La Logique Et Le Quotidien Gilbert

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7/23/2019 La Logique Et Le Quotidien Gilbert http://slidepdf.com/reader/full/la-logique-et-le-quotidien-gilbert 1/39 GILBERT DISPAUX LA LOGIQUE ET LE QUOTIDIEN UNE ANALYSE DIALOGIQUE DES MÉCANISMES DE L'ARGUMENTATION  ARGUMENTS LES ÉDITIONS DE MINUIT

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GILBERT DISPAUX

LA LOGIQUEET

LE QUOTIDIENUNE ANALYSE DIALOGIQUE

DES MÉCANISMES DE L'ARGUMENTATION

 ARGUMENTS 

LES ÉDITIONS DE MINUIT

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« The final purpose ofphilosophy, as I understand it, is to make the art of practical 

reasonning teachable. »

Lorenzen

© 1984 by LES EDITIONS DE MINUIT7, rue Bernard-Palissy - 75006 ParisLa loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisationcollective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque

 procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou des ayants cause, est illicite etconstitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

ISBN 2-7073-0690-8

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 A Louise et Patrick, et Lucas, collègues et amis.

AVANT-PROPOS

J'ai éprouvé pour la première fois le besoin d'exprimer les idées contenues dans ce livre en1980 lorsque, professeur à l'école normale d'Arlon, je parcourais en vain les microfiches duCercle de la librairie à la recherche d'un ouvrage consacré à la logique des arguments utilisésdans la vie quotidienne.Mon projet était d'introduire mes étudiants en philosophie à une analyse critique du discoursqui ne se limite pas à l'étude technique des langues artificielles.Force me fut de constater que les philosophes, en cette matière, semblaient s'être arrêtés àPerelmann et OlbrechtsTyteca, qui avaient donné en 1958 un Traité de l'argumentation. Enlangue française, seuls les linguistes apportaient quelque chose de neuf, principalementOswald Ducrot et son élève, François Récanati.La dialogique - l'analyse critique des dialogues formulés dans une langue naturelle - resteaujourd'hui encore une discipline embryonnaire au carrefour de la logique formelle, de lasémantique et de la psychologie. Elle est cependant appelée à prendre une extensionconsidérable dans les prochaines années.Comme l'écrit Pierre Oléron (1983, p. 8), " l'intérêt porté à nouveau de nos jours à

l'argumentation est lié à son usage intensif, qui résulte lui-même de la liberté des individus,reconnue par les régimes politiques et - théoriquement - encouragée par l'éducation, et de ladiffusion des moyens de communication de masse ".Les démocraties pluralistes ont en effet un dénominateur commun : elle préconisent la culturedu dialogue comme mode de résolution des conflits. L'hérédité judéo-chrétienne du bonEuropéen lui fait préférer l'affrontement verbal à la collision physique. Nos moralistes ont enhorreur la force brutale et, à l'instar des gens qui sont pauvres mais fiers de l'être, ilsméprisent les contraintes qu'ils ne peuvent exercer.Une société qui se méfie des rapports d'autorité doit donc leur substituer les rapportsdialogiques. L'idéal politique en démocratie s'identifie à la recherche du pouvoir sans Dieu,sans armes et sans argent. Plutôt que de couronner le propriétaire de capitaux, le chef 

militaire ou le prophète, nous tendons à choisir pour nous gouverner des hommes dedialogue. Ce n'est pas un hasard Si, sorti des milieux syndicaux hollywoodiens, l'homme le

 plus puissant du monde, le président Reagan, est souvent désigné dans son pays comme legrand persuadeur.Les Grecs ont parlé du dialogue comme du lieu où se pratique la Raison. Dans cet esprit, lalogique du dialogue devrait déterminer l'épistémologie, la Raison qui se dévoile à elle-même,la première philosophie, toute la philosophie. Fidèle à cette tradition très occidentale, lorsqueHegel croyait trouver la Raison dans l'Histoire, il s'empressait de la décrire en termesdialogiques : l'Esprit du Monde se concrétise dans les institutions par une alternance dethèses, d'antithèses et de synthèses.La recherche forcenée de langages artificiels " purifiés " n'est pas Si éloignée qu'il paraît de

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ce rationalisme politique. C'est encore et toujours la Raison universelle que l'on traque àtravers les formules abstraites des systèmes axiomatisés. Mais, Si l'étude des systèmessymboliques reste précieuse pour comprendre les structures et les limites de la penséedéductive, elle décevra nécessairement tous ceux qui l'entreprendront dans le but de l'utiliser comme instrument de critique dialogique.

Car les constructions formelles de la logique mathématique, par exemple, mettent précisément entre parenthèses la matière essentielle de tous les débats "vivants", à savoir les problèmes d'interprétation. Or, la rencontre d'un interlocuteur qui m'incite à dialoguer estavant tout la rencontre avec un ensemble d'énoncés dans une langue, imparfaite, certes, maisfonctionnelle. Cette langue est faite de mots mais aussi de gestes, de mimiques, de rythmes,de modulations qu'un interlocuteur traduit immédiatement en propositions.En d'autres termes, les énoncés d'autrui signalent des propositions parmi lesquelles figurentun certain nombre de jugements. L'échange dialogique est d'abord sémantique et l'unité à

 partir de laquelle il se développe est la proposition ou le jugement. L'accord ou le désaccord àleur propos ouvre ou ferme un débat dont le déroulement respectera certaines structures quenous tenterons de mettre en évidence.Si ces recherches rencontrent un écho favorable dans le public, je me propose de faire suivrecet essai théorique d'un second volume, tout entier pratique, consacré à la reconstructiondialogique de quelques grands débats d'actualité.J'invite dès maintenant le lecteur à m'aider dans cette entreprise en me faisant parvenir directement toutes les remarques critiques que cette lecture lui suggérera. On peut doncm'écrire à l'adresse suivante : Ecole européenne de Varèse, via Montello 118, I-21100,Varèse.

 NOTEAu lecteur curieux des mécanismes du dialogue dans la vie quotidienne et qui ne désire pas

s'arrêter aux débats philosophiques qu'éveille nécessairement une réflexion comme celle-ci, je suggère le plan de lecture suivant :- Dans la première partie, commencer par le chapitre II, p. 29.- Dans la deuxième partie, laisser de côté au moins en première lecture, le chapitre III,§ 2-4, p. 87-105. - 

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PREMIÈRE PARTIE

LES CATÉGORIESDE LA DIALOGIQUE INTENTIONNELLE

CHAPITRE PREMIER 

LES JUGEMENTS DU DIALOGUE

1. L'INITIALISATION DU DIALOGUE : ÉNONCÉ OU PROPOSITION ?

Demandons-nous quelles conditions sont nécessaires à l'apparition d'un dialogueargumentatif. Si l'on consent à mettre entre parenthèses la délibération solitaire, que chacunest libre de comprendre, au demeurant, comme un dialogue de soi à soi, le dialogueargumentatif réclame la participation de deux personnages au moins. En outre, pour qu'unargument se développe, il faut qu'un désaccord existe entre eux sur une question déterminée.Cela revient à dire qu'un locuteur, en formulant un énoncé, défend, sous-entend ou

 présuppose une ou plusieurs propositions qui, dans l'interprétation qu'en fait soninterlocuteur, sont jugées fausses ou incorrectes par ce dernier.On sait que les distinctions établies par l'allemand entre Ausserung, Satz, Aussage et Urteil 

ou par l'anglais entre statement, phrase et proposition sont autant de pièges posés autraducteur qui hésite entre "énoncé ", " proposition " et « jugement ». L'adoption d'un usagecohérent de ces trois mots est une exigence à laquelle aucune philosophie du langage ne peutéchapper et qu'il nous faut aborder de front pour construire une dialogiquePour l'instant, je suggère seulement de transformer le mot « énoncé » en un terme de notrethéorie du dialogue en énumérant une série d'exemples représentatifs. J'anticipe volontai-rement sur une conception de la définition qui sera défendue dans la deuxième partie del'ouvrage (chaque. II).Voici quelques exemples d'énoncés, au sens où j'utiliserai le mot dans les pages qui suivent :

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(1) a. « Entre! » b. «J'ai dit que tu entres! » c. «J'ai dit que tu entrais. »(2) a. « Hitler est mort. » b. « Hitler est-il mort? » c. «J'ordonne la mise à mort de Hitler.»(3) a. « Il pleut. » b. « Pli leut. » c. « plI Leut, tu ordonnes! »(4) a. « A = A + 5. » b. « Coiffe la foule bleue volontairement » c. « akza = bda »

 Nous réserverons le terme « proposition » aux énoncés qui sont pourvus d'une signification par une personne X. Ainsi, chaque fois que nous utiliserons le terme « proposition » pour désigner un énoncé Y, nous supposerons qu'il existe plusieurs individus X prêts à défendreune ou plusieurs lectures de Y.La limite entre l'énoncé non propositionnel et la proposition ne sera donc pas toujoursindiscutable. Nous admettrons cependant qu'un terme de notre théorie du dialogue peut être ALA FOIS bien défini ET discutable au niveau de ses applications.Dans les exemples, tous les énoncés du groupe (1) sont sans aucun doute des propositions

 pour tous les lecteurs de ce livre. (2 )a et (2 )b également. Que penser de (2 )c? La plupartd'entre nous penseraient, s'ils l'entendaient de la bouche de leur concierge, que « J'ordonne lamise à mort de Hitler » est dépourvu de signification, mais il est aisé d'imaginer une situationoù cet énoncé accéderait à la dignité propositionnelle. Qu'un groupe d'enfants organise un jeuguerrier directement inspiré d'un film diffusé par la télévision la veille et l'énoncé « J'ordonnela mise à mort de Hitler » sera revêtu d'une signification très précise : il faudra que lesassistants du vainqueur procèdent à l'exécution symbolique de l'enfant jouant le vilain rôle deHitler.La proposition (3 )a « Il pleut » ne sera plus qu'un énoncé lorsqu'on aura bousculé l'ordre deslettres, comme en (3 )b (« Pli leut » ). Sauf s'il existe un code spécifique qui, conventionnelle-ment, permettrait d'associer un schéma d'action à la formule « pli Leut », l'énoncé (3 >c « pliLeut, tu ordonnes » ne sera pas considéré comme une proposition.

Il ne fait pas de doute qu'une majorité de mathématiciens refusera le statut propositionnel à «A = A + 5 ». Cet énoncé est pourtant utilisé par la plupart des versions du langage basic avecune signification précise. Le signe « = » ne dénote plus l'égalité arithmétique mais représentel'instruction qui commande à une machine d'incrémenter la valeur précédente de la variable Ade cinq unités.L'énoncé (4 )b, « Coiffe la foule bleue volontairement »,montre qu il est très facile de construire un énoncé non propositionnel à partir de mots quisont tous chargés de signification dans d'autres contextes. Mieux : aucune règle de la syntaxecommune n'est enfreinte par « Coiffe la foule bleue volontairement » qui est composé d'unverbe transitif direct, d'un nom commun, d'un adjectif et d'un adverbe. On se convaincra de lacorrection syntaxique de l'énoncé « Coiffe la foule bleue volontairement » en le comparant à

« Lave la voiture verte immédiatement » qui, pour tous, est une proposition.Enfin, l'énoncé (4 )c « akza = bda » n'aurait de sens et donc de forme propositionnelle quedans une langue artificielle.La caractérisation des propositions que je viens d'esquisser appelle deux remarques. La

 première concerne le risque d'ambiguïté que nous fait courir l'usage grammatical du terme « proposition » La deuxième aura trait à la possibilité d'une conception intentionnelle de la proposition et du jugement.Considérons par exemple l'énoncé « L'homme qui s'est arrêté au coin de la rue a allumé unecigarette » (1). L'analyse grammaticale traditionnelle fait la distinction entre une proposition

 principale : « L'homme a allumé une cigarette » (la) et une subordonnée relative : « qui s'est

arrêté au coin de la rue » (lb). Le grammairien accorde l'étiquette « proposition » aux frag-

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ments d'énoncé dès que ceux-ci contiennent un verbe conjugué et cela même Si ces « propositions » n'ont pas de sens lorsqu'elles sont prononcées isolément ((lb), seul, n'a pas designification).L'analyse grammaticale de « L'homme qui s'est arrêté au coin de la rue a allumé une cigarette» dévoile deux intentions communicatives et deux actes de parole successifs : « Un homme

s'est arrêté au coin de la rue » et « Cet homme a allumé une cigarette. »L'analyse logique, par contre, ne décèle qu'une seule affirmation : il est attribué à « l'hommequi s'est arrêté au coin de la rue » d'avoir allumé une cigarette. A deux propositionsgrammaticales correspond ici une seule proposition logique. Il en aurait été autrement Si nousavions proposé comme exemple :« L'homme s'est arrêté au coin de la rue après avoir allumé une cigarette » (2). Dans ce cas,les deux propositions grammaticales traduisent trois assertions logiques et le message estdécomposable de la manière suivante : (2a) « L'homme a allumé une cigarette »; (2b) «L'homme s'est arrêté au coin de la rue »; (2c) « L'action accomplie par cet homme d'allumer une cigarette est postérieure à l'action de s'arrêter au coin de la rue. »La différence fondamentale entre les deux interprétations réside entièrement dans la réponsequ'il conviendrait de donner à cette question : « Quelles sont les informations nouvelles quele locuteur a effectivement l'intention d'apprendre à son interlocuteur? » Le nombre de

 propositions (au sens logique) véhiculées par une communication est égal au nombre dedémentis potentiels encourus par l'émetteur.L'expression « L'homme qui s'est arrêté au coin de la rue » présuppose que cet homme a déjàété mentionné dans le dialogue ou le récit. Elle vise bien plus à rappeler une informationancienne qu'à proposer une information nouvelle. Le locuteur qui aurait eu l'intentiond'informer son vis-à-vis de la pause de cet homme aurait dit : « L'homme s'est arrêté au coinde la rue et a allumé une cigarette. » Il aurait donc énoncé deux propositions, tant du point devue logique que grammatical et se serait exposé à deux démentis : « Non, il ne s'est pas arrêté

! » et « Non, il n'a pas allumé une cigarette ! ».Dans la suite, je considérerai exclusivement comme « propositions » les formes énonciativesqui peuvent être interprétées par X. Mais je ne verrais pas d'objection à accepter la dénomi-nation « proposition » pour désigner tout schéma d'action qu'un partenaire de communication

 peut comprendre. Nous faisons tous, dans la vie quotidienne, un abondant usage de cette possibilité. Si, dans le brouhaha d'une réunion, je suis trop loin de mon interlocuteur pour mefaire entendre et que je brandis le pouce au-dessus du poing fermé en agitant l'avant-brasdans sa direction, il comprendra sans doute que je trouve formidable ce qu'il vient de dire.Mais, Si j'avance l'index en le balançant de droite et de gauche, il comprendra que je ne suis

 pas d'accord avec lui.Parmi les propositions, les énoncés ayant la force illocutionnaire d'une question doivent

recevoir une place de choix dans une théorie de l'argumentation qui refuse de quitter leterrain des langues naturelles. « Hitler est-il mort? » a le sens d'informer mon interlocuteur que je ne sais pas Si Hitler est mort et que je sollicite une réponse. Mais les formulesinterrogatives peuvent se révéler beaucoup plus chargées de signification, à l'analyse, que cequ'une première lecture pourrait laisser supposer. Nous aurons l'occasion de revenir sur lasouplesse des formes propositionnelles interrogatives.J'en viens à la deuxième remarque. Cela même qui est une proposition aux yeux des uns nesera qu un énoncé aux yeux desautres. Ayant eu la révélation que « Dieu est », tel individu décidera de modifier radicalementson existence pour la rendre conforme à sa vision. Un autre au contraire ne percevra, devant

cet énoncé, qu'une juxtaposition de mots n'ayant pas plus de sens que, par exemple,

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« Humanité décalque. » C'est d'ailleurs là, en gros, la position de la philosophie analytique.Cette relativité introduite dans l'usage du terme « proposition » peut paraître choquante.Spontanément, de nombreux interlocuteurs adopteront un manichéisme rudimentaire : ou

 bien les paroles veulent dire quelque chose, ou bien elles ne veulent rien dire ! S'il en étaitautrement, la distinction entre énoncé et proposition serait elle-même dépourvue de significa-

tion !En réalité, la possibilité de faire le départ entre les énoncés et les propositions offre auxinterlocuteurs une option stratégique importante au départ d'un dialogue argumentatif. Celui-ci commence en effet par l'expression d'un désaccord ou d'une incompréhension. Le

 proposant peut se voir opposer un « Je ne comprends rien à ce que vous dites ! » qui signifieque l'énoncé qu'il vient de formuler n'est pas, pour l'instant et pour son interlocuteur actuel,une proposition. L'opposant est donc toujours en droit de réclamer un code d'interprétation

qui rende possible une lecture de ce qui est dit par le proposant. Ce premier schéma decomportement dialogique aura la forme :

PROPOSANT OPPOSANT

A ?Code pour A?

( « A » est une proposition pour le proposant, un énoncé pour l'opposant. Les pointsd'interrogation indiquent la présence d'une possibilité conflictuelle).

A ce niveau, il est important de noter que le proposant peut toujours - je veux dire quelle quesoit la forme de « A » -' définir un code d'interprétation. Tout énoncé peut devenir une

 proposition pour celui qui décide de formuler un code qui en permettra la lecture. Les codes,comme les hypothèses, peuvent donc être ad hoc. Si l'opposant pense que c'est le cas, il lui

est loisible de refuser de poursuivre le dialogue par le mouvement suivant :

PROPOSANT OPPOSANT

Code pour A Non/Code pour A/

Mais il se peut également que le code contienne des énoncés qui ne sont pas des propositions pour l'opposant. Alors on aurait le mouvement :

Code pour A ?/Code pour (Code pour A)?

(L'opposant réclame un « méta-code » qui lui permette de comprendre le code proposé pour A.)

La possibilité d'une régression à l'infini traduit le fait que l'opposant ne peut jamais êtrecontraint à accepter un code que le proposant est toujours en droit de soumettre à sonattention. L'initialisation effective du dialogue dépendra en dernière analyse de l'acceptationd'un code bilatéral tel que tous les énoncés seront des propositions.

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2. PROPOSITION OU JUGEMENT ?

 Nous réserverons le terme « jugement » aux propositions qui engendrent d'autres propositionslorsqu'on les fait précéder de l'énoncé : « Je juge que... » On situera le mieux les jugementsdans l'ensemble des propositions en donnant des exemples de propositions qui n'ont pas la

 propriété d'être des jugements.

Comparons : « Est-ce que tu travailles? »» Travaille ! »« Tu dois travailler. »« Tu travailles. »

On peut construire sans problème « Je juge que tu dois travailler » et « Je juge que tutravailles. » Mais il n'y aurait aucun sens à dire : « Je juge qu'est-ce que tu travailles? » ou «Je juge que travaille ! ». Ces deux derniers énoncés ne sont pas des propositions parce que jene connais aucun code qui en rende possible la lecture. Le test est très simple. Certaines

 propositions, précédées du révélateur « Je juge qu( e) » conservent leur propriété propositionnelle : ce sont les jugements. D'autres perdent cette propriété : ce ne sont donc que

des propositions.En termes dialogiques, le jugement est la porte ouverte sur l'argument et la contestation. Uninterlocuteur qui utilise un énoncé ayant la force illocutionnelle d'une question (tel que « Est-ce que tu travailles? ») acceptera la réponse qui lui sera faite (à moins qu'il n'utilise la formeinterrogative avec une intentionrhétorique particulière). De même, un énoncé possédant la force illocutionnelle d'uneinjonction traduite par un impératif simple (tel que « Travaille ! ») n'inclut aucune ouvertureà un échange de vues. L'opposant qui refuse l'injonction risque de se voir rappeler un rapport

hiérarchique (« C'est un ordre ! »). J'analyserai plus loin les passages de l'injonction à lanorme (cf. III, chaque. 1). Il me suffit pour l'instant de noter qu'une simple demande de justification, Si elle est opposée à une injonction stricte, sera automatiquement ressentiecomme une agression par le proposant.

Le schéma dialogique aurait la forme :

PROPOSANT OPPOSANT

Travaille ! ?Pourquoi?Travaille et ne pose pas de

question !

La forme normative « Tu dois travailler » a, quant à elle, la propriété d'être un jugement. Elle présente les choses comme Si elles étaient fondées en raison. Elle laisse entendre qu'uneexplication est possible et la réplique « Pourquoi dois-je? » n'a pas le caractère d'unerébellion.D'ailleurs, les formes impératives et interrogatives sont étroitement associées. Une question,lorsqu'elle est adressée directement à un interlocuteur, est toujours d'une certaine façon unimpératif à dire. Ainsi la proposition « Hitler est-il mort? » peut-elle s'interpréter comme uneinjonction : « Répondez-moi Si vous savez qu'Hitler est mort ! ». Le refus de répondre est

offensant et c'est la raison pour laquelle il existera toujours des questions indiscrètes. Le refus

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de répondre a un caractère insolent qui fait passer du dialogue au rapport de forces.D'une manière générale donc, ni les formes impératives ni les formes interrogatives ne seronttraitées ici comme des jugements. Cependant, les questions comme les injonctions véhiculentdes informations importantes pour la logique d'un argument. Elles présupposent certains

 jugements. « A-t-il réussi à arrêter de fumer? » présuppose que la personne dont on parle

fumait et qu'elle a entrepris de se désintoxiquer. « Entre ! » présuppose que la personne à quil'on s'adresse n'est pas à l'intérieur de la pièce dans laquelle on se trouve. Cependant, lelocuteur se borne explicitement à poser une question ou à formuler un ordre et il attend, oufeint d'attendre, en retour, une information ou une action. Il est alors possible d'utiliser cette

 propriété des énoncés possédant la force illocutionnelle d'une question ou d'une injonction pour « dire et ne pas dire » (Ducrot, 1972).Le procédé est souvent utilisé dans l'arène politique. « Avez-vous liquidé vos luttes intestinesau P. C.? » présuppose « Je juge que vous aviez des luttes intestines. » « Avez-vous acceptéleurs insultes? » présuppose « Leurs paroles étaient des insultes. » « Mettez-vous, pour unefois, du côté des travailleurs » présuppose « Vous n'êtes pas, d'habitude, du côté des travail-leurs. »Dans un ménage, au lieu de manifester directement son amertume par un jugement tel que «A cause de la visite de ta mère, nous serons encore bloqués à la maison », un mari pourrasournoisement faire état de son opinion en posant la question :« Chérie, où allons-nous nous promener cet après-midi? » à laquelle sa femme répondra par exemple : « Tu sais bien que maman vient et que nous ne pouvons pas sortir ! »Ces jugements camouflés en propositions innocentes relèvent de la dimension implicite de lalangue. L'implicite est responsable de l'échec des systèmes formels à rendre compte de larichesse, de la subtilité ou même seulement de la correction des arguments usuels. C'est laraison pour laquelle la théorie du dialogue développée ici n'aura recours à la symbolisationqu'avec parcimonie et pour autant que celle-ci permette un retour aise aux réalités de la

langue naturelle.

3. LA CONCEPTION TRADITIONNELLE DES JUGEMENTS.

La tradition philosophique nous a légué une conception des propositions et des jugementstrès différente de celle que nous venons de délinéer. Aristote écrit :

« Tout discours n'est pas une proposition, mais seulement le discours dans lequel réside levrai et le faux, ce qui n'arrive pas dans tous les cas; ainsi la prière est un discours mais ellen'est ni vraie ni fausse » (Lalande, 1976, p. 549).

Il faut donc, pour qu'un énoncé mérite le titre de proposition, qu'il puisse être mis à l'épreuvede la vérité. Une pareille intransigeance a conduit à d'insurmontables difficultés, principa-lement dans le domaine des propositions normatives.Sans doute Aristote aurait-il pensé que la proposition « Il faut parfois savoir se taire » est «vraie » tandis qu'il aurait probablement contesté la « vérité » du précepte chrétien « Celui quiest frappé sur une joue doit tendre l'autre ». D'après les conventions que nous avons adoptéesau paragraphe précédent, ces deux propositions sont également des jugements, puisqu'ellesconservent leur statut propositionnel lorsqu'on les fait précéder de « Je juge qu(e) ». Nouscontesterons cependant vigoureusement qu'elles puissent être vraies ou fausses dans le mêmesens que « Jean s'est tu » ou « Cet homme a été frappé sur la joue. »

 Notre tradition philosophique. n'a pratiquement jamais remis en question, avant le xxe siècle,

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le dogme de la décidabilité des propositions et, partant, des jugements. Le langage reflète laréalité, il est le miroir dans lequel le monde peut s'observer. Si le miroir n'est pas déformant,s'il présente les choses « telles qu'elles sont », les énoncés sont « vrais » et ils sont « faux »dans le cas contraire. Cette conception philosophique particulière du langage engendra uneattention quasi exclusive pour les énoncés qu'Austin (1975) appellera « constatifs ».

Les premiers systèmes de logique formelle ont été construits dans l'espoir de promouvoir unlangage purement scientifique et donc essentiellement descriptif. La proposition « La fenêtreest ouverte » décrit, à n'en pas douter, un certain état de choses, à savoir que la fenêtre estouverte. Si cet état de choses existe effectivement, la proposition est vraie. Mais quel pourrait

 bien être l'état de choses qui devrait, pour que la conception traditionnelle des jugements puisse subsister, correspondre à « Tu dois ouvrir la fenêtre ! »? Ce n'est certes pas que lafenêtre est actuellement fermée, car cet état de choses serait mieux décrit par l'énoncé « Lafenêtre est fermée ». Ce n'est pas non plus que tu ouvriras la fenêtre, car il peut être faux quetu ouvriras la fenêtre et, à en croire la conception traditionnelle, vrai que tu doives l'ouvrir !Dans cet exemple, la théorie de la correspondance entre les propositions et les états de chosesqu'elles devraient décrire est mise en difficulté. Pour la sauver, on pourrait imaginer que lesdevoirs « en soi » existent sous la forme d'états de choses qui seraient décrits par les

 jugements normatifs. Malheureusement, le postulat d'un « devoir en soi d'ouvrir la fenêtre » atoutes les apparences d'une hypothèse ad hoc.

Kutschera (1976, p. 157-158) imagine une solution plus astucieuse. En partant d'un énoncéayant la force illocutionnelled'un impératif (« Ferme la porte ! »), il lui fait subir deux transformations. La premièreconsiste à exprimer l'impératif au moyen d'un performatif explicite, ce qui donne : «J'ordonne que tu fermes la porte ! ».Dans un deuxième temps, il utilise des noms (« a » et « b ») pour dénoter le locuteur etl'auditeur. La proposition initiale devient alors : « a ordonne à b que b ferme la porte ». Pour 

Kutschera, il s'agit d'une description performative du premier énoncé qu'il symbolise par laformule P (a, b, A). P représente l'opérateur performatif qui indique la force illocutionnelle(ordre, question, affirmation, etc.) et A désigne le « radical énonciatif » de l'énoncé.Kutschera conclut :

« La signification d'une telle description performative d'un énoncé détermine également sa propre signification. Lorsque Hans dit à Fritz « Ferme la porte ! « et qu'un auditeur demandela signification de cet énoncé, on lui dira que Hans ordonne à Fritz de fermer la porte. Onindique donc la signification de l'énoncé par une description performative. Par conséquent,nous pouvons identifier la signification d'un énoncé avec la signification de sa description,c'est-à-dire avec la signification d'une proposition (Aussagesatz) qui n'est pas différente de

celles que nous avons rencontrées jusqu'ici. « .

Pour sauver la conception traditionnelle de la descriptivité et donc de la décidabilité des propositions, Kutschera leur fait subir des transformations dont il refuse d'admettre qu'enréalité elles altèrent totalement la signification originelle. La formule à laquelle Kutscheraaboutit après deux transformations décrit effectivement ce que Hans fait : il ordonne à Fritzde fermer la porte. Cela ne décrit pas la signification de ce que Hans dit, à savoir : « Ferme la

 porte ! ».La différence que j'ai adoptée entre proposition et jugement supprime la difficulté. L'énoncéimpératif « Ferme la porte ! » est sans aucun doute une proposition. Si Fritz en comprend le

sens, il sera capable de concevoir les réactions de Hans devant son attitude : s'il s'exécute, ou

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s'il refuse, ou s'il fait un pied de nez, etc. Mais l'impératif n'est pas un jugement ! Enl'occurrence, un geste remplirait parfaitement son office. Plus qu'une parole, l'injonction pureest donc un acte illocutionnaire. En la préfixant par un performatif explicite, on passeillégitimement de l'acte à la parole.En outre, la thèse de Kutschera ne rend absolument pas

compte de la différence, essentielle à mes yeux, entre « Ferme la porte ! » et « Tu dois fermer la porte », entre l'injonction et la norme. Quel serait le performatif explicite qui pourrait êtreutilisé pour préfixer la proposition normative? On est obligé de constater que la significationde la formule performative « Hans dit à Fritz qu'il doit fermer la porte » n'est équivalente ni àla signification de l'impératif, ni à celle du normatif.Je reviendrai plus tard sur d'autres raisons d'abandonner ce premier bastion de la conceptiontraditionnelle des jugements. La tradition logique, non seulement privilégie les énoncésdescriptifs et les déclare obligatoirement décidables du point de vue de la vérité ou de lafausseté, mais elle leur assigne une structure prédicative beaucoup trop rigide. Ainsi, pour leslogiciens de Port-Royal, le jugement « s'appelle aussi proposition ».

« ... et il est aisé de voir qu'elle doit avoir deux termes : l'un, de qui l'on affirme, ou de quil'on nie, lequel s'appelle sujet; et l'autre que l'on affirme ou que l'on nie, lequel s'appelleattribut ou praedicatum.

Et il ne suffît pas de concevoir ces deux termes; mais il faut que l'esprit les lie ou les sépare. «(Arnault et Nicole, 1970, p. 156).

Prenons un exemple qui, bien que simple, permet de mettre en lumière les difficultés propresà cette conception. Soit le jugement « S'il pleut, l'asphalte sera mouillé ». Comment pour-rions-nous interpréter cette phrase dans les termes de la structure « Sujet/Prédicat » qui estgénéralement acceptée par la tradition?

Pour rendre possible l'opération, on avancera probablement qu'il n'y a pas ici un, mais deux jugements : « Il pleut » et « L'asphalte sera mouillé ». Il suffit alors de donner une lecture « Sest P » du jugement « Il pleut » et de le transformer en « La pluie est en train de tomber »

 pour donner raison à Arnault et Nicole. Le jugement complexe « S'il pleut, l'asphalte seramouillé » résultera de la juxtaposition au moyen d'un joncteur propositionnel des deux

 jugements élémentaires.Ce point de vue a le mérite de rendre compte du fait que l'opinion du locuteur concernant lavérité ou la fausseté peut dépendre des conditions de vérité de jugements plus élémentaires.Par ce biais le dogme de l'universalité de la structure prédicative est apparenté au dogme del'identité de la signification aux conditions de vérité des jugements. On connaîtrait lasignification d'un énoncé chaque fois que l'on serait capable de formuler les conditions de sa

vérité ou de sa fausseté.Ce dogme est inconciliable avec la conception défendue ici suivant laquelle de nombreux

 jugements dignes d'une démarche argumentative ne sont ni vrais ni faux. La signification du jugement conditionnel, par exemple, n'est pas réductible à la signification des jugements plussimples qui en feraient partie.Pour s'en convaincre, il suffira de s'assurer qu'une connaissance complète de la significationdes énoncés plus élémentaires ne garantit pas une connaissance de la signification de larelation qui est décrite par le jugement. complexe. Ainsi, quelqu'un qui comprendrait

 parfaitement les énoncés « Il pleut » et « L'asphalte est mouillé » pourrait, par exemple,interpréter « S'il pleut, l'asphalte est mouillé » comme la description d'une relation réversible

et attribuer de façon erronée au locuteur le jugement « Si l'asphalte est mouillé, c'est qu'il

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 pleut ! ».En matière d'interprétation, le seul arbitre qualifié est le locuteur. Dans l'exemple qui vient denous retenir, l'énoncé « S'il pleut, l'asphalte sera mouillé » est généralement utilisé dansl'intention d'affirmer une relation de consécution entre deux événements : l'apparition de la

 pluie et l'imbibition de l'asphalte. En d'autres termes, le locuteur défend qu'une cause possible

d'imbibition est la pluie. Cette relation de consécution n'est pas une relation d'inclusion d'unsujet dans un prédicat comme celle qui existe dans le jugement « Six est un nombre pair » .La dimension temporelle ne peut en effet être expulsée sans autre forme de procès del'intention du locuteur.Il faut alors reconnaître que l'apparente simplicité du discours conditionnel masque unegrande richesse d'informations qui se manifeste lorsqu'on tente d'en donner une traduction-interprétation précise : « Je juge que, ayant observé la pluie à un temps t, j'observerail'asphalte mouillé à un temps t' postérieur à t, et cela de façon répétitive pour toutes lesoccurrences de pluie. »

4. PSYCHO-DIALOGIQUE.

Une théorie du dialogue ne peut alors échapper au problème de la traduction-interprétationdes intentions. Au contraire de la logique traditionnelle, fondée sur le double dogme de ladécidabilité et de la structure prédicative de toute proposition, la dialogique estobligatoirement intentionnelle. Elle est donc inévitablement exposée à l'accusation de

 psychologisme.Les structures axiomatiques mathématisées n'encourent pas le même reproche. Elles se

 bornent à mettre en évidence les propriétés d'un ensemble de propositions en fonction desconventions adoptées à propos des signes qui les composent. Etant données certainescontraintes élémentaires définies rigoureusement, nous pourrons cerner l'ensemble des

 propositions que nous serons tenus d'admettre Si nous appliquons des règles conventionnelles pour la construction d'énoncés plus complexes. La logique mathématique répond alors à desquestions du genre : « Cet ensemble est-il cohérent? » (Problème de la non-contradiction des

 propositions d'un calcul), « Les propositions sont-elles toutes démontrables? » (Problème dela complétude du calcul).Une théorie des dialogues de la vie quotidienne, par contre, est inséparable de la languenaturelle où la parole s exerce, ainsi que du contexte social du discours, et enfin de

 paramètres psychologiques. La critique dialogique doit prendre en compte . l'acquis de quatredisciples : la logique formelle, la sémantique, la pragmatique, la psychologie.Sur ce dernier plan, un dialogue est une réalité évoluant d'une manière moins aléatoire qu'ilsemble à première vue. C'est le mérite de Berne (1964) d'avoir entrepris la description systé-

matique des structures contraignantes et récurrentes qui se dévoilent à l'occasion d'échangesdialogiques apparemment innocents et contingents. Les répliques et les réparties se placentd'emblée dans un « jeu » organisé autour de règles dont nous ne sommes pas, normalement,conscients. Selon que les interlocuteurs s 'inscrivent dans une séquence structurée (un jeu) oudans une autre, l'évolution dialogique sera différente.Berne propose une analyse des jeux en fonction d'une conception précise du psychismeindividuel. Pour lui, une réponse ponctuelle à un stimulus (un geste, un mot, une phrase, etc.)relève de l'un des trois états du moi (Parent - Adulte - Enfant) dont l'intégration plus ou moinsharmonieuse constitue la personne .Un dialogue nous conduira par exemple à énoncer des répliques caractéristiques d'une

structure psychique parentale (gronder, reprocher, donner des injonctions, imposer des

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normes...) ou d'une structure psychique adulte (s'informer, raisonner, chercher lesconséquences, évaluer les probabilités, exposer franchement ses désirs ou ses craintes...) ouenfin d'une structure psychique enfantine (faire exploser sa spontanéité, ses désirs, sesaversions, railler; mais aussi : se conformer, obéir, se mettre à l'abri des reproches...).Chacun d'entre nous étant considéré comme une personne tridimensionnelle, les transactions

dialogiques auront toujours leur source dans l'un ou l'autre de ces fragments du moi. Les troismodes d'être qui gouvernent à tour de rôle le locuteur seront donc :- normatif/autoritaire (dimension « Parent »),- véridique/critique (dimension « Adulte »),- soumis/spontané (dimension « Enfant »).Cette tripartition du psychisme proposée par Berne n'est pas nouvelle, tant s'en faut. On entrouve un écho lointain chez Platon, qui divisait déjà l'âme en trois lieux : le lieu des passions(Epithymia), celui de la volonté (Thymos) et celui de la raison (Logistikon). Aristote et lesscolastiques parleront d'âme végétative, d'âme sensible et d'âme rationnelle. Plus proche denous, Freud définira le ça, le moi et le sur-moi. Autour d'un vocabulaire varié on retrouve lemême souci de traduire trois dispositions globales de l'être vers autrui.Si, à la suite du fondateur de l'analyse transactionnelle, nous appelons transaction unéchange de communication minimum et jeu une succession de transactions ayant pour fonction de maintenir l'équilibre psychologique individuel, nous pouvons donner deuxexemples qui démontrent l'intérêt de la démarche.

LUI ELLE

- Je vais chercher tes cigarettes, mais tume feras un gros câlin !

- Oh oui, mon trésor, va vite, je t'attends.

Fig. 1.

Schéma d'un échange transactionnel complémentaire (sans conflit) du type « Enfant-Parent » amenant uneriposte « Parent-Enfant ». Le partenaire accepte la structure intentionnelle proposée par le locuteur et «joue le jeu ».

Dans cet exemple, les paroles du locuteur ne sont en aucune manière ambiguës pour sacompagne. L'énoncé « Je vais chercher tes cigarettes, mais tu me feras un gros câlin ! »contient, aussi bien dans l'intention de celui qui parle que dans la compréhension de sa

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 partenaire, à la fois un impératif et une requête. L'impératif : Constate que je vais chercher tescigarettes ! La requête : Donne-moi, je t'en prie, un signe d'affection. Ce ne sont là que deux

 propositions.Le locuteur, contrairement aux apparences, n'a formulé aucun jugement ! La requête seraentendue (comme dans l'exemple) ou ne le sera pas mais dans aucun cas le dialogue

n'évoluera dans le sens d'une argumentation. Celle-ci ne peut se développer que sur le terraindes jugements.Soit un autre dialogue entre époux dont le but apparent consiste à décider s'ils iront aucinéma ce soir.

PROPOSANT(ELLE)

- Tu n'as pas envie d'aller au cinéma ce soir (1)?

OPPOSANT(LUI)

- Si ça te fait plaisir, nous pouvons y aller (2).- Moi, ça m'est égal ! C'est toi qui te plainstoujours qu'on ne sort jamais (3).

La proposition (1), au niveau apparent (ou social), est une transaction d'adulte à adulte, unedemande d'information objective sur les désirs de l'autre. Mais au niveau implicite (ou

 psychologique) on découvre une relation d'enfant à parent que nous pouvons interpréter par un jugement et une question : « J'ai envie d'aller au cinéma; est-ce que tu es d'accord? »

La réplique (2) témoigne que l'interlocuteur choisit cette interprétation et néglige le contenuexplicite. Mais la manière dont il s'exprime à son tour est beaucoup plus chargée de sensimplicite qu'explicite. Explicitement, la transaction se présente sous la forme « parent àenfant » : « J'autorise la sortie parce que j aime te faire plaisir. » Implicitement cependant,elle est bien du type « enfant à parent » : « Conviens que je suis docile et vois comme j'obéisà la moindre de tes directives ! »L'interlocutrice, sa réponse l'atteste, ne s'y trompe pas. Ici, les transactions sont croisées etacquièrent un caractère conflictuel.On entre dans un jeu qui pourrait s'appeler « ce n'est pas moi qui décide », dont l'objectif 

 principal consiste à faire porter la responsabilité à l'autre. (3) va dans ce sens et trahitl'intention d'affirmer que, Si nous sortons ce soir, c'est uniquement à cause de toi.

Berne était psychiatre. Son entreprise était sanitaire. L'intérêt principal de l'analysetransactionnelle est de mettre au jour les dimensions réelles des conflits de volontés. Atravers une meilleure conscience des mécanismes psychologiques du dialogue, pouvons-nousdévelopper des relations plus authentiques, à la fois plus fertiles et moins conflictuelles? Ce

 problème l'a conduit à mettre en évidence l'univers implicite des transactions. Nousformulons des propositions qui ont la forme explicite de jugements et des jugements qui se

 présentent comme de pures propositions. Nous devrons en tenir compte dans l'analysedialogiqueJe vais tenter de montrer que les dialogues de la vie quotidienne nous entraînent, sans quenous en soyons toujours conscients, dans différents types de conflits caractérisés par des

structures logiques foncièrement divergentes et irréductibles les unes aux autres.

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A partir d'une remise en question de la distinction traditionnelle entre les jugements de valeur et les jugements de réalité, je montrerai que trois possibilités conflictuelles fondamentalessont toujours présentes à la racine de nos jugements, de nos délibérations et de nos actes.Serons-nous impliqués dans un conflit de données, dans un conflit de langue ou dans unconflit de volontés? La dialogique sera, à chaque fois, spécifique et les possibilités de

résorption du conflit, différentes. 

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1  Le Monde du 18 novembre 1982, p. 8.

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CHAPITRE II

VERS UNE TYPOLOGIE DES JUGEMENTS

1. LES JUGEMENTS DE FAIT ET LES JUGEMENTS DE VALEUR 

Des faits, rien que des faits ! Ce mot d'ordre, encore qu'il n soit pas toujours explicitementformulé, est largement admis non seulement, comme on peut s'y attendre, dans le discoursscientifique, mais également dans le discours politique ou i discours éthique.Il est significatif qu'une publication politique de l'opposition ait choisi le titre « Faits etarguments ». Dans l'éditorial du premier numéro, M. Raymond Barre, ancien premier ministre, déclarait ses intentions : « Apporter des faits débarrassés de tout prétentionidéologique et fournir des arguments simples et clairs1. » C'est une manière de dire que toutce qui n'est pas un fait pollue le discours et que l'idéologie, toujours suspecte, est affaired'autrui.Dans le langage de la vie quotidienne, « fait » est devenu synonyme de « certitude » etd’abord « objectivité ». Le « fait » est quelque chose qu'il n'est pas permis de nier ou decontredire Aussi bien, ce qui n'est pas un fait équivaut, dans l'inconscient collectif véhiculé

 par la langue naturelle, au mieux à une opinion incertaine, à une vague présomption, au pire àl'irréel.Perelman (1958, p. 89) écrivait par exemple : « Parmi les objet d'accord appartenant au réelnous distinguerons, d'une part le faits et vérités, d'autre part les présomptions. » Pour lemême auteur, la seule différence entre un fait et une vérité est quantitative : « Nous

appliquons à ce que l'on nomme des vérités tout ce que nous venons de dire des faits. On parle généralement de faits pour désigner des objets d'accord précis, limités; par contre ondésignera de préférence sous le nom de vérités des système plus complexes, relatifs à desliaisons entre des faits, qu'il s'agisse de théories scientifiques ou de conceptions

 philosophiques ou religieuses transcendant l'expérience. »Ce cadre conceptuel suppose qu'une présomption puisse accéder à la dignité d'un fait etqu'inversement un fait puisse être récusé. Mais quelle sera alors la différence entre des faitsdont on reconnaît qu'ils sont en principe toujours récusables et des présomptions?Dans la perspective d'une dialogique intentionnelle, ces distinctions (entre faits et vérités,faits et présomptions) sont arbitraires, inutiles et sans grande portée informative. Plus lourdede conséquences est la distinction faite subrepticement entre les « objets d'accord appartenant

au réel » et ceux qui n'y appartiennent pas. Pour Perelman, « A côté des faits, des vérités, etdes présomptions, caractérisés par l'accord de l'auditoire universel, il faut faire place, dansnotre inventaire, à des objets d'accord à propos desquels on ne prétend qu'à l'adhésion degroupes particuliers : ce sont les valeurs, les hiérarchies, et les lieux du préférable » (id., p.99).On devine, derrière une pareille classification, la présence d'une métaphysique manichéennequi privilégie le langage descriptif des faits ou des états de choses en laissant entendrequ'aucune objectivité n'est possible dans le domaine infiniment trouble et irrévocablement

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suspect des valeurs. Les jugements de fait participent du Bien dans l'ordre cognitif alors queles jugements de valeur représentent la confusion inexpiable.Mais l'expression « jugement de fait » elle-même est très équivoque. Lorsque j'avance que «la tour Eiffel est en cuivre », on ne peut prétendre que je décrive un fait. Ce jugement necontient pourtant aucune évaluation. Nous pouvons même le qualifier d'objectif dans la

mesure où il est objectivement faux. Or, personne ne peut garantir que dans la panoplie de sesopinions il ne se trouve aucun jugement objectivement faux. Convient-il de les classer sous lamême rubrique que les jugements de fait?S'il fallait absolument conserver l'expression « jugement de valeur », il faudrait en préciser lasignification. Malheureusement, ni les philosophes ni le grand public ne se privent del'utiliser dans les contextes les plus hétérogènes.Reprenant un exemple de Geiger (1953, p. 37), on peut dire que l'énoncé : « Il n'y a rien demeilleur que la première cigarette à jeun » est un jugement de valeur (Werturteil). MaisGeiger associe aussitôt les Werturteile à des actes de parole illicites. Pour lui, un jugement de valeur est un jugement de dupe. Il consiste à objectiviser une sensation de telle manière que l'énoncéait laforme de l'attribution d'une propriété à un objet. La cigarette à jeun est l'objet qui provoque lasensation de plaisir. Nous lui attribuons la pseudo-propriété d'être meilleure que tout autreobjet.Pour Geiger, ce procédé est inadmissible. Non pas qu'il faille renoncer à évaluer (bewerten),

mais il convient de le faire seulement par des formules qui ne camouflent pas la subjectivitéconstitutive de cette forme de jugement. Pourvu que l'énoncé de l'évaluation ne se présente

 pas comme traduisant un état de choses (Il est attribué à la cigarette matinale d'être lameilleure), nous sommes en droit de formuler des énoncés évaluatifs réflexifs (reflexive

 Bewertungs-Aussage) qui expriment manifestement le rapport subjectif à l'objet. Par exemple

: « J'aime par-dessus tout la première cigarette à jeun... »Dans la même optique, Hans Albert propose une caractérisation très précise des jugements devaleur :« Un énoncé doit être considéré comme un jugement de valeur lorsque1. il décrit l'état de choses considéré de manière positive ou négative pour le comportement(l'attitude ou l'agir);2. il présuppose ainsi la validité d'un principe normatif (un étalon de valeur ou une maximecomportementale) qui requiert un comportement correspondant;3. il comprend la possibilité, pour celui à qui il s'adresse, d'accepter le principe prescriptif etde s'y conformer » (Albert, 1966, p. 214).l n'y a rien de meilleur que la première cigarette à jeun » est conforme à cette définition. Le

fait de fumer une première cigarette à jeun est considéré de manière positive. L'étalon devaleur présupposé est le plaisir. Le locuteur, enfin, manifeste son intention de ne pas renoncer à son habitude et, d'une certaine façon, il invite autrui à s'y conformer.Il reste que certains jugements communément rangés dans la classe des jugements de valeursn'ont à première vue aucun import prescriptif. L'énoncé « La Rolls-Royce est une voituresplendide ! » ne demande à personne de conformer son comportement à un quelconque

 principe prescriptif. C'est ce qui incite Frankena (1972, p. 27) à distinguer les jugements devaleur moraux qui concernent les personnes, les mobiles d'action, les traits de caractère, lesintentions et les jugements de valeur non moraux qui évaluent toutes les autres choses

 possibles.

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Mais, encore une fois, le critère qui sépare les jugements de valeur moraux des autres jugements de valeur est flou et dépend, en dernière analyse, de l'intention du locuteur. « Les produits français sont excellents » peut contenir une condamnation implicite de l'interlocuteur qui vient d'acheter une radio japonaise et par conséquent faire partie de la classe des

 jugements de valeur moraux.

Sur l'autoroute de Karlsruhe à Fribourg, j'ai suivi pendant quelques kilomètres un jeunehomme qui avait transcrit sur l'arrière de sa vieille Volkswagen l'énoncé : « Plus jamais uneRolls-Royce ! » En première lecture, la traduction-interprétation approximative serait : « MaRolls-Royce était mauvaise » (jugement de valeur non moral) et « Je vous conseille de ne pasen acheter une à votre tour » (prescription). En deuxième lecture, la traduction-interprétationqui tient compte de l'intention du locuteur provoque le rire à cause du contraste entre l'état dedécrépitude de la Volkswagen et les présupposés de l'énoncé formulé par son propriétaire. Ilsous-entend qu'il est assez riche pour manifester du mécontentement de sa précédente Rolls,mais il laisse entendre en même temps, par le contexte où il place son jugement, que celui-cine doit pas être pris à la lettre (Récanati, 1981, p. 148-149).Résumons-nous. La dualité traditionnelle entre jugements de fait ou de réalité d'une part, et

 jugements de valeur d'autre part, dissimule des problèmes qui tiennent aussi bien à l'une et àl'autre catégorie considérée isolément qu'aux relations entre les deux. Le groupe des

 jugements de fait ou de réalité doit-il inclure les jugements erronés et les jugements qui sontseulement probables? Comment séparer les jugements de valeur relevant de la morale et ceuxqui n'en relèveraient pas? Enfin, les jugements de valeur ne peuvent-ils jamais êtreconsidérés, eux aussi, comme des faits ou des réalités?

2. POUR UNE TYPOLOGIE INTENTIONNELLE

Autant de problèmes ouverts incitent, pour le moins, à la prudence dans le maniement de

l'outil conceptuel et, peut-être, à son abandon pur et simple. J'opterai pour cette dernièresolution. Une typologie alternative qui permettra de rendre mieux compte des transactionsdialogiques est, en effet, concevable.Le dénominateur commun aux catégories adoptées par la tradition se trouve dans le choix dela perspective d'objet. Un individu juge d'une réalité ou il juge d'une valeur. La réalité ou lavaleur détermine la forme du jugement.La dialogique, de son côté, est obligatoirement intentionnelle. il est naturel qu'elle ait une

 prédilection pour la perspective du sujet. Sa typologie des jugements ne sera donc plus baséesur la chose jugée (les « faits », les « réalités », les « objets », quel que soit le sens que l'ondonne à ces mots), mais sur l'attitude de celui ou de celle qui juge.

Cette attitude peut traduire l'une des trois intentions fondamentales possibles chez une

 personne qui accepte de commencer un dialogue argumentatif :- l'intention de communiquer une observation,- l'intention de communiquer une évaluation,- l'intention de communiquer une prescription.Ainsi, la dialogique intentionnelle sera construite à partir de trois catégories fondamentales :- les jugements d'observateur (J.O.),- les jugements d'évaluateur (J.E.),- les jugements de prescripteur (J.P.).Le locuteur qui énonce un jugement d'observateur est prêt à engager le débat à propos dedonnées. Les jugements qui décrivent des observations (qu'Austin qualifiait de « constatifs »)

appartiendront donc à cette catégorie, ainsi que tous les jugements théoriques testables.

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2 On pourrait objecter que seul De Gaulle en personne pouvait « observer « qu'il était,ou non, frustré. Ce qui importe ici, c'est que le locuteur qui voudrait défendre ce jugement lefera par des observations.

3 Cité par le Monde-Dimanche, 16 janvier 1983.

4 Entendu à la R.T.B.F., au Journal télévisé de 19 h 30, le 23 mars 1980.

5 Sur Antenne 2, Journal de 20 h, même jour

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Comme leur acceptation ou leur rejet ne dépend pas des décisions du sujet qui les réfléchit,on peut les qualifier d'objectifs.La classe des J.O. inclut aussi bien les constatations vraies et les constatations fausses que lesénoncés exprimant seulement une probabilité et, de manière générale, toutes les propositionsqui décrivent une relation observable entre des choses ou des événements. En voici quelques

exemples :S Ce moteur tourne à cinq mille tours/minute.- De Gaulle a rendu visite à Staline en 1944.- De Gaulle était frustré de ne pas avoir été invité à la conférence de Yalta2.- De Gaulle a rendu visite à Staline en 1944 parce qu'il était frustré de ne pas avoir été invitéà la conférence de Yalta.- L'Etna sera en éruption jusqu'en l'an 2000.- Si tu continues à fumer comme cela, tu finiras par attraper un cancer !

Les jugements d'évaluateur ont en commun de formuler une appréciation subjective.

L'adhésion à l'un d'entre eux ou son rejet dépendra toujours des conceptions particulières du sujet qui l'énonce, de ses critères de préférence, de la langue qu'il utilise. A nouveau,quelques exemples :- Voilà une bonne voiture !- Cet homme est un vieux cochon.- 12 % l'an, c'est un taux d'inflation énorme !- « Nous avons une des meilleures télévisions du monde. « (Georges Fillioud, ministre de lacommunication, au Sénat, le 2 décembre 19823.)- « En Suède, les anti-nucléaires ont fait un bon score à l'occasion du référendum4. »- « Les adversaires du nucléaires n'ont réalisé qu'un score assez faible5. »

Tels quels, ces jugements n'ont aucun caractère normatif. Je veux dire qu'à eux seuls ils nesuffisent pas pour justifier une obligation. L'énoncé du ministre Fillioud, en soi, n'implique pas l'obligation de mettre une sourdine aux critiques que l'on pourrait adresser à la télévision.Mais il est évident qu'il pourra faire partie de la batterie des arguments qui plaideront dans cesens.En outre, il est caractéristique de cette forme de jugement que les interlocuteurs peuvent, sansréserve, défendre des appréciations diamétralement opposées en ayant à leur disposition les

mêmes observations. Le soir du 23 mars 1980, le journaliste de la télévision belge savait aussi bien que celui d'Antenne 2 que les adversaires du nucléaire avaient obtenu 38 % dessuffrages au référendum suédois. En admettant le même jugement d'observateur, ilsévaluaient le résultat autrement.

Les jugements de prescripteur, enfin, ont tous une visée normative manifeste. Il sera donc

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6 Halimi Gisèle, « Banalité et fausse éthique », le Monde, 10 novembre 1982, p. 2.

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toujours possible de donner une traduction-interprétation de l'intention du locuteur quicommencera par une des formules « Il faut que... », « Il faudrait que... », « Il ne faut pas... »,« On doit... », « Il serait immoral de... », etc. En voici quelques exemples :- Les filles doivent recevoir une éducation plus stricte que les garçons (XXX, p. 2)..- Les personnes qui souffrent de graves tares héréditaires devraient être obligatoirement

stérilisées.- « Décider qu'un collectif budgétaire cette année remboursera les femmes (de l'interruption

Volontaire de grossesse) en 1983 est en soi positif 6. »- Ne fais pas à ton prochain ce que tu n'aimerais pas qu'on te fasse.- Les hommes d'affaires des sociétés multinationales n'ont pas à imposer nos habitudes au

tiers monde.- La pratique de la peine de mort est un crime.

Certains de ces jugements seront parfois désignés comme des jugements de valeur dansl'intention stratégique de les disqualifier sans autre forme de procès. A partir du moment où,sous l'influence d'une philosophie positiviste, on admet que le modèle de tout discoursrationnel est le discours scientifique et que les propositions de celui-ci, dans le meilleur descas, traduisent des relations quantifiables et, nécessairement, des relations observables, latentation est grande de bannir comme dépourvus de signification tous les jugements de

 prescripteur.On crée ainsi une puissante connotation péjorative qui s attache très Souvent à l'expression« jugement de valeur » dont l’emploi sera désormais limité à la désignation de jugements (a)ayant un caractère prescriptif et (b) que le locuteur estime dépourvus de fondement. Il devientdès lors impensable de taxer de « jugement de valeur » ses propres convictions. Dans cecontexte péjoratif, les jugements de valeur sont toujours les jugements d'un autre et, de

 préférence, d'un adversaire.

On ne s'étonnera donc pas d'entendre, à l'occasion de dialogues d'interlocuteurs qui setarguent par ailleurs de rationalité des remarques du genre : « Pfui... Tout cela n'a pas de sens,ce ne sont que des jugements de valeur ! ».Cet argument est inadmissible : il se retourne en effet contre celui-là même qui le formule.Son raisonnement peut être reconstruit dans les termes suivants : « Ceci est un jugement devaleur, donc un jugement qui n'a pas de valeur et, partant, un jugement qu'il ne faut pasdéfendre. » Mais le proposant de cette assertion utilise lui-même un jugement de valeur quiexprime la norme Ou le projet suivant : « Les hommes ne devraient pas tenir compte des

 jugements de valeur dans leurs discussions rationnelles. » Il n'est pas rationnel d'exclure dudiscours un certain type de jugement que l'on utilise précisément pour exclure.II s'avère donc que nous ne sommes en aucun cas en droit de disqualifier un interlocuteur 

 parce qu'il énonce un jugement de prescripteur. Ce faisant, il nous confie des projets ou desoptions avec lesquelles, certes, nous pouvons nous trouver en désaccord (à cause de nos

 propres projets, de nos propres valeurs) mais qui sont, il faut l'espérer, dignes d'attention.Malheureusement, les tenants de projets et de normes sont souvent persuadés qu'il n'y a pasde différence essentielle entre leurs jugements de valeur et des jugements d'observateur.

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3. PROBLÈMES D’INTERPRÉTATION DE LA TYPOLOGIE ALTERNATIVE

 Nous utiliserons désormais la typologie intentionnelle des jugements pour analyser ledéroulement d'un « programme » dialogique et pour mettre en évidence ses structures

argumentatives spécifiques. Nous ne pouvons jamais, cependant, déterminer le statutdialogique d'un jugement en fonction seulement de l'énoncé qui l'exprime.A la limite, hors de tout contexte intentionnel, un énoncé ne dit pratiquement rien qui soitutilisable argumentativement. Que signifieraient les énoncés « Je suis ici » ou « J'arrive toutde suite » en dehors de l'intention de celui qui les prononce d'indiquer, par exemple, qu'il estdans la salle de bain ou qu'il s'apprête à sortir?La compréhension effective de la visée de l'autre est le produit d'un grand nombre defacteurs, parmi lesquels se trouvent le décor matériel au milieu duquel évoluent desinterlocuteurs, leur situation spatio-temporelle, les contextes social et culturel.L'appartenance à un groupe nous fournit des modèles d'interprétation très rigides desmessages de l'entourage.Il arrive donc que nous nous trompions. A celui qui avait seulement l'intention de formuler une évaluation, nous reprocherons par exemple de prescrire quelque action.

PROPOSANT

- La soupe est excellente!

OPPOSANT

- N'insiste pas, tu sais bien que je suis aurégime et que je ne veux pas en avaler unegoutte.

A l'inverse, par souci tactique, il est fréquent de défendre une prescription sous la forme d'une

évaluation apparemment innocente. Finalement, le seul arbitre déterminant en matière d'in-terprétation d'un énoncé, c'est le locuteur lui-même.Ces réserves étant admises, il est cependant souhaitable de disposer d'une procédure simplenous permettant de situer un jugement dans l'une des trois catégories de notre typologieintentionnelle. Car, même Si nous ne pouvons maîtriser la totalité des facteurs déterminantles significations d'un discours, il reste qu'une forme énonciative laisse toujours deviner quelque chose d'une intention réelle ou feinte.Entre le « niveau social » (Berne, 1974, p. 18) du discours et le « niveau psychologique », les

 personnages dressent un réseau complexe d'écrans et de filtres dont l'interprète doit tenir compte.Lorsqu'un interlocuteur donne à entendre quelque chose à quelqu'un, il a « l'intention de

communiquer ce que cette énonciation laisse entendre » (Récanati, 1981, p. 148). Il n'en va pas de même lorsqu'il se contente de laisser entendre ou de donner à penser. Il introduit alorsvolontairement un flou dans le dialogue afin de le rendre acceptable. Voici un exemple

 proposé par Oswald Ducrot (1972, p. 132):

« Dans de nombreux emplois, l'énoncé "La situation n'est pas excellente" donne à penser qu'elle est franchement mauvaise. Mais un locuteur qui aurait prononcé cette phrase et severrait accusé de défaitisme peut toujours se retrancher derrière le sens littéral de ses paroles("Je n'ai pas dit ça!"), prétendre qu'on lui en fait dire plus qu'il n'a dit, et laisser à l'auditeur laresponsabilité de l'interprétation. Le sous-entendu a ainsi la particularité - et l'inestimable

avantage - de pouvoir toujours être renié. »

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 Nous pourrions multiplier les exemples de ce genre. En faisant porter une négation sur un prédicat évaluatif extrêmement positif, on peut laisser entendre l'évaluation radicalementopposée.Un invité vous dira, si vous faites des économies de chauffage, « il ne fait pas chaud chez

toi... » plutôt que « Il fait très froid chez toi » qui risquerait d'être interprété comme un jugement de prescripteur : « Tu devrais chauffer un peu plus... » et donc comme uneinvitation à reconnaître un rapport de subordination. En l'occurrence, aucun des deuxinterlocuteurs n'a envie de s'engager sur le terrain d'un conflit de volontés.Une traduction-interprétation complète de « Il ne fait pas chaud chez toi... » qui tiendraitcompte de ce niveau social deviendrait : « Je. trouve qu'il fait très froid chez toi, mais necomprends pas mon énoncé comme une prescription, ni comme une injonction, ni comme un

 blâme ».Considérons cet autre exemple, tiré de l'actualité économique. Devant le marasme de sonindustrie sidérurgique, le gouvernement belge a mandaté des experts japonais afin qu'ilsrendent un avis sur l'opportunité d'une fusion entre les industries de Liège et de Charleroi.Avant de rentrer au Japon, les experts ont déclaré aux journalistes qui les pressaient dedonner un avis global : « La fusion des deux bassins n'est pas déraisonnable. »Ils se sont donc bien gardés de dire « La fusion est raisonnable », car cela auraitimmédiatement été interprété comme « Il faut la réaliser » (jugement de prescripteur). Lechoix de la formule « La fusion n'est pas déraisonnable » leur assurait la neutralitéconfortable de l'évaluateur extérieur.Derrière ces nuances on devine l'éternelle confrontation entre les hommes d'action et leshommes de science. Les premiers sont indubitablement fatigués du poids des responsabilitésqui affligent en permanence les prescripteurs et désirent en décharger une partie sur lesscientifiques qui les conseillent. Ceux-ci sont évidemment conscients du rôle qu'on voudrait

leur faire jouer et se défendent : ils évaluent sans prescrire.

PROPOSANT

- Dites-moi si mon projetest réalisable...

OPPOSANT

- Ce n'est pas impossible

Plus tard, première version :

- Vous m'aviez dit qu'on pouvait le faire !   S Je trouvais que ce n'était pasimpossible. Je n'ai jamais dit que vousdeviez vous y lancer!

Le saut de l'évaluation à la prescription est ainsi refusé et il est possible d'évaluer sansencourir les risques inhérents à l'engagement moral. Mais le refus d'un évaluateur d'endosser la responsabilité qui incombe au prescripteur est souvent exprimé a posteriori. Aussi bien, à

l'inverse, après avoir pris connaissance des résultats favorables d'une action, l'évaluateur sera-

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7 Scriven (1976, p. 71-73) défend ce qu'il appelle le « principe de charité dans le

dialogue ».

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t-il enclin a s en attribuer le mérite.

Plus tard, deuxième version :

- Tout a marché comme

sur des roulettes !

- Je vous avais dit que c'était possible!

Vous avez bien fait de suivre monconseil.

L'opposant s'attribue ici, à son avantage, un jugement de prescripteur.Pour décider si un jugement tombe dans la catégorie des évaluateurs ou dans celle des

 prescripteurs, les critères formels ne suffisent pas. La différence ne relève pas seulement de laforme syntaxique des énoncés qui expriment ces jugements. Examinons trois exemplesrévélateurs.

A. « Les hommes sont égaux ».

La forme syntaxique de cet énoncé est exactement identique à celle des énoncés produits pour formuler les jugements d'observateur. Entre « Les hommes sont égaux » et « Les cor- beaux sont noirs », il n'y a pas de différence de structure.Pourtant, s'il fallait interpréter « Les hommes sont égaux » comme un jugementd'observateur, il ne resterait rien de son contenu informatif. Nous serions réduits à constater que les hommes ne sont pas égaux du point de vue de l'observateur, ni en poids, ni en taille,ni en couleur, ni en capacité pulmonaire, ni en quotient intellectuel, etc.

 Nous savons cependant que, si quelqu'un défend devant nous l'idée que « les hommes sont

égaux », il ne serait pas loyal de lui objecter « Pesons-nous, et nous verrons bien ! ». Ilconvient donc d'interpréter le jugement A de manière accueillante7, en sorte que son contenuinformatif soit défendable.« Il faudrait que les hommes se considèrent les uns et les autres comme égaux en valeur » esten l'occurrence une traduction-interprétation plus satisfaisante. On comprend alors que le

 jugement A, même s'il a une forme syntaxique semblable à celle de nombreux jugementsd'observateur, ne peut être répertorié dans notre typologie que comme un jugement de

 prescripteur.

B. « Ce bénéfice est injuste ».

Encore une fois, plusieurs traductions-interprétations sont possibles. Insistons-y : aucune, à proprement parler, n'est « vraie ». Elles seront seulement plus ou moins conformes àl'intention du locuteur.Dans ce cas précis, le prédicat « injuste » n'est jamais purement évaluatif et les locuteurs quiénonceront B auront l'intention de signifier également les jugements « Il faudrait fairequelque chose pour empêcher que des gens aient la possibilité de réaliser un pareil bénéfice »ou « Ceux qui prennent un pareil bénéfice devraient être punis ».

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8 Cf. III, chap. I, 2.

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Le mot « injuste » emporte toujours avec lui une exhortation à rétablir la justice. Par conséquent, l'énoncé B possède un caractère prescriptif qui n'était pas formellementmanifeste.

C. « Dans votre émission, il aurait fallu inviter un couple normal ».

Cet énoncé a été effectivement prononcé dans le cadre d'un débat télévisé qui abordait les problèmes de la nouvelle morale affective. Les responsables de l'émission avaient invité sur le plateau un couple d'homosexuels, trois jeunes gens qui vivaient en communauté, unefemme divorcée et un fabricant de robes de mariée. Ce dernier défendait la conceptiontraditionnelle du mariage et c'est lui qui formula C.Ses paroles suscitèrent des réactions extraordinairement houleuses dans l'assistance à tel

 point qu'on en vint pratiquement aux insultes. A première vue, C est prescriptif : celui quiréalise une émission de télévision sur la sexualité doit inviter un couple normal. Pourtant, cen'est pas le caractère prescriptif qui déclencha le tollé des protestations mais bien uneévaluation sous-entendue sur le mode de vie des personnes présentes.Il convient en effet de décomposer la phrase prononcée en deux jugements :- Dans un débat télévisé sur la sexualité, il faut inviter tous les types de couples.- Vous n'avez pas invité de couple normal.Le premier est un jugement de prescripteur et le deuxième trahit un jugement d'évaluateur sur des personnes. Il présuppose en effet que les participants ne sont précisément pas « normaux». Il est symptomatique que l'une des opposantes hurla sonindignation en ces termes : « Normal, normal... Qu'est-ce que cela veut dire, normal?Qu'appelez-vous un couple normal? ».A ce point, faute d'accord sur le terme critique, le dialogue ne pouvait plus être poursuivi. Ons'orientait donc vers un débat de langue sur un jugement d'évaluateur. La polémique ne

 pouvait être qu'extrêmement venimeuse, puisqu'il s'agissait d'une évaluation verticale (cf. III,3) concernant les personnes des participants.

Pour résumer, on peut dire que la typologie traditionnelle des jugements est binaire et positiviste.

Elle décrit l'opposition :

 jugements de réalité jugements de valeur 

La deuxième catégorie est considérée, dans le meilleur des cas, comme le lieu des opinions peu fondées, et, au pis, comme celle des énoncés sans signification. Les réalités existent et

 peuvent être décrites objectivement. Les valeurs n'ont pas de valeur.La typologie de la dialogique est ternaire et intentionnelle :

- Les jugements d'observateur sont objectifs, décidables par un accord sur des observations;- les jugements d'évaluateur sont subjectifs, décidables par un accord sur un ou plusieursterme(s) critique(s);- les jugements de prescripteur sont normatifs, traduisent l'intention de formuler un devoir.Les prédicats » objectif » et « subjectif » ne leur conviennent pas8. Ils sont décidables par unaccord sur un projet commun.

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Ces catégories décrivent uniquement les jugements synthétiques et pragmatiques. Par synthétiques, j'entends qu'ils apportent une information nouvelle à l'interlocuteur et par 

 pragmatiques qu'ils s'insèrent effectivement dans un échange dialogique.Le moyen le plus simple et le plus sûr de tester l'intention d'un locuteur est de lui opposer uneobjection.

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CHAPITRE III

VERS UNE TYPOLOGIE DES DIALOGUES

 Nous défendons notre point de vue différemment selon que nous exhortons nos auditeurs à unacte ayant des conséquences concrètes sur la vie d'innombrables hommes (« II faut manifester contre le déploiement des missiles »), ou que nous essayons d'étayer un fait (« Si rien ne change,les lémuriens auront disparu de la surface de la planète dans quelques années »), ou encore quenous défendons une évaluation (« Churchill était un grand homme »).

Les stratégies employées pour infléchir les convictions de nos contemporains et lesfondements sur lesquels nous prenons appui vont sans aucun doute dépendre du type de

 jugement débattu.Pourtant, au premier abord, les faits, les évaluations et les normes semblent indissociables. Les

normes comme les évaluations paraissent étroitement liées aux faits. (Il faut dévaluer parce quenos entreprises sont devenues incapables d'exporter au cours actuel de notre monnaie. Churchillétait un grand homme parce qu'il a refusé de capituler devant l'Allemagne nazie.) De leur côté,les faits semblent promouvoir l'adoption de normes précises. (Les lémuriens auront disparu dansquelques années, donc il faut adopter une politique de protection.)

C'est une opinion très généralement admise — même si elle n'est pas aussi généralementavouée — que la morale se base sur les faits et que les faits justifient la morale. Cependant, uneanalyse attentive montre que les J.O. et les J.P. relèvent de démarches fondatrices essentiellementdifférentes et irréductibles.

Je me propose d'examiner dans le détail la question du fondement des différents types de jugements qui conduira à établir quatre formes de relations dialogiques.

1. LE FONDEMENT DES J.O.

Comment les interlocuteurs peuvent-ils réduire un différend concernant un J.O.? Soit undialogue d'une simplicité exemplaire :

PROPOSANT OPPOSANT

 — Sous les sapins, il y a des champignons qui

ont la forme d'un zizi en érection! (J.O.). — Non, tu blagues! — Viens donc voir...

Et de l'emmener constater la présence, sous le bois de sapins, de satyres puants (Phallusimpudicus). Le proposant justifie son jugement d'observateur en conduisant l'opposant àeffectuer lui-même l'observation.

Évidemment, ce cas le plus simple est aussi le plus rare et la majorité des adultes a oublié letemps où l'instituteur donnait des leçons de choses.

Qu'on le regrette ou non, la part des informations de première main que nous utilisons dansnos arguments est dérisoire. Nous constituons des dossiers, des rapports, nous manipulons les

résultats d'enquêtes et de sondages, nous dressons des comptes rendus et des bilans, nous

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consultons des banques de données, nous accumulons des images sur magnétoscope et deschiffres sur ordinateur sans avoir pratiquement jamais été personnellement actifs dans la collectedes données.

Au prototype de dialogue évoqué ci-dessus se substitue alors un modèle de justification des jugements d'observateur qui fait appel à une observation effectuée par une tierce personne. Voici

deux échantillons :

PROPOSANT

 — Une paysanne d'Auvergne réussit àguérir certains cancers par une tisane dontelle ne veut pas révéler le secret (J.O.).

 — C'était dans France-Dimanche lasemaine dernière (J.O.).

 — Mais non, il n’est pas plus mauvais queles autres... (J.E.).

OPPOSANT

 — Où as-tu lu ça?

 — Ce journal est un véritable torchon!(J.E.).

PROPOSANT

 — Le revenu des agriculteurs européens a baissé en 1979 (J.O.).

 — C'est le service économique du Mondequi l'affirme (J.O.).

OPPOSANT

 — Allons donc! Les paysans se plaignenttoujours...

 — Ah ! dans ce cas... Il faut convenir 

qu'ils ont toujours des dossiers très biendocumentés.

Un glissement s'est opéré d'une situation de controverse à propos d'observations vers unesituation de controverse à propos d'évaluations. La fermeté de l'adhésion aux jugementsd'observateur est ainsi intimement liée à un ensemble de jugements d'évaluateurs concernant lasource d'information.

Ce mouvement pose le problème des critères de confiance qui justifient le crédit que nousaccordons à une « autorité ». La crédibilité est le pouvoir que nous accordons à une personne,à un groupe ou à une institution d'énoncer des vérités dans des domaines que nous déterminons.

On pourrait espérer que la crédibilité dont quelqu'un se trouve investi dépende principalement

de ses compétences. Il est également réconfortant de croire que la compétence peut à son tour faire l'objet de jugements d'observateur. Malheureusement, il n'en est rien. En effet, seul un juryde personnes compétentes pourrait décider du type d'observations nécessaires pour proclamer la compétence de quelqu'un.

C'est pourquoi la compétence est attribuée par un ensemble de procédures sociales qui permettent à quelques-uns d'en porter les insignes : le diplôme obtenu, le fait d'apparaître à latélévision ou d'être interviewé dans un journal parlé, le fait d'être imprimé par tel éditeur ou tellerevue, etc. Seuls les insignes de la compétence sont observables, jamais la compétence elle-même. Celle-ci est toujours plus ou moins généralisée à des domaines où elle n'a pas été miseà l'épreuve. Lorsqu'elle se trouve contestée, il est donc inévitable d'entrer dans un débat sur lesJ.E.

Outre l'observation directe et l'appel à une « autorité », un jugement d'observateur peut encore

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être fondé par un appel à certaines lois scientifiques et par un calcul. Ainsi dans l'exemplesuivant :

PROPOSANT

 — Il y a eu une éclipse de soleil au-dessusdu Zaïre en 1338, le 16 janvier (J.O.).

 — D'après les positions actuelles descorps célestes et grâce aux lois de Kepler et

 Newton, on peut calculer que ce jour-là lalune masquait le soleil pour un observateur se trouvant au Zaïre.

OPPOSANT

 — Qu'est-ce qui te fait croire ça ?

Dans cet exemple, le proposant fait appel à : a) un ensemble de jugements d'observateur 

descriptifs de l'état présent du monde, b) un ensemble de lois scientifiques, c) un ensemble decalculs. L'observation directe du phénomène qu'il décrit n'est pas possible (et il en irait de même

 pour un événement futur).Malgré cela, l'intention dialogique équivaut à celle d'un observateur dans la mesure où les lois

scientifiques évoquées sont les produits d'une multitude d'observations dont elles dépendentdirectement.

Quant aux calculs, ils ne sont que l'exécution du programme tracé par ces lois, écrites dans unlangage mathématique plus performant que la langue naturelle. En les effectuant, le proposantexerce une activité de compilateur et n'introduit aucune information nouvelle. Certes, pour unkantien, les propositions à la base ou au fondement des mathématiques sont synthétiques (Erweiterungsurteile ). En revanche, les calculs ne sont qu'une application à la réalité de ce qui,déjà, a été établi. Le proposant évolue donc dans le domaine des jugements analytiques(Erläuterungsurteile) de la philosophie kantienne (Kant, 1969, p. 110).

Il en résulte que l'opposant à ce type de jugement d'observateur potentiel dispose d'un éventailde stratégies important. Il peut contester les observations actuelles, ou les lois scientifiques oula démarche de compilation conduisant au résultat.

Trois formes d'action dialogique sont par conséquent envisageables pour fonder un jugementd'observateur :

 — procéder à une observation directe et contradictoire, — faire appel à une autorité garantissant la réalité des données,

 — présenter un ensemble cohérent d'autres jugements d'observateur, de lois scientifiques et decalculs.

2. LE FONDEMENT DES JUGEMENTS D'ÉVALUATEUR 

C'est une autre affaire, assurément, de justifier un jugement d'évaluateur.Les exemples communs témoignent de la forme que prendront les objections :

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PROPOSANT

 — C'est une bonne voiture!

 — Les verts ont obtenu un très mauvais

score. — Mais comme ce garçon est intelligent !

OPPOSANT

 — Mais qu'est-ce que cela veut dire, selontoi, une bonne voiture ?

 — A partir de quand parlez-vous d'un

mauvais score ? — Qu'appelez-vous l'intelligence ?

L'opposant pose, dans chaque cas, une question qui exige la définition d'un critère. A défautd'une réponse satisfaisante, il laisse entendre qu'il n'y a pas d'accord possible. L'argument portantsur un jugement d'évaluateur exige d'emblée une terminologie commune.Les interlocuteurs s'aperçoivent que les mots qu'ils manipulaient ne sont pas encore des termes.J'emploierai le mot « terme » dans le sens d'une expression qui a subi une spécification explicitede ses usages, qui se trouve gouvernée par un programme d'emploi accepté de part et d'autre. Dès

maintenant, le mot « terme » devrait être devenu un terme d'un dialogue possible entre vous quime lisez et moi qui écris ces lignes.A l'instant où l'exigence d'un critère est formulée, les interlocuteurs entrent dans un processusdéfinitionnel plus ou moins délicat. Comparons :

DIALOGUE A

 proposant : C'est un très beau tableau!

DIALOGUE B

PROPOSANT : C'est un ordinateur très puissant!

L'opposant qui se risquerait à demander au protagoniste du dialogue A de formuler les critèreslui permettant de définir la beauté d'un tableau s'expose à s'entendre répondre quelque chosecomme : « La beauté dans un tableau, mon cher, c'est l'inhérence de la créativité interne du traitenlacé dans une subtile combinatoire dialectique au jaillissement fragrance des couleurs quis'épuisent en une lutte inexorable au cœur de laquelle l'artiste peut renaître », etc.L'opposant qui ne désire pas se rendre odieux aux yeux du proposant a toujours la ressource deconsidérer les formules hexagonales comme des transactions au niveau social (Berne, 1972, p.19), des parties intégrantes d'un passe-temps. L'option n'est plus, comme le suggère la lettre dudiscours, de recevoir ou de rejeter l'information définitionnelle mais d'accepter ou de refuser la

 poursuite du passe-temps. Le proposant ne s'attend pas à être compris : il veut être reconnu. Encontinuant le passe-temps, on lui donne satisfaction, et cela quel que soit le contenu manifestede la réplique. Par exemple «J'avais remarqué comme vous que l'affrontement des couleurs a

quelque chose de presque insupportable, mais », etc.Dans le contexte de la galerie de peinture ou du salon de philosophes, il serait parfaitementinconvenant de demander un code qui permettrait une traduction-interprétation des critères. Lesinitiés ont appris qu'il ne faut jamais rompre le charme. Les paroles traduisent précisément unsecret. L'énonciation témoigne que le locuteur est initié.On se tromperait complètement en assimilant le discours hexagonal à un discours sur quelqueobjet. C'est avant tout une possibilité sociale qu'a un locuteur de parler de lui-même, de sacapacité de discourir sur des matières qui contraignent le commun des mortels au silence. Quirefuse le jeu n'est pas un simple opposant : c'est un ennemi.Dans le cadre du dialogue B, la requête de critère (« Qu'est-ce que tu appelles "très puissant"?») sera exaucée dans un langage quantifié. Le proposant pourrait répondre : « La moyenne des

ordinateurs domestiques actuellement sur le marché possède une mémoire vive de 32K et 16K 

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9  Nous laisserons de côté pour le moment les cas où les interlocuteurs reconnaissentla nécessité de prendre en compte simultanément plusieurs critères d'évaluation et, partant,d'établir une hiérarchie pondérée qui fait forcément appel à un méta-critère, à un critère de

hiérarchie entre les critères (cf. III, 3).

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de mémoire morte. Les systèmes informatiques sont utilisables dans un bureau s'ils disposentd'au moins 48K de RAM. Pour moi, un ordinateur personnel est très puissant à partir de 128K de RAM. »Encore une fois, l'opposant est confronté à un jargon qui peut lui donner un sentimentd'infériorité, voire de culpabilité, s'il ne le comprend pas. Mais le sens de la transaction ne

s'épuise plus, cette fois, dans le jeu de la reconnaissance réciproque. Si on le lui demande, le proposant fournira le code permettant la traduction-interprétation de son critère.A ce moment, ou bien l'opposant admet le critère proposé et le dialogue s'inscrit à nouveau

dans la routine des jugements d'observateur, ou bien il rejette le premier critère et en propose unautre : « Moi, je dirais qu'une machine est très puissante à partir de 256K., car, rien que pour lagestion du stock et la comptabilité d'une PME, on a largement besoin de cela... »

Apparemment, le jugement du proposant dans le dialogue B est moins subjectif que celui dudialogue A. Il n'en est rien! L'accord ou le désaccord dépend dans les deux cas d'une décisiondes interlocuteurs à propos du langage qu'ils adopteront dans la suite de leur argument.

La différence entre A et B ne tient pas à la nature de l'adhésion (subjective) mais à la procédurequi permet de vérifier que le critère est (ou n'est pas) compris. Dans le deuxième cas, si le choixdu critère (128K ou plus) reste subjectif, l'interprétation n'est pas équivoque et cela nous

rapproche de l'objectivité. Même s'il n'est pas d'accord avec le proposant, l'opposant, cette fois,a très bien compris ce que signifie son assertion. Un glissement du débat vers les jugementsd'observateur est donc l'aboutissement « naturel » de l'échange dialogique.

Je signale qu'il existe une autre possibilité de déplacement du dialogue, cette fois vers laroutine du débat de prescripteur. Toutes les fois que l'un des interlocuteurs dira, sous une formeou sous une autre : « II faut choisir mon critère! », il énoncera un jugement de prescripteur etaiguillera par conséquent le dialogue vers une logique du fondement différente de celle des

 jugements d'évaluateur.

Résumons. Trois possibilités existent lorsqu'un des interlocuteurs avance un jugementd'évaluateur :1. Ils disposent de définitions non-équivoques des critères possibles et ils tombent d'accordconventionnellement sur l'adoption de l'un d'eux9.La routine caractéristique des jugements d'évaluateur est terminée et le dialogue évolue ànouveau dans la logique des jugements d'observateur.

PROPOSANT

 — Cet enfant est débile(J.E.).

 — C'est l'appellation conventionnelle desindividus qui obtiennent 50 à 70 à ce test(Définition d'un critère).

 — 55 très exactement(J.O.)

OPPOSANT

 — Qu'est-ce que vous appelez débile ?

 — Combien votre patient a-t-il obtenu ?

2. Les interlocuteurs disposent de définitions non-équivoques des critères mais ils ne réalisent pas d'accord conventionnel sur l'un d'eux. La rupture est alors possible mais l'un des interlo-

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cuteurs peut tenter de prescrire à l'autre l'adoption d'un critère privilégié. Dans ce cas, on évoluevers la logique du fondement des jugements de prescripteur.

PROPOSANT — Les centrales nucléaires sont peu sûres(J.E.).

 — Soyez sérieux ! Lorsque l'Humanité toutentière est en jeu, il faut adopter des critèresde sécurité bien plus draconiens que pour unvoyage en automobile (J.P.).

OPPOSANT — Mais non ! Vous courrez plus de risquesen prenant votre voiture pour descendre sur la côte qu'en vivant un an à proximité d'unecentrale...

3. Les interlocuteurs ne disposent pas de définition non équivoque du ou des critères impliqués

dans le dialogue. Chacun reste alors campé au niveau d'une subjectivité totale, tentant en vainde faire participer l'autre à un jeu dont il n'admet pas les règles. La situation conflictuelle estinsoluble et la tension qui en résulte incitera peut-être les interlocuteurs à prononcer des

 jugements d'évaluateur qui porteront, non plus sur l'objet du débat, mais sur leur partenaire dedialogue.

PROPOSANT

 — Les vins français sont les seuls véritablesgrands vins.

 — Tu n'as jamais été capable de faire la

différence entre la piquette et le Mouton-Ca-det ! (J.E. sur la personne de l'interlocuteur).

OPPOSANT

 — Il existe de grands vins italiens, et degrands vins allemands...

A ce point, il devient difficile de parler encore de dialogue rationnel. L'analyse de ce fragmentn'est pas possible hors d'un contexte psychologique qui produit les conditions favorables à unaffrontement. Arrêtons-nous à la première proposition du proposant : « Les vins français sontles seuls véritables grands vins. » Ce jugement d'évaluateur est peut-être beaucoup plus chargéd'agressivité qu'il n'y paraît. Les facteurs qui conditionnent cette charge affective sont trèsnombreux.L'histoire immédiate du dialogue est importante. L'opposant vient peut-être de manifester sonindignation devant les mesures protectionnistes prises par le gouvernement français afin de

réduire l'importation de vins italiens. Le statut social des interlocuteurs peut également compter :si l'opposant est un œnologue professionnel spécialisé dans les chianti, l'affirmation de son« collègue » est déjà délibérément offensante. D'un seul et même mouvement, le proposantévalue les vins français et dévalue la compétence de celui qui l'écoute dans un domaine d'intérêtvital.Le procédé est si courant que nous supportons très mal d'entendre critiquer des objets que nousavons choisis. La plupart des gens interprètent comme une sorte d'insulte les proposdésobligeants que l'on tiendrait sur la marque de leur automobile. Sans transition, ils bondissentà la conclusion d'un raisonnement qui a la forme : « Les 4L sont des bagnoles infectes; ceux quiont acheté une 4L sont incapables d'un choix intelligent; vous avez acheté une 4L et vous êtesdépourvu d'intelligence. » L'évaluation des choses devient un prétexte pour l'évaluation des

 personnes.

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10 Suivant que les partenaires d'une conversation argumentent l'un contre l'autre ou

l'un avec l'autre, la logique appropriée est éristique ou dialectique.

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C'est dire encore une fois qu'un énoncé ne véhicule pas seulement un contenu explicite mais qu'ilemporte avec lui un univers de significations « latérales ». Il n'est pleinement signifiant quelorsqu'il est pris par un interlocuteur. Il ne lui suffit donc pas d'être « reçu » passivement. Bienentendu, il faut inclure dans cet uptake (Austin) tout ce qu'un interlocuteur croit que l'autre saitde lui. Si je crois que mon ami croit que j'ai une Volvo, alors qu'en réalité j'ai acheté une 4L, et

que je l'entends me dire que les 4L sont des bagnoles infectes, je n'accorderai pas à son énoncéla signification d'un jugement d'évaluateur concernant ma personne.Ce terrain des arguments ad hominem (dirigés vers l'homme qui argumente plutôt que vers lachose à propos de laquelle on dialogue) est évidemment propice à la surenchère dévastatrice.Lorenzen (1978, p. 8) rappelait récemment la distinction platonicienne entre l’éristique et ladialectique10.L'éristique transforme les dialogues en terrains de lutte où chacun essaie de faire mordre la

 poussière à l'autre dans le but de recevoir les applaudissements du public. La relation dialectiquecommande au contraire une attitude d'ouverture positive, une empathie sans réserve. La pratiqued'un dialogue rationnel n'est possible que si elle s'accompagne d'une éthique du dialogue, c'est-à-dire d'un accord sur les prescriptions que les interlocuteurs s'engagent à respecter. La dialogiqueintentionnelle peut en faire le constat mais elle ne peut en garantir l'application.

3. LE FONDEMENT DES JUGEMENTS DE PRESCRIPTEUR 

PROPOSANT

 — Il faut fermer la fenêtre!(J.P.).

 — Parce qu'il commence à faire froid(J.E.).ou— Parce que le gosse a éternué(J.O.).

OPPOSANT

 — Et pourquoi donc ?

En première analyse, les jugements de prescripteur s'appuient soit sur un jugementd'évaluateur, soit sur un jugement d'observateur. De prime abord, ils ne demandent rien d'autre

 pour être justifiés qu'une routine d'évaluateur ou une routine d'observateur. Et effectivement,dans l'exemple précédent, le proposant a la possibilité d'engager une discussion de critère (« Jene trouve pas qu'il fasse froid... Pour moi, il fait même très doux! ») ou un débat d'observateurs(« Ce n'est pas le gosse qui a éternué, c'est le chien »).

Supposons cependant que le proposant admette qu'il commence à faire froid ou que le gossea réellement éternué. Est-il pour autant contraint d'accepter la conclusion du proposant, à savoir 

qu'il faut fermer la fenêtre? Pas du tout. Il est en droit d'insister, de demander au proposantd'établir plus complètement le lien qui relie la prémisse de son raisonnement (le jugementd'évaluateur ou le jugement d'observateur) à la conclusion (le jugement de prescripteur).

Le dialogue pourrait se dérouler de la manière suivante :

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PROPOSANT

 — On risque d'attraper la grippe (J.O.); ilfaut prendre quelques précautions! (J.P.)

OPPOSANT

 — Est-ce une raison de fermer la fenêtre ?

Lorsque le proposant est contraint de faire apparaître la batterie complète de ses justifications,on y retrouve un jugement de prescripteur. S'il n'était pas formulé dans le dialogue primordial,c'est uniquement parce que le locuteur estimait qu'il « allait sans dire », qu'il s'imposait avec uneévidence telle qu'il était inutile de l'exposer à une argumentation.Dans la seconde possibilité (« parce que le gosse a éternué »), il est sous-entendu qu' « il faut

 protéger les enfants contre les refroidissements » (J.P.) et, si l'opposant met en question cetteévidence, il risque de provoquer l'indignation du proposant :

PROPOSANT

 — Il faut fermer la fenêtre parce que le

gosse a éternué.

 — Comment!? Est-ce que tu insinues que lasanté de cet enfant t'est indifférente?

OPPOSANT

 — Je lui ai dit cent fois de ne pas jouer sousla fenêtre! Laisse-le donc attraper un bonrhume! (Injonction) Ça l'endurcira et ilapprendra à obéir!

L'opposant, cette fois-ci, fait appel à la valeur supérieure d'une éducation Spartiate pour rejeter la prémisse implicite suivant laquelle il faut dans tous les cas protéger la santé des enfants.Les analyses de la logique modale confirment complètement l'intuition empirique : un jugementde prescripteur ne peut jamais être fondé uniquement sur un ensemble homogène de jugements

d'évaluateur et de jugements d'observateur. Kutschera (1973, p. 66-72) en donne unedémonstration rigoureuse à l'intérieur d'un système formel et il conclut :« A partir d'énoncés sans normes (normfreie Sätze) on ne peut déduire aucun énoncé normatif significatif (keine normaliv relevanten Sätze). (...) La tentative d'extraire des normes à partir defaits non-normatifs se trouve à la base de chaque justification naturaliste d'un système de normes.En partant d'Aristote qui tentait de tirer des normes politiques et éthiques à partir de la nature del'homme et de la société, la chaîne de ces tentatives passe par le rationalisme, dans la traditionduquel se trouve aussi la Critique de la raison pratique de Kant et se prolonge aujourd'hui. Al'examen, toutes ces tentatives de fondement se révèlent erronées, car les énoncés de fait sur lesquels elles s'appuient recèlent toujours implicitement un sens normatif. »Le normatif ne peut donc se trouver au terme d'une argumentation s'il n'y a pas été introduit audépart. Malgré cela, beaucoup de gens croient que certaines prescriptions peuvent être fondées

logiquement sur un ensemble de jugements contenant exclusivement des constatations. Celatraduit seulement l'espoir — conforme au double dogme de la descriptivité des jugements et du

 primat des « faits » observables — que quelques normes au moins soient irréfutables etobjectivement établies. Si l'adhésion à un système de valeurs communes reposait seulement sur des constatations, la possibilité que notre interlocuteur ne partage pas l'une ou l'autre de nosoptions fondamentales ne serait même pas envisageable.On ne peut par ailleurs se dispenser de donner son adhésion à quelques normes sans lesquellesnous serions condamnés à la solitude et au silence. Le dialogue lui-même est en effet régi par unensemble minimum de prescriptions communes, de commandements ou d'interdits qu'il convientde respecter sous peine de compromettre la conversation. Grice (cité par Récanati, 1981, p. 143-146) énonce des « principes conversationnels » tels que :

 — « Soyez véraces. »

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 — « Soyez aisément compréhensibles. »Selon Alexy (1978, p. 36), les prescriptions suivantes figurent nécessairement parmi les

 principes conversationnels :« Aucun locuteur n'a le droit de se contredire.

 — Un locuteur ne doit affirmer que ce qu'il pense.

 — Un locuteur qui applique un prédicat F à un objet A doit être prêt à appliquer F à tout autreobjet équivalent à A sous tous les rapports considérés. — Plusieurs locuteurs ne peuvent employer la même expression avec des significationsdifférentes. »Celui qui est soucieux de ne pas s'exclure du dialogue acquiescera donc à un ensemble de

 prescriptions. S'il veut rester membre à part entière d'un groupe social, il doit de même accepter certaines normes fondamentales. Enfin, s'il désire une révision des structures normatives de songroupe, il est obligé de commencer par s'attaquer à des jugements de prescripteur « périphériques» dont la remise en cause ne risque pas d'ébranler la cohésion et l'existence même de ce groupe.Plus un jugement est concret et particulier, plus il est périphérique et plus il est exposé à uneargumentation. Un jugement de prescripteur de norme particulière peut en effet toujours êtrefondé par plusieurs jugements de prescripteur de norme universelle, ou si l'on préfère par des

valeurs morales différentes. Morel (1975, p. 208) propose le schéma suivant de la figure 2.

Figure 2

Une norme concrète :Un professeur ne doit pas favoriser un élève(J. P.)

est fondée par différentes valeurs

Égalité Justice Respect Utilité

Chacune des flèches du schéma indique une relation de fondement à fondé et il est facile de latransformer en situation dialogique.

Inversement, un seul jugement de prescripteur de norme universelle peut servir à fonder unemultiplicité de normes particulières. Morel propose le schéma inverse (figure 3).Figure 3

L'ÉGALITÉ se concrétise :

Dans un coupleL'homme ne doit pas

 bénéficier d'un privilège.

Entre frères et sœursII ne faut pas attribuer àl'aîné une plus grande partde l'héritage.

Entre professeur et élèvesII ne faut pasle mépriser sous prétextequ'il n'est qu'un élève.

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En résumé, celui qui veut défendre un jugement de prescripteur ne peut se passer d'un autre jugement de prescripteur plus universel. Dans l'éventualité d'un désaccord sur les valeurs — sur les jugements de prescripteur de norme universelle —, les interlocuteurs ont la ressource de faireappel à d'autres valeurs fondatrices.

4. LA TYPOLOGIE DES DIALOGUES

En s'engageant à dialoguer, on témoigne de l'intention d'obtenir un accord, même partiel. Si cettevolonté est absente, la relation dialectique s'épuise dans le jeu-spectacle du dialogue éristique.Les réalisateurs de télévision nous y ont habitués en mettant en scène d'innombrables débats

 politiques et sociaux où les participants, loin de chercher un terrain d'entente, viennent clamer que les désaccords sont irréductibles, que les compromis sont des compromissions et lesconcessions des trahisons. Ils ressemblent à cet enfant convié par son institutrice à dialoguer à

 propos des avantages d'un voyage scolaire, qui triomphait en proclamant : « II a dit "d'accord",donc j'ai gagné ! » « Moi, j'ai dit "d'accord" ? » répliquait l'autre, « Je ne peux pas le croire... ».Dès l'instant où on peut parler d'un gagnant et d'un perdant, on ne peut plus parler de relation

dialectique. L'affrontement éristique est justifié seulement par le regard du spectateur qui, témoinextérieur du dialogue, obligatoirement passif, n'a pris aucun engagement à maintenir une opinion.Ainsi, les débats publics réalisent cette absurdité que seules peuvent changer d'avis les personnesqui n'ont pas le droit de prendre la parole.Mais laissons l'éristique et attachons-nous à la dialectique. S'il exige une volonté d'accord, ledialogue demande aussi la possibilité d'un désaccord, une négativité interne qui permet de faireévoluer les attitudes.Bien que nous aimions tous nous entendre dire ce que nous aurions pu dire nous-mêmes, quenous ne soyons jamais rassasiés des messages qui nous répètent nos propres opinions, que nouschoisissions de lire les journaux et d'écouter les politiciens qui sont de notre avis, nous devonsreconnaître que quelqu'un qui admet et concède tout n'est pas un interlocuteur intéressant dansune optique dialogique.Je vais proposer une typologie des dialogues qui s'appuie sur les différentes catégories d'accordset de désaccords possibles. Elle permettra d'identifier les fragments de dialogue de la viequotidienne (les « routines « de la dialogique) et donc d'en préciser la logique interne.La combinaison des trois types de jugements avec la dimension de l'accord ou du désaccordengendre les huit catégories théoriques suivantes :

A (J.O.)A (J.O.)A (J.O.)A (J.O.)D (J.O.)

D (J.O.)A (J.O.)D (J.O.)

A (J.E.)A (J.E.)D (J.E.)D (J.E.)A (J.E.)

A (J.E.)D (J.E.)D (J.E.)

A (J.P.)D (J.P.)A (J.P.)D (J.P.)A (J.P.)

D (J.P.)A (J.P.)D (J.P.)

(1)(2)(3)(4)(5)

(6)(7)(8)

(II faut lire « A (J.O.) » : Accord existant sur un ensemble défini de jugements d'observateur.« D (J.O.) » : Désaccord portant sur un ensemble défini de jugements d'observateur.)

Les lignes du tableau définissent les huit routines fondamentales de la dialogique intentionnellesuivant lesquelles un segment de dialogue évolue.Il est commode, dans le cadre ainsi tracé, d'isoler quatre catégories principales et de les nommer.Pour cela, je mets entre parenthèses les problèmes de définition des critères faisant l'objet de

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débats d'évaluateur. Les quatre catégories typiques idéales qui subsistent après cettesimplification peuvent ensuite être hiérarchisées sur une échelle indiquant la gravité desdésaccords.

TYPE I : DIALOGUE DE STRATÈGES

(1) & (3)Accord sur un ensemble défini d'observations et sur un ensemble défini de normes.

TYPE II : DIALOGUE D'EXPERTS(5)&(7)

Désaccord sur un ensemble défini d'observations et accord sur un ensemble défini de normes.

TYPE III : DIALOGUE D'IDÉOLOGUES(2) & (4)

Accord sur un ensemble défini d'observations et désaccord sur un ensemble défini de normes.

TYPE IV : DIALOGUE DE SOURDS

(6) & (8)Désaccord sur un ensemble défini d'observations et désaccord sur un ensemble défini de normes.Il suffit, pour retrouver les huit routines possibles, d'affecter un indice « a » ou « b » aux quatrecatégories qui viennent d'être décrites. Un dialogue de type IIIb serait un dialogue d'idéologuesau sein duquel subsistent quelques désaccords sur des définitions. Le type lIa représentera unargument d'experts ayant accepté de se mettre d'accord sur les critères.Illustrons successivement les routines principales.

A. Le dialogue de stratèges (type I) pourrait être pratiqué par deux chirurgiens au moment d'uneintervention. Ils seront parfaitement d'accord sur un ensemble de normes morales (« II fautsacrifier la soirée de bridge si l'opération se prolonge ») et ils ne contesteront pas non plus lesdonnées observables (« Le cancer a atteint tel et tel organe »). Ils s'interrogeront alors sur l'efficacité, la cohérence ou l'utilité des actes qu'ils veulent conformes aux normes partagées. Ledialogue s'engagera autour des moyens ou des nécessités par rapport à l'action (« A mon avis,faut réaliser l'ablation de la rate »).Remarquons que, dans le dialogue de stratèges, les jugements qui s'énoncent à l'aide desexpressions « II faut... », « On doit... », etc., n'ont aucune teneur morale : nous parlerons de

 jugements de prescripteur de moyens. Deux stratèges peuvent avoir rigoureusement la mêmemorale et diverger radicalement à leur propos. La différence entre ces jugements de prescripteur de moyens et les jugements de prescripteur de normes morales est complètement établie par lefait que les premiers peuvent être confirmés ou infirmés par l'expérience, ce qui n'est pas le casdes seconds.Ainsi, il se pourrait que l'évolution de l'état du patient montre qu'il ne fallait pas effectuer 

l'ablation de la rate et, dans cette éventualité, l'opinion d'un stratège se trouve falsifiée, même sison acte était moralement irréprochable.B. Voici une situation qui illustre un dialogue d'experts (type II) : deux physiciens débattent dela structure d'un terrain d'alunissage. L'un est convaincu que la surface révélée par les clichés estassez résistante pour accueillir l'engin spatial tandis que l'autre estime qu'elle est trop friable.Un ensemble défini de J.O. constitue les points de conflits du dialogue. Dans le type lIa, aucun

 problème de langage ne se pose. Les choses sont un peu plus délicates dans le type IIb, où lesexperts doivent s'entendre sur des critères communs. A l'occasion d'un procès par exemple, le

 psychiatre de la partie civile et le psychiatre de la défense auront souvent des critères différents pour établir le niveau de responsabilité d'un prévenu.Les dialogues d'experts comme les dialogues de stratèges ont toutes les chances de se dérouler dans la sérénité, à condition toutefois que les interlocuteurs évitent soigneusement de formuler 

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11Dans le langage de la dialogique intentionnelle, les termes « idéologue », « idéologie », n'ont aucuneconnotation péjorative. On se souvient que le mot « idéologie » a été forgé par A. Destutt de Tracy (1754-1836) pour désigner la « Sciences des Idées ». Les « idéologues » libéraux n'eurent pas l'heur de plaire au dictateur corse, qui vit dans leurs principes démocratiques un danger. Napoléon les diffama comme Platon l'avait fait dessophistes vingt-trois siècles plus tôt et cela suffit pour qu'aujourd'hui encore le mot « idéologue » soit chargé desuspicion.Encore conviendra-t-il que l'analyste ait le souci constant de rendre justice aux thèses qu'il ne partage pas. En cesens, la dialogique intentionnelle n'est pas absolument neutre par rapport aux valeurs. Sa pratique est une forme

d'engagement en faveur d'une certaine conception de la tolérance et de la démocratie.

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des jugements d'évaluateur sur les personnes et qu'ils se gardent de considérer un simpledésaccord sur un jugement d'observateur comme une attaque personnelle ou comme une insulteà la valeur de leurs travaux.C. Voici un fragment qui illustre le dialogue d'idéologues

PROPOSANT — Si on rétablissait un service militaire devingt-quatre mois, on réduirait le chômagedes jeunes de plus de moitié!(J.O.).

 — Tu ne veux tout de même pas remettre la jeunesse de ce pays aux mains des militairessous prétexte de réduire le chômage?

OPPOSANT

 — Et pourquoi pas? L'Armée est capable dedonner une excellente formation aux jeunes(J.E.).

 — Même si c'était vrai, à mon avis, il nefaut pas encourager l'Armée (J.P.) et surtout

 pas transformer les jeunes qui sont victimesde notre système économique en soldats!

Pour l'opposant, l'armée est une anti-valeur devant être combattue. Cependant il ne conteste pasle fait que l'enrôlement obligatoire des jeunes dans un service militaire long réduirait le chômage,au moins provisoirement. Il se place donc dans la logique d'un dialogue d'idéologues et provoqueun débat sur l'opportunité d'encourager l'armée en lui attribuant de nouvelles tâches.Un dialogue de ce type est bien moins serein que les précédents et il a très peu de chances dedéboucher à court terme sur un accord. Pour faire admettre au proposant que l'armée est une anti-valeur, l'opposant devrait s'en prendre à toute une constellation d'autres valeurs (la Force,l'Autorité, la Discipline, l'Ordre, la Patrie) que le proposant est prêt à défendre pour garantir sonéquilibre personnel. Au fond, l'opposant ne lui demanderait rien de moins qu'une restructurationglobale de sa personnalité qui s'accompagnerait forcément du vertige de l'insécurité.Les réactions agressives seront donc très fréquentes. Une transaction possible dans notre

exemple serait : « Ne viens pas encore me rebattre les oreilles avec tes conneries gauchistes! »A ce point, la relation dialogique est stérilisée.Plus habilement, l'opposant aurait pu chercher un terrain de valeurs communes. Il aurait pu dire: «Je suppose que tu admets avec moi qu'il convient de protéger les jeunes des familles modestesqui ont eu le courage de faire des études et qui seraient contraints à passer deux années de plussans revenus... » Les interlocuteurs auraient alors une chance de partager certaines valeurs (leCourage, le Droit des familles modestes à l'ascension sociale) et, partant, de trouver une plate-forme commune au niveau de quelque jugement de prescripteur 11.

D. Le dialogue de sourds est la structure privilégiée des échanges éristiques chers aux politicienslorsqu'ils sont invités à parler devant les caméras de télévision.

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PROPOSANT

 — Les loyers des habitations sociales ontaugmenté cette année de 25 %.

 — Allons donc!... Dites plutôt que vousrefusez de voir la vérité en face et que vousvous moquez bien des plus démunis. Vouset vos semblables, vous ne pensez qu'au

 profit des entreprises.

OPPOSANT

 — Ne dites pas de bêtises. Vos statistiquessont systématiquement tronquées à des fins

électorales.

 — Il n'est pas dégradant pour unentrepreneur de réaliser un profit et je nevois pas en quoi cela concerne les habi-tations sociales!

La présence ou l'absence de spectateur est déterminante pour l'évolution du dialogue. En public,il n'est pas possible de sortir d'une routine de sourds où l'on s'est laissé piéger. On trouve là lesens et la valeur des conversations privées de la diplomatie ou du secret des loges maçonniques.

L'outil conceptuel que je viens de décrire est utilisable à l'analyse des articles argumentatifs ou polémiques de toute nature, des messages publicitaires, des communiqués de propagande. Pour mettre en forme dialogique un texte, il faudra reconstituer un débat potentiel entre l'auteur et lelecteur ou l'auteur et ses adversaires.