Le Chagrin de la guerre Poche - Editions Picquier
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BAO NINH
Le chagrin de la guerre
Roman traduit du vietnamien par Phan Huy DuĂŽng
ouvrage traduitavec le concours du
centre national du livre
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Une douleur sans perspective
La guerre, comme lâamour, ne se raconte pas. Du moins la guerre au ras des pĂąquerettes, la guerre Ă hauteur dâhomme. Cette expĂ©rience limite contraint lâhomme Ă lâacte suprĂȘme : tuer. Pas comme une bĂȘte tue pour manger, pour survivre. Mais tuer comme seuls savent parfois le faire les hommes : pour rester humains. Tuer, mourir, pour conserver un peu dâhumanitĂ© sur terre. Illusions fatales, funestes idĂ©ologies, dirions-nous aujourdâhui, en ces temps de « Fin de lâHistoire », dâimpuissance gĂ©nĂ©ralisĂ©e. Du calme. Ce nâest que littĂ©rature, on peut se contenter du mot de Camus : tuer pour quelques nuances. Nuances diffi-ciles Ă percevoir Ă travers les somptueux carnages de ce siĂšcle, au nom de la Race, de lâHistoire, de Dieu. Nuances nĂ©cessaires quand mĂȘme. Câest lâunique et mince pellicule de civilisation qui nous sĂ©pare de la bĂȘte.
Au commencement Ă©tait le Verbe. Effectivement, rien ne distingue mieux lâhomme de lâanimal que cette Ă©trange conscience de soi qui, sans cesse, jaillit et se dilue dans un langage. Mais le Verbe nâa pas Ă©tĂ© de toute Ă©ternitĂ©. Pour quâil jaillisse de la longue errance des espĂšces, il a fallu quâun jour deux ĂȘtres se disent le monde oĂč ils vivent, le consacrent comme monde commun. Ils se le disent, et des animaux deviennent des hommes, et le monde devient
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humain. Du coup, le Verbe nâest pas, ne peut pas ĂȘtre. On doit le crĂ©er, le recrĂ©er sans fin, de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ra-tion, de siĂšcle en siĂšcle, depuis la nuit des Ăąges jusquâĂ la fin des temps, de notre temps. Sa survivance suppose une certaine permanence de lâespace, une certaine continuitĂ© du temps, un monde durable, Ă la fois stable et changeant, reconnaissable aux sens, intelligible Ă la pensĂ©e. Bref, des souvenirs, une histoire. Cette construction merveilleuse crĂ©e de lâordre dans le dĂ©sordre de la Nature, elle imprime une direction au temps. Elle cristallise en elle la mĂ©moire des siĂšcles et la projette vers lâavenir des hommes. Chaque humain en naissant reçoit ses fondements biologiques â la capacitĂ© de parler, de penser. Mais chacun doit lâacquĂ©rir Ă ses risques et pĂ©rils en rĂ©inventant le langage, en sâap-propriant lâhistoire, la culture, en les prolongeant vers son avenir propre. Et chacun lĂšgue, aux risques et pĂ©rils des autres, cet antique hĂ©ritage, y ajoutant sa vie, ses actes, ses pensĂ©es, sa parole, quelques nuances dâune individualitĂ©. Un monde, une histoire, un langage, un arc-en-ciel frĂ©mis-sant de milliards et de milliards dâĂ©clats singuliers.
En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, les animaux ne se font pas la guerre. Ils ne reçoivent pas grand-chose en hĂ©ritage, ils nâont pas grand-chose Ă donner : la vie, rien que la vie. Comme elle vient, comme elle sâen va. La vie nue, sans parole, sans histoire. Seul lâhomme sait tuer ou mourir pour autre chose que sa survie. Câest quâil est dĂ©positaire de quelque chose qui Ă la fois le constitue et le dĂ©passe. Pour devenir lui-mĂȘme, une conscience singuliĂšre, il se doit dâĂȘtre lâhumanitĂ© entiĂšre, dâĂȘtre humain. Il se doit dâĂȘtre fidĂšle. Ă son histoire â individuelle, collective, humaine. Ă ses origines immĂ©diates, un pĂšre, une mĂšre, un amour, des enfants, un village au bord dâun fleuve, un peuple au bord dâun ocĂ©an. Ă ses origines lointaines, Ă la mĂ©moire obscure de lâĂ©volution qui lui fait reconnaĂźtre en tout homme son semblable, son frĂšre. Bref, fidĂšle Ă son
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humanitĂ©. Sur la base de cette fidĂ©litĂ©, il crĂ©e lâavenir, il rĂ©invente lâhomme. Il accepte de tuer pour le droit de devenir lui-mĂȘme. Il accepte de mourir pour lĂ©guer sa part dâhumanitĂ© au hasard des hommes. Les hommes se battent parce quâils sont menacĂ©s. Dans leur existence, parfois, comme des bĂȘtes. Dans leur identitĂ©, toujours, comme des hommes.
La guerre de libĂ©ration, comme tout acte humain, prĂ©sente ce double visage, fidĂ©litĂ© Ă un certain passĂ©, espĂ©rance en un certain avenir. Vouloir combattre, câest tenter de renouer, avec son corps Ă©cartelĂ©, avec ses pensĂ©es Ă©vanescentes, ces deux visages de lâhomme qui menacent de se disloquer. Aussi, son objectif final nâest pas la victoire, le simple rĂ©tablissement de ce qui avait Ă©tĂ©, mais, au-delĂ de la victoire, la crĂ©ation dâun avenir Ă ce qui est, un avenir qui mĂ©rite quâon en parle, qui mĂ©rite un nom, un avenir humain.
Toute guerre provoque lâeffondrement de lâespace, la rupture du temps dans la vie des hommes. LâhumanitĂ© a survĂ©cu maintes fois Ă ces actes dĂ©sespĂ©rĂ©s. Câest quâen dehors des gĂ©nocides, ils laissaient grosso modo intacts les conditions dâune existence humaine, lâespace dâune culture. Il nâest pas sĂ»r que cela soit encore le cas aujourdâhui. La guerre du Vietnam nous en donne un avant-goĂ»t. Comme toutes les guerres, sa brutalitĂ©, sa sauvagerie, rĂ©duisent les hommes Ă lâĂ©tat de nature. Mais elle est pire que dâautres guerres. Elle est exemplaire, Ă un double titre.
Dâune part, par la puissance dĂ©mesurĂ©e de la science, de la technologie, elle dĂ©truit de fond en comble lâespace des hommes. Par sa permanence, sa durĂ©e, elle creuse un abĂźme bĂ©ant dans leurs vies. Une gĂ©nĂ©ration dâado-lescents part pour le front. Il en revient une gĂ©nĂ©ration dâhommes sans jeunesse : « HĂ©las, la guerre, câest un monde sans foyer, sans racine, une errance pitoyable, grandiose, sans fin, un monde sans hommes, sans femmes,
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sans sentiments, sans dĂ©sirs, le monde le plus dĂ©solant, le plus dĂ©sespĂ©rĂ©, le plus effrayant quâaient inventĂ© les hommes. Il nâavait eu aucune chance dâĂ©chapper Ă sa propre dĂ©gĂ©nĂ©rescence. » « Il nây avait plus rien dans ce monde terrible, Ă©touffĂ©, tassĂ© Ă lâextrĂȘme : ni soleil, ni air, ni respiration, il nây avait plus dâhommes, dâhumanitĂ©, de misĂ©ricorde⊠»
Dâautre part, parallĂšlement Ă la guerre, sâappuyant sur elle, sur la tradition patriotique des Vietnamiens, sâinstaure un pouvoir cauchemardesque qui prĂ©tend bĂątir lâavenir en faisant table rase du passĂ©. Aux saccages des bombes sâajoutent les ravages dâun mythe. Surgissent alors des moments oĂč la guerre cesse dâavoir un sens, parce que la parole cesse de vĂ©hiculer une culture. Elle devient mensonge. La guerre cesse dâĂȘtre humaine. Ce nâest plus quâun tourbillon aveugle, sanglant, un chaos dâavant les hommes. Elle ne peut plus se raconter.
Lâamour, comme la guerre, ne se raconte pas. Aimer, câest prĂ©tendre donner plus que la vie, câest vouloir recrĂ©er lâhomme, pas seulement tel quâil fut, mais aussi tel quâil deviendra, car lâhomme nâest humain que dans son devenir. Câest lui donner en hĂ©ritage lâhistoire des hommes pour lui ouvrir un avenir de libertĂ©.
Certes, si lâon met de cĂŽtĂ© la fĂ©condation in vitro, les bipĂšdes que nous sommes viennent tous au monde de la copulation des bĂȘtes. Mais seul lâamour en fait surgir des hommes, et lâamour nâest ni un fait de la nature, ni une grĂące divine accordĂ©e pour lâĂ©ternitĂ© Ă lâespĂšce. Câest un arrachement continu, long, douloureux, changeant, fragile, toujours Ă recommencer Ă chaque naissance, perdu dâavance Ă lâhorizon de chaque vie, Ă tout instant menacĂ© dâanĂ©antissement. Câest lâhumain rejaillissant sans cesse de lâĂ©tat de nature, un serment sans cesse renouvelĂ© de la culture. Câest le Verbe usĂ©, torturĂ© des gĂ©nĂ©rations mortes se rĂ©incarnant dans la fraĂźcheur de jeunes dĂ©sirs, dans
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lâavenir des vivants. Rien nâillustre mieux le dĂ©sastre de la guerre que la dĂ©faite de lâamour, et les censeurs vietna-miens ne sont pas si idiots que ça quand ils ont contraint Bao Ninh Ă sortir ce roman sous le titre « Le destin de lâamour ». On part au front avec le souvenir dâune femme. On en revient dix ans aprĂšs. Le souvenir ne colle plus Ă la rĂ©alitĂ©. Et lâon comprend que lâamour ne peut pas survivre Ă la guerre, Ă cette guerre. Pas seulement parce quâon a changĂ©, parce que la femme aimĂ©e nâest plus la mĂȘme. Pas seulement parce que Hanoi, le Lac Haller, le lycĂ©e de Buoi, la sociĂ©tĂ©, les gens⊠tout a changĂ©. Mais parce que la jeunesse volĂ©e ne nous sera jamais rendue, quâil nâen reste que les dĂ©sirs inachevĂ©s dâun adolescent et les regrets dâun vieillard. Rien. Pas mĂȘme un amour de maturitĂ©, un amour conscient de ses limites. Parce que « effectivement, on ne pouvait rien oublier, car la douleur est dâun seul bloc, tout le temps dâune vie, depuis lâenfance jusquâĂ ce jour, en passant par les jours de guerre ». Parce que « La mĂ©moire ne pardonne pas ». Parce quâenfin, pour aimer, il faut pouvoir parier lâavenir.
Lâamour aussi exige une certaine stabilitĂ© de lâes-pace, une certaine continuitĂ© du temps, une histoire et un avenir. Alors, quand lâavenir renie le passĂ©, lâespace se brise, le temps sâeffiloche, la mĂ©moire de lâamour se confond Ă celle de la guerre. Une tristesse immĂ©moriale, jaillie du fond des Ăąges vers⊠rien.
Câest dans ce contexte que sâinscrit le roman de Bao Ninh. Une guerre dâindĂ©pendance longue, atroce, accule un peuple Ă lâextrĂȘme limite de lâhumain. Elle sâachĂšve dans la victoire. Le passĂ© des Vietnamiens confirme ses valeurs dans le monde dâaujourdâhui : en tant que tels, ils mĂ©ritent dâexister sur terre. Mais ce passĂ© qui refuse de mourir se rĂ©vĂšle incapable de sâouvrir un avenir digne. LâindĂ©pendance, la paix, rĂ©vĂšlent au grand jour la fiction communiste, mettent Ă nu les visages : « il me semble que
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tous les masques dont on sâaffublait ces derniĂšres annĂ©es sont tombĂ©s. Ils sont hideux, les vrais visages. Tant de sang pour ça⊠» Lâavenir qui se dessine nâest quâun passĂ© abhorrĂ©. Alors on a tuĂ© pour sauver sa peau. Comme une bĂȘte : « Je suis devenu meurtrier dans lâĂąme. Mon sang rĂ©clame la barbarie, la sauvagerie de la jungle. »
Les Vietnamiens ont gagnĂ© la guerre contre le colo-nialisme et lâimpĂ©rialisme. Ils sont peut-ĂȘtre en train de perdre leur paix. Ce que les armes nâont pas pu imposer, le Parti soumis au dollar est en train de lâĂ©tablir. Câest que nous vivons le temps de la rĂ©volution impossible. Le capitalisme, joliment maquillĂ© en Ăconomie de MarchĂ©, sâimpose comme lâhorizon indĂ©passable de la pensĂ©e. Au Vietnam comme ailleurs. Pour le moment. « LâĂ©clat des premiers jours dâaprĂšs la guerre est rapidement mort dans chacune de nos vies. Les morts sont morts. Les survivants continuent de survivre, mais les aspirations brĂ»lantes qui avaient justifiĂ© notre Ă©poque, Ă©clairĂ© pour nous les chemins de lâHistoire, le rĂŽle et lâavĂšnement dâune gĂ©nĂ©ration, malheureusement, ne pouvaient se rĂ©aliser immĂ©diatement aprĂšs la victoire comme nous le croyions. » Dans cet aprĂšs-guerre, un destin guette, un destin sans visage, sans nom. Il avance sous des masques : le Nouvel Ordre International, les Lois muettes, aveugles, chaotiques, meurtriĂšres du MarchĂ©. Ce destin, cette indif-fĂ©rence, câest le rĂšgne de lâimpuissance.
Que faire de cette victoire sans issue ? De ce monde oĂč « AprĂšs la guerre, il ne restait rien de sa vie. Seulement des illusions. » Un monde oĂč « DĂšs quâil se rĂ©veillait, il reperdait tout, il retrouvait la solitude, lâimpuissance, le dĂ©labrement. Tout sâenfuyait hors de sa portĂ©e, loin, trĂšs loin. Il redevenait un homme handicapĂ©, bizarre, vieillissant, dĂ©passĂ©, vide. Un vaincu. »
Gaspiller sa vie, lâanĂ©antir dans lâanarchie comme lâavait dĂ©cidĂ© Phuong dĂšs avant la guerre ? Se suicider
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corps et Ăąme comme ce pĂšre qui, juste avant de mourir, immola dans les flammes lâĆuvre de toute sa vie ? Ou bien essayer de sauver par lâĂ©criture ce qui peut encore lâĂȘtre, inscrire « dans dâinnombrables pages poussiĂ©-reuses, pĂ©tries de lâombre figĂ©e du temps, Ă travers des Ă©clairs troubles, clairs-obscurs, lâenchevĂȘtrement des Ă©poques, des gĂ©nĂ©rations, des faits, du monde des vivants et de celui des morts, de la guerre et de la paix » et crĂ©er « ce dernier refuge pour les ĂȘtres fanĂ©s, les sentiments perdus, dĂ©passĂ©s, dĂ©sincarnĂ©s. » Une maniĂšre de rĂ©gler ce que les Vietnamiens appellent la dette de vie : « Pour KiĂȘn, cette dette, câĂ©tait le monde qui sâĂ©tait cristallisĂ© dans sa vie. Tout un monde, toute une Ă©poque, toute une Histoire, qui menaçaient de se volatiliser avec son corps, comme une injustice, un remords. » Une issue somme toute dĂ©sirable car : « Le passĂ© nâa pas de fin, le passĂ© est Ă jamais fidĂšle, Ă lâamitiĂ©, Ă la fraternitĂ©, Ă la cama-raderie, Ă toutes les amours humaines. »
Mais comment Ă©crire une histoire sans histoire ? Malheur aux vaincus, aux faibles, aux dĂ©shĂ©ritĂ©s ! La parole mĂȘme leur est refusĂ©e. Ă peine entamĂ©e, la tenta-tive se bloque. « dĂšs quâil Ă©crivait, tout sâen allait Ă la dĂ©rive, tout se mĂ©langeait » et « plus il Ă©crivait, plus il avait lâimpression sourde que ce nâĂ©tait pas lui mais son contraire, voire un ennemi, qui Ă©crivait, piĂ©tinant, renver-sant tous les principes sacrĂ©s, toute sa foi dans la littĂ©-rature, tout ce qui donnait un sens Ă sa vie. » « LâĆuvre, du dĂ©but Ă la fin, nâa aucune unitĂ©, ne serait-ce que de surface. Ce nâest quâune succession alĂ©atoire de formes et de volumes. Les ĂȘtres, les Ă©vĂ©nements, se brisent brus-quement, disparaissent en plein rĂ©cit, comme sâils Ă©taient tombĂ©s dans quelque fissure du temps. »
Pourtant, de ce chaos surgit « une voix infiniment familiĂšre, mais qui nâexistait pas dans la mĂ©moire de ses sensations. [âŠ] Ătait-ce lâĂ©cho du dĂ©sir de vivre,
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lâexigence de lâimpossible en cette vie, lâinachĂšvement de son existence ? »
Ce balbutiement dâavant les mots, cet appel dâavant le langage, bien entendu ne peut sâĂ©crire. Mais il peut dĂ©jĂ se communiquer, ne serait-ce quâune fois, dans lâoreille dâune muette : « Il Ă©prouvait le besoin Ă©trange, Ă©goĂŻste, quâelle enregistrĂąt ses pensĂ©es, ses blessures, les divorces de sa vie. [âŠ] Il sâappropriait son esprit, la dĂ©laissait pour le reste, la transformait en une espĂšce de brouillon. »
Câest Ă cette Ă©trange « gardienne des Ă©crits » que KiĂȘn confia son impossible roman. LâĆuvre sombre dans le chaos. La quĂȘte du passĂ© mĂšne au silence. Tel est le destin des vaincus.
AprĂšs, commence le temps de la lecture.Des vagues sâĂ©lancent, butent sur une infranchis-
sable muraille de rochers, se cabrent, rugissent, se brisent, sâĂ©miettent, bouillonnent, sâĂ©parpillent, se tordent en mille tourbillons, se dissolvent dans le large, et reviennent se briser sur les rochers. Ces ressacs tĂȘtus, violents, impuissants, ce piĂšge Ă rats Ă©touffant, câest lâĂ©ternel retour, lâinfernale rĂ©incarnation de lâEsprit. Imaginez-vous au cĆur de cette furie. Que verrez-vous ? LâĂ©criture de Bao Ninh. Quand le passĂ© vivant se brise face Ă un avenir hermĂ©tique, tourbillonne sans issu, sans fin, le temps se disloque, lâespace se dilue. La mĂ©moire tourne en rond, incapable de sâordonner, de structurer lâespace, dâorienter le temps, dây inscrire les Ă©vĂ©nements du monde, les actes des hommes. Elle ne peut plus stabi-liser le passĂ©, en faire le terroir de lâavenir, y ancrer le prĂ©sent. Elle nâest plus en mesure de crĂ©er une histoire, de se constituer en rĂ©cit.
Le prĂ©sent se dissout alors dans le passĂ©. Tous les souvenirs se valent, sâagglutinent, se sĂ©parent, se font et se dĂ©font au hasard des apparences. Il leur manque ce
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qui transforme des images en souvenirs. Il leur manque un ordre, une temporalitĂ©, lâunitĂ© mouvante dâune vie. La pluie sur Hanoi se met Ă ressembler Ă la pluie sur la jungle, Ă la pluie des combats, Ă la Pluie. Le sommeil dans les bras dâune inconnue se met Ă ressembler au sommeil dans les bras de la femme aimĂ©e. Et les morts reviennent hanter les vivants, exigeant un sens prĂ©sent Ă leur sacrifice passĂ©.
Du coup, ce rĂ©cit curieux qui avance Ă reculons, cette parole Ă la dĂ©rive, Ă©clatĂ©e, balbutiante, chaotique, lancinante, cette errance hallucinante de la tristesse de la guerre Ă la tristesse de lâamour, Ă la douleur dâĂ©crire se dĂ©voile, sâouvre Ă la lecture, se laisse recrĂ©er : une douleur sans perspective.
Alors du chaos de la guerre, de la dĂ©faite de lâamour, de lâimpasse de la paix, jaillissent « Des jours de douleur, mais aussi de gloire. Des jours de malheurs, mais aussi dâhumanitĂ©. Des jours oĂč nous savions clairement pour-quoi nous devions nous engager dans une guerre, pour-quoi nous acceptions de tout supporter, de tout sacrifier. Quand tous, nous Ă©tions encore trĂšs jeunes, trĂšs purs, trĂšs sincĂšres. »
LâĆuvre nous livre alors sa propre clef, lâĂ©criture sa propre lecture : « Cette lecture Ă lâavenant a Ă©tĂ© efficace, elle mâa aidĂ© Ă comprendre. LâĆuvre dĂ©laissĂ©e de lâĂ©cri-vain de notre quartier mâest apparue sous un autre angle, elle se fondait harmonieusement dans la vie rĂ©elle, et non la vie fictive, de lâauteur. Je lâai recopiĂ©e intĂ©gralement, selon lâordre dans lequel le hasard me lâa donnĂ©e. [âŠ] Pourtant quand jâai fini de recopier, jâai reconnu avec surprise mes propres idĂ©es, mes propres sentiments, ma propre expĂ©rience. »
Nous comprenons dĂšs lors ce voyage initiatique du langage vers le silence, ce refus dâoublier, mĂȘme au prix de lâaffolement des mots. Car de lâoubli du passĂ©, du Bien
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et du Mal tels que les ont forgĂ©s les gĂ©nĂ©rations mortes, surgissent le nĂ©ant de lâHomme, lâavĂšnement de la BĂȘte. Lâoubli interdit le pardon, lâamour. Pour pardonner, pour aimer de nouveau, malgrĂ© la guerre, malgrĂ© la mort, il faut se souvenir de lâinacceptable, le transformer en une plaie guĂ©rissable de la condition humaine. Cette quĂȘte, câest lâaffirmation tĂȘtue de ce que nous sommes : des humains, de ce que nous mĂ©ritons : un avenir, un vrai, fait de nos actes, de nos dĂ©sirs, de nos pensĂ©es, un avenir lisible qui, Ă travers notre existence, sâenracine au fond des Ăąges, dans la boue des siĂšcles dâoĂč la vie est nĂ©e, dâoĂč lâintelligence, la beautĂ© ont jailli.
Cette tristesse de la guerre, cette tristesse de lâamour, cette douleur sans perspective qui se referme sur elle-mĂȘme, sâĂ©panouit alors comme une fleur solitaire, inutile, comme toute littĂ©rature, comme toute beautĂ©, sur un monde, dans un temps oĂč des millions dâhumains sont nĂ©s, ont luttĂ©, aimĂ©, souffert, et sont morts⊠pour rien.
Paradoxalement, cette angoisse dâavoir malgrĂ© tout survĂ©cu, cette douleur si Ă©trangĂšre Ă nos occidentales, paisibles et Ă©conomiques consciences, en sâenfermant sur elle-mĂȘme pour Ă©chapper Ă lâoubli, touche Ă lâuniversa-litĂ©. Cette souffrance inutile, cette douleur pour rien, câest la voix figĂ©e de lâimpuissance des hommes en cette fin de millĂ©naire, câest la face rĂ©elle, dĂ©risoire de ce que nous croyons ĂȘtre notre libertĂ©. Elle nous livre une des clefs de la littĂ©rature, cette alchimie bizarre qui transfigure un dĂ©lire de mots en art. LâĆuvre dâart, câest ce dĂ©sir inassouvi qui se fige en une chose totalement fermĂ©e, dĂ©connectĂ©e du temps, une fissure bĂ©ante de lâHistoire, ce temps domestiquĂ© des hommes. Câest le divorce irrĂ©-ductible dâun homme dâavec sa vie, dâavec son Ă©poque. Câest la nĂ©gation radicale, idĂ©elle de tout destin. Câest une invitation Ă la libertĂ©.
Phan Huy Duong
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Tristesse de la guerre
La premiĂšre saison sĂšche dâaprĂšs la guerre vint, douce, mais tardive, sur lâAile Nord, base arriĂšre du front B3. Septembre, novembre, puis dĂ©cembre passĂšrent. Pourtant, le long du Ya-CrĂŽng-PĂŽcĂŽ, lâeau Ă©meraude de la saison des pluies continuait Ă dĂ©border sur les rives. Le temps restait incertain. Le jour, il faisait soleil. La nuit, il pleuvait. Il pleuvait⊠Les montagnes se diluaient, les sentiers sâengloutissaient au loin dans la brume. La jungle Ă©tait silencieuse, les arbres trempĂ©s. Jour et nuit, montagnes et forĂȘts exhalaient une vapeur dense, mer verdĂątre imprĂ©gnĂ©e de lâodeur des feuilles pourries.
DĂ©but dĂ©cembre, les routes bourbeuses, misĂ©rables, sâeffondraient, abandonnĂ©es par la paix, presque inuti-lisables. Elles sâenfonçaient lentement dans la terre, sâeffaçaient sous les arbres, dans les herbes touffues.
CâĂ©tait dur, pĂ©nible au-delĂ de toute expression, de voyager dans ce climat, sur ces routes. Cinquante kilo-mĂštres Ă peine sĂ©paraient le lac aux Crocodiles Ă lâest de Sa ThĂąy, Ă hauteur du district 67, de la Fourche de la Croix sur la rive ouest du PĂŽcĂŽ. Mais on nâarrivait pas Ă les franchir en une seule journĂ©e, mĂȘme avec
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un camion aussi puissant que le Zil. Tard le soir, on parvenait Ă peine Ă lâorĂ©e de la jungle, sur la terre des Ames Hurlantes. Le camion sâarrĂȘta au bord dâun grand ruisseau encombrĂ© de branches pourries. Le chauf-feur dormit dans la cabine. KiĂȘn grimpa sur le toit, y installa son hamac. Vers minuit, la pluie tomba, fine, transparente, douce, silencieuse comme de la brume. Les gouttelettes chuintaient Ă travers la vieille bĂąche dĂ©chirĂ©e. Lâeau tombait lentement, goutte Ă goutte, sur les sacs en nylon empilĂ©s sur le plancher du camion. Les sacs contenaient les os des combattants. LâhumiditĂ© se condensait, gluante, glissait lentement ses longs doigts glacĂ©s Ă lâintĂ©rieur du hamac. KiĂȘn frĂ©mit. Il se retourna dans son sommeil incertain, flottant, intermit-tent, Ă la dĂ©rive. Au bord de la route, le ruisseau coulait, impĂ©tueux, triste, lancinant, comme pour prĂȘter sa voix trouble Ă lâĂ©coulement du temps. A lâintĂ©rieur comme au dehors du sommeil sâĂ©talait la mĂȘme nuit noire, tiĂšde, mouillĂ©e. Le vent embuĂ© gĂ©missait. KiĂȘn eut lâimpression que le camion sâĂ©tait mis Ă rouler douce-ment, en silence, sans moteur, sans chauffeur, errant Ă travers la jungle dĂ©serte. Au ruissellement des eaux se mĂȘlaient insidieusement des plaintes. Elles semblaient jaillir des profondeurs troubles, irrĂ©elles de la jungle, Ă©cho dâun certain temps, dâun certain lieu, quelque part dans le passĂ©, bruit de chute de feuilles mortes sur les herbes, jadis, il y avait trĂšs longtemps maintenantâŠ
KiĂȘn connaissait bien cette rĂ©gion. Ici mĂȘme, en 1969, Ă la fin de la saison sĂšche dĂ©sespĂ©rĂ©e qui sâĂ©tait abattue sur le front B3, le malheureux 27e bataillon indĂ©pendant avait Ă©tĂ© encerclĂ©, anĂ©anti. KiĂȘn Ă©tait lâun des rares survivants. Une bataille terrifiante, cruelle, sauvage⊠Un soleil Ă©clatant, un vent violent. La
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jungle saturĂ©e dâessence flambait. Un feu infernal. Les compagnies dĂ©cimĂ©es tentaient de se regrouper, mais se disloquaient aussitĂŽt. Il nây avait plus ni chefs ni subordonnĂ©s. Les soldats Ă©jectĂ©s de leurs abris par le napalm couraient, affolĂ©s, sous la mitraille, sâeffon-draient, disparaissaient dans la mer de flamme. Les hĂ©licoptĂšres rasaient la cime des arbres, tiraient Ă bout portant. On avait lâimpression de fuir avec une mitrail-leuse lourde collĂ©e Ă la nuque. Le sang giclait, coulait Ă flots, sâĂ©talait, barbouillait la terre. Cette mince langue de terre en forme de fuseau, au milieu de la jungle, dont on dit aujourdâhui que lâherbe et les arbres nâont pas encore repris leurs esprits, nâosent pas encore rejaillir de la terre, Ă©tait alors jonchĂ©e de cadavres brisĂ©s, dĂ©chi-quetĂ©s, en bouillie, qui exhalaient une vapeur Ă©paisse, brĂ»lante.
« PlutĂŽt mourir que se rendre⊠FrĂšres, plutĂŽt mourir⊠! » Le capitaine hurlait, lâair Ă©garĂ©, fou. Il brandit convulsivement son colt et, sous les yeux de KiĂȘn, se tira une balle dans la tĂȘte. KiĂȘn vit la cervelle gicler de son oreille. Il sentit sa langue sâengluer, les cris sâĂ©touffer dans sa gorge. Les AmĂ©ricains montaient Ă lâassaut, mitraillettes Ă la hanche. Les balles fusaient, denses comme un vol dâabeilles. Un hoquet, KiĂȘn laissa tomber son fusil, serra sa hanche et sâaffaissa ; son corps roula lentement vers le ruisseau dessĂ©chĂ©, arrosant la rive en pente de son sang.
Les jours suivants, le ciel Ă©tait noir de corbeaux et de vautours. Les AmĂ©ricains sâĂ©taient retirĂ©s. La pluie submergeait la jungle. Le champ de bataille sâembour-bait. Lâeau terreuse se teintait de reflets sanglants. Les cadavres flottaient, sur le ventre, sur le dos, enflĂ©s, au milieu des carcasses calcinĂ©es des bĂȘtes sauvages, des
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feuilles, des branches, des troncs dâarbres brisĂ©s, dĂ©chi-quetĂ©s par les bombes. Quand la crue se retira, tout Ă©mergea dans une lumiĂšre trouble, enveloppĂ© dâune boue Ă©paisse qui exhalait lâodeur des chairs pourris-santes. KiĂȘn se traĂźna le long dâun ruisseau, le sang suin-tait de sa bouche et de sa hanche, un sang de cadavre, froid, visqueux. Les serpents, les mille-pattes rampaient par-dessus son corps. Il sentait la mort le palper.
Depuis, plus personne ne parle du 27e bataillon. Pourtant, refusant de rejoindre le ciel, les fantĂŽmes, les dĂ©mons nĂ©s de cette dĂ©faite, continuent dâerrer parmi les buissons, Ă lâorĂ©e de la jungle, sur les rives du ruisseau. On a donnĂ© Ă ce coin de jungle perdu dans les brumes empoisonnĂ©es le nom effrayant de terre des Ames hurlantes. De temps en temps, Ă lâoccasion des cĂ©rĂ©monies de lâenfer, les morts se rassemblent sur cette langue de terre comme pour la revue des troupes. On peut entendre leurs voix dans le murmure du ruis-seau, les plaintes Ă©touffĂ©es, lancinantes de la jungle la nuit, les hurlements du vent Ă travers les gorges des montagnes. On pouvait les entendre, les comprendre.
Les gens de la rĂ©gion racontent que la nuit, quand on passe par lĂ , on peut entendre les oiseaux sangloter et gĂ©mir comme des humains. Et de fait, de tels oiseaux existent par ici. Personne ne les a vus voler car ils ne font que crier. Nulle part dans les Hauts-Plateaux, on ne peut trouver comme ici des pousses de bambous dâun rouge aussi effrayant, la couleur sanglante des blocs de chair vive. Quant aux lucioles, elles sont anormales Ă©normes. Des gens ont vu des lueurs de lucioles de la taille dâun casque en jonc, parfois plus grandes.
Ici, la nuit, les arbres mĂȘlent leurs voix au vent pour gĂ©mir des refrains de lâau-delĂ . Qui les a entendus, ne
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peut plus les oublier, car il nây en a pas deux qui se ressemblent, dâun coin de jungle Ă lâautre, dâune nuit Ă lâautre. Sans doute, ce sont les montagnes et la jungle, et non les humains, qui ont crĂ©Ă© dans cette rĂ©gion les lĂ©gendes terribles, les contes les plus barbares, les plus primaires sur la derniĂšre guerre. Les gens impression-nables peuvent difficilement vivre ici. Câest pourquoi, lorsque le rĂ©giment B3 Ă©tait venu stationner dans cette rĂ©gion, pendant la saison des pluies en 1974, KiĂȘn et les Ă©claireurs avaient dĂ» dresser un autel, organiser une cĂ©rĂ©monie secrĂšte pour prier, consoler les Ăąmes des soldats du 27e bataillon encore agglutinĂ©es dans les fourrĂ©s. Des jours et des nuits durant, les flammes, les pointes incandescentes des bĂątonnets palpitaient dans la fumĂ©e des encens. Et il ne fallait pas oublier les Ăąmes des indigĂšnes. Tout prĂšs de lâendroit oĂč repose le Zil, on voit encore les traces dâun sentier qui menait au village des LĂ©preux. Quand le bataillon Ă©tait arrivĂ© ici, le village Ă©tait Ă lâabandon, il nây avait pas lâombre dâun humain. La terrifiante maladie, la faim, les interminables souffrances avaient dĂ©cimĂ© toute vie. NĂ©anmoins, tout le monde avait aperçu des fantĂŽmes traĂźner leurs corps ravagĂ©s, nus, et senti leur puanteur. Le rĂ©giment avait aspergĂ© le village dâessence et mis le feu pour Ă©liminer les microbes, les ordures. Mais les soldats avaient peur, nâosaient pas sâen approcher, craignant les fantĂŽmes et la lĂšpre. Un jour, Thinh le ChĂ©tif, de la premiĂšre compagnie, sâaventura au milieu des cendres du village, il tua un Ă©norme gorille. Ils se mirent Ă quatre pour transporter lâanimal jusquâau campement des Ă©claireurs. Ils lâĂ©tendirent Ă terre, ils commencĂšrent Ă raser les poils de la bĂȘte. Ils virent alors apparaĂźtre une femme grassouillette, Ă la peau
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pelĂ©e, mi-grise mi-blanche, aux yeux rĂ©vulsĂ©s. AtterrĂ©s, KiĂȘn et toute la bande poussĂšrent un cri, et sâenfuirent, abandonnant casseroles et planches Ă dĂ©pecer. Personne au rĂ©giment ne croyait Ă cette histoire. Elle Ă©tait pour-tant vraie. Ils avaient enterrĂ© cette « personne » dans une tombe dĂ©cente. Mais ils nâavaient pas pu Ă©viter sa vengeance. Peu de temps aprĂšs, Thinh le ChĂ©tif fut tuĂ©. Puis, lâun aprĂšs lâautre, presque tous les membres de la section moururent. Seul KiĂȘn avait survĂ©cuâŠ
En ce temps-là ⊠et en fait, ce nâĂ©tait que lâannĂ©e derniĂšre, câĂ©tait la saison des pluies, juste avant la marche vers le Sud. Le rĂ©giment de KiĂȘn stationnait lĂ depuis prĂšs de deux mois. Depuis, il nâest pas sĂ»r que le paysage ait changĂ©. Dâautres arbres nâavaient pas eu le temps de pousser, et les anciens de disparaĂźtre, lâherbe nâavait pas eu le temps dâengloutir les sentiers que les soldats empruntaient tous les jours. La compa-gnie campait au bord du ruisseau, un peu plus loin, Ă une dizaine de minutes de marche, lĂ oĂč le cours dâeau butait sur le pied de la montagne, se fendait en deux, dĂ©valait la pente Ă travers deux petites gorges. Peut-ĂȘtre, aujourdâhui encore, Ă lâembranchement du ruisseau, se dressent toujours les refuges en torchis aux toits de feuillage, parmi les roseaux au bord de lâeau. Le rĂ©gi-ment sâĂ©tait retirĂ© du front pour suivre ici un cycle de rĂ©Ă©ducation. Des discours politiques Ă nâen plus finir, le matin politique, le soir politique, la nuit politique⊠nous vaincrons, ils seront battus, le Nord a eu une bonne rĂ©colte, le monde est nettement divisĂ© en trois camps⊠NĂ©anmoins, les Ă©claireurs Ă©taient toujours traitĂ©s avec Ă©gards. Ils nâĂ©taient pas soumis aux mĂȘmes pressions que les autres soldats, ils disposaient de beaucoup plus de temps libre pour sâamuser, se reposer, avant de revenir
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sur les champs de bataille. Ils chassaient, posaient des piĂšges, pĂȘchaient. Le soir, ils jouaient aux cartes. De toute sa vie, jamais KiĂȘn nâavait vĂ©cu pareille passion pour les jeux de hasard. Il jouait tout le temps. La partie commençait immĂ©diatement aprĂšs le dĂźner. Dans lâair humide et chaud, Ă©touffant dans lâodeur de la sueur et celle, Ăącre, des fumĂ©es anti moustiques, ils Ă©taient tous lĂ , joueurs fiĂ©vreux assiĂ©geant les cartes.
On misait des cigarettes « du peuple » qui puaient. Quand on voulait mettre le paquet, on jetait sur le tapis du tabac, des briquets, des filaments de « diable rouge », une variĂ©tĂ© de drogue, des rations alimen-taires, des photos, toutes sortes de photos de femmes, des EuropĂ©ennes, des Vietnamiennes, des belles, des laides, la photo de lâamante, celle dâune inconnue, peu importait, on jetait tout sur le tapis, chacun poursui-vant la ruine de lâautre. Lorsquâil nây avait plus rien Ă miser, on jouait Ă se noircir le visage avec de la suie. Les uns jouaient, les autres assistaient, tout le monde commentait, riait, souvent toute la nuit. On eĂ»t dit quâils vivaient un temps de paix, de bonheur, dâoisivetĂ© et dâinsouciance. Et de fait, ce furent des jours heureux. Pas un combat pendant toute une saison des pluies. Ils Ă©taient lĂ , les treize du peloton, intacts. Thinh le ChĂ©tif lui-mĂȘme avait vĂ©cu ici plus dâun mois avant dâĂȘtre tuĂ©. Can nâavait pas encore dĂ©sertĂ©. Vinh, Gros Thinh, Cu, Oanh et Tac lâElĂ©phant Ă©taient encore en vie. Et pour-tant, maintenant, en dehors dâun jeu de cartes Ă©limĂ©es, froissĂ©es, tachĂ©es par les empreintes des morts, il ne restait Ă KiĂȘn plus rien qui rappelĂąt son peloton.
9, 10, Valet⊠Reine, Roi, AsâŠParfois il les revoyait en rĂȘve, jubilait dans une
partie solitaire. « Et encore un cĆur, un carreau, un
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trĂšfle⊠» Les soldats avaient modifiĂ© les paroles de la marche du rĂ©giment : « De toute façon, on finira par y passer, allons-y, allons-y, gaillardement abattons nos cartes, amusons-nous jusquâau bout, pour le reste, on sâen fout⊠» La derniĂšre partie, KiĂȘn sâen souvient encore, eut lieu au moment oĂč, du peloton, il ne restait plus que Tu, Thanh, VĂąn et KiĂȘn.
CâĂ©tait lâaube, une demi-heure avant les tirs dâar-tillerie qui ouvraient lâoffensive contre Saigon. De lâautre cĂŽtĂ© dâune plaine en friche recouverte dâherbe amĂ©ricaine, se dressaient les dĂ©fenses de Cu Chi. Les soldats fantoches tiraient Ă lâaveuglette des salves de mortiers, des rafales de mitrailleuses. Dans les tran-chĂ©s, les trous individuels, les fantassins profitaient des derniĂšres bouffĂ©es de sommeil. Mais les quatre Ă©claireurs du rĂ©giment, qui allaient conduire lâunitĂ© dâassaut, jouaient passionnĂ©ment.
« Tout doux, les gars, proposa KiĂȘn. Si la partie est interrompue, le ciel nous accordera la vie sauve au-delĂ de cette bataille, pour lâachever !
â MisĂ©rable subterfuge, dit Thanh riant de toutes ses dents. Le ciel nâest pas idiot au point de sây laisser prendre. Si nous faisons sciemment traĂźner la partie, le vieux salaud nous enverra tous les quatre nous entre-plumer âen basâ.
â Pas la peine dây aller Ă quatre, dit Tu. Jâenseignerai seul le poker aux dĂ©mons qui alimentent les chaudrons. Il y aura de quoi se marrer ! »
Soudain, la brume se liquĂ©fia. Le signal de lâattaque fusa dans le ciel. Les fantassins bondirent hors de leur sommeil. Les tanks sâĂ©lançaient vers le front, tiraient des salves de canons en se dandinant, labouraient la terre de leurs chenilles, Ă©branlaient le brise matinale.
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« Bon, rideau ! » KiĂȘn jeta les cartes et, ne maĂźtri-sant plus sa colĂšre : « Je vous ai dit de jouer lentement pour tenter la chance, mais pas un crĂ©tin qui ne soit rongĂ© par le dĂ©sir de gagner !
â Mais au fait, sâĂ©cria VĂąn le Malingre en se frottant joyeusement la cuisse, je ne sais pas pourquoi jâai attendu jusquâĂ ce jour pour apprĂ©cier ce foutu jeu. Il va falloir que jâapprenne Ă jouer comme il se doit. Si je meurs, pensez au copain, jetez-moi un jeu de cartes dans le trou !
â On nâa quâun jeu de cartes, et ce salaud les veut toutes pour lui ! »
La voix de Thanh se noya dans le grondement des canons.
A peine une demi-heure aprĂšs, VĂąn mourut calcinĂ© dans le premier tank T54. Son corps en cendre nâavait plus besoin de tombe. Thanh succomba sur le pont BĂŽng. Son corps aussi se consuma dans le cercueil blindĂ©, en compagnie du conducteur. Seul Cu continua Ă se battre avec KiĂȘn, jusquâĂ la porte numĂ©ro 5 de lâaĂ©roport TĂąn Son NhĂąt, avant de tomber.
La nuit du 29 au 30, vers lâaube, ils se virent pour la derniĂšre fois sur le toit du restaurant Pho TĂąu Bay. Cu sortit le jeu de cartes du fond de son ballot et le remit Ă KiĂȘn.
« Je vais sĂ»rement laisser ma peau dans cette bataille. Garde-le. Si tu tâen tires, tu pourras jouer avec la vie⊠Les 2, 3 et 4 sont les Ăąmes du peloton. On te protĂ©gera, on te fera gagner Ă tous les coups⊠»
Silencieux, KiĂȘn se souvient.Cette nuit, qui encore appelle lâĂąme de qui ? Un
hululement sâĂ©lĂšve, quelque part au fond de la jungle, lugubre, et se propage le long des parois rocheuses glacĂ©es de la jungle des Ames hurlantes. Seul. Eperdu.
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