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La philosophie sociale dans le theatre d'IbsenThe Project Gutenberg EBook of La philosophie sociale dans le theatred'Ibsen, by Ossip-Lourie This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.netTitle: La philosophie sociale dans le theatre d'IbsenAuthor: Ossip-LourieRelease Date: February 7, 2006 [EBook #17709]Language: FrenchCharacter set encoding: ISO-8859-1*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PHILOSOPHIE SOC. DANS LE THEATRE D'IBSEN ***Produced by Marc D'HoogheLA PHILOSOPHIE SOCIALEDANSLE TH?TRE D'IBSENPAROSSIP-LOURILaurat de l'Institut.Docteur de la Facult des Lettres de l'Universit de Paris, Membre de la Socit de Philhie de l'Universit de Saint-Ptersbourg.Se possder pour se donner.PARIS1900* * * * *A M. EMILE ZOLATRS HONOR MA?TRE,Vous avez le premier introduit en France le thatre d'Henrik Ibsen. Ce n'est pas la seule raison pour laquelle j'inscris votre nom sur la premire page de mon travail. Il y a deux ans, j'ai eu l'honneur d'tre charg par un groupe d'crivains trangers dus transmettre l'expression de leur profonde admiration pour l'oeuvre de justice et d'quit dont vous veniez de jeter les premiers jalons. Par votre campagne, terrible et sublime, vous avez prouv que la conception gnrale des drames d'Ibsen n'est point une chimre: La solution du problme social de l'humanit s'obtient par le rveil de lascience et de la volont individuelles.Veuillez me conserver, je vous prie, Ma?tre, votre bienveillance.OSSIP-LOURI.* * * * *INTRODUCTIONICe n'est pas le thatre d'Henrik Ibsen que je me propose d'tudier dans ce volume; mon but, c'est de dgager la philosophie sociale qu'il renferme.Les pices d'Ibsen sont moins des productions dramatiques que des essais philosophiques touchant les questions vitales de l'humanit. L'action y joue une importance secondaire, les incidents sont forcs, inattendus, brusques; l'intrt principal rside dle conflit des ides. L'auteur ne se soucie gure de l'appareil thatral, il ne prend mas la peine de dessiner nettement les positions rciproques de ses hros. Le spectateur n'assiste pas aux vnements, aux actions des personnages en scne, mais leurs rflexi leurs penses, leurs aspirations sont toujours prsentes et vivantes. Leurs caractres, leurs passions ne se traduisent pas par des gestes, par des attitudes, par des mouvements, mais se rvlent par une analyse psycho-philosophique.Le thatre d'Ibsen est une succession de prceptes o la psychologie de l'individu comme celle de la socit fait dispara?tre le droulement progressif de l'action. L'auteur analyse minutieusement les mouvements d'ame, les crises de conscience, de passion, de pense; il tudie les rvolutions morales individuelles, l'antagonisme entre l'individu et la socit, les mensonges et les prjugs sociaux. Le thatre d'Ibsen est, avant tohatre d'ides.M. Max Nordau, tout en constatant qu'?Ibsen a cr quelques figures d'une vrit et d'unchesse telles qu'on n'en trouve pas chez un second pote depuis Shakespeare[1],? prtend que le dramaturge norvgien est incapable ?d'laborer une seule ide nette, de comprendre un seul des mots d'ordre qu'il pique ? et l dans ses pices, de tirer des prmisses consquences justes[2]?.Certes, ?les sots seuls admirent tout dans un crivain estim[3]?, mais le savant auteur de la Psychologie du gnie et du talent[4] force un peu trop sa plume satirique en affirmant qu' ?Ibsen ne comprend pas un seul des mots d'ordre qu'il pique ? et l dans ses pices?. On peut considrer certaines de ses pices comme absolument trangramatique; dire qu'elles manquent d'ides, c'est ne pas vouloir les comprendre. Il se peut que l'ide de telle ou telle pice soit un peu embrume, mais ?il faut considre thatre d'Ibsen en bloc. Alors nous avons devant les yeux un imposant monument de la pense moderne?.[5]Ibsen ne s'impose pas tout de suite. Lorsqu'on voit ou qu'on lit pour la premire fois une de ses pices, l'impression est puissante, mais confuse; elle veille dans le spectateur ou le lecteur des motions fortes, mais indcises; ce n'est qu'aprs une longue analyse qu'on en dtermine l'ide. Quelles que puissent tre les erreurs qu'on trouve dans son oeuvre, comme dans celles de tant d'autres crivains, l'impression gnrale est grande et profonde, l'motion qui en jaillit n'est pas affective mais crbrale; une atmosphre fra?che de pense enveloppe ses personnages; ils forment tout un organisme social, toute une philosophie. Ce n'est pas de la spculation abstraite, ce n'est pas de la philosophie construite, c'est de la philosophie vcue. Les hros d'Ibsen ne jettent pas profusion ?les sophismes comme un ciment dans l'intervalle des vrits, par lesquels on difie les grands systmes de philosophie qui ne tiennent que par le mortier de la sophistique?;[6] mais si l'esprit de systme leur fait dfaut et aussi l'art des ordonnances symtriques, ce ne sont point certes des ides, des penses qui leur manquent. Et ?les systmes de philosophie sont des penses vivantes?[7] affirme l'un des plus nobles penseurs modernes.Nous sommes loin des temps o la philosophie tait le domaine d'une poigne de privilgiourd'hui nous admettons qu'il n'y a point de castes dans l'intelligence humaine. ?Il n'y a point des hommes qui sont le vulgaire, d'autres hommes qui sont les philosophes. Tout homme porte en lui-mme le vulgaire et le philosophe.?[8]La philosophie n'est pas le fruit d'un syllogisme. Il ne faut faire dpendre la philosophie d'aucun systme, d'aucune mthode.?Mon dessein, dit Descartes, n'est pas d'enseigner la mthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte j'ai tach de conduire la mienne.?[9]La philosophie n'existe et ne se dveloppe que dans l'esprit de l'homme. Les ides les plus profondes, les investigations les plus senses resteraient lettre morte sans la vivification que leur communique l'esprit du penseur. C'est lui seul qui cre la valeur des ides philosophiques. La philosophie n'est que la manifestation de l'esprit indpendant, aspirant se faire--par la critique gnrale--une conception personnede l'Univers.Ibsen nous montre, dans son thatre, quelle est sa contemplation du Monde, comment il envisage les hommes et les choses, quel est l'enseignement qu'il tire de la vie, car c'est la vie seule qui l'intresse; ce qui le proccupe, c'est l'ternelle contradiction de la vie, c'est la lutte entre l'idal et le rel.?Quel est le pch qui mrite l'indulgence? Quelle est la faute qu'on peut doucement effacer? Jusqu' quel point la responsabilit, cette charge qui pse sur la race entire, oblle le lot d'un de ses rejetons? Quelle dposition, quel tmoignage admettre quand tout le monde est au banc des intresss? Sombre et troublant mystre, qui pourra jamais t'ircir! Toutes les ames devraient trembler et gmir, et il n'en est pas une entre mille qui se doute de la dette accumule, de l'engagement crasant n de ce seul petit mot: la Vie.?[10]IILe thatre est un art qui se propose de peindre la vie humaine.Ibsen ne se borne pas peindre la vie et les hommes, il est aussi un remueur d'ides.Dans une lettre qu'il m'a fait l'honneur de m'adresser, il s'exprime ainsi: ?Je vous prie de vous rappeler que les Penses jetes par moi sur le papier ne proviennent ni en forme ni en contenu de moi-mme, mais de mes personnages dramatiques qui les prononcent.?[11]Mais Ibsen a beau dire: ?J'ai essay de dpeindre hommes et femmes; ce sont eux qui parlent et non pas moi?, son ame et sa pense sont toujours prsentes dans son thatre. Aucun auteur ne peut faire dispara?tre sa personnalit de son oeuvre.?Je ne connais pas d'crivain moderne qui ait pu ou su ?se cacher? dans son oeuvre; Flaubert qui poussait presque jusqu' la manie le souci de rserver sa personnalit, y est tout entier.... Dans les oeuvres, en apparence impersonnelles, on peut dcouvrir les raisons intimes des prfrences de l'auteur, les motifs pour lesquels entre les mots du discours, il choisit ceux-ci plut?t que ceux-l.?[12]Certes, Ibsen est avant tout artiste, pote, mais ?le pote est un monde enferm dans un homme.?[13] Le monde dont le pote nous prsente les types, se condense en se rflchissdans sa pense; il emprunte la marque particulire de son moi et sa physionomie en devient plus saillante. L'artiste, pur artiste, le pote, exclusivement pote, ne se rendant aucun compte de lui-mme lui-mme, incapable d'analyser le monde qu'il peint, ses penses, ses ides, est un tre chimrique.... Il y a longtemps qu'on ne croit plus ceaine dont on disait autrefois qu'il produisait des fables comme les pommiers produisent des pommes, c'est--dire sans effort et par le seul penchant de la nature. Le Lac immortel de Lamartine n'est point sorti du cerveau du pote comme Vnus de l'cume des mers.L'inspiration ne dispense pas les potes les plus na?fs d'un travail de la pense. Platon qui dit: ?Quand le pote est assis sur le trpied de la muse, il n'est plus ma?tre de lui-mme?, Platon ajoute: ?Lorsque le pote chante, les graces et les Muses lui rv souvent la Vrit.?[14] Graces ou Muses, conscience intrieure ou analyse de l'esprit, le fait est que l'artiste, le pote sait et comprend ce qu'il fait; ?la vrit se rvleLe pote qui chante la grandeur de l'Univers possde sa manire de le comprendre; l'homme qui dpeint les crises de la conscience humaine, en possde certainement une; celui qui nous prsente le caractre de deux individus peut ne pas nous dire o vont ses sympathies; il lui est impossible de ne pas le faire voir.Ibsen a beau dire: ?Ai-je russi faire une bonne pice et des personnages vivants? Voila grande question?,[15] son ame et sa pense, je le rpte, sont prsentes dans son oeuvet son esprit aussi.Ibsen ne fait que philosopher. Il serait peut-tre embarrass de dire si la philosophie a pour objet la dcouverte de l'existence absolue, d'o les sciences doivent tre ddu leur tour;[16] ou si son objet est la systmatisation et la coordination des sciences.[17] Il n'est pas philosophe de profession; son gnie n'a pas de systme. ?Le gnie, au sens le plus tendu du mot, c'est la fcondit de l'esprit, c'est la puissance d'organiser des ides, des images ou des signes, spontanment, sans employer les procds lents a pense rflchie, les dmarches successives du raisonnement discursif.?[18] Mais une psophie ne se compose pas simplement de faits, d'images, d'ides et d'observations, il faut ces faits, ces ides, une liaison, il faut que l'esprit en saisisse les connexions et les rapports, d'o se dduit la vrit philosophique, l'unit scientifique. C't cette liaison que je m'impose de dterminer dans le thatre d'Ibsen.Comme l'a si bien dit M. Emile Boutroux[19], propos de mon ouvrage _La Philosophie de Tolsto?,_ je ?cherche moins les doctrines mthodiquement dduites par les philosophes de profession que les penses nes en quelque sorte spontanment dans les ames d'lau contact de la vie et des ralits; je vise moins expliquer le dtail des doctrines dcouvrir l'unit et en marquer l'esprit?.Le but de cet ouvrage est d'tablir une harmonie dans les ides que le pote norvgien s ses drames, de les dvelopper, de leur donner une forme synthtique. Ai-je russi? Feci quod potui. ?La conscience de l'crivain doit tre tranquille ds qu'il a prsent comin ce qui est certain, comme probable ce qui est probable, comme possible ce qui est possible.?[20]Avant de passer aux hros d'Ibsen, jetons un regard sur sa propre vie: l'homme nous fera mieux comprendre le penseur.NOTES:[1] Dgnrescence, t. II, p. 176. Traduction fran?aise. Paris, F. Alcan.[2] Ibid. p. 291.[3] Voltaire. Candide, p. 100.[4] Voir notre analyse de cet ouvrage, Revue philosophique, fvrier 1898.[5] Auguste Ehrhard. Henrik Ibsen et le thatre contemporain, p. 2.[6] Anatole France. L'Abb Gr?me Coignard, p. 12.[7] Emile Boutroux. Etudes d'histoire de la philosophie, p. 9. Paris, F. Alcan.[8] J. Jaurs. De la ralit du monde sensible, p. 2. Paris, F. Alcan.[9] Oeuvres de Descartes. Discours de la mthode, dition de Victor Cousin, p. 124.[10] Ibsen. Brand.[11] ?Kun beder jeg Demerindre, at de i mine Skuespil fremkastede Tanker hidr?rer fra mine dramatiske Personer, der ?dtaler dem, og ikke i Form eller Indhold ligefrem fra mig.?.... Lettre date de Christiania, 19 fvrier 1899.[12] Edouard Rod. Nouvelles tudes sur le XIXe sicle, p. 145 et 146.[13] Victor Hugo, La Lgende des sicles, XLVII.[14] Platon. Lois, liv. III et IV.[15] M. Prozor. Prface la trad. fr. du Petit Eyolf, p. xxv.[16] Hegel.[17] Auguste Comte.[18] G. Sailles. Le Gnie dans l'art, p. 2.[19] Sance de l'Acadmie des sciences morales et politiques, 23 juillet 1899. Travaux de l'Acadmie, novembre 1899, p. 486 et suiv.[20] Renan. L'Antchrist, prface, p. vii.* * * * *LA VIE D'HENRIK IBSENLa philosophie n'est pas une science comme une autre; il y reste toujours un lment personnel qu'on ne saurait ngliger. Toute philosophie porte le nom d'un homme.CHALLEMEL-LACOUR, Philosophie individualiste, p. ii.CHAPITRE PREMIERL'enfance d'Ibsen. La pharmacie de Grimstad. La rvolution hongroise. Christiania. L'cole de Helmberg. La premire pice d'Ibsen, Catilina. Ibsen, rdacteur d'Andrimmer. premires posies. Ibsen, metteur en scne du thatre de Bergen (1851-1857) et directeurthatre de Christiania (1857-1862). Son mariage. La comdie de l'Amour. Le subside, le Digter gage, du Storthing norvgien. La guerre entre le Danemark et la Prusse. L'exil. 1828-1864.IHenrik Ibsen naquit, le 20 mars 1828[1] Skien, province de Tlemarken o son bisa?eul, d'origine danoise, tait venu s'tablir en 1726.Patrie de Lammers, clbre orateur protestant dont les prdications enflammes crrenouvement religieux en Norvge, Skien est considr comme le foyer du pitisme luthrienLe pre du dramaturge, commer?ant ais, avait un caractre expansif; sa mre tait austur silencieuse, taciturne. La famille jouissait d'une considration particulire dans cette petite ville de province. ?Notre maison, crit Ibsen, tait situe prs de l'glirquable par sa haute tour, droite se trouvait une potence; gauche, l'h?tel de ville, la prison avec un asile d'alins et deux coles. Partout des maisons, aucune verdure, aucun horizon libre. Mais dans l'air, un bruit sourd et formidable mugissait sans cesse; il ressemblait tant?t a des gmissements, tant?t de lugubres lamentations: c'tait le murmure des cascades et le chant plaintif des scieries qui se trouvaient en dehors de la ville. Quand plus tard je lisais des histoires sur la guillotine, je pensais toujours ces scieries.?L'glise tait le plus joli batiment de la ville. Ce qui proccupait surtout mon imagination, c'tait la lucarne, au bas du clocher; elle avait pour moi un sens mystrieux; la premire impression consciente qu'elle produisit sur moi ne s'efface pas de ma mmoire. Je me rappelle, un jour, ma bonne me conduisit l'glise et me tenant entre ses mains me mit dans la lucarne. Ce fut pour moi un blouissement trange.... J'ai vu les passants, j'ai vu notre maison et les stores de nos fentres; j'ai aper?u aussi manire.... Tout coup un tumulte ... on me fait des signes de l-bas.... Lorsque je suis descendu, j'ai appris que ma mre m'apercevant dans la lucarne se mit crier et tomba sans connaissance. Ds qu'elle me revit, elle commen?a pleurer, m'embrasser. Quand plus tard, dans ma jeunesse, je traversais la place, je levais toujours mon regard vers cette lucarne et il me semblait qu'un lien mystrieux existait entre elle et moi.?En 1836,--le jeune Henrik avait huit ans--ses parents furent ruins par une catastrophe commerciale. Cette ruine changea compltement la situation de la famille Ibsen; elle quitta Skien, une misrable habitation succda la riche demeure. La transformation produisit une impression profonde sur le futur dramaturge; il s'enfon?ait en lui-mme, vitait la socit, recherchait la solitude. Tandis que ses frres cadets jouns la cour, Ibsen, lui, s'enfermait dans un petit cabinet noir prs de la cuisine et y passait seul des heures et des jours. ?Il nous paraissait peu aimable, crit la soeur d'Ibsen, et nous faisions tout notre possible pour l'empcher de s'isoler de nous. Nous aurions dsir qu'il jouat avec nous. Nous frappions la porte de son cabinet noir; lorsque nos gamineries lui faisaient perdre patience, Henrik ouvrait subitement sa porte et se mettait nous poursuivre, mais pas bien fort, car il tait de constitution faible. Et immdiatement aprs, il s'enfermait de nouveau dans sa solitude.?Isol, il lisait beaucoup de vieux livres de marine, que possdait son pre, il aimait aussi faire des tours de passe-passe, peindre ou dcouper avec du papier des figuress groupes, etc.En 1842, la famille d'Ibsen revint Skien et l'auteur des Revenants entra dans une cole dirige par des thologiens. Il se passionnait surtout beaucoup pour l'histoire et la thologie. Il se sparait rarement de la Bible. ?Un jour, raconte un de ses anciens camarades, Ibsen ayant prparer un devoir; y rendit compte d'un songe qu'il avait fait: ?J'tais avec des amis; nous venions de traverser des montagnes et trs fatigus nous nous tions couchs, comme jadis Jacob, sur des pierres. Mes compagnons s'endormirent, moi je ne pouvais fermer l'oeil. Mais la fatigue prenant enfin le dessus, je me suis endormi et j'ai fait un rve; un ange me disait:--Lve-toi et suis-moi!--O veux-tu me conduire travers ces tnbres? lui dis-je.--Marchons, rpondit-il, je dois te montrer le spectacle de la vie humaine, telle qu'elle est, dans toute sa ralit.Plein d'pouvant, je le suivis, et il me conduisit longtemps par des marches gigantesques.... Tout coup j'ai vu une grande ville morte pleine de traces de ruine et de pourriture, c'tait tout un monde de cadavres, les restes de la grandeur fane, de la puissance fltrie.... Et une lumire pale, comme celle des glises, clairait cette vilorte.... Et mon ame se remplit de terreur.... Et l'ange me dit tout bas: Ici, vois-tu, tout est vanit!Et j'ai entendu un bruit--bruit d'un orage,--puis des soupirs, des milliers de voix humaines, puis un rugissement de tempte, rugissement formidable, et les morts et les cadavres s'agitrent, et leurs bras se tendirent vers moi.... Et je me suis rveill tout couvert de sueur.?Orphelin seize ans, Henrik Ibsen fut oblig pour gagner sa vie de quitter l'cole et d'accepter une place d'lve-commis dans une pharmacie Grimstad, petite ville de 800 habitants, sur les bords du Skager-Rack qui fait communiquer la mer du Nord avec le Cattgat.Tout en prparant des pilules et des sirops, il s'abandonnait la versification.Le frmissement lectrique qui parcourait alors l'Europe entire et la remuait jusque dans ses fondements, branla aussi la Scandinavie. Jusqu' cette poque la Norvge se trouvsous l'influence du Danemark, mais ds 1847 le mouvement nationaliste y devint grand; on commen?a purifier le dialecte norvgien, qui fut adopt par les crivains, on nena dans les thatres que des pices nationales et ce mouvement eut sa rpercussion jusqu'a pharmacie de Grimstad, o le jeune pote discutait si la Rvolution Fran?aise deviendrait la Rvolution Universelle.Lorsque, en 1848, la nation hongroise, sortant de la torpeur dans laquelle l'Autriche l'avait plonge, entama l'oeuvre de la renaissance, lorsque aprs trois sicles de luttes contre les usurpations inhumaines, luttes douloureuses et sanglantes, la Hongrie se rvolta; lorsque le pote de son indpendance, Petoefi, s'cria: Debout, peupongrois! une voix isole et faible mais enflamme lui rpondit des bords du Skager-Rack, celle d'Ibsen, qui, dans un long pome, surexcita les hongrois l'action, la lutte pour la Libert.IILa boutique de Grimstad devient trop troite pour le crateur de Brand, il ne veut, pas rester pharmacien, son ame aspire vers d'autres rives....En 1850, il entre l'Universit de Christiania. En compagnie de Bjornstjerne-Bjornson, Jonas Lie, Vinje,--tous devenus plus tard clbres--il suivit, pendant cinq mois le cours de Helmberg. Dans sa posie le vieux Helmberg Bjornstjerne-Bjornson parle aussi de son camarade d'cole: ?Pale, sec et excit, Ibsen est assis cachant sa figure dans sa longue barbe noire.?Les tudes n'allaient pas trop bien. (Ce n'est que plus tard qu'Ibsen re?ut, honoris causa, le titre de docteur en philosophie, dont l'auteur de l'Ennemi du peuple est trs fier). L'tude ne suffit pas pour dvelopper les germes du talent original, c'est la vie entire qu'il faut, une vie de combats, de souffrances et d'preuves.Ibsen lisait Shakespeare, Schiller, Goethe, mais le livre qui eut cette poque une grande influence sur lui fut Catilina de Salluste. La figure de Catilina se grava dans son esprit, veilla en lui une profonde sympathie pour les rvolts. Il fit une piportant ce nom et le 26 septembre 1850 il la vit reprsente sur la scne. La critique fut svre. Et pourtant un loge bien pes et sincre est souvent plus utile une naturla plus juste des critiques.En 1851 Ibsen, Bjornstjerne-Bjornson et Vinje entreprirent, avec un programme trs libral, la publication d'une revue hebdomadaire: Andrimmer qui disparut au bout de neuf mois. C'est dans cette revue que furent publies les premires posies d'Henrik Ibsen, une pope: Helge Hundingsbane et une pice satirique Norma.?Je me rappelle si nettement, comme si cela venait de s'accomplir, Le soir o je vis dans la feuille mes premiers vers imprims, Assis dans ma tannire, lan?ant des spirales de fume, Je rvais, je songeais, joyeux dans mon bonheur?.[2]La mme anne le jeune dramaturge fut nomm rgisseur gnral du thatre de Bergen qud par Ole Bull, clbre violoniste norvgien. Il occupa cette place jusqu'en 1857 et de alors directeur du thatre de Christiania qui fit faillite en 1862. C'est Bjornson qui le rempla?a Bergen.Egalement en 1857, Ibsen pousa Susanne Daae Thoresen, fille du pasteur de Bergen et de madame Magdalena Thoresen, femme de lettres, d'origine danoise, dont les ouvrages sont trs connus en Scandinavie, notamment Studenten (Etudiants) et un grand drame Kristtoffer Valkendorff.Ce fut un mariage d'inclination. L'auteur de la Comdie de l'Amour aima comme on aime quand on n'aime qu'une seule fois, et d'un sentiment dont n'est capable qu'une grande ame.Madame Henrik Ibsen est une femme suprieure. Elle prend l'oeuvre de son mari un trs grand intrt et elle y est pour beaucoup. C'est elle qui inspire la cration de ces femmes fortes et indpendantes qui peuplent les pices d'Ibsen. Elle est la premire personne aquelle son mari communique ses penses et lit ses drames. Elle aime les discuter. Le grand dramaturge a compris combien il gagne laisser la parole libre sa compagne et il lui en sait gr. Dans son volume de posies, Digte, on trouve des vers que ses intimes savent tre ddis sa femme: ?Elle est la vestale qui entretient dans mon ame lu sacr jamais teint. Et c'est parce qu'elle ne veut point tre remercie que je lui d vers, et je lui dis: Merci.?On prouve un grand plaisir entendre madame Ibsen parler de l'oeuvre de son mari. Avec sa forte intelligence, sa comprhension parfaite, sa sympathie fervente et enthousiaste, elle en est le juge et le commentateur le plus clairvoyant.Elle n'est pas jolie, mais ses grands yeux noirs rayonnent de bont et sa voix de contralto est douce et caressante. On raconte qu'Henrik Ibsen dit jadis de sa fiance: ?Elle n'est pas jolie, mais intelligente et gaie.?Madame Ibsen tait dans sa jeunesse une trs intrpide touriste. Elle est d'une modestie fire et indpendante. Elle se soustrait avec beaucoup de discrtion aux triomphes de son mari et le laisse seul cueillir ses lauriers.Leur unique fils, M. Sigurd Ibsen, a pass la plus grande partie de sa vie l'tranger auprs de ses parents. Il y a peine trois ans il a t question de crer pour lui lChristiania une chaire de sociologie, mais le conseil de l'Universit dclina ce projet ce qui causa au vieux pote beaucoup de chagrin. M. Sigurd Ibsen a pous la fille a?ne Bjornson. Cette union de leurs enfants a rapproch un peu, aprs une longue sparation, les deux grands crivains norvgiens. Mais la forte amiti qui les liait, il y a vingt-cinq ans, est brise; il n'y a plus un seul point important sur lequel ils sentent et pensent de mme. Leurs ides sont compltement opposes non seulement sur la politiques aussi sur certaines questions scientifiques.Comme madame Tolsto?, c'est madame Ibsen qui s'occupe du c?t matriel des oeuvres de son mari. ?Les philosophes font souvent abstraction, non pas seulement d'intrts immdiats, mais de tout intrt rel; au lieu que les femmes, toujours places au point de vue ique, deviennent trs rarement des rveurs spculatifs et n'oublient gure qu'il s'agit rels, de leur bonheur ou de leurs souffrances.?[3]IIIChristiania, l'poque o Ibsen prit la direction du thatre, tait une petite ville aes ses mesquineries.?Christiania, le plus assommant et mesquin de tout ce qui est assommant et mesquin; Christiania, la cit sans style, un trou de petite ville sans l'intimit d'une petite ville, une capitale sans la vie d'une grande ville. Partout, un prosa?sme sans esprance: rien que la banalit la plus use et la plus pnible.?[4]Le conflit entre les partis et les classes diffrentes de la socit y est encore aujourd'hui trs aigu.Nous sommes dans un pays o chacun a son titre, o l'on ne s'adresse personne sans lui dire ?Monsieur le professeur?, ?Monsieur le docteur?, ?Monsieur le ngociant_?.[5]En aucun lieu du monde on n'est envelopp autant qu'ici de la froide austrit luthrien?Il y a en Norvge, dit Bjornson[6], plus de Thorbjoern[7] que de Arne[8].?Les allures libres d'Ibsen, son caractre toujours en rvolte lui valurent beaucoup d'ennemis. Sa pice la Comdie de l'Amour[9] qui fut reprsente en 1863 fit un tapage conle. N'tant pourtant qu'un reflet exact des hypocrisies et des mensonges conventionnels de la socit, elle fut trouve rvoltante.?Les mdiocres natures prouvent toujours un sentiment de dfiance et d'effroi c?t des puissantes et originales, qu'elles sentent bien devoir un jour leur chapper.?[10]Quand, suivant l'exemple de Bjornson et de Jonas Lie, Ibsen, dont la situation matrielle tait toujours prcaire, demanda la Chambre norvgienne, le Storthing, le Sle Digter gage, que celle-ci alloue aux crivains de promesse, l'un des membres de la commission du Digter gage, professeur l'Universit de Christiana, rpondit que ?ce n'tait pas le subside que mritait l'auteur de la Comdie de l'Amour, mais une bastonnade.?Ce n'est que l'anne suivante, avant de s'exiler, qu'Ibsen obtint de la Dite norvgienne le Digter gage.En 1864, lorsque clata la guerre entre le Danemark et la Prusse, Ibsen adressa un appel chaleureux ses compatriotes, leur demandant d'aller au secours d'un peuple-frre, mais la Sude et la Norvge refusrent de venir en aide au plus faible, elles le srent dmembrer par le plus fort.Ce refus rvolta le coeur gnreux du pote, il quitta son pays natal, il alla Rome dau soleil d'Italie un peu de rpit pour son ame rebelle....NOTES:[1] La mme anne que Tolsto?.[2]Jeg mindes saa grant, som on idag det var hoendt Den kveld jeg saa i bladet mit f?rste digt p? prent. Der sad jeg p? min hybel og med dampende drag Jeg r?gte og jeg dr?mte i saligt selvbe hag. (Henrik Ibsen, Digte,4.)[3] J.-S. Mill. Lettres indites, p. 240.[4] Jonas Lie. Arne Garborg, 1893.[5] Ibsen lui-mme met encore actuellement sur ses cartes de visite: ?Dr? et on ne l'appelle que Herr Doctor.[6] Synnaeve Solbakken.[7] Type de bourgeois rang.[8] Type de rveur.[9] Kjaerlighedens Komedie.[10] Renan. L'Antchrist, p. 190.* * * * *CHAPITRE IIIbsen l'tranger: Italie, Allemagne. L'inauguration du canal de Suez. Voyage sur le Nil. L'indiffrence de la Norvge envers son grand pote. Les souffrances morales d'Ibsen. 1864-1891.IC'est au mois de juin 1864 qu'Henrik Ibsen arriva Rome. Madame Ibsen et son fils l'y rejoignirent l'anne suivante. La ville ternelle eut sur l'exil norvgien une grannfluence. ?Rome charme par l'intrt qu'elle inspire, en excitant penser. On jouit Rd'une existence la fois solitaire et anime qui dveloppe en nous tout ce que le ciel y a mis.?[1]Les gigantesques dbris d'un monde bris nous font comprendre la vanit de l'homme et la grandeur de la pense; on se sent en communication avec l'infini, avec l'humanit entire. Le pote rvolt du nord visita la vieille rpublique de Florence, ce vritable berceyer de la Renaissance, pays d'illustres exils, spolis, dcapits, de Michel-Ange, de Mavel, de Lonard de Vinci, de Dante, ce pote souverain, ce roi des chants sublimes, qui, comme un aigle plane sur la tte des autres potes.[2]Ibsen vit Arezzo, la patrie de Ptrarque; il admira la belle cathdrale de Milan, cette montagne de marbre blanc, sculpte, cisele, dcoupe jour, d'un symbolisme divin! enise, la ville du silence, et la morne Pise, frappe de la terrible maldiction de Dante:Ahi Pisa, vituperio delle genti.[3]Le lac de Lugano, ce golfe resserr entre deux monts rappelait au pote Scandinave un de ces fjords allongs dont sont dchiquetes les c?tes de son pays natal. A Gnes, il at marcher par la route fleurie de la Corniche, qui, pleine d'orangers en fleurs, de cdrats, de palmiers, suit le contour de la rive; au-dessous de soi, des milliers de pieds, on voit la mer, la mer immense, qui semble une surface bleue immobile, mais qu'on sent anime et vers laquelle se porte incessamment le regard comme vers tout ce qui dcle la vie, la vie que l'homme aspire, la vie ternelle!C'est l qu'Ibsen comprit que, ?le monde est, d'un bout l'autre, une vision extraordinaire, et qu'il faut tre aveugle pour n'en tre pas bloui.?[4] Mais c'est surtout dans la grandeur triste de Rome qu'il se retrouvait lui-mme. Rome tablit un accord harmonieux entre la majest des ruines du pass et celle de l'avenir de l'ame humaine. Et, dans le silence pur de la lumire d'Italie, Ibsen crivit Brand[5], en 1866, aprs plusieurs drames romantiques, alors que les rvoltes grondaient dans son coeur; puis, en 1867, Peer Gynt, qui aspire dj vers des temps plus doux.Henrik Ibsen resta en Italie jusqu'en 1868; il en emporta avec lui, pour toujours, l'amour de la nature et des arts.De l'Italie, il alla Munich, Dresde, Berlin.IIRien de plus intressant que le mouvement intellectuel de ces annes, en Europe. Des hommes suprieurs parlent, crivent et donnent aux esprits une impulsion merveilleuse; le champ des ides est profondment remu; de grandes doctrines se formulent, de graves polmiques se soulvent et rarement on vit une poque o le mouvement f?t plus ardent, plgit, plus rempli de promesses et d'esprances.Les penses d'Ibsen s'largirent de plus en plus et son esprit s'ouvrit la contemplation de l'Univers. L'exil est une bonne cole pour les ames fortes et conscientes, il leur enseigne la valeur morale du prcepte de Socrate: ?Connais-toi toi-mme?; il leur apprend aussi comprendre les autres.Partout Ibsen demeurait un observateur fidle de la vie et des moeurs, et partout il vivait solitaire, isol au milieu de ce monde souvent trop sociable. Son ame sensitive de pote lui disait que la posie du silence est plus morale que levain bruit.Et son oeuvre augmente toujours.... En 1869, il crit l'_Union des jeunes_. La mme anne Charles XV le nomme dlgu l'inauguration du canal de Suez.Aprs les ftes de Port-Sa?d, il fit un voyage de six semaines sur le Nil et retourna l'tranger, Munich. Car la Norvge lui resta froide. ?La masse, la foule, la mdiocritmprend pas les isols, les lus.?[6]Et pourtant l'influence d'Ibsen grandit dj.[7] Certains hommes ignors de la foule exercent en ralit dans la vie une plus grande influence que ceux dont la popularit est la plus bruyante. Mais la vaine attente de l'approbation de ses compatriotes aigrit son ame; dans sa fire misre il reconnaissait vivement l'injustice commise envers lui par les norvgiens. ?Rien n'est plus amer que d'tre incompris!? dit Jean-Gabriel Borckman, l'un des personnages de sa pice du mme nom.Le pote cependant ne laisse pas libre cours sa plainte. Les succs faciles des mdiocle font sourire. Lent, mais tenace, il crit livre sur livre. Les hommes vraiment progressifs s'avancent sans fracas, mais avec de la suite et de la continuit. A celle marque se reconna?t le gnie qui, lorsqu'il le veut, plie son obissance les obstacles mmes qui semblent devoir l'entraver. ?La vocation, dit Brand[8], est un torrent qu'on ne peut refouler, ni barrer, ni contredire. Il s'ouvrira toujours un passage vers l'Ocan.?Les foudres du clerg et de la cour n'empchaient gure Descartes de chercher sa Mthode petite Hollande tait fire de lui offrir l'hospitalit.Les esprits suprieurs suivent les traces glorieuses de leurs devanciers, ils savent que les ma?tres les plus illustres de la Pense ont souvent connu et la tristesse de l'exil et la raillerie des mchants et mme les horreurs de la faim.... Leur ame s'imprgne d'une tristesse amre, mais elle demeure douce et grande, toujours et quand mme. La souffrance vivante vaut mieux que le repos sans vie. Un sourire d'incrdulit dgneuse est leur seule rponse toutes les petitesses, toutes les flatteries.?L'homme de gnie ose seul contempler sans palir le visage trange des sicles, dfier lmps, raidir contre le flot intarissable de l'oubli une poitrine libre, et attester devant le jugement des tnbres, debout sur d'innombrables cercueils, la noblesse relle de l'humanit.?[9]Le gnie ne tatonne pas, mais embrassant tout d'un coup d'oeil, il va droit au but, qu'il poursuit avec fermet, et se rit des sarcasmes de la foule qui ne comprend rien ses oeuvres.Ibsen erra d'une ville l'autre, toujours plein d'amertume contre ses compatriotes et plein de tendresse pour son pays. Jamais on ne sent mieux combien une chose nous est chre que lorsqu'on se trouve loin d'elle. On songe plus au sol natal quand on ne voit pas son vague horizon; on songe ses bls mouvants, ses vertes prairies ou ses montagnes neigeuses, et plus encore ses tristesses et ses douleurs, car on participe mieux ses souffrances qu' ses joies; on a toujours les mmes regrets et pas toujours les mmes esprances.Pour bien comprendre et pour bien aimer son pays, il faut souvent en franchir la frontire. Enivr de tristesse et tourment de doute, on passe, morne et silencieux. On cherche l'oubli sous le ruissellement intense du soleil tranger; souvent, assoiff de tendresse, de justice, d'idal, on oublie la haine et, dans le frisson d'un soir de printemps ou dans les rayons pales de l'aurore, on rve aux cieux lointains.Pendant son exil volontaire de vingt-cinq ans, Ibsen ne cessa de demeurer un spectateur attentif de la vie norvgienne. Sa langue resta trs pure; on peut en dire ce que Georges Brands[10] dit de celle de son compatriote Jacobsen: nul avant lui, n'a su peindre ainsi avec des mots. ?Ngliger le style, ce n'est pas aimer assez les ides qu'on veut faire adopter aux autres?,[11] et c'est l le plus grand dsir d'Ibsen. Mme dans ses posies, qui sont trs admires en Scandinavie, une pense profonde est m sensitif. Loin de la foule, loin des masses, il cultive sa pense, il cisle son style. S'il veut faire adopter ses ides aux autres, il garde religieusement son moi. ?Il est une chose qu'on ne peut sacrifier: c'est son moi, son tre intrieur.?[12] La popularit, il la ddaigne. La popularit! que de gens s'imaginent qu'elle est le couronnement de la gloire! Ils oublient que la foule ne suit et n'acclame que ceux qui caressent ses passions, ses colres, ses erreurs! Les hommes forts ne cherchent ni popularit ni gloire, ils ne cherchent rivaliser ni avec les uns ni avec les autres. Ils se crent eux-mmes un vaste domaine o ils se trouvent la fois le premier venuoi. Ils dcouvrent et rvlent tout un monde de beauts inconnues et varies l'infinnse, dans le sentiment, dans l'image, dans le contraste des ombres et de la lumire.?Le bruit de la foule m'pouvante, dit Ibsen, je veux prserver mes vtements de la boue des rues; c'est en habits de fte que je veux attendre l'aurore de l'avenir.?[13]Et cette aurore est dj arrive, car ?tout cde la continuit d'un sentiment nerginit par trouver sa forme; il y a des ondes pour toutes les soifs, de l'amour pour tous les coeurs.?[14] Le souffle gnreux de l'humanit pensante finit toujours par dissiper les noirs nuages; les esprits libres finissent toujours par reconna?tre leur erreur.?L'homme, dit Pascal, n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant.? Le solitaire de Port-Royal aurait pu ajouter et rayonnant, car un homme qui pense a ceci de singulier qu'il rayonne. Son clatant relief le fait sortir de l'ombre et le fait distinguer non seulement de la foule, mais des autres princes de la pense dont les noms deviennent des symboles.NOTES:[1] Madame de Sta?l.[2] Poeta sovrano, Di quel signor dell'altissimo canto, Che sovra gli altri, com' aquila, vola.[3] Pise, opprobre des nations.[4] E. Renan. Dialogues philosophiques, p. 109.[5] Dans les vieux carnets du cercle scandinave, Rome, on peut lire la vive polmique qui exista un certain temps entre Ibsen et Bjornson relativement aux questions d'art. On dcouvre dans ces carnets un dtail trs curieux. L'criture d'Ibsen qui fut u'en 1866 d'une forme assez courante est devenue partir de cette poque trs caractriue et trs personnelle.[6] Ibsen. John-Gabriel Borckman.[7] M. A. Antoine, directeur du Thatre libre a, le premier, en France, jou Ibsen; et cela, l'instigation de M. Emile Zola qui lui signala les Revenants. Surviennent ensuite les reprsentations du thatre de l'Oeuvre(Lugn-Po?) et les traductions de MM. de Prozor, de Colleville et de Zepelin, Trigaut-Geneste, Bertrand et de Nevers, de Casanove, Chenevire et Johansen, traductions que nous avons consultes pour cet ouvrage (voir Bibliographie, p. 175).[8] Pice d'Ibsen.[9] Camille Mauclair. Confrence faite au thatre de l'Oeuvre, le 3 avril 1894.[10] Det modern Gjennembruds maend. Copenhague, 1891.[11] P.-J. Brenger. Correspondance, t. II, p. 334.[12] Brand.[13] Posies.[14] Flaubert. Correspondance, t. III, p. 73.* * * * *CHAPITRE IIILe retour d'Ibsen en Norvge.--Son jubil.--Sa vie actuelle. 1891-1900.IEn 1891, Ibsen retourna en Norvge et son retour fut pour lui un triomphe. Il fut heureux de revoir le paysage baign de cette incomparable lumire du Nord, tout la fois si virginale et si ardente, et les cha?nes de collines intrieures, peine leves de ques centaines de mtres, et cependant couronnes par la neige, comme si elles atteignaient l'altitude des sommets de la Suisse; il fut heureux de revoir le magnifique panorama sur le fjord de Christiania, parsem d'?les boises, gay par le mouvement couel de vaisseaux qui vont se perdre au loin, derrire de grandes montagnes toutes bleues.Le voil revenu de l'exil, le vieux pote! Il touche du pied le sol sacr du pays aim; 'esprance emplit son ame. Moment dlicieux!S'il est des jours amers, il en est de si doux![15]Tous les soucis, tous les chagrins, dont s'enfle si souvent notre coeur, tout s'oublie; on sourit tous ... et l'on reste soi-mme.?Place au soleil, place partout qui veut tre vraiment soi-mme!?[1]Au mois de mars 1898, la Scandinavie entire fta la soixante-dixime anne d'Henrik Ibs]. Le monde officiel, les penseurs, les hommes de lettres, la foule, tous s'entendirent dans le mme sentiment mu. Et le hros de la fte,--connaissant les doux plaisie la Pense, ?qui, loin de se borner au moment, promettent des jouissances continuelles,?[3] demeurait silencieux parmi ces acclamations d'enthousiasme. Les blessures de jadis lui taient trop chres pour qu'il les oubliat; il y a des blessures qui compensent toutes les amertumes.Grand-croix de Saint-Olaf, il songea au cabinet noir de son enfance, l'glise de sa petite ville natale, aux dures poques de la vie o ses pices voqurent des colres nations; et les hommages presque religieux d'aujourd'hui de ses concitoyens amenrent sur sa bouche un sourire amer. ?Je n'ai point d'illusion sur les hommes, pensait-il, et, pour ne les point ha?r, je les mprise.?[4]Les hommes qui ont abrit leur libert dans le monde intrieur[5], doivent aussi vivre dans le monde extrieur, se montrer, se laisser voir; la naissance, la rsidence, l'ducation, la patrie, le hasard, l'indiscrtion du prochain, les rattachent par mille liens aux autres hommes; on suppose chez eux une foule d'opinions, tout simplement parce qu'elles sont les opinions rgnantes; toute mine qui n'est pas une ngation passe pour un assentiment; tout geste qui ne dtruit pas est interprt comme une approbation. Ils savent, ces solitaires, ces affranchis de l'esprit, que toujours sur quelque point ils paraissent autre chose que ce qu'ils sont; tandis qu'ils ne veulent rien autre chose que vrit et franchise, ils sont environns d'un rseau de malentendus, leur intense dsir de sincrit ne peut empcher que sur toute leur activit il ne semme un brouillard d'opinions fausses, de compromis, de demi-concessions, de silences complaisants, d'interprtations errones. Et un nuage de mlancolie s'amasse sur leur front, car cette ncessit de ?para?tre?, de telles natures la ha?ssent plus que la mort.IIIbsen s'est tabli Christiania o il vit toujours taciturne, isol. Il regarde, il obs, et comme Michel-Ange qu'il aime tant, il ?apprend? toujours.[6] Le vrai sage, le sage du Sto?cisme n'a ni amis, ni famille, ni patrie; il se met sans trop de peine en dehors de l'humanit. C'est une sorte de cruaut hro?que envers soi-mme et en les autres. Certes, ?on peut tre indpendant sans devenir sauvage, et l'on peut diminuer le nombre de ses liens pour rendre d'autant plus solides et plus troits ceux qu'on choisit et qu'on garde[7]?. La solitude est une force dont il ne faut pas abuser. L'auteur de Peer Gynt est taciturne, mais il n'est point sauvage. Il demeure toujours isol de la foule, mais pas de sa famille. Pre et poux, il prouve que l'unit sociale n'est pas l'Individu, mais la Famille.Le penseur norvgien vit trs modestement; il aime beaucoup la peinture; sa salle manger et son salon sont orns de plusieurs toiles de grande valeur artistique. Il lit fort peu, il n'y a point de livres dans son cabinet de travail.Lorsqu'on le voit une fois, Karl-Johansgade ou se rendant au Grand-H?tel lire les journaux,--on ne l'oublie plus. D'une taille petite, trapu, avec un beau visage encadr par d'pais cheveux blancs, des favoris et un collier de barbe, il a le menton et les lvres rass. Ses yeux ronds, cachs derrire d'paisses bsicles, s'enfoncenourcils normes. L'ensemble est expressif, puissant et fin; on y voit se rflter les deux ides-forces de sa vie et de son oeuvre: la Volont et le Moi intrieur envelopps d'ulme doux et serein. Et l'on comprend les paroles que le pote a mises dans la bouche de Maximos[8]: ?Victoire et lumire sur celui qui veut!? et l'on comprend comment ce coeur pur, br?lant d'amour pour le genre humain, pour la libert et la justice, a pu crer la figure terrible et sublime de Brand dont la devise est: Tout ou rien! ?Quand tu donnerais tout, dit-il, la rserve de ta vie, sache que tu n'aurais rien donn.?Ses oeuvres attaquent et ruinent les lois morales et l'ordre social. Elles sont l'objet des critiques les plus vives et les plus passionnes, et Ibsen continue sa vie tranquille, dans sa retraite familiale; il ferme les yeux et les oreilles aux spectacles et aux bruits du monde extrieur.Telle est l'ternelle loi des contrastes.Horace, qui chantait le vin, ne buvait que de l'eau. picure, qui professait le culte des plaisirs, vivait en ascte.NOTES:[15] Andr Chnier. Jeune captive.[1] Brand.[2] Voici le programme des ftes qui commencrent Christiania pour finir Copenhague:20 mars, reprsentation de gala; le 21, banquet o assistrent tous les ministres et grands dignitaires; le 22, fte populaire, et, au thatre royal de Copenhague, une reprsentation de gala en prsence d'Ibsen; le 24, banquet officiel, etc.[3] Socrate. Mmoires, liv. I, ch. vi.[4] Anatole France. L'abb Coignard.[5] Nietzsche. Oeuvres, I, 404 et suiv. Fragments choisis par Lichtenberger, p. 17 (Paris, P. Alcan).[6] Michel-Ange quatre-vingts ans est rencontr un jour par un de ses amis qui lui demande o il va; il lui rpond ces paroles admirables dans la bouche d'un tel ma?tre; ?Je vais apprendre.? Lui, qui aurait tant pu apprendre aux autres, il allait en effet tudier l'anatomie chez un mdecin clbre.[7] Barthlmy Saint-Hilaire. Morale d'Aristote, t. I. Prface, p. ccxliii.[8] L'Empereur et Galilen.* * * * *CHAPITRE IVIBSEN, HOMME ET PENSEURComme homme, Ibsen est bien le fils de la Norvge. Le peuple norvgien, trs peu expansif, offre moins de prise l'observation qu'un autre. On lui donne des dfauts et des qualits qu'il n'a pas; souvent ceux qu'on lui attribue sont l'exact contraire de ceux qu'il a rellement. La Norvge est le pays des contrastes. Son caractre unique, spciest de grouper quelques toises de distance, les phnomnes les moins habitus se trsemble. On y voit le sapin des cimes se marier au noyer ami des plaines, les blocs du glacier et le gazon de la prairie changer, quelques pas du fjord, un baiser fraternel.La lutte constante avec la nature a amen le norvgien s'identifier avec elle, se ples exigences. La pauvret du sol lui a impos le go?t des ralits, et la majest des rla fra?cheur frmissante du fjord, le soleil de minuit demi voil par de lgers floconrants dans le ciel, lui ont appris la douceur du rve....Le paysan enseigne ses enfants se rendre utiles de trs bonne heure. L'exemple des parents et les dures ncessits de l'existence rurale les rendent appliqus et graves; les enfants sont srieux. Les hommes paraissent lourds, mais c'est une lourdeur apparente qui vient plut?t de la rflexion. Aucun aubergiste ne se prsente, en Norvge, souriant au voyageur. Le Norvgien est poli, sans servilit; dans toutes les circonstances de la vie, il sait garder sa dignit. Si l'horizon physique lui est ternellement ferm, si les blocs de granit, qui de toutes parts enserrent le regard des Norvgiens, psent sur leur vie, leur horizon intellectuel est large et leur ame morale est rarement prisonnire,--je parle de ceux qui se sont dbarrasss des hypocrisies conventionnelles de la socit: Brand, Rosmer, Dr Stockmann, Nora, Hlne Alving, Held Wengel et beaucouputres.[1]Mais les meilleurs d'entre eux gardent encore des superstitions extrieures. Ils croient sincrement que si l'on peut apercevoir neuf toiles, neuf jours de suite, on est s?r de voir exauc le voeu qu'on a form en les comptant.[2]Les Norvgiens sont trs confiants entre eux[3] et vis--vis de l'tranger, mais c'est uonfiance digne; le Norvgien n'ouvre jamais entirement son ame. C'est par l qu'on peut expliquer le thatre demi voil d'Ibsen.Mais avant d'tre norvgien, Ibsen reste lui-mme. Les grands hommes ont toujours t q dans toute la force du terme; ils sont eux-mmes et plus vivants que personne; ils tirent plus des profondeurs de leur ame que de tout ce qui les entoure; ils savent non pas se subordonner aux choses extrieures, mais les subjuguer par leur pense, par leur volont; ils dominent leur temps, ils s'imposent la postrit, par la ralipar la puissance et la souverainet de leur tre individuel; d'autant plus utiles conna?tre que leur exemple nous apprend devenir virils, penser, agir, nous affranchircette imitation servile de tous par chacun, qui est le beau idal des tres les plus vulgaires.Comme pote et penseur, Henrik Ibsen n'appartient ? aucune nation, aucune institution, aucun parti[4]?. Son thatre ne vise pas uniquement les moeurs de son pays, il vise toujours plus haut; ce n'est pas l'ame norvgienne, c'est l'ame humaine qu'il dissque.Il y a des hommes qui n'appartiennent pas seulement la contre dans laquelle ils sont ns, la nation dont ils font partie, mais au trsor commun de l'humanit. Ces espritte ne sont pas seulement la gloire de la France, de la Russie, de l'Allemagne ou de la Norvge, mais du genre humain tout entier. Certes, ils apportent le cachet de leur patrie, chacun reprsente avec ampleur ce qu'a de caractristique sa nationalit, souvent mme ils deviennent comme un trait d'union entre leurs concitoyens et le reste du monde, ils servent de lien entre le peuple au milieu duquel ils sont ns et tout ce qu'il y a d'esprits cultivs dans l'univers, mais ils portent, ayant tout, en eux, le germe du Grand Tout de la Terre qu'on nomme Humanit. Elargissant le domaine du Beau et du Bien, reculant les limites de la Science et de l'Art, ouvrant la mditation de nouveaux problmes et l'admiration des horizons nouveaux, ces esprcrateurs, qui font l'histoire universelle, prouvent que la Pense humaine n'a point de frontires, qu'elle est infinie....Nous allons maintenant dterminer la philosophie du thatre d'Henrik Ibsen que nous diviserons en deux parties: partie ngative: _La socit actuelle; partie positive: La sociuvelle_.NOTES:[1] Personnages des pices d'Ibsen.[2] Superstition norvgienne.[3] A Christiana les tramways n'ont pas de conducteurs; le voyageur met lui-mme 10 ?re, prix uniforme du parcours, dans une bo?te en verre, tablie derrire le cocher.[4] Georges Brands.* * * * *PARTIE NEGATIVELA SOCIT ACTUELLE* * * * *CHAPITRE PREMIERLE CLERGIIbsen, dans son thatre, fait le procs de la socit actuelle, il s'attaque son orga, ses prjugs, il dmasque les conventions hypocrites de la morale sociale; il dissgrandes fictions, grandioses en apparence, que les hommes considrent comme leur sauvegarde,--religion, autorit, mariage, famille. Tous les lments, toutes les classes y ont leurs reprsentants; nous y rencontrons nos contemporains aux moeurs de philistins; les traits principaux de leurs caractres nous dvoilent les mobiles de leur activit et les bases de leur vie: la lachet et le mensonge.Le clerg occupe une place trs large dans cette hirarchie sociale. Nous sommes dans un pays de protestantisme[1], mais les personnages d'Ibsen nous montrent que tous les prtres se valent: ?Chenilles ou papillons, c'est toujours la mme bte.?[2]L'Eglise est partout conservatrice, elle s'obstine partout placer son idal en arrire; cet idal repose sur le dogme de l'infaillibilit, c'est--dire de l'immobilit; elle essentiellement rtrograde. Le clricalisme est partout une plaie dans laquelle il faut porter le fer rouge. ?Si le catholique fait un bambin du Hros Rdempteur, les protestants en font un vieillard impotent tout prs de tomber en enfance. Si de tout le domaine de saint Pierre, ce qui reste au Pape, c'est une double clef, les protestants n'enferment-ils pas, dans l'enceinte d'une glise, le royaume de Dieu, qui va du p?le au p?le? Ils sparent la vie de la foi et de la doctrine. Aucun d'eux ne songe tre. Leurs efforts, leurs ides ne tendent pas vivre d'une vie pleine et enti trbucher comme ils font, ils ont besoin d'un Dieu qui les regarde entre ses doigts.?[3]Si la morale protestante est suprieure celle des jsuites qui enseigne, entre autres que ?quand celui qui nous dcrie devant des gens d'honneur continue, aprs l'avoir averti de cesser, il nous est permis de le tuer, non pas vritablement en public, de peur de scandale, mais en cachette, sed clam?[4], les pasteurs protestants ne considrent point la tolrance et l'humilit comme ?des fleurs rares, aux parfums subtils et pntrants?.Si la divergence des prceptes moraux des Eglises prouve qu'aucune ne possde les vritables, la concordance de leurs bases et de leurs moyens d'action prouve galement qu'elles cherchent moins rpandre la justice qu' gagner le pouvoir sur les ames de la foule. La religion n'est plus qu'un prtexte, le but atteindre, c'est la force sociale. ?Prends la lanterne de Diogne, Basile,--dit Jullien, l'un des personnages de l'Empereur et Galilen[5],--claire cette nuit tnbreuse.... O est le christianisme??Le christianisme primitif, proclamant la fois l'unit de Dieu et la fraternit humaine a fini par changer ses bases premires, il a abandonn les petits et les humbles pour se mettre, au nom de Jsus le Pauvre, au service des riches; c'est lui qui a tabli deux morales, celle du seigneur et celle de l'esclave, qui a divis les hommes en ma?tres et parias. Il s'est loign des ides d'galit et de justice, il s'est avili devapital, il est arriv ce degr de dconsidration et de dgradation o nous le voyonLe christianisme est l'auteur de tous les crimes qui ont dsol l'humanit depuis dix-neuf sicles. ?La religion a de tout temps compris une morale religieuse, consistant dans l'excution des ordres de la divinit, seulement ces ordres n'taient pas guids parrgle du bien, mais par le caprice ou l'intrt de celle-ci, ce qui fait na?tre des conflits graves et frquents entre la morale psychologique et la morale sociologique, autrement dit le droit. Celle-ci pour rester extrieure et ne pas devenir inquisitoriale doit parfois se contenter de l'apparence et arrive ainsi des dcisions qui blessent profondment l'quit.?[6]Il suffit de jeter un coup d'oeil sur ce qui se passe autour de nous pour reconna?tre que l'Eglise, que toutes les Eglises sont des foyers d'exploitation et d'horreur. Partout les Eglises possdent de vastes domaines et d'immenses revenus, partout leurs privilges les rattachent l'organisation politique. Elles sacrifient, pour de l'argent, tout ce que la religion a de plus grand des pratiques plus pa?ennes que chrtiennes. Les crmonies religieuses sont des actes de ferie, o les dcors outes les choses du luxe moderne. Les mariages et les enterrements religieux sont des scnes de l'opra-bouffe avec la diffrence que les prix sont plus levs qu'au s, car les bndictions et les maldictions de l'Eglise sont toujours payes. Au nom du c l'Eglise dtruit tout ce qu'il y a d'humain sur la terre; au nom de l'immortalit de l'ame et de la vie future, elle enlve l'homme le bonheur de la vie prsente. C'est l'Eglise qui a appris aux hommes que tout peut s'acheter, morale, conscience, mme les places dans un monde meilleur.?Que venez-vous faire l'glise? s'crie Brand[7] Le dcor, le dcor seul vous attire,t de l'orgue, le sondes cloches, l'envie de vous tremper dans la flamme d'une loquence de haut parage, dont les accents s'enflent ou baissent, qui dborde, tonne ou fouette selon toutes les rgles de l'art.?Toutes les religions, avec leurs dieux, leurs demi-dieux et leurs prophtes, leurs messies et leurs saints, ont t cres par la fantaisie crdule des hommes non encore plein dveloppement et la pleine possession de leurs facults intellectuelles. Le ciel religieux n'est autre chose qu'un mirage, o l'homme, exalt par l'ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais agrandie et renverse, c'est--dire divinise. L'histoire des religions, celle de la naissance, de la grandeur et de la dcadence des dieux qui se sont succd dans la croyance humaine, n'est rien que le dveloppement de l'intelligence et de la conscience collective des hommes. A mesure que, dans leur marche historiquement progressive, ils dcouvraient, soit en eux-mmes, soit dans la nature extrieure, une force, une qualit, ou mme un grand dfaut quelconques, ils les attribnt leurs dieux, aprs les avoir exagrs, largis outre mesure, comme le font ordinaies enfants, par un acte de leur fantaisie religieuse. Grace cette pieuse gnrosit demmes croyants et crdules, le ciel s'est enrichi des dpouilles de la terre, et, par une consquence ncessaire, plus le ciel devenait riche et plus l'humanit, plus la terre, devenait misrable.Une fois la divinit installe, elle fut naturellement proclame la cause, la raison, l'arbitre et la dispensatrice absolue de toutes choses; le monde ne fut plus rien, elle fut tout, et l'homme, son vrai crateur, aprs l'avoir tire du nant son insu, illa devant elle, l'adora et se proclama sa crature et son esclave.Dieu tant tout, le monde rel et l'homme ne sont rien. Dieu tant la vrit, la justicen, le beau, la puissance et la vie, l'homme est le mensonge, l'iniquit, le mal, la laideur, l'impuissance et la mort. Dieu tant le ma?tre, l'homme est l'esclave. Incapable de trouver par lui-mme la justice, la vrit, il ne peut y arriver qu'au moyen d'une rvlation divine. Mais qui dit rvlation dit rvlateurs, messies, prophtes,rs, inspirs par Dieu mme; et ceux-l, une fois reconnus comme les reprsentants de la nit sur la terre, comme les saints instituteurs de l'humanit, lus par Dieu mme pour iriger dans la voie du salut, exercent ncessairement un pouvoir absolu. Tous les hommes leur doivent une obissance passive et illimite, car, contre la raison divine, dit Bakounine[8], il n'y a point de raison humaine, et contre la justice de Dieu, il n'y a point de justice terrestre qui tienne. Esclaves de Dieu, les hommes doivent l'tre aussi de l'Eglise, c'est--dire de ses reprsentants qui, pour atteindre leur but, ne ngligent aucun moyen. Serviteurs de Dieu, ils deviennent aussi ceux des puissants de la terre. Le pasteur Manders[9] trouve qu'on doit se rapporter dans la vie au jugement, aux opinions autorises des autres. ?C'est un fait et cela est bien.? Que deviendrait la socit s'il en tait autrement!--?Et qu'entendez-vous par les opinions des autres? demande-t-on au pasteur Manders.--J'entends, rpond celui-ci, les gens qui occupent une position assez indpendante et assez influente pour qu'on ne puisse pas facilement ngliger leur manire de voir.? Pour le pasteur Manders l'opinion publique est tout: ?Nous ne devons pas, dit-il, nous livrer aux mauvais jugements et nous n'avons nullement le droit de scandaliser l'opinion.?Le prtre est l'ennemi de toute socit qui dsire le progrs et la libert. Il toufurelle pour assurer la domination de sa caste. Il ne vit que par l'ignorance des masses, crase la raison sous la passivit de l'obissance fataliste.Nos prtres ne sont point ce qu'un vain peuple pense; Notre crdulit fait toute leur science.[10]Le pasteur Manders trouve qu'il faut, dans la vie, compter sur une heureuse toile, sur la protection spciale d'en haut. Il s'agit, par exemple, d'assurer contre l'incendie, un asile. Le pasteur Manders s'y refuse. ?On serait tout dispos croire que nous n'avons pas confiance dans les dcrets de la Providence,? dit-il. Et lorsque cette protection manque, lorsque l'asile est dtruit par le feu, le pasteur Manders dclare que c'est la ?la main de Dieu pour punir les incrdules.?[11]L'ide de Dieu implique l'abdication de la raison et de la justice humaines; elle est la ngation la plus dcisive de la libert de l'homme et aboutit ncessairement l'e, tant en thorie qu'en pratique.Le pasteur Manders reproche Mme Alving d'avoir t domine toute sa vie par une invinc confiance en elle-mme, de n'avoir jamais tendu qu' l'affranchissement de tout joug et de toute loi, de n'avoir jamais voulu supporter une cha?ne quelle qu'elle f?t. La rvolte?--Jamais! ?Notre devoir consiste supporter en toute humilit la croix que la volont d'en Haut trouve bon de nous imposer.? Le bonheur?--Nous n'y avons pas droit. ?Chercher le bonheur dans cette vie, c'est l le vritable esprit de rbellion.?[12]La lumire? S'clairer dans les limites du possible?--Point. La lumire, la morale, l'honneur sont le monopole de la religion. Elle seule commande la terre, au nom du ciel. Dans Rosmersholm le recteur Kroll cherche dmontrer que les dvots seuls peuvent avoir des principes moraux.ROSMER.--Ainsi tu ne crois pas que des libres-penseurs puissent avoir des sentiments honntes?LE RECTEUR.--Non, la religion est le seul fondement solide de la moralit.C'est grace probablement cette moralit que l'ternit des peines est considre comfondamental de la religion chrtienne qui n'a pas t rpudi par le protestantisme. Cetion donne cette religion un aspect de svrit qui appara?t plus grand encore quand onge que l'enfer est encouru pour de simples infractions la morale rituelle.Pour eux-mmes, ces prtres sont moins svres; eux-mmes, ils font tout le contraire dils prchent; eux-mmes, ils ne sont point esclaves prosterns d'aucun symbole, d'aucune morale, car si leur foi est prospre, leur bonne foi est absente.Le vicaire Rorlund[13] prche une austrit implacable et fait la cour la jeune Dina; ?quand on est, par vocation, un des soutiens moraux de la socit, dit-il, on ne peut tre trop circonspect?.La Bible, l'Evangile d'o ils prtendent tirer leur enseignement, ils les interprtent r manire. Voici comment le pasteur Straamand explique un un jeune sminariste le Ne construis pas sur le sable de l'Evangile. Cela veut dire, d'aprs lui, que ?sans rmunration on ne peut prcher ni en Amrique, ni en Europe, ni en Asie, nulle part enfin?.[14]La religion n'est plus pour eux un apostolat, mais un mtier, un gagne-pain, un commerce. Ce ne sont pas les problmes de religion ou de morale, mais les luttes politiques qui les intressent; politiciens, industriels, confrenciers, ils traitent dans les glises et dans les temples des sujets d'actualit et des questions la mode.Par le mot charit ils trompent et exploitent le peuple qu'ils devraient clairer et soutenir. ?Il n'y a pas de mot qu'on tra?ne dans la boue comme le mot charit. Avec une ruse diabolique on en fait un voile pour masquer le mensonge.?[15]?Dieu n'a pas besoin du mensonge, mais le mensonge a souvent besoin de Dieu, et il n'est jamais si puissant ni si pervers que lorsqu'il s'impose en son nom!?[16]IIPar ses superbes conqutes la science a dvoil les sacrifices, les prires, les puissanoccultes, les mystres par lesquels les Eglises exploitaient les hommes. Lasse d'tre trompe sans cesse, la pauvre humanit commence ouvrir les yeux et se rendre compte crimes des Eglises dont elle tait victime. L'homme, clair par la lumire des sciencesaper?oit que les erreurs des Eglises taient voulues, conscientes, engendres parles mensonges des uns, par les intrts lucratifs des autres. L'homme, aigri par les injustices, qui souffre d'ingalit sociale; les ames tourmentes qui cherchent apaiser, e qu'on appelle divine, leur soif de justice, d'idal, d'infini, trouvent la dsillusion auprs des reprsentants de ce Dieu invisible au nom duquel ils commettent tant d'horreur.?Dix mille poissons partags au nom d'une idole ne sauveraient pas une seule ame en dtresse