encourus…
La fonction ou le métier n’expliquent pas à eux seuls les pratiques de sauvetage. L’aide
apportée est également liée à des motivations personnelles, qu’elles soient amicales,
morales ou religieuses. Celles-ci sont d’autant plus importantes que venir en aide à des juifs
pouvait pousser à la désobéissance civile et à l'illégalité, pour des personnes qu’on ne
connaissait pas toujours. Toutefois, nous n’avons trouvé aucune mesure ou loi clairement
dirigée contre ceux qui viendraient en aide à des juifs, hormis quelques mentions répressi-
ves. En premier lieu, la loi du 22 juillet 1941, relative aux entreprises appartenant aux juifs,
fait état d’un risque encouru par ceux qui veulent les aider : « Les mêmes peines seront
encourues par toute personne, même non juive, qui, soit en son nom, soit pour le compte
d’une personne morale, se sera interposée pour éluder les dispositions de la présente loi40. »
Puis, la circulaire du 6 juin 1942 en application de l’ordonnance allemande instituant le port
de l’étoile stipule que « toutes manifestations qui pourraient présenter le caractère d’une
protestation contre l’ordonnance du Militärbefehlshaber* devront être réprimées sévère-
ment 41. » Les individus considérés comme des « amis des Juifs » étaient internés aux
Tourelles pour une période de trois mois. Nous n’avons pas trouvé d’autre loi ou circulaire
réprimant plus globalement l’aide apportée aux juifs - et non pas seulement la protesta-
tion autour de l’étoile jaune, si ce n’est la référence lacunaire, dans la France Libre du 27
septembre 1942, à une « loi récente » qui « punit de 2 mois à 5 ans de prison toute per-
sonne qui héberge des Juifs étrangers figurant sur les listes et recherchés par la police 42. »
Avec le recul, on peut donc constater aujourd'hui que venir en aide à un juif n'était pas
à coup sûr gravement sanctionné, du moins en France (en Pologne, par exemple, cet acte
d'aide impliquait ipso facto la peine de mort). Cependant, celui qui aidait à Paris ne savait
pas nécessairement qu’il ne risquait pas forcément d’être arrêté. Il venait néanmoins au
secours d’une personne en infraction avec les lois en vigueur. Il faut donc souligner le cou-
rage de celles et ceux qui choisirent d’ouvrir leur porte et de tendre la main.
… quelles motivations les animaient ?
On apportait par exemple a priori de l’aide à un ou une amie sans contrepartie. D’autres
motivations sont d’ordre religieux. Une jeune fille sauvée par Madame Le Bris se souvient
que « Madame Le Bris, très catholique, avait fait le vœu de sauver un enfant juif pour que
son fils revienne 43. » Le sentiment d’appartenance à une même communauté de destins
De la même façon qu’elle a joué un rôle déclencheur au sein de la population, la rafle du Vél’
d’Hiv, illustration tragique de l’extension du danger sur des épaules enfantines, a joué aussi
un rôle catalyseur pour mobiliser certaines organisations juives en faveur du sauvetage.
Léa Raich, de la WIZO* (Women international zionist organisation), témoigne :
« Le grand choc a été la rafle du 16 juillet 1942. Brusquement on s’est aperçu que personne
n’était à l’abri : ni femmes, ni enfants, ni vieillards, ni même nouveaux-nés et malades.
Quelle que soit la situation des familles, père prisonnier de guerre ou déjà interné, aucune
n’était sûre d’échapper à l’arrestation. C’est alors qu’a vraiment commencé le travail clan-
24
Associer ses forces pour sauver :les organisations de sauvetage
Un acte d’aide à l’issue tragique
Un matin de 1941, Édouard Marsat, PDG des Établissements Longatte et Ateliers de Montreuil,
voit arriver en pleurs l’une de ses employées, Sarah Goldberg, qui porte l’étoile jaune. Il fait
alors tout son possible pour aider la jeune femme dont il tombe progressivement amoureux. Il
la fait passer, avec sa sœur, en zone libre. Mais le destin ne leur permettra pas de vivre leur
amour au grand jour : les deux jeunes femmes, qui ont décidé de revenir à Paris voir leur mère,
sont dénoncées et arrêtées le 22 décembre 1942 à la ligne de démarcation à Vierzon. Après un
passage par Drancy, elles sont déportées le 30 juillet 1943 à Auschwitz.
23
44 CFYV, dossier Dalian, n° 6668.45 Nous nous appuyons ici sur les témoignages collectés dans le cadre de l’association Aloumim, créée en 1993 par Rivka Avihail, dont le butest de collecter les témoignages oraux et écrits d’anciens enfants juifs cachés pendant la guerre.
46 Témoignage de Suzanne Baron, 6 pages, fait en 1993. Source : CDJC, Aloumim, 1510-1, n° 79.47 Témoignage de Rivka Avihail, 30 pages, fait en 1994. Source : CDJC, Aloumim, 1510-2, non numéroté.
Quelques organisations juives face au danger
Quelques individus ont aidé collectivement les
juifs pourchassés en créant des mouvements de
sauvetage ou en orientant l’action de collectivités
préexistantes vers le sauvetage. Il est donc néces-
saire de prendre en compte cette action collective,
en gardant à l’esprit qu’elle est le fruit d’une addi-
tion de volontés individuelles.
est parfois entré en jeu. Ainsi, le couple Dalian précise : « Quant à nos motivations, elles
étaient fort simples, étant nous même issus de la communauté arménienne, minorité eth-
nique qui a connu en d'autres temps des malheurs comparables, il était tout naturel et de
notre devoir d'aider ceux qui avaient alors à souffrir et qui en plus étaient nos amis 44. »
L’absence d’intéressement étant un critère qui permet de se voir attribuer la médaille des
Justes, leurs dossiers mettent par définition en valeur des actions désintéressées. En revan-
che, les témoignages de certains enfants cachés pendant la guerre45 révèlent parfois des
motivations moins nobles : financières, comme le montre l’exemple de Suzanne Baron :
« Un beau jour, la nièce de la concierge de ma tante est venue nous chercher en disant
que la concierge avait été dénoncée et que dans sa maison de campagne elle cachait des
enfants juifs. Mon Oncle, toujours libre grâce à ses faux papiers demanda à cette jeune
fille d’aller nous chercher et de nous faire venir à Paris et d’être surtout très prudente. La
jeune fille a accepté parce que mon Oncle lui avait promis de la récompenser 46. » Accueillir
un enfant à la campagne, moyennant finances, pouvait, dans une époque de pénurie, être
avantageux pour une famille désirant s’en servir comme une paire de bras supplémen-
taire . Rivka Avihail en a gardé de mauvais souvenirs : « Notre vie de petites paysannes a
commencé. […] Très vite, la vie était devenue un enfer pour moi. Ils nous avaient peut-
être acceptées sans réfléchir au fait que nous étions juives et à ce que cela représentait.
Et ils le regrettaient. […] Jusqu’à la rentrée des classes, en octobre, j’étais vraiment deve-
nue la fille de ferme et faisais ce qu’ils exigeaient. […] Je me serais peut-être habituée à
leur comportement grossier et froid, mais je ne pouvais supporter leurs menaces quoti-
diennes d’aller me dénoncer comme juive. Je ne comprenais pas qu’ils ne pouvaient le
faire sans se mettre eux-mêmes en danger 47. » Comment peut-on savoir combien d’au-
tres familles d’accueil ont profité de cette main d’œuvre non rémunérée ?
Le Comité de la rue Amelot, qui rassemble un certain nombre d’œuvres très actives, dès
les années vingt, est l’une des premières organisations juives à rouvrir ses portes
fermées après la Débâcle, avec pour
objectif d’assurer pour les mois à
venir le fonctionnement des œuvres
d’assistance juives parisiennes.
Unitaire dans sa composition, le
Comité regroupe trois organisations
politiques (le Bund, le Poalé-Zion de
gauche, et le Poalé-Zion de droite), et
deux associations (la Fédération des
sociétés juives de France et la Colonie
scolaire, avec ses quatre cantines, qui se trouvent 15 rue Béranger, 10 bis rue Élzévir, 110
rue Vieille du Temple et 41 rue Richer). Suite à la rafle du Vél’ d’Hiv, son bureau reste fermé
jusqu’au 5 août 1942. David Rappoport, l’un de ses principaux dirigeants, et d’autres
responsables hésitent sur l’attitude à prendre : l’illégalité, qui pourrait être une conclusion
logique des rafles dirigées exclusivement contre les immigrés, leurs « bénéficiaires
privilégiés », ou une tentative pour renforcer la protection de leur organisation en se liant
davantage à l’UGIF.
L’OSE (Œuvre de secours aux enfants) est née en 1912 dans une Russie tsariste où les juifs
subissent des pogroms ajoutés à un antisémitisme traditionnellement virulent et institu-
tionnalisé. Elle a pour mission d’assister les populations et en particulier les enfants.
Par sa nature et son objet social, l’OSE est confrontée, dès les premières mesures antisé-
mites, à la même problématique que le Comité de la rue Amelot : une différenciation
s’opère entre la structure OSE, légale, et ceux qui optent pour la double activité dans un
premier temps, avant de basculer définitivement dans la clandestinité. En effet, le Comité-
OSE, dont la raison d’être est liée aux problèmes de l’entraide et de la solidarité, se sert de
la couverture conférée par son statut de Troisième Direction-Santé de l’UGIF pour mettre
en place un réseau clandestin.
Peu de documents nous renseignent sur la provenance des fonds nécessaires au fonctionne-
ment clandestin du Comité-OSE. Il reçoit vraisemblablement de la part de certains membres
de l’UGIF des fonds destinés à soutenir son action clandestine. Il doit la poursuite de ses
actions au soutien financier permanent du Joint. De juillet 1940 à mai 1941, ses dons se font
de plus en plus importants. Au printemps 1942, 90 % des subventions reçues par l’OSE pro-
viennent de cet organisme américain.
destin à Paris. Jusque-là nous pensions qu’en faisant un travail social juif pour les familles
privées de leur chef et soutien de famille, qu’en leur donnant non seulement de l’argent
mais un secours moral, on les aiderait à tenir jusqu’à la fin de la guerre. Après ces rafles de
juillet, toutes ces œuvres de bienfaisance centralisées à l’UGIF* ( Union générale des
Israélites de France) ont compris le danger de laisser les dossiers d’aide sociale dans une
organisation officiellement contrôlée par le Commissariat aux questions juives48. »
Yehuda Jacoubovitch, du Comité de la rue Amelot* , se souvient, en 1948 :
« Jusqu’en juillet 1942, avant la grande rafle, notre comité préconisait simplement de
cacher les enfants à la campagne et prenait à sa charge, lorsque c’était nécessaire, les frais
d’entretien. Après juillet 1942, il s’est avéré que le conseil n’était pas suffisant, et nous
avons alors organisé la totalité du sauvetage 49. »
À l’OSE* (Œuvre de secours aux enfants), les rafles de juifs étrangers en zone occupée au
cours de l’année 1941 produisent l’effet d’un signal d’alarme, et le Comité-OSE tente de
trouver des solutions pour épargner les enfants dans le cas où des mesures identiques
seraient prises contre eux. Renée Poznanski, dans une étude sur l’évolution de l’OSE, a
montré comment l’organisation de secours est passée au cours de la guerre de l’assistance
au sauvetage, y compris par l’action clandestine 50.
La WIZO est l’organisation internationale de femmes sionistes. Elle naît en 1935 grâce à la
réunion de deux mouvements sionistes : l'Union des femmes juives de France pour la
Palestine, créée en 1925 par Maître Yvonne Neiter, et le groupe d'études Kadimah créé par
Juliette Stern. L'arrivée de « wizéennes » d'Allemagne fuyant le régime nazi a stimulé son
développement. Le 14 juin 1940, alors que les troupes allemandes défilent sur les Champs-
Élysées, Anne-Marie Gentilly (secrétaire générale de la WIZO de Paris) s'empare des fichiers
et documents et les brûle. Le site actuel de la WIZO mentionne l’entrée en clandestinité de
quelques « femmes wizéennes », qui mettent en œuvre le « Service clandestin de place-
ment d'enfants de la WIZO » dans des familles non juives en dehors de Paris. Le même site
fait état de 1 200 enfants sauvés (nombre qu’il est difficile de vérifier).
2625
48 Témoignage de Léa Raich, non daté. Source : CDJC, CMII-1, documents 135 à 139.49 Témoignage de Yehuda Jacoubovitch. Il a écrit son texte en yiddish en 1948, et sa fille l’a traduit et fait publier en 1995 dansLe Monde Juif, n° 155, septembre-décembre 1995, pp. 129-246.50 Renée POZNANSKI, « De l’action philanthropique à la résistance humanitaire », in Au secours des enfants du siècle. Regardscroisés sur l’OSE, Nil Éditions, 1993.
Dirigeants du Comité de la rue Amelot après juin 1942.
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53 Témoignage de Catherine de Bédichillon, non daté (a priori dans les années 1990). Source : CDJC, CMLXXV(15)-9.54 Témoignage de Mère Francia, non daté, cité par Madeleine COMTE, op. cit., p. 71.55 Notre-Dame de Sion.
Jeune fille de quinze ans en 1940, Catherine de Bédichillon, à laquelle mère Francia a per-
mis de franchir la ligne de démarcation en lui fournissant des papiers, se souvient de
l’aide apportée par un policier : « En juin 1944, alors qu’elle était à Notre-Dame de Sion,
la directrice, Madame Marie-Francia, avait reçu la visite d’un commissaire de police du
quartier. Il venait chercher les enfants cachés, ce qu’il savait sans doute par une dénon-
ciation. Mère Francia a affirmé avec force que ce n’était pas vrai, qu’il n’y avait là que les
élèves du collège. La discussion aurait été âpre et longue. Au bout de deux heures, elle
a demandé à cet homme combien de temps il aurait donné pour faire partir les enfants
s’il y en avait eu. C’était presque un aveu. Il a répondu « 48 heures », et il est parti. Dans
l’heure qui a suivi, les quatre ou cinq petites filles juives ont été emmenées, dispersées
dans des familles 53. » Qu’elle soit responsable du pensionnat facilite les choses. Ce genre
d’action se mène en équipe. « Cinq ou six personnes m’aidaient beaucoup », se souvient-
elle54. Elle insiste cependant sur la prudence nécessaire vis-à-vis des autres, dont certai-
nes pouvaient être parfaitement inconscientes du danger. Elle compte parmi ses soutiens
mère Apollonie, la sous-maîtresse des novices, qui lui fait confiance en acceptant de ne
pas tout savoir. Très précieuse est également l’aide de quatre jeunes sœurs. Sœurs
Martha et Charline assurent le service de la loge, poste stratégique. Sœur Marie-Labre,
qui s’occupe des Petites Marthes, une section d’enseignement ménager, est parfois
requise quand il faut loger quelqu’un. Et sœur Marie-Nazaire, responsable du réfectoire
des enfants, assure le couvert des « invités ».
La participation à l’action du père Théomir Devaux
Sauvetages et placements nécessitent une série d’opérations que les sœurs se partagent.
Ainsi sœur Agnese s’occupe de recevoir les familles et de leur rendre visite, après quoi
sa consœur se charge de la suite, du moins jusqu’à l’été 1943. À l’automne 1943, les reli-
gieuses italiennes doivent se cacher à Issy dans la maison des sœurs âgées et malades.
Sœur Joséphine prend alors le relais, jusqu’à la Libération. Elle prend la direction du cen-
tre. En relation constante avec le père Devaux, elle passe tous les jours chez les pères
pour prendre des papiers et des adresses ; elle va chercher les enfants des familles mena-
cées. En novembre 1943, elle organise l’accompagnement dans la Sarthe de 42 enfants
du quartier de la Chapelle.
Mathilde E. témoigne ainsi : « Un soir, en 1943, une religieuse de Notre-Dame de Sion
s’est présentée comme assistante sociale. Elle est venue deux fois, en civil. Je suis allée
la voir à Notre-Dame de Lorette 55, elle était en bonne sœur. Ça m’a fait quelque chose,
27
Au-delà de ces actions d'aide et de sauvetage mises en œuvre par certaines organisations
juives, il faut également souligner l'implication concomitante d'autres mouvements de la
société civile dans ces opérations. C'est véritablement cette complémentarité dans l'action
qui a rendu possible la survie et la fuite des juifs persécutés.
Fondée en France au XIXe par des juifs convertis, la congrégation féminine de Notre-Dame
de Sion avait pour vocation majeure, outre l’aide aux plus déshérités des juifs, leur conver-
sion, unanimement désirée dans le monde catholique d’alors. À partir de 1925, sous l’im-
pulsion d’un nouveau supérieur général, le père Théomir Devaux, la maison-mère de Paris,
au 68 de la rue Notre-Dame des Champs, devient un centre de réflexion, d’information et
de communication : elle édite une revue, La Question d’Israël, qui est publiée jusqu’en 1939.
En 1937, la Congrégation a intégré une branche nouvelle : des religieuses vouées spéciale-
ment à l’aide et l’apostolat auprès des juifs. Exerçant un métier, habillées en civil à l’exté-
rieur du couvent, elles ont donc une plus grande liberté d’action que les autres religieuses51.
Elles se réunissent au Centre du Marais (rue Sainte-Croix de la Bretonnerie), créé par
Notre-Dame de Sion en 1938 pour les enfants du quartier.
À partir des grandes rafles de juillet 1942 commence une période de « fervente activité pour
soustraire enfants et familles à la déportation et à la mort 52. » La maison de Paris, après la
confiscation de sa bibliothèque par les Allemands quelques jours après le début de
l’Occupation, devient un point de refuge et de passage pour des enfants juifs menacés par les
nazis. Une organisation, donc, qui n’a pas été créée ad hoc pour le sauvetage, mais dont quel-
ques membres ont œuvré collectivement et clandestinement pour aider les juifs persécutés.
L’énergique implication des religieuses
Le pensionnat de la Congrégation, situé au 61 bis rue Notre-Dame des Champs, est dirigé
par mère Francia, religieuse énergique d’origine aristocratique. Elle fait appel à plusieurs
reprises à sa famille pour cacher des enfants. Elle peut également compter sur un médecin
qui lui procure des taxis et lui fournit des certificats de complaisance nécessaires à l’envoi
en lieu sûr, « pour raisons de santé », des enfants cachés. Elle a évoqué aussi à plusieurs
reprises l’aide reçue de la police : un de ces fonctionnaires au moins lui a fourni des cartes
d’identité ou des passeports en blanc. Il lui restait à les remplir et à faire apprendre aux
enfants leurs nouveaux noms.
51 On les appelle les « demoiselles ».
52 Madeleine COMTE, Sauvetages et baptêmes. Les religieuses de Notre-Dame de Sion face à la persécution des Juifs en France,1940-1944, préface d’Etienne Fouilloux, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 79.
L’action de Notre-Dame de Sion*
La naissance de l’Entraide
L’Entraide temporaire doit sa création à Lucie
Chevalley. Juriste de formation, elle a 58 ans en
1940. Elle est veuve et consacre tout son temps et
toute son énergie à la présidence du SSAE* (Service
social d’aide aux émigrants)59. Elle fréquente depuis
de longues années des femmes qui sont épouses
de banquiers, d’industriels et de diplomates. À la
déclaration de guerre, alors que l’incertitude règne
sur la continuité de l’action du SSAE, elle réunit un
« groupe de dames » afin de collecter des fonds
destinés à secourir des familles de travailleurs
étrangers. Ce groupement de bonnes volontés
est œcuménique : on y trouve, aux côtés de
Lucie Chevalley, qui est protestante, Madame Béchard, une coreligionnaire qui est
l’épouse d’un des directeurs des établissements Kuhlmann à Paris, ainsi que Madame
Presson-Depret, catholique et épouse d’un directeur de banque. Cette dernière organise
des fêtes de bienfaisance clandestines où elle propose à des artistes juifs dans l’impossi-
bilité d’exercer officiellement leur art de se produire. Ce premier groupe est complété par
des femmes professeurs et des intellectuelles juives ayant perdu leurs postes. Parmi
elles, Denise Milhaud, qui deviendra responsable de maisons d’enfants gérées par l’UGIF.
Le petit cercle voit sa vocation se tourner résolument vers l’aide auprès des juifs persé-
cutés. L’un des éléments déclencheurs de ce mouvement est la rencontre entre Lucie
Chevalley et David Rappoport (Comité de la rue Amelot). Il lui demande de servir de lien
entre les œuvres dont il s’occupe et leurs représentants en zone libre. Elle accepte immé-
diatement. En effet, elle bénéficie grâce à ses fonctions au sein du SSAE d’un laissez-pas-
ser permanent entre les deux zones60. Commencent alors, au rythme de ses fréquents
voyages auprès des équipes locales et des entrevues qu’elle sollicite tant auprès des
autorités françaises que des responsables d’œuvres travaillant avec le SSAE, des
« manœuvres diplomatiques » parallèles. Outre ce travail de liaison, c’est surtout la
30
59 Nous renvoyons à ce sujet à la thèse de Lucienne CHIBRAC, Assistance et secours auprès des étrangers. Le service sociald’aide aux émigrants (SSAE), 1920-1945, thèse de doctorat sous la direction d’Yves Lequin, juin 2004, p. 379.
60 Rapport dactylographié, dossier YV, n° 5891, cité par Lucienne CHIBRAC, ibid.29
mais j’ai continué à lui faire confiance. Quand elle a appris qu’il y allait avoir un ramassage
de juifs, elle est venue, maison par maison, pour ramasser des enfants 56.»
Pour ce qui est de l’action propre du 61 bis, mère Francia avance le chiffre de cinquante per-
sonnes sauvées, et peut-être plus. Ce sont des fillettes intégrées aux élèves du pensionnat,
jusqu’à une trentaine en même temps. Des enfants sont parfois hébergés provisoirement à
Sion en attendant un refuge plus sûr, ainsi que des familles. L’évaluation de l’action menée
par son équipe est difficile car elle a agi en collaboration constante avec le père Devaux.
On connaît de façon plus précise l’importance des actions
de sauvetages organisés à partir du 68 rue Notre-
Dame des Champs. Le père Devaux a en effet tenu,
de mars 1943 à 1945, une liste des enfants pla-
cés (nom, âge et lieu de placement), liste qu’il
cachait sous les marches de l’autel de sa cha-
pelle. Le Bulletin des enfants cachés a publié
une liste de près de quatre cent quatre
noms57. La Médaille des Justes, qui lui a été
décernée, à titre posthume, à Paris, le 6 août
1996, témoigne de son action. Mère Francia
de Linares, elle, a été reconnue comme Juste
parmi les nations en 2007. La recherche
conduite par Madeleine Comte sur Notre-Dame
de Sion montre que les religieuses n'ont pas
cherché à convertir au catholicisme les enfants
juifs quelles ont sauvés58.
56 Témoignage de Mathilde E., non daté, cité par Madeleine COMTE, op. cit., p. 80.
57 Bulletin des enfants cachés (1940-1944), n° 12 (septembre 1995), p. 9, et n° 13 (décembre 1995), p. 10, cité par
Madeleine COMTE, op. cit., p. 8.
58 Madeleine COMTE, op. cit.
Lucie Chevalley-Sabatier [1882-1979].
Le père Théomir Devaux [1885-1967].
L’Entraide temporaire*, un regroupement multiconfessionnel
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collecte et le versement de fonds qui l’occupent. Elle assure le transport des sommes pré-
cieuses, avec, entre autres, le budget qui doit servir à payer les salaires des professionnel-
les du SSAE, dans des pelotes de laine. La répression croissante incitant à accélérer les mesu-
res de sauvetage, les fonds collectés s’orientent vers une priorité : le financement du sau-
vetage d’enfants juifs. Est alors réactivée une œuvre pour enfants créée dans les années
vingt et dénommée « Le Sauvetage de l’enfance », qui deviendra pour la circonstance
l’Entraide temporaire.
Le fonctionnement de l’œuvre
Pour trouver des fonds, l’œuvre se présente dans les familles auxquelles elle s’adresse
comme une annexe de la Croix-Rouge. La répartition du travail s’opère de la façon suivante :
Lucie Chevalley assure une coordination des liaisons multiples. Mesdames Pesson-Depret,
Massé et Berr cherchent des fonds qui viennent de particuliers très riches ou de grandes
entreprises. Un livre de comptes de l’Entraide indique sur cinq pages et demie les entrées
et sorties d’argent et la situation financière périodique. Les entrées sont marquées au nom
ou au pseudonyme de la personne qui a apporté l’argent à l’œuvre, sans indication de dona-
teur : Madame Chevalley sous son propre nom, Madame Gabriel (Madame Pesson-Depret),
Madame Malakoff (Madame Massé), Arlette (Madame Beaumont). On retrouve aussi les
noms de Madame Béchard et Madame Milhaud (« Madame Saint-Gâteau »), qui figurent
surtout aux sorties. On envoie l’argent reçu en espèces par chacune des dames aux nourri-
ces sous forme de mandat. On y consigne également les dépenses faites pour chaque
enfant chez leur nourrice. Les noms figurent par ordre de date de prise en charge. Ce livre
est un vieux volume des comptes de l’œuvre du « Sauvetage de l’enfance » de 1921. Pour
préserver une clandestinité nécessaire, toutes les dates sont décalées exactement de vingt
ans : dates de naissance, dates de placement. Ainsi, ce qui était dit des enfants de l’Entraide
ne serait pas paru invraisemblable à qui aurait ouvert par hasard ce livre, présenté comme
établi en 1921. Certaines conventions sont également adoptées : Dax désigne l’Entraide,
« à Biarritz » signifie « à Drancy », « à Bayonne » signifie « en déportation. »
La préservation d’une trace du placement des enfants étant essentielle, ce livre de comptes
est doublé d’un fichier rose, comportant des fiches sur lesquelles les enfants sont désignés
sous de faux noms, avec la mention du pseudonyme de la personne qui en avait la charge
habituellement à l’Entraide. L’âge et la nationalité sont marqués. Ce fichier a semble-t-il été
souvent déplacé, et principalement gardé à l’hôtel Stella, au 41 rue Monsieur le Prince,
grâce à sa patronne, Madame Marteau, qui a été reconnue comme Juste en 1990. Elle
cachait des enfants persécutés dans les chambres du dernier étage en attendant qu’on
61 CFYV, dossier Camplan, n° 6520.
vienne les chercher pour les mettre en sécurité à la campagne. Elle gardait également
une chambre à disposition des volontaires de l’Entraide en cas de besoin.
Dans la majorité des cas, les enfants étaient hébergés deux ou trois jours dans un centre
d’accueil pour enfants, non juif, avec l’accord de la directrice, et en repartaient, munis de
tous les papiers nécessaires, pour aller vers une famille nourricière.
« En juin 1943, ma mère, que je rencontrais chez Mme Furley au 25, rue de la Forge
Royale Paris XIe, m'indiqua qu'une dame voulait s'occuper de ma sœur et moi, et nous
envoyer à la campagne. Le contact avait été établi par Henriette Grunmann qui m'avait
raconté avec joie l'attaque des résistants contre les nazis au cinéma Rex. Je me rendis
donc un matin (sans mon étoile jaune) au 10 rue des Beaux Arts. Là, je fis connaissance
de Madame Camplan, elle me proposa de nous emmener à la campagne. Quelques jours
après, nous avions rendez-vous sur le quai du métro Strasbourg St-Denis, devant les 1res
classes, direction Gare du Nord jusqu'à Noyon. Là, Mme Leroux nous attendait avec un
tombereau fixé par un cheval. Nous sommes partis à Pontoise-les-Noyons. Mme Leroux
était nourrice et son mari garde-champêtre. Madame Camplan et Madame Leroux
(Mémère) m'expliquèrent que je ne pouvais garder mon prénom Adolphe, et c'est depuis
que je me prénomme Michel. [...] M. Leroux (Pépère) avait ses entrées à la mairie et
obtint le changement des cartes d'alimentation qui finissaient par être fort douteuses.
Nous nous sommes retrouvés à une douzaine de gosses au cours de l'année. C'est Mme
Camplan, et son organisation le Mouvement national contre le racisme qui envoyait l'ar-
gent chaque mois. Quand le mandat n'arrivait pas, Mémère était fort mécontente61. »
Un homme témoigne en faveur de Madame Camplan, membre du MNCR* (Mouvement natio-nal contre le racisme), reconnue comme Juste en 1995.
« Nous sommes arrivés, une dizaine d’enfants, rue Lamarck, alors asile de vieillards juifs. […]
Nous sommes restés rue Lamarck quelques enfants et beaucoup de vieillards jusqu’à la
grande rafle du 16 juillet. La rue Lamarck, la rue Guy Patin sont devenues des centres pour
enfants juifs sans parents. […] Je suis restée entre la rue Lamarck et la rue Guy Patin avec
mes deux sœurs jumelles jusqu’en février 1943, le 10 ou 13 février 1943 les Allemands sont
venus arrêter des centaines d’enfants
inscrits sur les listes. […] Certains ont
réussi à se cacher dans des placards,
sous les lits et d’autres sont restés car
ils n’étaient pas sur les listes. Après
cette rafle les enfants ont été disper-
sés, cachés chez diverses personnes.
[…] Nous avons finalement été pla-
cées dans un bled « Bullion par
Bonnelles » (je crois dans la Nièvre)
chez un couple âgé sans enfants,
mes sœurs et moi62. »
Malka Régine Trargarz, ancienneenfant cachée, se souvient de cesjournées d’angoisse.
Marcelle Guillemot [? -1960]
Assistante sociale qui dirige la Clairière.
34
Les 10 et 11 février 1943, une rafle concernant tous les arrondissements de Paris et de la
banlieue commence par 42 enfants des centres d’accueil de l’UGIF. Cette rafle des juifs apa-
trides est proposée et organisée par la police française pour officiellement éviter la dépor-
tation des juifs français. Outre les enfants, une majorité de vieillards sont arrêtés. En réac-
tion, une opération est conjointement menée par Suzanne Spaak, Paul Vergara et Marcelle
Guillemot. Ils sont membres de La Clairière, œuvre médicosociale et patronage d’enfants
située dans le quartier des Halles et placée sous l’autorité du pasteur Vergara.
62 Témoignage de Malka Régine Trargarz, 3 pages, fait en 1994. Source : CDJC, Aloumim, 1510-3, n° 37.
Le samedi 13 février 1943, Suzanne Spaak expose à Marcelle
Guillemot son plan de sauvetage des enfants juifs encore héber-
gés par l’UGIF. Le lendemain, le pasteur et Marcelle Guillemot
distribuent aux fidèles assistants à l’office une circulaire leur
demandant de se présenter le lendemain aux bureaux de l’UGIF
et de se porter volontaires pour emmener un enfant juif se pro-
mener pendant une journée. Bien préparée, l’opération, soute-
nue secrètement par certains membres du personnel de l’UGIF,
connaît un vif succès. À la fin de la journée, soixante-trois enfants
de trois à dix-huit ans, au lieu de retourner rue Lamarck, sont rassemblés dans les locaux
du patronage dirigé par le pasteur. Tous trouvent asile dans les familles de sa paroisse.
Suzanne Spaak, le pasteur Vergara et Marcelle Guillemot ont tous les trois été reconnus
comme Justes parmi les nations.
Suzanne Spaak [1905-1944]
Belle-sœur de l’homme d’État belge Paul-Henri
Spaak, elle fait partie du réseau Trepper, l’Orchestre
Rouge - organisation d’espionnage dirigée par
Leopold Trepper. Arrêtée, elle a été fusillée dans la
cour de la prison de Fresnes peu de temps avant la
Libération.
Paul Vergara [1883-1965]
Pasteur de l’Oratoire du Louvre. Dans ses sermons, dont certains ont
été publiés dès la fin de la guerre, il fait des références voilées à la
situation des juifs, et des références claires à la situation de guerre. Il
exhorte son auditoire à résister, tout d'abord par l’esprit, puis en par-
ticipant à la « révolution » en marche. Une résistance qui apparaît
motivée par sa place de guide qui doit exhorter à combattre le Mal
représenté par les Allemands - dont les actions vont a contrario de la
morale chrétienne - plus que par philosémitisme, et qui explique son
engagement dans l’action collective menée avec la Clairière.
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Centre social de la Clairière vers 1950.
Enfants de la maison de la rue Lamarck, 1942-1943.
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La Clairière*
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Deux femmes, un même but :sauver les enfants
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Lettre d’un enfant qui s’est enfui de la maison de la rue Lamarck, envoyée à Françoise Lautmann, l’une des ses responsables.
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Le 25 mai 1941, l’heure est aux préoccupations quotidiennes traditionnelles d’une
jeune assistante sociale qui tente de faire son métier, compliqué par la situation
exceptionnelle de misère de ses assistés. Au lendemain de la rafle du 14 mai 1941, la
situation est en effet fort difficile pour certaines familles privées de leur chef :
La situation des juifs empirant, les implications et fonctions des membres de l’OSE se
modifient. Une réunion du 1er décembre 1941 prône le placement clandestin des
enfants.
« 25 mai. C’est à présent la vraie misère, celle qui détruit tout : moral et physique,
qui va commencer ! Le soutien de famille est arrêté, plus d’argent ! Comme les
familles sont généralement nombreuses, peu de mères peuvent travailler !
Comment vivre !!!... les services sociaux israélites commencent à s’organiser avec
grande hâte, pour pouvoir aider le plus vite et le plus efficacement possible tous
ces pauvres êtres.
28 mai. Nous recevons beaucoup de plaintes, de demandes de secours ; de nom-
breuses femmes enceintes et il faut penser aux bébés à venir ! Il faut aussi appor-
ter à toutes ces malheureuses, non seulement un soutien matériel, mais aussi un
soutien moral. Comment arriver à tout cela ??... Nous avons peu de personnel ; il
a beau se montrer dévoué et zélé, il y a de nombreuses enquêtes à mener, des
courses à faire ! Nous sommes débordés ! »
« 1er décembre 1941. Première réunion aux bureaux de l’OSE, Champs-Élysées, à
laquelle assistent M. et Mme Walk, le docteur Minkowski et Mme Stern. Le doc-
teur Minkowski, dans une atmosphère lourde d’angoisse, nous fait part de ses
craintes au sujet de l’avenir des Juifs. Madame Stern, qui travaille à la Coordination,
est d’accord avec lui pour conseiller de placer au plus vite les enfants non plus seu-
lement pour les vacances, mais pour les cacher ! C’est donc l’ère des placements
clandestins qui va commencer ! Il faut d'abord faire la plus large prospection pos-
sible, avec la plus grande prudence, cependant, pour trouver comme nourrices des
femmes sympathiques, sûres, braves, et pas bavardes surtout ! Que nos cœurs sont
lourds !! »
Jeune femme juive originaire de Roumanie,
Énéa Averbouh arrive en France en 1929 et, de
1930 à 1939, anime en qualité d’assistance
sociale les patronages de la baronne Germaine
de Rothschild dans le XIe arrondissement63. Lorsque la guerre éclate, elle se charge
de l’évacuation des enfants à Coutrat, en Gironde. En 1941, elle regagne Paris. C’est
désormais sous l’égide de l’OSE qu’elle poursuivra le travail social. Le 9 juin 1940,
elle commence ses « Carnets de notes d’une assistante sociale sous l’occupation
allemande », qui s’étendent sur 36 pages manuscrites64.
Énéa Averbouh : les états d’âmes au quotidien
Attestation du 23 septembre 1946 de l’activité d’Enéa Averbouh par le Service social des jeunes. So
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63 Jean LALOUM, « Une résistante de l’OSE en zone nord : Énéa Averbouh », in Anne GRYNBERG (dir.), Les Juifs dans laRésistance et la Libération, textes réunis et présentés par le RHICOJ (Association pour la recherche sur l’histoirecontemporaine des Juifs), Paris, Éditions du Scribe, 1985, p. 109.
64 Les passages suivants sont extraits du journal d’Énéa Averbouh. Source : CDJC, Fonds Énéa Averbouh, DLXX-2.
39 40
Née en 1911 à Paris, couturière,
elle est une femme non juive
ayant activement collaboré avec la
WIZO entre 1942 et la Libération.
Elle a été reconnue comme Juste parmi les nations en 1990.
Elle a laissé une trace précieuse de son action grâce à un « journal de bord » où
elle notait les noms, prénoms et âges des enfants évacués, ainsi que le nom et le
lieu d’habitation de la famille d’accueil, avec un commentaire et la date de sa
visite. Elle profitait du fait de placer de nouveaux enfants pour aller faire une tour-
née d’inspection des familles d’accueil se situant au même endroit. Elle a principa-
lement œuvré dans la Sarthe. Elle mentionne, en novembre 1943, être allée dans
les villes suivantes : Montfort-le-Rotrou, Le Lude, Lavaré, St-Mars-la-Brière,
Lombron, Pont-de-Gennes, Villaines-la-Gonais, Parigné-l’Évêque, Requiel,
Coudrecieux, Semur-en-Vallon, Soulitré. Dans la même région, elle fait une visite
en avril 1944 à Challes, Beaufay,
Mansigné, Bonnétable, St-Jean-de-
la-Motte. Elle cite également des
visites en Seine-et-Oise. Elle qualifie
les enfants avec des adjectifs concer-
nant leur état de santé et leur moral,
et ajoute parfois également un com-
mentaire personnel.
Les fêtes de Noël illuminent cette situation d’angoisse…
… mais le sentiment de danger prend rapidement le pas :
« Décembre 1941. Et pourtant, quelle lumière peut parfois éclairer en nous montrant
les sympathies autour de nous ! Nous recevons la visite d’assistantes sociales de
diverses mairies, assistantes non juives naturellement, qui viennent nous annoncer
qu’elles feront des arbres de Noël pour nos enfants à qui sont, hélas, défendus, par
ordre supérieur, ceux des écoles. Que ce geste est touchant et réconfortant. Dans sa
détresse, Israël trouve amitié et secours ! Oh ! Merci !!
Les Quakers, rue Guy de la Brosse, offrent le local et distribution de jouets. L’accueil
est amical, voire même chaleureux. Le programme est joli ! Nos enfants sont heu-
reux… et nous aussi !
Combien sont émouvants tous ces souvenirs. »
« Janvier 1942. L’année commence pour nous dans un sentiment d’angoisse, car
nous sentons le danger se rapprocher à pas lourds bien que silencieux encore. Les
parents se croient en sécurité, puisque jusqu’ici rien de grave n’est arrivé et, malgré
nos avis et même nos prières, ils refusent, pour la plupart, de laisser placer leurs
enfants, préférant les garder près d’eux. Quelle inquiétude nous tenaille ! »
Enéa Averbouh contemplant des enfants figurant le sigle de l’OSE.
Sour
ce :
Mém
oria
l de
la S
hoah
/CD
JC
Certaines femmes juives comme Enéa Averbouh ont activement œuvré pour la survie
des enfants. D’autres, non-juives, ont été reconnues comme Justes, et, parmi elles,
Lucienne Clément de l’Épine s’est révélée précieuse pour le sauvetage des enfants.
Lucienne Clément de l’Épine [1911-1995].
Lucienne Clément de l’Épine :le souci constant du bien-être des enfants
Sour
ce :
CFYV
42
Les enfants ont des caractères très variés, et l’on voit dans les exemples suivants
qu’elle s’attache à leur personnalité :
Les familles d’accueil s’avèrent être de natures très différentes. On peut ainsi lire, pour
l’une d’entre elle : « Ouvrier SNCF, braves gens, mais pas propres » ou pour une autre :
« Mari prisonnier, femme très bonne, très propre, et précieuse pour nous ».
Dans certains cas, l’enfant a vraisemblablement changé de famille : le nom de la
première famille est barré, avec la mention « pas très bon placement », et en dessous
est rajouté un autre nom, suivi de « boulanger, gens seuls très propres, meilleur place-
ment. » Ce souci du bien-être des enfants dont elle a la charge se retrouve dans le cas
suivant :
Puis, d’un autre stylo, a priori un autre jour :
« enfant sauvage, bonne santé » ; « plaies le 23 novembre » ; « enfant bien por-
tant, intelligent, a sa mère à Paris » ; « débrouillarde, intelligente » ; « petit, assez
fort, très bavard, gentil mais un peu vantard » ; « Jean, 11 ans, enfant turbulent,
vrai titi, ayant besoin d’être tenu » ; « Berthe, 13 ans, grande, a beaucoup forcie,
fillette très nerveuse et à surveiller de près. »
« Enfants Erberg placés chez Fournier Coudrecieux-Sarthe. Berthe, 16 ans, apprend
la couture. Madeleine, 14 ans ½, Léon [illisible] 9 ans, va en classe. La jeune
Madeleine est partie avec M. Skornik, 6 passage Kuszner, 19e. Cet homme connais-
sait les parents des enfants, mais il est de mauvaise réputation et il est veuf de 8
enfants dont nous payions il y a peu de temps encore les pensions. L’aînée Berthe,
très sérieuse et gentille. Petite ne veut pas quitter la nourrice, cette femme qui est
très bonne a hébergé gratuitement pendant un an les enfants, aussi comme la
grande est en apprentissage, cette femme demande que l’on veuille bien lui lais-
ser, ce serait un chagrin terrible pour tous de se séparer. Toutes deux nous deman-
dent de faire le nécessaire pour Madeleine de l’enlever d’auprès de cet homme.
Je crois que c’est urgent et très sérieux. »
« Je suis allée sur place voir Skornich. Se méfier, concierge et entourage très mau-
vais, repaire de marché noir et gens de mauvaise mine. Enfant seule, très difficile
à l’approcher. La concierge avait la garde et la défense de dire où elle était. La
petite Madeleine doit venir mercredi 21 avec moi, viendra-t-elle ! »
Extrait du journal de Lucienne Clément de l’Épine.
Sour
ce :
Mém
oria
l de
la
Shoa
h/CD
JC
41
4443
Lucienne Clément de l’Épine a également rédigé un rapport, non daté, sur la surveil-
lance des enfants cachés depuis le 2 avril 1942, « dont il a fallu surveiller la santé,
l’éducation, la scolarité, consoler les chagrins, réprimander les fortes têtes, veiller à
leur vestiaire, et entretenir avec eux une liaison qui leur faisait sentir qu’ils étaient
aimés 65. » Cette phrase résume l’implication dont elle a fait preuve et l’attachement
qui l’a liée avec les enfants, dont elle fait le décompte : Seine-et-Oise, 126 enfants,
Orne, 23 enfants, Sarthe, 122 enfants, et 4 en Ille-et-Vilaine. Elle cite le nom et le
poste des personnes qui l’ont aidée dans son action, notamment les instituteurs et
institutrices rencontrés dans la Sarthe, le maire de Montfort ainsi qu’une jeune femme
de la mairie. La municipalité n’a cependant pas toujours été conciliante…
Elle doit également composer avec la répression menée par les autorités allemandes
et françaises…
Elle souligne d’autres difficultés, qui tiennent soit à la qualité du placement, soit au
danger qu’elle a elle-même encouru au cours des différents convoyages.
65 Rapport de Lucienne Clément de l’Épine sur la surveillance des enfants cachés depuis le 2 avril 1942, non daté.
Source : CDJC, CMII-1, documents 55 à 70.
66 CFYV, dossier Clément de l’Épine, n° 4599.
« À Mayet, Mme Félicier qui garde les enfants Goldrach a été d’un dévouement et
d’une aide très précieuse, des collaborateurs avaient cherché à nuire aux enfants en
menaçant de les déclarer, mais nous nous sommes toutes deux, au risque d’être
dénoncées, adressées à la municipalité […] Nous avons pu, après maintes difficultés,
faire rentrer à l’école des sœurs les 3 enfants qui ont été par la suite à l’abri ; la muni-
cipalité étant contre nous, c’est grâce aux religieuses que les enfants ont été sauvés. »
« À la Flèche également il y a eu une fâcheuse affaire, quand je suis arrivée pour
régler les mensualités en retard, de 3 enfants. Ils venaient d’être emmenés par la
Gestapo allemande. Je suis donc allée au Mans, essayer de faire quelque chose, mais
le commandant du Mans était un bourreau, il m’a été répondu que je vide les lieux,
sans quoi si je m’intéressais tant que cela aux enfants, que l’on allait me les faire
rejoindre, et comme je savais sa réputation je n’ai pas insisté. D’ailleurs [illisible]
c’est à cette époque que l’on a arrêté beaucoup de Juifs et réfractaires dans ce dépar-
tement, le docteur du Breil, qui avait soigné gratuitement plusieurs de nos enfants,
a été arrêté. »
« Un cas, je crois le seul, est à déplorer dans l’Orne. Il s’agit de Boisgauthier à
Méhaudin, vrai repaire de nomades, les enfants vivent dans une saleté et un laisser-
aller épouvantables, la femme est bonne pour les enfants, après menaces et répri-
« Ma mère me confia à un orphelinat pour enfants juifs situé rue Lamarck à Paris 18e en jan-
vier 1944. L'organisation dirigeant l'orphelinat adressa [ma mère] à un couvent de religieu-
ses à Nogent-sur-Marne rue Gambetta où elle fut cachée sous un faux nom par la mère
supérieure. L'organisation, ayant appris ou supposé que les Allemands prendraient aussi les
enfants essaya d'en sauver le maximum en les plaçant auprès de nourrices dans toute la
France. C'est là que Madame Clément de L’Épine (nous ignorions son prénom) intervenait.
Elle accompagnait les enfants chez les nourrices. Nous avions de fausses identités. Mes
papiers d'identité, en particulier mon acte de naturalisation avaient été confiés à l'orpheli-
nat. Ils furent sans doute volontairement détruits pour ne pas laisser de traces. [...] Madame
Clément de L’Épine emmenait donc les enfants et ensuite elle faisait les tournées pour régler
les nourrices 66. »
Henri Szpilberg, né 1938 à Paris où ses parents, polonais, habitaient depuis 1936, témoigneen faveur de Lucienne Clément de l’Épine.
mandes ; les enfants qui étaient au nombre de 8, dont 3 à nous, m’avaient avertie, ainsi
que la nourrice qu’ils ne s’en iraient jamais de là, qu’ils se souvenaient si je revenais. Le
plus sage a été de les laisser, d’autant que c’était un placement de leurs parents, c’est le
seul endroit d’ailleurs duquel il y ait à se plaindre. […] À part tous ces incidents j’ai eu
quelques ennuis quand des enfants ont été malades, il a fallu les transporter à l’hôpital
du Mans, toujours pareil, le commandant était à craindre, il a fallu agir de ruses, cela n’a
pas toujours été facile, quelques nourrices m’ont bien aidée et le personnel de l’hôpital
a été chic, mais que d’angoisses. »
46
Glossaire CGQJ (Commissariat général aux questions juives) : créé le 29 mars 1941, dirigésuccessivement par Xavier Vallat et Louis Darquier de Pellepoix, le CGQJ estchargé d’élaborer le cadre législatif et de mettre en application la politique anti-sémite du gouvernement de Vichy. voir p. 4
Comité de la Rue Amelot : organisation regroupant plusieurs organisations poli-tiques et associations juives (le Bund, le Poalé-Zion de gauche, le Poalé-Zion dedroite, la Fédération des sociétés juives de France, et la Colonie scolaire) et seréunissant au 36, rue Amelot dans le XIe arrondissement de Paris. voir p. 25
Joint : terme désignant l’American Jewish Joint Distribution Committee (AJDC),qui a été créé aux Etats-Unis en 1914. Lors de la Première Guerre mondiale, laresponsabilité de l’action philanthropique du Joint fut transférée à des comitésjuifs locaux, autorisés à contracter des emprunts remboursables après la fin deshostilités ; la même méthode fut appliquée pendant la Seconde Guerre mon-diale. En ce qui concerne la France, le personnel américain du Joint quittaMarseille pour Lisbonne lors du débarquement des armées alliées en Afrique duNord (8 novembre 1942). Le bureau de Marseille fermé, la gestion de l’aide AJDCfut confiée à celui qui avait été depuis 1941 son directeur français, JulesJefroykin, assisté de Maurice Brener, secrétaire personnel du directeur de l’UGIF-sud (Raymond-Raoul Lambert). Ainsi, le Joint, absent de France, continua en faità y alimenter les caisses des organisations juives. voir p. 12
L’Entraide temporaire : œuvre destinée à secourir les enfants juifs créée àParis au début de la guerre par Lucie Chevalley et un groupe de femmes debonne volonté. voir p. 30
La Clairière : œuvre médicosociale et patronage d’enfants situé à Paris, placéesous l’autorité du pasteur Paul Vergara. voir p. 33
MBF (Militärbefehlshaber in Frankreich) : Commandement militaire allemanden France. voir p. 22
MNCR (Mouvement national contre le racisme) : mouvement fondé en 1942qui a publié dans chaque zone, à partir de 1943, un périodique clandestin anti-raciste (Fraternité en zone sud, et J’accuse en zone nord). voir p. 32
Notre-Dame de Sion : congrégation catholique fondée en France au XIXe sièclepar des juifs convertis. voir p. 27
OSE (Œuvre de secours aux enfants) : œuvre sociale juive créée en 1912 enRussie, ayant pour but d’assister les populations en détresse. voir p. 25
45
Si l’on connaît avec précision l’action de certains sauveteurs,
comme le montrent ces deux derniers portraits, il faut gar-
der à l’esprit que tous n’ont pas été reconnus comme Justes parmi les nations. Un ensem-
ble d’actions parfois infimes a été à l’origine de ce qui constitua après coup une chaîne de
sauvetage efficace, formée de maillons variés dont certains resteront inconnus.
Par conséquent, si on ne peut connaître précisément le nombre de juifs ayant été sauvés
pendant la guerre, il est également impossible de savoir combien de non-juifs ont œuvré
pour leur survie. Tous les sauveteurs n’ont pas été identifiés, notamment dans le cadre de
l’aide apportée aux enfants, lesquels n’ont pas toujours de souvenir précis de l’identité de
la personne qui les a aidés. Les protagonistes ont également pu décéder pendant ou après
la guerre. De plus, les rescapés se sont dispersés à travers le monde, rendant la collecte de
leur témoignage malaisée. Enfin, certains sauveteurs identifiés ont pu refuser de se faire
honorer officiellement. Ainsi, si tous les Justes sont des sauveteurs, tous les sauveteurs n’ont
pas le titre de Juste.
La « chaîne du sauvetage » obéit en définitive à une série de paramètres : la conscience du
danger qui incite à agir, l'acte d'entraide et au bout du compte la réussite. Mais ce processus
n'est évidemment pas garanti. Aider une personne à s’enfuir, évacuer un enfant, fournir des
faux papiers à une famille sont autant de maillons dans une chaîne qui peut être malheureu-
sement rompue : il peut y avoir aide sans sauvetage. C'est donc a posteriori, quand on connaît
l'issue de l'action, que cette notion de « sauvetage » est véritablement justifiée.
Celui-ci a revêtu différentes formes, liées à la nature du danger auquel les personnes étaient
confrontées : convocations, arrestations individuelles, déportations collectives… A cet égard,
les rafles de l'été 1942 eurent un impact plus important sur l'opinion que celles de 1941,
parce qu'elles furent plus massives, et que femmes et enfants furent concernés. L'émotion
collective qu'elles suscitèrent, à Paris et en province, a de ce fait généré autant d'actes dis-
crets d'entraide au sein de la population civile non-juive. Le sauvetage apparaît finalement
comme une forme de résistance civile ; comme le dit Jacques Semelin, « une résistance qui
ne consistait pas à tuer des vies mais à les sauver 67. »
Sans remettre en cause les connaissances accumulées jusqu’ici sur le quotidien des Parisiens
pendant la guerre, entre politique antisémite, répression et arrestations, ce regard sur le
sauvetage permet de compléter notre connaissance des années noires dans lesquelles fut
plongée la capitale entre 1940 et 1944. Paris, ville-piège pour certains, ville-refuge pour
d’autres, fut le théâtre du pire comme du meilleur quand, face aux dénonciations des uns,
s’élevait le mur de l’aide silencieuse des autres.
67 Jacques SEMELIN, Sans armes face à Hitler. La résistance civile en Europe, 1938-1943, Paris, Payot et Rivages, 1998, p. 207.
Pour conclure
Sur la Seconde Guerre mondiale
Ouvrages généraux
AZÉMA Jean-Pierre, De Munich à la Libération : 1938-1944, Paris, Editions du Seuil, 2002.___
AZÉMA Jean-Pierre et BÉDARIDA François (dir.), Vichy et les Français, Paris, Fayard, 1992.___
LABORIE Pierre, L’opinion française sous Vichy, Paris, Editions du Seuil, 1990.___
LABORIE Pierre, Les Français des années troubles, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.___
PESCHANSKI Denis, Vichy - Contrôle et exclusion, Paris, Complexe, 1997. ___
VEILLON Dominique, Vivre et survivre en France, Paris, Editions Payot et Rivages, 1995.
Paris
COINTET Jean-Paul, Paris, 1940-1944, Paris, Perrin, 2001. ___
DREYFUS Jean-Marc et GENSBURGER Sarah, Des camps dans Paris, Paris, Fayard, 2003.
Sur les juifs pendant la Seconde Guerre mondiale
ADLER Jacques, Face à la persécution, les organisations juives de Paris de 1940 à 1944,
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COHEN Asher, Persécutions et sauvetages, Juifs et Français sous l’Occupation et sous
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HAMON Léo et POZNANSKI Renée, Avant les premières grandes rafles - Les Juifs à Paris
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KLARSFELD Serge, Le calendrier de la persécution des Juifs en France, 1940-1944, FFDJF et
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KLARSFELD Serge, Vichy-Auschwitz, la solution finale de la question juive en France, Paris,
Fayard, 1983 et 1985 [rééd. 2001].___
KRIEGEL Annie, WIEVIORKA Annette et KASPI André, Les Juifs de France dans la Seconde
Guerre mondiale, Paris, Le Cerf, 1992.___
POZNANSKI Renée, les Juifs en France pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris,
Hachette, 1997.
Pour approfondir ses connaissances
Bibliographie
47 48
SIPO-SD : abréviation des termes allemands Sicherheitspolizei-Sicherheitsdienst (police de sécurité-service de sécurité), dont le siège se situeà Paris au 11 rue des Saussaies, dans le VIIIe arrondissement. Son activité estessentiellement concentrée sur la poursuite des opposants politiques, des résis-tants et des juifs. voir p. 7
SSAE (Service social d’aide aux émigrants) : association créée en 1924 ayantpour mission sociale et humanitaire d'aider et de protéger les migrants oudemandeurs d'asile. voir p. 30
UGIF (Union générale des Israélites de France) : elle est créée le 29 novem-bre 1941 par le gouvernement de Vichy. L’UGIF est dotée d’une capacité juridi-que complète, sous la tutelle administrative et financière du CGQJ. Elle a pourobjet « d’assumer la représentation des Juifs auprès des pouvoirs publics,notamment pour les questions de prévoyance et de reclassement social », etest « un établissement public autonome doté de la personnalité civile. » Leconseil d’administration est composé de dix-huit membres, juifs de nationalitéfrançaise, nommés par le Comissariat général aux questions juives. Tous les juifsde France, français et étrangers, sont tenus de s’y affilier. Toutes les associationsjuives sont, du même coup, dissoutes, et leurs biens passent sous l’administra-tion de l’Union (répartie sur les deux zones entre UGIF-nord et UGIF-sud)68.voir p. 25
WIZO (Women International Zionist Organisation / Organisation internatio-nale des femmes sionistes) : elle naît en 1935 grâce à la réunion de deuxmouvements sionistes : l'Union des femmes juives de France pour la Palestineet le groupe d'études Kadimah. voir p. 25
68 Sur l’UGIF, dont le rôle a été très controversé, nous renvoyons à l’ouvrage de Michel LAFFITTE, tiré de sa thèse, intitulé
Un engrenage fatal. L’UGIF face aux réalités de la Shoah, 1941-1944, Paris, Éditions Liana Lévi, 2003.
49
Comité français pour Yad Vashem (CFYV) - dossiers des Justes
Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) - Mémorial de la Shoah
Archives de la préfecture de police de Paris (APP)
Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) - Mémorial de la Shoah
Comité français pour Yad Vashem (CFYV)
Collection personnelle de l’auteur
Merci à Madame Odette Christienne, adjointe au maire de Paris chargée de lamémoire, du monde combattant et des archives, ainsi qu’à Thierry Roure pour leurconfiance et leur relecture attentive.
Merci également à Corinne Melloul (CFYV) et Lior Smadja (CDJC).
Enfin, je tiens à remercier chaleureusement Claire Andrieu et Jacques Semelin pourleur confiance et leur aide tout au long de la rédaction de cette brochure, ainsi qu’àSarah Gensburger pour sa participation active et ses conseils avisés.
Pour tout commentaire suite à la lecture de cette brochure, vous pouvez contacter l’auteur à l’adresse suivante :
Titulaire du master de recherche en histoire et théorie du politique de Sciences Po,
et après de nombreuses recherches sur la vie quotidienne à Paris pendant la
Seconde Guerre mondiale, Camille Ménager a participé au colloque « Pratiques de
sauvetage en situations génocidaires » organisé à Sciences Po en décembre 2006 en y
présentant une recherche sur les rafles et les réseaux sociaux à Paris entre 1940 et 1944.
Parallèlement à ses travaux de recherche, elle participe à la réalisation de documentaires
historiques et politiques.
Remerciements
Présentation de l’auteur
Sources
Crédits photographiques
Sur le sauvetage et l’assistance
BAILLY Danielle (dir.), Traqués, cachés, vivants ; des enfants Juifs en France (1940-1945),
Paris, L’Harmattan, 2004. ___
COMTE Madeleine, Sauvetage et baptêmes. Les religieuses de Notre-Dame de Sion face
à la persécution des Juifs en France, 1940-1944, préface d’Étienne Fouilloux, Paris,
L’Harmattan, 2001.___
GRUAT Cédric et LEBLANC Cécile, Amis des Juifs. Les résistants aux étoiles, Paris, Éditions
Tirésias, 2005.___
LAFFITTE Michel, Un engrenage fatal. L’UGIF face aux réalités de la Shoah, 1941-1944,
Paris, Éditions Liana Lévi, 2003.___
LAZARE Lucien, Le livre des Justes – Histoire du sauvetage des Juifs par les non-Juifs en
France, 1940-1944, Paris, J.-C. Lattès, 1996.___
MICHEL Alain, Les Éclaireurs israélites de France pendant la Seconde Guerre mondiale,
Paris, Éditions des Éclaireurs Israélites de France, 1984. ___
SEMELIN Jacques, Sans armes face à Hitler. La résistance civile en Europe, 1938-1943,
Paris, Payot et Rivages, 1998.___
ZEITOUN Sabine, L’œuvre de secours aux enfants (O.S.E.) sous l’Occupation en France :
du légalisme à la résistance, 1940-1944, Paris, L’Harmattan, 1990.
Témoignages publiés
BIELINSKY, Jacques, Journal - 1940-1942, Paris, Éditions du Cerf, 1992.___
GRUNBERG Albert, Journal d’un coiffeur juif à Paris sous l’Occupation, Paris, Éditions de
l’Atelier, 2001.___
KRIEF Evelyne, Une enfance interdite ou la petite marrane, Paris, L’Harmattan, 1997.___ LAMBERT Raymond-Raoul, Carnet d’un témoin - 1940-1943, Paris, Fayard, 1984.
MAIRIE DE PARIS
Direction générale de l’Information et de la Communication
Phot
o co
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JC