La Revue Felibreenne 1200009507

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  • kUn an : lo Fr. .Six mois : 6 Fr. Ce Numro : 6 Fr.tranger : Un an : 12 francs

    LA REVUE

    FLIBRENNEDIX-NEUVIME ANNE

    Publication littraire,franco-provenaleSous LA Direction de M. PAUL MARITON

    CHANCELIER DU FELIBRIGE

    TOME XV - NOUVELLE SRIE : JAXVIE^R-SEPTEMBRE 1903

    Sommaire :Frdric MISTRAL Bins Ion trescamp ; A la Rino d'o Flibrtge,

    posies provenalesavec traduction.Paul RISSON La vie et l\vuvre de Victor Gelu pote mar-seillais,

    av. docuni. ined. [suite et pn) . .. .

    i

    Marquis de PANISSE-PASSIS..

    . .

    Le CMteau de Villeneuve 37

    Marquis de VILLENEUVE La fondationdu Chteau de Vtlleneuve-Loubet,tude d'archologie provenale 05

    Joseph ROUMANILLE Lettres Marie JennaJiSjj-iSjjU^iieJ 117C -M. SAVARIT.

    .

    Essai de prosodiemoderne ijiYxx Le Livre nuptial de la Reine du Flibrige,

    posiesprov. (av.trad ) de Mistral, Devoluy,Philadelphe de Gerdes, L. Duc, J. Monn,F. de Baroncelli, A. Tavan, P. Estieu,G. Lavergne et J. Loubet 161

    SIENKIEWICZ Sur l'Ol/mpe,lgende indite, traduite dupolonais par Z. E. T I77

    JoACHiM GASQUET C/iants sculaires,posies 181TnsvPHiv PLADAN

    .

    Del posieindividualiste -.LacomtesseUaibienJosEPHiN fULAUA.M^^'xcaiUes

    et Paul Mariton, et. littraire. 19',Paul MARITON Hippolyta,pome (32 fragments) 201Edouard AUDE et Paul ROMAN Le Pome du Rhne, de F. Mistral, tude litt.

    et philologique 220-vvx Posies franaises, par Amde Bonnet, Lo

    Larguier,J .-M.

    de Heredia, Pierre de Nolhacet Jacques Normand 158, 193, 339, 240, 243

    Paul MARITON Le Thtre antique d'Orange : histoire de sesreprsentations ^45

    Lucien DUC ^ ^" ^^''

    Frederi Mistral, Batiste Bonnet,/.-P. Gras, posies prov. avec trad... 166, 255

    XXX BiBz.ioGRAvm^ : La Terre provenale,de ?a\ilMariton, articles de Anatole France, Aug.Filon,Ch.Maurras,Koschwitz;ZM(f"/aioMw,de Lucien Duc ; Contes de la tata Mannou,de Justin Bessou, par Ch. de Pomairols.(illustr de portraits de Mistral, BaptisteBonnet, J.-P. Gras et Paul Mariton)

    ..

    264

    PARIS

    BUREAUX " ADMINISTRATION9, RUE RICHEPANSE, 9

    1903

  • COLLABORATEURSPARTIE LITTRAIRE MRIDIONALE: uvres indites en proseet rythmes d'oc, toujours accompagnes de traductions franaises.MM. Paul AR^E Albert Ahnavielle Marius Andr Edouakd Aude L.Astruc

    V. Bernard J. Boissire dois V. Balaguer F. de Baroncelli Abb J. Bessou

    A. Blavet B. Bonnet Ch. de Bonnecorse Raoul Gineste A. Chailan E. Cha-

    lamel a. Chass\ry A.B.Ckousillat Lucikn Duc Maurice Faure Louis Funel

    A. DE Gagnaud Marius Girard A. Glaize Flix Gras Clovis Hugues -

    J.HuoT Alex. Langlade V. Lieutaud Ch. Lacombe Augu.ste Marin- Edouard

    Marrel Charles Maurras Achille Mir Frdric Mistral Jean Monn

    L. Moutier F. Pascal Adkif.n Plant Ch. Ratier Ch. Rieu R. P. Xavier

    de Fourvires Mme R.-A. Roumanille Jules Ronjat Abb Joseph Roux

    'Mme, G. Rquier Maurice Raimbault Isidore Salles Frre Savinian La Sinso

    ALPRONtE Tavan Jacinto Verdaguer F. Vidal A. Villiers, etc.

    PARTIE VKA^MSE Etudes mridionales, critiquelittraire,philologie,varits

    MM. Frdric Amouretti Paul Arne L. de Berluc-Perussis Horace Bertin

    J.F. Blad Nol Blache E. Blavlt de Blowitz J. Boncompain - H. de Bornier

    .:Ga.Boy P\ulBourget G. de Carbonxires L. Cazaubon G. Chabaneau

    M. Champavier Flicien Champsaur P. Coffinires J. Condamin L. Constans

    F. CoppE Alphonse Daudet F. Donnadieu Emm. des Essarts Pasteur

    Fesquet Elie Fours M. Faucon J. Gillard J. Gautier J. Gayda

    Aim Giron P. Guillaume Hipp. Guillibert Flix Hmon J. M. de Hrdia

    C. Hennion Ch. d'Ille Gaston Jourdanne P. Labrouche C. Laforgue Du-chesse

    I. de la Roche-Guyon Ludovic Legr S. Ligeard P. Mariton Ch.

    Maurras Paul Mever Pierre de Nolhac Ppratx A. Perbosc A. deQuintana

    Comte Remacle A. de Rochas Roque-Ferrier Achille Rouquet L'abb Roux Santa-Anna-Nry Albert Savine Sermn Santy Andr Sourreil Suuv-Prudhomme Tamizey de Larroque Robert de la Sizeranne Albert Tournier

    Baron Ch. de Tourtoulon Jules Troubat Ant. Valabrgue Eugne Vial G.

    Vicaire Marquis de Villeneuve, etc.

    COLLABORATEURS CORRESPONDANTSMM. AscoLi, Milan Jules Boesser, Cologne Dom Sig. Bouska, Sainte-

    Marguerite,prs Prague Enrico Cardona, Naples CAriNizzARo, Messine W-FoERSTER, Bonn Frchette, Montral G. Gabardi, Florence Otto Hjelt, Helsingfors Th. A. Janvier, New- York Fr. Neumann, Heidelberg Pol deMont, Anvers Spera, au Mont-Cassin H. Semmig, Leipzig Hermann Suchier, HalIe-sur-Saale Urechia, Bucarest Ern. Zigler, Vienne L. Zuccaro,

    Foggia E. KoscHwiTz, Marbourg (Hesse) Baron Emm. Portal, Palerme.

    Les auteurs sont seuls responsables des opinions mises dans leursarticles.

    Pour tout numro de la Re^ue dont il est donn un extrait dans

    une Revue ou un Journal, un second exemplaire est envoy, sur sademande, T auteur de T extrait.

    Les dernires annes de la Revue Flibrenne (de 1887 1899)sont en vente 9, rue Richpanse, au prix de 10 fr. chacune.

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  • LA VIE et L'UVRE de GELU

    POTE MARSEILLAIS

    D'aprs ses mmoires indits

    II.

    L'HOMME

    (Suite) (i)

    Avec son marcher un peu lourd, sa figure franche et ouverte, sa har-diesse,

    son habitude d'appeler crment les choses et les hommes par

    leurs noms, Gelu produisait sur les compagnies d'lgants viveurs l'im-pression

    de quelque rude ptre des montagnes de Jude ; de quelque

    Isae rustique, aux accents de prophte ; de quelque Jean-Baptiste sau-vage,

    au teint cuivr, la voix de tonnerre. :^

    Et comme ce hros du Nol populaire qu'il rvait d'crire, au lieu et en

    place du Nol doucereux que lui rclamait Roumanille, il aurait cri

    tous ces beaux fils, tous ces corrompus, tous ces nervs : Place !

    voici le rgnrateur de la socit ; voici le chaste Messie qui va balayer

    toutes les impurets dont le globe entier est souill.

    Gelu n'tait pas fait pour chanter les plaisirs de la chair ni les mignar-dises

    du coeur. Son temprament, son ducation, sa vie active, sa philo-sophie

    et jusqu' la langue qu'il prfrait, tout lui interdisait de chercher exprimer des ides riantes ou simplement gracieuses.

    Il l'a rpt sur tous les tons : l'pre dialecte marseillais ne peut rendre

    que les ides fortes et brutales. Sortir de l, c'est tomber dans le ridicule

    et le grotesque.

    (i) Voir le prcdent fascicule de la Revue, tome xiv, pages 5} et 176.

    Revue Fe"hb. t. xv, 1900. i

  • LA VIE ET L UVRE DE GELU

    Il s'en tint donc sa mission : sa mission tant de faire revivre le vieux

    Marseille qui s'en allait et d'tudier les passions humaines qui sont tou-jours

    les mmes, sous les haillons aussi bien que sous l'habit noir; sa

    mission consistant tre peintre de moeurs et accidentellement philo-sophe.

    De l le choix spcial de ses sujets. Laissez-moi, crivait-il Roumanille en dclinant l'invitation qui lui

    tait faite d'entrer dans la socit du Flibrige, laissez-moi tout seul

    rvasser l'cart dans mon coin ignor. Laissez-moi de temps autre

    gayer les joyeux banquets de mes vieux amis avec mes grossiers tableauxde murs populacires, daguerrotypes sur les bohmiens de ma ville

    natale.

    Maintenant que nous connaissons ses principes, parlerons-nous d'un

    sujet plus particulier, des opinions politiques et patriotiques du potemarseillais ? Il s'ofre stvec bonhomie une investigation de cette nature.

    Avec lui, on n'est point embarrass : sa franchise prvient toutes les

    questions ou y rpond catgoriquement.

    Gelu est rpublicain, rpublicain sans pithte. 11 est rpublicain

    comme il est socialiste, sans embrasser de parti, sans s'infoder un chef

    de file. Il est, si Ton veut, avant tout libral et peu lui importe l'tiquette

    par laquelle on dsigne la forme dmocratique du gouvernement. Ami

    de l'ordre et de la paix ncessaires l'panouissement de l'individu, il

    lui arrive pourtant de plaisanter les magistrats de la Cit : il le fait sans

    mchancet et en se jouant. Ses sarcasmes et ses paradoxes respectentles institutions pourvu qu'elles soient vraiment nationales. L-dessus il

    n'a jamais vari. Il crivait en 1836 l'un de ses amis : Oui, la chosepublique paternellement administre dans l'intrt (le juste intrt) de

    tous, par des dlgus spciaux lus temporairement de toute la nation,voil le beau idal de gouvernement o tend l'humanit civilise, et sauf

    cataclysme, elle y arrivera,

    Certes, dans sa vie fort longue, il a vu se succder bien des monarchies

    et des rpubliques. Il les a toutes parfaitement juges. Pour lui. Na-polonI^' a droit au respect en dpit de ses fautes et de ses crimes ; il a

    t le Grand Pilote que la France regrette toutes les fois qu'elle se trouve

    en danger ; il a t le Conqurant dont nous rappelons la gloire nos

    vainqueurs de passage lorsqu'il faut les ramener un peu plus de mo-destie.Tout pes, Napolon n'est point sympathique dans ses malheurs

    de la fin except mais il impose l'admiration et flatte l'amour-propre

    national.

  • LA VI ET L*UVRE DE GELl) 3

    Louis XVIII le Ventru flou BoumbreJ, et Charles X, le Congrga-

    niste ont fort peu occup la pense de Gelu. Il n'en est pas de mme de

    leur successeur illgitime Louis-Philippe P^ que les Marseillais appelaientfamilirement matre Philippe. Ragissant contre son entourage, le pote

    a rendu justice aux vertus prives et la sagesse politique d'un princequi a assur au pays la tranquillitet lui a permis de profiterdes admi-rables

    dcouvertes de la science et de l'industrie pour s'outiller et s'en-richir

    : Louis-Philippe est le seul roi honnte homme que la France ait

    eu , necessait-il de rpter une poque o les Franais qnis'ennu^'aient

    criblaient d'pigrammes leur monarque bourgeois.

    Les chansons de Fainant et Gourmand et du Tremblement n'ont donc

    pas t, comme on a quelquefois feint de le croire, des brlots rvolu-tionnaires.

    Si Gelu a t prophte, c'est sans le vouloir et par une sorte

    d'intuition,/"ro/"r^ aux potes, disaient les anciens.

    La Rvolution de Juillet le surprit comme elle surprit tout le monde

    commencer par ceux qui l'avaient faite. Nous ne dirons pas qu'il en fut

    marri. Ce changement inespr faisait natre dans tous les curs gn-reux

    les plus belles esprances et les plus naves illusions. On dressait

    des autels ces divinits ressuscites : la Nation, la Loi, la Raison !

    Deux ans auparavant, assistant en curieux un banquet de rformistes,Gelu avait t profondment remu par une improvisation de Franois

    Arago. C'tait dans un restaurant de banlieue, Marseille. Aprs les

    toasts d'usage et plusieurs ridicules ou ennuyeux discours, l'illustre savant

    avait pris la parole. Sa proraison secoua toute l'assemble et Gelu, venu

    l pour se moquer, peut-tre, sortit tout boulevers en rptant haute

    voix cette phrase qu'il nous a conserve : Citoyens, mes frres, j'aitoujours profess l'estime la plus profonde pour tous ceux qui gagnentleur pain la sueur de leur front, et le mpris le plus souverain pour tous

    ceux qui amassent des richesses la sueur de leur conscience! Il tait

    de ceux qui pensent comme Arago et qui agissent comme Arago pensait.

    Une tradition nous reprsente Victor Gelu piqu de la tarentule po-litiqueet essayant en 1848 de se faire nommer reprsentant du peuple

    l'Assemble Constituante. Voil un beau prtexte pour ses dtracteurs

    de crier l'ambition et de dblatrer contre les philosophes orgueilleux

    qui jouent la comdie du dsintressement. Le fait est qu'un beau matin,les Marseillais trouvrent sur quelques murs une profession de foi signe :Victor Gelu, l'ami des pauvres. Nous avons trouv l'explication de cette

    singulire candidature dans les Notes auto-biographiques du chansonnier.

    Son frre Nol, atteint du dlire des grandeurs, voulait se prsenter la

  • LA VIE ET L UVRE DE GELU

    dputation. C'est pour lui faire pice et pour lui viter les frais d'une

    campagne inutile que Victor imagina cette manire de plaisanterie. Bien

    entendu, il s'en tint l et son affiche disparut bientt sous un flot de pa-piersmulticolores qui promettaient aux lecteurs monts et merveilles.

    Gelu n'avait ni l'envie ni lesmoyens de reprsenter un rle sur la scne

    publique ; il y aurait fait assez mauvaise figure et ses aptitudes ne l'en-tranaient

    gure de ce ct-l.

    Un peut renoncer toute part dans la direction des affairs de son pays

    sans pour cela abdiquer ses droits de citoyen. C'est au milieu de tracas

    domestiques, dans le dsordre caus chez les siens par la mort de sonfrre et par la naissance de sa fille,qu'il apprit la nouvelle du coup d'Etat

    de 1851, le matin du 3 dcembre. Il en conut une indignation qui ne sedmentit jamais et ds lors, sans songer en tirer aucun avantage, ilentra dans les rangs clairsems de l'opposition. La ville de Marseille sem-blait

    mal dispose en faveur du Prince-Prsident et si quelques courtisans

    baptisrent du nom de soleil d'Austerlit^ le soleil qui, le 2 dcembre,avait illumin le port aprs une longue priode de jours brumeux etfroids, le gros de la population fit comme Gelu : Marseille bouda. On

    le vit bien lors du voyage du futur Empereur, le 23 dcembre.

    Protestation isole ! Par toute la France les bourgeois appelaient un

    sauveur, c'est--dire un matre. Depuis 1848 et surtout depuis les journesde juin, les bourgeois tremblaient : ils flairaient un danger pour leurs

    proprits, pour leur cher argent ; ils voyaient partout d'affreuses conspi-rations

    dmagogiques. A son retour de Gnes, Victor Gelu, s'tant arrt

    dans une bourgade du Var, la frontire, apprit qu'une bande de paysansterrifiait la contre aux accents d'une excrable chanson patoise dont le

    refrain tait : Qu'es pafenian, ques pa groumatiyqii'un iron de Diou

    lou cure l Et le vertueux rentier qui lui faisait ce rcit d'ajouter : Sil'on peut composer et chanter de pareilles horreurs ! Ah ! monsieur, nousvivons une poque bien sinistre !

    Gelu rit sous cape mais se garda de toute rflexion. Dj, en 18^0, c'ett trop dangereux. Qu'tait-ce donc aprs le Deux-Dcembre !

    Sa Majest du l'ait arcow^// n'entendait pas raillerie sur ses prouesses,hautes et petites. La police impriale surveillait troitement ceux quitaient suspects de peu de tendresse pour le rgime restaur. Qu'aurait-

    elle pens de ces lignes de V. Gelu son ami Pitra, en 1857 : Le succs

    n'absout pas d'un crime et l'heure de l'expiation arrive tt ou tard. L'in-trimaire

    Majest Napolon III finira par une coalition europenne ou

    par une conspiration de palais.

  • LA VIE ET L UVRE DE GELU 5

    Nous ignorons par quels soupirs de soulagement l'auteur de Veuve Mge,

    cette pathtique protestation contre les folles guerres du Second Empire,

    accueillit la dchance du I^abuchodonosor de Biarritz, mais la joie de ladlivrance fut trangement diminue par deux vnements qui frapprent

    au cur le vieux chansonnier. Le premier fut la perte de sa femme, sa

    chre Clarisse, qui jusqu' la fin fut belle, intelligente, bonne, douce,aimante et dvoue. L'autre, est-il besoin de le dire, fut l'invasion

    .

    de la patrie et les dsastres sans prcdents de l'Anne Terrible.

    Gelu ne s'tait pas tromp sur le compte de Napolon le Petit. Il n'avait

    pas t dupe des transformations soi-disant librales de son gouverne-ment

    et nous voyons qu'en 1864, par une lettre M. Mouttet, il flicite

    les vaincus du scrutin de Toulon , c'est--dire les opposants, et qu'en

    1867 W iv?i\te e faux- frre l'ancien prfet des Bouches-du-Rhne, M.

    Emile Ollivier, qui ne s'tait fait nommer dput par les libraux que

    pour devenir ministre du tyran.

    Comment expliquer aprs cela qu'en 1876 un rdacteur du journalmarseillais le Peuple, commentant l'lection rpublicaine de M. Victor

    Gelu fils au Conseil municipal, se soit permis de qualifierM. Victor Gelu

    pre de ractionnaire de la plus belle eau !

    Est-ce donc la rcompense oblige de tous les hommes qui, ayant uneconviction inbranlable, se contentent de vivre conformment leur

    foi, sans chercher en retirer aucun bnfice, surtout au lendemain de

    la victoire, ou bien faut-il tout bonnement excuser la lgret d'un journa-liste court de copie ? Qu'importe, aprs tout, et Gelu lui-mme n'a-t-il

    pas pardonn !

    Le vieux lutteur, cependant, ne voulut point, dans l'intrt de son fils,

    laisser passer l'accusation sans rplique. Il fit insrer dans le Peuple ce

    magistral expos de principes que nous avons rsum plus haut et il fit

    remarquer avec fiert que, quoiqu'en dise un vers clbre, l'homme

    absurde n'est pas celui qui reste fidle ses opinions de la vingtimeanne. Rpublicain, Victor Gelu l'avait toujours t avant la Rpu-blique

    et il le demeura toujours.Ses sentiments patriotiques sont galement marqus de ce caractre

    d'intrpidit et de constance.On pourrait distinguer en lui si en pareille matire une distinction

    signifiaitquelque chose deux hommes au total semblables : le Franais

    et le Marseillais. L'un ne va pas sans l'autre,mais le Marseillais a conserv

    de son ancienne indpendance une originalit qui n'est pas sans saveur,un patriotisme troit que l'histoire justifieet qui ne nuit pas, tant s'enfaut ! au patriotisme plus large de tout bon Franais.

  • LA VIE ET L UVRE DE GELU

    Tout amour violent est doubl de haine. C'est parce qu'il aime la France

    passionnment que le chansonnier populaire dteste les ennemis de la

    France. Echo des rancunes du commencement de ce sicle, il prend

    partie nos vainqueurs de 1815^ surtout les Russes et les Anglais.

    Lisez Vieille Guerre, crite en 1840, au moment o tout le monde, chez

    nous, tait persuad de l'imminence d'une lutte contre la QuadrupleAlliance ; lisez la harangue enflamme de Mchefer, ce vtran de la marine

    impriale, amput Trafalgar et longtemps prisonnier sur les pontons de

    Plymouth. Entendez ce cri sauvage : Sus ! guerre mort ; haro ! sur les

    Anglais! et dites si jamais barde guerrier ft-ce un Prussien aprslna

    a t anim d'une aussi tragique colre. Vieille Guerre^ c'est

    aussi vieille haine. Rivalit commerciale depuis des sicles si pre,si impitoyable, que dans la langue provenale le mot anglais est

    encore synonyme de crancier ; jalousie de mtier entre des pcheursgalement aventureux, des matelots galement vaillants ; dsir de revanche

    de la part des vaincus d'Aboukir et de Waterloo ; honte des parents de

    ces femmes impudiques qui s'taient ofi"ertes aux blonds soldats de la

    victorieuse Albion; il y a de tout cela dans le rquisitoire de Mchefer,

    et Vieille Guerre tait la Marseillaise qu'il fallait nos marins pourmonter l'abordage.

    Voil pour le Franais. Le Marseillais proprement dit a un autre

    ennemi personnel qu'il mprise davantage : c'est l'Italien, c'est le Gnois.

    L'ouvrier de Gnes vient Marseille louer ses bras pour un salaire d-risoire

    ; les entrepreneurs l'accueillent volontiers ; il est le concurrent

    redoutable des marrias : de l des rixes et des combats coups de cou-teau

    sur les quais du vieux port.Le Gnois, le Bachin, est moins qu'un chien, suivant le dicton, et c'est

    pain bnit que de le traquer et de l'exterminer. Ou que, du moins, on le

    chasse : Gnes le Gnois !

    Gelu ne pouvait manquer d'pouser les querelles de ses compatriotes,lui qui, Saint-Pierre-d'Arena, avait souffert du manque de foi, de la

    duplicit de cette race maudite. Il y a toujours quelque motif intressdans nos fureurs comme dans nos affections.

    Ce serait mconnatre Victor Gelu et les Provenaux que d'attacher une

    importance quelconque aux plaisanteries du chansonnier contre ceux

    qu'on appelle les Franciots et les Gavots. Les Franciots sont les Franais

    du Nord, et, pour un Marseillais, Lyon est dans le Nord aussi bien queParis ou que Lille ; il n'est pas jusqu'aux Arlsiens et aux Avignonnais ces Rhodaniens qui ne soient dj des gens du Nord. Brouillons et

  • LA VIE ET L UVRE DE GELU 7

    bavards qui s'en serait dout ! telle tait, autrefois, leur rputation

    Marseille. C'taient les Franciots qui, fonctionnaires, entrepreneurs,

    architectes, bouleversaient la ville, imposaient leurs plans et, de gr oude force, implantaient le progrs, comme ils disaient. Avec tous les vieux

    Marseillais, Gelu gronda. Il dfendit contre les Barbares l'originalit

    de sa petite patrie : ce qui ne Tempcha pas de leur rendre justice, de les

    frquenter, de les aimer, de se tourner plus d'une fois du ct de ce grandParis pour lui demander vainement un peu de la faveur dont il comblait

    le pote agenais Jasmin.

    Vis--vis des Gavots, montagnards gauches et lourds de la Haute-Pro-vence,

    le satirique se gne moins. Il s'amuse de leur grossiret d'allures;

    il se moque de leur avarice ; il s'indigne de leur cupidit, quitte recon-natreleurs qualits de labeur, d'ordre et d'conomie. Tout cela n'est pas

    bien mchant.

    En dfinitive, l'esprit provincial, l'esprit de clocher qui anime les

    Chansons provenales n'est que le produit de certaines traditions, de

    certaines conditions conomiques ou politiques sujettes changement,et, depuis l'invention des chemins de fer, il se meurt Marseille comme

    partout ailleurs.

    On ne peut faire un crime la socit marseillaise d'il y a cinquante

    ans de s'tre renferme un peu trop dans son particularisme et d'avoir

    lutt pour le maintien de ses franchises ou de ses privilges. S'il y a eursistance certaines innovations, certaines nouveauts telles que les

    monnaies, les poids et mesures, l'octroi, l'emploi des machines dans

    l'industrie, on ne saurait en conclure rien de dsobligeant pour le caractrelocal.

    Ces mmes oppositions se sont produites dans toutes les villes de pro-vinceet ne paraissent pas encore entirement effaces. Au lieu de s'en

    plaindre il convient peut-tre de s'en fliciter comme d'une preuve de la

    vitalit de notre terre de France aux mille aspects divers .

    Gelu ne voulait pas que l'on changet l'aspect de sa ville natale.

    O Marseille de mon jeune ge, demandait-il tristement, o es-tu ?Qu'as-tu fait de tes allures modestes, des moeurs patriarcales, du langage

    color, des vtements simples mais pittoresques,des sentiments honntes,de la rude sincrit de tes enfants, mes compatriotes ?

    De tout temps les vieillards ont lou le pass et dnigr le prsent.Pour lui, il en vint jusqu' regretter l'herbe qui poussait dans les rues dela ville quand il allait l'cole d'un sou, l'cole de la ta^a, o l'on

    apprenait lire aussi bien et aussi vite qu'aujourd'hui, sans le secours des

  • LA VIE ET L UVRE DE GELU

    prtendues mthodes savantes. Mais, soupire-t-il en cachette et commes'il craignait de profrer un blasphme, depuis que le gaz infect a dtruit

    tout germe vgtal en ton sein, Marseille, tu n'es plus ma mre !

    Comme, on la lui a gte, comme on continue de la lui gter sa Marseille

    coquette, pimpante, originale. La bande noire a commenc parr exploiter

    la banlieue : elle a abattu les dix mille jolies bastides qui remaillaient

    pour y lever des usines puantes, des villas prtentieuses et du plus mau-vais

    got.

    Qu'est devenu son quartier de prdilection, les Chartreux, autrefois

    couvert de jardins et de guinguettes?Que sont devenues ces belles promenades de la Major

    ^

    du Jardin des

    Plantes^ de la Croix de Reynier, des bords du Jarret ?

    Qu'est devenue, hlas ! cette adorable baie des Aygalades ; qu'estdevenu le vallon si frais o se dressaient le Chteau-Vert et le moulin

    d'Arenc ?

    Et le Bacchas, liea de plaisirs bon march o retentissaient les rires

    sonores des jeunes ouvrires accortes, peu farouches assurment, fiho patant fiho (fillespas tant filles),demi-vierges de 1840 !

    Et le Fada, droite du Prado, o le littoral se bordait de guinguettes

    qui ne dsemplissaient pas du samedi soir au mardi matin, pour peu queJean d'Arles^ le terrible mistral, daignt oublier de souffler. Combien de

    fois y avait-il couru avec ses bons amis du moulin et du four, la recherche

    d'un dner plantureux, dans une salle bien claire o l'on buvait le vin de

    Saint-Henri, ce Bordeaux de la Provence !

    Et sur la route de Toulon ou sur la route d'Aix, aux temps du grand

    charroi, avant la construction des voies ferres, en avait-il visit de ceshtelleries accueillantes, de ces grandes et riches auberges o descen-daient

    les rouliers. Il s'asseyaitparmi eux, levait son verre, chantait unrefrain qu'on reprenait la ronde. Tout cela disparu ! Seuls comprendrontle crve-cur de l'homme vieillissant qui voit tomber les tmoins de ses

    jeunes joies, ceux-l qui reviennent aprs une longue absence dans leur

    pays bien-aim et trouvent tout chang et ne s'y reconnaissent plus. Il

    leur semble alors qu'ilsmarchent sur des ruines, les ruines de leur vie !Encore si c'tait pour embellir Marseille que l'on avait fait ces profa-nations

    ! Mais les spculateurs se soucient bien de la beaut ! L o s'ten-daient

    des prairies arroses de mille ruisselets ; l o s'levaient des bois,o se dressaient des bastides gracieuses dont pas une ne ressemblait

    l'autre,ils ont construit des casernes, des abattoirs, des asiles d'alins,

    prolong les cimetires, et cette ville neuve dresse aux portes de la

    vieille ville se peuple rapidement de malheureux et de morts I

  • LA VIE ET L UVRE DE GELU

    O donc ces maisons de campagne qui avaient chacune son histoire ?

    O donc, se demande Gelu, cette proprit Samatan, l'peron du che-min

    de Saint-Giniez, qu'ilavait habite jadis avec son frre et qui lui

    paraissait un Paradis ? Les Gelu y succdaient un prodigue qui, aprs

    avoir gaspill plus d'un million de francs, joua et perdit en une nuit l'en-closo il tait n et o son pre avait sa tombe. Ce pre lui-mme avait

    achet Samatan au frre de la duchesse d'Abrants, marchale Junot, un

    certain M. de Permon, clbre par les soires qu'il v donnait en l'honneur

    du prfet Thibaudeau, l'ancien conventionnel. M. de Permon tenait la

    campagne des hritiers d'un ngociant qui y fut massacr pendant la

    Terreur, etainsi, de souvenir en souvenir, l'on pouvait remonter les temps

    jusqu' une date lointaine, jusqu' un sicle en arrire. De pareillesdemeures parlent l'imagination ; elles sont vivantes ; on s'y attache et

    chacun y laisse un peu de soi-mme. Quelle dception de voir crouler

    tout cela !

    Et dans la vraie Marseille c'tait bien pis. On abattait les arbres, on

    dmolissait les htels seigneuriaux, on renversait les vieilles maisons :

    partout de la poussire, de la boue, du bruit, et les rues nouvelles s'ali-gnaient

    bien droites, bien banales, bordes de constructions uniformes et

    btes.

    Ah ! que du moins, avant de sombrer dans la nuit du pass, l'antique

    cit pt tre photographie par un de ses enfants, pieux et aimant! Gelu

    veillait. Lorsque plus tard l'archologue voudra reconstituer la ville pho-cenne

    du milieu de ce sicle, il n'aura qu' ouvrir les Chansons pro-venales.

    Il y verra les longues voies troites mais ombreuses ; les maisons basses

    mais commodes ; la porte triomphale d'Aix avec les bancs de pierre o

    dorment les va-nu-pieds, en plein soleil ; le tlgraphe arien de la mon-tedes Accoules qui remue ses grands bras ; les Halles grouillantes ; la

    fontaine Maronne et Tchoppe de l'crivain public autour duquel se

    pressent les commres comme autour d'un oracle ; la fontaine des Incu-rables

    ; mille autres tmoins d'une vie intense, d'un grouillement de

    populaire : nervis dbraills et querelleurs ; lisqus farauds et ddaigneux ;cacanos fires de leurs bijoux et de leur pied mignon. Hommes, femmesaux costumes bariols, foule aux attitudes multiples, tout cela court, sebouscule ; tout cela crie, chante, pleure ; tout cela aime, jouit, souffre ets'teint,qui rsign, qui l'cume aux lvres, dans l'album si rempli de

    l'artiste pote 1

    Marseille et Marseillais ont-ils rendu quelque chose de son affection

  • LA VIE ET L UVRE DE GELU

    leur fils et frre ? Ont-ils pay leur dette, non en ce vil mtal que Gelu

    mprisait tant, mais en louanges et en renomme ?

    Certes, de son vivant il n'a point manqu d'admirateurs et bruyants et

    enthousiastes : les habitus de la socit des Endormis Marseille, du

    cercle de Varus Roquevaire, et surtout les ouvriers, ses compagnons,qui le ftaient le dimanche, au cabanon. En dehors de ces braves gens, le

    nombre des Marseillais instruits, capables de le comprendre et de l'appr-cier,tait bien minime. Le provenal semblait se mourir vers 1840 et

    comme l'expliquent une prface de Gelu et la chanson ironiste du Pari-sien,

    tous les jeunes gens de cette poque reniaient, avec la langue deleurs pres, la faon de penser et de vivre qui fait la force et la personna-lit

    de Gelu.

    Cependant quelques hommes de got, attachs leur terroir et sachant

    en savourer les fruits exquis, produisirent le pote dans des runions d'un,

    degr plus lev que les simples compagnies d'artisans. Parmi eux le

    libraire Camoin qui ne manquait jamais de parler de son auteur ses clientset qui leur mettait de force dans les mains un exemplaire des Chan-sons]

    Tamisier, professeur au lyce; des ngociants, des magistrats, etc..

    Il ne commena tre question de Gelu dans la presse locale que vers

    1856. La Ga:{ettedu Midi et le Smaphore rendirent compte en termesflatteurs de la soire du cercle de l'Athne o le pote-minotier chanta

    le Parisien et dit son amusant, son toxxr issznX Jean-Trepasso.

    Sous ce titre suggestif : Un pote qui mrite d'tre connu , Tamisier

    publia dans l'Artiste Mridional un article trs sympathique, excellent

    et fort sens. On n'a jamais rien fait de mieux, de l'avis du principal int-ress,de Gelu lui-mme, si on y ajoute deux tudes que la Tribune

    littraire et artistique du Midi lui consacra en 1863. Il faut, dit-il quelque

    part, que cela serve de base et d'aliment aux travaux de tous mes

    Aristarques futurs, tant Provenaux que Franciots.

    Le Courrier, le Nouvelliste, le Publiciste, de Marseille ; le Moucheron,

    de Toulon et le Toulonnais ; le Mmorial^ du Vaucluse, et quelques autres

    feuilles secondaires ont galement donn leur note dans ce grle concert

    d'loges tardifs et toujours trop mesurs.Mais c'est Paris qu'il fallait conqurir, Paris qui consacre les rputa-tions,

    qui dispense la clbrit, qui fait l'ombre et la lumire. V. Gelu

    s'y adressa en vain : il n'eut que deux fois en sa vie le bonheur d'tre

    distingu et flicit par des Franciots autoriss.

    Le premier est Branger, son modle, son dieu. En 1839, Branger lui

    crivit propos de sa chanson franaise d'imitation, le Sommeil de V Ilote :

    Sous votre vers bat un cur gnreux et patriote.

  • LA VIE ET L UVRE DE GELU I I

    On ne sait que trop combien les grands crivains sont prodigues de ces

    compliments et bien naf celui qui les prend pour de l'argent comptant.

    Enivrs de leur gloire, ils aiment se montrer bons princes et commu-niquer

    autour d'eux un peu de la joie qu'ils ressentent.

    Branger s'en tint cette apprciation qui ne visait pas les Chansons

    provenales dont il ne pouvait lire le texte et il oublia vite son lve de

    Marseille.

    Plus tard, le savant professeur de littrature trangre au Collge de

    France, Philarte Chasles, tant venu se reposer en Provence, eut l'occa-sion

    d'emporter la deuxime dition des Chansons de Gelu. Il en fut ravi

    et, ds son retour Paris, il fit les honneurs d'une de ses leons publiques

    Veuve Mg, ce cri admirable d'amour maternel. La nouvelle en parvint

    Gelu par l'intermdiaire du frre d'un dput des Bouches-du-Rhne,

    M. Amat, lequel tait entr par hasard au cours de Philarte Chasles, le

    jour de l'explication.Dans sa candeur d'honnte homme et d'artiste consciencieux, Gelu

    pensa que son heure tait enfin venue. Il crivit Chasles une longue

    lettre de remerciement, humble et embarrasse, un peu guinde, telle

    qu'en savent faire seuls les gens d'une sensibilit prouve par les checs

    et l'infortune. Il demandait en grce au clbre critique de lui permettre

    d'aller le voir Hyres o le professeur devait passer ses prochaines

    vacances. Par suite de malentendus, il ne put le rejoindre et Chasles, quiavait sans doute dj oubli Veuve Mge, se crut quitte envers l'auteur

    en lui rpondant emphatiquement : Que me devez-vous, Monsieur ?

    Rien absolument. C'est moi qui vous dois beaucoup ; c'est la France qui

    vous doit ; c'est le monde des esprits. (1864).La mme anne, un journaliste parisien, M. Emile Buer, runit les l-ments

    d'une tude sur Gelu qu'il destinait l'Opinion Nationale. Il n'osa

    ensuite la faire paratre cause des sentiments de son hros en matire

    politique, et l'intervention du frre gaucher de Son Excellence Morny ,

    comme Gelu appelait spirituellement Napolon III, fut peut-tre pour

    quelque chose dans cette affaire reste obscure. Il est vrai qu' quelque

    temps de l M. Buer faisait passer en premire page de son journal l'logedu Flibrige naissant. Gelu n'y tait pas mme mentionn.

    Sa dconvenue fut vive et douloureuse et, doutant dsormais de tous et

    de tout, il retomba dans sa mlancolie. Les consolations ne lui arrivrent

    que rares et incompltes. Il semblait que l'on craignt de se montrer en

    sa compagnie. A l'poque o le Credo de Cassian et Veuve Mcge se

    rpandaient l'tranger et taient traduits en allemand Berlin et

  • 12 LA VIE ET L UVRE DE GELU

    Leipzig, c'est peine si, en Provence, quelques personnes courageuses

    osaient consoler dans l'intimit leur auteur dlaiss,

    A Toulon, M. Alexandre Mouttet, M. Noble, M. Pietra gagnaient

    l'infortun Gelu le cercle de l'Industrie, vritable foyer intellectuel.

    Aucune de leurs tentatives ne russit comme ils l'auraient souhait.

    M. Camille Pelletan, au sortir de l'Ecole des Chartes, eut l'intention de

    composer un travail d'ensemble sur le chansonnier provenal : mille rai-sons

    et surtout les soucis de la politique l'en ont dtourn.

    Pietra pensa donner une dition des uvres franaises de V. Gelu,

    comprenant sept ou huit volumes du format del Bibliothque Charpen-tier

    : il mourut trop tt.

    M. Alexandre Mouttet, l'incomparable chercheur, la providence des

    hommes de lettres de la Provence contemporaine, voulut faire rendre

    justice, lui,l'ami intime de Mry, un autre grand pote de Marseille :il prpara des matriaux considrables que Gelu, fatigu par l'ge et

    dcourag, refusa d'examiner. M. Mouttet se borna alors publier en

    1880, Draguignan, une brochure signe Un Bibliophile, qui est ce quenous possdons de plus prcieux sur les Chansons marseillaises.

    De temps autre, des intervalles loigns, le vent de la clbrit

    soufflait sur la tte chenue de l'crivain. En 1872, M. Jean Aicard salua

    en vers harmonieux le chantre de la plbe provenale, dans une matine

    donne au Grand-Thtre de Toulon, Une autre fois un pote dlicat et

    trop peu connu, le capitaine de frgate Garbeiron, lui ddia un sonnet

    qui finit ainsi :

    Tout couve en vous ; de vous tout part : larme et gat,La foi dans la raison clate ; dans la force

    L'attrait, et l'idal dans la ralit.

    En 188 1, la socit de Gai-Sab (du gai savoir) de Toulon, sans doutefille de l'association littraire de ce nom fonde Marseille par J.-B. Gaut

    en 1853, l'acclama dans un toast d'honneur, avec deux crivains d'une

    envergure moindre : Bellot et Bndit.

    D'autres hommages plus ou moins sincres lui venaient de la part de

    tout ce qui compte dans la Provence littraire et artistique.Oui, mais

    Paris restait ferm. Les journaux de Paris ne parlaient pas de Gelu, si cen'est, comme le Petit Journal en 1864, pour annoncer prmaturment sa

    mort.

    Et les annes passaient, monotones et pesantes. Il mourut en doutant,

    non pas de l'avenir, mais de la gnration prsente; il mourut aprs avoir

  • LA VIE ET L UVRE DE GELU I3

    crit ces lignes, qui sont en quelque sorte son testament potique et qu'ce titre on aurait d graver sur le socle du monument qu'on lui a lev

    depuis :

    Aprs tout, c'est peut-tre encore assez, pour que Ton se souvienne

    denous, que d'avoir crit, mme dans une langue qui achve de mourir,

    deux ou trois chansons, une seule si l'on veut, qui serve d'organe des

    peines profondes et d'cho aux cris d'angoisse de toute une classe de

    malheureux.

    Reconnaissons la louange des Flibres de Paris ^qu'ilsn'ont pas tard

    lui rendre quelques hommages posthumes. Presque aussitt aprs sa

    mort, un comit s'organisa sous la prsidence de M. F. Mistral, pour la

    publication de ses oeuvres compltes. On y voyait, en outre des flibres

    Aubanel, Roumanille, M. Paul Mariton, etc., des notabilits des Lettres

    franaises : Lon Cladel, Paul Arne, MM. H. Fouquier, J. Aicard, Clovis

    Hugues et Emile Zola. Grce au zle de M. Victor Gelu fils, le Comit

    alla vite en besogne puisqu'en 1886, c'est--dire moins d'un an aprs la

    mort de Gelu, l'dition Charpentier, celle qui est dfinitive, parut simulta-nment

    Paris et Marseille, avec une prface de M. Mistral et une tude

    biographique et critique de M. A. Cabrol.

    Enfin, dans le courant de l'anne 1891, les Flibres, descendus de Paris

    et de Lyon, sont venus inaugurer le buste de Victor Gelu, Marseille.

    Il s'lve aujourd'hui au bord de la mer, sur cette place Neuve quis'appelle dsormais place Victor Gelu, o se sont drouls tant d'vne-ments

    historiques, depuis Jean de Village, neveu de Jacques Cur, quila traa au xv^ sicle jusqu,' nos jours, (i)

    Surmontant une fontaine aux eaux vives, emblme de l'uvre utile et

    saine du pote marseillais, un haut-relief cisel par un artiste du pays,M. Clastrier, reprsente le pote appuy sur le rebord d'une table, chan-tant

    plein gosier une de ses chansons.

    Qu'il chante ! non pas la gat et l'amour, les satisfactions du cur etdes sens, mais cette satisfaction autrement profonde et autrement noble

    qui est celle de l'me. Q.u'il chante ! Des churs lui rpondront sur les

    quais, dans les chantiers, bord des navires, et il reconnatra ses enfants,

    ceux qu'il a aims de toutes ses forces et qui il a donn mieux que de

    l'or ou que le sang de ses veines : la substance de son cerveau, l'essence

    subtile et immortelle de sa pense.

    (i) C'est sur cette place Victor-Gelu que le pape Clment VII vint bnir solennellementle mariage de sa propre nice Catherine de Mdicis avec le dauphin Henri, fils de

    Franois P', plus tard roi sous le nom de Henri II.

  • 1^ LA VIE ET l'uvre DE GELU

    III.

    L'HVRE

    Il n'y a que les vaniteux qui soient exagrment modestes. V. Gelu

    avait conscience de sa valeur : ce n'tait pas pour en tirer vanit. II

    constatait un fait,voil tout, comme s'il se ft agi d'autrui. De mme que

    certains hommes naissent plus beaux, plus forts, plus intelligents, plus

    riches, plus sduisants que d'autres, lui tait venu au monde avec le don

    de la posie. Il produisait donc des vers comme l'ol^ivierproduit des

    olives, sans peine et presque sans culture.

    Ayant de telles qualits, n'tait-il pas craindre qu'il en abust ?

    N'allait-il pas, ainsi que tant de rimeurs dous de la facult d'improvisa-tion,

    crire pour crire, crire sans ncessit, tout propos et hors de

    propos ?

    Non. Il nous a donn un rare et salutaire exemple de discrtion, de

    got et d'honntet littraire. Loin de chercher dans le surmenage de

    l'espritune production intarissable mais banale, il a voulu laisser ses fruits

    arriver maturit sans les forcer en rien. Et voil pourquoi ses fruits sont

    si agrables, si parfums, si doux, si bien point. Je suis, dit-il,homme

    de fougue, d'imagination, de prime-saut. Je sens, je comprends, je mesouviens, je devine ; mais je ne me fatigue point chercher : je hais lecalcul.

    En d'autres termes, il attend l'inspiration et ne la provoque pas. Sa

    mditation est longue ; son incubation est lente. Quand l'heure propice

    est venue , quand un frisson l'avertit que le dieu de la posie le visite,

    qu'il en est possd, alors il recherche l'espace, le grand air, le mouve-ment.Il sort dans la campagne ; il marche seul sur une route. Les vers

    se prsentent d'eux-mmes : il n'a qu' les rpter, les scander haute

    voix; ils s'incrustent dans sa mmoire comme sur une plaque d'airain et

    ce n'est que bien plus tard qu'il les couche sur le papier.C'est ainsi que sont ns les deux cent cinquante alexandrins du Credo

    de Cassian en trois promenades solitaires qu'ilfit sur la route de Gmenos.

    C'est en arpentant grands pas le cours de Roquevaire par un splendideclair de lune d'octobre qu'il dcrivit le tableau de notre troisime

    existence sidrale. C'est sur la plage de St-Pierre d'Arena qu'il composasa chanson de Tacheto. Et ainsi des autres !

    Quelles jouissances ineffables il gotait alors ! Ni les riches, ni les am-bitieux,ni les amoureux ne connaissent ces volupts, ces lancements,

    cette extase, ce dlire de l'artiste qui cre.

  • l6 LA VIE ET i'UVRE DE GELU

    Le Credo de Cassian. Rien ne montre mieux avec quel souci de la

    perfection Gelu bauchait ses plans, que l'historique, la gense de cette

    admirable pice.Au temps de ses plus vives souffrances, lorsque, pauvre et mpris,

    dtest de ses proches et se sentant leur charge, ilvoulut mourir ; lorsque,

    dans un galetas du moulin d'Aubagne, il alluma le rchaud fatal, il laissa

    l'adresse de son frre une lettre dont voici le passage le plus saillant :

    Adieu ! je retrouverai l-haut tous ceux que j'aiaims sur la terre. Ilsm'aimeront alors, car ils n'auront plus me reprocher ni misre, ni lai-deur,

    ni infirmits, ni maussaderie. L-haut, plus de mesquine rivalit,

    plus de vain orgueil et partant plus d'affronts dvorer quotidiennement.L-haut nous serons tous dsintresss, bienveillants, aimables.

    Plus tard, la mort affreuse de sa fillette chrie, de sa Fossette , reporta

    ses penses du ct de la vie future, vers un monde meilleur o les pres

    seront runis leurs enfants pour n'en plus tre spars. C'est de cette

    tristesse rflchie succdant la douleur poignante des premiers jours dedeuil qu'il tira l'ide-mre du Credo de Cassian.

    Ainsi que dans chacune de ses oeuvres, vritables et sincres mani-festations

    de son tat moral, et non comme chez tant d'autres crivains^,

    purils effets d'une fantaisie, il renferma dans le refrain cette ide cra-trice.

    La traduction franaise n'en peut donner qu'un faible aperu :

    Si nous devions prir tout entiers, quoi servirait-il de natre ? Dieu

    qui y voit si loin ne nous a pas forgs pour rien. En mourant, nous reger-mons.Lorsqu'il disparat, l'homme va peupler les toiles au fond du

    firmament.

    Voil la trame de cette ode philosophique. Car il est impossibled'appeler chanson, mme au temps de Dranger, une posie digne d'tre

    place sur le rang des belles compositions lyriques de Lamartine et deVictor Hugo.

    Cassian, le vieux Cassian, est un ptre, un peu sorcier, comme tous lesbergers. Il est grossier d'enveloppe, mal peign , mais comme sesanctres de la Chalde

    ou comme ces gardiens des troupeaux qui passentl'hiver dans les plaines de la Crau et l't sur les pturages des Alpes, ilsait lire dans le ciel

    ; il connat tous les astres ; il s'est forg un syllabaired'or

    , et ses croyances, fermement assises, forment un systme ingnu,mais logique, d'oii dborde l'espoir.

    Cassian s'adresse un jeune timonier de la marine de l'Etat,un per-sonnage, aux yeux des enfants pauvres du golfe de Marseille. Vincent,

    ce quartier-matre, a oubli le temps o, naf et curieux, il venait deman-

  • La VlE ET L UVRE DE GELU l"]

    der au pasteur des contes et des contes encore, o il buvait toutes ses

    paroles . Il a voyag depuis ; il a frquent des gens instruits,des esprits

    forts, et devant son vieux matre il fait parade aujourd'hui de son incr-dulitraisonne et de son superbe matrialisme. L'me !... qu'est-ce que

    cela ? Est-ce qu'en dissquant notre cadavre, le bistouri du mdecin l'a

    jamais rencontre ? Qu'il y ait un Dieu, passe encore : les prtres le luiont assur ; sa mre, bonne femme, le lui a affirm, mais ce Dieu est unDieu terrible, un Dieu jaloux, un Dieu vindicatif, un Dieu inexorable.

    S'inquite-t-ildes misrables mortels, si ce n'est pour les punir !

    A ces orgueilleux et ces ignorants, Cassian se charge de rpondre.

    Oui, l'homme a une me, loge accidentellement dans le corps, sur cette

    terre d'essai et d'preuve. Mais peine la mort, loin d'anantir le prin-cipe

    divin, lui a ouvert les portes de sa prison, qu'ilmarche sur le chemin

    d'autres mondes infinis et merveilleux, d'autres parties de l'univers o

    nous refleurissons plus forts, plus grands, plus sains, plus beaux, et o,

    tous, nous devenons gaux. Aprs une halte de quelques sicles, nous

    changeons une nouvelle fois de demeure. Plus haut, toujours plus haut !Des ailes! comme dans le chant de Rckert, nous emportent dans unetroisime rgion lumineuse et ferique, d'o nous voyons s'agiter bien

    loin, bien bas, les misrables hommes, nos arrire-neveux. Et ainsi, de

    plante "en plante, aprs de nombreuses stations dans lesquelles nous

    nous purons, nous parviendrons jusqu' Dieu lui-mme qui nous asso-ciera son suprme entendement et sa suprme puissance.

    Ainsi consol, l'homme peut mourir. Ce qu'ici-bas nous prenons pourle terme est le commencement , chantera plus tard Victor Hugo.

    '" Va, dit Cassian son lve vaincu et soumis ; va, je t'ai amarr surl'ancre d'esprance. Va achever ta tche parmi les affams, et quand tu

    auras termin ta vie de souffrances, tu viendras retrouver Cassian aux paysembaums. Tu peux maintenant puiser les gouttes de ton calice de fiel ;j'aicoup le bton qui doit te soutenir. Je pars le premier ; tu retrou-veras

    mes traces sur la route ; la brume, tu me rattraperas.

    Nous avons vu sous l'empire de quels sentiments Gelu fut amen crire son Credo ; il nous reste voir comment ses ides prirent corps,comment il fondit les lments que lui fournirent ses souvenirs, ses

    observations, son exprience et sa rflexion, et nous comprendrons mieux,il nous semble, la rhtorique naturelle de ce simple et franc gnie.

    Revue Felib. t. xv, 1900.

  • LA VIE ET L UVRE DE GELU

    Cassian a exist. Pour le camper nos yeux, le pote n"a eu qu' vo-quer

    certains pisodes de sa premire jeunesse, lorsque sa famille allait

    au Rove, chaque dimanche, embrasser le petit Nol Gelu chez les parents

    nourriciers.

    Il y avait l un aeul, vritable patriarche, le chevrier matre Gig, que

    bergers et laboureurs entouraient, consultaient et coutaient avec un

    religieux respect. Aprs les hommes, les enfants, et ceux-ci, formant le

    cercle, buvaient les paroles de l'ancien qui savait tant de choses, qui

    racontait de si belles histoires en montrant du doigt les montagnes, la

    mer et le ciel (i). Cassian ne rencontrait gure qu'un contradicteur. Quel-quefois

    il venait la ferme un homme singulier sur le compte duquel

    l'on chuchotait autour du petit Victor. Il passait pour rich.e et consid-rable,

    mais on le respectait peu et on ne l'aimait pas. C'tait un petit-

    neveu de matre Gig ; on l'appelait Lazare. Autrefois mousse des patrons

    pcheurs du golfe, puis matelot de la marine militaire, puis corsaire, il

    avait amass, Dieu sait par quels moyens ! une grosse fortune. Avec l'or-gueil

    des parvenus, il avait l'assurance des esprits forts. Sorti sain et sauf

    des prils de toute espce, il affichait le mpris de la morale courante et

    ne tremblait qu' la pense de la mort qui lui ravirait tous ses biens, caril tait convaincu qu'iln'y a plus rien au del du tombeau. Plus d'un dbat

    s'levait ce sujet entre lui et son vieil oncle : il y avait rarement ledessus. De leurs discussions animes, Gelu a tir videmment le fond

    du discours de Cassian Vincent, le timonier du vaisseau le Souverain.

    Mais matre Gi'g, malgr tout son bon sens, et t un peu troprustique. Le pote l'a pur, idalis. Pour cela, il n'a eu qu' se rappeler

    son pre au cur si noble, l'esprit si lev, au langage si clair et si

    imag, et c'est de Gelu le pre encore plus que du ptre du Rove queprocde Matre Cassian.

    De l cette hauteur dans la pense, cette posie dans l'expression qui

    ne nous surprennent plus dans l'esprit et dans la bouche d'un pauvre

    paysan ignorant.

    Cassian s'est instruit tout seul : il a fait son profit des sermons du cur,des propos des messieurs de la ville, des chansons des femmes, des

    questions des enfants. Il n'a eu qu' regarder le ciel pendant les longuesnuits qu'il passait aux champs, au milieu de ses troupeaux, et qu' con-

    (i) Les lieux agrestes o courait l'enfant pendant ces journes de vacances sont dcritsou indiqus dans la pice : les pres collines du Rove, le vallon de la Nerthe, la fermede la Varrune, la Baume-Bourbon, la batterie du Niollon et tant d'autres sites aujourd'huitransforms.

  • La Vie et l'uvre trn gelU I9

    templer de ses yeux grands ouverts les millions de millions d'toiles,pourdeviner qu'il doit y avoir une place pour nous, l-haut.

    La conclusion religieuse du Credo est qu'il y a un Dieu et que ceDieu est ncessairement bon. Ce qui choque Gelu dans toutes les religions

    positives et en particulier dans le catholicisme, c'est cette conceptiond'un Dieu cruel, d'un Dieu vindicatif, enverina. Son ptre philosophe

    ne peut pas admettre le dogme del damnation ternelle, mme quand il

    s'agitde chtier les plus mchants et les plus criminels d'entre nous. Il lui

    suffit de punir les riches au mauvais coeur en leur infligeant une preuve

    passagre, oh ! bien courte, de quelques annes peine, et qu'est-ce

    que quelques annes dans l'ocan des sicles des sicles ! juste le tempsde leur faire connatre le got de la vache enrage ; juste le temps deleur faire sentir que l'homme n'est rien, tant qu'il n'a pas souffert ! Voila toute la vengeance des petits, des exploits, des misrables. La

    conclusion morale de cette doctrine spiritualiste est donc la PHi^ cebesoin de piti qui, chez les natures les plus dpraves, sommeille comme

    unetticelle du foyer d'amour d'o nous sortons et 011 nous retournerons.

    Tolrance, bont, pardon ! Ah! pourquoi faut-il que nous attendions

    une seconde existence sur un globe plus grand pour connatre vos

    joies dans toute leur plnitude !Mais voici Cassian qui parle :

    Si nous devions prir tout entiers, quoi servirait-il de natre ? Dieu, qui

    y voit si loin, ne nous a pas forgs pour rien. En mourant, nous regerraons.Lorsqu'il disparat, l'homme va peupler les toiles, au fond du firmament.

    Te souviens-tu, Vidal, de 1830, du temps o tu tais mousse des patrons p-cheurs? Alors tu courais aprs moi et tu n'avais ni peur ni honte du sorcier mal

    peign, l'pouvantail du Golfe. La nuit, en bivouaquant le long du sentier de la

    douane, nous discourions tous deux des choses du pass et, dans les tnbresluisait sur ton jeune esprit le Credo de matre Cassian.

    Bien que tu fusses tout jeune, tu te dlectais alors en m'entendant expliquerles mystres de l'air. Tu buvais toutes mes paroles ; souvent tu bondissais de joie. O Cassian! faisais-tu, il semble que vous rcitez une hymne. Mais aujourd'huitu es savant ! tu as frquent les coles. On t'a appris ddaigner les vieillards,aux estaminets; et il te parat folie de confier ta boussole au vieil homme qui nesait ni A ni B.

    Enfant! ne ris point trop de Cassian, du berger grossier. Son systme est leseul d'o dborde l'espoir. Voil dj cinquante ans que je lis dans les astres ;mon syllabaire d'or gurit de la mort elle-mme... Je conduisais le troupeau deLouis, de la ferme del Varrune, des collines de la Nerthe la Baume-Bourbon,le soir o, sur la batterie de Niollon, j'ai pntr les secrets de la lune.

  • 20 LA VIE HT L UVRE DE GELU

    Mrie avant le temps, ma tte, que tu vois chenue, a glan quelques grains de

    bl dans chaque guret. Mieux que le marguillier qui ronfle sur son banc, j'ai

    maintes fois tir mon profit des sermons du cur. Surtout, je me suis nourri des

    conversations des messieurs de la ville, des chansons des femmes, des questions

    que posent les tout petits. Tant qu'un secret nouveau titillera sa cervelle, le grand-

    pre ne veut pas mourir.

    Vidal ! Il y a quatorze ans tu partais simple novice ; tu reviens timonier bord

    du Souverain. Un marin de l'Etat doit avoir du jugement, lui qui, sur tant d'eueils

    a vu l'ouragan dchan. A tes heures de quart, lorsque le vent s'est apais, il

    t'est bien arriv de contempler, de tes yeux panouis, les millions de millions

    d veilleuses du ciel. Matre, ne t'auraient-elles jamais rien dit ?

    Tu me racontes que ton mdecin-major ne croit rien d'une autre vie ; qu'endchiquetant notre peau, le bistouri du chirurgien n'y a jamais dcouvert l'me

    et, qu'une fois use, notre carcasse ne vaut pas plus que celle d'un chien... Donc,

    la langue de feu qui aiguillonne ton corps et te crie : Tu monteras toujours,lance-toi! ne serait qu'une mauvaise mche noye dans une truble (i). Mon

    fils, ton major en a menti!Les prtres te disent : Si tu vas au Paradis, tu chanteras dos grand-messes

    durant des sicles de sicles; mais rappelle-toi que la porte de l'Enfer est bien

    paisse et qu'on ne passe qu'une fois sur ses ponts-levis. " D'aprs eux, le Sei-gneur,

    notre Dieu, prparerait la braise qui doit nous faire frire pendant l'ternit.

    Non, mon garon ! Tout dvot qui arme Dieu d'une pe, s'il n'est pas unjcaii-foittre est un hbt.

    Ta mre t'affirmait aussi qu'en Purgatoire nous coulons notre lessive un peuforte

    en potasse, pour pouvoir sortir du chaudron propres comme livoire et dignes

    de paratre devant les yeux de Dieu. Mais souvent, par malheur, ton linge est

    si sale que tu bouillirais plus que de raison dans le cuvier et pour laver ton paquet

    de guenilles l'on te fera payer cher le savon !

    Les choses se passent tout autrement. Je ne suis qu'un zro, mais personnen'a eu besoin de rien me souffler et, comme ni la peur ni l'ambition ne m'en-lacent,

    je vois l'abus du fanatisme et du manque de foi. Ton major, ton cur,ta mre sont plaindre : il y en a un qui fait mtier de toujours menacer ; l'autrecrve d'orgueil ; celui-ci se lamente sans cesse ; tous les

    .

    trois suivent une

    impasse.

    Comme le paysan lorsqu'il sme son bl, Dieu rpandit, l'aventure, sa

    semence dans les cieux. Le grain s'parpilla le long de la vote bleue ; qui s'en-fona

    ici, qui se glissa par l. Il advint que notre graine tomba sur la Terre :l nous rencontrmes notre premier relais, o tant de douleurs devaient noysfaire la guerre, depuis le berceau jusqu'au suaire.

    Mais nous n'avons pas plus tt rendu le dernier soupir, que nous sommeshisss l-haut sans crochets ni palans.- Nous entamons notre deuxime tape ;

    (i) Engin de pche, truble ou trouble.

  • LA VIE ET L UVRE DE GELU

    nous allons clore de nouveau sur un globe plus grand. L, nous sommes djmieux ; nous avons un corps de fer, vingt empans de h:uiteur, les bras et les

    nerfs d'acier ; nous ne craignons ni mdecins, ni drogues, ni clystres ; nous ne

    connaissons plus la maladie.

    Au lieu de dormir sur la paille dans les granges, les derniers des valets repo-serontabrits dans de superbes chambres fentres en forme de croix, sur des

    lits plus moelleux que ceux de M. de Foresta ! Devant nos chteaux, le ruban

    des avenues sera tout tapiss des fleurs des orangers et, toute l'anne, nous cueil-lerons

    des corbeilles de drages aux arbres de nos jardins.

    L, tu ne rongeras plus de galette moisie, ni de lgumes moiti crus, ni de

    jambons rances ; si tu as soif, tu ne boiras plus jamais l'eau pourrie dans laquelleon a fait dtremper des morceaux de stockfish. Pas l'ombre du roulis de la Saint-

    Michel Pques ; encore moins de ces temptes terribles qui rasent le pontdes navires. Vent en poupe toujours ! tu ne sentiras la bourrasque que dans tes

    rves, la nuit.

    L-haut, il ne faudra plus que tout un peuple peine pour gaver jusqu'aux yeuxquelque porc l'engrais ; l, il n'y aura plus ni riches ni pauvres, ni savants ni

    butors, ni beaux ni laids garons. Nous serons tous sous la mme bche... Plus

    gais que des jouvenceaux qui ont hum le vin clairet, nous aurons notre bonheurcrit sur le visage, comme si nous tions au cabaret.

    Pour qu'ils gotent de la vache enrage, les riches au mauvais coeur garderontles moutons ; nous les ferons soupirer toute une semaine aprs une cuelle de

    farine bouillie, aprs un pain sans croite. Mais nous ne sommes pas des bour-reaux.

    Aprs deux ans d'preuves, nous leur tendrons la main pour qu'ils semettent l'abri. Alors, leurs dpens, ils auront acquis la preuve que l'homme

    n'est rien, tant qu'il n"a pas souffert.

    A cinq, cent mille lieues au-dessus des tonnerres, s'il nous prend fantaisie

    d'ouvrir les journaux, nous y verrons le rcit des travaux que notre ancienneterre fera pour utiliser les forces de l'clair. Comme nous l'applaudirons l'assaut

    courageux des arrire-petits-fils et des arrire-neveux qui voudront conqurir les

    nues l'abordage, si toutefois ils en viennent bout !

    Nous commenons peine la premire existence. C'est pourquoi tu n'entends

    personne dire : J'ai dj vcu ! Mais lorsque nous relcherons aux ports bnis,

    que d'amis se battront pour voler notre rencontre ! Alors, comme nous nous rap-pellerons

    ce bas monde o nous avions gar les clefs de l'avenir!... Au centredes soleils et quand le mal se cache, il fait si bon se souvenir !

    L, tu retrouveras ta mre et ses caresses ; ta blonde Madelon ; tes collguesdu bord, tous les Rovenais, tes amis de. jeunesse, ton cur si inquiet et ton paende major. Quel dlice quand, bras dessus bras dessous avec ton vieux Cassian,tu passeras au milieu de l'heureuse famille, de dire ton docteur, ptrifi la

    vue de tant de merveilles ; Eh bien ! il me semble que nous y voil ! Alors

    la fte des bonnes gens ne finira plus. Mais ceux qui auront t cruels, de quoi

    voudraient-ils se ressouvenir ? Ils seront semblables des trangers ; personne

  • 22 LA VIE ET L UVRE DE GELU

    ne leur adressera la parole parce qu'ils ont toujours dtourn l'eau de la rivire

    dans leurs ruisseaux. Laisse les avaricieux te traiter d'imbcile; en te faisant chrir

    malgr tout leur ddain, Vidal, tu places tes fonds mieux que les plus malins :

    mille pour cent d'intrts !

    Notre second repos peut tre appel une grande halte . Nous nous y

    sommes dorlots huit cents ans pour le moins ; mais il faut que nous suivions

    la carte de l'univers. Allons chercher plus loin d'autres rafrachissements. Une

    troisime fois, donc, nous repartons en voyage : aprs un somme qui a dur

    peine un clin d'il, nous nous rveillons l-haut, bien plus fiers et bien plus sages,

    dans les champs de l'infini.

    Que viens-tu parler de Paris, de son clairage au gaz ? des Indes, des trsors

    de la Californie ? Les thtres de corail, les palais de topaze seraient nos por-cheriessi nous faisions du fumier ! Des toiles du Nord, pareilles celles des

    rois Mages brleront sur les cierges, nos processions ! Quand, nos ftes de

    village,il nous plaira d'illuminer, nous aurons des lunes pour lampions ! Mieux

    que de monstrueux poissons, d'un seul coup d'paule nous plongerons au plus

    profond des gouffres des mers. Grce nos larges ailes, plus vite qu'un boulet

    qui sort du canon, nous traverserons l'espace. Nous vivrons dans la flamme sans

    nous y roussir seulement; nous serons, des pieds la tte, environns de rayons ;notre corps exhalera l'odeur des illets ; nous serons des tours de cristal.

    Que nous importeront alors les belles machines, les bombes, les vaisseaux,

    les ballons^ les chemins de fer, les pistons, la vapeur, les sonnettes lectriques,tant de jouets de mort aux mains des enfants ! tant d'engins fabriqus pour se

    rompre le cou, que le pauvre maudit paie de son sang, et dont l'inventeur,

    quand il ne finit pas la maison des fous, est assur de mourir de faim !

    La jalousie des hommes et leurs sales intrigues, comme nous nous en moque-ronsquand nous serons tout-puissants ! Pour quelques pinces d'or ils grimpent

    la bigue : nous trouverons sous notre main des monceaux de diamants ! Si,

    en se prenant aux cheveux, ils arrachent parfois des paulettes, des chapeaux

    galonns, des mitres de satin, que sera tout cela pour nous, sinon de vulgaires

    paillettessur un vilain habit d'arlequin !

    Mais alors quel bonheur d'oublier la colre ! de jouir du printemps sans redouterl'hiver

    ;de dire aux capucins qui effrayaient ta mre : Rvrends, soufflez-y

    sur vos brasiers d'enfer ! de dire Madelon quand son sein tressaille : Ma

    gentille amoureuse, dans neuf mille ans d'ici, tout comme aujourd'hui, c'est avecpassion que je te mangerai les joues de baisers et toujours je mordrai dans lemme fruit exquis !

    Du chemin de Saint-Jacques aux pics du soleil, nous montons, nous montons

    toujours de plante en plante. Nous laissons main gauche un amas de comtes

    et, chaque station, nous sommes plus forts et plus beaux. Parvenus de telles

    hauteurs, nous ne craignons pas que la tte nous tourne ; nous sommes tellement

    parfaits que nous pourrions courir sur un fil ; nous pouvons tout ; pour tout dire

    enfin, Vidal, nous sommes semblables Dieu !

  • 24 LA VIE ET L UVRE DE GELU

    fruit trop mr sans jamais savoir le cueillir point. A peine sorti du nid,le perdreau piaule, saute, vole, becquet, frtille et veut devenir perdrix.Et la mort, disons-nous quand nous nous sentons bien portants et vigou-reux,

    la mort n'atteint-elle pas les jeunes aussi bien que les vieux ? A

    quoi bon se prvaloir d'une diffrence de quelques annes : il vient un

    moment o nous avons tous le mme ge.

    Le vieillard vous rpondra : oui, mais si, tant jeune, on peut mourir,lorsqu'on est vieux l'on ne peut pas vivre. Alors quoi bon traner ici-

    bas des forces ciiancelantes ; quoi bon vouloir et ne pas pouvoir ;

    quoi bon ce supplice de Tantale et ne vaut-il pas mieux s'en aller tout

    de suite ?

    Matre Ancerre, votre me est malade autant que votre corps. Matre

    Ancerre, prenez garde : i\y a de la jalousie dans vos regrets ; il y a du

    dsespoir dans votre apparente soumission aux lois du destin. Pour moins

    que cela, Faust s'est donn Satan.

    Heureusement, Matre Ancerre a connu Matre Cassian. En lui aussi

    est reste indestructible la foi en Dieu, l'esprance d'une autre vie !

    Qu'importe que nous fassions le saut, puisque nous devons ressusciter.

    Mme cent ans, l'homme qui croit ne sera pas vieux.

    Et lui aussi marchera, confiant et rassrn, dans le sentier des paysembaums !

    3" Veuve Mge. La patrie qui attaque n'est jamais la bonne ; elle n'estjamais juste. Tel est le sens de cette protestation indigne contre la

    guerre.

    Une mre pauvre et veuve se voit arracher son enfant, celui qui l'aime

    et la soutient. Elle rugit, elle se lamente, et voil toute la pice.Un commentaire affaiblirait ce qu'il y a de passion dans ces cris dchi-rants

    ; nous nous sommes permis de traduire simplement la chanson de

    Gelu en ne nous dissimulant pas combien elle perdrait de sa vigueur et

    de son loquence.Il nous sufft de rappeler auparavant que Veuve Mge fut compose

    l'poque de la guerre de Crime, lorsque nos jeunes soldats, recruts parle systme odieux de la conscription mitige de remplacements volon-taires

    , prissaient moins sous les boulets des canons russes que dans les

    affres du cholra ou dans des naufrages comme celui de la frgate la

    Smillante, qui sombra en vue du cap Corse avec trois cent cinquantemarins et cinq cents passagers militaires.

    Voici, par peu prs, la traduction littrale de Veuve Mge.

  • LA VIE ET L UVRE DE GELU 3^

    Hier, tu as comparu devant le Conseil de rvision. Nous n'avions personne

    pour nous protger, cadet, et comme tu es bti dans les formes, que tu as tir

    le numro treize, te voil soldat ! Les rabatteurs de 'btail font, sur nos terres,

    leur rafle pour la tuerie : tu vas garnir leur boucherie, mon bel agneau ; tu vas

    la guerre payer l'impt de ma pauvret.

    Ils disent que c'est la loi ! Affreuse loi celle qui chtre encore tant de familles.

    Notre bon roi lavait abolie ; elle n'tait plus applique, Marseille. Non, ce

    n'est pas la loi; c'est une erreur; c'est un dcret de l'Empereur; c'est le couteau

    de la tripire enfonc dans le cur des mres !

    En mourant au bout de onze ans de mariage, ton pre m'a laiss sept orphe-lins

    tous en bas ge et pas une pile d'cus dans le sac. Son privilge de fils de veuve

    a servi exempter ton frre an, le mauvais sujet de la famille, et voil qu'au-jourd'hui,Cadet, toi, mon soutien, on vient te prendre la veuve Mge ! 11 m'en

    est mort cinq et je n'aurai sauv que le pire !

    Lorsque les vques viennent, aprs la messe, au nom d'un Dieu envenim,

    bnir les jeunes gens qui partent pour s'entr'gorger ; lorsqu'ilsnous clbrent

    ces merveilles, si, pareille au chien de l'abattoir qui a barbot tout son saoul dans

    le sang jusqu' la cheville, Suzanne pleure, elle passe pour une impie !

    A la pointe de ta baonnette, piquant la gloire en guise d'amorce, tu vas faire

    la courte chelle aux gens hupps, sans pouvoir esprer gagner jamais un boutde plumet. En supposant que, du plain-pied de la canaille aux hauteurs de l'am-bition,

    il en grimpe un sur un million, la fourmilire du menu fretin n'en reste

    pas moins balayure des champs de bataille.

    Ah ! certes, si, avide de tes dpouilles, l'ennemi venait te chercher noise dans

    ton pays et saccageait tout, droit devant lui, alors je serais la premire te dire :Guerre outrance, frappe du gros bout, Cadet ! casse les reins au Russe, mange-

    le ! Mais chez de braves gens qui ont la mme religion que toi, si loin, porter

    le malheur !...

    Notre voisin, matre Moscou, le vieux valet de meunier qui autrefois a t

    soldat, nous a cont souvent, hlas ! les dsastres o il s'est trouv prsent. Quand

    je me figure son arme perdue au fond de l'tranger,tant de malheurs, tant de

    prils qui tenaillent mon cerveau, je tombe dans un dsespoir affreux.

    A bord d'unvapeur qui boite ds que la mer est grosse, on embarque tte

    contre queue, comme des anchois, les victimes du champ d'honneur. Pendant

  • 26 LA VIE ET l'uvre DE GELU

    les noires nuits de fvrier, la vague, fouette par la tramontane, t'aveugle sur ie

    pont ; tu t'y tranes sans couvertures, violet de froid comme une aubergine.

    Ainsi charg jusqu' la bonde, votre btiment s'abme au premier choc de l'ou-raganen engloutissant mille chrtiens. Pas une crature ne surnage de l'horrible

    dsolation. Je n'aurai point mme la consolation, moins qu'un jour le gouffreentier ne dborde, de savoir oii sont tes os.

    Admettons que tu dbarques, sain et sauf, neuf cents lieues de ta patrie,Cadet, il faut que la mort t'agrippe quand mme. Tu tomberas en plein dans le

    hachis. On n'a pas plus tt nou les amarres que tu prends les massacres la

    tche; tu cours tout de suite donner barres sur des gens sans dfense qui ne

    t'ont fait aucun mal. Pendant ce temps-l oh te joue des fanfares !...

    Si ton capitaine te crie : s: En avant et montre-toi ! tu ne peux jamais luirpondre : Non ! C'est ton mtier de te faire craser. Pauvre petit poisson de

    bouillabaisse, tu crains le sifflet des balles, mais tu dois tes artes, ta chair et ta

    graisse la grle des boulets. Tu ne dois pas broncher sous leur averse.

    Je te vois, tout dguenill, la chane au cou, prisonnier des Russes, sans unemre qui te console et soulage ton agonie. Mon esprit vole sur tes traces. Tu

    bois l'eau des mares fangeuses ; tu manges de la charogne pour tout ragot ; jete vois tendu dans la neige, tout meurtri de coups de courroie.

    Si tu t'chappais de la tempte, des geles, du Russe, du canon, tu ne pourraisfuir le cholra, flau de Dieu qui ne pardonne jamais. Emmur dans la celluled'un lazaret, loin de tes camarades dont tu infecterais le troupeau, tu rendras le

    dernifr souffle, ma belle gniture, priv mme d'eau bnite.

    Je ne sais plus gure d'autre prire que celle-ci : Jsus ! gardez-moi monBenjamin ! Que je ne le voie pas revenir ni boiteux ni manchot dans une civire ! J'ai fait dire pour toi les Saints Evangiles. Mais il y a tant de pauvres innocents

    qui se tranent dans notre ville, qui avec une jambe, qui avec un bras de moins !Oh ! si ma foi t'allait tre inutile !

    Cache-toi : il ne faut pas que tu partes. Avant tout, tu dois chapper. Lesmatres diront que tu dsertes... la loi du Seigneur ne le dit point. Qu'est-ce

    qu'elle rclame la Patrie ? Pouah ! pour ses droits tachs de sang ! La Patrie,

    pour moi, c'est mon enfant!... Ses droits!... Ni Suzanne, ni les pauvres gensn'en ont pas mme les effondrilles.

  • LA VIE ET L UVRE DE GELU 2"]

    Ils disent que c'est la loi ! Affreuse loi que celle qui chtre encore tant de

    familles. Notre bon roi l'avait abolie ; elle n'tait plus applique, Marseille.

    Non, ce n'est pas la loi ; c'est une erreur ; c'est un dcret de l'Empereur ; c'est

    le couteau de la tripire enfonc dans le coeur des mres!

    4 Le Garaga, ou le Jeu.

    Il s'agit d'un goufre. Non loin d'Aix-en-Provence, dans le flanc de la

    montagne Sainte-Victoire, s'ouvre bant et une profondeur insonde

    jusqu' ces derniers temps, le trou dans lequel, raconte la tradition,Marius, vainqueur des Teutons la journe de Fourrires, ft, sur lesconseils d'une sibylle qui ne le quittaitjamais, prcipiter trois cents pri-sonniers.

    Walter Scott l'a dcrit assez longuement dans son Charles le

    Tmraire. Victor Gelu, par une mtonymie bien naturelle, s'est servi

    du nom d^ Garaga pour dsigner ses compatriotes un gouffre autre-ment

    redoutable o tombent le repos, l'honneur et la vie de l'homme :

    le gouffre du Jeu.

    Le Garagai est donc une tude du joueur, du Trento-an, comme disaientles Marseillais en souvenir du drame de Ducange : Trente ans ou la Vie

    d'un joueur, que Gelu avait t l'un des premiers a faire connatre Marseille, au temps o il faisait partie d'une troupe de comdiens-

    amateurs.

    Connaissant cette passion affreuse pour l'avoir prouve une fois en sa

    vie dans des circonstances particulirement mouvantes, l'ayant tudie

    chez son frre et chez plusieurs de ses intimes, il se proposa de donner

    un tableau raliste o il talerait l'un des ulcres les plus effroyables de

    la socit moderne.

    Tout enfant, il avait pu juger dj des ravages que le lansquenet et laVendme exeraient non seulement la ville mais surtout la campagneo le dfaut de surveillance empchait de le localiser et de le circonscrire.

    Il n'tait pas une guinguette, pas une auberge, pas une maison de ru-nion

    d'apparence innocente qui ne recelt sa salle de jeu. Cultivateurset bergers, valets de ferme et garons meuniers y descendaient des envi-rons

    et venaient exposer sur un coup de d ou sur la retourne d'une

    carte, leur gain de la semaine. En compagnie de son trange parent,matre Tisto, qui runissait sans les contrarier l'un par l'autre tous les

    vices connus : envie, paresse, gourmandise, amour du jeu et des femmes,etc., il avait vu souvent entrer et sortir des hommes l'aspect inquitant,

    au;c traits contracts, tantt d'un calme contenu et factice, tantt d'une

  • 28 LA VIE ET L UVRE DE GELU

    agitation maladive qui clatait tout coup en imprcations et en coups

    de poing retentissants.

    Le jeu! Si du jeu tu attends la fortune, Samat, tu fais un mauvais

    rve ; autant vaudrait, pour pcher la lune, plonger dans le Garaga.

    D'une faon sobre et saisissante, le pote va nous dcrire toutes les

    phases de l'existence d'un joueur effrn. C'est d'abord l'incubation de

    cette maladie incurable : Samat est n joueur. Etant encore l'cole, il

    volait sa mre pour jouer des sous pile-croix. Son pre le chasse quel-ques

    jours aprs sa premire communion et ce chtiment semble devoir

    le gurir. Il est forc de travailler pour vivre, d'conomiser, et l'aisance

    rcompense ses efforts. Le voil matre meunier, propritaire d'un beau

    moulin, pre d'une nombreuse famille, considr, respect, consul de

    son terroir .

    Mais le mal, le terrible mal ne faisait que couver. Samat se remet

    jouer pour s'amuser seulement aux ftes du village, aux romeirages^o il gagne force gteaux et gibier. On le complimente sur son adresse,

    sur sa chance, et il s'enhardit. Le soir, entre amis, on s'assemble pour

    veiller et l'on risque au jeu de cartes quelques pices d'argent, puis quel-ques

    pices d'or, et Samat gagne toujours.Allons ! la maladie est dclare : elle a attaqu les os ; elle ne passera

    plus.

    Matre Samat en a assez de la vie probe et laborieuse. Il abandonne le

    moulin, sa femme, ses enfants. 11 joue gros jeu, les louis tombent dans

    son escarcelle. Qu'taient, ct de ces bnfices, les maigres profits de

    son industrie? Etait-il bent de s'chiner pour si peu ! Et autour de lui,

    dans le monde qu'ilfrquente, tant de gais compagnons amassent des

    fortunes royales qui ne sont ni si russ ni si savants que lui ! Passes, in-termittences,

    parolis, il connat tous les secrets et les croupiers tremblent,

    quand il entre.

    Il a prouv toutes les ivresses de l'esprance ; il savoure maintenant

    les dlices de la victoire. De billets de banque, de beaux billets soyeux

    qui se fabriquent Paris, il a plein son portefeuille. Il vit dans les ftes

    et dans l'orgie, accompagn d'une foule de parasites, de courtisans et de

    filles de joie. Il est devenu insolent, brutal : il rabroue les affams quiimplorent quelques miettes de sa table.

    Mais les honntes gens se dtournent de lui. Un de ses anciens ouvriers

    qui le voit passer dans la rue en quipage somptueux hausse les pauleset sourit de mpris. Ah ! c'est que l'argent. Dieu merci, n'est pas tout en

    ce monde, Samat, ta punition commence !

  • LA VIE ET L UVRE DE GELlJ

    La chance se dplace. Quoi, subitement ? Patience... d'abord, les gainsalternent avec les pertes ; puis, les pertes se succdent htivement. Le

    joueur est pris de peur : il devient superstitieux ; il perd sa belle assurance.'" Ses sortilges dclent sa faiblesse : il marque des carreaux sur le

    plancher pour y poser le pied ; il redoute le beurre fondu dans son

    assiette ; il fait des signes de croix sur la monnaie ; il cache dans ses

    bottes un bout de corde de pendu !

    Voici le cortge des dceptions. Elles arrivent, nombreuses et presses.Pour s'arrter sur la route dclive, la pente si glissante, Samat triche,

    Samat vole.

    Il est dcouvert ; il est expuls des jeux publics. Il tombe alors dans la

    crapule et, poursuivi, traqu par la police comme joueur de bonneteau,lui qui en tait arriv piper les paysans nafs aux carrefours, sur les che-mins,

    en pleins champs, il est pris, jug, jet en prison.Quand, une fois sa peine expire, il rentre chez lui,le moulin est rouill,

    la clientle disperse, le vieux pre mort, la femme folle, les enfants

    abandonns la charit des voisins. Et le vice infme a si bien grangrenle joueur qu'il n'a mme plus le courage de se faire sauter la cervelle. Il

    joue encore dans sa mansarde, hbt, hagard, la Vendme des abrutis. Il

    pensera encore jouer demain, quand il tranera la chane du forat dansl'Arsenal de Toulon.

    N'est-ce point de l'art et de la svre rhtorique, cette gradation habi-lement

    conduite, ces suspensions, ces coups de thtre, ce dnoue-ment

    ?

    Le tableau du bonheur de Samat' au dbut : sant, courage, l'estime

    publique, le paradis dans son mnage , et, la fin, la peinture de sa

    ruine, de sa dsolation, de sa honte, ne forment-ils pas une opposition

    habile et naturelle ?

    De l'art encore, un art infini dans les dtails. Remarquez les prcautions

    que prend l'auteur pour rester sur son terrain. Il choisit son triste hros

    dans un monde qui lui est familier : c'est un meunier. Il saura donc parler

    sa langue, dcrire son moulin et, du travail tantt actif, tantt suspendu

    de ce moulin, tirer des effets inattendus, mais l'abri de toute critique de

    la part des gens du mtier.

    De mme, il se gardera bien d'envoyer Samat Bade ou Hambourg,

    quelque envie qu'ilait de lui faire jouer gros jeu ; il ne l'loignera pasde son pays natal pour rendre sa conduite publiquement plus odieuse et

    sa dchance plus complte.

  • i^ La vie et l uvre b gelU

    En pote scrupuleux, il s'en tiendra des jeux locaux, des jeux qu'ilconnat : le lansquenet, le brelan, la Vendme, la dominicaine, etc..

    et ainsi on ne le prendra jamais en dfaut, comme tant d'crivains qui

    parlent volontiers de ce qu'ils ignorent davantage.

    Enfin, nous signalerons une dernire trouvaille de l'auteur, qui prouve

    avec quelle exactitude il observait les hommes. Lorsque Samat veut

    reprendre son mi\er e farinier, il n'est plus bon rien. Allez donc

    travailler toute la nuit pour trois francs, quand vous avez empoch si

    facilement des liasses de billets bleus en quelques heures ! Plus d'nergie,

    le ressort est bris ; aucun mo)en de sortir de la boue ; il n'est qu'une

    coouvasso, unecose inerte et fiasque qui nous rpugne. Mais la bonne

    leon : Fou qui cherche fortune au jeu. Fou qui veut plonger pourpcher la lune dans le goufre du Garaga !

    "-,"Fainant ht Gourmand. Le Garaga est une pice tragique. Fainant

    et Gourmand, au contraire, est le type de ces chansons bachiques,

    joyeuses sainement, que l'on entonne presque sans penser au sens desparoles et que l'on achve en un rire norme, la Rabelais pour ce querire est le propre de l'homme .

    Historiquement, ce chef d'uvre de verve et de gat fut le premieressai de notre pote, la rvlation de son talent. Il frquentait la compa-gnie

    des Endormis et n'avait encore rien crit en provenal, lorsqu'unsoir Voan, le chef de la bande, lui dit : '" J'attends un de mes bons amis

    de Toulon, un ngociant tabli au Sngal ; il s'appelle Ventron ; il aime

    boire, rire ; c'est un bon vivant. Ce brave Ventron a une maxime des

    plus singulires qu'il aime rpter vingt fois par jour en riant de sonbon gros rire : Qui n'est pas fainant ni gourmand, que le... tron de

    Dieou lou cure !

    Gelu trouva cette maxime impayable. Il alla de ce pas trouver Adolphe

    Jean, le chansonnier marseillais la mode, dbraill, erotique et cynique,une sorte de Piron moins l'esprit,et lui demanda de composer sur un si

    beau texte quelques couplets qu'il chanterait quand Ventron serait venu.Jean se mit l'uvre, mais resta pris de court devant son sujet. C'estalors que Gelu, dans un moment de fougueuse inspiration, le i6 octobre

    1838, improvisa la formidable chanson, la plus pbpulaire de toute son

    uvre, laquelle la phrase favorite de Ventron sert textuellement derefrain.

    Pendant un an, tous les jours sans exception, ce refrain sauvage futrepris en chur par les frres Endormis. Il fit le tour de Marseille, le

  • ^fi La vie et l'uvre de elo

    torche et se ruent sur les riches, sur les repus. Prenez garde : son tour

    le btail humain a pris le fouet. Entendez ce refrain :

    Arrire ! le sang qui nous reste bouillonne !

    Arrire ! sangsues qui avez la gorge pleine !

    Arrire ! bouchers gras de notre couenne ! -v

    Et la Sainte va descendre ; la noire arme des proltaires velus marchera

    sur ses traces en chantant sa vritable Marseillaise de fureur et de haine.

    L'nergie est videmment la qualit matresse de la posie de Gelu.

    Elle atteint un degr d'intensit extraordinaire dans le douzime couplet

    de Dogue^ le vieux crieur de nuit :

    La loi, le sabre de la loi I O est-il quand un pauvre le rclame? A

    moins qu'elle soit dans les mains d'un gros Monsieur, elle coupe des

    deux cts, sa lame ! Cet outil invent par les puissants, nous nous en

    servirons quand ce seront les gueux qui l'auront forg. Votre loi !.. Lors-que

    Dogue y pense, les dix doigts du pied lui dmangent. C'est le plus

    atroce des mensonges !

    Et dans Vieille Guerre, cette colre terrible se retourne, plus pro-pos,

    contre les ennemis du dehors, les ennemis hrditaires, les Anglais.

    Piquez, sabrez, mordez! que la hache d'abordage, en tournoyant,

    inonde tort et travers. Ils se croient solides parce qu'ils connaissent

    la boxe ; mais si durs qu'ils soient seraient-ils des gants allez ! vos

    boulets sauront bien les trouer... Et ne dites pas comme la vieille arme :

    la garde meurt ! Aujourd'hui, vous devez faire mieux. Il ne faut pasmourir. Il nous faut leur tremper la soupe. Sus ! guerre mort! haro sur

    les Anglais !

    '"Cette fois-ci, nous arriverons jusqu' Londres. Va, d^s que nous ne

    sentirons plus le licol qui nous bride, tu auras beau te cacher, fire pu-celle, nous saurons te mettre la tte dans le sac. Comme tes surs, nous

    t'allons violer. Du drapeau qui, sur vingt capitales, a dploy ses trois

    superbes lis, tu viendras lcher les darnes triomphales. Sus! guerre

    mort ! haro sur les Anglais ! '

    On ne peut que rendre affaiblie au centime la mle vigueur de cesaccents.

    Et Gelu n'est point l tout entier. Sa lyre savante est plusieurscordes. Pour donner une ide de la varit de son talent, entrons un

    moment dans la galerie de ses Gueux., dont, bien avant M. Richepin, il acrit la Chanson.

  • LA VIE ET L UVRE DE GELU 5.3

    Dans ces tudes de truands la voix rauque, aux mains calleuses, nous

    n'avons que l'embarras du choix, tant ils sont vivants tous et tous crne-ment

    camps. Leurs figures, pareilles celles de Salvator Rosa ou de

    Jacques Callot, se dtachent avec nettet de la tourbe cosmopolite des

    grandes villes maritimes. Et voici que se droule la longue thorie des

    Marseillais d'autrefois, frres de Guiken, que nous connaissons dj.

    Dominique, le crocheteur, fainant et gourmand , a ralis une

    heure en sa vie le rve de Guihen. Il a gagn la loterie une somme de

    2 100 francs ! C'est un blouissement, une ferie digne des Mille et Une

    Nuits. Que va-t-il faire,maintenant qu'ilest devenu aussi riche que l'Em-pereur?

    Mais que font les matelots lorsque, aprs avoir pti pendant une

    longue campagne, ils descendent l-bas dans les rues tortueuses du vieux

    Toulon ou de la vieille Marseille ?.,. Et, en quelques jours, les 2 100 fr.sont gaspills. Dominique retournera tranquillement ses crochets :

    je vois son grand corps paresseux s'allonger sur le banc de pierre,

    l'ombre, ct de la porte d'Aix. Qui nous dira si, dans son court pas-sage

    la table des riches, il n'a pas trouv le fond des joies humaines etsi le dsenchantement n'est pas venu aussi vite que l'ivresse!

    Un autre aventurier dont le roman fut moins phmre est ce Philippe

    Dentend, que tout Marseille avait connu jeune, misrable, de bonne hu-meur,frais et panoui, criant le journal d'un sou dans la rue et qui,

    tout d'un coup, fut lev une fortune prodigieuse. C'tait un btard du

    duc de Montpensier, du temps que ce prince tait captif au fort St-Jean

    et que la femme d'un horloger de Marseille venait parfois lui tenir com-pagnie,

    sous prtexte de lui raccommoder son linge. En partant pourl'Amrique, au sortir de sa prison, le duc avait reco.mmand l'enfant au

    consul des Etats-Unis ; mais, dans la tourmente impriale, Philippe fut

    abandonn de tous et il vcut, comme il avait pouss, au hasard.

    Il avait dix-l^uitans en 1814, lorsque la duchesse d'Orlans-Penthivre,

    dbarquant Marseille, le vit, le reconnut et l'emmena Paris. Il devint

    plus tard notaire du Roi. Mais Matre Dentend n'oublia passes camarades

    de jeunesse, les camelots, les vendeurs de voil[\), et, en leur faisantfaire en son nom une abondante distribution de pices d'argent, il ne

    (i) Oa appelait voil, Marseille, sous le premier Empire, des joarnaux bon march,rductions populaires du fameux Moniteur Officiel dans lequel Napolon I" faisait paratre

    ses Bulletins de victoires. Les crieurs les annonaient de leur voix perante, non par leur

    titre, mais par cette simple locution prpositive.

    Revue Flib. t. xv, 1900.

  • 34 I-A Vlli ET L UVRE DE GELU

    manqua pas de leur dire que sa maison de Paris leur serait toujours ou-verte,qu'ils n'auraient qu' y frapper. Le plus curieux, c'est qu'il tint sa

    parole. Fraternit ! tu n'es donc pas toujours un vain mot !

    Mais quels sont ces hommes de mauvaise mine, tout dguenills, et

    qui, effars, baissent les yeux comme des loups pris au pige ? On les

    force se tenir debout devant des juges robe rouge, entre des gen-darmesqui leur ont pass les menottes. Quel est leur crime ? Une sor-cire

    leur avait prdit que, s'ils cognaient ferme sur les mauvais riches,

    ils auraient la Sainte, la mre nourricire des vagabonds, et ils l'ont

    crue, et ils se sont rus sur la police et sur la troupe. Maintenant ils sont

    vaincus, et leurs yeux hagards voient se dresser dans le lointain le cou

    peret de la guillotine. Pauvres gens! aprs avoir fait trembler , ils

    tremblent leur tour. La justice des puissants sera-t-elle implacable pources brutes enchanes ?

    Quelqu'un remue et bondit derrire eux. C'est Marteau^ le btard f-roce

    et luxurieux. Lui aussi attend le grand ple-mle, la grande cure.

    Il en veut aux femmes des Messieurs, pares comme des Madones. Ah!

    s'il est le plus fort, comme il les bousculera ces nymphes-bijoux^ toutessatines, toutes parfumes, au risque de les carteler...

    Un fauve, ce Marteau, qui gratigne et qui mord. Mais qui la faute?

    Oi sont-elles les leons qui lui auraient meubl la tte , qui lui au-raient

    racl l'corce ? Que peut-on bien apprendre dans les rues,

    par les faubourgs, sous les ponts, dans les grottes de la cte, lorsqu'on

    est un paria et un maudit ?

    Et comme xMarteau, que de malheureux sont prts tout, pourvu qu'ilsaient leur part de gteau, ne ft-ce qu'un jour, ne ft-ce qu'une heure !Toute moralit est teinte en leur me parce que la vie ne leur a jamaist clmente, ni personne indulgent. Ils en arriveraient appliquer leur

    sauvage maxime : Qui se gne devient bossu! si ceux qui les font

    travailler et les surveillent et les matent, n'avaient enfin piti d'eux et,

    par de bonnes paroles, par des attentions bienveillantes auxquelles ils

    sont sensibles, ces dogues hurlants ! par l'instruction, par la charit, ils

    n'clairaient enfin leur esprit et n'adoucissaient leur redoutable natu-rel.

    Bien traits,ils savent aimer, les misreux, tmoin matre Ancerre, le

    vieil ouvrier boulanger qui suivait Gelu pre comme un chien reconnais-sant,

    et qui mourut cent ans passs, irioffensif et doux comme un petit

    enfant.

  • LA VIE ET L UVRE DE GELU 35

    Aprs les individus, voici que grouille la foule bigarre