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NOUVELLES INTÉGRALES
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Appareil pédagogique par
Sylvie Colyprofesseur de Lettres
La Morte amoureuse
suivi de La Cafetière
Théophile Gautier
Présentation : l’auteur, l’œuvre et son contexteThéophile Gautier ————————————————————————— 4-5La Morte amoureuse et La Cafetière —————————————— 6-7Le contexte : frise historique et culturelle —————————— 6-7
La Morte amoureusesuivi de La Cafetièrede Théophile GautierNouvelles intégrales ————————————————————————— 8
Étude de l’œuvre : séances
Séance 1 La Morte amoureuse : l’incipit ———————————— 73
LECTURE, ÉTUDE DE LA LANGUE, EXPRESSION, PATRIMOINENotions littéraires : Un incipit réalisteMéthode : Comment analyser la narration et le point de vue
Séance 2 La Morte amoureuse : possédé ! —————————— 77
LECTURE, ÉTUDE DE LA LANGUE, EXPRESSION, PATRIMOINENotions littéraires : Le fantastiqueMéthode : Comment repérer les figures de style
Séance 3 La Morte amoureuse : la goule ——————————— 81
LECTURE, ÉTUDE DE LA LANGUE, EXPRESSION, PATRIMOINEHistoire des arts : Le « romantisme noir »Méthode : Comment décrire un lieu ou dresser un portrait
Séance 4 La Cafetière ——————————————————————— 85
LECTURE, ÉTUDE DE LA LANGUE, EXPRESSION, PATRIMOINEHistoire des arts : Rêves, cauchemars, fantômes et démons au xixe siècleMéthode : Comment créer une atmosphère fantastique
Séance 5 La nouvelle fantastique ——————————————— 89
LECTURE, ÉTUDE DE LA LANGUE, EXPRESSION, PATRIMOINENotions littéraires : La temporalité du récitMéthode : Comment écrire une nouvelle fantastique
Autour de l’œuvre : textes et image dans le contexte1. NOUVELLE : Le Portrait ovale, EDGAR ALLAN POE ——————— 93 QUESTIONS
2. NOUVELLE : La Main d’écorché, GUY DE MAUPASSANT ——— 94 QUESTIONS
3. TABLEAU : Abbaye dans une forêt de chênes, CASPAR DAVID FRIEDRICH ——————————————— 95
QUESTIONS
Sommaire
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La Morte amoureuse
Vous me demandez, frère, si j’ai aimé ; oui. C’est une his-
toire singulière1 et terrible, et, quoique j’aie soixante-six ans,
j’ose à peine remuer la cendre de ce souvenir. Je ne veux rien
vous refuser, mais je ne ferais pas à une âme moins éprouvée2
un pareil récit. Ce sont des événements si étranges, que je
ne puis croire qu’ils me soient arrivés. J’ai été pendant plus
de trois ans le jouet d’une illusion singulière et diabolique.
Moi, pauvre prêtre de campagne, j’ai mené en rêve toutes les
nuits (Dieu veuille que ce soit un rêve !) une vie de damné3,
une vie de mondain4 et de Sardanapale5. Un seul regard trop
plein de complaisance6 jeté sur une femme pensa causer la
perte de mon âme ; mais enfin, avec l’aide de Dieu et de
mon saint patron, je suis parvenu à chasser l’esprit malin7 qui
s’était emparé de moi. Mon existence s’était compliquée d’une
existence nocturne entièrement différente. Le jour, j’étais un
prêtre du Seigneur, chaste8, occupé de la prière et des choses
saintes ; la nuit, dès que j’avais fermé les yeux, je devenais
Vocabulaire et nom propre1. Singulière : étrange.2. À une âme moins éprouvée : à quelqu’un n’ayant pas subi des expériences lui per-mettant de comprendre celle-ci.3. Une vie de damné : une vie de grande souffrance, de personne maudite.4. Mondain : personne attachée aux plaisirs du monde et de la société.5. Sardanapale : roi d’Assyrie, réputé pour sa vie de luxe et de débauche, qui a régné de 669 à 631 avant J.-C.6. Complaisance : désir de faire plaisir.7. Malin : démoniaque.8. Chaste : pur.
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un jeune seigneur, fin connaisseur en femmes, en chiens
et en chevaux, jouant aux dés, buvant et blasphémant1 ; et
lorsqu’au lever de l’aube je me réveillais, il me semblait au
contraire que je m’endormais et que je rêvais que j’étais prêtre.
De cette vie somnambulique il m’est resté des souvenirs d’ob-
jets et de mots dont je ne puis pas me défendre, et, quoique
je ne sois jamais sorti des murs de mon presbytère2, on dirait
plutôt, à m’entendre, un homme ayant usé de tout et revenu
du monde, qui est entré en religion et qui veut finir dans le
sein de Dieu des jours trop agités, qu’un humble séminariste3
qui a vieilli dans une cure4 ignorée, au fond d’un bois et sans
aucun rapport avec les choses du siècle.
Oui, j’ai aimé comme personne au monde n’a aimé, d’un
amour insensé et furieux, si violent que je suis étonné qu’il n’ait
pas fait éclater mon cœur. Ah ! quelles nuits ! quelles nuits !
Dès ma plus tendre enfance, je m’étais senti de la vocation5
pour l’état de prêtre ; aussi toutes mes études furent-elles diri-
gées dans ce sens-là, et ma vie, jusqu’à vingt-quatre ans, ne
fut-elle qu’un long noviciat6. Ma théologie7 achevée, je passai
successivement par tous les petits ordres8, et mes supérieurs
me jugèrent digne, malgré ma grande jeunesse, de franchir le
Vocabulaire1. Blasphémant : disant des propos injurieux sur Dieu ou la religion.2. Presbytère : habitation du curé.3. Humble séminariste : modeste étudiant en théologie.4. Cure : paroisse, territoire administré par un curé.5. Vocation : envie d’exercer la profession.6. Noviciat : apprentissage de la vie religieuse.7. Théologie : étude de la religion.8. Petits ordres : postes religieux hiérarchiquement peu élevés.
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dernier et redoutable degré. Le jour de mon ordination1 fut
fixé à la semaine de Pâques.
Je n’étais jamais allé dans le monde ; le monde, c’était pour
moi l’enclos du collège et du séminaire. Je savais vaguement
qu’il y avait quelque chose que l’on appelait femme, mais je
n’y arrêtais pas ma pensée ; j’étais d’une innocence parfaite.
Je ne voyais ma mère vieille et infirme que deux fois l’an.
C’étaient là toutes mes relations avec le dehors.
Je ne regrettais rien, je n’éprouvais pas la moindre hésita-
tion devant cet engagement irrévocable2 ; j’étais plein de joie
et d’impatience. Jamais jeune fiancé n’a compté les heures
avec une ardeur plus fiévreuse ; je n’en dormais pas, je rêvais
que je disais la messe ; être prêtre, je ne voyais rien de plus
beau au monde : j’aurais refusé d’être roi ou poète. Mon ambi-
tion ne concevait pas au-delà.
Ce que je dis là est pour vous montrer combien ce qui
m’est arrivé ne devait pas m’arriver, et de quelle fascination
inexplicable j’ai été la victime.
Le grand jour venu, je marchai à l’église d’un pas si léger,
qu’il me semblait que je fusse soutenu en l’air ou que j’eusse
des ailes aux épaules. Je me croyais un ange, et je m’éton-
nais de la physionomie sombre et préoccupée de mes com-
pagnons ; car nous étions plusieurs. J’avais passé la nuit en
prières, et j’étais dans un état qui touchait presque à l’extase3.
L’évêque, vieillard vénérable, me paraissait Dieu le Père pen-
Vocabulaire1. Ordination : sacrement par lequel le séminariste devient prêtre.2. Irrévocable : sur lequel on ne peut pas revenir.3. Extase : ravissement, enchantement.
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ché sur son éternité, et je voyais le ciel à travers les voûtes
du temple.
Vous savez les détails de cette cérémonie : la bénédiction,
la communion sous les deux espèces, l’onction1 de la paume
des mains avec l’huile des catéchumènes2, et enfin le saint
sacrifice3 offert de concert avec l’évêque. Je ne m’appesantirai
pas sur cela. Oh ! que Job4 a raison, et que celui-là est impru-
dent qui ne conclut pas un pacte avec ses yeux ! Je levai par
hasard ma tête, que j’avais jusque-là tenue inclinée, et j’aper-
çus devant moi, si près que j’aurais pu la toucher, quoique en
réalité elle fût à une assez grande distance et de l’autre côté
de la balustrade5, une jeune femme d’une beauté rare et vêtue
avec une magnificence royale. Ce fut comme si des écailles me
tombaient des prunelles6. J’éprouvai la sensation d’un aveugle
qui recouvrerait7 subitement la vue. L’évêque, si rayonnant
tout à l’heure, s’éteignit tout à coup, les cierges pâlirent sur
leurs chandeliers d’or comme les étoiles au matin, et il se fit
par toute l’église une complète obscurité. La charmante créa-
ture se détachait sur ce fond d’ombre comme une révélation8
angélique ; elle semblait éclairée d’elle-même et donner le jour
plutôt que le recevoir.
Vocabulaire et nom propre1. Onction : geste rituel consistant à appliquer de l’huile sainte.2. Catéchumènes : personnes se préparant au baptême.3. Saint sacrifice : renouvellement symbolique, par l’intermédiaire du prêtre, du sacri-fice de Jésus sur la croix.4. Job : personnage de la Bible mis à l’épreuve par Satan.5. Balustrade : rambarde.6. Prunelles : yeux.7. Recouvrerait : retrouverait.8. Révélation : apparition.
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Je baissai la paupière, bien résolu à ne plus la relever pour
me soustraire à l’influence des objets extérieurs ; car la dis-
traction m’envahissait de plus en plus, et je savais à peine ce
que je faisais.
Une minute après, je rouvris les yeux, car à travers mes
cils je la voyais étincelante des couleurs du prisme1, et dans
une pénombre pourprée2 comme lorsqu’on regarde le soleil.
Oh ! comme elle était belle ! Les plus grands peintres,
lorsque, poursuivant dans le ciel la beauté idéale, ils ont rap-
porté sur la terre le divin portrait de la Madone3, n’approchent
même pas de cette fabuleuse réalité. Ni les vers du poète ni
la palette du peintre n’en peuvent donner une idée. Elle était
assez grande, avec une taille et un port de déesse ; ses che-
veux, d’un blond doux, se séparaient sur le haut de sa tête et
coulaient sur ses tempes comme deux fleuves d’or ; on aurait
dit une reine avec son diadème ; son front, d’une blancheur
bleuâtre et transparente, s’étendait large et serein sur les arcs
de deux cils presque bruns, singularité4 qui ajoutait encore à
l’effet de prunelles vert de mer d’une vivacité et d’un éclat
insoutenables. Quels yeux ! avec un éclair ils décidaient de la
destinée d’un homme ; ils avaient une vie, une limpidité5, une
ardeur6, une humidité brillante que je n’ai jamais vues à un
œil humain ; il s’en échappait des rayons pareils à des flèches
Vocabulaire1. Prisme : couleurs de l’arc-en-ciel.2. Pourprée : d’un rouge éclatant.3. La Madone : la vierge.4. Singularité : particularité.5. Limpidité : clarté, pureté.6. Ardeur : force.
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et que je voyais distinctement aboutir à mon cœur. Je ne sais
si la flamme qui les illuminait venait du ciel ou de l’enfer, mais
à coup sûr elle venait de l’un ou de l’autre. Cette femme était
un ange ou un démon, et peut-être tous les deux ; elle ne sor-
tait certainement pas du flanc d’Ève, la mère commune. Des
dents du plus bel orient1 scintillaient dans son rouge sourire,
et de petites fossettes se creusaient à chaque inflexion2 de sa
bouche dans le satin rose de ses adorables joues. Pour son nez,
il était d’une finesse et d’une fierté toute royale, et décelait la
plus noble origine. Des luisants d’agate3 jouaient sur la peau
unie et lustrée4 de ses épaules à demi découvertes, et des rangs
de grosses perles blondes, d’un ton presque semblable à son
cou, lui descendaient sur la poitrine. De temps en temps elle
redressait sa tête avec un mouvement onduleux5 de couleuvre
ou de paon qui se rengorge, et imprimait un léger frisson à la
haute fraise6 brodée à jour7 qui l’entourait comme un treillis8
d’argent.
Elle portait une robe de velours nacarat9, et de ses larges
manches doublées d’hermine10 sortaient des mains patri-
ciennes11 d’une délicatesse infinie, aux doigts longs et potelés,
Vocabulaire1. Orient : ici, éclat, reflet irisé comme une perle d’Orient.2. Inflexion : ici, léger mouvement.3. Agate : pierre en partie transparente.4. Lustrée : lisse et brillante.5. Onduleux : formant des courbes.6. Fraise : collerette.7. Brodée à jour : formant une dentelle.8. Treillis : toile composée de fils entrelacés.9. Nacarat : rouge orangé aux reflets nacrés.10. Hermine : fourrure blanche.11. Patriciennes : raffinées, nobles.
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et d’une si idéale transparence qu’ils laissaient passer le jour
comme ceux de l’Aurore.
Tous ces détails me sont encore aussi présents que s’ils
dataient d’hier, et, quoique je fusse dans un trouble1 extrême,
rien ne m’échappait : la plus légère nuance, le petit point noir
au coin du menton, l’imperceptible duvet aux commissures
des lèvres, le velouté du front, l’ombre tremblante des cils sur
les joues, je saisissais tout avec une lucidité étonnante.
À mesure que je la regardais, je sentais s’ouvrir dans moi
des portes qui jusqu’alors avaient été fermées ; des soupiraux2
obstrués3 se débouchaient dans tous les sens et laissaient entre-
voir des perspectives inconnues ; la vie m’apparaissait sous un
aspect tout autre ; je venais de naître à un nouvel ordre d’idées.
Une angoisse effroyable me tenaillait4 le cœur ; chaque minute
qui s’écoulait me semblait une seconde et un siècle. La cérémo-
nie avançait cependant, et j’étais emporté bien loin du monde
dont mes désirs naissants assiégeaient furieusement l’entrée. Je
dis oui cependant, lorsque je voulais dire non, lorsque tout en
moi se révoltait et protestait contre la violence que ma langue
faisait à mon âme : une force occulte5 m’arrachait malgré moi
les mots du gosier. C’est là peut-être ce qui fait que tant de
jeunes filles marchent à l’autel avec la ferme résolution de refu-
ser d’une manière éclatante l’époux qu’on leur impose, et que
Vocabulaire1. Trouble : émotion.2. Soupiraux : ouvertures donnant de l’air et de la lumière aux caves.3. Obstrués : bouchés.4. Tenaillait : faisait souffrir.5. Occulte : mystérieuse.
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pas une seule n’exécute son projet. C’est là sans doute ce qui
fait que tant de pauvres novices1 prennent le voile, quoique bien
décidées à le déchirer en pièces au moment de prononcer leurs
vœux2. On n’ose causer un tel scandale devant tout le monde
ni tromper l’attente de tant de personnes ; toutes ces volontés,
tous ces regards semblent peser sur vous comme une chape3 de
plomb ; et puis les mesures sont si bien prises, tout est si bien
réglé à l’avance, d’une façon si évidemment irrévocable, que la
pensée cède au poids de la chose et s’affaisse4 complètement.
Le regard de la belle inconnue changeait d’expression
selon le progrès5 de la cérémonie. De tendre et caressant qu’il
était d’abord, il prit un air de dédain et de mécontentement
comme de ne pas avoir été compris.
Je fis un effort suffisant pour arracher une montagne, pour
m’écrier que je ne voulais pas être prêtre ; mais je ne pus en
venir à bout ; ma langue resta clouée à mon palais, et il me
fut impossible de traduire ma volonté par le plus léger mouve-
ment négatif. J’étais, tout éveillé, dans un état pareil à celui du
cauchemar, où l’on veut crier un mot dont votre vie dépend,
sans en pouvoir venir à bout.
Elle parut sensible au martyre6 que j’éprouvais, et, comme
pour m’encourager, elle me lança une œillade7 pleine de
Vocabulaire1. Novices : jeunes filles désirant devenir religieuses.2. Vœux : paroles d’engagement dans la vie religieuse.3. Une chape : un couvercle.4. S’affaisse : s’effondre.5. Le progrès : la progression.6. Martyre : très grande souffrance.7. Œillade : regard furtif.
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divines promesses. Ses yeux étaient un poème dont chaque
regard formait un chant.
Elle me disait :
« Si tu veux être à moi, je te ferai plus heureux que Dieu
lui-même dans son paradis ; les anges te jalouseront. Déchire
ce funèbre linceul1 où tu vas t’envelopper ; je suis la beauté,
je suis la jeunesse, je suis la vie ; viens à moi, nous serons
l’amour. Que pourrait t’offrir Jéhovah2 pour compensation3 ?
Notre existence coulera comme un rêve et ne sera qu’un baiser
éternel.
Répands le vin de ce calice4, et tu es libre. Je t’emmènerai
vers les îles inconnues ; tu dormiras sur mon sein, dans un lit
d’or massif et sous un pavillon5 d’argent ; car je t’aime et je
veux te prendre à ton Dieu, devant qui tant de nobles cœurs
répandent des flots d’amour qui n’arrivent pas jusqu’à lui. »
Il me semblait entendre ces paroles sur un rythme d’une
douceur infinie, car son regard avait presque de la sonorité, et
les phrases que ses yeux m’envoyaient retentissaient au fond
de mon cœur comme si une bouche invisible les eût soufflées
dans mon âme. Je me sentais prêt à renoncer à Dieu, et cepen-
dant mon cœur accomplissait machinalement les formalités
de la cérémonie. La belle me jeta un second coup d’œil si
suppliant, si désespéré, que des lames acérées6 me traversèrent
Vocabulaire et nom propre1. Funèbre linceul : drap mortuaire.2. Jéhovah : Dieu (en hébreu).3. Compensation : ici, avantage en échange d’une vie donnée à la religion.4. Calice : vase sacré en métal empli de vin, utilisé pour célébrer la messe.5. Pavillon : tente.6. Acérées : tranchantes.
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le cœur, que je me sentis plus de glaives dans la poitrine que
la mère de douleurs1.
C’en était fait, j’étais prêtre.
Jamais physionomie humaine ne peignit une angoisse aussi
poignante ; la jeune fille qui voit tomber son fiancé mort subi-
tement à côté d’elle, la mère auprès du berceau vide de son
enfant, Ève assise sur le seuil de la porte du paradis, l’avare qui
trouve une pierre à la place de son trésor, le poète qui a laissé
rouler dans le feu le manuscrit unique de son plus bel ouvrage,
n’ont point un air plus atterré2 et plus inconsolable. Le sang
abandonna complètement sa charmante figure, et elle devint
d’une blancheur de marbre ; ses beaux bras tombèrent le long
de son corps, comme si les muscles en avaient été dénoués, et
elle s’appuya contre un pilier, car ses jambes fléchissaient et se
dérobaient sous elle. Pour moi, livide3, le front inondé d’une
sueur plus sanglante que celle du Calvaire4, je me dirigeai en
chancelant vers la porte de l’église ; j’étouffais ; les voûtes
s’aplatissaient sur mes épaules, et il me semblait que ma tête
soutenait seule tout le poids de la coupole5.
Comme j’allais franchir le seuil, une main s’empara brus-
quement de la mienne ; une main de femme ! Je n’en avais
jamais touché. Elle était froide comme la peau d’un serpent,
et l’empreinte m’en resta brûlante comme la marque d’un
Vocabulaire1. Mère de douleurs : périphrase désignant la Vierge Marie après la mort de son fils.2. Atterré : désespéré.3. Livide : très pâle.4. Celle du Calvaire : celle du Christ crucifié.5. Coupole : dôme du toit.
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fer rouge. C’était elle. « Malheureux ! malheureux ! qu’as-tu
fait ? » me dit-elle à voix basse ; puis elle disparut dans la foule.
Le vieil évêque passa ; il me regarda d’un air sévère. Je faisais
la plus étrange contenance1 du monde ; je pâlissais, je rou-
gissais, j’avais des éblouissements. Un de mes camarades eut
pitié de moi, il me prit et m’emmena ; j’aurais été incapable de
retrouver tout seul le chemin du séminaire. Au détour d’une
rue, pendant que le jeune prêtre tournait la tête d’un autre
côté, un page nègre2, bizarrement vêtu, s’approcha de moi, et
me remit, sans s’arrêter dans sa course, un petit portefeuille à
coins d’or ciselés, en me faisant signe de le cacher ; je le fis
glisser dans ma manche et l’y tins jusqu’à ce que je fusse seul
dans ma cellule3. Je fis sauter le fermoir, il n’y avait que deux
feuilles avec ces mots : « Clarimonde, au palais Concini4. »
J’étais alors si peu au courant des choses de la vie, que je ne
connaissais pas Clarimonde, malgré sa célébrité, et que j’igno-
rais complètement où était situé le palais Concini. Je fis mille
conjectures5, plus extravagantes les unes que les autres ; mais à
la vérité, pourvu que je pusse la revoir, j’étais fort peu inquiet
de ce qu’elle pouvait être, grande dame ou courtisane.
Cet amour né tout à l’heure s’était indestructiblement
enraciné ; je ne songeai même pas à essayer de l’arracher,
tant je sentais que c’était là chose impossible. Cette femme
Vocabulaire1. Contenance : attitude, comportement.2. Page nègre : jeune serviteur noir.3. Cellule : ici, petite chambre de prêtre.4. Palais Concini : demeure d’une famille aristocratique de Florence en Italie.5. Conjectures : hypothèses, suppositions.
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s’était complètement emparée de moi, un seul regard avait
suffi pour me changer ; elle m’avait soufflé sa volonté ; je ne
vivais plus dans moi, mais dans elle et par elle. Je faisais mille
extravagances1, je baisais sur ma main la place qu’elle avait
touchée, et je répétais son nom des heures entières. Je n’avais
qu’à fermer les yeux pour la voir aussi distinctement que si
elle eût été présente en réalité, et je me redisais ces mots,
qu’elle m’avait dits sous le portail de l’église : « Malheureux !
malheureux ! qu’as-tu fait ? » Je comprenais toute l’horreur
de ma situation, et les côtés funèbres2 et terribles de l’état que
je venais d’embrasser3 se révélaient clairement à moi. Être
prêtre ! c’est-à-dire chaste, ne pas aimer, ne distinguer ni le
sexe ni l’âge, se détourner de toute beauté, se crever les yeux,
ramper sous l’ombre glaciale d’un cloître4 ou d’une église, ne
voir que des mourants, veiller auprès de cadavres inconnus et
porter soi-même son deuil sur sa soutane noire, de sorte que
l’on peut faire de votre habit un drap pour votre cercueil !
Et je sentais la vie monter en moi comme un lac intérieur
qui s’enfle et qui déborde ; mon sang battait avec force dans
mes artères ; ma jeunesse, si longtemps comprimée, éclatait
tout d’un coup comme l’aloès5 qui met cent ans à fleurir et
qui éclôt avec un coup de tonnerre.
Vocabulaire1. Extravagances : folies.2. Funèbres : sinistres.3. L’état que je venais d’embrasser : la profession que je venais de choisir ; ici, la prêtrise.4. Cloître : espace couvert de promenade et de prières autour d’un jardin (près d’une église ou dans un monastère).5. Aloès : plante des pays chauds.
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La Morte amoureuse : l’incipit
LECTURE
Lecture d’ensemble (p. 9 à 28, l. 1 à 457)
1. Page 8 : qui est le narrateur de la nouvelle ? À quel point de vue le récit est-il mené ?
2. Page 8 : qu’indique la première phrase ?
3. Pages 8-9 : à quel moment le récit évoquant les « événements étranges » (l. 5) arrivés au narrateur commence-t-il ? Comment peut-on nommer le premier récit, impliquant le narrateur et celui qu’il dénomme « frère » ?
Lecture linéaire« Une fascination inexplicable »
4. Pages 8-9 : quelles précautions le narrateur prend-il avant de raconter son récit ? Quel effet cela produit-il sur le lecteur ?
5. Page 8, lignes 6-7 : le narrateur annonce qu’il va raconter un épisode de sa vie passée. Comment nomme-t-on ce genre de récit ?
6. Page 9, lignes 30 à 33 : quelle figure de style l’auteur utilise-t-il ici ? Quel effet crée-t-elle ? Quels procédés renforcent cet effet dans les phrases qui suivent ?
7. Page 11 : quel élément perturbe la voie toute tracée du narrateur ? À quoi compare-t-il le changement qui s’opère en lui ?L’ordination
8. Page 11, lignes 78 à 84 : de quelle manière le narrateur présente-t-il ce nouveau personnage ? En quoi paraît-il déjà surnaturel ? Quel passage, page 12, renforce cette idée ?
9. Pages 14-15, lignes 136 à 170 : relevez les deux champs lexicaux qui s’opposent et dominent dans le passage. Dans quel état se trouve le narrateur ?
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ESéance 1 La Morte amoureuse : l’incipit
10. Page 16, lignes 176 à 187 : sur quel plan la courtisane se place-t-elle ? Pour convaincre le prêtre, contre qui doit-elle lutter ? N’est-ce pas déjà un indice de sa condition ?
11. Page 17, lignes 199 à 214 : quelles figures de style dominent ce passage ?L’inquiétante Clarimonde
12. Page 19, lignes 252 à 258 : de quelle manière sont rapportées les pensées du prêtre ? Quels indices grammaticaux nous mettent sur la voie ? Quelle définition Romuald donne-t-il de sa nouvelle fonction ? Qu’en pensez-vous ?
13. Page 21, ligne 303, le narrateur éprouve « une haine et une jalousie effroyables ». Ces sentiments sont-ils appropriés pour un prêtre ? Page 22, de quelle manière l’abbé Sérapion analyse-t-il l’attitude de Romuald ?
14. Pages 23 à 27, lignes 352 à 429 : quel contraste observe-t-on entre la ville que Romuald traverse et le village dans lequel il doit prendre sa cure ?
15. Page 28, lignes 453 à 457 : que produit le retour à la situation présente du narrateur ? Qui semble être ce « frère » dont il parle ?
Lecture d’image
16. Observez la scène : la situation du Cardinal de Richelieu vous semble-t-elle la même que celle de Romuald dans sa cure, décrite pages 25-26, ou lors de son ordination, pages 9-18 ?
Eugène Delacroix, Le Cardinal de Richelieu disant la messe
dans la chapelle du Palais-Royal, 1828.
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Séance 1 La Morte amoureuse : l’incipit
17. « Le jour, j’étais un prêtre du Seigneur […] la nuit, […] je devenais un jeune seigneur […] buvant et blasphémant » (pages 8-9, lignes 15 à 19) : quel célèbre récit a pour thème la transformation d’un savant en créature démoniaque et nocturne ?
PATRIMOINE
Étude de la langueGrammaire
18. Page 8, ligne 2 : quelle nuance de sens la conjonction de subordination « quoique » introduit-elle ? Remplacez-la par « même si », « bien que » et « malgré », et reformulez la proposition en opérant les changements qui s’imposent.
19. Page 20, lignes 275 à 286 : à quel temps et quel mode sont la plupart des verbes ? Quelle est sa valeur ?Orthographe
20. Page 8, ligne 2 : pourquoi le verbe « avoir » conjugué à la première personne s’écrit-il avec un -e final ?
NOTIONS LITTÉRAIRESUn incipit réaliste
Le registre fantastique s’appuie sur le surgissement d’un élément surnaturel dans le monde réel. Il ne peut donc se déployer que dans un cadre réaliste qui permet de faire naître le doute sur l’interprétation du phénomène. Ainsi, dans La Morte amoureuse, c’est la multiplication des effets de réel durant l’incipit, notamment dans le récit de l’ordination du narrateur (Romuald se présente comme un « pauvre prêtre de campagne », qui ne voyait sa mère « vieille et infirme que deux fois l’an » et évoque les détails de la « cérémonie » avec précision), qui permet par contraste d’apparenter la jeune femme envoûtante et la réaction qu’elle provoque chez lui au surnaturel. De même, l’utilisation du procédé du témoignage, autrement dit le fait que le narrateur raconte ce récit à quelqu’un, contribue à authentifier l’expérience.
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ESéance 1 La Morte amoureuse : l’incipit
Vocabulaire
21. Quelle est l’étymologie du terme « chant » (p. 16, l. 174) ? En quoi cette étymologie éclaire-t-elle ce passage ?
22. La courtisane se nomme « Clarimonde ». À quels mots les sonorités de ce prénom vous font-elles penser ?
EXPRESSION
Expression écrite
23. Sur le modèle du portrait de Clarimonde dressé par le narrateur (p. 12 à 14, l. 92 à 135), décrivez un être dont la beauté est telle qu’elle vous paraît surnaturelle.
Expression orale
24. Exposé : cherchez des informations sur Job (p. 11, l. 70) et sur ce qui conduit le narrateur à déclarer que « celui-là est imprudent qui ne conclut pas un pacte avec ses yeux ».
Narration et point de vue permettent de jouer sur l’objectivité ou la subjectivité des faits racontés. Ce sont donc des éléments importants pour construire le registre fantastique. ➜ Pour identifier le type de narrateur utilisé, observez les pronoms personnels : – si le narrateur évoque les personnages en employant la troisième personne du singulier, « il » ou « elle », alors il s’agit d’une narration externe ;– si au contraire c’est l’un des personnages qui raconte sa propre histoire, alors on parle de narrateur interne ; – dans le cas où le narrateur en sait davantage que n’importe quel personnage et évoque ce que les personnages pensent et ressentent, alors il est omniscient. ➜ Pour identifier le point de vue, il faut se poser la question : « qui perçoit la scène décrite ? » :– si c’est l’un des personnages, alors on parle de focalisation interne ;– si le narrateur décrit la scène de l’extérieur, alors la focalisation est externe ; – enfin, si le narrateur est omniscient, on parle de focalisation zéro.
Comment analyser la narration et le point de vue
Méthode
Théophile GautierLa Morte amoureusesuivi de La CafetièreEnvoûté par une étrange courtisane, un curé vit en songe une existence débauchée dans la Venise des princes : telle est l’histoire de La Morte amoureuse. Rêve ou réalité encore dans La Cafetière, où les personnages d’une tapisserie sortent de leur cadre pour danser sous les yeux effarés du narrateur. Dans ces deux récits, Théophile Gautier nous emmène au cœur du fantastique, en maître du genre.
Œuvre notamment recommandée pour la classe de 4e dans les nouveaux programmes de collège.
295€ Des ressources enseignants sur
www.classiquesetpatrimoine.magnard.fr :– des fiches d’activités– des fiches Histoire des arts– des vidéos, accompagnées de fiches– le livret du professeur– des offres de documentation et d’équipement de classe
ISBN 978-2-210-75683-0
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Les atouts d’une œuvre commentée avec, en plus, tous les repères pour les élèves :
• Des rabats panoramiques avec : – une autre œuvre d’art en grand format – une frise historique et culturelle inédite
• Des éléments d’histoire des arts
• Des notes de vocabulaire adaptées
• Des rubriques outils de la langue pratiques
• Des encadrés méthode efficaces