la transmission, évolution et naturalisation d'un fait...
-
Upload
nguyenlien -
Category
Documents
-
view
214 -
download
1
Transcript of la transmission, évolution et naturalisation d'un fait...
Une histoire du spleen français au XVIIIe siècle Ŕ
la transmission, évolution et naturalisation d'un fait anglais
par
Ann-Marie Hansen
Département de langue et littérature françaises
Université McGill, Montréal
Mémoire soumis à l‟Université McGill en vue de l‟obtention du grade de M.A.
en langue et littérature françaises
août 2009
© Ann-Marie Hansen, 2009
Résumé
L‟histoire des origines du spleen français est l‟histoire de son adoption
linguistique et conceptuelle au cours du XVIIIe siècle. Nous considérons qu‟il est
grandement influencé par le contexte socio-historique qui facilite sa transmission
de l‟Angleterre en France, de sorte que nous le concevons comme une
construction discursive formé par la production écrite de son époque. Ainsi, en
début de siècle, est d‟abord préparée son introduction par des textes qui le
présentent sans le nommer, et en 1745 paraît sa première occurrence textuelle en
langue française. Notre analyse des occurrences qui suivent révèle une richesse
sémantique représentative du développement de la notion de spleen et éclaire en
même temps son évolution et le processus de sa naturalisation qui aboutit en 1798
lorsqu‟est consacré le terme par le Dictionnaire de l’Académie française.
Abstract
The history of the French notion of spleen originates in the linguistic and
conceptual adoption thereof over the course of the 18th century. This thesis
presents spleen as a discursive construct formed by the writing of its time, and
thus takes into account the socio-historic context which surrounded its
transmission from English to French culture. Accordingly, the beginning of the
18th century saw the introduction of spleen facilitated by a number of texts which
presented the concept without naming it as such. This is followed by the first
known textual occurrence of the term in French in 1745. An analysis of the term‟s
occurrences thereafter reveals the semantic richness representative of spleen‟s
gradual conceptual development and illustrates the process of naturalisation
which in 1798 led to the consecration of the term “Spleen” by the Dictionnaire de
l’Académie française.
Remerciements
J‟aimerais présenter mes remerciements les plus sincères à mon directeur
M. Frédéric Charbonneau, qui m‟a prodigué de précieux conseils durant toutes les
étapes de ce mémoire et dont l‟encouragement a été essentiel. De chaleureux
remerciements vont également à mes relectrices, à ma famille et à Mme Hélène
Cazes.
Ce mémoire a bénéficié de l‟appui financier du CRSH et de la bourse
d‟études supérieures William Dawson en littérature française d‟Ancien Régime.
Table des matières
Introduction ..............................................................................................................1
Première partie : Contexte historique ....................................................................16
Chapitre I : Des histoires de la mélancolie ........................................................16 Histoire de la mélancolie jusqu’à l’âge classique .........................................16 La mélancolie aux siècles classiques .............................................................22 La maladie anglaise .......................................................................................28
Chapitre II : État du contact anglo-français au XVIIIe siècle ...........................35
L’influence britannique en France au XVIIIe siècle ......................................36
Les agents de liaison culturelle......................................................................39 Les réactions au fait anglais : l’anglophilie, l’anglomanie et l’anglophobie44
Deuxième partie : Vecteurs littéraires de la notion « spleen » ..............................47
Chapitre III : Les textes préparatoires ................................................................47 Les traductions ...............................................................................................48 Les textes littéraires français .........................................................................51
Les écrits de voyageurs ..................................................................................56 Chapitre IV : Les textes avec occurrences du terme ..........................................61
Le recensement et le classement chronologique ............................................61 Quelques chiffres ...........................................................................................63 Commentaires généraux ................................................................................65
• Les types d‟occurrences ..........................................................................65 • Différents sens et associations .................................................................66
Quelques cas exemplaires ..............................................................................71
• Le Blanc ...................................................................................................71
• Voltaire ....................................................................................................75 • Le Dictionnaire de l‟Académie française, 1798 ......................................79
Conclusion .............................................................................................................83
Annexe ...................................................................................................................88
Bibliographie..........................................................................................................92
I. Œuvres ............................................................................................................92 Textes contenant occurrences du terme spleen ..............................................92 Textes contenant des descriptions de la mélancolie anglaise ........................95 Autres œuvres .................................................................................................95
II. Études ...........................................................................................................96
1
Introduction
Peu de mots évoquent si universellement un seul et même moment
littéraire, voire un seul auteur, que le mot « spleen ». L‟usage qu‟en a fait
Baudelaire dans Les Fleurs du mal et les Petits Poèmes en prose1 a
irrévocablement marqué ce terme d‟origine anglaise, et le prestige accordé à son
œuvre a eu pour effet de garantir que la notion de « spleen » compte parmi les
grands thèmes de la littérature française. L‟étroite association entre le spleen et le
prince des poètes maudits, bien qu‟elle ait assuré une longue carrière à cette
notion, n‟est pourtant pas sans danger, notamment parce qu‟un seul trait finit par
dominer le portrait entier. Effectivement, le spleen français a jusqu‟à présent été
étudié presque exclusivement dans un contexte immédiatement relié à Baudelaire,
toute autre proximité conceptuelle et historique ayant été délaissée. Il en résulte
que, hors du cercle des spécialistes, la notion de spleen2 est généralement
simplifiée outre mesure sinon franchement mal interprétée. Pourtant, il s‟agit
d‟une idée riche de divers registres sémantiques, ayant connu une évolution
remarquable, et la réduire à une seule de ses multiples facettes est lui faire une
injustice considérable.
Si parmi ceux qui s‟occupent des études littéraires françaises, le spleen Ŕ
quand on prend la peine de le distinguer de la mélancolie, de l‟ennui et des autres
formes du tædium vitae Ŕ est considéré comme un sentiment poétique propre au
dix-neuvième siècle, au mouvement romantique ou aux écrits de Baudelaire, ce
n‟est pourtant pas le point de vue de tous. Chez les personnes de formation
scientifique, le spleen est plutôt réduit à une catégorie nosologique d‟emploi
historique qui servait à diagnostiquer certaines maladies de l‟esprit. Cependant, ni
l‟une ni l‟autre de ces définitions n‟est complète : dans le premier cas le spleen est
1 Le premier de ces deux ouvrages, publié en 1857, contient notamment une section intitulée
« Spleen et idéal » dans laquelle figure une suite de quatre poèmes intitulés tout simplement
« Spleen », ce sont les poèmes LXXV à LXXVIII suivant la numérotation définitive. Par ailleurs,
les Petits Poèmes en prose (1869), portent pour sous-titre Le Spleen de Paris, ce qui renforce le
lien entre leur auteur et ce thème. 2 Précisons que dans ce mémoire, partout où il est question de « spleen », nous entendons le
« spleen français », en le distinguant du spleen tel qu‟il est connu en Angleterre, sauf là où nous
spécifions explicitement le contraire.
2
clivé de ses origines physiologiques, et dans le second, le côté significatif et
manifestement culturel du phénomène est laissé de côté. Par ailleurs, aucune des
explications répandues à propos du spleen ne prend en compte l‟effet qu‟ont eu
certaines forces sociales sur son développement au dix-huitième siècle, alors
qu‟en réalité les circonstances sociopolitiques de l‟époque ont influencé son
apparition sur l‟horizon notionnel français Ŕ sa transmission en France par
exemple a dépendu largement du rapprochement entre celle-ci et la Grande-
Bretagne.
C‟est dans cette optique que nous proposons de contribuer à une histoire
des origines du spleen en France qui prendrait en considération toutes ces diverses
influences. Compte tenu de l‟importance de cette notion sur le seul plan de la
littérature française, nous estimons qu‟une présentation complète de son
développement est d‟autant plus utile que jusqu‟ici aucune étude satisfaisante sur
ce point n‟a été complétée. Cela dit, il est nécessaire avant toute chose d‟évaluer
soigneusement le paysage critique dans lequel nous nous situons. Notons de prime
abord que ce paysage est principalement formé par des travaux sur la mélancolie,
sujet assez souvent traité pour disposer de sa propre tradition critique. D‟ailleurs,
nous verrons que les études sur le spleen ressortissent effectivement à l‟évolution
des ces mêmes approches critiques.
Commençons par un ouvrage clé sur la mélancolie, celui qui a déclenché
la mode des études à ce sujet, soit le Saturn and melancholy: studies in the history
of natural philosophy, religion and art de Raymond Klibansky, Erwin Panofsky
et Fritz Saxl, paru en 1964. Innovant par son envergure et sa qualité, Saturn and
melancholy représente un essai moderne d‟investigation de certains traits
philosophiques et artistiques de ce thème ancien. En effet, Klibansky, Panofsky et
Saxl éclairent avec ce travail la dimension culturelle de la mélancolie, fournissant
la preuve que celle-ci peut offrir à cet égard un riche terrain de recherche, bien
que spécifiquement délimité ici à l‟étude de sa représentation figurée en art et en
iconographie. Dès lors, les aspects socioculturels de la mélancolie ne seront plus
interdits aux chercheurs, bien que pendant longtemps encore ils resteront moins
fréquentés que ses origines médico-scientifiques. La forte section première du
3
livre présente les sources historiques de la notion en établissant comment les
connaissances, mythes et principes acceptés dans l‟Antiquité ont permis de penser
la mélancolie Ŕ un savoir qui incluait nécessairement les théories physiologiques à
la base du concept. On y examine comment, grâce à des penseurs variés, a germé
l‟idée de la mélancolie, et on y suit de près son développement philosophique à
mesure que ces influences l‟affectaient.
Si le thème principal de Saturn and melancholy, la mélancolie dans les
arts, n‟a pas été si bien étudié depuis3, il nous paraît cependant que la partie
introductive de Klibansky, Panofsky et Saxl a inspiré elle-même toute une suite
de travaux par sa manière de faire l‟histoire de la mélancolie. Le détail avec
lequel les auteurs traitent du sujet, le soin qu‟ils prennent à relever et étudier
attentivement de si nombreux et divers écrits anciens, et à souligner ainsi la
complexité du phénomène, ont été imités depuis comme si Saturn and melancholy
avait déterminé une norme procédurale. À vrai dire, il est indéniable que cet
ouvrage a établi un barème élevé pour les études sur la mélancolie qui l‟ont suivi.
Notamment, il dépasse par sa capacité synthétique et son appréciation
multidimensionnelle de la mélancolie, plutôt qu‟uniquement médicale, un autre
bon ouvrage, à savoir l‟Histoire du traitement de la mélancolie des origines à
1900 de Jean Starobinski4. Pourtant, ce sont ces deux travaux en conjonction qui
ont défini comment la mélancolie a été étudiée par la suite.
Starobinski présente lui aussi plusieurs auteurs dont les écrits illustrent le
développement historique de son sujet, détaillant ce qu‟apporte et ce que reprend
chacun d‟entre eux. En revanche, il se penche exclusivement sur le traitement de
la maladie mélancolique. Comparativement au travail de Klibansky, Panofsky et
Saxl, celui de Starobinski, de moindre envergure, ne peut présenter qu‟une
quantité limitée de matériaux ; et la richesse du sujet y perd au profit de la
concision et de la clarté. En fait, lorsqu‟il présente les éléments de l‟histoire du
traitement de la mélancolie de manière explicitement structurée, Starobinski initie
ce qui deviendra une formule privilégiée dans la tradition des études sur la
3 Helen Watanabe-O‟Kelly demeure loin derrière avec son étude de la représentation de paysages
dits mélancoliques, Melancholie und die melancholische Landschaft (1978). 4 Cet ouvrage parut en 1960.
4
mélancolie. Par exemple, on peut considérer que Stanley Jackson5 s‟inspire de
Starobinski puisqu‟il examine, évalue et commente les éléments de son histoire de
la mélancolie de manière clairement organisée et sur un plan limité au discours
médical. Toutefois, le fait qu‟il insiste pour présenter de nombreux points de
détails historiques, certains qui se répètent, d‟autres qui se contredisent, rappelle
davantage Saturn and melancholy.
D‟autres héritiers de ces grands pionniers que furent Klibansky, Panofsky,
Saxl et Starobinski, sont Jennifer Radden, Patrick Dandrey et Georges Minois,
dont nous allons regrouper les deux premiers en raison de la structure similaire de
leurs ouvrages6. Rassemblant en anthologies des extraits avant tout médicaux, les
deux auteurs rendent accessible à leurs communautés linguistiques respectives des
moments textuels clés dans l‟histoire du concept de mélancolie. Radden et
Dandrey établissent scrupuleusement un panorama historique d‟ensemble, des
débuts antiques de la mélancolie jusqu‟à la modernité. Chacun construit en fait
une sorte de récit historique par le choix des extraits et par les présentations qui
les encadrent, de sorte que sont reprises ici la focalisation médicale et le
commentaire structuré de Starobinski.
Plus proche de la méthode de Saturn and melancholy est l‟Histoire du mal
de vivre. De la mélancolie à la dépression de Georges Minois (2003), d‟abord en
tant que véritable synthèse historique et aussi par l‟attention privilégiée qu‟il
accorde aux aspects sociaux et culturels de la mélancolie. Seulement, il est
dommage qu‟en dépit d‟un travail de recherche évidemment très approfondi,
Minois n‟ait pas suivi Klibansky, Panofsky et Saxl dans le choix de son lectorat :
l‟auteur fait de ce livre un ouvrage de vulgarisation en choisissant d‟omettre une
grande partie des références qui auraient permis que l‟on profite pleinement de ce
travail autrement impressionnant.
Par ailleurs, l‟approche de Minois diffère de celles que nous avons
mentionnées jusqu‟ici en ce qu‟elle met en œuvre une périodisation à partir de
5 Auteur de Melancholia and Depression. From Hippocratic Times to Modern Times (1986).
6 Il s‟agit de The Nature of Melancholy. From Aristotle to Kristeva (2000) de Radden et de
l‟Anthologie de l’humeur noire. Écrits sur la mélancolie d’Hippocrates à l’Encyclopédie (2005)
de Dandrey.
5
laquelle l‟auteur présente des types particuliers de mélancolie pour chaque
époque. Ce faisant Minois prend en compte ce que l‟on peut considérer comme
des variantes mélancoliques, telles que la fatigue de vivre, l‟acedia, l‟ennui,
l‟inquiétude7 et le spleen
8 par exemple. De cette manière l‟Histoire du mal de
vivre illustre une orientation dans les études sur la mélancolie qui, à l‟opposé de
celles qui veulent illustrer toute l‟histoire de la mélancolie, montre les multiples
facettes du sujet à un moment particulier.
Cette tendance vers une restriction du domaine de recherche annonce ce
que nous désirons faire, c‟est-à-dire envisager le sujet mélancolique, ou
spleenétique, dans son rapport spécifique avec le dix-huitième siècle. Ainsi
seulement sera-t-il possible de situer la transmission du spleen en France en tenant
compte des circonstances sociales, que nous jugeons d‟importance primordiale
pour la compréhension du phénomène. Voyons donc de plus près quelques
travaux dont les thèmes sont connexes au spleen pendant le dix-huitième siècle.
L‟étude dont l‟analyse est le plus nettement orientée sur le plan social est
l‟article « Civic Melancholy : English Gloom and French Enlightenment » d‟Eric
Gidal, qui traite de la perception française de la mélancolie anglaise9. Gidal étudie
de manière novatrice les observations formulées par des Français du dix-huitième
siècle sur deux caractéristiques anglaises : la liberté et le naturel mélancolique. Il
s‟efforce de situer ces observations dans la pensée contemporaine et les analyse
donc dans une perspective éminemment sociale.
Pour faire suite, le travail de Frantz Antoine Leconte, La Tradition de
l’Ennui Splénétique en France de Christine de Pisan à Baudelaire, paraît
d‟emblée exploiter la même veine que Minois en se concentrant sur une variété de
mélancolie, ainsi que l‟annonce le titre. Cependant, il s‟avère que Leconte
s‟occupe plutôt du « mal central » de l‟affectivité, commun à « la mélancolie,
l‟hypocondrie, le dégoût de la vie, la delectatio morosa, l‟acédie et l‟horror
7 L‟inquiétude est selon Minois le sentiment mélancolique répandu au dix-huitième siècle.
8 Minois ne traite du spleen que par rapport au dix-neuvième siècle.
9 Article paru en 2003.
6
loci », ainsi qu‟à l‟ennui et au spleen10
. En fait, Leconte va jusqu‟à privilégier
l‟effacement des différences terminologiques et de la particularisation qu‟ils
effectuent. Ainsi il traite d‟un registre émotionnel qui fait partie de la condition
humaine et choisit de ne pas prendre en compte l‟interprétation qui a donné une
forme à ce mal en cherchant à l‟expliquer. Cette approche originale, qui sert à
illustrer la continuité et l‟universalité d‟une expérience psychologique, fait
pourtant perdre toute utilité scientifique et historique à l‟ouvrage, qui est réduit à
des conjectures sur l‟expression sentimentale d‟un mélange éclectique
d‟écrivains.
Plus près de notre propre approche est la thèse d‟Alan Hagger : The Idea
of “Spleen” Ŕ its Origins and Development in England and France, 1660-1861,
unique travail consacré au spleen à l‟époque de son acclimatation en France. Peu
connue11
, cette thèse fait état de la recherche approfondie effectuée par Hagger.
Or, les questions principales qu‟il aborde son d‟un intérêt particulier en ce qui
concerne notre étude : il s‟occupe de ce qu‟était le spleen anglais, de la façon dont
celui-ci était perçu par les Français au dix-huitième siècle, et Ŕ question d‟intérêt
moindre pour nous Ŕ dont ils en ont fait l‟expérience au dix-neuvième siècle.
Pourtant les réponses que formule l‟auteur sont présentées de manière quelque
peu simpliste. Hagger fournit un grand nombre d‟exemples et de citations tirés de
textes de l‟époque pour montrer par exemple comment le spleen Ŕ compris au
sens large de tout sentiment mélancolique affectant les Anglais Ŕ est mis en scène
dans les écrits français du dix-huitième siècle, comment il est pensé par les
Français de cette époque. Cependant, tout en amassant et en résumant ces
exemples, Hagger néglige d‟analyser adéquatement leurs relations, et pire encore,
de situer théoriquement sa démarche. Les cas qui ont rapport au spleen sont ainsi
compilés, mais leur traitement reste au premier degré, de sorte que le résultat
n‟équivaut guère qu‟à un dossier de matière première triée et classée.
10
Frantz Antoine Leconte, La Tradition de l'Ennui Splénétique en France de Christine de Pisan à
Baudelaire, New York, Peter Lang, « Reading Plus », 1995, p. 1. 11
Le travail de Hagger (University of London, 1978) ne semble avoir été lu que par certains
collaborateurs de l‟ouvrage de Maria Luisa de Gaspari Ronc, Luca Pietromarchi et Franco Piva :
Lo "spleen" nella letteratura francese/"Le mot déguisé" : censura e interdizione linguistica nella
storia del francese, Fasano, Schena, « Atti del XVI Convegno della Società universitaria per gli
studi di lingua e letteratura francese : Trento, 29 settembre-1 ottobre 1988 », 1991.
7
En somme, nous voyons que les grands travaux à la source du
renouvellement de l‟intérêt pour la mélancolie indiquaient les chemins
méthodologiques à suivre et que, par la suite, l‟orientation socioculturelle prise
par Klibansky, Panofsky et Saxl a suscité un mouvement vers des études plus
pointues, aussi bien thématiquement que chronologiquement. Pourtant, il est
encore vrai qu‟en dépit de la croissance en nombre des études spécialisées autour
de cette partie de l‟histoire de la mélancolie qui concerne les origines du spleen
français, il existe une lacune à combler. Nous nous inscrivons donc dans la foulée,
tout en visant une certaine amélioration sur le plan théorique et méthodologique
par rapport à la thèse de Hagger, le seul chercheur à avoir tenté de présenter
honnêtement le sujet des origines du spleen français. En fait, nous considérons
que le sujet à étudier, tout particulièrement la polysémie du mot et les multiples
influences s‟exerçant sur le phénomène spleenétique imposent des contraintes
considérables quant à la manière de procéder.
Effectivement, la multiplicité et la diversité des influences qui se sont
exercées sur la notion de spleen lors de son apparition en France font que nous
avons dû trouver une manière de présenter des contradictions, voire des
incompatibilités comme faisant partie d‟un tout. Il suffit de noter que le spleen est
une nuance terminologique qui entre en usage à une époque où la théorie
humorale dont il relève est déplacée par de nouvelles connaissances scientifiques,
pour percevoir certaines des contradictions dont est criblée l‟histoire du spleen. Si
on ajoute à cela le fait que le terme « spleen », d‟origine anglaise, entre dans le
vocabulaire français à un moment où se manifestent concurremment des courants
d‟opinion opposés d‟anglophilie et d‟anglophobie, on voit à quel point la
constitution du spleen en France est marquée par des forces difficilement
conciliables. Néanmoins, il demeure que ce sont des mouvements variés et parfois
opposés qui, modifiant la notion de mélancolie, ont dû interagir avec une certaine
complémentarité pour qu‟en résulte le spleen tel qu‟on le connaît vers la fin du
dix-huitième siècle.
Avec de telles circonstances contradictoires marquant l‟émergence du
spleen français, il résulte que son mode de transmission n‟est pas évident.
8
Pourtant, si nous espérons retracer en détail les voies empruntées par ce concept,
c‟est qu‟il s‟agit d‟une question d‟importance primordiale pour qui voudrait
identifier la discipline ou la pratique responsable de son acclimatation.
Étant donné que le spleen est d‟abord une notion médicale, il serait
logique de chercher dans ce domaine la clé indiquant comment le spleen a passé
les frontières nationales. Or, à cause des bouleversements et de la modernisation
de la médecine du dix-huitième siècle, ce n‟est vraisemblablement pas du côté des
traités scientifiques qu‟il faut chercher le vecteur principal du spleen. Et si ce
n‟est pas par la médecine, il est improbable que la transmission du spleen puisse
relever d‟un seul type de savoir.
On n‟aurait sans doute pas plus de succès en cherchant du côté de
l‟activité des traducteurs d‟ouvrages anglais. Bien que les traductions aient été de
plus en plus populaires à cette époque, la pratique de domestication courante dans
cette ère des « belles infidèles » prônait l‟effacement des marques d‟étrangeté,
dans ce cas les marques de britannicité. Il est donc peu probable que ce soit par
cette voie que le terme anglais de spleen ait été principalement transmis en
France. Et si ce n‟est pas par la traduction, il est douteux que la transmission de
« spleen » puisse relever d‟une seule pratique discursive.
D‟ailleurs, la première attestation à l‟écrit du mot spleen en langue
française se trouve dans les Lettres d’un François de l‟abbé Jean-Bernard Le
Blanc, un voyageur. Par conséquent, il va falloir accorder dans l‟histoire du
spleen une place significative aux relations de voyage et autres écrits semblables.
Cependant, vue de près, la présentation du spleen sous la plume de Le Blanc et
des autres voyageur écrivains est le plus souvent brève, superficielle et, qui plus
est, sans grand rapport avec le récit principal. À vrai dire, la portée mineure du
spleen dans les textes où il apparaît est étonnamment constante, tellement que l‟on
pourrait se demander comment cette notion a pu finalement être transmise.
C‟est dans ces conditions que nous en sommes venue à considérer que la
transmission du spleen avait dû être permise par un phénomène plus général, à
savoir par l‟ensemble de la production écrite de l‟époque. Autrement dit, cette
transmission serait le résultat d‟une combinaison d‟influences, qui comprendrait
9
sans s‟y limiter celles du discours médical, des traductions et des écrits de
voyageurs. Selon cette hypothèse, nous admettons que toutes sortes d‟écrits aient
traité du spleen, et qu‟ainsi une pluralité de genres ait influencé son introduction
et conséquemment sa diffusion en France. Aux catégories de textes mentionnées
ci-dessus, il faudrait donc ajouter celle des œuvres de fiction, romanesques et
théâtrales, écrites en langue française. L‟effet cumulatif des mentions du spleen
que l‟on trouve dans ces divers types d‟écrits fait que nous les considérons
comme constituant ensemble le vecteur responsable de la diffusion du terme et de
l‟idée qu‟il représente : ils véhiculent l‟expérience du phénomène étranger12
qu‟est le spleen au cours du dix-huitième siècle.
Notons au surplus que la diffusion et la multiplication de ces textes
mettant en scène le spleen ont fait que la littérature a maintenu le thème
spleenétique dans les consciences pendant plusieurs décennies, le temps
nécessaire pour qu‟il perde graduellement son caractère d‟altérité et se naturalise.
La persistance de la production littéraire, à l‟opposé des discours parlés par
exemple, était nécessaire pour la transmission efficace du concept. Ainsi la
littérature aurait non seulement introduit le spleen en France, mais elle aurait aussi
facilité qu‟elle devînt à la longue une notion acceptée, et finalement une idée
naturalisée.
Il faut cependant distinguer la naturalisation du concept de la
naturalisation du terme, car l‟une n‟entraine pas obligatoirement l‟autre. Comme
l‟a noté Louis Petit de Julleville, « [t]ant qu‟un terme étranger n‟est employé en
français que pour désigner une coutume, un objet étranger, il n‟est pas vraiment
français ; […] il n‟est toujours qu‟un hôte de passage dans notre vocabulaire ; il
n‟y est pas réellement naturalisé. »13
Il faut donc comprendre qu‟un terme
d‟origine anglaise peut facilement être emprunté et incorporé dans des énoncés de
langue française, mais que pour réellement devenir une partie de la langue, pour
12
La notion de véhiculation de phénomènes étrangers est empruntée à une collection d‟articles
réunis autour du thème du « Medium der Fremderfahrung ». Les auteurs y envisagent dans cette
perspective la traduction littéraire, le plus clairement dans la contribution de Fred Lönker,
« Aspekte des Fremdverstehens in der literarischen Übersetzung », dans Fred Lönker (dir.), Die
Literarische Übersetzung als Medium der Fremderfahrung, Berlin, E. Schmidt, 1992, pp. 41-62. 13
Cité par Edouard Bonnaffé, L’Anglicisme et l’anglo-américanisme dans la langue française.
Dictionnaire étymologique et historique des anglicismes, Paris, Delagrave, 1920, p. xii.
10
être consacré par l‟usage, son référent étranger doit également s‟incorporer dans
la culture française. Les moyens dont nous disposons pour comprendre cette
double incorporation diffèrent ; et du coté lexical, on a développé des critères
pour mesurer le niveau d‟intégration de mots étrangers. D‟après Édouard
Bonnaffé, il y a « trois conditions […] nécessaires pour pouvoir affirmer qu‟un
anglicisme n‟est pas simplement un de ces „mots aventuriers‟, dont parle La
Bruyère, mais qu‟il a pris ou tend à prendre chez nous ses lettres de
naturalisation. »14
Selon Bonnaffé :
1º Il faut que le mot ait non seulement passé dans la langue parlée, mais
qu‟il ait la consécration en quelque sorte matérielle que donne seul le texte
imprimé ;
2º Il faut, autant que possible, qu‟il soit employé par des écrivains
connus, ou tout au moins qu‟on le rencontre dans des ouvrages faisant
autorité quant au sujet auquel il se rattache ;
3º Il faut enfin qu‟il soit employé couramment et d‟une façon
permanente, ne fût-ce que par une catégorie déterminée de personnes
(techniciens, savants ou sportsmen, par exemple).15
Suivant ces critères clairs et mesurables, le statut d‟un anglicisme est assez
facilement déterminé.
De l‟autre coté, c‟est-à-dire pour la naturalisation du concept, l‟évaluation
est moins évidente et l‟on ne peut pas profiter encore d‟instruments de mesure
concrets. Étant donné cette lacune, il faut tâcher au moins de faciliter la
compréhension du processus. Pour ce faire, nous nous inspirons de la théorie de
Fred Lönker pour conceptualiser le passage de l‟altérité d‟un fait à son intégration
culturelle16
. Lönker postule qu‟à chaque interaction entre un tel fait et une culture
d‟arrivée, celui-ci modifie celle-là dans son horizon de connaissances et
d‟interprétation (der Wissens- und Interpretationshorizont). Ainsi l‟horizon du
connu est étendu petit à petit et le fait jadis étranger devient concevable. D‟après
Lönker :
chaque expérience se déroule en fonction d‟un certain horizon de
connaissances et d‟interprétation, constitué d'un ensemble plus ou moins
déterminé de connaissances, expériences, aperçus, opinions et règles.
14
Bonnaffé, p. xiii. 15
Ibid. 16
Cf. l‟article « Aspekte des Fremdverstehens in der literarischen Übersetzung ».
11
Toute expérience nouvelle est nécessairement évaluée par rapport à ce
fond, et c‟est à partir de lui qu‟on l‟interprète soit comme occurrence ou
variation du connu, à moins qu‟elle n‟entraîne une modification de cet
horizon.17
Il en résulte par conséquent que quelque chose peut devenir moins étrange18
lorsque l‟horizon, qui n‟a jamais été une limite fixe, se déplace en changeant avec
la perspective de l‟observateur19
. Nous pensons, en ce qui concerne le spleen et la
culture française, qu‟au cours de leur contact l‟horizon culturel a été à ce point
modifié que l‟idée du spleen a fini par y être intégrée, et cela dès avant la fin du
dix-huitième siècle. C‟est pourquoi nous aimerions examiner comment le
processus de rapprochement a eu lieu20
. La naturalisation dut être effective au
plus tard en 1798, quand le terme fut admis par l‟Académie française dans son
Dictionnaire, celle-ci reconnaissant en même temps par ce geste la pleine
intégration de la notion21
.
Dans un autre ordre d‟idées, nous croyons nécessaire de préciser notre
méthode et l‟approche historique que nous privilégions. Ici encore, le sujet
détermine en grande partie la marche à suivre. Comme nous tenons à retracer
l‟évolution du spleen en territoire français, il faut prendre en considération les
faits et les discours variés qui l‟ont influencée, et ne pas répéter les erreurs de
ceux qui, moins soucieux d‟une présentation rigoureuse, ont souvent séparé les
éléments disparates et délaissé des parties significatives de l‟histoire du spleen en
fonction du biais avec lequel ils l‟abordaient. Étant donné la complexité des
17
« [J]ede Erfahrung findet auf einem Wissens- und Interpretationshorizont statt, in dem
Kenntnisse, Erfahrungen, Einsichten, Meinungen und Regeln in mehr oder weniger bestimmter
Form integriert sind. Jede neue Erfahrung wird notwendig auf diesen Hintergrund bezogen und
von ihm her als Fall oder Modifikation von Bekanntem interpretiert, oder aber sie bewirkt eine
Änderung dieses Horizontes. » Lönker, p. 48. Notre traduction. 18
Lönker emploi le terme « fremd ». 19
Hans-Georg Gadamer note à propos de cette métaphore de l‟horizon dans la phénoménologie
husserlienne : « Ein Horizont ist ja keine Grenze, sondern etwas, das mitwandert und zum
weiteren Vordringen einlädt. » Wahrheit und Methode. Grundzüge einer philosophischen
Hermeneutik, Tübingen, Mohr, 1972, p. 232. 20
Horst Turk développe l‟idée et la métaphore de la naturalisation (Einbürgerung) d‟éléments
culturels dans son article « Alienität und Alterität als Schlüsselbegriffe einer Kultursemantik »
(Jahrbuch für Internationale Germanistik, vol. XXII, no 1, 1990). 21
Turk indique que la naturalisation officielle est précédée par l‟assimilation : « Im Unterschied
zum Gastrecht, das lediglich die Angleichung oder Assimilation vorsieht, setzt die Verleihung des
Bürgerrechts die Angleichung oder Assimilation bereits voraus » (p. 21). Et quoi de plus approprié
que la reconnaissance de l‟Académie française comme équivalent à des lettres de naturalisation ?
12
circonstances historiques qui entourent ce sujet, il faut se demander comment
arriver à une vue d‟ensemble sans pourtant simplifier trop les faits ni commettre
ce péché de procédure historique qu‟est l‟imposition rétrospective d‟un sens et
d‟un ordre téléologique sur le passé. Comment évaluer l‟apport de forces
antagonistes dans ce contexte, telles l‟anglophilie et l‟anglophobie, sans les
réconcilier artificiellement et amoindrir ainsi la validité de leur opposition
historique ? La tentation de l‟explication doit être surmontée en faveur d‟un
travail d‟observation afin d‟éviter le présentisme et de permettre une évaluation
aussi objective que possible de ce qu‟a été le parcours du spleen français.
Ajoutons que le projet d‟écrire l‟histoire d‟une idée et non d‟un fait
historique traditionnel impose des conditions de travail particulières. En vérité,
l‟immatérialité de ce genre de sujet a pour conséquence que manquent les repères
conventionnels que l‟on observe normalement dans l‟établissement de l‟histoire.
Les attitudes, les connaissances et les croyances qui constituent en revanche, dans
l‟histoire d‟une abstraction, les clés de l‟évolution, sont moins faciles à identifier
et à étudier que des faits concrets. De plus, notons que le développement des idées
est un lent processus où rien ne change, ne naît, ni ne meurt soudainement, où tout
dépend de l‟accumulation ou de la perte graduelle d‟une masse critique de
personnes qui souscrivent à une opinion ou qui détiennent un savoir. L‟obtention
de cette masse critique dépend non seulement des progressistes, mais surtout des
traditionnalistes réticents à modifier leur point de vue. Une conséquence de cette
vie lente est que nécessairement l‟époque à prendre en compte est étendue,
l‟évolution s‟accomplissant par de menues gradations. Il en résulte que
l‟établissement de l‟histoire d‟un concept requiert une lecture particulièrement
attentive des sources dans lesquelles cette histoire aurait pu laisser des traces, afin
de relever les détails qui témoignent de sa transformation progressive.
Ainsi, pour répondre aux défis posés par la nature du travail que nous nous
proposons de réaliser, nous avons puisé dans le champ des études historiques et
identifié dans l‟archéologie foucaldienne une théorisation de l‟histoire qui permet
d‟éclairer la constitution du fait spleenétique. En appliquant cette approche à notre
projet, il devient possible de concevoir l‟évolution du spleen de manière
13
raisonnée. Notons d‟abord que ce que nous retenons principalement de
l‟archéologie est une méthode d‟analyse comparative, qui accepte que « les
contradictions ne sont ni apparences à surmonter, ni principes secrets qu‟il
faudrait dégager [mais] des objets à décrire pour eux-mêmes »22
. Ainsi, cette
approche, « qui n‟est pas destinée à réduire la diversité des [faits qu‟elle
considère] et à dessiner l‟unité qui doit les totaliser, mais qui est destinée à
répartir leur diversité dans des figures différentes »23
, nous paraît propre à rendre
compte des énoncés variés et contradictoires associés au développement du
spleen.
Un autre attrait de la pensée foucaldienne est que son auteur considère que
le discours est un objet valable de l‟histoire, « constitué par l‟ensemble de tous les
énoncés effectifs (qu‟ils aient été parlés et écrits) », de manière que « le matériau
qu‟on a à traiter dans sa neutralité première, c‟est une population d‟événements
dans l‟espace du discours en général. »24
En conséquence, nous pouvons
considérer le spleen, ou pour mieux dire le discours spleenétique, comme produit
des conditions discursives dans lesquelles il survient. En vérité c‟est un
phénomène similaire à celui que Foucault décrit pour la folie :
[Elle] a été constituée par l‟ensemble de ce qui a été dit dans le groupe de
tous les énoncés qui la nommaient, la découpaient, la décrivaient,
l‟expliquaient, racontaient ses développements, indiquaient ses diverses
corrélations, la jugeaient, et éventuellement lui prêtaient la parole en
articulant, en son nom, des discours qui devaient passer pour être les
siens.25
De plus, cette façon de faire de l‟histoire « une description des événements
discursifs »26
, éclaire notre projet en définissant son but : « saisir l‟énoncé dans
l‟étroitesse et la singularité de son événement ; […] déterminer les conditions de
son existence, […] en fixer au plus juste les limites, […] établir ses corrélations
aux autres énoncés qui peuvent lui être liés »27
. Ces propos constituent pour nous
22
Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, 2002 (1969), p. 198. 23
Ibid., pp. 208-209. 24
Ibid., p. 38. 25
Ibid., p. 45. 26
Ibid., pp. 38-39, souligné dans l‟original. 27
Ibid., p. 40.
14
quasiment un programme de lecture avec lequel nous aborderons les textes qui
traitent du spleen.
Il suit de tout cela que nous allons procéder à l‟identification et à l‟analyse
des discours associés au spleen, plus spécifiquement dans le domaine de l‟écrit.
Parmi les énoncés les plus importants, on peut mentionner ceux qui relèvent de la
médecine, de la sociologie et de la politique du dix-huitième siècle, dont les
manifestations particulières vont naturellement varier selon l‟énonciateur et
l‟énoncé. L‟étude des écrits traitant du spleen en langue française, et
particulièrement l‟analyse textuelle des occurrences du terme même, constituera
par conséquent l‟essentiel de notre travail, puisque c‟est à travers ces exemples
que nous espérons retracer quelle a été la formation du spleen. Finalement, à
partir de ces éléments discursifs, nous allons sonder les circonstances susceptibles
d‟avoir influencé la transmission, l‟adoption et l‟évolution du spleen en France.
Pour cela, il importe que la portée des textes soit évaluée, afin de reconnaître
d‟une part les discours plus larges dont ils relèvent, et d‟autre part l‟influence
qu‟ils ont pu avoir sur la scène intellectuelle. C‟est ainsi que l‟importance à
accorder à chaque exemple dans le développement de l‟idée du spleen sera
mesurée, pour que par exemple la lettre du 28 octobre 1760 qu‟écrit Diderot à
Sophie Volland ne soit pas prise pour égale des Lettres d’un François de Jean-
Bernard Le Blanc, rééditées plusieurs fois et donc de réception tout autre. Jouant
de rôles inégaux dans l‟histoire du spleen28
, ces écrits doivent nécessairement être
traités de manières différentes.
En fin de compte, on peut donc dire que l‟entreprise ici proposée est une
évaluation critique du devenir du discours spleenétique, tel qu‟on le trouve dans
les textes attestant de l‟émergence de cette notion au dix-huitième siècle. En
procédant à partir de la consultation de documents d‟époque où il est question du
spleen, nous espérons reconstituer son histoire : explorer la façon dont l‟idée
arrive en France et dont elle évolue dans sa culture d‟adoption jusqu‟à y être
naturalisée. Il s‟agit ainsi d‟observer la manière dont a été constituée la notion de
28
On pourrait même dire qu‟entre ces deux cas ce ne sont que les Lettres de Le Blanc qui influent
sur la réception du spleen, alors que la lettre de Diderot, non moins valide comme illustration, est
plutôt un témoignage de l‟état de développement de la notion.
15
« spleen » grâce à l‟interaction de divers éléments conceptuels et influences
historiques, identifiables dans les écrits contemporains.
À cette fin, nous établirons d‟abord le contexte historique dans lequel
émerge le spleen français. Dans un premier temps, il sera question de la
mélancolie à laquelle ressortit cette notion, de sorte que nous présenterons en
abrégé l‟histoire de ses formes antiques, renaissantes et classiques.
Deuxièmement, nous nous pencherons sur le rapport socioculturel franco-anglais
de l‟époque qui semble avoir influencé dans l‟immédiat la transmission
interculturelle du spleen au XVIIIe siècle. Dans cette perspective nous
considérerons l‟influence britannique en France, les agents de liaison culturelle et
les diverses réactions françaises au fait anglais. Par la suite nous examinerons
quelques exemples représentatifs de textes préparatoires Ŕ c‟est-à-dire de ces
textes où est présenté le spleen avant qu‟il soit ainsi nommé Ŕ afin d‟élucider le
rapprochement et l‟intégration du fait spleen à la culture française. Finalement
nous aurons amassé les outils contextuels nécessaires pour aborder l‟étude du mot
« spleen », les occurrences recensées étant le témoignage manifeste de sa
naturalisation linguistique et conceptuelle. Et ainsi s‟articulera notre modeste
contribution à l‟histoire du spleen français.
16
Première partie : Contexte historique
Chapitre I : Des histoires de la mélancolie
Histoire de la mélancolie jusqu’à l’âge classique
L‟histoire de la mélancolie est marquée par une grande richesse
sémantique, qui vient de ce qu‟elle ne peut pas être entièrement expliquée par ce
qu‟on appelle « le goût de la continuité verbale »29
. En effet, les divers usages de
ce terme ne se remplacent pas au fil du temps, mais sont plutôt employées
concurremment, de sorte que le mot « mélancolie » a pu désigner une humeur,
une maladie Ŕ ce ne sont pas toujours les mêmes symptômes Ŕ, un tempérament
ou encore un état d‟esprit plus ou moins passager, selon l‟usage que l‟on en
faisait30
.
À la base, la mélancolie désigne la substance aussi nommée bile noire. Au
vrai, c‟est ce qu‟exprime littéralement l‟étymologie de ce terme d‟origine
grecque, μελαγχολία (melankholia)31
, qui remonte au corpus hippocratique du Ve
siècle avant notre ère32
Ŕ date de naissance effective de cette notion qui est la
mélancolie. Nous verrons par la suite que c‟est à partir de cette humeur que le mot
mélancolie fut appliqué à d‟autres signifiés qui y étaient associés. En fait, c‟est en
tant qu‟humeur que la mélancolie a développé une si grande et durable
importance culturelle, puisque c‟est sur la doctrine humorale qu‟est basée la
médecine grecque, et, par extension, toute la médecine occidentale. Comme le
note Jackson, la théorie humorale a été le principal schéma explicatif pour
concevoir la maladie pendant quelques deux mille ans33
.
29
Jean Starobinski, Histoire du traitement de la mélancolie des origines à 1900, Basle, J.R. Geigy,
« Acta psychosomatica », 1960, p. 9. Selon Starobinski, ce goût ferait que « l‟on recourt aux
mêmes vocables pour désigner des phénomènes divers », volonté conservatrice qui pourrait
expliquer que l‟on ait maintenu l‟usage de ce terme pendant plus de deux mille ans. Pourtant, cela
n‟explique pas pourquoi le mot de « mélancolie » sert à nommer plus d‟un signifié. 30
Stanley W. Jackson, Melancholia and Depression. From Hippocratic Times to Modern Times,
New Haven, Yale University Press, 1986, pp. 3, 7. 31
Plus tard on adoptera en latin le terme atrabile, calqué sur mélancolie Ŕ les racines atra et bilis
traduisent leurs équivalents grecs melas et kholè, signifiant respectivement « noir » et « bile ». 32
Patrick Dandrey, Anthologie de l’humeur noire : écrits sur la mélancolie d’Hippocrate à
l’Encyclopédie, Paris, Le Promeneur, 2005, p. 9. 33
Jackson, p. 7.
17
La doctrine humorale, pour le dire très simplement, consiste à expliquer la
santé de l‟homme comme dépendant de l‟équilibre des quatre humeurs trouvées
dans le corps34
, à savoir le sang, la bile jaune, la mélancolie ou bile noire et le
phlegme. On considère que l‟humeur atrabilaire est conservée dans la rate35
, qui a
pour fonction de filtrer cette bile noire dans le sang36
. Dans un réseau d‟analogies
que l‟on développa longtemps, les quatre humeurs furent d‟abord associées aux
éléments cardinaux (feu, air, terre, eau) et alliées avec une paire de qualités
primaires (chaud, froid, sec, humide)37
. Au fur et à mesure que le système
humoral fut développé, des correspondances supplémentaires furent établies,
notamment avec les saisons et les âges de l‟homme. Il en résulta que la
mélancolie « par la vertu de l‟analogie, [s‟est vue] liée à la terre (qui est sèche et
froide), à l‟âge présénile, et à l‟automne, saison dangereuse où l‟atrabile exerce sa
plus grande force. »38
Remarquons que la bile noire était estimée l‟humeur la plus
néfaste des quatre39
, à cause de son association au froid et au sec, ces qualités
étant considérées comme opposées aux forces vitales40
. Cependant, en dépit de
ces connotations négatives, la mélancolie demeurait une humeur naturelle, et, par
là, nécessaire, en juste proportion, au maintien de l‟état de santé.
Comme un équilibre parfait, humoral ou autre, est peu commun en réalité,
il n‟était pas vraiment possible de considérer toute forme de déséquilibre comme
maladif. Par conséquent, si celui-ci n‟était que modéré, la ou les humeurs
dominantes déterminaient la disposition de l‟individu selon ce qui est devenu la
34
Jackson, p. 31. 35
En anglais la rate étant dénommée spleen, l‟association de la mélancolie avec cet organe est
d‟importance capitale pour notre étude sur la notion mélancolique française de ce nom. 36
Ibid., p. 10. 37
À partir de ces associations seront dérivés plus tard les traitements de la mélancolie. Le principe
était de combattre la nature froide et sèche de la mélancolie avec des aliments, médicaments et
habitudes associés avec le chaud et l‟humide. Les ouvrages Histoire du traitement de la
mélancolie des origines à 1900 de Jean Starobinski et Melancholia and Depression de Stanley W.
Jackson présentent en profondeur l‟histoire du traitement de la mélancolie. 38
Starobinski, p. 12. 39
Ibid., p. 14. 40
Helen Watanabe-O‟Kelly, Melancholie und die melancholische Landschaft : ein Beitrag zur
Geistesgeschichte des 17. Jahrhunderts, Bern, A. Francke, « Basler Studien zur deutschen Sprache
und Literatur », 1978, p. 16. Le sang par contre était l‟humeur la plus valorisée, dont les qualités
étaient considérées les plus positives pour la vie.
18
doctrine des Quatre Tempéraments41
. Ainsi, le caractère mélancolique était
« compatible avec la santé mais propice au déclenchement de la maladie
atrabilaire »42
. Notons qu‟un quelconque facteur environnemental ou qu‟un
comportement immodéré43
pouvait entraîner un tel dérapage chez un individu du
type mélancolique puisqu‟il y était déjà enclin. Le mode de vie intellectuel, ainsi
que la vie monastique, par exemple, étaient considérés comme favorables à la
mélancolie à cause de leur manque d‟équilibre. Par ailleurs, un déséquilibre
humoral trop poussé Ŕ qui pouvait être un état temporaire causé par les facteurs
que nous venons de mentionner, ou bien un déséquilibre plus constant dans la
crase44
de l‟individu Ŕ causait la mélancolie pathologique45
. Ajoutons que les
symptômes de la mélancolie pathologique s‟approchent des caractéristiques du
tempérament mélancolique, différenciés surtout par le degré auquel ils atteignent.
Qui plus est, on distinguait deux types de l‟humeur mélancolique, ce qui
permettait d‟expliquer les deux modes mélancoliques, c‟est-à-dire le tempérament
et la maladie46
ou encore la mélancolie habituelle mais tempérée et la mélancolie
temporaire mais d‟expression forte. D‟une part, il y avait la bile noire naturelle,
qui était innée et nécessaire à la santé, ne causant de problèmes qu‟en abondance
excessive. D‟autre part, la bile noire non naturelle était produite par la
combustion, ou adustion, d‟une autre humeur Ŕ le plus souvent la bile jaune Ŕ
occasionnée par de l‟immodération dans les passions, une mauvaise diète ou
41
Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Saturn and melancholy: studies in the
history of natural philosophy, religion and art, Londres, Nelson, 1964, p. 41. 42
Dandrey, p. 20. 43
L‟influence des « six non naturels », c‟est-à-dire des facteurs environnementaux et des
comportements sur le fonctionnement psychosomatique du corps était, avec la théorie humorale,
un autre élément important du galénisme médical ayant duré jusqu‟au XIXe siècle (Armelle
Debru-Poncet, « Galénisme », dans Michel Blay, Robert Halleux et Georges Barthélemy (dirs),
La science classique, XVIe-XVIIIe siècle. Dictionnaire critique, Paris, Flammarion, 1998, p. 541).
À titre d‟information : « The six non-naturals, or the six things non-natural, were usually air,
exercise and rest, sleep and wakefulness, food and drink, excretion and retention of superfluities,
and the passions or perturbations of the soul. » (Jackson, p. 11) 44
La crase est le « mélange des humeurs, [l‟]équivalent du tempérament », qui détermine l‟état de
santé de l‟individu (Dandrey, p. 761). 45
Notons que l‟opinion que la maladie mélancolique était causée par une humeur n‟était pas
universellement partagée. Soranus d‟Ephèse par exemple rejetait l‟interprétation humorale en
faveur d‟une explication par la « stricture [sic] des fibres » du corps (Starobinski, p. 22, souligné
dans l‟original ; Jackson, p. 34). Cependant, pour ne pas alourdir inutilement notre analyse, nous
nous limitons à résumer les opinions, savoirs et pratiques généralement répandus et acceptés. 46
Klibansky et al., p. 105.
19
quelque désordre physiologique47
. Cette bile noire aduste causait régulièrement
des poussées de mélancolie pathologique. Par ailleurs, puisque cette mélancolie
non naturelle pouvait avoir été tout type d‟humeur à l‟origine48
, les mélancoliques
souffrant d‟un excès de cette humeur pouvaient manifester des caractéristiques
particulières à l‟humeur de base en même temps que les marques de la
mélancolie. Ainsi fut expliquée la diversité des manifestations mélancoliques49
,
que Klibansky, Panofsky et Saxl vont jusqu‟à décrire comme « [l‟]infinie variété
des symptômes de la mélancolie »50
, et qui incluent notamment « dépression,
hallucinations, états maniaques, [et] crises convulsives »51
. Par ailleurs, on
remarque que peuvent aussi survenir « „de violentes douleurs d‟estomac qui se
propagent dans le dos ; […] le malade vomit parfois des substances chaudes,
acides, qui causent de l‟agacement aux dents.‟ »52
Le mélange d‟éléments physiques et psychiques au plan étiologique relève
du fait que dans la conception médicale des Anciens, le corps et l‟esprit ne sont
pas dissociés ni même nettement distingués. En fait on considère que les états
psychologiques et émotionnels influent sur le corps, et également que les
conditions somatiques affectent l‟esprit53
, interrelation pleinement réalisée dans
l‟état psychosomatique de la mélancolie pathologique. En effet, la mélancolie se
manifeste traditionnellement par des symptômes psychologiques aussi bien que
physiques. Encore aujourd‟hui nous associons ces premiers à la mélancolie, alors
que la catégorie des symptômes physiques, qui ressortissaient à l‟explication
humorale, est passée de mode depuis le déclin de cette théorie. De toute façon, les
éléments les plus récurrents, et à vrai dire les plus essentiels au diagnostic de
mélancolie pathologique sont, depuis toujours, la frayeur et la tristesse qui
durent54
. Dès la première mention de la mélancolie, dans les Aphorismes
47
Jackson, pp. 10-11. 48
Ibid., p. 10. 49
Klibansky et al., pp. 149-151. 50
Ibid., p. 149. 51
Starobinski, p. 15. 52
Galien, cité dans Starobinski (p. 26). Ce ne sont que quelques exemples, la variété des
symptômes étant bien trop étendue pour être entièrement énumérée ici. 53
Jackson, p. 30. 54
Ibid., p. 4.
20
d‟Hippocrate, on constate que « [s]i crainte ou tristesse persiste durablement, le
cas est mélancolique »55
. Il s‟ensuit que pour les Anciens, ces deux éléments sont
« les symptômes cardinaux de l‟affection mélancolique »56
. Le plus souvent on
ajoutera que, pour qu‟il y ait mélancolie, ces émotions devront être sans cause
extrinsèque57
. Les autres manifestations de la maladie, maux émotionnels comme
physiques, varient considérablement d‟un cas à l‟autre. Ainsi chez un seul auteur
antique, Archigène, les symptômes de la mélancolie incluaient :
une peau sombre, la bouffissure, une odeur fétide, la gourmandise associée
à une maigreur permanente, la dépression, la misanthropie, les tendances
suicidaires, les rêves véridiques, les peurs, les visions et les brusques
passages de l‟hostilité, de la mesquinerie et de l‟avarice à la sociabilité et
la générosité.
Si le cas était extrême, la mélancolie pouvait se manifester par :
les hallucinations en tous genres, la peur des daimones, les illusions […],
l‟extase religieuse, et des obsessions insolites telles que la tendance
irrépressible à se prendre pour un vase en terre cuite.58
Et ce ne sont là que les symptômes neuropsychiatriques !
Par ailleurs, on distingue trois types de la maladie mélancolique selon la
région du corps qui en est le siège, et ces trois variétés de mélancolie présentent
des symptômes différents qui permettent de les distinguer et de les traiter
spécifiquement59
. L‟une d‟elles est située dans les hypocondres60
, d‟où, croit-on,
montent des vapeurs qui finissent par affecter le cerveau61
. Dans ces cas, « il y a
engorgement, stase, obstruction, gonflement dans la région des hypocondres [et la
mélancolie] se manifeste par des éructations, des chaleurs, des digestions lentes,
55
La traduction est de Dandrey (p. 11). 56
Starobinski, p. 14. 57
Jennifer Radden (éd.), The Nature of Melancholy. From Aristotle to Kristeva, New York,
Oxford University Press, 2000, p. 11. 58
Klibansky et al., p. 98. 59
Jackson, p. 44. 60
En anatomie, les hypocondres sont les « parties latérales de l‟abdomen, situées sous le bord
inférieur des côtes, de part et d‟autre de l‟épigastre. » (« Hypocondre », dans Le Trésor de la
Langue Française informatisé, <http://atilf.atilf.fr/>, 20 février 2009) Dans l‟hypocondre gauche
on trouve notamment la rate (Jean-François Féraud. « Hypocondre », dans Dictionaire critique de
la langue française, Marseille, Mossy, 1787-1788, s.v. 61
Starobinski, p. 26. Des deux autres variétés mélancoliques l‟une affecte le cerveau directement
alors que l‟autre est généralisée et passe par le sang pour atteindre l‟encéphale.
21
des flatulences. »62
En plus, « ces fumées qui montent de l‟estomac expliquent
non seulement les idées noires, mais encore certaines hallucinations ; elles
obscurcissent l‟esprit »63
.
En dépit du fait que l‟humeur, la maladie et le tempérament mélancolique
sont à la fois craints et méprisés, il est important de noter que la mélancolie n‟est
pas vue de façon entièrement négative dans la conception antique. En fait, elle y
est associée avec les héros qui en souffrent64
et avec leurs qualités
exceptionnelles. C‟est dans le Problème aristotélicien65
XXX, 1, qu‟est le plus
explicitement exposé le lien entre mélancolie et génie, et où est d‟emblée
présentée l‟idée que tous les grands hommes sont mélancoliques66
:
Pourquoi tous les hommes qui furent exceptionnels en philosophie, en
politique, en poésie ou dans les arts étaient-ils manifestement
mélancoliques, et quelques-uns au point d‟être pris des accès causés par la
bile noire, comme il est dit d‟Héraclès dans les [mythes] héroïques ?67
Notons que le rapport entre la mélancolie et le génie est généralement causal,
mais diversement selon le théoricien. Dans la pensée aristotélicienne, une
surabondance de l‟humeur mélancolique entraîne un tempérament de ce type, qui
est prédisposé aux manifestations du génie68
. Par contre, pour Rufus d‟Ephèse, et
pour Galien qui le reprend, c‟est le fait de beaucoup réfléchir et étudier, bref le
mode de vie du génie qui cause la mélancolie69
en fortifiant les conditions
physiques qui y prédisposent. En tout état de cause, il résulta des deux
explications une valorisation de la mélancolie à travers une telle connotation
positive. D‟ailleurs, avec le développement de la notion de génie à la
Renaissance, cette association fut popularisée et la mélancolie finit par être
62
Starobinski, p. 26. 63
Ibid. 64
Klibansky et al., p. 45. 65
Jadis attribué à Aristote, cet écrit est maintenant considéré comme étant de la main de
Theophraste ou d‟un autre disciple aristotélicien (Jackson, p. 31 ; Dandrey, p. 35). 66
Cette thèse sera reprise et augmentée à la Renaissance (Watanabe-O‟Kelly, p. 21), époque à
laquelle fut véritablement développée la notion de génie (Klibansky et al., p. 91). 67
Klibansky et al., p. 52. L‟insertion de « [mythes] » figure dans la traduction et n‟est pas de nous. 68
Klibansky et al., p. 101 ; Jackson, p. 32. 69
Klibansky et al., p. 101 ; Jackson, p. 37.
22
communément considérée comme une marque de distinction70
que l‟on voulait
s‟approprier, surtout dans les milieux privilégiés.
Enfin, on comprend que la mélancolie, en plus d‟être polysémique, peut
donner lieu à des représentations multidimensionnelles, mais également que ces
pluralités sont étonnamment constantes à travers les siècles. Cela découle de la
transmission plus ou moins fidèle du savoir médical à travers temps et espace Ŕ de
l‟Antiquité grecque à l‟Occident baroque. Dans une culture de respect pour la
tradition, de génération en génération, de théoricien en théoricien, on reprenait en
règle générale les écrits de ses prédécesseurs sans hasarder de critique ou de
nouveauté. Jennifer Radden décrit le discours mélancolique comme un dialogue
tenu entre les médecins et les théoriciens de la mélancolie et leurs prédécesseurs,
où les nouvelles interventions sont des relectures et des reformulations des
interventions précédentes71
. C‟est conséquemment un discours caractérisé par un
conservatisme remarquable, d‟autant que « [l]es ouvrages médicaux du moyen
âge, de la Renaissance et de l‟âge baroque ne sont, dans leur grande majorité,
qu‟une studieuse paraphrase de Galien »72
. Dans de telles conditions, nous
verrons que ce n‟est qu‟avec le déclin graduel de la médecine galénique aux
siècles classiques que la mélancolie pourra changer, et à ce moment-là le
changement sera radical.
La mélancolie aux siècles classiques
Comme nous venons de le montrer, après des siècles de reprises et de
reformulations, le discours médical liait assez étroitement la Grèce antique à
l‟Europe renaissante73
. Or, à partir de cette dernière époque, d‟importants
changements conceptuels commencèrent à influencer profondément le domaine
de la science. Dès le XVIIe siècle, le champ médical a été bouleversé à plusieurs
70
Jackson, p. 105. 71
Radden, p. ix. Un conservatisme similaire est remarquable dans le traitement de la mélancolie à
travers les âges, comme l‟ont démontré Jean Starobinski et Stanley W. Jackson. Le premier
constate qu‟il « n‟est pas rare de voir des techniques anciennes ou arriérées, soutenues par leur
réputation d‟efficacité, se maintenir en recourant à des justifications et à des rationalisations
périodiquement rajeunies. » (Starobinski, p. 18) 72
Ibid., p. 25. 73
Jackson, p. 116.
23
reprises par des découvertes et des avancées scientifiques74
. Il s‟agissait d‟une
véritable révolution théorique étant donné que l‟on remettait en cause la
traditionnelle théorie humorale75
, entraînant son déclin définitif ainsi que celui,
plus général, de la médecine galénique76
. D‟ailleurs, puisque ces édifices
théoriques détruits étaient les fondements du concept de mélancolie, on considère
que les siècles classiques ont vu la décadence de la doctrine « médico-morale de
l‟humeur noire »77
. La bile noire était dès lors réduite, selon l‟expression de
Patrick Dandrey, au « statut de fable erronée »78
. Remarquons que sous le vocable
« mélancolie », dans le Dictionnaire universel françois et latin (dit le dictionnaire
de Trévoux) et dans l‟Encyclopédie de Diderot et d‟Alembert, le sens humoral de
la mélancolie est présenté au passé, à l‟historique79
. Par exemple, dans le
dictionnaire de Trévoux on lit: « Dans le systême des Anciens elle [l‟humeur
mélancolique] étoit froide et sèche, & formoit le tempérament froid & sec. Ils la
regardoient comme une humeur naturelle, filtrée par la rate. On sait aujourd’hui
que cet [sic] humeur n’existe pas dans l‟état naturel »80
. De plus, dans l‟entrée
correspondante du Dictionnaire françois contenant les mots et les choses de
Richelet, comparativement succincte il est vrai, est absente toute mention du sens
humoral du terme81
.
74
Dandrey, p. 596. 75
Jackson, p. 116. 76
Ibid., p. 79. 77
Dandrey, p. 593. 78
Ibid., p. 595. 79
Ceci a été souligné par Patrick Dandrey (p. 749) et Frédéric Charbonneau (« Mélancolies à la
dérive », à paraître dans les Actes du colloque Miroirs de la mélancolie, tenu à Victoria du 5 au 7
octobre 2007, aux Presses Universitaires de Lausanne, p. 3). 80
(« Mélancolie », Dictionnaire universel françois et latin [Dictionnaire de Trévoux], Paris,
Compagnie des libraires associés, 1771, t. V, s.v., nous soulignons.) Dans l‟article de
l‟Encyclopédie on lit des commentaires tels que : « Melancholie […] est un nom […] dont
Hippocrate s’est servi pour désigner une maladie qu‟il a cru produite par la bile noire » (Jean-
Jacques Menuret de Chambaud, « Melancholie », dans Denis Diderot et Jean le Rond D‟Alembert
(dirs), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson
et al., 1751-1765, t. X, p. 308, nous soulignons). Plus loin on mentionne « une humeur noire,
épaisse, gluante comme de la poix, que les anciens appelloient „atrabile‟ ou „mélancholie‟ » (Ibid.,
p. 309, nous soulignons), et encore : « la bile noire ou atrabile que les anciens croyoient
embarrassée dans les hypocondres… » (Ibid., nous soulignons). 81
Pierre Richelet, « Mélancolie », dans Dictionnaire françois contenant les mots et les choses,
Genève, Jean Herman Widerhold, 1680, t. III, s.v. En effet, cet article ne donne que les sens de
maladie et de tristesse.
24
Considérons brièvement par quelles étapes la pensée scientifique a passé
pour évacuer l‟humeur de la notion de mélancolie, jusqu‟à ce qu‟elle puisse
prendre le caractère « nerveux » qu‟on lui connaîtra avant la fin du XVIIIe
siècle82
. Dans un premier temps, la publication du Exercitatio anatomica de motu
cordis et sanguinis in animalibus de William Harvey, en 1628, marque, avec sa
mise au point de la théorie de la double circulation sanguine, une atteinte décisive
au système humoral et le déclenchement de la révolution médicale. À vrai dire,
son « hypothèse révolutionnaire […] sape les fondements de toute la physiologie
galénique, et particulièrement celle de la composition du sang, dont procède
depuis l‟Antiquité la croyance en l‟existence de la bile noire. »83
Il est
conséquemment impossible que la conception de la mélancolie n‟en soit pas
profondément affectée.
Les écoles médicales se succédèrent. D‟un côté, les iatrochimistes du
XVIIe siècle exposaient une conception chimique de la maladie et du corps qui
prenait en compte des substances et des éléments plus spécifiques que les
humeurs84
. Mais bien que le développement de ces idées favorisât la supplantation
de la théorie humorale, elles n‟eurent qu‟un effet passager sur le discours
explicatif propre à la mélancolie85
. Déjà dans les années 1690, l‟iatrochimie fut
concurrencée par les théories dites mécaniques86
, dont les adeptes, qui
s‟inspiraient de la mécanique newtonienne, considéraient que l‟on pouvait définir
la maladie en termes de mouvement et d‟interaction des différentes parties du
corps humain87
. Un membre illustre de ce camp était le médecin Herman
Boerhaave, qui concevait le corps comme une machine et qui développa pour
l‟éclairer « a system of containing solid parts that served as framework and
vessels and of contained circulating fluids that were composed of microparticles
and were directed, changed, separated, and excreted by mechanical forces »88
.
Mais cette nouvelle théorie fut elle aussi remise en question, cette fois à partir des
82
Starobinski, p. 48. 83
Dandrey, p. 596. 84
Jackson, p. 111. 85
Ibid., pp. 115-116. 86
Ibid., p. 115. 87
Radden, p. 173. 88
Jackson, p. 119, souligné dans l‟original.
25
années 1740, lorsque l‟électricité gagna sa place dans l‟explication médicale89
. On
commença alors à considérer le système nerveux comme dirigeant le
fonctionnement physiologique90
, et les maux comme la mélancolie furent analysés
dans un jargon d‟esprits animaux, de sucs nerveux, de fibres, de spasmes et de
phénomènes convulsifs.
Enfin, ce résumé de la succession des différentes théories médicales fait
comprendre à quel point les savoirs scientifiques furent bousculés à plusieurs
reprises au cours des siècles classiques. La pathogenèse voit s‟opérer une
transition des interprétations humorales aux interprétations vasocentriques, puis
neurocentriques91
. Pourtant, les changements dans le style explicatif n‟ont pas
aussitôt affecté la description clinique de la mélancolie92
. On est frappé de
constater à quel point le portrait de la maladie mélancolique est resté constant, au
regard des changements radicaux qui se sont opérés au niveau théorique. Pour
illustrer ce phénomène, considérons le discours familier qu‟on emploie dans le
Dictionnaire de Furetière pour définir la mélancolie :
une maladie qui cause une resverie sans fievre, accompagnée d‟une
frayeur & tristesse sans occasion apparente, qui provient d‟une humeur ou
vapeur melancolique, laquelle occupe le cerveau, & altere sa température.
[…] La melancolie vient quelquefois par le propre vice du cerveau ;
quelquefois, par la Sympathie de tout le corps : & cette deniere s‟appelle
hypochondriaque, autrement venteuse. Elle vient des fumées de la ratte.93
Une telle description, désuète même à l‟époque de sa rédaction, montre comment,
en attendant qu‟un des nouveaux schémas explicatifs prenne le dessus,
coexistèrent différents systèmes concurrents et parfois même contradictoires94
. En
fait, en dépit des savoirs changeants, des pans entiers de l‟ancienne médecine
89
Jackson, p. 121. 90
Ibid., p. 124. 91
Ibid. 92
Ibid., p. 130 ; Minois, p. 204. 93
Furetière, Antoine. « Melancolie », Dictionnaire universel, contenant généralement tous les
mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts… », La
Haye, Arnout et Reinier Leers, 1690. Souligné dans l‟original. Le dictionnaire de Trévoux fait
écho en définissant la mélancolie comme « une maladie qui consiste dans une rêverie sans fièvre
& sans fureur, accompagnée ordinairement de crainte et de tristesse, sans occasion apparente.
Cette rêverie est d‟une infinité de sortes, suivant le tempérament & les idées de ceux qui en sont
atteints. » (« Mélancolie », s.v.) 94
Charbonneau, p. 1.
26
humorale furent maintenus faute d‟un substitut adéquat95
. Même dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle, on retrouve encore sous la rubrique médicale de l‟entrée
« mélancolie » de l‟Encyclopédie l‟évocation d‟une maladie « dont le caractere
générique & distinctif est un délire particulier, roulant sur un ou deux objets
déterminément, sans fievre ni fureur »96
. Par ailleurs, Menuret de Chambaud,
l‟auteur de cette section, présente un exposé vitaliste sur la chimie des fluides
organiques, ce qui démontre que même à l‟intérieur d‟un seul écrit, des éléments
discursifs démodés et nouveaux peuvent se côtoyer.
Il découle de l‟abandon de la théorie humorale qu‟on ne peut plus
concevoir la mélancolie comme jadis, et cela en rend nécessaire la réévaluation.
En tenant compte du contexte nouveau, il faut repenser, réinterpréter le concept,
et surtout ses connotations et ses significations culturelles, qui, effectivement, se
sont renouvelées au XVIIIe siècle. Plus précisément, le divorce entre l‟état
d‟esprit désigné par le mot « mélancolie » et son origine étymologique semble
coïncider avec un usage plus flexible du terme. Une fois le renvoi à l‟atrabile vidé
de son sens, on hésite moins à l‟utiliser de façon métaphorique. Il s‟en suit qu‟on
remarque « une dispersion du champ »97
mélancolique, notamment attesté par la
division en quatre sections de l‟article encyclopédique. Outre la mise en contexte
humorale-historique et la présentation de la mélancolie pathologique, on y trouve
aussi la description de deux types de mélancolie culturellement déterminés Ŕ « des
sens dérivés et récents de la mélancolie »98
Ŕ : la mélancolie douce et la
mélancolie religieuse.
Penchons-nous brièvement sur cette mélancolie douce99
, dont Diderot100
dit que « c‟est le sentiment habituel de notre imperfection » :
95
Charbonneau, p. 1 ; Debru-Poncet, p. 538. Notons que, parallèlement, la pratique thérapeutique
change aussi peu que la description clinique (Jackson, p. 132) Ŕ comme l‟a bien démontré
l‟ouvrage de Starobinski (Histoire du traitement de la mélancolie des origines à 1900.) Ŕ avant
que ne soit établie une théorie convenable pour remplacer l‟ancien humoralisme. En revanche,
l‟aspect pathologique de la mélancolie est assez directement redéfini : avec chaque nouvel
encadrement théorique est reconçue l‟étiologie de la maladie mélancolique. 96
Chambaud, p. 308. 97
Dandrey, p. 749. 98
Charbonneau, p. 5. 99
La « melancholie religieuse », sur laquelle nous ne reviendrons pas ici, est définie comme une
« tristesse née de la fausse idée que la religion proscrit les plaisirs innocens, & qu‟elle n‟ordonne
27
[l‟effet] des idées d‟une certaine perfection, qu‟on ne trouve ni en soi, ni
dans les autres, ni dans les objets de ses plaisirs, ni dans la nature : elle se
plaît dans la méditation qui exerce assez les facultés de l‟ame pour lui
donner un sentiment doux de son existence, & qui en même tems la dérobe
au trouble des passions101
.
Le ton employé dans cette description montre que se dessine un volet positif de la
mélancolie, dont on peut dire qu‟elle a deux versants au XVIIIe siècle : d‟une part
le côté positif, doux et tendre, et d‟autre part le côté négatif, sombre et amer102
. À
vrai dire, la mélancolie douce trouvait sa source à la Renaissance103
, moment
auquel, on s‟en souviendra, étaient étroitement associés la mélancolie et le génie.
Cependant, cette connotation positive de la mélancolie avait été perdue depuis104
,
et il revenait à la scène littéraire de la deuxième moitié du XVIIIe siècle de
renouveler le lien entre mélancolie et génie, pour la revaloriser105
. En fait, c‟est un
mouvement par lequel « la mélancolie s‟idéalise : on lui invente des charmes, on
la savoure, on la cultive »106
, et on insiste tellement que la mélancolie devient une
véritable mode, de sorte qu‟à travers l‟Europe, elle est affectée par des gens qui
voudraient s‟en approprier les traits flatteurs107
.
Dans ces conditions on peut voir que la pertinence et la présence de
l‟expérience, de la pensée, de la culture mélancolique n‟est pas réduite par la
révolution médicale et qu‟au contraire, les siècles classiques voient un
aux hommes pour les sauver, que le jeûne, les larmes & la contrition du cœur. » (Louis de
Jaucourt, « Mélancolie religieuse », dans Denis Diderot et Jean le Rond d'Alembert (dirs),
Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson et al.,
1751-1765, t. X, p. 308) 100
Vraisemblablement l‟auteur de cette section de l‟article. (Charbonneau renvoie à John Lough,
Jacques Proust et Richard Schwab: Œuvres complètes de Diderot, Paris, Hermann, 1976, vol. V,
pp. 211-220.) 101
[Denis Diderot], « Mélancolie », dans Denis Diderot et Jean le Rond d'Alembert (dirs),
Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson et al.,
1751-1765, t. X, p. 307, nous soulignons. 102
Cf. l‟article de Lionello Sozzi, « Malinconia dei tardi lumi », dans Maria Luisa de Gaspari
Ronc, Luca Pietromarchi et Franco Piva (dirs), Lo "spleen" nella letteratura francese/"Le mot
déguisé" : censura e interdizione linguistica nella storia del francese, Fasano, Schena, « Atti del
XVI Convegno della Società universitaria per gli studi di lingua e letteratura francese : Trento, 29
settembre-1 ottobre 1988 », 1991, pp. 9-24. 103
Charbonneau, p. 3. 104
Minois, p. 209. 105
Radden, p. 15. 106
Mauzi, p. 467. 107
Alan B. Hagger, The Idea of « Spleen ». Its Origins and Development in England and France,
1660-1861, Thèse, University of London, 1978, p. 18.
28
enrichissement du motif culturel qu‟est la mélancolie. On remarque au XVIIIe
siècle une multiplication des termes qui en désignent différents types dans le
discours courant. Hormis la mélancolie même, il est question de l‟ennui, de
l‟inquiétude, des vapeurs, de la consomption, de l‟hypochondrie et, bien sûr, du
spleen, de sorte qu‟il y a une visibilité accrue de la mélancolie dans la culture
populaire. Robert Mauzi propose de l‟expliquer par « l‟idée d‟une crise de
l’existence »108
. Il y voit la réaction de l‟homme en société face à la
modernisation : une « prise de conscience, […] la découverte du vide et de
l‟insécurité à l‟intérieur de l‟être. »109
Cette préoccupation, ce sentiment du vide
de l‟existence, fait que les sentiments de tristesse et de découragement, soit les
états psychiques associés avec la mélancolie, sont très répandus. Par conséquent,
celle-ci devient un thème omniprésent, et Mauzi en fait même un des symboles du
XVIIIe siècle
110.
En somme, même si aux siècles classiques s‟effrite le fondement humoral
sur lequel s‟était jadis édifiée la mélancolie, celle-ci est néanmoins très présente
dans la culture médicale et populaire de l‟époque, tellement qu‟elle devient un
motif représentatif du XVIIIe siècle. C‟est dans ce contexte social que les Français
empruntent la notion de spleen à leurs voisins d‟outre-Manche, généralement
reconnus pour être profondément mélancoliques.
La maladie anglaise
La mélancolie avait déjà longtemps été associée avec l‟Angleterre et les
Anglais lorsqu‟en 1672, quand parut le traité intitulé Morbus anglicus de Gideon
Harvey, elle fut pour la première fois nommée à l‟écrit « la maladie anglaise ».
Ute Mohr a noté que l‟origine de cette réputation de nation mélancolique est
complexe et qu‟elle n‟est pas réductible à une seule cause111
, mais il faut savoir
108
Robert Mauzi, « Les Maladies de l‟âme au XVIIIe siècle », dans Revue des sciences humaines,
vol. C, 1960, p. 459, souligné dans l‟original. 109
Ibid., p. 459. 110
Ibid., p. 472. 111
Ute Mohr, Melancholie une Melancholiekritik im England des 18. Jahrhunderts, Frankfurt am
Main/New York, Peter Lang, « Muensteraner Monographien zur englischen Literatur », 1990,
p. 56.
29
que l‟existence de caractères nationaux est implicitement présumée aux siècles
classiques112
. D‟ailleurs, ces traits stéréotypés étaient rarement mis en question113
.
La stabilité de cette croyance aux caractéristiques nationales vient peut-être du
fait que c‟est la théorie humorale qui a permis de les penser, en posant un lien
entre nation, climat et individu114
; et que le XVIIIe siècle a vu s‟approfondir le
déterminisme climatique et géographique, tel qu‟il a été le plus fameusement
élaboré par Montesquieu dans De l’esprit des lois115
. De toute manière, il en
résulte qu‟à l‟époque, l‟habitant des brumeuses îles britanniques était considéré
comme un mélancolique, excentrique, libre-penseur116
. Qui plus est, d‟après
Mohr, la mélancolie était devenue une maladie affectant des communautés, voir
des nations, plutôt que des individus117
.
Avant d‟être associée avec l‟Angleterre, la mélancolie avait résidé en
Italie au début du XVIe siècle
118. Elle y avait été à ce point populaire qu‟elle avait
constitué une véritable vogue de comportement et de tempérament119
. Étant donné
la réputation de supériorité culturelle dont jouissait l‟Italie en ce temps-là, de
nombreux voyageurs anglais adoptèrent des habitudes supposément
mélancoliques observées sur la péninsule, et c‟est ainsi que fut exportée en
Angleterre la popularité de la mélancolie120
. La mode s‟empara de l‟Angleterre à
partir de 1580, date après laquelle on trouve de plus en plus fréquemment des
112
Elizabeth Rechniewski, « References to „national character‟ in the Encyclopédie: the western
European nations », SVEC, vol. XII, 2003, p. 222. L‟auteur cite notamment l‟entrée « Caractere
des nations » de l‟Encyclopédie : « Le caractere d‟une nation consiste dans une certaine
disposition habituelle de l‟ame qui est plus commune chez une nation que chez une autre »
(p. 226). 113
Ibid., p. 228. 114
Ibid., p. 221. 115
Georges Minois, Histoire du suicide : La société occidentale face à la mort volontaire, Paris,
Fayard, 1995, p. 213. 116
Bien que ces traits soient reliés, nous ne nous intéressons ici qu‟au premier. 117
« In den Traktaten des Ärzte hatte sich abgezeichnet, daß die Melancholie nicht als ererbtes
Temperament des Individuums, sondern als Zivilisationskrankheit und Nationalcharakteristikum
diagnostiziert wurde. » (p. 52). 118
Georges Minois, Histoire du mal de vivre: de la mélancolie à la dépression, Paris, Éditions de
La Martinière, 2003, p. 122 ; Lawrence Babb, The Elizabethan Malady: A Study of Melancholia in
English Literature from 1580 to 1642, East Lansing, Michigan State College Press, « Studies in
Language and Literature », 1951, p. 66. 119
Ibid., pp. 73-74. 120
Ibid., pp. 73-74, 185.
30
mentions de la mélancolie dans la littérature nationale121
, ce qui indiquerait un
intérêt répandu pour le phénomène de la mélancolie dans la culture britannique122
.
Pour ce qui est de la littérature médicale, on voit paraître partout en Europe des
travaux sur la mélancolie, mais à la fin du XVIe siècle et au début du XVII
e, les
grands ouvrages sur ce sujet sont anglais123
. Parmi les plus notables on compte le
Treatise of Melancholie (1586) de Timothy Bright et l‟incomparable Anatomy of
Melancholy (1621) de Robert Burton, avec lequel, d‟après Patrick Dandrey,
« aucun [des anciens traités sur la mélancolie] ne peut rivaliser d‟ampleur, de
souveraineté magistrale, de rayonnement »124
. En effet, les cinq rééditions qui
parurent en trente ans témoignent de sa popularité, fait d‟autant plus
impressionnant qu‟il s‟agit d‟une œuvre de 900 pages, qui « n‟était pas […] peu
couteuse à acquérir. »125
Par ailleurs, Alan Hagger fait remarquer que de
nombreux médecins anglais furent éduqués sur le continent et qu‟ils y ont publiés
des thèses sur ce sujet. Il suggère que ce facteur, en combinaison avec l‟abondante
littérature médicale sur la mélancolie en provenance de l‟Angleterre, aurait
contribué à la dissémination de la croyance à l‟étranger que les Anglais étaient
plus susceptibles de ce mal que d‟autres peuples126
.
Tout compte fait, l‟intérêt des Anglais pour la mélancolie à cette époque
est indéniable. Cependant, il faut noter que la première vague d‟écrits et de thèses
que nous venons d‟évoquer ne postule pas à proprement parler un lien causal
entre la nationalité anglaise et le tempérament mélancolique. Cela dit, par le fait
que des Anglais se penchent et écrivent sur la mélancolie et diffusent leur intérêt
pour le sujet, ils répandent les preuves apparentes de ce qui constituera bientôt
121
Babb, The Elizabethan Malady, p. vii. C‟est justement le sujet de l‟ouvrage détaillé de
Lawrence Babb, The Elizabethan Malady: A Study of Melancholia in English Literature from
1580 to 1642. L‟auteur y expose la représentation littéraire de la mélancolie dans ce corpus, en
examinant l‟importance socioculturelle sous-jacente de la notion. 122
Ibid., p. 2, 70 ; Minois, Histoire du mal de vivre, p. 123. 123
Minois, Histoire du mal de vivre p. 122. 124
Dandrey, p. 600. 125
Ibid., p. 679. La première édition de 1621 fut suivie de celles de 1624, 1628, 1632, 1638 et de
l‟édition posthume de 1651, toutes retravaillées par Burton, qui est mort en 1640 (Radden, p. 129). 126
Hagger, p. 21.
31
une association explicite, représentée par la maladie anglaise127
, un lien formel
entre la britannicité et la mélancolie. En 1672, le médecin Gideon Harvey est le
premier à donner à la mélancolie le nom de maladie anglaise, ou plus précisément
de « Morbus anglicus », et Sir William Temple est le premier à inscrire cette
association dans un texte non médical quand il traite de l‟Angleterre comme de la
« region of spleen » en 1690128
. Effectivement, Margery Bailey affirme qu‟entre
1640 et 1700 s‟affermit parmi les Anglais l‟impression qu‟ils sont un peuple plus
atteint par la mélancolie que toute autre nation129
. Cette opinion est renforcée par
la suite, par exemple quand Richard Blackmore traite de l‟« English Spleen » en
1725130
et finalement quand George Cheyne officialise le mythe du mal anglais131
avec son traité sur The English Malady de 1733. Ce dernier est amplement lu et
commenté, non seulement en Grande Bretagne mais à travers toute l‟Europe132
, et
n‟est second en importance dans ce domaine que par rapport à l‟ouvrage de
Burton. De tous ces imprimés résulte un effet cumulatif, puisque chaque écrivain
qui publie sur cette matière ajoute la force de son autorité à l‟opinion déjà établie
quant à l‟existence de la mélancolie anglaise. Parallèlement, les causes de ce
phénomène prennent le poids de la vérité admise à force d‟être répétées133
. Ces
« causes » sont celles que l‟on avait identifiées lorsqu‟on avait cherché à
expliquer la tendance mélancolique. Les plus communément citées ressortissent
généralement à la théorie humorale134
et incluent : le climat humide, le brouillard
permanent, le vent de l‟est, la fumée de charbon dans l‟air, une diète comprenant
127
Nous reviendrons sous peu sur les preuves généralement admises du caractère mélancolique
des Anglais. 128
Hagger, p. 21, n. 2. La citation vient de l‟essai « Upon Poetry » qui parut dans la deuxième
partie des Miscellanea de Temple. 129
Cité dans Hagger, p. 27. 130
Cité dans Jackson, p. 290, souligné dans l‟original. L‟ouvrage en question est le Treatise of the
Spleen and Vapours or Hypochondriacal and Hysterical Affections. 131
Minois, Histoire du suicide, p. 213. 132
On commenta notamment cet ouvrage dans la Bibliothèque Britannique qui présentait la
culture britannique à un lectorat français et européen (Hagger, p. 64). 133
Hagger note par exemple que lorsque Temple répète ce que la culture populaire tient pour les
causes de la maladie anglaise, il y prête l‟autorité de son nom d‟auteur connu (p. 29). 134
Rappelons que l‟on avait traditionnellement imputé l‟origine du mal à des influences
extrinsèques, telles les six choses non naturelles.
32
de grandes quantités de bœuf à demi rôti et la consommation exagérée de bière,
de thé et de café135
.
Dans un autre ordre d‟idées, il peut sembler surprenant que les Anglais
aient accepté de se considérer et de se montrer mélancoliques, surtout face aux
commentateurs français, étant donné la rivalité culturelle qui existait entre leurs
nations136
. Cela s‟explique du moins en partie par une considération courante aux
XVIe et XVII
e siècles : la mélancolie n‟affecterait que les tempéraments les plus
fins137
. Pourtant, même lorsque la mélancolie a perdu sa connotation positive en
Angleterre au début du XVIIIe siècle, on y a maintenu l‟opinion que les Anglais
formaient un peuple mélancolique138
. Il faut dire que l‟une des raisons de la
nouvelle perception négative était en même temps une preuve de l‟existence de la
135
Josephine Grieder, Anglomania in France, 1740Ŕ1789: Fact, Fiction, and Political Discourse,
Genève, Librairie Droz, 1985, pp. 55-56 ; Paul Langford, Englishness Identified: Manners and
Character 1650Ŕ1850, Oxford, Oxford University Press, 2000, pp. 53-54 ; Mohr, pp. 31-32, 57 ;
Minois, Histoire du suicide, p. 213, 215.
Pour expliquer quelque peu ces causes, nous cédons la parole à Robert Burton, ce grand
compilateur des savoirs sur la mélancolie : « L‟air est une cause très importante de la maladie dont
nous traitons, ou de toute autre maladie, étant donné que, grâce à la respiration, il pénètre sans
cesse dans notre corps et dans ses parties les plus internes. Selon Paul d‟Égine, s’il est impur ou
brumeux, il abat l’esprit et provoque des maladies en infectant le cœur […] Fernel déclare qu‟un
air épais épaissit le sang et les humeurs. [Et d‟après Joubert :] Comme est l’air, ainsi est notre
esprit, et comme est notre esprit, ainsi sont nos humeurs. » (Anatomie de la mélancolie, Bernard
Hoepffner et Catherine Goffaux (trads), Paris, José Corti, 2000, vol. I, p. 398, souligné dans
l‟original) Dans ce contexte, il fait remarquer qu‟« [u]n air par trop tempétueux ne vaut pas mieux
qu‟un air impur : un temps rude et mauvais, des vents violents, des journées sombres et nuageuses,
ce que l‟on voit fréquemment chez nous [en Angleterre] » (p. 403) sont donc causes de
mélancolie. Voilà donc pourquoi l‟humidité, le brouillard, le vent et la fumée en sont également
considérés comme des causes.
Par ailleurs, Burton écrit : « [l]‟alimentation est la première chose [des six non
naturelles], elle comprend les aliments et la boisson, et peut provoquer la mélancolie lorsqu‟elle
nuit en substance ou par accident, c‟est-à-dire en fonction de la quantité, de la qualité, &c. » (p.
360) Il expose par la suite « les aliments qui sont nuisibles en substance » (p. 361), dont le bœuf,
« parce qu‟il produit un sang épais et mélancolique » (Ibid.), notant qu‟« [e]n règle générale, toute
viande difficile à digérer provoque la mélancolie » (p. 363). Pour ce qui est de la bière, elle « est
très malsaine, elle irrite, blesse l‟estomac, &c. » (p. 371). Mais encore, « [c]e n‟est pas tant la
substance elle-même des aliments, ni leur mauvaise qualité, due à une mauvaise préparation ou
cuisson, qui sont dangereuses, que les quantités ingérées, […] l‟intempérance exagérée de ceux
qui mangent trop » (p. 376). Ainsi la consommation des Anglais de trop de bœuf, de bière, de thé,
de café, Ŕ et on fait souvent cas de l‟excès des éléments individuels de leur diète Ŕ est elle aussi
cause de leur mélancolie 136
Justement, Ute Mohr exprime sa surprise à ce sujet (p. 53). 137
Hagger, p. 27. Babb explicite : « on the whole the more dignified connotations of melancholy
determined England‟s attitude toward it. In general the attitude was definitely one of respect. This
was true both in the late sixteenth century and in the early seventeenth century, but especially in
the latter period. » (The Elizabethan Malady, p. 180) 138
Hagger, p. 60, 62.
33
mélancolie anglaise : l‟apparente hausse prolongée du nombre de suicides en
Angleterre. Avec le recul du temps et une meilleure compréhension des
statistiques et des effets de la presse, on reconnaît que « le phénomène [du suicide
en Angleterre] semble […] bien général, sans que l‟on puisse pour autant parler
d‟une épidémie ou d‟une vague de suicides. »139
Mais au tournant du XVIIIe
siècle, la nouveauté du reportage de chiffres tels que les taux de mortalité, en
combinaison avec l‟essor de la presse, donnait l‟impression que les Anglais
connaissaient une poussée extravagante de suicides140
. Plus exactement,
l‟augmentation des nombres de suicides141
Ŕ entraînée entre autres par
l‟urbanisation croissante, la désintégration de l‟unité familiale, et, si l‟on croit les
contemporains, la généralisation de l‟athéisme142
Ŕ fut amplifiée par les
commentaires régulièrement imprimés.
Non seulement les journaux publient les billets de mortalité, mais ils
développent les cas de suicide les plus intéressants, les plus étranges ou les
plus frappants, et enquêtent sur les circonstances et les causes. Ainsi le
public se familiarise-t-il avec ces faits divers qui semblaient jusque-là
exceptionnels.143
Il en résulta que l‟apparente vogue suicidaire renforça l‟impression que les
Anglais étaient un peuple profondément mélancolique.
À l‟extérieur de l‟Angleterre, cette propension à se suicider était
considérée comme une particularité anglaise144
, tout comme la mélancolie était
vue comme un trait caractéristique de cette nation145
. Pour certains, la mélancolie
anglaise consistait spécifiquement « dans un dégoût irraisonné de la vie et dans un
139
Minois, Histoire du suicide, p. 217. 140
Ibid., pp. 215-216. Notons toutefois que Voltaire soupçonna déjà l‟effet des reportages
journalistiques dans la diffusion de cette impression (René Pomeau, « En marge des Lettres
philosophiques. Un essai de Voltaire sur le suicide », Revue Voltaire, no 1, 2001, p. 84, 87). Cf.
aussi infra, pp. 77-78. 141
Cette hausse, quoique exagérée, eut effectivement lieu. Minois, Histoire du mal de vivre,
p. 137 ; Minois, Histoire du suicide, p. 217. 142
Minois, Histoire du suicide, pp. 217-219 ; Mohr, p. 59. 143
Minois, Histoire du suicide, p. 216. 144
Langford, p. 52 ; Pomeau, p. 85 ; Minois Histoire du mal de vivre, p. 231. On parlait même
d‟« anglicisme » quand un Français se suicidait (Ibid., p. 236)! 145
Eric Gidal, « Civic Melancholy : English Gloom and French Enlightenment », Eighteenth-
Century Studies, vol. XXVII, no 1, 2003, p. 24.
34
penchant presque irrésistible au suicide. »146
L‟existence de ce phénomène avait
été établie sur le continent par les mêmes processus, phénomènes et ouvrages Ŕ
lus, commentés et parfois traduits Ŕ que nous avons identifiés ci-dessus comme
responsables de la diffusion de cette idée en Angleterre. De plus, la
documentation et les commentaires étrangers au sujet des Britanniques, qui le plus
souvent répétaient ces bribes d‟« information » devenues lieux communs, en
renforçaient l‟effet. En tout état de cause, que ce mal fût particulier aux Anglais
était une notion répandue et acceptée à travers l‟Europe avant la fin du XVIIe
siècle147
, et jusqu‟à la fin du XVIIIe siècle
148. Ainsi, tout au long du XVIII
e siècle,
l‟Angleterre et la mélancolie furent indissociables.
146
Starobinski, p. 71. Il paraphrase ici François Boissier de Sauvages. On notera qu‟il s‟agit d‟une
formulation très proche de ce que, dans son étude rétrospective, Henry Le Savoureux considère
qu‟est le spleen (cf. Contribution à l’étude des perversions de l’instinct de conservation: le spleen,
Thèse, Université de Paris, G. Steinheil, 1913). 147
Langford, p. 51. 148
Mohr, p. 53.
35
Chapitre II : État du contact anglo-français au XVIIIe siècle
Dans le contexte de la longue histoire politique et culturelle partagée par la
France et l‟Angleterre, le XVIIIe siècle se distingue comme « l‟époque par
excellence de la découverte de l‟Angleterre et de la propagation du modèle
anglais en France »149
. C‟est une époque où les deux pays s‟influencent
mutuellement, positivement lors de partages et d‟échanges, et négativement par
une aversion de rivaux lors de conflits et de périodes de tensions150
. De toute
manière, l‟effet cumulatif est une sorte d‟imbrication culturelle. Nous considérons
que les influences prononcées qui résultent de la solidité de ce rapport opèrent à
deux niveaux : d‟une part au niveau national, entre gouvernements et sociétés, et
d‟autre part au niveau personnel, entre individus isolés. Afin d‟élucider dans cette
perspective l‟état du contact entre l‟Angleterre et la France au siècle des
Lumières, qui aura permis la transmission et la naturalisation de la notion de
spleen151
, nous procéderons en trois temps : nous évaluerons d‟abord de manière
générale l‟influence britannique Ŕ politique et culturelle Ŕ en France à ce moment-
là152
; ensuite nous présenterons ces individus que nous nommons, en
paraphrasant Gabriel Bonno, les agents de liaison culturelle153
; et finalement nous
examinerons les attitudes ayant modulé ce rayonnement et les opinions des
intermédiaires au long du siècle, soit l‟anglophilie, l‟anglomanie et l‟anglophobie.
149
Edmond Dziembowski, Un nouveau patriotisme français, 1750-1770. La France face à la
puissance anglaise à l’époque de la guerre de Sept Ans, Oxford, Voltaire Foundation, 1998, p. 18,
n. 6 ; cf. aussi Jacques Gury, « Une excentricité à l‟anglaise : l‟Anglomanie », dans L’Excentricité
en Grande Bretagne au dix-huitième siècle, Michèle Plaisant (éd.), Lille, Éditions universitaires,
1976, p. 191. 150
Notons que « [d]e 1689 à 1815, se déroule ce que les historiens appellent volontiers la seconde
guerre de Cent Ans » (Dziembowski, p. 16) puisque « la guerre opposera la France et l‟Angleterre
pendant près de soixante-dix ans et la paix se limitera à une série de trêves précaires » (Gury,
p. 191). 151
D‟ailleurs, c‟est à la seule condition d‟un contact interculturel rapproché et prolongé que sont
possibles des transmissions notionnelles. Un contact ponctuel ne pourrait suffire à influencer de
cette manière le domaine des idées, vu que par nature elles muent lentement. 152
Pour les besoins de cette étude, nous privilégions cette optique et négligeons son pendant,
c‟est-à-dire l‟influence française en Angleterre. 153
Cette expression est inspirée par le premier chapitre de La culture et la civilisation britanniques
devant l’opinion française de la paix d’Utrecht aux Lettres philosophiques, intitulé « Organes et
agents de liaison intellectuelle entre la Grande-Bretagne et la France ». Nous avons préféré adapter
l‟expression de Bonno pour faire de la place aux partages dans des domaines plus divers et moins
restreints aux seules élites.
36
L’influence britannique en France au XVIIIe siècle
Alors que la France jouit de la prééminence culturelle en Europe au
XVIIIe siècle, l‟Angleterre s‟avère résistante à cette influence et jouit en revanche
d‟un certain prestige en France154
. En fait, on considère l‟intérêt que portent les
Français à l‟Angleterre comme un trait caractéristique du XVIIIe siècle
155 et on
avance même que le facteur anglais est déterminant en ce qui concerne « the
making of the French Enlightenment »156
. En fait, la conséquence de cette
ouverture à la culture britannique est qu‟avant la fin du siècle seront bouleversées
« les idées reçues » dans tous les domaines, et renversées « toutes les conventions,
les traditions, les institutions françaises »157
.
Loin de s‟exercer d‟un seul coup, cette influence s‟impose par étapes et
s‟inscrit d‟ailleurs dans un contexte plus large, celui des échanges culturels
franco-anglais de toute l‟époque moderne, que René Pillorget a divisés en trois
phases. La première correspond à « un XVIe siècle prolongé par les premières
décennies du XVIIe » où l‟emprise de la France sur l‟Angleterre est telle qu‟elle
exclut une quelconque réciprocité. Suit une transition : « un ensemble de
décennies au cours desquelles on voit se développer certaines influences anglaises
en France, au point que l‟on semble parvenir à certain équilibre, et à un véritable
échange. » Finalement, la troisième phase, qui s‟étend « de la fin du XVIIe siècle
à la fin du XVIIIe, avec un apogée aux alentours de 1765-1775, apparaît
caractérisée par une situation complexe, comportant une prédominance du rapport
Angleterre-France sur le rapport France-Angleterre »158
.
154
René Pillorget, « Quelques échanges culturels franco-anglais au cours des temps modernes »,
dans Les Échanges culturels à l’époque moderne, Actes du Colloque de 1985, Association des
historiens modernistes des universités, bulletin X, Paris, Presses de l‟Université de Paris-
Sorbonne, 1986, pp. 63-64. 155
Gabriel Dominique Bonno, La Culture et la civilisation britanniques devant l’opinion française
de la Paix d’Utrecht aux Lettres Philosophiques (1713Ŕ1734), Philadelphia, American
Philosophical Society, 1948, p. 4. 156
Ira Owen Wade, « The English Influence », dans The Structure and Form of the French
Enlightenment, Princeton, Princeton University Press, 1977, vol. 1, p. 120. 157
Gury, « Une excentricité à l‟anglaise : l‟Anglomanie », p. 200. 158
Pillorget, pp. 55-56. En fait, Michèle Mat-Hasquin observe que « [l]‟influence du modèle
anglais » s‟exerça sur l‟Europe entière (« Les influences anglaises en Europe occidentale au siècle
des Lumières », Études sur le XVIIIe siècle, vol. VIII, 1981, p. 191).
37
Ce contexte historique permet de comprendre qu‟existaient déjà depuis la
Renaissance d‟étroits rapports intellectuels entre les deux nations159
, que les
relations entre protestants français et anglais ne font que raffermir160
à la suite de
la Révocation de l‟Édit de Nantes en 1685. La vague d‟émigration de huguenots
en Angleterre amorce la « découverte progressive »161
de ce pays par les Français,
le rendant présent et pertinent dans le discours social contemporain. Dans un
deuxième temps, le contact de la France avec sa « rivale ancestrale »162
s‟est
amélioré après la mort de Louis XIV en 1715 lorsque furent réalignées les
alliances politiques. Le regard qui naguère avait été tourné vers l‟Espagne se
dirige dès lors vers le Royaume-Uni, avec lequel on travaille activement à un
rapprochement diplomatique163
.
Dans ces conditions on éprouvait désormais en France un intérêt marqué
pour ce qui devint en 1707 la Grande-Bretagne, d‟abord surtout au plan
intellectuel164
. Les Anglais étaient connus pour être forts en réflexion approfondie
et l‟on admirait beaucoup les travaux de leurs grands philosophes165
,
reconnaissant volontiers « la contribution de l‟Angleterre au fonds général des
idées de l‟humanité. »166
Les philosophes français s‟intéressaient aussi au
gouvernement de leurs voisins167
, que Montesquieu fera connaître et dont il tirera
son principe de séparation des pouvoirs168
. Hormis la philosophie et la politique,
159
Edouard Sonet donne pour causes les rapports politiques, la venue d‟Anglais dans les
universités françaises et le collège anglais de Douai qui servait à former le clergé anglais
catholique lors des persécutions sous la reine Élisabeth I (Voltaire et l’influence anglaise, Genève,
Slatkine Reprints, 1970 (1926), p. 8). 160
Ibid. 161
Dziembowski, p. 19. 162
Ibid., p. 13. 163
Jean-Paul Schneider, « "Anglais affreux, Anglais sublimes dans le roman français vers 1730" :
les Anglais vus par Prévost dans les Mémoires d'un Homme de qualité », dans Marie-Odile Bernez
(dir.), Visions de l'étranger au siècle des Lumières, Dijon, Éditions universitaires de Dijon,
« Kaléidoscopes », 2002, p. 117. 164
Plus tard dans le siècle on allait s‟intéresser aux mœurs des Anglais, à leurs institutions
culturelles et au style qu‟ils privilégiaient. 165
Wade démontre dans son chapitre « The English Influence » à quel point les travaux et les
idées de Bacon, Hobbes, Shaftesbury et Locke ont, parmi d‟autres, profondément affecté la pensée
des philosophes français. 166
Jacqueline de Laharpe, Le Journal des Savants et l’Angleterre 1702-1789, Berkeley, University
of California Press, 1941, p. 335. 167
Cf. Mat-Hasquin pp. 194-197. 168
Wade, p. 159.
38
on accordait un grand respect aux Anglais entre autres dans les domaines de la
médecine169
, des sciences exactes170
et de la manufacture171
, où ils étaient fort
avancés ; la connaissance de leurs travaux apporta beaucoup aux Français et aux
autres Européens œuvrant dans ces mêmes domaines.
En ce qui concerne la littérature, l‟influence britannique se fit sentir
lentement d‟abord puisqu‟il fallait qu‟on se familiarise avec le goût anglais172
. La
popularité des traductions d‟ouvrages anglais augmenta cependant au cours du
siècle et bien que la pratique traductive de l‟époque siècle penchât vers la
francisation de la forme et du contenu173
, graduellement, des éléments
caractéristiques de la littérature anglaise furent introduits par cette voie174
.
« L‟importance qu‟avaient les traductions d‟ouvrages anglais et l‟influence
qu‟elles exerçaient sont attestées par les imitations qu‟elles inspiraient, souvent
dans un délai assez bref »175
, surtout dans les genres romanesques et théâtraux176
.
Par ailleurs, la popularité de ce type de fiction est attestée par l‟ampleur
stupéfiante de la production littéraire à l‟anglaise177
. Non seulement découvre-t-on
sous des plumes françaises des personnages, des sites et des motifs anglais, mais
l‟esthétique même de la littérature française en fut affectée. À l‟exemple des
écrivains compatriotes de Shakespeare, on accorda plus de valeur à la sensibilité,
on commença à nuancer le langage des personnages, en différenciant les classes
sociales dans un pas vers un réalisme accru, on donna à la littérature une fonction
clairement moralisatrice et on commença à délaisser certaines règles formelles, en
169
Laharpe, p. 309. 170
Bonno, p. 2. Rappelons que ce fut d‟ailleurs l‟époque où régnait le newtonianisme, et cela
encore longtemps après la mort, en 1727, de celui que Voltaire nommait « le grand Newton ». 171
Mat-Hasquin, p. 197. 172
Laharpe suggère que cela s‟est accompli vers le milieu du siècle (p. 424). 173
Mat-Hasquin, p. 192. 174
Selon Mat-Hasquin, l‟effet de la littérature anglaise fut considérable à travers l‟Europe dans la
seconde moitié du XVIIIe siècle (p. 191).
175 Laharpe, p. 333.
176 Gerald B. Maher, « L‟Anglomanie en France au XVIIIe siècle », La Revue de l’Université
Laval, vol. X, 1955, p. 134. 177
Cf. le chapitre « The English in Fiction: Novels and Stories „from‟, „by‟, and about the
English » de Grieder et l‟article « The 1750 Watershed: Anglomania in France » de Frail.
39
se libérant par exemple du vers au théâtre178
. La mode anglaise laissa de cette
façon son empreinte permanente sur le paysage littéraire de la France.
En fin de compte on voit que l‟influence anglaise joua un rôle déterminant
dans « la mutation des sensibilités et des gouvernements, des formes esthétiques
et politiques »179
de la France du XVIIIe siècle. Elle effectua également une
« revolution in manners »180
quand la mode anglaise fit imiter sa culture et ses
mœurs sous des formes aussi variées que les divertissements, l‟alimentation,
l‟interaction sociale, les styles vestimentaires et paysaagers, et on en passe. Bref,
on ne peut nier que le fait anglais était omniprésent et qu‟il laissa sa marque sur
quasiment tous les aspects de la vie française.
Les agents de liaison culturelle
Ayant établi que l‟Angleterre eut une grande influence sur la France à
l‟époque qui nous retient, nous devons à présent nous intéresser à ceux qui furent
responsables de la diffusion de sa culture. Traditionnellement on accorde à
Voltaire la primauté dans cette fonction d‟informateur181
, en supposant que
l‟Angleterre n‟était guère connue des Français avant la parution de ses Lettres
philosophiques182
. Cependant, même si pour ses contemporains « il était
impossible de ne pas lire »183
ce grand ouvrage, et qu‟il rendit accessible un
portrait favorable de la société britannique, la présentation de l‟Angleterre aux
Français ne résultait pas de l‟effort d‟un seul homme. D‟ailleurs, Voltaire n‟était
ni le premier à introduire des informations sur ce pays ni nécessairement le
178
Maher, pp. 136-137. Wade donne Diderot comme un exemple d‟écrivain qui aurait fait l‟effort
d‟adopter « the realism, the insistence upon morality, the appeal to sentiment, [and] the profound
delineation of character » typiques de la littérature anglaise dans ses romans et ses écrits
dramatiques (p. 166). 179
Mat-Hasquin, p. 199. 180
Charles Henry Lockitt, The Relations of French and English Society (1763-1793), New York,
Longmans, Green and Co., 1920, p. 40. 181
Que Voltaire soit la figure la plus importante dans l‟éducation anglaise des Français est la
prémisse de l‟ouvrage d‟Edouard Sonet (cf. son introduction), et un fait acquis pour D. Pasquet
(« La découverte de l'Angleterre par les Français au XVIIIe siècle. I. », La Revue de Paris, vol.
XXVII, no 6, 15 décembre 1920, p. 832). Que I. O. Wade accepte encore en 1977 ce cliché
historique (p. 143) est cependant quelque peu surprenant. 182
Dziembowski, p. 20. 183
Pasquet, « La découverte de l‟Angleterre par les Français au XVIIIe siècle. I », p. 832.
40
personnage le plus influent dans ce rôle184
. Nombreux furent ceux qui ont
participé à cette interaction culturelle, nombreux ceux qui ont été actifs dans la
dissémination de renseignements. Pour faciliter l‟analyse de leurs efforts, nous les
regrouperons en trois catégories principales : les voyageurs, les journalistes et les
traducteurs.
La forme de contact interculturel la plus directe est incarnée par les
multitudes de voyageurs, Anglais comme Français, qui quittèrent leur patrie pour
passer quelque temps chez leurs voisins d‟outre-Manche. Le premier exode
d‟importance pour le XVIIIe siècle est celui des réfugiés huguenots
185, mentionnés
plus haut, qui avaient établi à Londres une communauté permanente à la fin du
siècle précédent. Ces émigrants renvoyaient en France une abondance
d‟information sur la civilisation anglaise qui les avait reçus186
, stimulant ainsi
auprès de leurs anciens compatriotes un intérêt à son égard187
. De plus, lorsque
sont arrivés les premiers curieux, la communauté huguenote aida à les initier à la
culture britannique188
.
Les voyageurs favorisèrent la transmission d‟informations aux Français et
l‟initiation de futurs touristes à travers leurs écrits : des récits de leurs
pérégrinations et des commentaires à propos d‟éléments divers de la culture
anglaise. Quoique la réception de ces publications ne fût pas unanimement
admirative189
, celles-ci avaient un lectorat avide, ce dont témoignent par exemple
les quatre éditions en français des Lettres sur les Anglais et les Français de Beat-
Ludwig de Muralt qui parurent entre 1725 et 1728190
, les deux rééditions des
184
Jacques Gury déclare par exemple que « l‟obscur abbé Desfontaines est en fait un intermédiaire
beaucoup plus efficace et important que Voltaire » (Le Voyage Outre-Manche : anthologie des
voyageurs français de Voltaire à Mac Orlan, Paris, R. Laffont, « Bouquins », 1999, p. 3), ce que
soutient également Dziembowski (p. 22). 185
Le fait que les Huguenots ne sont pas, le plus souvent, retournés dans leur pays d‟origine, les
différencie des voyageurs typiques qui, eux, ne partirent que pour un temps limité. 186
Wade, p. 121. 187
Maher, p. 128-129. 188
Bonno, p. 14. Bonno mentionne par exemple que Voltaire, Prévost et La Mottraye furent parmi
ceux qui profitèrent de cette aide. 189
Les Lettres sur les Anglais et les Français de Muralt suscitèrent notamment toute une
polémique, accusées comme elles l‟étaient d‟avoir trop favorisé les Anglais et trop critiqué les
Français (cf. l‟article de Reichler). 190
Claude Reichler, « Le rapatriement des différences: Beat-Ludwig de Muralt entre deux
mondes », Rivista di letterature moderne e comparate, vol. XLVIII, no 2, 1995, p. 141.
41
Lettres d’un Français sur les Anglais (1745) de l‟abbé Le Blanc191
, et la
popularité indéniable des Lettres philosophiques (1734) de Voltaire et du traité De
l’esprit des lois (1748) de Montesquieu192
. Le nombre même des écrits de ce
genre à paraître est indicatif de l‟intérêt qu‟ils suscitèrent193
. Pris ensemble, ils
effectuent par la dissémination d‟informations une démystification de
l‟Angleterre194
.
Cela dit, ce ne sont pas tous les voyageurs qui écrivent, ce qui ne les
empêche pas de jouer un rôle clé dans la liaison culturelle, d‟autant qu‟ils ne sont
pas peu nombreux à franchir la Manche à l‟époque. Si les voyageurs-écrivains
appartiennent souvent aux élites intellectuelles Ŕ qui étaient en effet nombreuses à
visiter les îles britanniques195
Ŕ l‟institution du Grand Tour assura que « [l]es
échanges humains [se] sont également effectués à un niveau intellectuel moins
élevé. »196
Malgré tout, le privilège du voyage était au XVIIIe siècle encore
réservé aux élites sociales vu les coûts élevés qui y étaient associés197
. Autour des
ambassades et des salons de Paris et de Londres se fréquentent alors les classes
supérieures des deux pays, tellement qu‟on peut dire qu‟ils forment une seule
société198
. Dans ces conditions, les fortes amitiés et les contacts sont importants
pour les futurs visiteurs, car ces connaissances leur garantiront les
recommandations nécessaires pour accéder à la bonne société du pays visité199
.
Entretenus au retour du voyageur par de riches échanges épistolaires, ces rapports
amicaux fournissaient parfois un vecteur supplémentaire pour la communication
191
Gury, Le Voyage Outre-Manche, p. 3. 192
Dziembowski, p. 28. 193
Josephine Grieder fait le tour des écrits de voyageurs français dans son chapitre « The English
in Fact: Traveler‟s Accounts and Observations ». 194
Grieder, p. xi. 195
Lockitt soutient par exemple qu‟entre 1763 et 1789 quasiment tous les « prominent men of
letters » ont visité l‟Angleterre, ou côtoyaient des Anglais en France (p. 2). 196
Pillorget, p. 62. Aux siècles classiques les jeunes de la bonne société entreprenaient le Grand
Tour Ŕ un long voyage à travers divers pays de l‟Europe Ŕ pour parfaire leur éducation. 197
Ce n‟est plus le cas au XIXe siècle quand le bateau à vapeur et le chemin de fer rendent
commune la possibilité de partir quelques jours en Angleterre (Gury, Le Voyage Outre-Manche,
p. 10). 198
Lockitt, p. 14. 199
Gury, Le Voyage Outre-Manche, pp. 4-5. Ainsi, c‟est parce qu‟ils avaient fait la connaissance
de Lord Chesterfield lorsque celui-ci séjourna à Paris que Voltaire fut recommandé à la princesse
de Galles et que Montesquieu fut présenté à la Cour anglaise et élu membre de la Royal Society
(Bonno, p. 7).
42
d‟informations. Ajoutons que ces liens étaient assez forts pour que les conflits
militaires anglo-français, qui auraient dû entraîner pour le moins un obstacle
considérable à la communication, n‟aient pas, au XVIIIe siècle, interrompu les
relations intellectuelles et culturelles200
.
Notre deuxième catégorie d‟intermédiaires culturels est celle des
journalistes. Ceux-ci représentent les multiples périodiques de langue française,
publiés en France comme en Hollande, qui étaient soucieux de faire connaître les
événements et les détails du monde anglais201
. Alors que le rôle des journalistes
en tant qu‟agents du rapport anglo-français est moins complexe que celui des
voyageurs, leur influence s‟exerçant de manière moins variée, la nature de la
presse fait que leur traitement du fait anglais eut une plus vaste diffusion. Ainsi
fut atteint un public plus étendu que le lectorat des écrits de voyageurs ou que
celui des œuvres anglaises en traduction202
, et en vérité ce fut le moyen de
dissémination d‟informations auprès de la population en général203
. Cependant, il
faut noter que les compétences en langue anglaise étaient très peu communes en
France204
, ce qui avait pour conséquence qu‟à l‟exception de ce que rapportaient
les voyageurs, les périodiques ne pouvaient habituellement traiter que de ce qui
avait déjà été traduit205
. Ainsi dépendaient-ils presque entièrement de ceux qui
traduisaient à leur gré les ouvrages exposant les discussions, les découvertes, les
idées anglaises206
. Pour cette raison, il faut considérer que les journalistes
200
Gury Le Voyage Outre-Manche, p. 2 ; Bonno, p. 9 ; Lockitt, pp. 14-15. 201
Citons à titre d‟exemples le Pour et Contre de Prévost, le Mercure de France, le Journal des
Savants et les Mémoires de Trévoux. Selon Pasquet : « Des revues comme la Bibliothèque
anglaise, la Bibliothèque britannique, se fondèrent en Hollande, dans l‟intention expresse de faire
connaître en France les publications d‟outre-Manche » (« La découverte de l'Angleterre par les
Français au XVIIIe siècle. I. », p. 831).
202 Bonno, p. 15.
203 Maher, p. 133.
204 Bonno, p. 6 ; D. Pasquet « La découverte de l'Angleterre par les Français au XVIII
e siècle. II. »,
La Revue de Paris, vol. XXVIII, no 1, 1 janvier 1921, p. 204 ; Maher, p. 125 ; Wade, p. 122. 205
Remarquons toutefois que Prévost, et donc son Pour et Contre, représente une exception
importante à cette règle générale, puisqu‟il avait de bonnes connaissances et une grande habilité en
langue anglaise. 206
Bonno, p. 3 ; Laharpe, p. 474. Les périodiques hollandais qui circulaient en France étaient
moins affectés par cette déficience linguistique et, en conséquence, ils ont pu y introduire des
informations inédites et autrement inaccessibles (Bonno, p. 19). Notons d‟ailleurs qu‟un manque
de compétences linguistiques n‟empêchait pas absolument de faire ce travail. Même l‟abbé
Desfontaines, traducteur du Gulliver de Swift et du Rape of the Lock de Pope, n‟avait qu‟une
connaissance limitée de la langue anglaise d‟après Bonno (p. 14).
43
agissaient comme des relais plutôt que comme des introducteurs de connaissances
nouvelles sur l‟Angleterre.
Comme les journalistes, les traducteurs ont un rôle univoque dans la
médiation culturelle franco-britannique. En revanche, leur originalité est qu‟ils
présentaient aux Français des éléments de la culture britannique véritablement
nouveaux. Selon le genre d‟ouvrage traduit, il pouvait s‟agir de développements
scientifiques ou de nouvelles idées philosophiques, ou si c‟était une traduction
purement littéraire, des mœurs et de la vie quotidienne des Anglais. Comme nous
l‟avons indiqué plus haut, les traducteurs adaptaient dans l‟ensemble leurs textes
au goût français dans le but de les faire apprécier. De cette façon, les éléments de
culture anglaise furent rendus acceptables pour le public français qui a pu s‟y
habituer lentement. Cette intégration lente fut d‟autant plus efficace qu‟elle
résultait d‟une volonté de plaire. Après quelques décennies, la demande en France
pour tout ce qui avait rapport à Angleterre était telle que l‟on produisait de plus en
plus de traductions, sans trop se soucier d‟ailleurs de la qualité de la traduction ni
du mérite de l‟ouvrage original207
. Par cet afflux d‟ouvrages anglais accessibles au
lecteur moyen, une panoplie de renseignements sur la Grande Bretagne fut ajoutée
au fonds culturel commun.
En fin de compte, on remarque que la volonté des agents de liaison
culturelle de faire connaître l‟Angleterre aux Français Ŕ qu‟elle se soit réalisée à
travers la traduction, la production écrite des voyageurs ou les commentaires des
journalistes Ŕ comporte souvent un prosélytisme plus ou moins développé. C‟est-
à-dire que les informations sont orientées subjectivement par une curiosité pour ce
que représente l‟Angleterre, soit une alternative ou une menace à la culture
traditionnelle de France. Dans cet ordre d‟idées, nous verrons maintenant quels
étaient les principales tonalités des discours sur les Anglais.
207
Déjà à l‟époque on critiquait la faible qualité des traductions et des ouvrages que l‟on
choisissait de traduire (Pasquet, « La découverte de l'Angleterre par les Français au XVIIIe siècle.
I. », p. 832).
44
Les réactions au fait anglais : l’anglophilie, l’anglomanie et l’anglophobie
L‟omniprésence du fait anglais suscita en France des réactions disparates,
opposées même, mais pris ensemble, ces phénomènes apparemment
contradictoires attestent d‟une préoccupation générale de l‟état de l‟influence
anglaise et de la situation politique du moment, les variations relevant d‟opinions
personnelles. Dans ces conditions, il est important de reconnaître que le discours
sur les Anglais participait d‟une construction idéologique et que les agents de
liaison culturelle communiquaient leur parti pris, même si la déclaration
d‟objectivité était un topos de leurs écrits. La représentation de l‟Angleterre varie
selon les besoins discursifs et les arguments idéologiques de chaque texte. Chez
certains, elle est un tableau en négatif de la France208
et représente un potentiel de
renouvellement. Utopie destinée à servir de modèle, l‟Angleterre des discours
anglophiles et anglomanes propose donc une critique implicite de la société
française contemporaine209
. Chez d‟autres la présentation dystopique de
l‟Angleterre voudrait faire valoir la France par comparaison et éveiller un
sentiment patriotique parmi les concitoyens.
Pour situer ces courants d‟opinions dans le temps, précisons d‟abord que
ce qui, au XVIIIe siècle, prend la forme de l‟anglophobie relève de la position
traditionnelle face à la rivale historique. C‟est ce qui en fait un phénomène aussi
tenace, une émotion sociale, si l‟on peut dire, permanente210
. L‟anglophilie, par
contre, apparaît au début du siècle avec la « découverte » de l‟Angleterre par les
Français211
. L‟appréciation de la culture britannique dont font preuve nombre
d‟hommes de lettres de cette époque s‟inscrit ainsi dans « le contexte plus large
208
Dziembowski, p. 21. 209
Pasquet, « La découverte de l'Angleterre par les Français au XVIIIe siècle. I. », p. 224. En fait,
il n‟est pas rare de discerner les traits d‟une écriture utopique dans les descriptions de l‟Angleterre
au XVIIIe siècle. L‟article de Michèle Sacquin montre très bien que les récits de voyage « offrent
certaines caractéristiques de l‟utopisme » (p. 53), ce que Jean Marie Goulemot révèle également
dans la fiction de l‟époque (cf. le chapitre « L‟utopie, du temps immobile au temps déployé »). 210
Dziembowski, p. 44 ; Pillorget, p. 66. 211
Nous hésitons à donner des dates précises à ces mouvements puisque les historiens, tout en
évoquant les mêmes tendances, identifient des dates et des marqueurs historiques différents.
45
du cosmopolitisme des Lumières. »212
Le caractère raisonné et sélectif de cette
anglophilie philosophique213
, qui est une « attitude de respect, d‟estime envers un
pays qui est quelquefois considéré comme un modèle »214
, est ce qui la différencie
de l‟anglomanie. Bien que « [l]a plupart des historiens [aient] adopté le terme
„anglomanie‟ pour qualifier les réactions des Français favorables à
l‟Angleterre »215
, elle désigne plus correctement « cet intérêt inattendu pour tous
les aspects de la vie et de la civilisation anglaises »216
qui se rapproche de
« l‟Anglolâtrie, aveugle et abusive »217
. L‟anglomanie est à vrai dire l‟adoption
irréfléchie d‟une « mode de grande ampleur »218
. D‟ailleurs, le terme
d‟anglomanie est, à l‟origine, comme l‟explique Jacques Gury, une « épithète
[…] chargée de mépris, voire d‟hostilité [qui] vise à ridiculiser les Français qui se
sont engoués des choses anglaises et à réduire leur enthousiasme au niveau
d‟affectations Ŕ et d‟affections Ŕ dérisoires »219
. Employé dès 1753 et rendu
mémorable par le Préservatif contre l’anglomanie de Fougeret de Montbron en
1757, le terme nomme l‟engouement croissant vers la mi-siècle, pour tout ce qui
est anglais. Ce qui pourrait sembler être une « manie universelle »220
ne l‟est
pourtant pas, puisqu‟en fait l‟enthousiasme des anglomanes suscite une réaction
opposée chez les conservateurs, si bien que l‟on connaît à la même époque une
poussée d‟anglophobie. Ce mouvement anglophobe reproche aux anglomanes leur
manque de patriotisme et est encore plus véhément sur ce point lors de la guerre
de Sept Ans (1757-1763) et de la guerre d‟Indépendance américaine (1778-1783).
Pour les anglophobes, les conflits militaires sont des occasions, selon l‟expression
d‟un contemporain, « de nous déprendre des idées anglaises »221
. Paradoxalement,
les défaites de la France à la fin de la guerre de Succession d‟Autriche (1748) et
212
Dziembowski, p. 32. 213
Gury, « Une excentricité à l‟anglaise: l‟Anglomanie », p. 192 ; Dziembowski, p. 19. 214
Dziembowski, p. 29. 215
Ibid. 216
Gury, « Une excentricité à l‟anglaise : l‟Anglomanie », p. 192. 217
Ibid., souligné dans l‟original. 218
Dziembowski, p. 29. 219
Gury, « Une excentricité à l‟anglaise : l‟Anglomanie », p. 192. 220
Pasquet, « La découverte de l'Angleterre par les Français au XVIIIe siècle. I. », p. 832.
221 Laharpe cite un dénommé Gilbert Arnaud François Simon de La Grange de Chessieux, auteur
de la Conduite des Français justifiée, ou Observations sur un écrit anglais intitulé « Conduite des
Français à l’égard de la Nouvelle Ecosse » (p. 389).
46
de la guerre de Sept Ans (1763) constituent pour certains anglomanes un
argument séducteur de la supériorité des Anglais222
.
En fin de compte, le va-et-vient des courants d‟opinions à l‟égard des
Anglais au cours du XVIIIe siècle illustre assez bien que, face à la présence
culturelle anglaise, « [o]n pouvait protester mais on ne pouvait l‟ignorer »223
.
D‟ailleurs, plus durait cette présence britannique en France, plus l‟apport des
Anglais à la culture française devenait permanent. Vers la fin du siècle on connaît
ce que Grieder considère comme la troisième phase de l‟anglomanie, soit la
naturalisation des mœurs et des comportements anglais224
. Gury identifie la fin de
la Guerre d‟Indépendance américaine (1783) comme le moment à partir duquel
l‟anglomanie s‟imposera :
[c‟est] au point qu‟elle paraît toute naturelle et qu‟il ne sera plus
nécessaire d‟aller jusqu‟à l‟excentricité pour faire reconnaître les modes
anglaises, ou, mieux encore, les modes anglaises ne sont plus perçues
comme excentricité. Puisqu‟il n‟y a plus d‟hostilité et que la société
s‟ouvre à la liberté et à la nature, l‟Anglomanie devient simplement un
élément de la civilisation française.225
Même après que la Révolution aura « dissip[é] les illusions libérales de
l‟aristocratie et bala[yé] l‟Anglomanie au profit d‟excentricités autrement
dangereuses »226
, l‟héritage de l‟influence britannique s‟avérera avoir
profondément marqué la culture française. Qui plus est, ces changements auront
été actifs plutôt que simplement réactifs.
222
Gury, « Une excentricité à l‟anglaise: l‟Anglomanie », p. 192. 223
Maher, p. 135. 224
Grieder, p. 20. 225
Gury, « Une excentricité à l‟anglaise: l‟Anglomanie », p. 208. 226
Ibid.
47
Deuxième partie : Vecteurs littéraires de la notion « spleen »
Chapitre III : Les textes préparatoires
Nous venons de voir comment le rapprochement culturel opéré au cours
du XVIIIe siècle par une présentation continuelle de la culture anglaise prépare la
réception de certains de ses éléments en France. C‟est ce même mouvement qui
rend possible l‟adoption de la notion de spleen par le moyen de textes
préparatoires227
. Ces textes à saveur britannique décrivent ou mettent en scène le
spleen sans pourtant le nommer ; ils introduisent ainsi indirectement l‟idée d‟une
variante mélancolique spécifique, qui nécessitera une appellation propre. Afin de
voir comment se fait cette importation, nous allons analyser quelques exemples
significatifs de ces vecteurs littéraires que sont les textes préparatoires, par
ailleurs regroupés en trois catégories : d‟abord, les traductions littéraires
d‟originaux anglais ; ensuite les œuvres littéraires françaises qui mettent en scène
un tempérament mélancolique en association avec des personnages anglais ; et
finalement, les écrits de voyageurs qui confèrent le poids du témoignage à la
description de la mélancolie des Anglais.
Avant de procéder plus avant, signalons que durant cette période
préliminaire l‟interprétation et, conséquemment, la représentation de ce qui sera
dénommé spleen ne sont pas encore fixées et rigides. L‟ambiguïté est limitée,
mais nos exemples montreront que dans ce premier temps le sens varie entre une
simple morosité, une mélancolie plus affirmée et une véritable inclination
suicidaire. Le lecteur pourrait reconnaître qu‟il s‟agissait du champ d‟associations
propre à la mélancolie anglaise228
, et c‟est pourquoi l‟évocation de cette variété
mélancolique dans les exemples suivants est prise pour la préparation du spleen.
227
Les textes effectivement préparatoires appartiennent à la première moitié du siècle, et sont
antérieures à 1745, date de la première occurrence du terme « spleen » imprimé. 228
Celle-ci se distingue de la mélancolie ordinaire non seulement par le contexte national, mais
surtout par sa caractéristique principale, qui est le dérapage subit de la morosité vers la volonté
suicidaire.
48
Les traductions
Vers la fin des années 1720, à un moment où encore peu de traductions de
l‟anglais voient le jour en France229
, l‟abbé Pierre-François Guyot Desfontaines
traduit Gulliver’s Travels (1726) de Jonathan Swift et The Rape of the Lock
(1717) d‟Alexander Pope. Ce sont des ouvrages qui incluent des passages
célèbres230
mettant en scène ce qui dans la langue originale était nommé
« spleen ». Bien que les traductions aient rendu ce terme par mélancolie,
masquant dans l‟immédiat sa spécificité, elles l‟évoquaient néanmoins, mais sans
le dire.
Les passages qui nous intéressent dans les Voyages du capitaine Lemuel
Gulliver, dont la traduction par Desfontaines paraît en 1727, se trouvent dans le
quatrième livre, le Voyage au païs des Houyhnhnms. Pour ce qui est de La boucle
de cheveux enlevée : poème héroï-comique, traduit en 1728, c‟est le quatrième
chant qui nous intéresse. Notons que ces parties retinrent déjà l‟attention
particulière des contemporains231
, encore que les traductions entières fussent bien
accueillies232
.
Le Voyage au païs des Houyhnhnms contient un épisode où est décrit le
comportement mélancolique des Yahous, une race d‟animaux qui représente les
humains dans le monde parodique de Swift. L‟hôte Houyhnhnm de Gulliver décrit
l‟attitude étonnante d‟un Yahou auquel on avait enlevé son trésor chéri :
« L‟animal voyant qu‟on lui avoit ravi l‟objet de sa passion, se mit à hurler de
toute sa force ; il entra en fureur, & puis tomba en foiblesse ; il devint
229
Bonno, p. 7. 230
Le passage de Pope qui nous intéresse a notamment été commenté dans les articles « The
English Malady of the Eighteenth Century » d‟Oswald Doughty et « The Cave of Spleen » de
Lawrence Babb. 231
Les commentaires des périodiques laissent voir que le quatrième livre du Gulliver est le préféré
des contemporains, apparemment « parce que c‟est celui qui „renferme le plus de critique, de
morale et de sentimens vertueux.‟ » (Bonno, p. 71. L‟auteur mentionne le Mercure et le Journal
des Savants, mais n‟indique pas lequel il cite.) Par ailleurs, le Chant IV fut la section étudiée pour
comparer les traductions du Rape of the Lock dans le journal Observations littéraires (Maher,
p. 134). 232
Parmi toutes les traductions du Gulliver faites à l‟époque, celle de Desfontaines connaît le plus
grand succès (Bonno, p. 70). Pour ce qui est de la Boucle enlevée, « [l]‟ouvrage est accueilli avec
faveur [… et] le Mercure de France déclare que „rien n‟est plus poétique, ni plus ingénieux que
cette fiction‟ » (Ibid., p. 73).
49
languissant ; il ne mangea plus, ne dormit plus, ne travailla plus », jusqu‟à ce
qu‟on lui eût remis l‟objet convoité233
. Encore moins compréhensibles pour les
Houyhnhnms Ŕ race sans émotions et incapable de conduite illogique Ŕ sont les
cas où ce comportement survient sans cause apparente. Le Houyhnhnm raconte :
Il prend souvent à nos Yahous une fantaisie, dont nous ne pouvons
concevoir la cause. Gras, bien nourris, bien couchés, traités doucement par
leurs Maîtres, pleins de santé & de force, ils tombent tout-à-coup dans un
abatement, dans un dégoût, dans une mélancolie noire, qui les rend mornes
& stupides. En cet état, ils fuïent leurs camarades, ils ne mangent point, ils
ne sortent point, ils paroissent rêver dans le coin de leur loge, & s‟abymer
dans leurs pensées lugubres.234
Enfin, ils ne sont guéris que lorsqu‟on leur impose un régime de travail
physiquement pénible qui « met en mouvement tous leurs esprits, & rappelle leur
vivacité naturelle. »235
Lorsqu‟il entend cette anecdote, Gulliver, originaire
d‟Angleterre :
ne [peut s]‟empêcher de songer à [s]on païs, où la même chose arrive
souvent, & où l‟on voit des hommes comblés de biens & d‟honneurs,
pleins de santé & de vigueur, environnés de plaisirs, & préservez de toute
inquiétude, tomber tout-à-coup dans la tristesse & dans la langueur,
devenir à charge à eux-mêmes, se consumer par des réflexions
chimériques, s‟affliger, s‟apesantir, & ne faire plus aucun usage de leur
esprit livré aux vapeurs Hypocondriaques.236
Il est d‟ailleurs convaincu que le remède qu‟on impose aux Yahous « est un
régime excellent pour la tristesse & la mélancolie »237
des hommes.
La mise en relation de ces deux extraits par l‟équivalence sous-entendue
des Yahous et des humains238
, pour ne rien dire de leur rapprochement dans le
233
Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, Pierre-François Guyot Desfontaines (trad.), Paris, J.
Guérin, 1727, vol. II, pp. 213-214. 234
Ibid., pp. 214-215. 235
Ibid., pp. 215. 236
Ibid., pp. 215-216. 237
Ibid., pp. 216. Dans la traduction de Desfontaines, Gulliver recommande vigoureusement ce
remède au lecteur, alors que dans la version de Swift, Gulliver est convaincu de son utilité mais ne
s‟adresse pas au lecteur pour le lui recommander. 238
Plus tôt dans le récit la comparaison des deux espèces est clairement énoncée. Gulliver
raconte : « On nous mit tous deux côte à côte, pour mieux faire la comparaison de lui à moi, & ce
fut alors que le mot de Yahou fut repeté plusieurs fois, ce qui me donna à entendre, que ces
animaux s‟appelloient Yahous. Je ne puis exprimer ma surprise & mon horreur, lorsqu‟ayant
considéré de près cet animal, je remarquai en lui tous les traits & toute la figure d‟un homme »
(Ibid., p. 138).
50
texte, semble en faire une seule description. Ce que permet ce redoublement
descriptif est la mise en relief des points importants, notamment le fait que les
accès sont sans cause apparente. Les autres traits peignent en détail l‟attitude d‟un
individu atteint par ce genre de mélancolie. D‟ailleurs, le fait que pour décrire
l‟état du Yahou affligé le texte emploie l‟article indéfini Ŕ il est « dans une
mélancolie noire » suggère que ce dont il souffre est une condition plus
spécifique, déterminée par les autres caractéristiques mentionnés. Il suffit de
rappeler que Gulliver établit un lien explicite entre ces descriptions et le mal dont
souffrent ses compatriotes britanniques, pour y voir le portrait de la mélancolie de
type anglais.
Quant au Chant IV de The Rape of the Lock, c‟est l‟encadrement du récit
qui lui confère un caractère britannique. Alors que ce chant consiste en une
description quasi-mythologique et nationalement neutre de « the cave of Spleen »,
ou « la caverne de l‟Hypocondre »239
, le récit primaire auquel il est associé tourne
autour d‟une intrigue de jeunes aristocrates anglais240
. De toute manière, dans ce
passage est personnifiée l‟Hypocondre, que l‟on représente sous les traits d‟une
« Déesse triste, pâle & reveuse, […] couchée dans un lit fait exprès pour
entretenir ses noirs soucis »241
. Elle est décrite comme étant une « Lunatique
Reine » et la « mere des esprits bisarres, source feconde des vapeurs » ; c‟est elle
dont la force fait que certaines personnes « deviennent capables d‟inventer des
sistêmes, & de faire des vers »242
. Cette déesse mélancolique est accompagnée
dans sa caverne par ses dames d‟honneur : « la Bisarrerie », « la Migraine », « la
Méchanceté »243
et « l‟Affectation [qui] s‟évanoüit avec grace, [et] est fiere dans
sa langueur »244
.
239
Alexander Pope, La boucle de cheveux enlevée : poème héroïcomique, Pierre-François Guyot
Desfontaines (trad.), Paris, François Le Breton père, 1728, p. 50. 240
La visite à la caverne de l‟Hypocondre est occasionnée par la réaction exagérée de Belinde
lorsqu‟on lui enlève avec malveillance sa boucle de cheveux préférée. 241
Ibid., p. 51. 242
Ibid., p. 54. On a ici une allusion directe aux savants et aux poètes dont on considère
traditionnellement que le génie procède de leur mélancolie. 243
Ibid., p. 51. La Méchanceté est « une Vierge antique [à] la peau rude, noire & ridée ». 244
Ibid., p. 52.
51
Quant aux lieux qu‟habitent ces personnages, ils sont entièrement marqués
par des influences évoquant la mélancolie. On mentionne notamment que « la
grote est si bien fermée, que l‟air & les rayons du jour qu‟on y abhorre, n‟y
pénétrent jamais », que « les vents d‟Orient avec toute leur malignité y soufflent
sans cesse »245
, qu‟« [u]ne éternelle vapeur environne ce Palais, & [qu‟]au milieu
de ces broüillards épais voltigent mille fantômes. »246
Le texte continue en
montrant comment pour rendre l‟héroïne hypocondriaque, la Déesse enferme dans
un sac les éléments d‟une crise de fureur : « tout ce que la nature a donné de force
aux femmes pour pleurer, quereller, soupirer, & crier »247
. Ensuite elle « met au
fond d‟une bouteille enfumée les horreurs de la crainte, avec lesquelles elle mêle
la tristesse, & les envies delayées »248
Ŕ soit les éléments de la mélancolie qui
succèdera à cette crise. Aussitôt, la belle Belinde est emportée par une colère
furieuse, puis elle est « pénétrée de douleur », puisqu‟elle « tient les yeux & la
tête baissée, & fond en larmes »249
.
En fin de compte, le quatrième chant de La Boucle de cheveux enlevée fait
voir comme une hypotypose le comportement de la mélancolie spleenétique. La
présentation de la caverne de la déesse « Spleen »-Hypocondre, la
personnification de cet état d‟abattement et de ses compléments, et la liste des
symptômes mélancoliques choisis pour la jeune Anglaise constituent un tableau
frappant de la mélancolie. Le récit cadre et le fait qu‟il s‟agisse d‟une traduction
de l‟anglais font que le lectorat français y voit une description de la mélancolie
anglaise.
Les textes littéraires français
Dans un contexte social de plus en plus marqué par un intérêt pour la
culture anglaise, il n‟est guère surprenant de constater que la présence latente du
spleen soit également apparente dans la production littéraire française. En fait, le
245
Pope, pp. 50-51. 246
Ibid., p. 52. Le vent et le brouillard dont il est question évoquent le climat qui cause la
mélancolie des Anglais. 247
Ibid., p. 56. 248
Ibid., pp. 56-57. 249
Ibid., p. 62.
52
plus commun des clichés de caractère national Ŕ le tempérament sombre et
mélancolique des Britanniques Ŕ est fréquemment repérable dans la fiction
française à partir de la première moitié du siècle250
. Nous allons voir ce topos à
l‟œuvre dans la pièce Le Français à Londres de Louis de Boissy et dans le roman
Le Philosophe anglais ou Histoire de Monsieur Cleveland de l‟abbé Prévost. À
travers ces exemples, nous constaterons que la littérature a cela d‟efficace qu‟elle
fait vivre sur scène et dans l‟imagination les représentations qu‟elle convoque.
S‟inspirant, comme plusieurs de ses contemporains, de l‟intérêt pour les
Anglais, Louis de Boissy a mis en scène leur mélancolie spleenétique dans deux
comédies légères. La première, Le Français à Londres, fut représentée pour la
première fois à la Comédie Française en 1727251
; tant par sa date que par son
grand succès populaire252
, elle apparaît comme un vecteur littéraire significatif
préparant la réception du spleen. Il s‟agit d‟une pièce en un acte dont « la mince
aventure n‟est que le cadre conventionnel utilisé par l‟auteur pour confronter
divers personnages dans lesquels s‟incarnent plusieurs aspects significatifs de
chacun des deux caractères nationaux »253
. C‟est ainsi que les traits stéréotypés de
l‟Anglais sont personnifiés par le dénommé Jacques Rosbif (Roastbeef), qui
figure bien « l‟Anglois le plus disgracieux, le plus taciturne, le plus bisarre [et] le
plus impoli »254
, mais aussi le plus mélancolique, d‟autant qu‟il est comparé au
mari décédé de sa fiancée, un autre Anglais « [t]oujours sombre, toujours
brusque »255
. De plus, les didascalies le font parler « d‟un ton phlegmatique »256
,
soit avec le manque de vivacité d‟un homme ennuyé de la vie. Effectivement, lors
de sa rencontre avec le Marquis de Polinville, Rosbif s‟assoit pour le regarder
silencieusement alors que ce premier essaie en vain de le faire entrer en
250
Grieder, p. 87. Grieder passe en revue une quinzaine d‟ouvrages dans lesquels on évoque la
mélancolie anglaise (pp. 87-92). 251
Bonno, p. 25. La comédie La Frivolité de Boissy, dans laquelle « le spleen britannique évolue
sur les planches du Théâtre-Italien sous les traits de Miss Blar », ne paraît que plus tardivement,
soit en 1753 (Dziembowski, p. 53) 252
Cette pièce est « [j]ouée dix-sept fois de suite en 1727, chiffre élevé pour l‟époque » (Bonno,
p. 26). 253
Ibid., p. 25. 254
Louis de Boissy, Le François à Londres, Paris, Les Frères Barbou, 1727, p. 16. 255
Ibid., p. 17. 256
Ibid., p. 29.
53
conversation. En fait, le caractère sombre de Rosbif est rehaussé par sa mise en
opposition avec la légèreté et la gaieté françaises qu‟incarne le personnage du
marquis257
. Le comportement de cet « étourdi »258
opiniâtre confronté à la
conduite de l‟Anglais morose et taciturne, en particulier dans la scène de leur tête-
à-tête, prête vie aux clichés des caractères nationaux. Boissy met aussi en mots les
tempéraments qu‟il oppose, faisant discourir le marquis sur la nature présumée
des Anglais et des Français. Pour celui-ci, chaque nationalité peut être réduite à
une qualité essentielle :
L‟esprit […] fait un homme aimable, vif, leger, enjoüé, amusant, les
délices des societez, un beau parleur, un railleur agréable, & pour tout
dire, un François. Le bon sens, au contraire, s‟appesantit sur les matieres
en croyant les approfondir, [… et] fait un homme lourd, pedant,
melancolique, taciturne, ennuyeux, le fleau des compagnies, un
moraliseur, un revecreux [rêve-creux], en un mot un … [Anglais].259
De cette manière, Boissy crée un personnage dont la taciturnité
flegmatique évoque la mélancolie de sa nation. Cependant, la brièveté de la pièce
et la légèreté demandée par le genre comique empêchent une présentation
complète et développée de la mélancolie. Cela dit, le portrait du spleenétique dans
Le Français à Londres, peut être complété par un autre ouvrage littéraire
préparatoire où l‟on rencontre le type de « l‟Anglais sensible et mélancolique »260
.
Bien que ce soit une règle générale que « [l]e héros prévostien est
rarement intact de toute morbidité »261
, et même que la mélancolie est le
sentiment de base de tous les héros et héroïnes de Prévost262
, c‟est le personnage
de Cleveland, protagoniste éponyme de Le Philosophe anglais ou Histoire de
Monsieur Cleveland (1731), qui est « la plus accomplie de ces âmes
subjectivement mélancoliques et objectivement malheureuses »263
. Il est à ce
point indissociable de ces sombres émotions que c‟est un personnage dont Robert
257
Gidal voit dans l‟opposition du « vain yet cheerful Frenchman and the proud yet melancholic
Englishman » un motif récurrent dans les écrits théâtraux du XVIIIe siècle (p. 27).
258 Boissy, p. 52.
259 Ibid., p. 47.
260 Bonno, p. 31.
261 Mauzi, p. 472.
262 Jean Sgard, Prévost Romancier, Paris, José Corti, 1968, p. 178.
263 Mauzi, p. 476, souligné dans l‟original.
54
Mauzi dit qu‟il « revendiqu[e] une vocation de malheur »264
et que « [t]out le récit
de ses aventures n‟est qu‟un immense chant de la douleur »265
. À travers ce héros
et ses multiples aventures, Prévost fournit un portrait de la mélancolie anglaise à
ce point approfondi et nuancé qu‟il semble prendre vie266
.
En vérité, Le Philosophe anglais ou Histoire de Monsieur Cleveland est
un roman de la mélancolie. Jean Sgard le récapitule comme suit :
L‟histoire de Cleveland est celle d‟un homme triste ; après s‟être imprégné
de mélancolie dans une enfance douloureuse, il s‟élance par deux fois vers
un bonheur idéal ; mais Fanny [sa femme] lui échappe, puis Cécile [sa
fille]. Son amour et sa famille sont ruinés ; il connaît la tentation du
suicide, puis se résigne enfin à une vie endeuillée, à une mélancolie sans
fin. Le fond ordinaire de ses sentiments […] est la mélancolie.267
Dans ces conditions, il n‟est pas étonnant que Cleveland soit devenu un modèle
mélancolique-spleenétique important268
, surtout quand on considère que sont
présentées diverses facettes de son affliction.
Dans une histoire où règne le destin, ce protagoniste est doublement
maudit dès le début, étant « condamné à la mélancolie par sa naissance et sa
nationalité »269
. Par sa naissance la fortune l‟aurait voué à de tristes
expériences270
, et par sa nationalité il est prédisposé à voir la vie en noir271
. En
264
Mauzi, p. 475, souligné dans l‟original. 265
Ibid., p. 476. 266
Eric Gidal rappelle que c‟est la forme romanesque qui permet de développer des personnages
qui sont plus que les simples types, qui suffisent pour les comédies et les écrits propagandistes
(p. 29). 267
Sgard, p. 178. 268
Le personnage eut une influence non négligeable, notamment sur Jean-Jacques Rousseau et
François-Thomas de Baculard d‟Arnaud Ŕ « one of the most prolific and popular authors of the
second half of the century » (Robert J. Frail, « The 1750 Watershed: Anglomania in France »,
dans A Singular Duality. Literary Relations between France and England in the Eighteenth
Century, New York, AMS Press, « AMS studies in the eighteenth century », 2007, p. 24). Le
succès du roman, qui, publié en huit tomes de 1731 à 1739, connaît « une vingtaine d‟éditions
jusqu‟en 1823 » contribue à l‟influence du personnage (Jean-Paul Sermain, « Philosophe
Anglais (Le) ou Histoire de M. Cleveland, fils naturel de Cromwell, écrite par lui-même, et
traduite de l‟anglais par l‟auteur des Mémoires d‟un homme de qualité », dans Robert Laffont et
Valentino Bompiani (dirs), Le Nouveau Dictionnaire des œuvres de tous les temps et de tous les
pays, Paris, Éditions Robert Laffont, 1994, p. 5545). 269
Ibid. 270
C‟est le fils bâtard d‟Oliver Cromwell, père cruel, voire monstrueux. Plus tard dans sa vie
Cleveland commente : « Mon nom était écrit dans la page la plus noire et la plus funeste du livre
des destinées ; il y était accompagné d‟une multitude d‟arrêts terribles que j‟étais condamné à
subir successivement. » (Antoine François Prévost, dit d‟Exiles, Le Philosophe anglais ou Histoire
55
effet, la progression du récit lui fait vivre une suite d‟expériences abominables, de
sorte que sa vie lui donne des occasions et même des raisons de désespérer.
Son état d‟abattement se manifeste dans ses réactions aux malheurs de sa
vie. D‟une part, son comportement et ses actes indiquent le désespoir qu‟il
ressent, et on y reconnaît les signes traditionnels de la mélancolie : Cleveland tend
à la solitude, il s‟abandonne à des réflexions sur son triste sort272
, il entreprend
même de se suicider273
. D‟autre part, les termes qu‟il choisit pour décrire son
expérience évoquent sa profonde sensibilité. Il écrit par exemple :
Dans l’excès inexprimable de tristesse et d’abattement que je ressentis à
cette vue, j‟aurais souhaité de pouvoir me dérober aux yeux des hommes,
et renoncer à tout autre sentiment que celui de la douleur. J‟aurais
souhaité d‟être seul, dans la plus déserte contrée de l‟Amérique, occupé en
silence à méditer sur mes malheurs274
.
D‟ailleurs, au moment qui précède son suicide avorté, Cleveland décrit le mal
dont il souffre et, d‟après Sgard, définit avec précision le « spleen qu‟il ne nomme
pas »275
:
[M]a douleur s‟accrut tellement par mes tristes réflexions que je tombai en
peu de jours dans la plus dangereuse et la plus terrible de toutes les
maladies. Je ne puis la faire mieux connaître qu‟en la nommant une
horreur invincible pour la vie. C‟est une espèce de délire frénétique, qui
est plus commun parmi les Anglais que parmi les autres peuples de
l‟Europe.276
Mais plus encore que la tentation suicidaire, ce qui fait de ce roman une
illustration incomparable du spleen est l‟attachement avoué du personnage à son
malheur. Cela importe d‟autant plus que ce « goût de [l]a tristesse »277
est le
de Monsieur Cleveland, Philip Stewart (éd.), dans Jean Sgard (dir.), Œuvres de Prévost, Grenoble,
Presses Universitaires de Grenoble, 1978, vol. II, p. 83) 271
Cleveland parle de la « noire disposition de l‟âme » des Anglais, dont il est lui-même affecté
(Prévost, Le Philosophe anglais, p. 288). 272
Ces deux traits surviennent souvent en conjonction, par exemple lorsque Cleveland dit : « Mon
unique occupation, pendant sept ou huit jours, fut de me promener seul dans un assez grand jardin
[…] et de m‟y ensevelir dans un abîme de méditations sombres et funestes. » (Ibid.) 273
Seule l‟irruption dans sa solitude de ses enfants au moment crucial parvient à le faire changer
de dessein (cf. la page 290). 274
Ibid., p. 240, nous soulignons. 275
Sgard, p. 180. 276
Prévost, Le Philosophe anglais, p. 288, souligné dans l‟original. 277
Ibid., p. 241.
56
moteur de la narration. Cleveland remarque que c‟est un « triste plaisir »278
que
celui de raconter sa vie, et ajoute :
le mal qu‟elle [la fortune] me cause, et les tourments même dont je me
plains, sont devenus ma plus douce et ma plus chère occupation […]
J‟aime, je crains, j‟espère, je m‟afflige et je me trouble encore, dans un
temps où j‟ai perdu tout ce qui a ouvert l‟entrée de mon cœur à ces
terribles sentiments. Toute la douceur de ma vie est de les entretenir,
comme le précieux reste de ce qui les a causés. Je ne me lasse donc pas de
répéter mon dessein : je continue d’écrire pour nourrir ma tristesse279
.
De ce fait, le roman entier devient un discours mélancolique, surtout quand on
considère que « c‟est le goût de [s]a tristesse qu[‟il] consulte, bien plus que les
règles de la narration et que les devoirs de l‟historien. »280
Le résultat est une
ample illustration d‟un état émotionnel. Le personnage de Cleveland devient ainsi
le « melancholic embodiment of [England‟s] splenetic history »281
, et dans
l‟imaginaire de son lectorat, il donne l‟idée la plus complète de la mélancolie
anglaise dont il est l‟exemple.
Les écrits de voyageurs
Les illustrations du spleen contenues dans les traductions et les ouvrages
littéraires trouvent une confirmation dans les publications des individus qui ont
voyagé en Grande-Bretagne. Cependant, dans ce dernier type d‟écrit, les
commentaires au sujet de la mélancolie sont moins étoffés et moins parlants que
dans les œuvres de fiction. On n‟en fait mention que brièvement ou en passant,
parce qu‟en raison de la croyance aux caractères nationaux, la mélancolie des
Anglais apparaît comme une vérité banale, qu‟il n‟est pas nécessaire de démontrer
ni de prouver par des anecdotes. Conséquemment, dans des ouvrages consacrés à
l‟observation des mœurs et du caractère anglais282
, la présentation d‟un trait
278
Prévost, Le Philosophe anglais, p. 241. 279
Ibid., p. 359, nous soulignons. 280
Ibid., p. 241. 281
Gidal, p. 29. 282
Une telle volonté est généralement annoncée dès la première page. Par exemple, Muralt débute
sa première lettre ainsi : « Pendant que je suis en Angleterre, je veux, Monsieur, vous dire quelque
chose des Mœurs & du Caractère des Anglois, autant par amusement, que par un dessein sérieux
de faire un portrait de cette Nation, qui vous la fasse bien connoitre. » (Lettres sur les Anglois et
57
communément admis peut être répartie dans des commentaires dispersés, alors
que pour exposer des observations ou des faits inédits, le développement doit être
plus conséquent et plus suivi.
Un des premiers et des plus influents textes de voyageur en Angleterre au
XVIIIe siècle, fut l‟ouvrage de l‟abbé Béat Louis de Muralt, un Suisse qui nota ses
impressions sur les peuples qu‟il visitait. Principalement rédigées lors de ses
voyages à la fin du siècle précédent, les Lettres sur les Anglois et les François et
sur les voiages circulèrent en manuscrit avant d‟être publiées en 1725283
. Le
public les reçut d‟ailleurs assez avidement pour que se succèdent quatre éditions
françaises en moins de quatre ans284
, et on compte parmi ses lecteurs de grands
noms tels ceux de Voltaire, Prévost, Montesquieu et Rousseau285
.
On lisait dans les six lettres sur les Anglais des notations pittoresques sur
la vie de ce peuple. L‟auteur y esquisse des tableaux qui mettent en scène leur
mode de vie, leur culture, leur caractère national. Il insiste par exemple sur leur
tendance à penser profondément, ce qui, avec le « Bon-sens »286
dont ils sont
dotés, est intimement lié à leur sérieux. Muralt mentionne à de nombreuses
reprises cette dernière qualité287
et l‟illustre par des remarques sur l‟air morose
des Anglaises lorsqu‟elles se promènent288
. Le Suisse fait aussi remarquer le
silence dans lequel s‟entretiennent les Britanniques, qui est associé encore une
les François et sur les voiages (1728), Charles Gould et Charles Oldham (éds), Paris, Champion,
« Bibliothèque de la Revue de la Littérature Comparée », 1933, p. 103) 283
Reichler, p. 148. 284
Ibid., p. 141 ; Bonno, p. 22. Gould et Oldham ajoutent que : « between 1725 and 1740 […]
Muralt‟s work was running through edition after edition » (pp. 83-84). 285
Reichler, p. 153, n. 2. Voltaire mentionne son prédécesseur dans la dix-neuvième des Lettres
philosophiques, le nommant « le sage et ingénieux Monsieur de Muralt » (Cité dans Reichler,
p. 141). Faisons aussi remarquer que Muralt eut une influence considérable sur le genre des écrits
de voyages et que les Lettres de Muralt furent une mine d‟informations et d‟anecdotes pour les
écrivains qui le suivirent. 286
Muralt, p. 104. 287
Muralt mentionne par exemple que « le Génie de la Nation est pour le Sérieux » (p. 123), que
les rendez-vous des Anglais se passent « sans Gaieté » (p. 126), et que tout compte fait ce sont
« des gens si sérieux ! » (p. 146). 288
« La Promenade est aussi un des grands Plaisirs des Femmes, & leur maniere de se promener
est une des choses qui marquent leur caractère » : « elles marchent ensemble, le plus souvent sans
se parler », avançant sans jamais cueillir ni même remarquer une fleur, sans jamais laisser
échapper un air de chanson (Ibid., p. 127).
58
fois avec leur gravité et qui, du point de vue de l‟observateur, fait d‟eux un peuple
morne.
Dans un même ordre d‟idées, Muralt fait part de son étonnement
concernant l‟absence de crainte de la mort qu‟il observe chez les Anglais. Non
seulement les criminels condamnés approchent fièrement du gibet, « sans marquer
aucun Sentiment »289
, mais en outre « les Anglois se donnent la Mort aussi
facilement qu‟ils la reçoivent »290
. Muralt y voit un « mépris de la Mort »291
et
rapporte huit cas qui montrent la facilité qu‟ont les Anglais à décider de se
suicider. À ce sujet Muralt commente :
[I]ls meurent quand ils en ont pris la résolution, & […] ils la prennent
souvent pour peu de chose. On ne sçait à quoi attribuer une singularité si
étrange, si ce n‟est à ce que je vous ai déjà dit de leur Caractère : ils sont
violens dans leurs Passions, c‟est-à-dire, bien résolus de réussir ; fiers avec
cela, ne pouvant supporter un mauvais succès ; peu ingénieux à le reparer ;
& enfin assez mélancoliques pour ne s’occuper que de leur Chagrin.292
Pour Muralt donc, la promptitude avec laquelle les Anglais envisagent la mort
facilite le suicide et est indicative de leur profonde mélancolie puisque c‟en est
l‟acte paroxysmique.
L‟emploi du présent intemporel dans le passage cité, comme dans le reste
de l‟ouvrage, implique que les propos qu‟on y tient sont des vérités générales.
Ceci s‟ajoute au caractère universel des commentaires que le pronom personnel
« ils » fait appliquer à une nation entière. Une telle construction du discours ne
laisse aucune place au doute, qui était déjà largement écarté par la position
d‟expert qu‟occupe l‟auteur en vertu de son expérience de voyage en Angleterre.
En conséquence, les Lettres sur les Anglois font acte d‟autorité en présentant un
peuple dont le bon sens et la pensée profonde augmentent le caractère taciturne et
sérieux, des traits qui reflètent tous un fond mélancolique d‟ailleurs révélé par
leur propension suicidaire.
289
Muralt, pp. 132-133. 290
Ibid., pp. 133-134. 291
Ibid., p. 133. 292
Ibid., p. 135, nous soulignons.
59
Dans un type différent d‟écrit de voyageur293
, De l’esprit des lois (1748),
Montesquieu note lui aussi la tendance des Anglais à se donner la mort294
.
Puisqu‟il s‟agit d‟un traité savant, la forme diffère de celle qu‟on trouve chez
Muralt. Premièrement, Montesquieu emploi un ton plus neutre en évitant une
présentation par anecdotes, en évacuant la réaction et le jugement personnels, et
en se dispensant de l‟expression à la première personne. Par ailleurs, il privilégie
une explication analytique en faisant porter ses observations sur « la machine » et
son âme, et en proposant une interprétation plus traditionnellement humorale295
.
Dans ses mots :
[L]es Anglois se tuent sans qu‟on puisse imaginer aucune raison qui les y
détermine, ils se tuent dans le sein même du bonheur. Cette action […] est
l‟effet d‟une maladie ; elle tient à l‟état physique de la machine, et est
indépendante de toute autre cause.
Il y a apparence que c‟est un défaut de filtration du suc nerveux ; la
machine, dont les forces motrices se trouvent à tout moment sans action,
est lasse d‟elle-même ; l‟âme ne sent point de douleur, mais une certaine
difficulté de l‟existence. La douleur est un mal local qui nous porte au
désir de voir cesser cette douleur : le poids de la vie est un mal qui n‟a
point de lieu particulier, et qui nous porte au désir de voir finir cette vie.296
C‟est ainsi que Montesquieu compose une présentation du mal anglais qui est
moins une description de comportements, vus de l‟extérieur, et davantage une
évocation de l’expérience mélancolique. En même temps que la dimension
critique du passage maintient l‟effet de crédibilité de l‟écrit savant, l‟approche
empathique permet une nouvelle compréhension de la mélancolie anglaise. Au
surplus, en employant le pronom inclusif « nous », l‟auteur invite le lecteur à
participer à l‟entendement de la maladie.
293
N‟étant pas un récit de voyage, De l’esprit des lois n‟est pas typique de cette catégorie ;
cependant, il s‟agit bel et bien d‟un écrit de voyageur ayant visité l‟Angleterre, contenant sous
forme non fictive des considérations sur le peuple britannique. 294
Charles-Louis de Secondat baron de La Brède et de Montesquieu, De l’esprit des lois, dans
Roger Caillois (éd.), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994,
vol. II, liv. XIV, ch. XII. 295
En plus de l‟explication en termes de « filtration du suc nerveux », Montesquieu déclare
explicitement, et conformément à la théorie des climats, que cette maladie menant au suicide est
causée par le climat de la région (Cf. liv. XIV, ch. XIII, p. 486). Doctrine antique popularisée par
De l’esprit des lois, cette théorie considère les différences culturelles et anthropologiques comme
résultant des dissimilitudes climatiques des régions qu‟habitent diverses sociétés. Son
déterminisme est d‟ailleurs généralement semblable à celui de l‟humoralisme. 296
Montesquieu, liv. XIV, ch. XII, pp. 485-486.
60
Par ces remarques, Montesquieu ajoute donc un élément important à la
présentation préparatoire du spleen en facilitant un rapprochement entre cet état et
l‟expérience du lecteur français. Et bien que ce soit un passage mineur dans un
ouvrage de grande envergure, il faut se rappeler que c‟est la description fameuse
des institutions anglaises qui a fait de L’esprit des lois une lecture incontournable
pours ses contemporains297
. Dans ces conditions, le commentaire sur la maladie et
le suicide des Anglais constitue une partie importante de la représentation du pays
avec lequel le lecteur moyen associe l‟ouvrage298
.
Ainsi, si brèves soient-t-elles, les mentions de la mélancolie des Anglais
contenues dans les publications des voyageurs servent à confirmer les clichés
littéraires quant à leur caractère triste et taciturne. C‟est que les témoignages des
voyageurs prêtent leur l‟autorité à ce lieu commun. En fin de compte, l‟effet
cumulatif de ces divers types de textes préparatoires est qu‟ils font valoir une
image du comportement et de l‟expérience mélancolique spécifique aux Anglais.
À force de devenir plus commune et reconnaissable, la variante dont on fait le
portrait, le spleen, finira par être distinguée de l‟ancienne conception générale de
mélancolie.
297
Dziembowski, p. 24. 298
Si l‟on excepte la section portant sur le gouvernement du pays, deux des trois chapitres qui
traitent de l‟Angleterre portent sur le mal anglais.
61
Chapitre IV : Les textes avec occurrences du terme
Le recensement et le classement chronologique
À partir de 1745, date à laquelle il paraît pour la première fois dans une
œuvre écrite en français, le « spleen » s‟établit progressivement dans la langue de
Molière. Le recensement que nous avons effectué des occurrences de ce terme
entre 1745 et la fin de 1799 nous a permis de relever trente-quatre textes qui
l‟emploient et qui témoignent ainsi de son intégration graduelle299
. Il s‟agit de
toute une gamme de textes de différents genres, pour divers publics et provenant
de quelque vingt-sept écrivains300
. Nous avons procédé à l‟analyse textuelle de
quarante-quatre301
occurrences, ce qui a permis, notamment par la prise en compte
du contexte, de voir comment le mot est compris et utilisé au cours de cette
époque. Nos observations seront rapportées ci-dessous.
Pour la datation des occurrences, nous avons choisi de privilégier, dans le
cas des pièces de théâtre, la date de leur première représentation ; pour les écrits
diffusés au XVIIIe siècle, la date de la première publication ; et pour les écrits
privés ou publiés après la fin du siècle, la date de rédaction. Le classement par
date de rédaction dans cette dernière catégorie se passe d‟explication Ŕ ces cas
signalent un moment précis auquel le mot « spleen » est utilisé d‟une façon que le
texte nous permet d‟examiner. On ne parvient pas à une telle précision dans la
datation des textes publiés sous l‟Ancien Régime puisque la date à laquelle ceux-
ci paraissent peut masquer une date de rédaction bien antérieure302
, cependant
299
Présentée en annexe, cette liste n‟est selon toute probabilité pas exhaustive et pourra être
complétée par des recherches ultérieures. Nous considérons toutefois qu‟elle évoque assez
précisément la manière dont on employait ce terme à l‟époque. 300
Vingt-sept écrivains ont pu être identifiés mais deux textes demeurent anonymes (l‟article dans
le Courier de l’Europe du 16 juillet 1776 et la pièce intitulée La Splinomanie de 1782). Certains
auteurs sont responsables de plus d‟un texte, notamment Voltaire, Diderot et Grimm. 301
Certains textes emploient le mot plus d‟une fois. 302
C‟est le cas par exemple avec l‟article « Scorbut » du chevalier de Jaucourt, dont la diffusion a
été retardée par l‟interdiction de publication de l‟Encyclopédie de Diderot et D‟Alembert entre
1759 et 1765 (cf. Jean Haechler, L’Encyclopédie de Diderot et de… Jaucourt. Essai biographique
sur le chevalier Louis de Jaucourt, Paris, Honoré Champion, 1995, p. 536). De même, la
cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie Française était prête en 1793 mais sa
publication a été retardée jusqu‟en 1798 par la dissolution de l‟Académie (Cf. l‟article de Dorothy
62
Pic
ard
Mo
ran
de
Lac
ost
e
La
Sp
lin
om
an
ieG
enli
s
Pat
rat
Les
uir
eD
ora
tL
e M
ierr
eG
ern
eval
de
Vo
ltai
re,
« D
u c
lim
at »
Cou
rier
de
l'E
uro
pe
d'A
rnau
dV
olt
aire
, «
Lan
gu
es »
Vo
ltai
re, «
De
Cat
on
»
Bro
sses
Jau
cou
rt
Fav
art
Did
ero
t, L
ettr
e
Bes
enval
Did
ero
t, «
En
cycl
op
édie
»
Pré
vost
De
Yo
ng
e
Mon
tesq
uie
u*
Le
Bla
nc
Feu
try
Gri
mm
, ja
nvie
r
Vo
ltai
re,
« A
, B
, C
»
Gri
mm
, ju
ille
t
Gal
ian
i
Mei
ster
Dic
tio
nn
air
e de
l'A
cad
émie
fra
nça
ise
Mer
cier
Mo
reau
de
la S
arth
e
1745 1750 1755 1760 1765 1770 1775 1780 1785 1790 1795 1800
Volt
air
e, «
De
Cato
n»
Did
erot,
Let
tre
Mo
reau
de
la S
arth
eD
ictio
nna
ire
de
l'A
cad
émie
fra
nça
ise
Mer
cier
Mei
ster
Pic
ard
Mo
ran
de
Lac
ost
e
La
Sp
lin
om
an
ieG
enlis
Pat
rat
Les
uir
eD
ora
tL
e M
ierr
eG
ern
eval
de
Vo
ltai
re,
« D
u c
lim
at »
Cou
rier
de
l'E
uro
pe
Arn
aud
Vo
ltai
re,
« L
ang
ues
»V
oltai
re,
« D
e C
ato
n »
Gal
ian
iG
rim
m,
juille
t
G
rim
m,
jan
vie
r
Vo
ltai
re,
« A
, B
, C
»
Feu
try
Bro
sses
Jau
cou
rt
Fav
art
Did
ero
t, L
ettr
e
Bes
env
al
Did
ero
t, «
En
cycl
op
édie
»
Pré
vo
st
De
Yo
nge
Mo
nte
squ
ieu
*L
e B
lan
c
1745 1750 1755 1760 1765 1770 1775 1780 1785 1790 1795 1800
Vo
ltair
e, «
De
Cato
n»
Did
erot,
Let
tre
nous avons choisi de privilégier la date de publication pour ordonnancer ces
exemples, car celle-ci marque le moment où le terme entre dans le domaine
public303
. La même raison a prévalu pour la date de première représentation des
pièces de théâtre. La Figure 1 présente l‟ensemble de ces occurrences en ordre
chronologique et la Figure 2 donne une idée des taux d‟utilisation qu‟elles
représentent.
Figure 1 Ŕ Occurrences par ordre chronologique*
Medlin « André Morellet and the Dictionnaire de l’Académie française », SVEC, vol. CCCXXVII,
1995, pp. 183-197). 303
Dès lors la visibilité de ces occurrences les rend susceptibles d‟influencer l‟interprétation du
vocable auprès d‟une personne (dans le cas d‟une lettre), d‟un groupe limité (comme dans le cas
de Besenval qui partagea sa nouvelle avec les autres officiers-généraux qui participèrent à
l‟ « Académie littéraire » à Dévenich où ils étaient postés [Piva, « Le Spleen del barone di
Besenval: una forma settecentesca dello "spleen" », dans Maria Luisa de Gaspari Ronc, Luca
Pietromarchi et Franco Piva (dirs), Lo "spleen" nella letteratura francese/"Le mot déguisé" :
censura e interdizione linguistica nella storia del francese, Fasano, Schena, « Atti del XVI
Convegno della Società universitaria per gli studi di lingua e letteratura francese : Trento, 29
settembre-1 ottobre 1988 », 1991, pp. 37-38, surtout la note 3]) ou du grand public. * L‟occurrence de Montesquieu n‟étant pas datée ni datable, nous la plaçons après la première
occurrence connue, mais avant la date publication de De l’esprit des lois puisqu‟elle paraît dans
une note préparatoire de cet ouvrage.
63
0
1
2
3
4
5
6
7
8
17
41
-17
45
17
46
-17
50
17
51
-17
55
17
56
-17
60
17
61
-17
65
17
66
-17
70
17
71
-17
75
17
76
-17
80
17
81
-17
85
17
86
-17
90
17
91
-17
95
17
96
-18
00
Périodes de cinq ans
No
mb
re d
'occu
rren
ces
Figure 2 Ŕ Occurrences par période de cinq ans
Quelques chiffres
De prime abord ces figures montrent que la fréquence à laquelle on
emploie le terme varie considérablement au cours de la deuxième moitié du
siècle. Dans un premier temps, soit de 1745 jusqu‟en 1763, on n‟a que quelques
emplois ponctuels, essentiellement privés, au rythme d‟environ une occurrence
tous les trois ans ; puis, de 1763 jusqu‟en 1782, l‟utilisation du mot s‟intensifie et
le taux augmente à une moyenne d‟une occurrence par année ; finalement, de
1783 jusqu‟à la fin du siècle, on observe un ralentissement, avec une occurrence
tous les deux ans. Si on refait les mêmes calculs en exceptant les cinq textes qui
demeurèrent privés au XVIIIe siècle, les trois périodes se distinguent encore plus
nettement (cf. Figure 3)304
, avec un taux d‟occurrences initial d‟un par six ans.
304
Cette mise à l‟écart permet de cibler les occurrences accessibles au grand public de l‟époque.
Alors que l‟écriture privée permet une certaine créativité et une expression non régulière, un texte
ou une pièce à vocation publique doit être jugée convenable pour le public. Par conséquent, les
occurrences de « spleen » qui paraissent dans des textes publiés ont été jugées acceptables dans le
contexte du moment, et par le fait de leur publication, ont été consacrées par l‟institution littéraire.
64
0
1
2
3
4
5
6
7
8
17
41
-17
45
17
46
-17
50
17
51
-17
55
17
56
-17
60
17
61
-17
65
17
66
-17
70
17
71
-17
75
17
76
-17
80
17
81
-17
85
17
86
-17
90
17
91
-17
95
17
96
-18
00
Périodes de cinq ans
No
mb
re d
'occu
rren
ces
pu
bli
qu
es
Figure 3 Ŕ Occurrences publiques par période de cinq ans
La période qui s‟étend de 1745 jusqu‟en 1762 représente donc une phase
d‟introduction ponctuelle et hésitante du terme « spleen ». Étant donné que la
période suivante (1763-1782) constitue un moment d‟utilisation accrue, ces
premières occurrences ressemblent à un stimulus intermittent qui, avec le temps,
finit par susciter une réaction. Effectivement, sitôt après la Guerre de Sept Ans
une vague d‟occurrences s‟étend jusqu‟au début des années 1780305
. Elle
correspond à une période de grand intérêt pour les Anglais et pour l‟Angleterre,
dont nous avons parlé plus haut306
. L‟utilisation du terme ralentit ensuite, peut-
être parce que la révolution imminente a pour effet qu‟on s‟occupe moins du fait
anglais. La fréquence dans l‟emploi de « spleen » se rapproche alors de la
moyenne du demi-siècle, soit 0,5 à 0,6 occurrence par an selon que l‟on prend ou
non en compte les textes privés. Ce que représente cette période est l‟acceptation
305
Notons que l‟occurrence de 1763 correspond à la pièce L’Anglais à Bordeaux, que Charles-
Simon Favart composa sur la demande du ministre des Affaires étrangères pour célébrer le traité
de Paris signé le 10 février. La pièce fut jouée le 14 mars suivant et publiée la même année
(Jacques Truchet, Théâtre du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1974,
pp. 1420-1422). 306
Cf. supra p. 36, ainsi que la section du chapitre II portant sur Les réactions au fait anglais :
l’anglophilie, l’anglomanie et l’anglophobie, pp. 44-46.
65
définitive du terme puisque l‟on sait qu‟il ne disparaît pas après la décrue, ce qui
serait le cas avec une mode passagère. Dès lors, son acceptabilité bien établie et sa
vogue passée, son utilisation diminue quelque peu et voisine le taux d‟emploi
moyen. Ainsi on peut voir là les trois étapes correspondant à la naturalisation du
terme « spleen ».
Commentaires généraux
• Les types d‟occurrences
Outre la chronologie, une première manière de classer les exemples est de
considérer quel type d‟emploi du terme « spleen » chacun d‟eux représente. On
peut ainsi évaluer si c‟est (i) une utilisation qui cherche à expliquer le sens de ce
mot encore inconnu, ou (ii) si c‟est un emploi naturel dans lequel le mot suffirait
seul à exprimer le sens de son référent, sur lequel le contexte ne fournit aucun
renseignement supplémentaire. La différenciation de ces cas est possible quand on
examine la fonction d‟une occurrence de « spleen » dans une phrase et comment
elle y est intégrée. De manière générale, il peut être question du terme « spleen »
ou de son référent : le spleen. Dans le premier cas, le signifiant prime sur le
signifié et l‟occurrence a pour but de définir le terme, alors que dans le deuxième
cas le signifié l‟emporte sur le signifiant et leur équivalence est prise pour
acquise.
Donnons un exemple de chacune de ces conjonctures pour mieux les
illustrer. Chez Prévost, dans son Manuel Lexique ou Dictionnaire portatif des
mots français dont la signification n’est pas familière à tout le monde (1750), la
visée lexicographique de l‟œuvre fait qu‟il est question de « spleen » en tant que
vocable. Prévost écrit notamment : « On ne demandera pas d‟où vient le nom de
la maladie particuliére aux Anglois, que nous nommons Spline d‟après eux »307
,
signalant qu‟il s‟occupe du « nom de la maladie », qui est davantage signalé
comme objet de la proposition principale par sa position dans la relative « que
307
Antoine François Prévost, dit d‟Exiles, « Splenique », dans Manuel Lexique ou Dictionnaire
portatif des mots françois dont la signification n’est pas familière à tout le monde, Paris, Didot,
1750, s.v., souligné dans l‟original.
66
nous nommons Spline ». Par ailleurs, le but déclaré d‟un dictionnaire tel que le
Manuel lexique est de fournir une explication, sinon une définition, des mots qu‟il
contient, ce qui est fait dans ce cas par la mise en rapport du spleen avec « la
maladie particulière aux Anglois » ainsi qu‟avec son origine étymologique qui
signifie la rate. L‟autre type d‟occurrence se trouve dans la préface des Épreuves
du sentiment de Baculard d‟Arnaud. Quand celui-ci écrit en 1772 : « On ne me
rendroit point justice, si l'on me rangeoit dans la classe de ces français, qui ont la
faiblesse d'emprunter de nos voisins, jusqu'à leur spleen »308
, il ne juge pas
nécessaire d‟expliquer ce dernier terme, qui se suffit vraisemblablement à lui-
même pour être compris et qui peut donc être utilisé naturellement, sans
médiation.
• Différents sens et associations
L‟analyse des occurrences du mot « spleen » au XVIIIe siècle révèle, dans
cette période précédant la fixation de son sens par un usage suffisant et par
l‟institution linguistique, de réelles variations de signification. Cela dit, certains
éléments sémantiques sont récurrents, mais la reconstitution intégrale des
acceptions possibles est compliquée par le peu d‟indices contextuels dans les
occurrences d‟emploi naturel, et par notre éloignement historique, qui rendent
parfois difficile l‟appréciation de certaines nuances.
Une première association, l‟élément dont la présence est la plus constante
dans le contexte entourant les occurrences de spleen, est celle qui le lie avec la
nation anglaise. Vingt-sept des trente-deux occurrences que nous avons pu
consulter309
(84%) vont dans ce sens. Cette liaison est accomplie de diverses
manières, généralement par la présentation du spleen comme une maladie
308
François-Thomas-Marie de Baculard d‟Arnaud, « Préface », dans Épreuves du sentiment, Paris,
Le Jay, 1772, pp. xviii-xix, souligné dans l‟original. 309
Nous devons excepter de ces calculs les deux occurrences attestées que nous n‟avons pas pu
consulter et du contexte desquelles nous ne pouvons donc pas juger. Il s‟agit des deux textes
anonymes déjà mentionnés ci-dessus (cf. supra la note 300, p. 61), repérés sous le vocable
« Spleen » dans le Dictionnaire des anglicismes et dans le Bibliographical List of Plays in the
French Language, 1700-1789 de Clarence Brenner (Berkeley, [s.n.], 1947, p. 23).
67
affectant les Britanniques310
, ou affectant un individu particulier qui est, ou est
censé être, Anglais311
. Dans d‟autres exemples, le spleen est une maladie venue de
l‟Angleterre312
, ou qu‟on risque de contracter en visitant ce pays313
. Finalement,
dans les cas où le spleen même n‟est plus distingué par une nationalité, le vocable
est encore reconnu comme étant d‟origine anglaise314
.
Étant donné que nous avons précédemment constaté que ce qui distinguait
la maladie des Anglais de la mélancolie en général était le réflexe suicidaire315
, et
que tant des occurrences de « spleen » ont à faire, d‟une manière ou d‟une autre,
avec l‟Angleterre, il est surprenant de noter que dans ce même corpus, le spleen
n‟est qu‟occasionnellement associé avec le suicide. En fait, il n‟y a que six cas
(19%) où le contexte établit un lien entre être spleenétique et vouloir se tuer. Par
contre, d‟autres textes montrent très clairement que le suicide est exclu de leur
interprétation du spleen. Il y est clairement conçu comme un état passager Ŕ de
colère ou d‟ennui par exemple316
Ŕ, comme quelque chose de peu grave317
, ou du
moins qui peut être supporté pendant toute la durée naturelle d‟une vie318
. Pour
310
Dans cette catégorie tombent les occurrences trouvées chez Le Blanc, Montesquieu et Prévost,
ainsi que chez Voltaire, dans l‟article « Du Climat » du Commentaire sur L’Esprit des lois. 311
Pour donner quelques exemples de spleenétiques, dans la lettre de Diderot il y a l‟Écossais
Hoop ; chez Favart Milord Brumton ; « un hypocondre anglais » chez Le Mierre ; les « Milords
penseurs » de Dorat ; et la Miss Bridget de Genlis.
D‟autre part il y a aussi deux pièces dans lesquelles Spleen devient un nom de famille.
L’Anglais ou le fou raisonnable (1780) de Joseph Patrat met en scène Jacques Splin qui est
souffrant et voudrait se suicider. En revanche, Milord Jacques et Milady Jenny Splin qui figurent
dans Le Conteur, ou les Deux postes (1793) de Louis-Benoît Picard, ne sont aucunement affectés
par la maladie qu‟indique leur patronyme. Le nom de Splin, par simple convention, identifie les
personnages comme étant de nationalité anglaise. 312
C‟est ce que suggère Louis de Jaucourt (« Scorbut », dans Denis Diderot et Jean le Rond
d'Alembert (dirs), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers,
Paris, Briasson et al., 1751-1765, t. XIV, p. 804). 313
Ainsi est présenté le spleen chez Charles Théveneau de Morande (Texte sans titre dans le
Courier de l’Europe, 30 mars 1790, vol. XXVII, p. 218, cité dans Gunnar et Mavis von
Proschwitz, Beaumarchais et le Courier de l‟Europe. Documents inédits ou peu connus, Oxford,
The Voltaire Foundation, 1990, t. II, p. 1081). 314
Ceci est le cas dans une note de Feutry et dans l‟article du Dictionnaire de l’Académie
française. 315
Cf. supra la note 228, p. 47. 316
Ces émotions sont évoquées par le contexte des occurrences de « spleen » chez Voltaire (1768,
L’A, B, C, ou Dialogues entre A, B, C) et Galiani (1770) respectivement. La comtesse de Genlis y
voit également quelque chose de temporaire. 317
Le spleen est quasiment une position philosophique pour le Milord Brumton de Favart. 318
Le Spleen de Besenval et la lettre de Diderot contiennent chacune la description d‟un homme
souffrant du spleen pendant toute sa vie.
68
revenir aux occurrences qui lient spleen et suicide, elles sont éparpillés le long du
siècle (1745, 1770, deux en 1778, 1780 et 1799), si bien que ce n‟est pas une
association qui évolue nettement sur le plan chronologique et semble être plutôt
arbitraire. Qui plus est, il n‟y a pas de régularité dans le genre des textes qui
présentent ce trait : on y trouve un écrit de voyageur, deux écrits philosophiques
(du même auteur), deux pièces théâtrales et un écrit médical. À part l‟écrit
médical, tous ces genres sont également représentés par des textes où l‟on ne fait
pas de lien entre le spleen et le suicide.
Une autre signification qui paraît en conjonction avec le terme « spleen »
est celle de la maladie. C‟est un lien qui est établi par le contexte de dix-neuf cas
sur trente-deux (60%), et dans huit de ces occurrences (25%) est explicitement
employé le mot « maladie » ou un dérivé319
. Ailleurs le même effet est obtenu par
un rapprochement avec d‟autres pathologies320
ou par la description du spleen
sous l‟angle des vapeurs ou de la consomption321
. Par contre, certains usages de
« spleen » sont plus équivoques, laissant dans le doute s‟il s‟agit d‟une affection
médicale, ou d‟un mal moins bien défini. La confusion sur ce point vient du fait
que « spleen » est également chargé d‟une valeur psychique ou émotionnelle, ce
que nous examinerons plus loin. Dans ces conditions, quand Diderot note que les
encyclopédistes anglais travaillent à tout moment « excepté celui de la migraine
ou du spleen »322
, on peut entendre par cet usage une maladie dont les effets se
font ressentir à certains moments, ou une douleur Ŕ psychique ou physique Ŕ
319
C‟est le cas dans les textes de Le Blanc (1745), Prévost (1755), Jaucourt (1765), Grimm (juillet
1770), Voltaire (1778) , Lesuire (1780), Lacoste (1787), et Moreau de la Sarthe (1799). 320
En janvier 1770, Melchior Grimm écrit par exemple : « nous serions infailliblement tombés
dans le spleen, dans la jaunisse, dans la consomption », de manière que le spleen est mis en
parallèle avec ces deux autres maladies (Correspondance littéraire, philosophique et critique,
adressée à un souverain d’Allemagne, depuis 1770 jusqu’en 1782, par le baron de Grimm et par
Diderot, Paris, F. Buisson, 1812, t. I, p. 2). 321
Dans le Dictionnaire de l’Académie, le spleen est défini comme « un état de consomption »
(« Spleen », dans Dictionnaire de l’Académie française, 5e éd., Paris, J.J. Smits, 1798, vol. II,
s.v.), ce que le même ouvrage considère comme une « espèce de phthisie […] qui consume et
dessèche le poumon, les entrailles et toute la substance du corps », et pour lequel sont donnés les
exemples « Il est malade, il se meurt de la consomption. » et « Elle est malade de consomption. »
(« Consomption », dans Dictionnaire de l’Académie française, 5e éd., Paris, J.J. Smits, 1798, vol.
I, s.v.) 322
[Denis Diderot], « Encyclopédie », dans Denis Diderot et Jean le Rond d'Alembert (dirs),
Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson et al.,
1751-1765, t. V, p. 641, souligné dans l‟original.
69
sporadique et temporaire, du même ordre que la migraine. De même, quand la
comtesse de Genlis écrit que « Miss Bridget a laissé le Spléen à Paris »323
, on peut
aussi bien comprendre par là une maladie qu‟un état affectif. Par ailleurs, dans la
lettre qu‟écrit Ferdinando Galiani à Louise d‟Epinay le 21 juillet 1770, « spleen »
est employé de telle manière qu‟il ne peut pas de toute évidence être question
d‟un phénomène médical. Puisqu‟il écrit : « Vos tableaux économiques me
donnent le spleen »324
, la cause est trop banale et la temporalité trop immédiate
pour qu‟il s‟agisse d‟autre chose que d‟un accès d‟ennui.
Cependant, même si sa dimension affective empêche parfois le spleen
d‟être interprété de manière nettement médicale, cette dernière acception est
renforcée par la référence que font cinq textes (16%) au sens premier du vocable
anglais325
: « spleen » signifie d‟abord littéralement l‟organe de la rate. Une telle
référence conserve une signification corporelle spécifique au terme français.
D‟autres occurrences font allusion à une qualité physique sans pourtant préciser
une localisation particulière, ou en prescrivant une autre localisation que la rate326
,
tandis que Jaucourt, médecin de l‟école mécaniste, considère que les « maux de
rate » causent le spleen Ŕ sans qu‟on sache pourtant ce qu‟il entend précisément
par « spleen ». Pour leur part, Prévost, Feutry et Voltaire, mentionnent qu‟à la
base « spleen » peut signifier « rate », mais ils tiennent compte du fait qu‟il
signifie également la maladie des Anglais, ou les vapeurs. Prévost et Feutry vont
323
Stéphanie Félicité, comtesse de Genlis, « Lettre V. La Baronne à la Vicomtesse », dans Adèle
et Théodore, ou, Lettres sur l’éducation : contenant tous les principes relatifs aux trois différens
plans d’éducation des princes, des jeunes personnes de l’un & de l’autre sexe, Paris, Lambert et
Baudouin, 1782, vol. II, p. 91, souligné dans l‟original. 324
Ferdinando Galiani, Lettre LXI, dans Louise Florence Pétronille Tardieu d'Esclavelles,
marquise d‟Epinay et Ferdinando Galiani, Daniel Maggetti et Georges Dulac (éds),
Correspondance I: 1769-1770, Paris, Desjonquères, 1992, p. 212. 325
Ce sont les occurrences notées chez Prévost, Jaucourt et Feutry et celles figurant dans les
articles « Langues » et « Du climat » de Voltaire. On notera que ce sont tous des individus bien
familiers avec la langue anglaise, et qui l‟emploient avec facilité. 326
Jacques Louis Moreau de la Sarthe suggère notamment que « [l]e premier des organes, […] le
système nerveux, est évidemment atteint dans la consomption [ailleurs nommé spleen], et éprouve
une modification qui constitue le phénomène principal de cette maladie. » (« Quelques
observations sur différentes circonstances de maladies, à la guérison desquelles les ressources
pharmaceutiques n‟ont point concouru ; suivi de considérations psychologiques et médicales sur la
consomption », dans Mémoires de la Société médicale d’émulation séante à l’école de médecine
de Paris, Paris, Richard, Caille et Ravier, p. 206)
70
jusqu‟à préciser l‟étymologie grecque Ŕ entièrement physiologique Ŕ du mot327
,
bien que pour le premier le spleen soit avant tout « la maladie particulière aux
Anglois »328
, et que le dernier souligne que le terme signifie « une affection
vaporeuse, une tristesse de l‟âme, une sorte de consomption, ou toute autre
langueur provenant d‟une maladie de la rate. »329
Les trois auteurs entérinent ainsi
le développement conceptuel qui a mené d‟un simple dérèglement humoral à une
manifestation subtile, dérivée, quasiment poétique, après la révolution médicale.
En effet, Feutry montre, en alignant la « tristesse de l‟âme » avec la
maladie de la rate, que même une claire association avec cet organe ne fait pas
nécessairement du « spleen » quelque chose d‟entièrement physique ou une
maladie clairement somatique. À vrai dire, le spleen est souvent présenté comme
un malaise général ou un mal émotionnel. Dans cet ordre d‟idées, il est possible
dans certains cas de comprendre sous le vocable « spleen » une maladie
psychique, et en effet le mot maladie est parfois utilisé là où autrement il est
question d‟un état d‟abattement, d‟une souffrance de l‟esprit. Tout en avouant que
les douleurs physique et psychique peuvent être liées et ne sont pas mutuellement
exclusives, nous aimerions faire valoir que le mot « spleen » communique
fréquemment le sens d‟une dépression morale, un désespoir calme dont la cause
importe moins que l‟effet.
Le Blanc (1745) le premier suggère que le spleen n‟est autre chose que
« l‟Ennui porté à son plus haut point » et le traite en termes de « sentiment » 330
.
La lettre de Diderot à Sophie Volland (1760) en contient une description détaillée,
écrite dans la perspective du père Hoop, ami écossais dont Diderot rapporte les
paroles. Il évoque « un malaise général » dans lequel il a « des idées noires, de la
tristesse et de l‟ennui »331
. Ce texte peint fort efficacement « la douleur d‟âme »
dont cet homme souffre depuis vingt ans, de manière qu‟il est clair que pour lui le
327
Prévost mentionne que « splenique » est un « [m]ot formé du substantif grec qui signifie rate »
(« Splenique », s.v.), que Feutry donne dans une note : « Σπλήν. δ. Splen. Rate. On le prononce
Spline. » (« Les Ruines », dans Jacques Bousquet (éd.), Anthologie du dix-huitième siècle
romantique, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1972, p. 264, n. 1). 328
Prévost, « Splenique », s.v.. 329
Feutry, p. 264, n. 1. 330
Jean-Bernard Le Blanc, Lettres d'un François, La Haye, J. Neaulme, 1745, 3 vol., p. 118. 331
Diderot, Lettre, pp. 167-168.
71
spleen est un abattement d‟esprit. Plus tard il en est de même dans le récit de
voyage de Lacoste (1787), où l‟auteur décrit une relation spleenétique dont la
souffrance est similairement intangible. Dans les écrits de Besenval (1757), de
Gernevalde (1778) et de Patrat (1780), où la présence du mot « spleen » dans le
titre ou comme nom du personnage principal font des œuvres entières des
illustrations de ce phénomène332
, on n‟a en aucune manière une conception
physique du spleen et la souffrance est entièrement morale.
Ainsi peut-on résumer les principaux sens associés au spleen, tel qu‟on les
observe dans les textes qui présentent des occurrences du terme : ils font de
« spleen » un lexème riche et complexe, ayant connu des utilisations diverses au
cours des premières décennies suivant son emprunt initial.
Quelques cas exemplaires
Afin d‟illustrer l‟histoire en quelque sorte progressive du spleen au XVIIIe
siècle, nous présenterons une demi-douzaine de textes dont les occurrences de
« spleen » offrent un intérêt particulier à cause de la manière dont elles jalonnent
son évolution. Nous examinerons notamment le premier et l‟avant-dernier des
ouvrages recensés Ŕ les Lettres d’un François de Le Blanc de 1745 et le
Dictionnaire de l’Académie Française de 1798 Ŕ, ainsi que les quatre textes de
Voltaire où apparaît le mot « spleen » dans l‟intervalle, entre 1768 et 1778.
• Le Blanc
Le périple linguistique du vocable « spleen » a débuté en 1745 quand
l‟abbé Jean-Bernard Le Blanc, relatant ses impressions de voyage, l‟a inclus le
premier dans un texte français. Ce faisant, il l‟employa de la manière la plus
courante en Angleterre, comme il l‟avait entendu et lu, lors de son séjour outre-
Manche. Bien qu‟à l‟origine, et encore littéralement, « spleen » ait désigné la rate,
332
La nouvelle de Besenval s‟intitule justement Le Spleen et rapporte l‟histoire d‟un « Inconnu »
dont la vie n‟a été qu‟une suite de malheurs l‟ayant fait souffrir émotionnellement. L’Homme noir
ou le spléen de Gernevalde met en scène un Anglais mélancolique sur le point de se suicider, tout
comme L’Anglais ou le fou raisonnable de Patrat, où le malheureux s‟appelle Jacques Splin.
72
son emploi courant signifiait plutôt un état de malaise, parfois prolongé au point
de mener au suicide333
.
Dans ses Lettres d’un François, l‟abbé Le Blanc fait trois fois usage du
terme et lui consacre même une lettre entière, bien qu‟il le nomme plus
généralement « les vapeurs ». Il est donc certain que l‟utilisation du mot n‟est pas
accidentelle : son emploi est voulu et réfléchi. Étant donné son statut de
néologisme, il n‟est pas surprenant que des trois occurrences, les deux premières
soient du premier type334
, c‟est-à-dire qu‟elles sont démarquées
typographiquement, que le vocable prime sur le référent et que l‟auteur cherche à
en expliquer le sens. Voyons le premier cas :
Le Spleen ou les Vapeurs, la Consomption même, ne sont peut-être autre
chose que l‟Ennui porté à son plus haut point, & devenu maladie
dangereuse, & quelquefois mortelle.335
On remarque tout d‟abord que, comme ce sera souvent le cas au XVIIIe siècle,
« spleen » est écrit en italiques336
. Des termes similaires, « les Vapeurs, la
Consomption », incontestablement français, ne sont pas traités ainsi, ce qui rend
d‟autant plus clair que cette distinction sert à signaler l‟étrangeté du terme337
.
D‟autre éléments qui font de cette occurrence un commentaire sur le mot même
sont sa démarcation syntaxique par l‟apposition « ou les Vapeurs », et le fait que
nous retrouvons cet exemple dans une lettre portant sur des questions de langue et
de vocabulaire. De façon similaire, lors de la deuxième occurrence, au sein d‟une
lettre consacrée à ce sujet, Le Blanc note :
333
L‟entrée « Spleen » du Oxford English Dictionary indique que le premier sens du terme est
attesté à partir de 1300 et signifie « [a]n abdominal organ ». « Excessive dejection or depression of
spirits ; gloominess and irritability ; moroseness ; melancholia » sont acceptés comme
significations du terme du XVIIe au XIX
e siècle (« Spleen », dans Oxford English Dictionary, 2
e
éd., Oxford, Oxford University Press, 1989, s.v.). 334
Nous continuons à suivre la catégorisation établie plus haut (cf. supra page 65). 335
Le Blanc, p. 118, souligné dans l‟original. 336
La fidélité des éditions citées n‟étant pas uniformément fiable, nous ne saurions déterminer
avec exactitude le nombre d‟occurrences ainsi différenciées. 337
La première occurrence publiée où nous pouvons dire avec certitude que « spleen » n‟est plus
distingué typographiquement paraît dans la pièce L’Anglais à Bordeaux de Favart (1763). La
raison pour laquelle importe ce manque de différenciation est qu‟il indique qu‟une étape du
processus de naturalisation a été franchie. On peut conclure que pour Favart, « spleen » est un mot
français.
73
Voilà ce qu‟en France on appelle des Vapeurs, voilà ce qu‟on appelle ici le
Spleen, maladie qui fait que tant d‟Anglois abandonnent leur Isle.338
La présentation du terme par la proposition introductive « voilà ce qu‟on appelle
ici… » le sépare du texte principal et le désigne comme mot anglais tout en
suggérant qu‟il se traduirait par une équivalence française : « vapeurs » 339
.
L‟accent est donc encore mis sur le mot en tant que tel plutôt que comme élément
du discours.
La dernière occurrence chez Le Blanc diffère des deux premières, en
grande partie parce qu‟elle paraît dans le court addendum à la vingt-septième
lettre, qui est censé être la traduction d‟une annonce anglaise. Cela signifie que le
terme aurait été compris par le destinataire du texte original, et que par
conséquent « spleen » y est employé de manière naturelle. Il s‟agit d‟une annonce
pour « Le Royal Spécifique d‟Or » :
Ce Remède est si connu dans toutes les Cours de l‟Europe, & si estimé par
les Seigneurs & la Noblesse de ce Royaume pour ses vertus miraculeuses
dans toutes les Maladies Hypocondriaques & Histériques, qu‟il est regardé
avec raison comme la Médecine Universelle ; car il guérit infailliblement
toute espece de Spleen, de Vapeurs, de Mélancholie, &c.340
Bien que les occurrences de « spleen » chez Le Blanc soient variées, elles
constituent un tout cohérent en termes de signification. En fait, dans les trois cas,
le contexte mène à comprendre qu‟il s‟agit d‟une maladie, qu‟il affecte surtout les
Anglais et que c‟est avant tout un mal psychique. Par exemple, le passage où
figure la troisième occurrence, qui est censé être traduit de l‟anglais, met le spleen
en rapport avec les vapeurs, la mélancolie, bref, « toutes les Maladies
Hypocondriaques & Histériques » et indique que c‟est un état dans lequel
« l‟esprit [est] plongé […] dans de tristes réflexions, & tourmenté par des craintes
& des frayeurs continuelles »341
. Ce passage suggère que le spleen peut aussi bien
provenir de problèmes physiques que des vices du comportement et, puisqu‟il est
338
Le Blanc, p. 240, souligné dans l‟original. 339
Une telle équivalence, établie ici et tout au long du texte, implique que le référent des deux
mots est le même et par extension que le référent de « spleen » est déjà connu des Français. Cela
devrait faciliter l‟adoption du mot puisqu‟il s‟applique à une réalité familière. 340
Ibid., p. 253. 341
Ibid., p. 254.
74
question d‟un remède, que le spleen est un mal curable. Notons toutefois que,
puisqu‟il s‟agit ici d‟une traduction, la voix discursive n‟est pas celle de Le Blanc
et conséquemment que la force du passage est moindre que dans le corps de
l‟ouvrage où se trouvent les deux autres occurrences du terme. Celles-ci montrent
en effet une cohérence sémantique particulière, en définissant le spleen comme
« l‟Ennui porté à son plus haut point »342
et devenu maladie. Par ailleurs, tout en
suggérant que les vapeurs, le spleen, puissent être traités avec succès343
, Le Blanc
souligne que c‟est « une maladie dangereuse, & quelquefois mortelle »344
, que
c‟est une « maladie qui fait que tant d‟Anglois abandonnent leur Isle »345
, faisant
allusion au fait que ce mal mène au suicide.
Les Lettres d’un François détiennent une position singulière puisqu‟elles
sont le premier texte dans lequel ce terme est repérable, mais aussi parce qu‟elles
lui assurèrent dès lors un rayonnement considérable. En fait, la diffusion du mot
imprimé est observable d‟emblée grâce à la popularité de l‟œuvre de Le Blanc :
pendant plus de dix ans ses Lettres sont le plus populaire des ouvrages consacrés
aux Britanniques346
, si bien qu‟elles sont rééditées en 1746, 1747, 1749, 1751 et
1758347
et pillées par des auteurs subséquents348
. Comme nous l‟avons suggéré
plus haut, les premières occurrences de « spleen » semblent agir comme un
stimulus pour son adoption ultérieure349
. De ce point de vue, Le Blanc introduit le
342
Le Blanc, p. 118. Dans la lettre portant entièrement sur les vapeurs anglaises, que Le Blanc
considère homologue du spleen, l‟auteur soutient à nouveau qu‟elles « ne sont autre chose qu‟un
Ennui violent » (p. 238). 343
Puisque cette maladie est habituellement causée par l‟oisiveté, par l‟inactivité de l‟âme, Le
Blanc explique qu‟on peut la traiter en apprenant un métier, et plus généralement en facilitant tout
« changement d‟occupation [qui] donne des secousses à l‟âme » (p. 241). 344
Ibid., p. 118. 345
Ibid., p. 240. 346
Grieder, p. 34. 347
Ibid., p. 35, n. 3. 348
Gury, p. 1135 ; Grieder mentionne par exemple que Le Blanc est plagié par Contant d‟Orville,
auteur des Nuits anglaises de 1770 (p. 41, n. 22). 349
Cela dit, la deuxième occurrence représente plus qu‟un simple stimulus. C‟est que, comme l‟a
remarqué Aurelio Principato, l‟apparition dans le Manuel Lexique ou Dictionnaire portatif des
mots français dont la signification n’est pas familière à tout le monde de Prévost (1750) est la
première qui atteste d‟un véritable usage du mot à l‟extérieur du texte (« Prévost e “Cette noire
disposition de l‟âme” », dans Maria Luisa de Gaspari Ronc, Luca Pietromarchi et Franco Piva
(dirs), Lo "spleen" nella letteratura francese/"Le mot déguisé" : censura e interdizione linguistica
nella storia del francese, Fasano, Schena, « Atti del XVI Convegno della Società universitaria per
gli studi di lingua e letteratura francese : Trento, 29 settembre-1 ottobre 1988 », 1991, p. 25). Le
75
terme, l‟apprend vraisemblablement à ses lecteurs, en détermine la
compréhension et guide son utilisation par la suite. Si Le Blanc n‟en avait pas
traité aussi délibérément, ou que son œuvre n‟avait pas été aussi avidement reçue
par le public, il est probable que la réception de « spleen » aurait tardé davantage.
• Voltaire
Ayant employé le mot « spleen » dans quatre textes pour un total de huit
occurrences, Voltaire contribue peut-être plus que tout autre à l‟histoire de sa
naturalisation française. Puisque les textes en question paraissent en 1768, 1770,
1771 et 1778, ils participent à l‟intensification de l‟usage que nous avons relevée
pour les années 1763 à 1782 et peuvent servir à illustrer l‟utilisation du terme
pendant cette période.
Le premier est L’A, B, C, ou Dialogues entre A, B, C, texte de fiction dans
lequel n‟est commenté ni le terme ni son sens. Au cours d‟un entretien impliquant
trois personnages, monsieur A, qui est citoyen anglais350
, s‟excuse auprès de ses
interlocuteurs : « Pardon de m‟être mis en colère, j‟avais le spleen »351
. Il emploie
ainsi tout à fait naturellement ce dernier mot de manière à faire entendre un état
affectif et passager. Nous verrons que l‟association du spleen avec la nationalité
anglaise est invariablement rappelée par Voltaire.
Dans l‟article « De Caton, du suicide », au troisième tome des Questions
sur l’Encyclopédie (1770), Voltaire compare les tendances suicidaires des
anciens Romains et des Anglais contemporains :
On ne nous dit point, et il n‟est pas vraisemblable que du temps de
Jules-César et des empereurs, les habitants de la Grande-Bretagne se
tuassent aussi délibérément qu‟ils le font aujourd‟hui quand ils ont des
vapeurs qu‟ils appellent le spleen, et que nous prononçons le spline.
sous-titre de l‟ouvrage déclare l‟intention de l‟auteur de fournir des explications quant aux mots
« dont la signification n’est pas familière à tout le monde », et qui sont donc nécessairement mis
en usage par une partie du monde. 350
En effet, monsieur B l‟interpelle à un autre moment : « Vous êtes Anglais, monsieur A ; vous
nous direz bien franchement votre opinion sur le juste et l‟injuste » (François Marie Arouet, dit
Voltaire, L’A, B, C, ou Dialogues entre A, B, C : Traduit de l’anglais de M. Huet, dans Raymond
Naves (éd.), Dialogues et Anecdotes philosophiques, Paris, Garnier Frères, 1966, p. 271). Nous
tenons à signaler que cet ouvrage n‟est pas encore disponible dans l‟édition des Œuvres complètes
de Voltaire de la Voltaire Foundation d‟Oxford. 351
Ibid., p. 340, souligné dans l‟original.
76
Au contraire, les Romains, qui n‟avaient point le spline, ne faisaient
aucune difficulté de se donner la mort.352
Dans le premier paragraphe figure une occurrence (type i) qui signale que les
Anglais « appellent » leurs vapeurs « spleen », et qui nous fait connaître la
prononciation française de ce mot nouveau. Cependant, Voltaire fait très vite
passer le mot de l‟anglais au français, en l‟incorporant de manière naturelle dans
la phrase suivante sans plus le distinguer typographiquement (occurrence type ii).
Dans le troisième texte, Voltaire se borne à un emploi du premier type,
c‟est-à-dire qui fait figurer le vocable comme objet de discussion, nécessitant par
ailleurs une explication. En fait, cette occurrence est déterminée par l‟objet
linguistique du texte, puisqu‟il s‟agit de l‟article « Langues », tiré du septième
tome des Questions sur l’Encyclopédie (1771), dans lequel l‟auteur commente la
Mécanique du langage (1765) de Charles de Brosses. Il y est question de
« spleen » parce que Voltaire conteste la valeur que lui avait donnée Brosses :
[Brosses] se trompe encore en assurant que les mots anglais humour et
spleen ne peuvent se traduire. Il en a cru quelques Français mal instruits.
[…] A l‟égard de spleen, il se traduit très-exactement, c‟est la rate.353
De cette façon Voltaire déclare explicitement la définition qu‟il considère la plus
adéquate pour ce terme. Pourtant, il continue :
Nous disions, il n‟y a pas longtemps, vapeurs de rate.
Veut-on qu‟on rabatte
Par des moyens doux
Les vapeurs de rate
Qui nous minent tous ?
Qu‟on laisse Hippocrate,
Et qu‟on vienne à nous.
Nous avons supprimé rate, et nous nous sommes bornés aux vapeurs.354
352
François Marie Arouet, dit Voltaire, « De Caton, du suicide, et du livre de l‟abbé de Saint-
Cyran qui légitime le suicide », Questions sur l’Encyclopédie, par des amateurs (III) : Aristote-
Certain (1770), dans Nicholas Cronk et Christiane Mervaud (dirs), Les Œuvres complètes de
Voltaire, Oxford, Voltaire Foundation, 2008, t. XXXIX, p. 522, souligné dans l‟original. 353
François Marie Arouet, dit Voltaire, « Langues », Dictionnaire philosophique [Questions sur
l’encyclopédie], dans Louis Moland (éd.), Œuvres Complètes de Voltaire, Paris, Garnier Frères,
1879, t. XIX, p. 555, souligné dans l‟original. Nous tenons à signaler ici encore que cet ouvrage
n‟est pas encore disponible dans l‟édition des Œuvres complètes de Voltaire de la Voltaire
Foundation. La publication des Questions sur l’Encyclopédie dans cette collection est prévue pour
2011.
77
Ainsi Voltaire reconnaît à ce terme non seulement son sens littéral de rate, mais
aussi son sens figuré de vapeurs. On notera toutefois qu‟il ne s‟agit pas ici d‟un
mot français : le texte parle spécifiquement des « mots anglais humour et
spleen ». Curieusement, Voltaire reprendra quelques années plus tard une partie
de ce passage de manière à ce que les mêmes exemples illustrent la signification
de spleen alors considéré comme un mot français.
Car voilà qu‟en 1778 Voltaire s‟occupe une dernière fois du spleen dans
l‟article « Du climat » de son Commentaire sur L’Esprit des lois. Il y remanie une
partie de l‟article « Langues » afin de réfléchir au suicide des Anglais, ou plus
précisément, au passage où Montesquieu examine « pourquoi les Anglais se tuent
si délibérément. »355
Voltaire affirme l‟existence de la maladie que mentionne
Montesquieu, au sujet de laquelle il dit :
Les Anglais, en effet, appellent cette maladie spleen, qu‟ils prononcent
splin, ce mot signifie la rate. Nos dames autrefois étaient malades de la
rate. Molière a fait dire à des bouffons :
Veut-on qu‟on rabatte356
Les vapeurs de rate
Qui nous minent tous ?
Qu‟on laisse Hippocrate,
Et qu‟on vienne à nous.
Nos Parisiennes étaient donc tourmentées de la rate, à présent elles sont
affligées de vapeurs, et en aucun cas elles ne se tuaient. Les Anglais ont le
splin ou la splin, et se tuent par humeur.357
Comme auparavant, la prononciation et la signification de « ce mot » sont
explicitement signalées, de sorte que l‟attention du lecteur se porte sur l‟unité
lexicale plutôt que sur son référent358
. Voltaire répète comme à l‟article
« Langues » que « ce mot signifie la rate », mais renouvelle la manière dont il
354
Voltaire, « Langues », p. 555, souligné dans l‟original. Les vers cités sont de Molière, L’Amour
médecin, III.8. 355
François Marie Arouet, dit Voltaire, « Du climat », Commentaire sur L’Esprit des lois, Sheila
Masson (éd.), dans Les Œuvres Complètes de Voltaire, Oxford, Voltaire Foundation, 2009,
t. LXXX B, Writings of 1777-1778 (I), p. 405. Il s‟agit du chapitre XII du livre XIV de De l’esprit
des lois (cf. supra p. 59), dont Voltaire rapporte le passage : « C’est […] l’effet d’une maladie. Il y
a apparence que c’est un défaut de filtration du suc nerveux. » (« Du climat », p. 405) 356
Sheila Masson fait remarquer dans l‟édition des Œuvres complètes de Voltaire que le vers
suivant, « Par les moyens doux », est omis dans le manuscrit et dans les premières éditions de
« Du climat » (Ibid., n. 3). 357
Ibid., p. 405. 358
C‟est donc une occurrence du type i.
78
établit le lien entre le spleen et les vapeurs, sans pourtant instituer comme
auparavant une équivalence entre ces termes. En outre, le sens de « spleen » est
enrichi par sa mise en rapport avec le suicide Ŕ point de vue soutenu par
Montesquieu et nuancé par Voltaire, dont on verra qu‟il soutient que le suicide
n‟est pas plus fréquent en Angleterre qu‟ailleurs et que le spleen peut
difficilement expliquer les suicides des anciens Romains. La reprise « ou la
splin » dans cette occurrence souligne le caractère inédit du terme dont le genre
n‟est pas encore fixé en français.
L‟occurrence suivante continue de mettre en relief la nouveauté du mot,
notamment en proposant deux orthographes :
[…] chaque année il y a douze suicides dans Genève qui ne contient que
vingt mille âmes, tandis que les gazettes ne comptent pas plus de suicides
à Londres, qui renferme environ sept cent mille spleen ou splin.359
Néanmoins, puisque le dédoublement arrive à la toute fin de la phrase, il
n‟empêche pas le mot d‟être employé de manière naturelle, et en vérité, cette
occurrence pousse plus loin que toutes l‟usage naturel du mot « spleen ». En effet,
il est employé dans une figure de style, et représente par métonymie soit une
personne souffrant du spleen, soit une personne tout court, dans une expression
qui nous renseigne sur la population estimée de Londres360
. D‟ailleurs,
l‟imprécision de l‟emploi de « spleen » dans cette phrase laisse incertain si dans la
figure métonymique « spleen » renvoie à la rate ou à la maladie des personnes
qu‟il représente. En fait, la même indistinction sémantique marque la dernière
occurrence de « spleen » dans ce texte, où Voltaire demande :
Cependant pourquoi, si vous en exceptez Lucrèce, dont l‟histoire n‟est pas
bien avérée, aucun Romain de marque n‟a-t-il eu une assez forte spleen
pour attenter à sa vie ?361
Ainsi, l‟usage que l‟auteur fait du terme progresse parallèlement aux
étapes de la naturalisation, et cela sur deux niveaux. D‟une part, la progression est
359
Voltaire, « Du climat », p. 406, souligné dans l‟original. 360
La structure parallèle des formules « vingt mille âmes » et « sept cent mille spleen », renforcée
par l‟acception métonymiquement figurée d‟« âme » signifiant un être vivant ou une personne,
permet une telle utilisation de « spleen ». 361
Ibid., souligné dans l‟original.
79
achevée à l‟intérieur de textes individuels Ŕ nous avons vu par exemple que dans
« De Caton » on passe d‟une occurrence introductive (type i) à une occurrence
naturelle (type ii), et que dans « Du climat » deux occurrences introductives sont
suivies par une occurrence qui est marquée des traits introductifs dans un emploi
naturel, même littéraire, et finalement par une dernière, entièrement naturelle.
D‟autre part, l‟usage que fait Voltaire de « spleen » semble, à partir de 1770362
,
progresser généralement d‟un texte à l‟autre. L‟évocation du spleen est
approfondie chaque fois et l‟on passe de la simple considération d‟un fait
nouveau, voire d‟un mot étranger, à un véritable examen du fait.
Pour ce qui est de l‟interprétation du terme, le patriarche de Ferney ne
tranche pas la question. Voltaire présente plutôt une nouveauté linguistique aux
formes et aux significations plurielles : selon le cas, le spleen peut aussi bien être
la rate qu‟un état affectif passager, qu‟une maladie menant au suicide. Cela dit,
par simple répétition, l‟accent est mis sur le champ discursif médical et physique
dans lequel « spleen » représente la rate ou la maladie plutôt qu‟une souffrance
émotionnelle. Toutefois, les occurrences du mot chez Voltaire rendent
manifeste l‟incertitude qui entoure le spleen dans la période 1763-1782 et
illustrent une expérimentation de forme et de signification qui présente en soi un
réel intérêt.
• Le Dictionnaire de l‟Académie française, 1798
SPLEEN. subs. mas. (On prononce Spline.) Mot emprunté de l'Anglois,
par lequel on exprime un état de consomption. Avoir le spleen. Être dévoré
de spleen.
C‟est à ce peu de mots qu‟aboutit le long chemin par lequel s‟est
naturalisé le « spleen », lorsque dans la cinquième édition de son Dictionnaire
362
Il est intéressant de noter que le dialogue de 1768, L’A, B, C, qui ne suit pas cette progression,
est le seul texte de fiction parmi les quatre. Cette forme se prête moins bien à une présentation
analytique du terme et est plutôt favorable à un emploi spontané, naturel. La forme de l‟essai que
prennent les trois autres textes est, par contre, adaptée au commentaire analytique.
80
(désormais DAF), l‟immortelle Académie lui fit joindre le rang des mots
français363
.
La brièveté de l‟occurrence ne permet pas d‟en parler longuement. Prenant
la forme d‟une entrée de dictionnaire, elle est nécessairement présentée sous un
angle lexicographique. Il ne s‟agit pourtant pas d‟une occurrence introductive, de
type i, puisqu‟il y est question d‟un mot tout à fait français Ŕ s‟il est « emprunté
de l‟Anglois », c‟est qu‟il ne lui appartient plus exclusivement. De plus, le statut
du DAF fait que n‟y paraissent que des mots dont l‟usage est établi, de sorte que
sa véritable introduction a nécessairement eu lieu longtemps auparavant. Dans ces
conditions, il est plus exact de considérer qu‟il s‟agit d‟une utilisation naturelle du
terme, mais répondant aux lois génériques de l‟ouvrage, qui rendent obligatoire la
définition du mot.
Pour le sens de cette définition d‟une extrême concision, le « spleen »
selon les académiciens « exprime un état de consomption. » La consomption étant
considérée une maladie qui cause le dépérissement physique, le statut de maladie
somatique est conféré au « spleen » ainsi défini364
. Notons d‟ailleurs que tout en
indiquant l‟origine anglaise du terme, le DAF se garde d‟associer en aucune
manière son référent à la culture ou au caractère anglais. On peut en déduire que
363
Notons que même si l‟édition de 1798 du DAF ne fut pas publiée par l‟Académie elle-même Ŕ
par décret de la Convention Nationale, elle fut confisquée et ensuite publiée par les libraires Smits
et Marandon Ŕ elle reproduit fidèlement l‟unique copie annotée de la quatrième édition telle que
l‟avaient préparée pour publication les académiciens (Sonia Branca-Rosoff, « Luttes
lexicographiques sous la Révolution Française. Le Dictionnaire de l‟Académie », dans Winfried
Busse et Jürgen Trabant (éds), Les Idéologues. Sémiotique, théories et politiques linguistiques
pendant la Révolution française. Proceeding of the Conference held at Berlin, October 1983,
Amsterdam, John Benjamins, « Foundations of Semiotics », 1986, p. 281, 295 n. 2 ; Medlin,
p. 185, 189-190). D‟ailleurs, même si des révisions y furent portées (Liliane Tasker, « Cinquième
édition 1798 », dans Bernard Quemada (dir.), Les Préfaces du Dictionnaire de l’Académie
française 1694-1992, Paris, Honoré Champion, 1997, pp. 236-237), elle « reste, dans son
ensemble, l‟œuvre de l‟Académie depuis 1762 » (Ibid., p. 220). 364
Le DAF n‟est pas le seul texte à mettre en parallèle le spleen et la consomption. Feutry
considère par exemple que le spleen est « une sorte de consomption » (p. 264) alors que le spleen
de Louis Sébastien Mercier est marqué par les « langueurs de la consomption » (« Armoiries »,
dans Le nouveau Paris, Paris, Fuchs, Ch. Pougens et Ch. Fr. Cramer, 1798, vol. IV, p. 79).
D‟ailleurs, une lecture attentive des occurrences où les deux termes sont rapprochés révèle que
pour ces auteurs la consomption est un état de dépérissement qui n‟est pas nécessairement de
cause somatique. En fait, comme le démontre efficacement le traité de Moreau de la Sarthe, la
consomption, aussi dite « la consomption spleen » (pp. 204-205), peut être le résultat physique de
causes morales ou émotionnelles.
81
le spleen est devenu une affection neutre, universelle, faisant partie de la réalité
française.
L‟occurrence de « spleen » dans le DAF jouit d‟une position particulière
dans l‟histoire du mot qui résulte justement du statut de l‟ouvrage. À savoir,
l‟inclusion d‟un mot dans les pages du DAF représente son institutionnalisation et
constitue conséquemment la marque définitive de sa naturalisation. Œuvre de
l‟Académie française, l‟autorité à laquelle l‟État confère la responsabilité de
dicter la norme linguistique, il répond à la visée traditionnelle de donner la
définition correcte et l'usage commun des mots français non techniques. Suivant
André Morellet365
, « Le Dictionnaire de l'Académie est un témoin de l'usage qui
gouverne la langue française, de celui qui est le plus général parmi les personnes
qui parlent correctement et purement. »366
Il s‟ensuit qu‟à la différence d‟une
instance descriptive Ŕ qui présenterait la langue comme elle est communément
parlée plutôt que comment elle devrait l‟être Ŕ l‟Académie attend avant de
l‟enregistrer qu‟un mot se soit établi dans le bon usage, si bien que son entrée
dans le DAF retarde toujours sur son utilisation367
. C‟est donc la nature
conservatrice de l‟Académie368
qui fait que l‟ultime consécration de « spleen »
tarda jusqu‟en 1798, alors que, comme le montrent nos occurrences, il avait
depuis longtemps été légitimé par l‟usage commun, et cela avec une signification
bien plus riche et variée que celle qu‟on lui reconnaît dans le DAF.
365
Élu à l‟Académie le 28 avril 1785, Morellet en est le directeur et le secrétaire perpétuel
suppléant en 1793 lorsqu‟elle est sur le point d‟être supprimée par la Convention Nationale. Il se
chargea alors de la sauvegarde des documents importants, dont la copie annotée de la quatrième
édition du dictionnaire. Dorothy Medlin présente en détail le rôle singulier que joua Morellet dans
la préparation des cinquième et sixième éditions du DAF (cf. l‟article « André Morellet and the
Dictionnaire de l’Académie française »). Liliane Tasker note d‟ailleurs que « [p]our la période
prérévolutionnaire [de l‟histoire de l‟Académie et de son dictionnaire], c‟est le récit que fit
Morellet à l‟Institut en 1805 et qu‟il reprit dans ses Mémoires qui sert de référence » (p. 232). 366
Cité dans Medlin, p. 184. 367
Le Manuel Lexique de Prévost, qui inclut déjà « spleen » en 1750 emprunte par ce fait même
une approche moins strictement prescriptive, sinon effectivement descriptive. Prévost serait ainsi
le premier lexicographe à nommer le spleen et à lui accorder le statut de vocable français. C‟est
une occurrence qui témoigne tôt du devenir français de « spleen ». 368
À titre indicatif de ce conservatisme, ce ne sont que soixante mots empruntés de l‟anglais,
certains diraient « anglicismes », qui sont admis dans les quelques 1500 pages de la cinquième
édition du DAF (Henriette Walter, L’aventure des mots français venus d’ailleurs, Paris, Éditions
Robert Laffont, 1997, p. 185).
82
En fait, la différence entre le sens consigné dans le DAF et les
significations que prêtent à ce terme les usages réels est telle que nous y voyons
un véritable clivage. Nous avons vu que dans le DAF la définition de « spleen »
était limitée au sens d‟une maladie physique et l‟autorité prescriptive de cet
ouvrage signifie que tout autre sens serait fautif. Par contre, notre recensement et
notre analyse des occurrences de « spleen » a montré que dans la réalité de son
utilisation le mot comportait divers sens et participait à plusieurs champs
sémantiques. Ce que rejette notamment par omission le DAF est la charge
émotive de « spleen », qui dans de nombreux cas évoque un état d‟abattement
psychique. Le clivage paraît donc là où divergent les opinions sur la qualité
physique ou psychique du spleen. Certains usagers plus conservateurs369
semblent
n‟y voir qu‟une maladie physique alors que d‟autres font dans leur utilisation une
place à l‟expérience affective. En fin de compte, l‟histoire nous apprend que
l‟usage prendra le dessus puisque le spleen du XIXe siècle est avant tout un état
affectif marqué par le tædium vitæ370
.
369
On peut compter parmi ceux-ci Voltaire, l‟Académie française, et Moreau de la Sarthe. 370
Déjà la sixième édition du DAF (1832-1835) reconnaîtra que le spleen est une « Maladie
mentale qui consiste dans le dégoût de la vie. » (« Spleen », dans Dictionnaire de l’Académie
française, 6e éd., Paris, Firmin Didot Frères, 1835, vol. II, s.v.)
83
Conclusion
Au cours de ces pages nous espérons avoir donné un aperçu nouveau sur
l‟histoire du spleen, d‟avoir convenablement observé le processus de son adoption
linguistique et conceptuelle dans la culture française du XVIIIe siècle. Pour
résumer brièvement, nous avons présenté l‟histoire de la constitution discursive
d‟un fait emprunté à l‟étranger, tenant en compte des éléments et des forces
sociales l‟ayant influencée. Nous avons suivi le spleen dans la perte de son altérité
culturelle, le long du processus par lequel il fut intégré à l‟horizon de
connaissances et au vocabulaire français, et donc par lequel il a graduellement été
naturalisé.
La mise en contexte historique du premier chapitre a situé le spleen par
rapport à ses origines mélancoliques et nous a permis de constater à quel point il
relève directement de la théorie humorale, de reconnaître que c‟est de là que
proviennent sa conceptualisation comme maladie et son association aux
symptômes psychologiques de la tristesse et de l‟abattement. La polysémie de la
mélancolie prépare donc du fond de ses racines antiques la complexité et la
variété d‟interprétation qui marqueront le spleen. Le bouleversement des savoirs
scientifiques aux siècles classiques n‟a fait qu‟ajouter à la diversité des
représentations mélancoliques en entraînant la réévaluation de phénomènes dont
les anciennes explications devinrent dès lors désuètes. Conséquemment, la
mélancolie a pu être cooptée par la culture non médicale et prendre des
significations métaphoriques.
Quant à la maladie anglaise, la variante particulière de mélancolie appelée
spleen, elle comporte des éléments supplémentaires tels le caractère national et la
volonté suicidaire. Rappelons que la mélancolie anglaise indiquait d‟abord moins
un type particulier que simplement l‟apparente prédilection des Anglais pour ce
tempérament, géographiquement et climatiquement déterminée. Quand les taux de
suicide firent associer cet acte aux Anglais et à leur mal particulier, le réflexe
suicidaire remplaça la nationalité comme critère de la maladie anglaise. Le spleen
s‟étant déjà fait connaître à l‟extérieur de l‟Angleterre, quand il perdit enfin cette
84
distinction nationale, on accepta qu‟il puisse affecter les non-Anglais, de sorte
qu‟il put s‟intégrer à d‟autres cultures.
Dans une deuxième mise en contexte historique, notre analyse du rapport
franco-anglais de l‟époque a révélé que le contact étroit des deux nations au
XVIIIe siècle avait constitué un partage culturel dans lequel dominait
l‟Angleterre. D‟ailleurs, nous avons vu que la dissémination des informations et
de l‟influence britannique avait été effectuée par différentes groupes d‟agents de
liaison culturelle qui visaient différentes strates de la société française, ce qui
rendit plus efficace et plus complète la communication de la culture anglaise en
France et notamment le concept de spleen qui y était associé. Ce que montrent les
différentes réactions à la présence anglaise Ŕ de l‟aversion anglophobe à
l‟appréciation anglophile Ŕ est l‟impossibilité pour les Français de rester
indifférents des apports ou à l‟abri de cette culture étrangère. Les débuts de
l‟importation du spleen, vus dans le troisième chapitre, se situaient donc dans un
contexte socio-historique marqué par un vif intérêt Ŕ aussi bien positif que négatif
Ŕ pour toute chose anglaise.
Le premier véhicule du spleen fut les textes du début du siècle dans
lesquels il fut question de la mélancolie des Anglais avant qu‟on la nomme spleen
en français. Cette présentation du sujet spleenétique permettait au public français
de se familiariser graduellement avec cette notion et de s‟en faire une idée peu à
peu plus précise. La diversité des types d‟écrits qui participèrent à cette
introduction eut pour effet de faciliter la communication avec un public vaste et
varié, mais aussi de donner la mesure d‟un fait complexe. C‟est que chaque genre
put y apporter ses forces. Ainsi, l‟authenticité des écrits de voyageurs put
renforcer et confirmer la présentation par ailleurs plus cohérente et ample des
écrits de fiction. Il en résulta un véritable effet cumulatif puisqu‟à travers ces
différents textes, l‟image du comportement et de l‟expérience mélancoliques
spécifiques aux Anglais est devenue communément reconnaissable. Ainsi ces
ouvrages sont responsables de l‟introduction et de l‟intégration culturelle du fait,
de la notion spleenétique, et ont permis l‟étape suivante : l‟adoption du vocable en
français.
85
Le quatrième chapitre de notre étude porte sur les occurrences du mot
spleen, dont l‟analyse a révélé certaines tendances dans l‟utilisation et a éclairé la
façon dont on le concevait à l‟époque. Nous avons, par exemple, identifié
différents régimes d‟usage dans trois périodes distinctes du processus de
naturalisation, ainsi que deux types d‟usages du terme, révélateurs de son statut au
sein de chaque emploi, et indicatifs du rôle de chaque occurrence dans l‟histoire
de son intégration linguistique. De plus, les divers sens et associations du spleen
sont révélés par l‟ensemble des occurrences, dont chacune reflète par son emploi
du mot la perception du fait dans le contexte précis de leur utilisation. Les
quelques cas examinés de plus près ont justement illustré ces points, tout en
représentant quelques moments clés de l‟histoire du spleen français.
Ensemble, ces quatre chapitres ont voulu montrer que l‟histoire du spleen
résulte des conditions dans lesquelles le mot et le fait ont été transmis et
popularisés. Ces conditions étant plurielles et parfois contradictoires, elles font
que leur objet est complexe. Dans cet ordre d‟idées le spleen du XVIIIe siècle est
une construction discursive, résultant des effets cumulatifs d‟influences multiples.
Ayant accepté la suggestion de Foucault que l‟objet du discours est constitué par
tout ce qui est dit à son propos371
, on peut dire que le spleen est d‟abord associé
aux Anglais, mais qu‟avec le temps il ne l‟est plus ; qu‟il est généralement une
maladie, mais parfois un état d‟esprit ; qu‟il est un mal physique, mais aussi
parfois psychique ; qu‟il peut être passager mais aussi fatal ; et qu‟il est parfois la
rate même, d‟où il émane généralement. Malgré ces différences, la plupart de ces
« spleen » ont en commun le sème du tædium vitæ. Voilà donc le référent
fondamental qui en définitive a dû être intégré à la culture française.
Effectivement, les conditions identifiées par Edouard Bonnaffé pour
déterminer le statut de naturalisation d‟un vocable permettent de repérer les
preuves de l‟assimilation du mot « spleen » avant le XIXe siècle. À savoir, si pour
être naturalisé un mot doit avoir « la consécration en quelque sorte matérielle que
donne seul le texte imprimé »372
, les vingt-neuf textes publics373
avec occurrences
371
Foucault, p. 45. Cf. notre introduction, p. 13. 372
Bonnaffé, p. xiii ; cf. aussi notre introduction, p. 10.
86
de « spleen » remplissent cette condition. Si par ailleurs il doit être « employé par
des écrivains connus »374
, les noms de Baculard d‟Arnaud, populaire en son
temps, de Diderot et de Voltaire doivent satisfaire ce critère. Finalement, s‟il faut
que le mot « soit employé couramment et d‟une façon permanente »375
, le fait que
nos occurrences soient réparties le long des cinquante-cinq dernières années du
siècle, et que le DAF juge en 1798 que « spleen » est assez courant pour
l‟institutionnaliser, répondent au dernier critère de Bonnaffé est satisfait et l‟on
peut dire que « spleen » s‟est effectivement naturalisé avant la fin du siècle. Si
nous rappelons par ailleurs que Horst Turk a établi que l‟assimilation culturelle du
référent est un prérequis pour la véritable adoption d‟un terme376
, la notion de
spleen doit également avoir été intégrée à la culture française, puisque le mot a été
aussi efficacement adopté.
Étant donné son acceptation culturelle, l‟imprécision sémantique durable
de « spleen » pourrait être quelque peu surprenante. Cependant, cela s‟explique
par une présentation que l‟on peut qualifier de fragmentaire. En fait, les
occurrences que nous avons examinés montrent qu‟en règle générale, il n‟en est
question que très brièvement, qu‟on n‟en discute pas en détail et que souvent il
n‟a pas grand rapport avec le sujet principal du texte. Il est possible que ce
traitement résulte de la désagrégation médicale du sujet mélancolique aux siècles
classiques, ou bien de la polémique qui entourait les sujets anglais, qui aurait
rendu difficile leur traitement direct et développé. De toute façon, la
représentation fragmentaire du spleen ne permet pas d‟en discourir longuement,
d‟entrer dans des détails à son sujet, ni d‟expliquer ou de discréditer les
différentes nuances de sa signification. Par conséquent, la brièveté de sa présence
dans les textes où il paraît encourage le flottement du sens. Dans cet ordre d‟idées
373
La catégorisation de textes publics plutôt qu‟imprimés permet de prendre en compte les
occurrences ayant figuré dans la Correspondance littéraire de Grimm, périodique dont la nature
clandestine faisait qu‟il était copié à la main et non pas publié pour être distribué (Sigun Dafgård,
« Introduction », dans Frédéric Melchior Grimm. La Correspondance littéraire. 1er
janvier Ŕ 15
juin 1760, Stockholm, Almqvist och Wiksell, « Acta Universitatis Upsaliensis. Studia Romanica
Upsaliensia », 1981, p. 16). 374
Bonnaffé, p. xiii. 375
Ibid. 376
Turk, p. 21. Cf. l‟introduction de ce travail, p. 11.
87
on pourrait formuler l‟hypothèse que c‟est une description plus approfondie du
spleen dans les textes du début du XIXe siècle qui aura permis sa réduction
sémantique.
En fin de compte, il faut avouer que nous mettons fin à ce travail plus par
nécessité qu‟avec la satisfaction de l‟avoir entièrement achevé. C‟est-à-dire que
nous sommes consciente du fait qu‟il resterait beaucoup à faire si l‟on voulait
complètement éclairer l‟histoire du spleen. Premièrement, notre recensement des
occurrences du terme n‟est sûrement pas exhaustif : des lectures plus étendues
pourraient compléter notre liste préliminaire et permettre une analyse plus fine
ainsi que des statistiques plus précises. Deuxièmement, les limites chronologiques
que nous nous sommes imposées pour des raisons pratiques se sont effectivement
avérées arbitraires et ont imposé une fin artificielle à cette histoire en devenir du
spleen. Pour la compléter il serait nécessaire de poursuivre une lecture attentive
de l‟utilisation de « spleen » jusque dans les premières décennies du XIXe siècle,
sans doute jusqu‟en 1835, quand l‟Académie française reconnaît la signification
psycho-émotionnelle qui est bien plus proche du sens retenu par la postérité.
En tout état de cause, nous pouvons conclure que le spleen tel qu‟il est
généralement compris de nos jours cache une histoire et une signification plus
riche que l‟on pourrait croire à première vue. Surtout, si le spleen a obtenu ses
lettres de noblesse au XIXe siècle, pour ceux qui voudront bien prendre le temps
d‟un examen attentif, il n‟apparaîtra pas moins ancré dans le XVIIIe siècle qui a
vu son adoption par la culture française. Comme nous espérons l‟avoir montré,
c‟est cette époque qui en a déterminé le sens et préparé le devenir.
88
Annexe
Occurrences de « spleen » au XVIIIe siècle par ordre chronologique
1745 Leblanc,
Lettres d’un François
(p. 118 ; p. 240 ; p. 253)
- « Le Spleen ou les Vapeurs, la Consomption
même, ne sont peut-être autre chose que
l‟Ennui porté à son plus haut point, & devenu
une maladie dangereuse, & quelquefois
mortelle. »
- « Voilà ce qu‟en France on appelle des
Vapeurs, voilà ce qu‟on appelle ici le Spleen,
maladie qui fait que tant d‟Anglois
abandonnent leur Isle. »
- « Le Royal Spécifique d‟Or […] guérit
infailliblement toute espece de Spleen, de
Vapeurs, de Mélancholie, &c. »
< 1748 Montesquieu,
« Pensée 333 »
(p. 1080)
- « Dans le spleen, on sent de la difficulté à
porter son corps, comme on en auroit si l‟on
étoit obligé de porter le corps d‟un autre. »
1748 Yonge,
Report on the manuscripts
(p. 214)
- « La spleen, qui me gagne, rend la vieillesse
et la mauvaise santé moins supportable. »
1750 Prévost,
Manuel lexique
(s.v. « Splénique »)
- « On ne demandera pas d‟où vient le nom de
la maladie particuliére aux Anglois, que nous
nommons Spline d‟après eux. Ils écrivent
Spléen, & nomment Splénetiques ceux qui en
sont attaqués. »
1755 Diderot,
« Encyclopédie »
(p. 641)
- « Pourquoi l‟ordre encyclopedique est-il si
parfait & si régulier dans l‟auteur anglois ?
c‟est que […] n‟ayant […] de moment
favorable ou défavorable pour travailler,
excepté celui de la migraine ou du spleen ;
c‟étoit un laboureur qui traçoit son sillon,
superficiel, mais égal & droit. »
1757 Besenval,
Le Spleen
- La seule occurrence est celle du titre.
1760 Diderot,
Lettre à Sophie Volland
(p. 167)
- « Vous ne scavez pas ce que c‟est que le
spline, ou les vapeurs anglaises ; je ne le
scavois pas non plus. »
1763 Favart,
L’Anglais à Bordeaux
(p. 463)
- « Laissez là, croyez-moi, votre philosophie. /
Elle donne le spleen, elle endurcit les cœurs
».
1765 Jaucourt,
« Scorbut »
(pp. 803-804)
- « Le scorbut qui étoit jadis inconnu dans nos
contrées, y devient commun comme en
Angleterre ; le spleen qui nous vient de cette
île, nous amene aussi le premier. »
1765 Brosses,
« Le caractère des peuples »
(p. 73)
- « Les mots anglois, humour, splen, &c. ne se
peuvent traduire exactement. »
89
1767
Feutry,
« Les Ruines »
(p. 264)
- « Non loin de ma retraite, où les Arts et
l‟Etude, / Partageant quelquefois mon humble
solitude, / Viennent calmer mon spleen par
leurs charmes secrets, / Règnent de longs
débris d‟un antique Palais. »
1768 Voltaire,
L’A, B, C
(p. 340)
- « Pardon de m‟être mis en colère, j‟avais le
spleen ; mais en me fâchant, je n‟en avais pas
moins raison. »
1770 Grimm,
Correspondance litt., janvier
(p. 2)
- « [S]i le ciel nous eût retiré le Paraclet de
Ferney, nous serions infailliblement tombés
dans le spleen, dans la jaunisse, dans la
consomption, dans un état, en un mot, pire
que la mort. »
1770 Grimm,
Correspondance litt., juillet
(p. 224)
- « D‟ailleurs, le plâtre de Pigalle est simple,
calme, d‟un beau caractère ; seulement je
trouve qu‟il a le regard un peu mélancolique,
et comme s‟il était travaillé par le spleen, et ce
n‟est pas assurément la maladie qui mettra le
grand patriarche au tombeau. »
1770 Galiani,
Lettre LXI
(p. 212)
- « Vos tableaux économiques me donnent le
spleen et emportent une demi-page
précieuse. »
1770 Voltaire,
« De Caton »
(p. 522)
- « On ne nous dit point, et il n‟est pas
vraisemblable que du temps de Jules César et
des empereurs, les habitants de la Grande-
Bretagne se tuassent aussi délibérément qu‟ils
le font aujourd‟hui quand ils ont des vapeurs
qu‟ils appellent le spleen, et que nous
prononçons le spline.
Au contraire, les Romains, qui n‟avaient
point le spline, ne faisaient aucune difficulté
de se donner la mort. »
1771 Voltaire,
« Langues »
(p. 555)
- « Le même auteur se trompe encore en
assurant que les mots anglais humour et
spleen ne peuvent se traduire. […] A l‟égard
de spleen, il se traduit très-exactement, c‟est
la rate. »
1772 Arnaud,
« Préface »
(pp. xviii-xix)
- « On ne me rendroit point justice, si l'on me
rangeoit dans la classe de ces français, qui ont
la faiblesse d'emprunter de nos voisins,
jusqu'à leur spleen. »
1776 [Anon.],
Courier de l'Europe
(16.07.1776, 1b)
- « …ce changement est possible, n‟y ayant
rien de plus léger que des gens qui se laissent
gouverner par le spleen & dominer par le
vent… »
90
1778 Voltaire,
« Du climat »
(p. 405 ; p. 406 ; p. 406)
- « Les Anglais, en effet, appellent cette maladie
spleen, qu‟ils prononcent splin, ce mot
signifie la rate. […] Les Anglais ont le splin
ou la splin, et se tuent par humeur. »
- « On leur dirait que chaque année il y a douze
suicides dans Genève qui ne contient que
vingt mille âmes, tandis que les gazettes ne
comptent pas plus de suicides à Londres, qui
renferme environ sept cent mille spleen ou
splin. »
- « Cependant, pourquoi, si vous en exceptez
Lucrèce, dont l‟histoire n‟est pas bien avérée,
aucun Romain de marque n‟a-t-il eu une assez
forte spleen pour attenter à sa vie ? »
1778 Gernevalde,
L’homme noir
- La seule occurrence est celle du titre complet :
L’homme noir ou le spléen
1779 Le Mierre,
Les Fastes
(p. 81)
- « [U]n hypocondre anglais de son spleen
consumé ».
1779 Dorat,
« Coup d‟œil »
(p. 104)
- « Oh ! que Saint-James, mes amis, / Offre un
spectacle magnifique ! / De nos Milords
penseurs dans leur Spleen affermis ».
1780 Lesuire,
Les Amants François
(p. 74-75)
- « Les autres ne vouloient voir personne, étant
la plupart attaqués du spleen, maladie que le
charbon de terre, qu‟on brûle dans Londres,
aide à communiquer par sa fumée épaisse ;
cette fumée, d‟accord avec la misere dont on
se plaint beaucoup dans cette Capitale, y
entretient une dose assez uniforme de
mélancolie. »
1780 Patrat,
L’Anglais ou le fou
raisonnable
- Le personnage principal est dénommé Jacques
Splin.
1782 Genlis,
« Lettre V »
(p. 91)
- « Miss Bridget a laissé le Spléen à Paris ».
1782 [Anon.]
La Splinomanie
- Le titre de cette pièce autrement introuvable
constitue une occurrence.
1787 Lacoste,
Voyage philosophique
(p. 759)
- « [I]l se débattait, depuis longtemps, contre
cette affreuse maladie à laquelle les seuls
Anglais ont été dans le cas de donner un nom,
le splin ».
1790 Morande,
Courier de l'Europe
(p. 1081)
- « Quand ils y ont passé quinze jours, [et]
qu‟ils ont éprouvé les premiers effets du
spleen, dans lequel les fait tomber la solitude
où ils se trouvent ; ils sont bien flattés de
retourner. »
1793 Picard,
Le Conteur
(p. 25)
- Présente deux personnages dénommés
Jacques et Jenny Splin
- « Il est attaqué du spleen ; et son mal est si
violent, qu‟il lui ôte la mémoire. »
1793 Meister,
Correspondance littéraire
(pp. 191-192)
- Compte rendu de la pièce Le Conteur ou les
Deux Postes de Picard, avec mention des
personnages « milord et milady Spleen »
91
1798 Mercier,
« Armoiries »
(pp. 78-79)
- « D‟autres s‟éteignent insensiblement et dans
les langueurs de la consomption. Ce spléen
aristocratique mine également la duchesse
septuagénaire, et la maréchale édentée, et la
jeune vicomtesse ».
1798 Dictionnaire de l’Académie
française,
« Spleen »
(s.v.)
- « SPLEEN. subs. mas. (On prononce Spline.)
Mot emprunté de l'Anglois, par lequel on
exprime un état de consomption. Avoir le
spleen. Être dévoré de spleen. »
1799
-
Moreau de la Sarthe,
« Observations »
(p. 183 ; p. 203 ; pp. 204-
205)
-
- « Quant aux considérations générales sur la
consomption (spleen) qui terminent ce
mémoire… »
- Titre de section : « Considérations
Psycologiques et médicales sur la
consomption spléen. »
- « Dans un sens moins général, la
consomption spléen exprime l‟état dans
lequel, par satiété de la vie, on est arrivé au
desir tranquille et permanent, à la votition de
la mort. »
92
Bibliographie
I. Œuvres
Textes contenant occurrences du terme spleen
[Anonyme]. Le Courier de l’Europe, 16 juillet 1776, 1b, dans Manfred Höfler,
Dictionnaire des anglicismes, Paris, Larousse, 1982, s.v. « Spleen ».
ARNAUD, François-Thomas-Marie de Baculard d‟. « Préface », dans Épreuves
du sentiment, Paris, Le Jay, 1772, pp. vii-xxii.
BESENVAL, Pierre-Victor baron de. Le Spleen (1806), dans Le Spleen, Les
Amants soldats, Alonzo, L’Hermite, Paris, Flammarion, 1895, pp. 3-106.
BROSSES, Charles de. « Le caractere des peuples aussi très-marqué par les
idiotismes & par la syntaxe de chaque langue », dans Traité de la formation
mécanique des langues et des principes physiques de l’étymologie, Paris, Saillant,
Vincent et Dessaint, 1765, t. I, pp. 72-73.
[DIDEROT, Denis]. « Encyclopédie », dans Denis Diderot et Jean le Rond
d'Alembert (dirs), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et
des métiers, Paris, Briasson et al., 1751-1765, t. V (1755), pp. 635-648.
DIDEROT, Denis. Lettre du 28 octobre 1760, dans André Babelon (éd.), Lettres à
Sophie Volland, Paris, Gallimard, 1938, pp. 167-168.
DORAT, Claude-Joseph. « Coup d‟œil d‟un Anglois », dans Coup d'œil sur la
littérature, ou Collection de différens ouvrages, tant en prose qu'en vers,
Amsterdam/Paris, Delalain/P.-F. Gueffier, 1779, t. II, p. 104.
FAVART, Charles-Simon. L’Anglais à Bordeaux (1763), dans Jacques Truchet
(éd.), Théâtre du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1974, pp. 365-416.
FEUTRY, Aimé Ambroise Joseph. « Les Ruines » (1767), dans Jacques Bousquet
(éd.), Anthologie du dix-huitième siècle romantique, Paris, Jean-Jacques Pauvert,
1972, pp. 262-264.
GALIANI, Ferdinando. Lettre LXI, dans Louise Florence Pétronille Tardieu
d'Esclavelles, marquise d‟Epinay et Ferdinando Galiani, Daniel Maggetti et
Georges Dulac (éds), Correspondance I: 1769-1770, Paris, Desjonquères, 1992,
pp. 212-214.
93
GENLIS, Stéphanie Félicité, comtesse de. « Lettre V. La Baronne à la
Vicomtesse », dans Adèle et Théodore, ou, Lettres sur l’éducation : contenant tous
les principes relatifs aux trois différens plans d’éducation des princes, des jeunes
personnes de l’un & de l’autre sexe, Paris, Lambert et Baudouin, 1782, vol. II,
pp. 90-91.
GERNEVALDE. L’homme noir ou le spléen (1778), Paris, Cailleau, 1783.
[GRIMM, Frédéric-Melchior]. Correspondance littéraire, philosophique et
critique, adressée à un souverain d’Allemagne, depuis 1770 jusqu’en 1782, par le
baron de Grimm et par Diderot, Paris, F. Buisson, 1812, t. I, pp. 1-2, 223-225.
JAUCOURT, Louis, chevalier de. « Scorbut », dans Denis Diderot et Jean le
Rond d'Alembert (dirs), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des
arts et des métiers, Paris, Briasson et al., 1751-1765, t. XIV (1765), pp. 802-804.
LACOSTE, [Jean-Aimé ?] de. Voyage philosophique d'Angleterre fait en 1783 et
1784 (1787), cité dans Jacques Gury, Le Voyage Outre-Manche : anthologie des
voyageurs français de Voltaire à Mac Orlan, Paris, R. Laffont, « Bouquins »,
1999, pp. 759-760.
LE BLANC, Jean-Bernard. Lettres d'un François, La Haye, J. Neaulme, 1745, 3
vol.
LE MIERRE, M. [Antoine-Marin]. Les Fastes, ou, L'usages de l'année: poème en
seize chants (1779), dans R. Perrin (éd.), Oeuvres, Paris, Maugeret, 1810, t. III.
LESUIRE, Robert Martin. Les Amants François à Londres ou les délices de
l’Angleterre, Paris, Veuve Duchesne, Quillau l‟aîné et Esprit, 1780.
[MEISTER, Jacques-Henri]. Correspondance littéraire, philosophique et critique,
par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc., Paris, Garnier Frères, 1882, t. XVI,
pp. 190-193.
MERCIER, Louis Sébastien. « Armoiries », dans Le nouveau Paris, Paris, Fuchs,
Ch. Pougens et Ch. Fr. Cramer, 1798, vol. IV, pp. 76-79.
MONTESQUIEU, Charles-Louis de Secondat baron de La Brède et de. « Pensée
333 », Matériaux pour « L’esprit des lois », extraits de « Mes Pensées », dans
Roger Caillois (éd.), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1994, vol. II, p. 1080.
MORANDE, Charles Théveneau de. Texte sans titre dans le Courier de l’Europe,
30 mars 1790, vol. XXVII, p. 218, cité dans Gunnar et Mavis von Proschwitz,
Beaumarchais et le Courier de l‟Europe. Documents inédits ou peu connus,
Oxford, The Voltaire Foundation, 1990, t. II, p. 1081.
94
MOREAU DE LA SARTHE, Jacques Louis. « Quelques observations sur
différentes circonstances de maladies, à la guérison desquelles les ressources
pharmaceutiques n‟ont point concouru ; suivi de considérations psychologiques et
médicales sur la consomption », dans Mémoires de la Société médicale
d’émulation séante à l’école de médecine de Paris, Paris, Richard, Caille et
Ravier, [1799], pp. 178-215.
PATRAT, Joseph. L’Anglais ou le fou raisonnable, comédie (1781), Paris, J.-N.
Barba, 1819.
PICARD, Louis-Benoît. Le Conteur, ou les Deux postes, comédie en trois actes,
en prose, Paris, Claude-François Maradan, 1794.
PRÉVOST, Antoine François, dit d‟Exiles. « Splenique », dans Manuel Lexique
ou Dictionnaire portatif des mots françois dont la signification n’est pas familière
à tout le monde, Paris, Didot, 1750, s.v.
« Spleen », dans Dictionnaire de l’Académie française, 5e éd., Paris, J.J. Smits,
1798, vol. II, s.v.
VOLTAIRE, François Marie Arouet dit. « De Caton, du suicide, et du livre de
l‟abbé de Saint-Cyran qui légitime le suicide », Questions sur l’Encyclopédie, par
des amateurs (III) : Aristote-Certain (1770), dans Nicholas Cronk et Christiane
Mervaud (dirs), Les Œuvres complètes de Voltaire, Oxford, Voltaire Foundation,
2008, t. XXXIX, pp. 518-535.
VOLTAIRE, François Marie Arouet dit. « Du Climat », Commentaire sur
L’Esprit des lois, Sheila Masson (éd.), dans Les Œuvres Complètes de Voltaire,
Oxford, Voltaire Foundation, 2009, t. LXXX B, Writings of 1777-1778 (I),
pp. 405-411.
VOLTAIRE, François Marie Arouet dit. « Langues », Dictionnaire philosophique
[Questions sur l’encyclopédie, (1771)], dans Louis Moland (éd.), Œuvres
Complètes de Voltaire, Paris, Garnier Frères, 1879, t. XIX, pp. 552-574.
VOLTAIRE, François Marie Arouet dit. L’A, B, C, ou Dialogues entre A, B, C :
Traduit de l’anglais de M. Huet (1768), dans Raymond Naves (éd.), Dialogues et
Anecdotes philosophiques, Paris, Garnier Frères, 1966, pp. 253-345.
YONGE, Isabelle de. Comtesse de Denbigh, dans Historical Manuscripts
Commission, Report on the manuscripts of the Earl of Denbigh, 5, 167 (1911).
Cité dans Bernard Quemada, Matériaux pour l’histoire du vocabulaire français :
Datations et documents lexicographiques, 2e série, 25, Paris, Klincksieck, 1984,
p. 214.
95
Textes contenant des descriptions de la mélancolie anglaise
BOISSY, Louis de. Le François à Londres, Paris, Les Frères Barbou, 1727.
MONTESQUIEU, Charles-Louis de Secondat baron de La Brède et de. De
l’esprit des lois (1748), dans Roger Caillois (éd.), Œuvres complètes, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, vol. II, pp. 485-487 (Liv. XIV
ch. XII et XIII).
MURALT, Béat Louis de. Lettres sur les Anglois et les François et sur les
voiages (1728), Charles Gould et Charles Oldham (éds), Paris, Champion,
« Bibliothèque de la Revue de la Littérature Comparée », 1933.
POPE, Alexander. La boucle de cheveux enlevée : poème héroïcomique, Pierre-
François Guyot Desfontaines (trad.), Paris, François Le Breton père, 1728.
PRÉVOST, Antoine François, dit d‟Exiles. Le Philosophe anglais ou Histoire de
Monsieur Cleveland (1734), Philip Stewart (éd.), dans Jean Sgard (dir.), Œuvres
de Prévost, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1978, vol. II.
SWIFT, Jonathan. Voyages de Gulliver, Pierre-François Guyot Desfontaines
(trad.), Paris, J. Guérin, 1727, vol. II.
Autres œuvres
BAUDELAIRE, Charles. Claude Pichois (éd.), Œuvres complètes, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, vol. I.
BURTON, Robert. Anatomie de la mélancolie, Bernard Hoepffner et Catherine
Goffaux (trads), Paris, José Corti, 2000, vol. I.
« Consomption », dans Dictionnaire de l’Académie française, 5e éd., Paris, J.J.
Smits, 1798, vol. I, s.v.
[DIDEROT, Denis]. « Mélancolie », dans Denis Diderot et Jean le Rond
d'Alembert (dirs), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et
des métiers, Paris, Briasson et al., 1751-1765, t. X (1765), pp. 307Ŕ308.
JAUCOURT, Louis, chevalier de. « Mélancolie religieuse », dans Denis Diderot
et Jean le Rond d'Alembert (dirs), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des
sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson et al., 1751-1765, t. X (1765),
p. 308.
« Mélancolie », Dictionnaire universel françois et latin [Dictionnaire de
Trévoux], Paris, Compagnie des libraires associés, 1771, t. V, s.v.
96
MENURET DE CHAMBAUD, Jean-Jacques. « Melancholie », dans Denis
Diderot et Jean le Rond D‟Alembert (dirs), Encyclopédie ou Dictionnaire
raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson et al., 1751-1765,
t. X (1765), pp. 308Ŕ311.
RICHELET, Pierre. « Mélancolie », dans Dictionnaire françois contenant les
mots et les choses, Genève, Jean Herman Widerhold, 1680, t. III, s.v.
« Spleen », dans Dictionnaire de l’Académie française, 6e éd., Paris, Firmin Didot
Frères, 1835, vol. II, s.v.
« Spleen », dans Oxford English Dictionary, 2e éd., Oxford, Oxford University
Press, 1989, s.v.
II. Études
BABB, Lawrence. « The Cave of Spleen », The Review of English Studies,
vol. XII, no 46, 1936, pp. 165-176.
BABB, Lawrence. The Elizabethan Malady: A Study of Melancholia in English
Literature from 1580 to 1642, East Lansing, Michigan State College Press,
« Studies in Language and Literature », 1951.
BONNAFFÉ, Edouard. L’Anglicisme et l’anglo-américanisme dans la langue
française. Dictionnaire étymologique et historique des anglicismes, Paris,
Delagrave, 1920.
BONNO, Gabriel Dominique. La Culture et la civilisation britanniques devant
l’opinion française de la Paix d’Utrecht aux Lettres Philosophiques (1713Ŕ1734),
Philadelphia, American Philosophical Society, 1948.
BRANCA-ROSOFF, Sonia. « Luttes lexicographiques sous la Révolution
Française. Le Dictionnaire de l‟Académie », dans Winfried Busse et Jürgen
Trabant (dirs), Les Idéologues. Sémiotique, théories et politiques linguistiques
pendant la Révolution française. Proceeding of the Conference held at Berlin,
October 1983, Amsterdam, John Benjamins, « Foundations of Semiotics », 1986,
pp. 279-297.
BRENNER, Clarence D. A Bibliographical List of Plays in the French Language
1700-1789, Berkeley, [s.n.], 1947.
CHARBONNEAU, Frédéric. « Mélancolies à la dérive », à paraître dans les
Actes du colloque Miroirs de la mélancolie, tenu à Victoria du 5 au 7 octobre
2007, aux Presses Universitaires de Lausanne (version pré-publication).
97
DAFGÅRD, Sigun. « Introduction », dans Frédéric Melchior Grimm. La
Correspondance littéraire. 1er
janvier Ŕ 15 juin 1760, Stockholm, Almqvist och
Wiksell, « Acta Universitatis Upsaliensis. Studia Romanica Upsaliensia », 1981,
pp. 7-27.
DANDREY, Patrick (éd.). Anthologie de l’humeur noire : écrits sur la mélancolie
d’Hippocrate à l’Encyclopédie, Paris, Le Promeneur, 2005.
DEBRU-PONCET, Armelle. « Galénisme », dans Michel Blay, Robert Halleux et
Georges Barthélemy (dirs), La science classique, XVIe-XVIIIe siècle.
Dictionnaire critique, Paris, Flammarion, 1998, pp. 535-542.
DOUGHTY, Oswald. « The English Malady of the Eighteenth Century », Review
of English Studies, vol. II, 1926, pp. 257-269.
DZIEMBOWSKI, Edmond. Un nouveau patriotisme français, 1750-1770. La
France face à la puissance anglaise à l’époque de la guerre de Sept Ans, Oxford,
Voltaire Foundation, 1998.
FÉRAUD, Jean-François. « Hypocondre », dans Dictionaire critique de la langue
française, Marseille, Mossy, 1787-1788, s.v.
FOUCAULT, Michel. L’archéologie du savoir, [Paris], Gallimard, 2002 (1969).
FRAIL, Robert J. « The 1750 Watershed: Anglomania in France », dans A
Singular Duality. Literary Relations between France and England in the
Eighteenth Century, New York, AMS Press, « AMS studies in the eighteenth
century », 2007, pp. 17-31.
GADAMER, Hans-Georg. Wahrheit und Methode. Grundzüge einer
philosophischen Hermeneutik, Tübingen, Mohr, 1972.
GASPARI RONC, Maria Luisa de, Luca PIETROMARCHI et Franco PIVA. Lo
"spleen" nella letteratura francese/"Le mot déguisé" : censura e interdizione
linguistica nella storia del francese, Fasano, Schena, « Atti del XVI Convegno
della Società universitaria per gli studi di lingua e letteratura francese : Trento, 29
settembre-1 ottobre 1988 », 1991.
GIDAL, Eric. « Civic Melancholy: English Gloom and French Enlightenment »,
Eighteenth-Century Studies, vol. XXVII, no 1, 2003, pp. 23-45.
GRIEDER, Josephine. Anglomania in France, 1740Ŕ1789: Fact, Fiction, and
Political Discourse, Genève, Librairie Droz, 1985.
98
GURY, Jacques. « Une Excentricité à l‟Anglaise : l‟Anglomanie », dans Michèle
Plaisant (dir.), L’Excentricité en Grande Bretagne au 18e siècle, Lille, Éditions
universitaires, 1976, pp. 191-209.
GURY, Jacques. Le Voyage Outre-Manche : anthologie des voyageurs français
de Voltaire à Mac Orlan, Paris, R. Laffont, « Bouquins », 1999.
HAECHLER, Jean. L’Encyclopédie de Diderot et de… Jaucourt. Essai
biographique sur le chevalier Louis de Jaucourt, Paris, Honoré Champion, 1995.
HAGGER, Alan B. The Idea of « Spleen ». Its Origins and Development in
England and France, 1660-1861, Thèse, University of London, 1978.
« Hypocondre ». Dans Le Trésor de la Langue Française informatisé,
<http://atilf.atilf.fr/>, 20 février 2009.
JACKSON, Stanley W. Melancholia and Depression. From Hippocratic Times to
Modern Times, New Haven, Yale University Press, 1986.
KLIBANSKY, Raymond, Erwin PANOFSKY et Fritz SAXL. Saturn and
melancholy: studies in the history of natural philosophy, religion and art,
Londres, Nelson, 1964.
LAHARPE, Jacqueline de. Le Journal des Savants et l’Angleterre 1702-1789,
Berkeley, University of California Press, 1941.
LANGFORD, Paul. Englishness Identified: Manners and Character 1650Ŕ1850,
Oxford, Oxford University Press, 2000.
LECONTE, Frantz Antoine. La Tradition de l'Ennui Splénétique en France de
Christine de Pisan à Baudelaire, New York, Peter Lang, « Reading Plus », 1995.
LE SAVOUREUX, Henry. Contribution à l’étude des perversions de l’instinct de
conservation: le spleen, Thèse, Université de Paris, G. Steinheil, 1913.
LOCKITT, Charles Henry. The Relations of French and English Society (1763-
1793), New York, Longmans, Green and Co., 1920.
LÖNKER, Fred. « Aspekte des Fremdverstehens in der literarischen
Übersetzung », dans Fred Lönker (dir.), Die Literarische Übersetzung als
Medium der Fremderfahrung, Berlin, E. Schmidt, 1992, pp. 40-62.
MAHER, Gerald B. « L‟Anglomanie en France au XVIIIe siècle », La Revue de
l’Université Laval, vol. X, 1955, pp. 125-142.
MAT-HASQUIN, Michèle. « Les influences anglaises en Europe occidentale au
Siècle des Lumières », Études sur le XVIIIe Siècle, vol. VIII, 1981, pp. 191-199.
99
MAUZI, Robert. « Les Maladies de l‟âme au XVIIIe siècle », dans Revue des
sciences humaines, vol. C, 1960, pp. 459-493.
MEDLIN, Dorothy. « André Morellet and the Dictionnaire de l’Académie
française », SVEC, vol. CCCXXVII, 1995, pp. 183-197.
MINOIS, Georges. Histoire du mal de vivre: de la mélancolie à la dépression,
Paris, Éditions de La Martinière, 2003.
MINOIS, Georges. Histoire du suicide : La société occidentale face à la mort
volontaire, Paris, Fayard, 1995.
MOHR, Ute. Melancholie und Melancholiekritik im England des 18.
Jahrhunderts, Frankfurt am Main/New York, Peter Lang, « Muensteraner
Monographien zur englischen Literatur », 1990.
PASQUET, D. « La découverte de l'Angleterre par les Français au XVIIIe siècle. I
et II », La Revue de Paris, vol. XXVII et XXVIII, no 6 et 1, 15 décembre 1920 et
1 janvier 1921, pp. 831-851 et 204-224.
PILLORGET, René. « Quelques échanges culturels franco-anglais au cours des
temps modernes », dans Les Échanges culturels à l’époque moderne, Actes du
Colloque de 1985, Association des historiens modernistes des universités, bulletin
X, Paris, Presses de l‟Université de Paris-Sorbonne, 1986, pp. 55-71.
PIVA, Franco. « Le Spleen del barone di Besenval: una forma settecentesca dello
"spleen" », dans Maria Luisa de Gaspari Ronc, Luca Pietromarchi et Franco Piva
(dirs), Lo "spleen" nella letteratura francese/"Le mot déguisé" : censura e
interdizione linguistica nella storia del francese, Fasano, Schena, « Atti del XVI
Convegno della Società universitaria per gli studi di lingua e letteratura francese :
Trento, 29 settembre-1 ottobre 1988 », 1991, pp. 37-50.
POMEAU, René. « En marge des Lettres philosophiques. Un essai de Voltaire sur
le suicide », Revue Voltaire, no 1, 2001, pp. 83-91.
PRINCIPATO, Aurelio. « Prévost e “cette noire disposition de l'âme” », dans
Maria Luisa de Gaspari Ronc, Luca Pietromarchi et Franco Piva (dirs), Lo
"spleen" nella letteratura francese/"Le mot déguisé" : censura e interdizione
linguistica nella storia del francese, Fasano, Schena, « Atti del XVI Convegno
della Società universitaria per gli studi di lingua e letteratura francese : Trento, 29
settembre-1 ottobre 1988 », 1991, pp. 25-36.
RADDEN, Jennifer (éd.). The Nature of Melancholy. From Aristotle to Kristeva,
New York, Oxford University Press, 2000.
100
RECHNIEWSKI, Elizabeth. « References to „national character‟ in the
Encyclopédie: the western European nations », SVEC, vol. XII, 2003, pp. 221-
237.
REICHLER, Claude. « Le rapatriement des différences: Beat-Ludwig de Muralt
entre deux mondes », Rivista di letterature moderne e comparate, vol. XLVIII,
no 2, 1995, pp. 141-154.
SCHNEIDER, Jean-Paul. « "Anglais affreux, Anglais sublimes dans le roman
français vers 1730" : les Anglais vus par Prévost dans les Mémoires d'un Homme
de qualité », dans Marie-Odile Bernez (dir.), Visions de l'étranger au siècle des
Lumières, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, « Kaléidoscopes », 2002,
pp. 107-121.
SERMAIN, Jean-Paul. « Philosophe Anglais (Le) ou Histoire de M. Cleveland,
fils naturel de Cromwell, écrite par lui-même, et traduite de l‟anglais par l‟auteur
des Mémoires d‟un homme de qualité », dans Robert Laffont et Valentino
Bompiani (dirs), Le Nouveau Dictionnaire des œuvres de tous les temps et de tous
les pays, Paris, Éditions Robert Laffont, 1994, pp. 5545-5546.
SGARD, Jean. Prévost Romancier, Paris, José Corti, 1968.
SONET, Edouard. Voltaire et l’influence anglaise, Genève, Slatkine Reprints,
1970 (1926).
SOZZI, Lionello. « Malinconia dei tardi lumi », dans Maria Luisa de Gaspari
Ronc, Luca Pietromarchi et Franco Piva (dirs), Lo "spleen" nella letteratura
francese/"Le mot déguisé" : censura e interdizione linguistica nella storia del
francese, Fasano, Schena, « Atti del XVI Convegno della Società universitaria per
gli studi di lingua e letteratura francese : Trento, 29 settembre-1 ottobre 1988 »,
1991, pp. 9-24.
STAROBINSKI, Jean. Histoire du traitement de la mélancolie des origines à
1900, Basle, J.R. Geigy, « Acta psychosomatica », 1960.
TASKER, Liliane. « Cinquième édition 1798 », dans Bernard Quemada (dir.), Les
Préfaces du Dictionnaire de l’Académie française 1694-1992, Paris, Honoré
Champion, 1997, pp. 217-308.
TRUCHET, Jacques. Théâtre du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 1974.
TURK, Horst. « Alienität und Alterität als Schlüsselbegriffe einer
Kultursemantik », Jahrbuch für Internationale Germanistik, vol. XXII, no 1,
1990.
101
WADE, Ira Owen. « The English Influence », dans The Structure and Form of the
French Enlightenment, Princeton, Princeton University Press, 1977, vol. I,
pp. 120-171.
WALTER, Henriette. L’aventure des mots français venus d’ailleurs, Paris,
Éditions Robert Laffont, 1997.
WATANABE-O‟KELLY, Helen. Melancholie und die melancholische
Landschaft : ein Beitrag zur Geistesgeschichte des 17. Jahrhunderts, Bern, A.
Francke, « Basler Studien zur deutschen Sprache und Literatur », 1978.