Le rôle international d'un Etat : construction, institutionnalisation et ...
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UNIVERSIT MONTESQUIEU BORDEAUX IV / INSTITUT DTUDES POLITIQUES DE BORDEAUX
COLE DOCTORALE DE SCIENCE POLITIQUE DE BORDEAUX (E.D. 208)
CEAN Centre dtude dAfrique Noire (UMR 5115 DU CNRS)
LE RLE INTERNATIONAL DUN TAT : CONSTRUCTION,
INSTITUTIONNALISATION ET CHANGEMENT
Le cas de la politique canadienne de maintien de la paix en Afrique
Thse pour le Doctorat en Science Politique
Sous la direction de M. le Professeur Daniel Compagnon
prsente et soutenue publiquement par
Mlanie CATHELIN
le 8 dcembre 2008
Membres du jury :
M. Daniel BACH, Directeur de recherche CNRS, Institut dtudes Politiques de Bordeaux
M. Daniel BOURMAUD, Professeur, Universit de Pau et des Pays de lAdour ; rapporteur
M. Frdric CHARILLON, Professeur, Universit de Clermont-Ferrand ; rapporteur
M. Daniel COMPAGNON, Professeur, Institut dtudes Politiques de Bordeaux ; Directeur
de thse
M. Alex MACLEOD, Professeur, Universit du Qubec Montral Canada
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REMERCIEMENTS
Bien que la thse soit un exercice solitaire par excellence, ce travail naurait pas pu voir le
jour sans les soutiens nombreux que mont apports mon directeur, les membres de lquipe
du CEAN et de lIEP, les personnes rencontres au cours de mes recherches, mes amis et ma
famille au cours de ces annes.
Je remercie donc en premier lieu Daniel Compagnon pour avoir accept de diriger ce
travail. Ses conseils, sa relecture attentive du texte, son humour ainsi que son habilit
ddramatiser les situations, ont constitu des soutiens prcieux et mont permis de mener ce
travail son terme.
Je remercie galement Messieurs Daniel Bach, Daniel Bourmaud, Frdric Charillon et
Alex Macleod pour avoir accept de faire partie du jury de soutenance.
Durant toutes ces annes jai pu bnficier de lappui, matriel et humain, de lquipe du
Centre dtude dAfrique noire de lInstitut dtudes politiques de Bordeaux. Je souhaite en
particulier remercier Ren Otayek et Michel Cahen, ainsi que Dominique Darbon, pour
mavoir permis de mener mes recherches dans de bonnes conditions.
Je remercie Jacques Palard pour avoir facilit la mise en place dun change entre lIEP et
lInstitut qubcois des hautes tudes internationales (IQHEI) de lUniversit Laval. Je suis
galement trs reconnaissante lquipe de lIQHEI, en particulier Grard Hervouet et Jean-
Sbastien Rioux, pour laccueil quils ont rserv mon projet de recherche, et pour le
dynamisme quils ont su y insufler. Je remercie galement les doctorants et docteurs de
lIQHEI, Nicolas Foucras, Richard Garon, Jean-Franois Morel et Oana Tranca, pour tous les
bons moments passs Qubec. Un grand merci David Nadeau et Ginette Karirekinyana
pour leur accueil chaleureux et leur amiti.
Mes remerciements vont galement au personnel de lIEP, en particulier Karine Jnart et
Catherine Blanc pour leur coute et leur gentillesse.
Je remercie les doctorants et docteurs de lIEP : Aurlie, Bndicte, David, Flora, Gal,
Jeanne, Manu, Marie, Marie-Emmanuelle, Niels, Stphanie et Rodolphe, pour lesprit
dquipe et la bonne humeur quils ont su faire rgner tout au long de ces annes dans le
bureau des ATER .
Toute ma reconnaissance va galement Christine Deslaurier et Vincent Foucher pour
mavoir intgre dans leur groupe de recherche, et initie aux arcanes du mtier. La
finalisation de ce travail doit beaucoup leur amiti et leur soutien.
Merci mes amis, lointains ou prsents, pour mavoir soutenue dans ce parcours qui fut
souvent sem dembches et de remises en question : Catherine, Cline, lodie, lise,
Franois et Charlotte, Martin et Caroline, Maud, Pierre, Vanessa, et Winnie.
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Merci mes parents, Andre et Bernard, mes beaux-parents, Lydia, Michel, Francis et
Annick, ma tante Brigitte, et mes grands-mres, pour leur soutien affectueux et quelque
fois soucieux, mais jamais dmenti.
Je nai pas de mots assez forts pour remercier Mathieu de son coute, de sa patience et de
son amour durant toutes ces annes. Merci enfin Giacomo, pour avoir clair de ses sourires
et de ses babillements la dernire anne de ce travail.
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1
Table des Matires
Liste des sigles et des acronymes 6
Introduction 9
Prsentation de lobjet : la politique canadienne de maintien de la paix en Afrique dans le contexte
de la nouvelle division du travail international en matire de gestion des conflits 11
La question du changement en politique trangre 16
Les tats et leurs rles dans la socit internationale 28
Mthodologie 34
Plan 38
Chapitre 1 Lanalyse des rles en politique trangre : cadre thorique 41
Section I Lanalyse dcisionnelle en politique trangre : ltude du temps court 42
I. Fondements de lanalyse dcisionnelle : linfluence du behaviourisme 42
II. Au cur de la bote noire : lapport de lanalyse des politiques bureaucratiques 44
A. Le modle des politiques bureaucratiques 45
B. Limites mthodologiques : de la difficile transposition du modle 48
Section II Le double apport du constructivisme et de linstitutionnalisme sociologique pour
lanalyse de la politique trangre. 54
I. Le constructivisme : une approche sociologique des relations internationales 55
A. Fondements thoriques et pistmologiques 56
B. Rle, identit et normes au cur du projet constructiviste 59
C. Changer de rle : apports et limites de lapproche constructiviste 62
II. Institution, identit et rle en politique trangre : lapport des analyses institutionnalistes des
politiques publiques 65
A. Identit politique et institutionnalisation 65
B. Historicit et tude des rles en politique trangre 69
C. Rle et institutions : gense et effets structurants 72
Premire partie | Rle et identit internationale : le maintien de la paix dans la politique
canadienne de puissance moyenne 79
Chapitre 2 Le Canada et le maintien de la paix : gense dun rle 81
Section I La notion de puissance moyenne, un concept problmatique 82
I. Lobsession du rang , point commun aux diffrentes analyses de la politique trangre canadienne 83
A. Le Canada, puissance moyenne ? Des lectures concurrentes 84
B. Du statut la fonction : la puissance moyenne, une notion qui rsiste la conceptualisation 88
C. Un label mobilis des fins politiques 94
II. Un discours au service dune entreprise politique : la promotion dune identit internationale
spcifique 97
A. Fonctionnalisme et qute dinfluence 98
B. La contestation de lordre international de laprs-guerre 102
Section II Le maintien de la paix, mythe fondateur du rle du Canada sur la scne internationale108
I. Mythe et ge dor : lapoge de la politique trangre canadienne 109
A. Les mandarins de la politique trangre canadienne 109
B. Linternationalisme au service des intrts canadiens 114
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2
C. Un environnement favorable la politique canadienne de scurit collective 116
II. Le rcit mythique : la crise de Suez dans limaginaire politique canadien 121
A. Le corps de texte ritualis 122
B. Le legs de Pearson : linvention du maintien de la paix 127
C. De la ralit au mythe 129
Chapitre 3 Rle et hritage politique : trajectoires dinstitutionnalisation du maintien de la
paix dans la politique trangre canadienne 136
Section I Rle et intrt : la politique canadienne de maintien de la paix durant la guerre froide
138
I. Le maintien de la paix : une tradition de la politique trangre canadienne 139
A. Un rle qui transcende les clivages politiques (1957-1992) 139
B. Un rle incorpor : larme canadienne, une arme de gardiens de la paix ? 149
II. Maintien de la paix et puissance moyenne : la diplomatie de crneau 157
A. Le maintien de la paix : la meilleure politique de dfense du Canada 157
B. Le maintien de la paix comme levier dune politique dinfluence 160
Section II Rle national, hritage politique et mmoire collective 161
I. Rle national et mmoire collective : le maintien de la paix, un rle populaire 162
A. Le maintien de la paix, expression du nationalisme canadien 162
B. Le maintien de la paix dans limaginaire national 165
II. Maintien de la paix et opinion publique 168
Chapitre 4 Rle et modification des contraintes externes : la politique canadienne de maintien
de la paix aprs la fin de la guerre froide 176
Section I Nouvelle division du travail et recomposition des rles des acteurs tatiques : le maintien
de la paix aprs la guerre froide 178
I. Les modifications structurelles du maintien de la paix dans un ordre international en mutation 178
A. Dun rle priphrique une position centrale : le maintien de la paix dans le monde post- guerre
froide 179
B. Le vide doctrinal de la pratique onusienne du maintien de la paix 184
C. Deux systmes normatifs concurrents : maintien de la paix et intervention humanitaire 187
II. Le maintien de la paix, un critre de puissance : vers un risque de marginalisation des puissances
moyennes ? 193
Section II (Sauve)garder son rle : les contradictions de la politique canadienne de maintien de la
paix 199
I. Le dcalage entre les discours et les pratiques au cur des contradictions de la politique canadienne de
maintien de la paix 200
A. De la scurit cooprative la scurit humaine : la redfinition de la politique canadienne
de maintien de la paix 200
B. Les limites du discours : la politique trangre canadienne des annes 1990, une diplomatie
dintention ? 208
II. Les logiques de concurrence au sein de lappareil politique pour la dfinition lgitime du rle 216
A. Les dbats sur lutilisation des FC : quels critres dintervention ? 217
B. La fragmentation du discours de la scurit au sein de lappareil gouvernemental 226
C. Redfinir son rle : lternelle question de la slectivit des engagements 231
Deuxime partie | Pratiques sociales du rle : les interventions canadiennes dans lAfrique
des Grands Lacs 239
Chapitre 5 De laide au dveloppement la gestion des conflits : la transformation du rle du
Canada en Afrique 241
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3
Section I LAfrique comme lieu dexercice de la politique de puissance moyenne du Canada
242
I. Logiques priphriques et intrts croiss : lments de structuration de la politique canadienne en
Afrique 243
A. Le rle prdominant des acteurs non gouvernementaux : laction canadienne en Afrique, une
politique de rseaux 243
B. Des relations marginales et contraintes : lintrt limit dOttawa pour les affaires africaines 249
II. Laide au dveloppement en Afrique : relais des intrts canadiens et support de construction
identitaire 253
A. Le Rwanda et le Zare, deux pays cibles de lAPD canadienne 254
B. Dynamiques internes et politique trangre : la politique africaine du Canada linterface des
scnes nationale et internationale 260
Section II La scurit, condition du dveloppement : la transformation du sens de lintervention
canadienne en Afrique 268
I. De la rduction de la pauvret la lutte contre linscurit politique: les inflexions de la politique
africaine du Canada 269
A. volutions des reprsentations et rationalisation de la politique daide : lintgration dobjectifs
politiques et la mise en place dune politique de conditionnalit 269
B. Les mutations du dispositif de coopration 277
C. LAfrique, espace privilgi de linscurit : repenser les modalits de lintervention canadienne en
Afrique. 281
II. Le Rwanda comme illustration de cette transformation 287
A. Le Rwanda : la chasse garde de lACDI , un monopole progressivement remis en cause 287
B. Les enjeux dinterprtation du conflit rwandais et leur traduction dans sa prise en charge par la
politique trangre canadienne 292
C. Concurrence des normes, altration des pratiques : lvolution de la politique canadienne au
Rwanda 296
Chapitre 6 Les cadres dinterprtation du rle : tradition et invention dans la politique
canadienne de maintien de la paix dans lAfrique des grands lacs 304
Section I Structures normatives et interprtation du rle 306
I. Les interventions canadiennes au Rwanda : les logiques dadquation au rle 307
A. Linterprtation de la situation rwandaise : le prisme rgional comme lecture dominante 307
B. La participation du Canada aux missions de paix au Rwanda : une contribution exemplaire de sa
politique de puissance moyenne 313
C. Le rle hrit comme variable explicative 317
II. Le contexte de lintervention canadienne au Zare : linterprtation dun rle non conventionnel 320
A. Linterprtation de la situation zaroise : la lecture humanitaire comme filtre interprtatif dominant
321
B. La dimension stratgique du rle : louverture dune fentre dopportunit 328
C. Le Canada, leader dune force multinationale : un rle hors-norme 336
Section II Processus dadquation et mcanismes dinvention : une comparaison des processus
dcisionnels au Rwanda et au Zare 342
I. Le poids des routines organisationnelles dans la structuration des prfrences canadiennes au Rwanda
343
A. Un processus dcisionnel classique : la participation du Canada aux missions de lONU au Rwanda
343
B. Aprs le gnocide, la participation du Canada une MINUAR renforce : la modification marginale
des procdures dcisionnels 349
C. Les ressources interprtatives du rle : un comportement archtypique de la politique canadienne de
puissance moyenne 357
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4
II. Invention et improvisation : la politique canadienne au Zare 362
A. Limplication directe du chef du gouvernement et la contraction du processus dcisionnel 363
B. Des divergences dintrts : un processus dsquilibr au profit du MAECI 366
Chapitre 7 : Mise en uvre du rle : ressources et contraintes dune puissance moyenne
dans la nouvelle division internationale du travail 372
Section I Le rle comme ressource politique : effets dopportunit et stratgies de lgitimation 374
I. Lintervention au Zare, ressource politique sur la scne nationale 375
II. La revendication dune citoyennet positive : la dfense de limage du bon citoyen international 380
Section II Les logiques de division du travail comme cadre contraignant de lexercice du rle 384
I. Lexercice du leadership : enjeux dinfluence et de crdibilit 385
A. Linfluence, fonction des ressources matrielles et institutionnelles 386
B. Enjeux de crdibilit : les stratgies argumentatives 393
II. Les enjeux politiques de la rpartition du travail en matire de gestion de la scurit politique
internationale 397
A. Les relations avec les pays africains : les limites dune politique fonde sur limage 398
B. Les relations avec les tats-Unis : la souris et llphant 402
C. Les dissensions au sein de lappareil gouvernemental 406
Chapitre 8 Rle et changement : logiques dapprentissage social et reconfiguration partielle
des intrts 413
Section I Lajustement des rponses politiques : entre autonomie et contrainte 414
I. La mmoire du gnocide rwandais, filtre interprtatif de la politique canadienne de maintien de la paix.
415
II. Lintervention au Zare comme rponse aux dysfonctionnements du systme onusien 420
Section II Les logiques de recyclage : sur les limites du changement de rle en politique
trangre. 426
I. Les logiques dhritage : la rengociation partielle des rgles de la relation Canada Onu 428
A. La rvaluation des engagements vis--vis de lONU : vers une plus grande slectivit 429
B. La production et la diffusion de nouvelles normes de gestion des crises 433
II. Les logiques de reconversion : lAfrique comme laboratoire dexprimentation de nouvelles techniques
de maintien de la paix 437
A. Une politique davant-garde : le Canada et la BIRFA 438
B. La diffusion du modle canadien de maintien de la paix 441
Conclusion 447
Bibliographie 457
Ouvrages thoriques 457
Relations Internationales 457
Politique trangre 462
Sociologie de laction publique 465
Sociologie politique / Sociologie historique 467
Gestion des conflits, Maintien de la paix et intervention humanitaire 468
Gnral 468
Maintien de la paix et gestion des conflits en Afrique 470
Politique trangre canadienne 473
Gnral 473
Maintien de la paix 478
Politique du Canada en Afrique 481
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5
Politique canadienne de gestion des conflits en Afrique 484
Littrature Grise 485
Gouvernement du Canada 485
Parlement dbats et rapports 488
Documents ONU 489
Archives 490
Annexes 492
Annexe 1 Liste des entretiens 493
Annexe 2 Tableaux et figures concernant le maintien de la paix 495
Annexe 3 Documents sur la politique trangre canadienne 497
Annexe 4 Documents sur la politique canadienne de maintien de la paix 508
Annexe 5 Documents sur la politique canadienne au Rwanda et au Zare 515
522
Index des noms propres 543
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Liste des sigles et des acronymes
ACCT Association de coopration culturelle et technique
ACDI Agence canadienne de Dveloppement international
ACOR Association des Canadiens dorigine rwandaise
AFDL Alliance des forces dmocratiques pour la libration du Congo
BCP Bureau du Conseil priv
BIRFA Brigade multinationale dintervention rapide des forces en attente
CAD Comit daide au dveloppement
CIDPDD Centre international des droits de la personne et du dveloppement dmocratique
DART Disaster assistance response team
DIPOL Direction des politiques
DOMP Dpartement des oprations de maintien de la paix
FAR Forces armes rwandaises
FAZ Forces armes zaroises
FC Forces canadiennes
FMN Force multinationale
FPR Front patriotique rwandais
FIDH Fdration internationale des droits de lhomme
FINUL Force intrimaire des Nations unies au Liban
FORPRONU Force de protection des Nations unies
FUNU Force durgence des nations unies
GAA Direction de lAfrique anglophone
GAF Direction de lAfrique francophone
GONUL Groupe dobservation des Nations unies au Liban
HCR Haut commissariat aux rfugis
IDS Direction de la scurit rgionale et de la Dfense
LRDH Ligue rwandaise des droits de lhomme
MAE Ministre des Affaires extrieures
MAECI Ministre des Affaires trangres et du commerce international
MDN Ministre de la Dfense nationale
MONUC Mission des Nations unies au Congo
MINUAR Mission des Nations unies pour lassistance au Rwanda
MINUEE Mission des Nations unies en thiopie et en rythre
MONUOR Mission dobservation des Nations unies en Ouganda-Rwanda
MSF Mdecins sans frontires
MRND Mouvement rpublicain national pour la dmocratie et le dveloppement
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7
NRA National Resistance Army
ONUCI Opration des Nations unies en Cte dIvoire
ONUSOM Opration des Nations unies en Somalie
OUA Organisation de lunit africaine
PNUD Programme des Nations unies pour le dveloppement
QGDN Quartier gnral de la Dfense nationale
SADC Southern African Development Community
SCEMD Sous-chef dtat-major de la Dfense
SUCO Service universitaire canadien outre-mer
UA Union africaine
UNAMSIL United Nations Assistance Mission in Sierra Leone
UNAMIL United Nations Assistance Mission in Liberia
UNFICYP Force des Nations unies charge du maintien de la paix Chypre
UNITAF United Task Force
UNMOGIP Groupe des observateurs militaires des Nations unies en Inde et au Pakistan
UNR Universit nationale du Rwanda
ZIT Zare interdepartmental task force
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9
Introduction
Sil y a un domaine des relations internationales dans lequel le Canada joue un rle actif
et il nest mme pas exagr de dire quil y occupe la place de leader cest le maintien de
la paix 1. En 1991, lorsque W. H. Baxter, directeur de la revue International Perspectives,
crit cette phrase, la ralit ne peut que lui donner raison : le Canada est parmi les premiers
contributeurs de troupes et dofficiers aux oprations de paix de lONU. Depuis 1956, date de
la cration de la Force durgence des Nations unies (FUNU) Suez, le Canada a particip
toutes les oprations de paix de lONU, et a fait de cette pratique un lment central de sa
politique trangre, au point quelle est revendique, par ses lites politiques, comme
constitutive de son identit nationale et de ses intrts, en un mot de son rle , sur la scne
internationale2.
En janvier 2008, avec une contribution de 168 personnes, le Canada occupe la 53me
place
de la liste des contributeurs, largement devanc par les membres permanents du Conseil de
scurit ainsi que par dautres pays europens comme lEspagne, lItalie, lAllemagne ou la
Belgique3. En Afrique sub-saharienne en particulier, seuls cinquante-trois Canadiens sont
dploys dans le cadre de missions de paix de lONU, alors que cette rgion concentre plus de
1 W. H. Baxter. Canada and International Peacekeeping. International Perspectives : Peacekeeping
and International Relations, 19 (9), January 1991, p. 1.
2 Jack L. Granatstein. Canada and Peacekeeping : Image and Reality. In Granatstein J. L. (ed.).
Canadian Foreign Policy. Historical Readings. Toronto : Copp Clark Pitman Ltd, 1986, p. 232-241.
3 Global Policy Forum. Troops and Other Personnel Contribution to Peacekeeping Operations : 2008.
Consultable en ligne au http://www.globalpolicy.org/security/peacekpg/data/pktp08.htm.
http://www.globalpolicy.org/security/peacekpg/data/pktp08.htm
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deux-tiers du total des forces onusiennes dployes dans le monde4. La contribution
canadienne aux missions onusiennes de paix en Afrique se rsume lenvoi dune poigne
dobservateurs militaires en Rpublique dmocratique du Congo, quatre officiers dans le
cadre de la Mission des Nations unies et de lUnion africaine au Darfour (MINUAD), sept
policiers en Cte dIvoire (Mission des Nations unies en Cte dIvoire MINUCI) et trente-
huit personnes, comprenant la fois des officiers, des forces de police et des observateurs
militaires au sein de la Mission des Nations unies au Soudan (MINUS).
Ces chiffres tmoignent eux seuls de lampleur des changements qui se sont fait jour
dans la conduite de la politique trangre canadienne depuis la fin de la guerre froide.
En effet, la pratique canadienne du maintien de la paix, figure centrale de la politique
trangre de cet acteur depuis 1956, sest profondment modifie suite aux bouleversements
de la scne internationale entrans par le chute du Mur de Berlin, au point de ne plus
conserver aujourdhui quune dimension largement symbolique. Comment interprter la
nature et le degr des changements intervenus dans la politique trangre canadienne ? Ces
changements renvoient-ils une restructuration des intrts et des prfrences de cet acteur
sur la scne internationale ? Doivent-ils au contraire tre apprhends comme de simples
processus dajustement des rponses politiques face un environnement mouvant ? Lobjectif
de ce travail est dinterroger lvolution du rle du Canada dans la gestion de la scurit
politique internationale, travers les expriences canadiennes de maintien de la paix en
Afrique, plus particulirement dans lAfrique des Grands Lacs. Au-del, il sagit de soumettre
lanalyse les mcanismes de changement et de redfinition des rles dvolus aux tats dans
la mise en uvre de leur politique trangre, en identifiant les facteurs lorigine de ces
volutions.
4 En 2008, sur vingt-deux oprations de paix de lONU dployes dans le monde, neuf le sont en
Afrique sub-saharienne. Plus de 62 000 personnes, comprenant des forces militaires, des observateurs
et des forces de police, prennent part ces oprations. Peace and Security Section of the Department
of Public Information in cooperation with the Department of Peacekeeping Operations. Monthly
Summary of Contributors of Military and Civilian Police Personnel.
http://www.un.org/Depts/dpko/dpko/contributors/.
http://www.un.org/Depts/dpko/dpko/contributors/http://www.un.org/Depts/dpko/dpko/contributors/http://www.un.org/Depts/dpko/dpko/contributors/http://www.un.org/Depts/dpko/dpko/contributors/
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Prsentation de lobjet : la politique canadienne de maintien de la paix en Afrique dans le
contexte de la nouvelle division du travail international en matire de gestion des conflits
Le choix dtudier ces volutions travers les expriences canadiennes de maintien de la
paix en Afrique peut, de prime abord, apparatre tonnant : situ la priphrie des intrts
nationaux canadiens, le continent africain na jamais fait lobjet dune politique rellement
cohrente de la part des autorits canadiennes. La structuration des changes, politiques et
commerciaux, entre lAfrique et les pays du Nord, parce quelle a t largement
surdtermine par laffrontement entre les puissances coloniales, puis entre les tats-Unis et
lUnion sovitique, na offert quune marge de manuvre limite des pays de moindre
puissance et sans pass colonial comme le Canada. Les relations entre le Canada et les pays
dAfrique sub-saharienne ont longtemps t canalises travers le Commonwealth, puis plus
tard par le rseau de la Francophonie. Des programmes de formation militaire limits
quelques pays, ainsi que laide au dveloppement, ont constitu lessentiel de leurs changes5.
Pourtant, lAfrique a t un lieu dexercice privilgi de la politique canadienne de
puissance moyenne .
Le terme de puissance moyenne est troitement associ la politique trangre
canadienne : il renvoie lide dun statut particulier pour cet acteur sur la scne
internationale, statut auquel sont associs certains rles et certains modes de conduite, dont le
maintien de la paix nest quune des manifestations6. Le socle idologique de cette politique
est constitu par la notion d internationalisme altruiste ou humane internationalism7,
formalise dans les annes 1950 par le ministre des Affaires extrieures Lester B. Pearson8.
5 Mlanie Cathelin. Les enjeux de la politique canadienne daide au dveloppement en Afrique sub-
saharienne. Mmoire de DEA : CEAN : Bordeaux, 2001.
6 Comme nous le verrons, le terme de puissance moyenne , comme catgorie analytique, soulve de
nombreux problmes, do la mise entre guillemets de cette expression. Pour la commodit de la
lecture, les guillemets seront supprims par la suite. Voir chapitre 2.
7 Le terme de humane internationalism est en fait utilis par un universitaire canadien, Cranford
Pratt, pour caractriser lorientation philosophique de la politique trangre canadienne. Cranford Pratt
(ed.). Middle Power Internationalism. The North-South Dimension. Montral : McGill-Queens
University Press, 1990, 176p.
8 Lester B. Pearson occupe le poste de ministre des Affaires extrieures de 1948 1957, avant de
devenir Premier ministre en 1963. Cest son initiative, conjointement avec le secrtaire des Nations
unies Dag Hammarskjld, que sera cre la premire force de paix des Nations unies, lors de la
crise de Suez, en 1956. linstar de la majeure partie de la classe politique daprs-guerre, Lester B.
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Ce discours politique, mlange didalisme internationaliste, de sens pratique et de
circonspection, sinscrit dans la tradition librale de la discipline des Relations
Internationales, et se traduit par la revendication dun rle actif et constructif dans les grandes
organisations internationales. linstar des autres acteurs de puissance juge quivalente,
comme le Danemark, la Sude, la Norvge, lAustralie ou les Pays-Bas, laction extrieure du
Canada est en effet motive, depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, par la promotion
dun ordre international stable et pacifique9, tout en assurant la prennit des structures qui lui
garantissent un rle important en tant que pays dvelopp. Do limportance accorde par ses
lites dirigeantes la constitution et au renforcement des mcanismes de rgulation, une
politique qui sest manifeste notamment par la participation systmatique des Canadiens aux
oprations de paix de lONU depuis 1956.
La chute du Mur marque le dbut dune nouvelle re du maintien de la paix onusien.
Libr du carcan de lordre bipolaire, ce mode de gestion des conflits jusquici caractris par
sa modestie tant en termes de moyens que dobjectifs acquire une importance renouvele.
Longtemps cantonn larrire plan de la scne internationale, le maintien de la paix devient
lun des instruments favoris de gestion des nouvelles formes de conflictualit des annes
199010.
Pearson est imprgn dune culture politique forte connotation librale. Il dfend lide dun
internationalisme libral, notamment dans les rapports entre les pays du Nord et ceux du Tiers-Monde.
Laccent est ainsi mis sur le rle de linternationalisation des changes, principalement commerciaux,
avec ces pays pour favoriser leur dveloppement social et conomique. Il souligne galement
limportance des institutions multilatrales et des accords internationaux pour contribuer
ltablissement de la paix, lquit et la stabilit. Voir par exemple Lester B. Pearson. Partners in
Development. Report of the Commission on International Development. New York : Praeger, 1969.
Pour une tude dtaille des ides de Lester B. Pearson et de la manire dont celles-ci ont influenc
durablement la formulation de la politique trangre canadienne, voir Erika Simpson. The Principles
of Humane Internationalism According to Lester B. Pearson. Journal of Canadian Studies, 34 (1),
Spring 1999, p. 75-92. Voir Chapitre 2.
9 Olav Stokke. The determinants of aid policies : general introduction. In Stokke O. (ed.). Western
Middle Powers and Global Poverty : the Determinants of the Aid Policies of Canada, Denmark, the
Netherlands, Norway and Sweden. Uppsala : The Scandinavian Institute of African Studies, 1989.
10 En tmoigne la littrature abondante consacre ce sujet, la cration dune revue scientifique
(Journal of International Peacekeeping, anciennement International Peacekeeping, fond en 1994)
spcifiquement dvolue ces questions, ou encore, au Canada, la formation dun Rseau francophone
de recherche sur les oprations de paix rattach lUniversit de Montral, et qui publie
annuellement, depuis 2003, un Guide du maintien de la paix. Voir http://www.operationspaix.net.
http://www.operationspaix.net/
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Cette monte en puissance et en visibilit saccompagne de profondes mutations, elles-
mmes relies au mouvement plus gnral de ragencement de lordre international. Ces
modifications ont tout dabord trait la pratique mme du maintien de la paix : cet outil au
dpart exclusivement orient vers la gestion et la rsolution des conflits intertatiques, se voit
en effet dtourn de son usage premier pour tre mis au service de politiques
interventionnistes se revendiquant dobjectifs humanitaires. En justifiant lingrence dans les
affaires intrieures dun tat tiers au nom de lidal humanitaire, le maintien de la paix
nouvelle gnration devient un outil dinfluence aux mains des acteurs les plus puissants
de la communaut internationale11.
Le deuxime type de modification encouru dcoule du premier et renvoie lui aux acteurs
dsormais en charge du maintien de la paix : la priode est en effet marque par lmergence
dune nouvelle division du travail visant tout la fois satisfaire les intrts des grandes
puissances dune part, et trouver un nombre toujours plus important de main duvre (de
troupes) dautre part. Cette nouvelle rpartition des rles affecte au premier plan les acteurs
traditionnellement engags dans le maintien de la paix onusien : les puissances moyennes se
retrouvent soumises la double concurrence des membres permanents du Conseil de scurit
et de la liste toujours plus nombreuse de puissances rgionales montantes comme lInde, le
Nigeria ou lAfrique du Sud, qui simposent bien vite parmi les principaux pourvoyeurs de
casques bleus. Parangon des puissances moyennes et chef de file des peacekeepers, le Canada
est directement affect par cette nouvelle division du travail, qui rduit singulirement sa
marge de manuvre et dinfluence sur la scne internationale12.
11 En tant quil se substitue aux formes plus classiques de lintervention, comme en tmoigne par
exemple lvolution de la politique franaise dintervention en Afrique. Sur ce sujet voir par exemple
Niagale Bagayoko-Penone. Afrique : les stratgies franaise et amricaine. Paris : LHarmattan, 2004.
Voir galement Bertrand Badie. La diplomatie des droits de lhomme : entre thique et volont de
puissance. Paris : Fayard, 2002.
12 La revue de littrature sur cette question est trs significative de la prise de conscience par les
classes politique et universitaire canadienne du risque de marginalisation de cet acteur dans lun de ses
domaines daction de prdilection. Citons entre autres Jocelyn Coulon. Le Canada et les Oprations
de Paix : un Engagement Redfinir. Ottawa : Council for Canadian Security in the 21st century, CCS
Research Paper, Centre Leaster Pearson, avril 2001 ; Desmon Morton. Que faut-il faire ? La scurit
militaire du Canada dans les annes 1990. Paix et Scurit, t 1990 ; Charles Philippe David,
Stphane Roussel. Une espce en voie de disparition ? La politique de puissance moyenne du Canada
aprs la guerre froide. International Journal, 52, Winter 1996-1997, p. 39-58 et Richard Gigure. Le
Canada et le maintien de la paix :avons-nous atteint les limites de laltruisme ? IQHEI :
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14
Le continent africain devient quant lui lespace privilgi de cette forme renouvele
dinterventionnisme : entre 1989 et 1993, le Conseil de scurit autorise dix oprations de
maintien de la paix des Nations unies en Afrique, dans le cadre desquelles sont dployes prs
de 40 000 soldats de la paix13. Cest galement en Afrique que la pratique du maintien de la
paix va tre remise en cause de la manire la plus spectaculaire, comme lillustrent les checs
successivement rencontrs par les Nations unies en Somalie, en 1993, puis au Rwanda, en
1994. Les expriences onusiennes de paix dans ces pays portent un coup darrt au processus
dexpansion du rle de lONU sur le continent africain, qui se traduit par une diminution du
nombre doprations autorises seules cinq missions supplmentaires seront cres entre
1993 et 1998 et par une chute drastique du nombre de Casques bleus dploys sur les
terrains africains14.
Cest prcisment en vertu dun rle spcifique dvolu au Canada sur la scne
internationale, celui de gardien de la paix, que lAfrique sub-saharienne sinvite de manire
rcurrente sur lagenda politique canadien depuis le dbut des annes 1990 : de 1990 1996,
cet acteur participe toutes les oprations de paix de lONU sur le continent africain. Les
expriences des militaires et des diplomates canadiens en Afrique, notamment en Somalie, au
Rwanda et au Zare vont avoir des rpercussions significatives sur le milieu politique,
acclrant un processus plus large de redfinition du rle du Canada sur la scne
internationale.
Lchec rencontr par la communaut internationale en Somalie se double au Canada du
profond discrdit jet sur les forces armes suite au scandale suscit par le meurtre, par des
soldats canadiens, dun jeune somali, Shidane Arone, qui stait introduit clandestinement
dans le camp de base de lunit dploye dans le cadre de lopration Restore Hope , en
mars 1993. Cette affaire, qui fit grand bruit, eut pour consquences la dissolution du corps de
parachutistes auquel appartenaient les soldats responsables des exactions, le limogeage du
Communication faite dans le cadre du sixime colloque annuel de lAssociation des tudiants en
tudes canadiennes de lUniversit McGill, mars 2001.
13 Eric G. Berman, Katie E. Sams. Le maintien de la paix en Afrique. In Nations unies. Le maintien de
la paix : volution ou extinction? Genve : Forum du Dsarmement, UNIDIR, N3, 2000, p. 23-34, p.
26.
14 En 1999, ils ne sont par exemple plus que 12 000. Ibid.
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15
chef dtat-major et surtout la mise sur pied dune enqute parlementaire15, qui mit en
lumire, au-del du cas particulier des soldats inculps, les dysfonctionnements du maintien
de la paix en gnral, et de la politique canadienne en particulier.
La mme anne, les forces armes canadiennes sont mobilises successivement dans le
cadre de la Mission dobservation des Nations unies au Rwanda (MONUOR) puis au sein de
la Mission des Nations unies au Rwanda (MINUAR). La concurrence d'autres missions, ainsi
que le manque de volont politique limitrent la participation canadienne dans un premier
temps l'envoi d'un gnral, commandant de la mission, le lieutenant-gnral Romo
Dallaire. L'chec de la MINUAR, le dferlement de violence qui culmina avec le gnocide
rwandais d'avril 1994, le cri d'alarme de Dallaire aux Nations unies sont largement connus16.
Ce qui l'est moins c'est la rpercussion de ces vnements au Canada mme, tout
particulirement au sein du ministre de la Dfense et de celui des Affaires trangres. La
dcision dintervenir au Zare, en novembre 1996, ne peut en effet se comprendre
indpendamment de la prise en compte du facteur Rwanda et de la volont affiche par les
lites politiques, et tout particulirement par le premier ministre Jean Chrtien et son ministre
des Affaires trangres Lloyd Axworthy, dviter un autre Rwanda .
Pour faire face la dstabilisation provoque par la prsence massive de rfugis
rwandais dont un certain nombre de gnocidaires la frontire entre le Rwanda et le
Zare, le gouvernement canadien dcide, en novembre 1996 et pour la premire fois de son
histoire, dintervenir directement en Afrique, cest--dire en dehors de la chane onusienne de
commandement, en prenant le leadership dune force multinationale dintervention. Cette
dcision demeure peu suivie deffets : suite au manque de volont des autres puissances
occidentales, notamment les tats-Unis, et labsence de coopration des acteurs locaux,
Ottawa se voit contraint au redploiement de son contingent moins dun mois aprs le vote de
la rsolution autorisant la constitution dune force multinationale dintervention lest du
Zare.
15 Gregory Sens Allen. La Somalie et lvolution du maintien de la paix : les consquences pour le
Canada. Ottawa : Commission dEnqute sur le Dploiement des Forces Canadiennes en Somalie,
1997
16 Romo Dallaire. Jai serr la main du diable. La faillite de lhumanit au Rwanda. Outremont :
Libre Expression, 2003.
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16
Lchec rencontr par les autorits canadiennes sur le dossier zarois conduit une
rvaluation de la politique canadienne de maintien de la paix. Celle-ci est en premier lieu
redfinie dans le sens dune plus grande slectivit des engagements canadiens,
particulirement sur le continent africain. LAfrique offre galement un terrain propice la
mise en uvre de nouvelles formes de gestion de la scurit, qui permettent, paradoxalement,
de conserver au Canada une certaine place dans un secteur dans lequel il apparaissait en voie
de marginalisation. Lhypothse principale de ce travail est que la participation du Canada
aux oprations de paix en Afrique au dbut des annes 1990 va alimenter le processus de
redfinition du rle de cet acteur sur la scne internationale. En dautres termes, les
changements intervenus dans la politique canadienne de maintien de la paix sont en partie le
produit des expriences vcues par les diplomates et les militaires canadiens sur les terrains
africains.
La question du changement en politique trangre
Le point de dpart de cette recherche sinscrit dans une problmatique classique de
ltude des relations internationales : quelles sont les consquences de la modification de
lenvironnement international sur la politique trangre des tats et comment les expliquer17 ?
Comme nous le verrons, cette question sarticule aux grands dbats de la thorie des Relations
Internationales, tout en permettant dengager le dialogue avec dautres champs disciplinaires.
La question du changement est cependant une question relativement rcente dans
lanalyse des relations internationales et de la politique trangre. La domination du
paradigme raliste, qui dfend une conception essentialisante des intrts des acteurs, ainsi
que la ncessit pour la thorie des Relations Internationales de saffirmer dans le champ plus
large des sciences sociales, ont eu pour consquences la recherche de lois gnrales pour
expliquer le comportement des acteurs sur la scne internationale, do limportance accorde
17 Jerel A. Rosati, Joe D.Hagan et Martin W. Simpson. Foreign Policy Restructuring. How
Governments Respond to Global Change. Columbia : South Carolina University Press, 1994.
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17
aux phnomnes de stabilit et de continuit, au dtriment des processus de rupture et
dvolution18.
La modification du contexte international remet la question du changement au centre de
plusieurs tudes en politique trangre, qui sattachent la fois la nature des changements
intervenus dans le comportement des tats dune part, et leurs sources dautre part. Ainsi,
selon Jerel Rosati, les changements de politique trangre peuvent tre de plusieurs degrs,
allant dvolutions mineures la restructuration entire des objectifs et des stratgies
poursuivis par les tats19. Charles Hermann distingue lui aussi plusieurs types de changement,
renvoyant par exemple de simples processus dajustement, des changements de mthode
ou dinstruments mais sans que soient remis en question les objectifs de la politique trangre,
et enfin la modification profonde du cadre dinterprtation et de mise en uvre de laction
extrieure de ltat20.
La plupart des tudes mettent toutefois en avant la dimension multi-causale du
changement, qui peut trouver ses sources la fois dans la modification des contraintes
externes, lvolution des conditions politiques internes, linfluence de certains groupes sur le
processus dcisionnel, ou encore le rle du leadership politique21. Cependant, le problme
demeure moins de dgager des pistes pour expliquer les volutions constates dans la
conduite de laction extrieure, que de les hirarchiser, ce qui revient remettre au centre du
dbat la question des niveaux danalyse de la politique trangre22, ou si lon prfre celle du
rapport entre agent et structure. Comment en effet expliquer les changements intervenus dans
la politique canadienne de maintien de la paix ? Doivent-ils tre interprts comme une
consquence mcanique des modifications de lenvironnement international ce qui
reviendrait prjuger de la spcificit des trajectoires nationales ? Quelles sont les marges de
18 Robert Gilpin. War and Change in World Politics. Cambridge : Cambridge University Press, 1981.
19 Jerel A. Rosati. Cycles in Foreign Policy Restructuring: The Politics of Continuity and Change in
U.S. Foreign Policy. I In Rosati J. A., et al. Foreign Policy Restructuring. Op. cit., p. 221261, p. 236.
20 Charles F. Hermann. Changing Course: When Governments Choose to Redirect Foreign Policy.
International Studies Quarterly, 34 (1), March 1990, p. 321, p. 5.
21 Karl J. Holsti (ed). Why Nations Realign. Foreign Policy Restructuring in the Postwar World.
London: George Allen and Unwin, 1982.
22 David J. Singer. The Level-of-Analysis Problem in International Relations. World Politics, 14 (1),
The International System : Theoretical Essays, October 1961, p. 77-92.
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18
manuvre des acteurs pour rpondre aux modifications de leur environnement institutionnel
et politique ?
Ces questions sont troitement lies la fois la nature de lobjet tudi la politique
trangre et aux conditions dlaboration du discours scientifique sur la politique
trangre23. Les tentatives, dans les annes 1950, de constituer la politique trangre en un
domaine indpendant danalyse se sont ainsi heurtes aux difficults rencontres par les
tenants de la politique trangre compare (Comparative Foreign Policy) laborer un
cadre thorique suffisamment robuste24. De fait, et malgr le foisonnement des tudes de
politique trangre, qui toutes, des degrs divers, entendent dvelopper des modles
thoriques visant expliquer le comportement des tats, la politique trangre demeure une
thorie sans maison 25. Empruntant tout la fois aux thories des Relations Internationales,
la sociologie des organisations26, et aux analyses cognitives et psychologiques de la dcision27,
la politique trangre28 occupe une place part, et vrai dire difficilement identifiable, dans le
23 Pour un historique de lanalyse de la politique trangre (foreign policy analysis) voir Valerie M.
Hudson. Foreign Policy Analysis : Actor-Specific Theories and the Ground of International Relations.
Foreign Policy Analysis, 2005 (1), p. 1-30 et Valerie M. Hudson. Foreign Policy Analysis Yesterday,
Today and Tomorrow. Mershon International Studies Review, 39 (2), 1995, p. 209-238.
24 James N. Rosenau. Pre-theories and Theories of Foreign Policy. In Farrell R. B. (ed). Approaches in
Comparative and International Politics. Evanston : Northwestern University Press, 1966, p. 115169.
25David Patrick Houghton. Reinvigorating the Study of Foreign Policy Decision Making: Toward a
Constructivist Approach. Foreign Policy Analysis, 3 (1), January 2007, p. 24-45, p. 25.
26 Graham T. Allison. The Essence of Decision : Explaining the Cuban Missile Crisis. Glenview, IL:
Scott, Foresman, 1971 ; Morton H. Halperin. Bureaucratic Politics and Foreign Policy. Washington,
DC: Brookings Institution, 1974.
27 Harold Sprout, Margaret Sprout. ManMilieu Relationship Hypotheses in the Context of
International Politics. Princeton, NJ : Princeton University Press, 1956, 236p. Robert Jervis.
Perception and Misperception in International Politics. Princeton, NJ : Princeton University Press,
1976.
28 Citons parmi les classiques de lanalyse de la politique trangre : James N. Rosenau. The Scientific
Study of Foreign Policy. New York : The Free Press, 1964 ; James N. Rosenau. Pre-Theories and
Theories of Foreign Policy. In Farrell R. B. (ed.). Approaches in Comparative and International
Politics. Evanston : Northwestern University Press, 1966, pp. 115169 ; Graham T. Allison. Essence
of Decision : Explaining the Cuban Missile Crisis. Boston : Little & Brown, 1971. Pour un renouveau
des approches voir Laura Neack, Jeanne A.K. Hey, et Partick J. Haney (eds). Foreign Policy
Analysis : Continuity and Change in its Second Generation. Englewood Cliffs (N.J.) : Prentice Hall,
1995 ; Frdric Charillon. Fin ou renouveau des politiques trangres? In Charillon F. (d.). Les
politiques trangres, ruptures et continuits. Paris : La Documentation franaise, 2001, PP. 13-33 ;
Frdric Charillon (dir.). Politique trangre. Nouveaux regards. Paris : Presses de Science Po, 2002.
-
19
champ des sciences sociales. Avant dentrer plus en dtails sur les consquences
mthodologiques et pistmologiques de la plasticit de lobjet politique trangre , il
convient en premier lieu de dfinir ce quon entend par politique trangre .
Selon Marcel Merle, la politique trangre est la partie de lactivit tatique qui est
tourne vers lextrieur 29 ; pour Frdric Charillon, elle est linstrument par lequel un tat
tente de faonner son environnement politique international 30. De manire plus dtaille,
Walter Carlsnaes la dfinit comme lensemble des actions qui, exprimes par des objectifs
clairement dfinis, des engagements et/ou des directives, et poursuivies par des reprsentants
gouvernementaux agissant au nom de leurs communauts souveraines, sont diriges vers des
objectifs, des conditions et des acteurs gouvernementaux et non-gouvernementaux
quelles entendent influencer, et qui se situent au-del de leur lgitimit territoriale 31.
De ces trois dfinitions, deux lments nous semblent mriter lattention. Le premier a
trait la question de la spcificit de la politique trangre, notamment dans le rapport quelle
entretient avec les politiques vise interne. Cette question a des consquences la fois
ontologiques et mthodologiques. La diffrence de nature entre la sphre politique
internationale, caractrise par lanarchie, et larne politique nationale, police et
hirarchique, amne par exemple les tenants du courant raliste et no-raliste conclure
une distinction fondamentale entre politique trangre et politique intrieure, qui ne sauraient
obir aux mmes rgles32. Laccent est mis alors sur lanalyse des caractristiques du systme
international (la structure) qui dtermine la fois les intrts des acteurs (recherche de la
scurit) et leurs stratgies.
Pour une synthse, Valrie Hudson, Foreign Policy Analysis Yesterday, Today and Tomorrow ,
Mershon International Studies Review, 39, 1995, pp. 209-238.
29 Marcel Merle. La politique trangre. Paris : Presses universitaires de France, 1984, p. 7.
30 Frdric Charillon. Introduction. In Charillon F. Politique trangre. Nouveaux regards. Op. cit., p.
13-29.
31 Walter Carlsnaes. Foreign Policy. In Carlsnaes W., Risse T. et Simmons B. Handbook of
International Relations. London : Sage Publ., 2002, p. 331-350, p. 335. .
32 Voir par exemple Raymond Aron. Paix et guerre entre les nations. Paris : Calmann-Lvy, 1962 et
Hans Morgenthau. Politics Among Nations : the Struggle for Power and Peace. New York : Knopf,
1948.
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20
Dans un contexte danarchie internationale, la motivation des tats est leur survie, que ce
soit par la recherche de lquilibre de la puissance (thorie de la balance of power de Hans
Morgenthau33) ou de course la puissance pour assurer leur scurit (Kenneth Waltz)34. Les
thories no-ralistes des Relations Internationales se rvlent par ailleurs trs marques par
linfluence des analyses conomiques librales, laquelle les conduit tablir en permanence
une analogie entre la structure du systme international et le modle de la libre entreprise.
Lanarchie est alors le principal outil de rgulation du systme, tout acteur mettant en balance
les bnfices et les cots dun recours son droit souverain dutilisation de la force.
En outre, les no-ralistes distinguent clairement lanalyse du systme international, la
seule qui les intresse rellement, et lanalyse du comportement des acteurs au sein de ce
systme. Pour les no-ralistes la priorit explicative va au niveau international de lanalyse,
cest dire la structure de puissance35. Ils dfinissent cette structure comme une unit
contraignante dans laquelle voluent les acteurs. La scurit dun tat va dpendre de sa
position occupe dans le systme international relativement aux autres tats, cette position
tant elle-mme dtermine par la configuration gnrale des puissances, la puissance
effective reposant sur la capacit militaire de chaque tat.
Du fait de ces prmisses intellectuelles, lcole no-raliste semble loppos de
lanalyse de la politique trangre. A cette opposition ontologique sajoute une divergence
dobjectifs. Les partisans dune approche dcisionnelle de la politique trangre cherchent
saisir les irrationalits des dcideurs alors que les ralistes se veulent des conseillers du Prince
(ils partagent une vision aristocratique de la politique trangre rserve une lite cultive et
prserve de la dmagogie populaire). En rsum on pourrait dire que les tudes de politique
trangre impliquent dadopter une attitude dobservateur extrieur afin de comprendre ce qui
33 Hans J. Morgenthau, Politics Among Nations : The Struggle for Power and Peace, New York, A.A.
Knopf, 1967, 4me
dition.
34 Kenneth Waltz, Theory of International Politics, New York, McGrawHill, 1979.
35 Ce qui revient dans les faits nier toute capacit dautonomie des acteurs, quil soit individuel (le
dcideur) ou collectif. Les no-ralistes se distinguent ici des approches plus classiques de lanalyse de
la politique trangre, et ont dailleurs t vivement critiqus par les tenants du ralisme, qui leur
reprochent leur dterminisme structuraliste. Richard K. Ashley, The Poverty of Neo-Realism ,
International Organization, 38(2), Spring 1984, pp. 225-286.
-
21
sest rellement pass, alors que les ralistes raisonnent partir dun modle de comportement
tatique rationnel (ce qui devrait se passer).
Les conceptions raliste et no-raliste du systme international sancrent dans une
ontologie conservatrice, et ont t vivement critiques pour leur incapacit, voire leur refus
penser le changement36. Il sagit galement une vision a-historique : lcole no-raliste en
particulier sintresse aux tendances globales du systme tout en postulant que la structure du
systme cest dire lanarchie, reste la mme. Les interactions des acteurs dpendent
uniquement de la structure du systme : leur capacit daction nest plus autonome et les
variables exognes (nature des rgimes, contrainte de politique intrieure, idologies, options
conomiques...) ne sont pas prises en compte. En outre, la conception unitaire et rifie de
lintrt national, quils partagent galement avec lanalyse librale des relations
internationales, ne leur permet pas de produire des explications satisfaisantes du
comportement des tats sur la scne internationale, et surtout de lvolution de ce
comportement. Comme le souligne Robert O. Keohane,
Les thories des Relations Internationales ne pourront pas apporter de rponses
adquates sans passer par une thorisation des intrts, ce qui suppose danalyser les
processus politiques internes. [] Nos thories actuelles sont faibles, et dune porte
limite pour comprendre le comportement des tats-Unis ou des tats europens aprs
la guerre froide. [] Nous devons entreprendre de faire plus de travaux de
recherch au niveau de ltat plutt qu celui du systme international37.
La variet des objectifs couverts par les tenants des approches raliste et no-raliste
amne en effet une indtermination explicative quant aux motivations des tats. La
dduction des motivations fondamentales des tats partir dun raisonnement sur la nature
humaine ou du postulat de lanarchie internationale nest pas suffisante, ce qui les conduit
rentrer dans le champ dtudes de la politique trangre en largissant le champ des
motivations des tats (prise en compte du rle des ides par exemple).
36 Voir par exemple louvrage de Richard N. Lebow et Janice Gross Stein. We all lost the Cold War.
Princeton : Princeton University Press, 1994.
37 Robert O. Keohane, Institutional Theory and the Realist Challenge after the Cold War , in David
A. Baldwin (ed.), Neorealism and Neoliberalism : The Contemporary Debate, New York, Columbia
University Press, 1993, p. 285.
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22
La dichotomie interne / externe porte par le courant raliste a t depuis longtemps
remise en question : lanalyse librale des Relations Internationales, entre autres, a par
exemple dmontr limportance de linfluence du rgime politique interne de ltat sur la
conduite de sa politique extrieure38. Dans cette perspective, la politique trangre se doit
dtre analyse la fois en tant que processus international (dans lequel ltat interagit et
ngocie avec dautres pays) et en tant que processus national (dans lequel ltat interagit et
ngocie avec les groupes socitaux).
En se donnant pour objectif douvrir la boite noire de ltat, les thories relevant de la
Foreign Policy Analysis replacent quant elles ltude des acteurs au cur de leur
analyse. Ce qui apparat dterminant tient moins aux rsultats observs dune politique
trangre en particulier qu ses conditions dlaboration et de mise en uvre. Ce parti-pris
ontologique et mthodologique les rapproche des tenants de lanalyse des politiques publiques
en France. Dans son tude sur la politique trangre de la France, Marie-Christine Kessler se
propose par exemple dtudier la politique trangre comme nimporte quelle autre politique
publique. Selon cet auteur, la politique trangre, dfinie comme lactivit par laquelle un
tat tablit, dfinit et rgle ses rapports avec les gouvernements trangers , est constitue par
lagglomration dune multitude de sous-politiques 39, cest--dire que, loin dtre
lapanage du chef de ltat ou de gouvernement et de ne concerner que les questions de
dfense nationale, elle met en jeu plusieurs domaines, et donc plusieurs catgories dacteurs,
qui sentremlent. Le distinguo entre politique intrieure et politique trangre sefface au
profit dun enchevtrement des dynamiques internes et externes pour comprendre et expliquer
laction extrieure des tats.
Analyser la politique trangre comme une politique publique permet de restituer la
complexit des mcanismes en jeu dans la mise en uvre de la politique canadienne de
maintien de la paix. Comme nous le montrerons au cours de ce travail, cette politique
sarticule sur au moins trois dimensions : lapproche traditionnelle , visant rpondre des
impratifs de scurit ; l outil diplomatique permettant de dgager des marges dinfluence sur
38 Andrew Moravcsik. Taking Preferences Seriously : A Liberal Theory of International Politics.
International Organization, 51 (4), Autumn 1997, p. 513-553.
39 Marie-Christine Kessler. La politique trangre de la France. Acteurs et processus. Paris : Presses
de Sciences Po, 1999, p. 14.
-
23
la scne internationale ; et enfin, le vecteur dune projection plus large dun ensemble de
valeurs proprement canadiennes. cette pluralit des champs dapplication sajoute une
multiplicit dacteurs engags dans les processus de dcision relatifs lintervention du
Canada ltranger : dans la sphre institutionnelle notons les rles prpondrants du Premier
ministre, de son cabinet, du ministre des Affaires trangres et du commerce international,
du ministre de la Dfense, et de lAgence canadienne de dveloppement international. Du
ct de la socit civile, il convient de citer le rle des organisations non-gouvernementales
(ONG) et de leurs activits de lobbying, ainsi que linfluence de lopinion publique sur les
dcisions relatives lenvoi de troupes canadiennes ltranger40. Enfin, la politique trangre
du Canada doit galement tre tudie en tant que processus proprement international, dans
lequel le Canada interagit et ngocie avec dautres pays.
Le deuxime lment essentiel des dfinitions retenues de notre objet renvoie en effet la
nature relationnelle de la politique trangre : la politique trangre est lactivit par le biais
de laquelle une catgorie dacteurs, en loccurrence les tats41, agissent, ragissent et
interagissent dans le systme international42. Cest--dire que toute tude de politique
trangre ncessite de prendre en compte la fois les caractristiques propres un acteur
particulier, et la fois celles de lenvironnement dans lequel il interagit avec dautres acteurs.
Le problme demeure cependant de dmler lcheveau des interactions entre ces deux
niveaux danalyse. Quels sont les lments qui informent la politique canadienne de maintien
de la paix ? Sagit-il de la structure du systme international, des prfrences socitales, du
jeu des bureaucraties ou encore de la perception quon les dcideurs du rle assign leur
pays ? En dautres termes quelle variable, des acteurs ou de la structure, apparat dterminante
pour expliquer la politique canadienne de maintien de la paix ?
40 Sur linfluence de lopinion publique en politique trangre voir Nathalie La Balme. Opinion
publique et politique trangre. In Charillon F. (dir.). Politique trangre : nouveaux regards. Op. cit.
41 tant donn notre objet dtude, ltat canadien, nous nentrerons pas ici dans le dbat sur la
dilution de la politique trangre, cest--dire la remise en question du monopole de ltat sur les
questions de politique extrieure du fait de la monte en puissance des acteurs non gouvernementaux
dune part, et des organisations supra-rgionales dautre part. Sur ce point voir Dario Battistella.
Thorie des relations internationales. Paris : Presses de Sciences Po, 2003, p. 302 et suiv.
42 Alex Macleod, Evelyn Duffault. F. Guillaume Dufour (dirs). Relations internationales. Thories et
concepts. 2me
dition. Outremont (Qubec) : Athna, p. 171.
-
24
Ces interrogations traversent le champ des thories des Relations Internationales et plus
largement celui de lensemble des sciences sociales depuis leur formation et elles ont suscit
de nombreux dbats au sein de la discipline43. Le problme est que la plupart des tudes de
politique trangre chouent proposer des modles thoriques permettant de faire le lien de
faon satisfaisante entre ces deux niveaux danalyse. Les thories gnrales 44 des
Relations Internationales se concentrent en effet de manire trop exclusive sur les effets de la
structure du systme international sur le comportement des tats, aux dpens de leurs
trajectoires spcifiques. En outre, ces analyses ne mobilisent souvent quune seule catgorie
de donnes comme variable explicative de la conduite de lacteur, que ce soit les calculs de
puissance (ralistes) ou lectoralistes (libraux). Les analyses se rclamant du constructivisme
en Relations Internationales, bien que plaant justement le dbat entre les agents et la
structure au cur de leur analyse, en partant notamment du postulat dune co-constitution
mutuelle, nchappent pas elles-non plus ce biais systmique45 : laccent est ainsi trop
souvent mis sur les effets des structures normatives comme variable dterminante du
comportement des tats, au dtriment dune analyse des chemins emprunts par les tats pour
traduire ces normes dans leurs pratiques46.
43 Alexander Wendt. The Agent-Structure Problem in International Relations. International
Organization, 41(2), Summer 1987, p. 335-370. Pour une synthse de ce dbat dans les tudes de la
politique trangre voir Walter Carslnaes. The Agency-Structure Problem in Foreign Policy Analysis.
International Studies Quarterly, 36 (3), September 1992, p. 245-270.
44 La discipline des Relations Internationales est traditionnellement prsente comme tant structure
autour de trois grands paradigmes : le ralisme, le libralisme et le constructivisme. Comme le
souligne Dario Battistella, ces trois paradigmes sarticulent sur les trois traditions de la philosophie
internationale : la tradition raliste, la tradition rationaliste et la tradition rvolutionnaire. Dario
Battistella. Thories des relations internationales. Op. cit. , p. 100.
45 Alex Mcleod. Les tudes de scurit : du constructivisme dominant au constructivisme critique.
Cultures et Conflits, Numro spcial, Approches critiques de la scurit : une perspective canadienne,
54, t 2004, p. 5-162, p. 11-49. Lauteur souligne ici le penchant du constructivisme dominant ,
reprsent notamment par Alexander Wendt, privilgier lanalyse de la structure au dtriment de
celle de lagence. Comme le rappelle Alex Macleod, cette tendance est dailleurs volontiers reconnue
par Alexander Wendt lui-mme, qui explique en effet que son objectif nest pas d expliquer les
identits et les intrts des tats . Alexander Wendt. Social Theory of International Politics.
Cambridge : Cambridge University Press, 1999, p. 11cit par Alex Macleod.
46 Nous reviendrons sur ce point plus longuement dans le premier chapitre, qui dtaillera le cadre
thorique de notre tude.
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Les tudes relevant de la Foreign Policy Analysis partent au contraire du principe que
tout phnomne observ sur la scne internationale rsulte, dabord et avant tout, dune
dcision humaine, du jeu des acteurs au sein des processus dcisionnels. Ici, le niveau
danalyse retenu est celui de lacteur, dont les motivations sont analyses travers un faisceau
de causalits. En ce sens, parce quelle est avant tout proccupe par ltude des dcideurs, de
leurs interactions, de leurs caractristiques, lanalyse de la politique trangre semble
loppos des trois grands courants thoriques des Relations Internationales47. Ceux-ci
reprochent en effet aux tenants de cette approche de trop sintresser aux logiques internes
des processus politiques, au dtriment de lanalyse du systme international, au risque de
gommer la spcificit de leur objet dtude. Dans cette perspective, lanalyse de la politique
trangre sapparenterait en effet davantage une branche de la science politique quaux
thories des Relations Internationales48.
Pourtant, comme le souligne Alexander Wendt :
Les thories des Relations Internationales doivent pouvoir sappuyer sur des thories
relatives leurs deux principaux objets danalyse, cest--dire la fois les tats (les
agents) et le systme international (les structures). Cette entreprise de thorisation
nest pas simplement opportune ou dsirable : elle est ncessaire si lon se donne pour
objectif dexpliquer laction des tats. []Si lon part du principe que, pour expliquer
les vnements observs sur la scne internationale il faut prendre en compte la fois
les proprits des tats et celles de la structure du systme, il est alors ncessaire de
constituer des cadres thoriques englobant ces deux units pour pouvoir expliquer
laction des tats49.
Ltude de la politique trangre apparat au final comme un objet danalyse idal pour
aborder le problme du rapport entre structure et agent50, une question centrale ds lors que
lon se donne pour objectif dtudier le changement dans laction extrieure des tats. Selon
que lon mette laccent sur lune ou sur lautre, deux types dexplication peuvent en effet tre
47 David Patrick Houghton. Reinvigorating the Study of Foreign Policy Decision Making : Toward a
Constructivist Approach. Op. cit.
48 Margot Light. Foreign Policy Analysis. In John A., Groom R. et Light M. (eds). Contemporary
International Relations : a Guide to Theory. Londres : Pinter, 1994, p. 94. Les postulats thoriques de
ces analyses seront tudis plus en dtail au chapitre 1.
49 Alexander Wendt. The Agent-Structure Problem in International Relations. International
Organization, 41 (2), Summer 1987, p. 335-370, p. 365.
50 Steve Smith, Amelia Hadfield et Tim Dunne (eds). Foreign Policy : Theories, Actors, Cases.
Oxford ; New York : Oxford University Press, 2008, p. 3.
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envisages pour expliquer le changement : dans le premier cas, le changement rsulte dune
contrainte extrieure qui pousse les acteurs soit freiner cette volution, soit dfinir de
nouvelles stratgies pour sy adapter. Dans le second, le changement rsulte de stratgies
mises en uvre par les acteurs.
Ce travail ne prtend cependant pas rsoudre le problme des niveaux danalyse en
politique trangre, ni trancher le dbat sur la prvalence des processus externes sur les
logiques internes ou vice-versa. Nous proposons au contraire de contourner ces pseudo-
dilemmes en profitant de la plasticit de lobjet politique trangre pour proposer un cadre
thorique danalyse empruntant diffrents champs disciplinaires. Ce cadre thorique, que
nous dtaillerons plus amplement dans le chapitre 1, mobilisera ainsi des travaux relevant la
fois dune approche sociologique des Relations Internationales, et ceux se rclamant des
analyses de laction publique. Nous partons en effet du principe que les dcisions des acteurs
sinscrivent dans une certaine configuration, quil sagira didentifier, traverse tout la fois
par des influences extrieures (structure du systme international) et par des dynamiques
internes (prfrences des acteurs un moment donn). Nous postulons galement lexistence
dune pluralit dintrts, construits socialement, et qui ds lors ncessitent dtre
contextualiss historiquement, do limportance attache dans ce travail aux processus de
construction et dinstitutionnalisation de la politique canadienne de maintien de la paix. Notre
but reste cependant de prendre acte des pratiques, ce qui ncessite de mobiliser un certain
nombre doutils thoriques emprunts lanalyse de laction publique. Cet clectisme
thorique constitue le seul moyen de surmonter les cueils dune analyse monocausale et
dterministe. En outre, ces approches, quoique diffrentes, permettent de combiner une
dmarche sociologique attentive laction en train de se faire et une prise en compte des
temporalits historiques, travers notamment ltude des institutions qui ont faonn les
intrts des acteurs51.
De plus, nous partirons de lhypothse, emprunte au constructivisme sociologique52 et
largement reprise par lanalyse constructiviste en Relations Internationales, que dans le
51 Pascale Laborier, Dany Trom. Historicit de laction publique. Paris : Presses universitaires de
France, 2003.
52 Peter Ludwig Berger, Thomas Luckmann. La construction sociale de la ralit. Paris : Mridiens-
Klincksieck, 1986.
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monde social, il y a toujours au moins deux histoires raconter53 celle du systme et celle
des acteurs et que ces deux histoires, loin de sexclurent mutuellement, doivent au contraire
tre articules entre elles. Lide dune constitution mutuelle des acteurs et des structures est
la base du projet constructiviste en Relations Internationales54 : les structures qui sont ici
envisages comme tant des structures la fois matrielles et normatives faonnent les
intrts et les identits des acteurs mais sans dterminer compltement leurs marges de
manuvre et leurs stratgies, dans la mesure o ces structures sont galement le produit des
interactions et des activits des acteurs55. Cette perspective nous autorise prendre nos
distances avec les thories structuralistes des Relations Internationales dune part, tout en
nous permettant dtudier et dexpliquer les changements observs sur la scne internationale
et dans la politique trangre canadienne dautre part. Par consquent, lanalyse de la
politique canadienne de maintien de la paix ncessitera de combiner deux types dapproches,
lune permettant de mettre en vidence les contraintes de lenvironnement institutionnel et
politique sur les acteurs, et lautre soulignant la marge dautonomie des acteurs dans la
conception et la mise en uvre de leurs rponses politiques56. La notion de rle, qui est au
centre de notre tude permet justement darticuler ces dynamiques entre elles.
53 Martin Hollis, Steven M. Smith. Explaining and Understanding International Relations. Oxford :
Clarendon Press, 1990.
54 Dario Battistella. Thorie des relations internationales. Op. cit., p. 271.
55 Nicholas Onuf. Constructivism. A Users Manual. In Kubalkova V., Onuf N. et Kowert P. (eds).
International Relations in a Constructed World. Armonk : Sharpe, 1998, p. 58-78, cit dans Dario
Battistella. Op. cit., p. 273.
56 Pour une perspective similaire applique lanalyse des politiques publiques voir Pierre Mller.
Esquisse dune thorie du changement dans laction publique. Structure, acteurs et cadres cognitifs.
Revue franaise de science politique, Numro spcial, 55 (1), fvrier 2005, p. 155-187.
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Les tats et leurs rles dans la socit internationale
Lune des hypothses centrales de ce travail est que la scne internationale doit tre
considre comme un monde social, rgul par un ensemble de rgles, de normes et
dinstitutions, lintrieur duquel les acteurs jouent des rles. Avant dentrer plus en dtails
sur les rapports entretenus entre les rles et les institutions, il convient au pralable de revenir
sur le concept de rle.
Bien que les rfrences aux rles nationaux abondent dans les discours officiels, les
dimensions et les implications de ce concept demeurent peu explores dans lanalyse de la
politique trangre57. Ceci peut sexpliquer dabord par les problmes mthodologiques quil
soulve : mobilis notamment par les tenants de la sociologie interactionniste, ce concept doit
tre mani avec prcaution ds lors quon entend lappliquer lanalyse de la politique
trangre dun tat. Le risque est en effet de retomber dans les travers de
lanthropomorphisme en assimilant ltat lindividu, et en le considrant comme un
ensemble homogne et unitaire. En outre, la notion de rle a souffert de la concurrence et de
la popularit de celle dintrt national. Ce concept se heurte enfin des problmes de
dfinition, en raison de la varit dacceptions auxquelles il se prte. Le rle renvoie en effet
tout la fois une fonction, une influence, un plan daction, un rang ou encore un
comportement attendu bas sur certaines rgles58.
Pourtant, comme le souligne Philippe G. Le Prestre :
Dfinir un rle et le faire accepter par les autres acteurs du systme international
demeure bien lun des objectifs fondamentaux des tats. Un rle renvoie la
revendication, dans le systme international, de la reconnaissance par les acteurs
internationaux, dune certaine conception de lidentit nationale. []
La dfinition dun rle peut aider expliquer les directions gnrales des choix en
politique trangre. Le rle national dfinit les prfrences, oprationnalise une image
57 Notons cependant deux exceptions notables. Il sagit de larticle de Kalevi J. Holsti et du livre de
Stephen G. Walker. Kalevi J. Holsti. National Role Conceptions in the Study of Foreign Policy.
International Studies Quarterly, 14(3), September 1970, p. 233-309. Stephen G. Walker (ed.). Role
Theory and Foreign Policy Analysis. Durham, N. C. : Duke University Press, 1987.
58 Philippe G. Le Prestre. Role Quests in the post-Cold War Area : Foreign Policies in Transition.
Montral : McGill-Queens University Press, 1997, p. 4.
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du monde, sollicite des attentes et influence la dfinition dune situation et des options
disponibles59.
Pour Kalevi J. Holsti les conceptions du rle national sont une variable explicative
dterminante du comportement des tats. partir de lanalyse dun impressionnant corpus de
discours officiels (plus de soixante-dix pays tudis), il tablit une relation entre une certaine
conception de lidentit, et un certain modle de comportement, le rle. Dans cette
perspective, le rle est avant tout pens comme un modle social de conduite : cest la
conception que se font les acteurs de leur identit qui va dterminer les dcisions des
dcideurs, les fonctions que leur tat devrait assumer sur la scne internationale, et les
reprsentations lies ces fonctions60.
Toujours selon Holsti, les conceptions du rle, leurs contenus, trouvent leurs origines
dans deux catgories de sources : internes et externes. linterne, le contenu du rle dpend
des conceptions personnelles des dcideurs de leur action ; lexterne, il renvoie aux
obligations qui sont prescrites par les autres acteurs dans leurs interactions sur la scne
internationale. Cette distinction recoupe en fait les dfinitions sociologiques du rle entre
dun ct les rles revendiqus, et de lautre les rles prescrits. Cette double dimension du
rle est fondamentale : elle permet en effet de rendre compte des prfrences des acteurs, qui
sexpriment dans la revendication dun certain rle, tout en mettant en lumire limportance
du cadre normatif et institutionnel. Ce dernier, parce quil prescrit un certain nombre
dobligations lies au rle, fonctionne ici comme une contrainte dans la dfinition de ces
prfrences. En dautres termes le rle est la fois habilitant et contraignant.
En rsum, les rles sont construits socialement, par les interactions des acteurs dune
part, et par les interactions des acteurs avec leur environnement dautre part. Ils sont
constitutifs de lidentit et des intrts des acteurs ; ils renvoient, de manire gnrale, un
modle de conduite dans un espace social particulier, auquel est attach un ensemble de
prescriptions dfinies et redfinies par les interactions des acteurs. Cela signifie que ltude
des rles suppose au pralable lanalyse des rgles du jeu en vigueur dans lespace social dans
lequel ils sont mis en uvre et qui prsident leur constitution et leur rpartition.
59 Ibid., p. 5-6.
60 Kalevi J. Holsti. Op. cit., p. 245-246.
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La question dun principe dordre, de lexistence de rgles structurant lespace
international a t largement dbattue au sein de la discipline des Relations Internationales.
Elle est par exemple trs prsente dans les projets raliste et no-raliste. Selon ces
perspectives, laction des tats est fortement contrainte par la structure particulire du
systme international, caractrise par lanarchie et la lutte de chacun contre chacun pour faire
valoir ses intrts de puissance. En vertu de ce principe, les analyses raliste et no-raliste
posent comme hypothse que lquilibre des puissances est le seul mode de rgulation
possible sur la scne internationale, dans la mesure o il nexiste pas dautorit suprieure
celle des tats. Ce postulat de dpart les amne dvelopper une vision instrumentale des
mcanismes de coopration institutionnels, comme les organisations internationales par
exemple. Celles-ci sont rduites des structures dsincarnes lintrieur desquelles se
dploient les politiques de puissance des tats, dont les intrts sont forms lextrieur de
ces organisations61.
linverse, les approches se rclamant de la thorie des rgimes, de linstitutionnalisme
libral, ou du constructivisme se sont attaches mettre en lumire lexistence dun certain
nombre darrangements institutionnels qui peuvent agir comme un cadre contraignant les
interactions des acteurs. Au cur de leur projet se trouve lide dune organisation de la scne
internationale, envisage comme une socit internationale , autour dun certain nombre de
principes, de normes et dinstitutions. Bien que se diffrenciant sur lexplication des
motivations des tats dans la mise en uvre de leur politique62, ces approches ont pour point
61 Kenneth Waltz. Theory of International Politics. Reading (Mass.) : Addison-Wesley, 1979.
62 Les actions des acteurs peuvent en effet soit tre animes par des logiques de consquences
attendues ou par des logiques de laction approprie. Dans le premier cas, les acteurs agissent en
choisissant parmi diffrentes alternatives leur permettant datteindre des objectifs prcis. Dans cette
perspective, les mcanismes de rgulation rsultent dune ngociation entre des acteurs rationnels, qui
y voient un moyen de faire valoir leurs intrts sur la scne politique internationale. La thorie des
rgimes reprsente une bonne illustration de ce type dapproches. Stephen D. Krasner (ed.).
International Regimes. Ithaca (N.Y.) : Cornell University Press, 1983. Les analyses institutionnalistes
et constructivistes des Relations Internationales se dmarquent au contraire de cette vision
instrumentale en mettant laccent sur limportance des institutions dans la constitution des intrts et
de lidentit des tats. Les actions des acteurs se fondent sur le respect dun certain nombre de rgles,
associes certaines identits dans certaines situations. La logique est ici celle de laction approprie :
les acteurs agissent conformment aux attentes de leurs pairs, qui dans leurs interactions rptes
sassignent mutuellement des identits, des intrts et des rles. Michael Barnett, Martha Finnemore.
Rules for the World: International Organizations in Global Politics. Ithaca: Cornell University Press,
2004 ; James G. March, Johan P. Olsen. The Institutional Dynamics of International Political Orders.
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commun de postuler lexistence de valeurs et de rgles partages entre les tats, qui rgissent
le comportement des tats sur la scne internationale. En dautres termes la structure du
systme international est dabord une structure sociale qui faonne les identits et les intrts
des acteurs. lintrieur de cette structure, les acteurs partagent des attentes et une
comprhension communes, bases sur lintersubjectivit, de ce que sont leurs rles mutuels.
Cette hypothse, sur laquelle nous nous appuierons largement dans la suite de ce travail, a au
moins deux implications pour notre objet dtude.
En premier lieu, elle fournit des clairages utiles sur les processus de constitution et
dinstitutionnalisation des rles des acteurs dans lespace social constitu par la scne
internationale. Ce qui est dterminant pour la comprhension de laction des acteurs rside
moins dans la distribution matrielle des ressources sur la scne internationale, que du sens
donn cette distribution63. La structure sociale nexiste en effet qu travers les pratiques des
acteurs engags dans ce processus. La rptition de ces pratiques conduit
linstitutionnalisation de certaines rgles de fonctionnement, certaines normes, qui constituent
et rgulent des rles chez les acteurs qui les ont gnres et intgres64. Dans cette
perspective, la politique trangre peut tre explique comme lapplication de rgles
associes certaines identits des situations particulires 65 ; les motivations de laction
sont rechercher du ct des logiques de laction approprie suivant lesquelles les acteurs se
conforment aux obligations attaches leurs identits et leurs rles.
Partir du principe que le systme international doit tre considr comme une structure de
significations communes, qui faonne le sens quont les acteurs de leurs intrts, de leur
International Organization, 52 (4), International Organization at Fifty : Exploration and Contestation
in the Study of World Politics, Autumn 1998, p. 943-969.
63 Alexander Wendt. Constructing International Politics. International Security, 20 (1), Summer 1995,
p. 71-81, p. 73.
64 Nous rejoignons ici les analyses de Peter Berger et Thomas Luckmann pour qui les institutions
sont incorpores dans lexprience individuelle au moyen des rles. [] En jouant des rles,
lindividu participe un monde social. En intriorisant ces rles, le mme monde devient, pour lui,
subjectivement rel. Peter Berger, Thomas Luckmann. La construction sociale de la ralit. Paris :
Mridiens-Klincksieck, 1986, p. 104.
65 James G. March, Johan P. Olsen. Op. cit., p. 952.
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identit, et des ressources matrielles leur disposition66, comporte des implications
importantes pour lanalyse du changement en politique trangre. Le remplacement dune
structure sociale, en tant quespace de sens, par une autre, ne peut en effet manquer davoir de
profondes rpercussions sur les conceptions de leurs rles que se font les acteurs dune part, et
sur leur mise en uvre dautre part. En ce sens, les volutions intervenues dans le champ du
maintien de la paix depuis la fin de la guerre froide constituent un terrain particulirement
propice pour tudier les effets des cadres normatifs et cognitifs forms par la structure sociale
dun systme particulier sur la formation et lvolution des intrts des acteurs.
La faillite des Nations unies au Rwanda, qui fait suite aux checs rencontrs en Somalie
et en Yougoslavie, mettent en effet en lumire les dysfonctionnements organisationnels du
systme onusien de gestion des conflits. Les normes constitutives des pratiques des acteurs
par exemple le principe de neutralit et de non intervention des casques bleus sont
questionnes la fois du point de vue de leur efficacit et leur lgitimit. Cette double crise de
lgitimit et defficacit se traduit par une grande incertitude des acteurs sur la nature des
problmes poss par lvolution du maintien de la paix (quelles reprsentations ?) ainsi que
sur les rponses apporter (quelles stratgies ?). En dautres termes, le maillage institutionnel
de lespace social, cest--dire lensemble des rgles et des pratiques qui, travers un double
processus de catgorisation et de contrle, oriente le comportement des acteurs et dfinit leurs
prfrences67, se desserre. Cest dans ces interstices que se recomposent leurs rles, et
qumergent de nouvelles formes de division internationale du travail en matire de gestion
de la scurit politique internationale. La notion de rle fournit des explications que nous
esprons particulirement clairantes pour notre objet dtude, soit lvolution de la politique
canadienne de maintien de la paix travers les oprations de paix dans lAfrique des Grands
Lacs.
66 Alexander Wendt. Op. cit., p. 75.
67 Peter Berger et Thomas Luckmann. La construction sociale de la ralit. Op. cit., p. 78-79.
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Par consquent, les tats jouent selon nous des rles sur la scne internationale, rles qui
sont constitus et dtermins la fois par des sources externes (les rgles du jeu dun espace
social particulier) et part des sources internes (les conceptions que se font les dcideurs des
intrts et de lidentit de leur pays). La structure sociale particulire de la guerre froide a
favoris linstitutionnalisation dun certain rle du Canada sur la scne internationale, celui de
gardien de la paix. Ce processus dinstitutionnalisation suppose lintriorisation de ce rle par
les principaux acteurs de la politique trangre