La Grande Guerre cent ans après…historiographie et mémoire
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Évoquant la grande Guerre, François Furet écrivait ces phrases en 1995 :
« Un adolescent d’aujourd’hui en Occident ne peut même plus concevoir les
passions nationales qui portèrent les peuples européens à s’entre-tuer pendant
quatre ans. […] Ni les souffrances subies ni les sentiments qui les rendirent
acceptables ne lui sont compréhensibles ; ni ce qu’ils eurent de noble ni ce
qu’ils comportèrent de passif ne parlent à son cœur ou son esprit comme un
souvenir même transmis…La première guerre du XXe siècle […] reste un des
événements les plus énigmatiques de l’histoire moderne1. »
Qu’en est-il vingt années plus tard, au moment des commémorations
du centenaire des débuts du conf lit ? On continue à s’interroger. Les
contemporains, soldats et civils, ont-ils consenti ? Ont-ils subi ? Ou les deux
peut-être, à des moments différents ? Que signifie mourir pour la patrie au
XXIe siècle ? Déprise contemporaine de la guerre pour nous qui avons le
bonheur de vivre dans un monde en paix depuis près de 70 ans. « Le décalage
est considérable entre le sens dont les hommes et les femmes du début du
1 FURETFrançois,LePasséd’uneillusion,Paris,Laffont/Calman-Lévy,1995,p.36.
Ah Dieu ! que la guerre est jolie
Apollinaire
La Grande Guerre cent ans après…historiographie
et mémoire
Christine Robein-Sato
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siècle ont investi la guerre et son absence de signification qui nous frappe
aujourd’hui jusqu’à l’absurde2. » Peut-on encore comprendre la grandeur du
sacrifice consenti, accepter la cruauté de la guerre, les drames et les deuils
familiaux qu’elle a provoqués ? Comment les Européens ont-ils pu trouver un
sens à ce deuil de masse, à cette « déchirante expérience de la perte »3 ?
Même si son intérêt a fluctué et si un temps « la Seconde Guerre mondiale
a relégué la Première dans une marginalité relative, […] à aucun moment l’on
n’a pu avoir le sentiment que l’histoire de la guerre était achevée4 ». Un siècle
après, la Grande Guerre demeure toujours aussi énigmatique, tout en suscitant
un regain d’intérêt, de fascination ainsi que le réveil de la production littéraire,
cinématographique et documentaire. Les commémorations du centenaire des
débuts du conflit en cette année 2014 ne font que les stimuler et en augmenter
le nombre.
Quant à son historiographie, riche et sans cesse renouvellée et surtout
controversée, elle n’est plus, depuis plusieurs années déjà, uniquement celle
des faits militaires, politiques et diplomatiques, elle diversifie ses thématiques,
aborde davantage la société, la culture, les arts mais aussi la mémoire et le
deuil5. Elle est aussi une « histoire d’en bas ». Sous l’influence de la microstoria
2 AUDOIN-ROUZEAUStéphane,BECKERAnnette,14-18, retrouver laguerre ,Paris,Gallimard,2000,p.110.
3 WINTERJay,Entredeuil etmémoire.LaGrandeGuerredans l’histoire culturellede l’Europe,Paris,ArmandColin,2008,p.246 (l’œuvreoriginaleSitesofMemory,SitesofMourning .TheGreatWar inEuropeanCulturalHistory ,Cambridge,CambridgeUniversityPress,1995).
4 PROSTAntoine,WINTERJay,Penser laGrandeGuerre.Unessaid’historiographie ,Paris,Seuil,2004,p.9.
5 L’ouvragedeJayWinter,déjàcité,Entredeuiletmémoire.LaGrandeGuerredansl’histoireculturellede l’Europe ,écriten1995 (traduiten françaisen2008)estunbonexempledecettehistoriographie.Dès ledébutdeson livre, l’historienanglaisaborde laproblématiquedudeuiletdesesdiversespratiquessociales.
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ou de l’Alltagsgeschichte 6, on s’intéresse aux cas particuliers, aux témoignages
des « poilus », de leur vie, leurs souffrances dans les tranchées, des blessés,
des mutilés et des « Gueules cassées ». On se souvient et on réhabilite7 ceux
qui se sont mutinés et ceux que l’on a fusillés pour l’exemple8. On parle de la
souffrance intime et singulière, du « travail de deuil » des proches.
1.L’historiographie de la Grande Guerre et le concept de « culture de
guerre »
1-1 Les trois configurations de l’historiographie de la Grande Guerre
L’historiographie de la Grande Guerre est marquée par plusieurs phases ou
trois « configurations » repérées par Antoine Prost et Jay Winter9.
La première configuration est avant tout politique, militaire et diplomatique.
L’ouvrage de Pierre Renouvin La Crise européenne et la Grande Guerre (1914-
1918)10 serait la première synthèse de ce genre. La guerre est « vue d’en haut »,
c’est celle des hommes politiques, des généraux, et des diplomates. Les
combattants (les « poilus ») aussi bien que les civils sont absents.
6 Pourleshistoriens italiensde lamicrostoria , couranthistoriographiquedesannées1970-1980, l’historienessaied’entrerdans l’universdes individus. Il lespeint, évoqueuneatmosphère,dessentiments. Ils’agitd’unenarration, l’historienaccordeunegrandeimportanceàl’écrituredel’histoire.Ilparledesafaçond’analyseretproposeaulecteurdespointsdevuepossiblessurunmondeappartenantaupassé.DanslesmêmesannéessedéveloppeenAllemagnel’Alltagsgeschichte(«histoireduquotidien»)quireposesurlesmêmesprincipesépistémologiques.
7 Le5novembre1998,LionelJospin,danssonallocutionpourl’inaugurationdumonumentaux fusillésduChemindesDames,plaidepour laréintégrationdeces fusillésdans lamémoirecollectivede laguerre (OFFENSTADTNicolas,LesFusillésde laGrandeGuerreetlamémoirecollective(1914-1999), Paris,OdileJacob,1999).
8 OdetteHardy-Hémeryretracedansson livreFusillévivant , lasingulièrehistoiredeFrançoisWaterlot,un«fusillépourl’exempleetsurvivant».
9 PROSTAntoine,WINTERJay,PenserlaGrandeGuerre,op.cit.pp.15-50.10 Celivre,letomeXIXdelasérie«Peupleetcivilisations»dirigéeparLouisHalphen
etPhilippeSagnacaimposéPierreRenouvinquialuimêmecombattuetquifutmutilé,ilperditunbras.L’auteurn’abordequetrèslégèrementlesaspectséconomiquesetsociauxduconflit, enparticulier lesgrèvesde1917et lesmutineries.Publiéen1934, il aétérééditéen1939,1948,1962et1969.
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La deuxième configuration est sociale. En 1959, trois anciens combattants,
normaliens de la rue d’Ulm, André Ducasse, Jacques Meyer et Gabriel
Perreux publient Vie et mort des Français 1914-191811,« une histoire par en
bas », « une histoire des hommes en guerre » selon l’expression de Maurice
Genevoix qui préface le livre. On s’attache cette fois à des témoignages
d’anciens combattants. Mais il faut attendre les années 1970 en France pour
que les historiens retrouvent de l’intérêt pour la Grande Guerre. En 1977, Jean-
Jacques Becker publie 1914. Comment les Français sont entrés dans la guerre12
et Antoine Prost Les Anciens combattants et la société française, 1919-193913.
L’histoire du conflit est devenue sociale. Jean-Jacques Becker s’intéresse à
l’opinion publique. Remettant en cause le mythe des Français qui partent à la
guerre « la fleur au fusil », l’historien explique comment de la stupeur initiale,
on en arrive à la résolution de défendre la patrie envahie, le sol et la famille en
pensant que la guerre sera courte. La thèse d’Antoine Prost s’attache à l’après-
guerre et à la sociabilité des anciens combattants. Pour l’auteur, ils sont plutôt
partisans d’un « patriotisme pacifique » qui assume l’héritage du conflit en
s’opposant à des guerres futures. Ils ne prônent pas un « pacifisme intégral »
qui ôterait tout sens à leur sacrifice. Ces deux ouvrages pionniers ont ouvert de
nombreuses et nouvelles pistes de recherche.
La troisième configuration, annoncée par la seconde, est culturelle tout en
restant sociale. Il n’y a donc pas de véritable rupture. Deux grands colloques
illustrent cette transition. Le premier Les sociétés européennes et la guerre
11 Paris,Hachette,1959.12 BECKERJean-Jacques,Comment lesFrançais sont entrésdans laguerre ,Paris,
PressesdelaFondationnationaledessciencespolitiques,1977.13 PROSTAntoine,LesAncienscombattantset lasociété française ,3volumes,Paris,
PressesdelaFondationnationaledessciencespolitiques,1977.
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de 1914-1918 est organisé par Jean-Jacques Becker et Stéphane Audoin-
Rouzeau et tenu en 1988 à Nanterre. Quelques années plus tard, on passe des
« sociétés européennes » aux « cultures ». En 1994 Jean-Jacques Becker et
d’autres historiens organisent un colloque intitulé Guerre et cultures. « C’est
donc vers les représentations, les sentiments, les émotions des hommes et des
femmes pendant la guerre que se tournent les historiens. L’histoire culturelle
est une histoire de l’intime. Au sein de l’expérience la plus forte qui soit d’une
collectivité nationale. C’est une histoire des pratiques signifiantes : elle étudie
comment les hommes et les femmes ont conféré un sens au monde dans lequel
ils vivaient. D’où l’importance du deuil14, de la brutalisation des sociétés15, de
la violence de guerre…16.» Un nouveau concept, celui de « culture de guerre »,
se développe au sein du courant d’histoire culturelle de la Grande Guerre.
1-2 Le concept de « culture de guerre » et l’Historial de Péronne
Ce concept-clé est associé à l’Historial de la Grand Guerre de Péronne17.
Le choix s’est porté sur ce lieu parce que l’armée allemande y avait installé
son état-major durant la bataille de la Somme. Créé en 1989, c’est d’abord
un centre de recherches international. Un musée est inauguré en 1992. Il
devient également un centre de documentation, d’expositions permanentes et
temporaires, d’action culturelle et de sensibilisation à l’histoire culturelle de
la Grande Guerre18. Le terme « Historial » est un néologisme qui marque la
14 WINTERJay,Entredeuiletmémoire ,op.cit. ,AUDOIN-ROUZEAUStéphane,Cinqdeuilsdeguerre,Paris,Noêsis,2001.
15 MOSSEGeorgeL.,DelaGrandeGuerreautotalitarisme.Labrutalisationdessociétéseuropéennes,Paris,Hachette,1990(FallenSoldiers:ReshapingtheMemoryoftheWorldWars,NewYork,OxfordUniversityPress).
16 PROSTAntoine,WINTERJay,Penserlaguerre,op.cit. ,p.47.17 Voirlesite:http://www.historial.org/18 LeprésidentenestJean-JacquesBecker.StéphaneAudoin-RouzeauetAnnetteBecker
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volonté d’histoire plus que de mémoire.
Selon Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker qui ont forgé le concept,
la culture de guerre est définie comme « un corpus de représentations du
conflit cristallisé en un véritable système donnant à la guerre sa signification
profonde ». Cette culture est « indissociable d’une spectaculaire prégnance
de la haine à l’égard de l’adversaire. Une haine certes différenciée selon les
ennemis auxquels on fait face, mais qui n’envahit pas moins tout le champ des
représentations19 ».
D’autre part, les mêmes historiens pensent que « l’étude de la culture de
guerre impose une double chronologie : d’une part elle exige de séparer les
années d’affrontement de celles qui leur ont succédé, en gardant à l’esprit
cette idée essentielle que la guerre fut largement refusée après le conflit –
voire avant –, mais non pendant, sinon de manière relativement marginale.
D’autre part pour comprendre la guerre elle-même, il convient de mettre au
jour les inflexions dans l’évolution des représentations à l’intérieur du conflit
lui-même. Mais en tout état de cause, la maîtrise de cette double chronologie
impose de se placer dans l’« œil » du premier conflit mondial, et non pas à
distance20. »
Des historiens ont trouvé des limites au concept. Ainsi Jay Winter envisage-
t-il plutôt « des cultures de guerre ». L’usage du concept au singulier est
trop englobant. Il serait plus opératoire de distinguer les représentations des
ensontlesco-directeurs.DeschercheursétrangerscommeGerdKrumeichetJayWintersontmembresdubureau.
19 AUDOIN-ROUZEAUStéphane,BECKERAnnette,14-18.Retrouver laguerre ,op.cit, p.122.
20 AUDOIN-ROUZEAUStéphane,BECKERAnnette, «Violenceetconsentementdupremierconflitmondial»dansRIOUXJean-Pierre,SIRINELLIJean-François,Pourunehistoireculturelle ,Paris,Seuil,pp.252-253.
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combattants et de ceux de l’arrière, des classes populaires et des intellectuels,
les spécificités régionales et nationales, les différentes années du conflit, etc.
Ce corpus de représentations n’est pas nécessairement partagé, le consentement
est à nuancer. Le même historien prône une « histoire culturelle comparative
de la Grande Guerre » mais aussi une « histoire culturelle collective ». « Nous
sommes ici dans une dimension de l’histoire où les frontières nationales sont
moins étanches qu’ailleurs. Rassembler les diverses cultures dans le sillage de
cette catastrophe humaine permet de réduire l’importance accordée aux menus
faits de la victoire et de la défaite21. »
1-3 Une notion complexe à nuancer
Des controverses et critiques ont été émises par plusieurs historiens,
en particulier par des membres du CRID 14-18 (Collectif de recherche
international et de débat sur la guerre de 1914-1918) sur lequel nous allons
revenir. Ainsi André Loez et Nicolas Offenstadt soulignent-ils qu’une culture
se construit, se transforme, se transmet sur la longue durée. Comment peut-
elle apparaître en un temps si bref et de manière aussi spontanée en rapport
à un événement, même s’il s’agit d’un événement majeur comme la Première
Guerre mondiale ?22
Rémy Cazals et Frédér ic Rousseau s’appuient davantage sur les
témoignages des combattants en évoquant la vie concrète dans les tranchées.
C’est davantage l’histoire des hommes du peuple, unis par un sentiment
d’appartenance, un esprit de corps, qui souffrent, ont peur de la mort, qui
21 WINTERJay,Entredeuiletmémoire,op.cit. ,p.248.22 LOEZAndré,avec lacollaborationdeOFFENSTADTNicolas,Petit répertoiredes
conceptsdelaGrandeGuerre,CRID14-18,décembre2005.
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s’opposent parfois à leurs supérieurs militaires ou aux décideurs politiques. La
culture de guerre est trop mise en avant et occulte la « culture de paix ». Les
fraternisations, médiatisées par le film « Joyeux Noël »23, ont existé dès 1914,
même s’il ne faut pas généraliser le phénomène24.
La complexité de la notion de « culture de guerre » a donc suscité et
continue de susciter de nombreux débats et controverses. Deux concepts
qui lui sont liés ont plus particulièrement retenu notre attention pour nous y
arrêter. Il s’agit de la « brutalisation » et du « consentement ».
2.Débats et controverses sur la « brutalisation » et le « consentement »
2-1 La « brutalisation » : un concept trop simplificateur ?
L’historien George L. Mosse est le premier à employer dans son livre
Fallen soldiers : reshaping the memory of world wars (1990) le terme de
« brutalization » qui a été aussi traduit par l’« ensauvagement ». Les hommes,
aussi bien les combattants que les civils confrontés à la violence sont devenus
plus brutaux. Cette violence a dépassé un seuil pendant la Grande Guerre :
puissance du feu, nombre de morts sur le front, gravité des blessures, extension
des champs de bataille, durée du conflit, atrocités commises à l’encontre
des civils, etc. Il faut remarquer toutefois que ce concept s’applique au cas
allemand. George Mosse émet l’idée que l’extrême violence expérimentée
durant le conf lit aurait eu des répercussions sur la société allemande de
l’après-guerre, qu’elle aurait fait naître la violence politique et sociale et serait
23 Lefilm«JoyeuxNoël»misenscèneen2005parChristianCarion,évoqueunexempledetrêvedupremierNoëldelaguerre,celuide1914.Dessoldatsallemands,françaisetécossaisfêtentNoëlensemble.L’événementauraiteuvraimentlieu,nonloindeLille.
24 CAZALSRémy,ROUSSEAUFrédéric,14-18, le crid’unegénération ,Privat, 2001,ROUSSEAUFrédéric,LaGrandeGuerreentantqu’expériencessociales ,Paris,Ellipses,2006.
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à l’origine du succès du nazisme.
Pour Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker pour qui le concept
devient la clé d’interprétation du conflit, « la notion résume en quelque sorte
le processus de totalisation guerrière propre au premier conflit mondial25 ». La
brutalisation des sociétés débouche sur la genèse d’une véritable « culture de
guerre ».
On aura remarqué que la traduction du titre est éloignée de l’original : De
la Grande guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes
(1999)26. Les combattants « rendus brutaux » non seulement victimes, mais
devenus aussi tueurs, auraient massivement exercé la violence, auraient été
incapables de s’en déprendre et l’auraient occultée en « aseptisant » leurs récits
des combats.
Ce concept considéré comme trop simplificateur a été critiqué. Antoine
Prost analyse les limites de cette brutalisation, en particulier la brutalisation
des individus qui est venue s’ajouter à celle des sociétés. Elles seraient liées
à certains facteurs : « la nature industrielle et mécanique de la guerre, la
proximité culturelle entre adversaires, l’absence d’idéologie déshumanisant de
façon radicale l’ennemi et l’attitude du commandement »27. Pour lui, la guerre
n’a pas changé les hommes en profondeur. Les anciens combattants qu’il a
longuement étudiés « ont conservé le sentiment d’avoir traversé une épreuve
qu’ils ne souhaitent à personne, surtout pas à leurs enfants, et celui de n’avoir
25 AUDOIN-ROUZEAUStéphane,BECKERAnnette,14-18.Retrouver laguerre,op.cit .,p.49.
26 AntoineProstremarquequela«brutalisation»n’occupequ’unchapitredanslelivredeGeorgeMosse,qu’elleprenddel’importancedansl’après-guerre.«Lesous-titredelatraduction française,dixansplustard, labrutalisationdessociétéseuropéennes,attestedudéplacementdesproblématiques.»(«Leslimitesdelabrutalisation.Tuersurlefrontoccidental,1914-1918»dansVingtièmesiècle.Revued’histoire,janvier2004.No81,p.5.
27 Ibid. ,p.19.
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pas perdu l’estime d’eux-mêmes, ce qui n’était déjà pas si simple28 ».
Autre sujet de débat : cette guerre si longue et meurtrière a-t-elle été
consentie ou subie ? Les millions de combattants ont-il pleinement adhéré
au conflit ou ont-ils participé aux combats contraints et forcés ? Comment
les combattants ont-ils réussi à « tenir » dans des conditions si effroyables
et aussi longtemps ? Ce « sentiment d’obligation, d’évidence du sacrifice »29
paraît incompréhensible de nos jours.
2-2 « Consentement » ou « contrainte » ? : le CRID 14-18
Deux thèses s’affrontent. Pour les historiens de l’Historial de Péronne ou
pour ceux qui s’en approchent, les soldats auraient plutôt largement consenti à
l’effort de guerre qui s’explique par la culture de guerre et cela pour toutes les
nationalités. L’attachement à la patrie, le volontariat, l’échec des mutineries30,
l’hostilité voire la haine à l’égard de l’ennemi qui s’observe également à l’arrière
dans une culture de guerre partagée seraient à l’origine d’un consentement
presque général.
Une quinzaine d’années après la création de l’Historial de Péronne, a été
fondé le CRID 14-18 qui se réunit dans le village picard de Craonne31. Il se
présente comme une « association de chercheurs qui vise au progrès et à la
28 Ibid.,p.20.29 AUDOIN-ROUZEAUStéphane,BECKERAnnette,14-18.Retrouver laguerre,op.cit.,
p.22.30 EnFranceparexemple,ilyauraiteu40000mutinsenvironsurunearméededeux
millionsd’hommes.Lesmutineriesseseraientdéfaitesavantquelarépressions’organise.Elless’expliqueraientparunrefusd’obéiràun«mauvaischef»plutôtquedeceluidecombattre.Maiscontrairementà l’opinionrépandue, les fusilléspour l’exempleauraientété plus nombreux en 1914-1915 (HARDY-HEMERYOdette,Fusillé vivant , Paris,Gallimard,2012,p.11).
31 CraonneestconnupourLachansondeCraonne.Chantcontestataire,ilaétéentonnéaumomentdelamutinerieduChemindesDamesen1917.
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diffusion des connaissances sur la Première Guerre mondiale ». Le CRID 14-
1832 est aussi le cadre de débats, de colloques et d’échanges, d’enquêtes et de
publications.
Pour les historiens du CRID, les combattants auraient été plutôt contraints
et résignés, n’auraient pas eu le choix. Pris dans un « réseau de contraintes33 »,
une justice et une répression impitoyables, la pression de l’ar r ière,
l’intériorisation des rôles sexuels : les hommes se battent pour défendre et
protéger leur femme et leur famille, une culture de l’obéissance : obéissance à
l’instituteur, au curé, au patron qui se transforme en obéissance à l’officier .
2-3 Le concept d’« habitus national »
On peut l’étendre aussi à une obéissance à l’État, à une idée de devoir à son
égard. L’historien Gérard Noiriel a mis en évidence le concept d’« habitus
national » créé par Norbert Elias34. Il concerne tous les membres d’un État-
nation. On peut le définir comme « l’ensemble des dispositions, des réflexes,
des habitudes, qui sont ancrés en nous et qui gouvernent nos conduites sans
que nous en ayons toujours conscience35». Les contraintes, les interdits sont
aussi de plus en plus intériorisés. Au XIXe siècle, celui du triomphe de l’État-
nation, les individus deviennent citoyens, participent à la vie de l’État. Même
32 LeCRID(Collectifderechercheinternationaletdedébatsurlaguerrede1914-1918)estnéofficiellementle12novembre2005,souslaformed’uneassociationdetypeloi1901.«Lesprincipesqu’ilmetenœuvresontceuxdelarecherchescientifique,l’utilisationetlacritiquedetouslesdocumentsdisponiblessansaucunapriori,laconfrontationrigoureusedes travauxdéjàpubliés, la constructiondesobjetshistoriquesens’appuyant sur lesacquisdessciencessociales.»VoirlesiteduCRID14-18:http://crid1418.org/
33 ROUSSEAUFrédéric,LaGuerrecensurée.Unehistoiredescombatantseuropéensde14-18,Paris,Seuil,2003.
34 NOIRIELGérard,«Unconceptopératoire : l’habitusnationaldans lasociologiedeNorbertElias»dansPenseravec,pensercontre. Itinéraired’unhistorien ,Paris,Belin,2003,pp.171-188.
35 Ibid. ,p.183.
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s’ils appartiennent à des classes différentes, ils sont protégés par l’État.
Cette protection est à l’origine d’intérêts communs et l’intégration de plus en
plus importante des individus au sein de leur État fait naître des caractères
nationaux. Dans les périodes de crise grave, quand un autre État national
devient une menace, qu’une guerre est sur le point d’éclater, un contexte de
discours xénophobe et nationaliste réactive l’« habitus national » et mobilise
les membres de l’État36. Intégrés dans cet État et protégés par lui, devenus
« citoyens-soldats », ils doivent contribuer à sa défense et à celle de ses
autres membres. Pour l’historien Christophe Charle, ce concept a le mérite
de lier le culturel et le social. La mobilisation a pour but la défense d’un
« espace de repères sociaux » qui s’oppose au « stéréotype social national de
l’ennemi ». L’habitus national français qui a été renforcé par l’idée d’ascension
sociale et d’égalitarisme a réconcilié les différentes classes sociales autour
d’une « loyauté nationale »37. Le concept doit sans doute être davantage
approfondi et discuté. Mais il pourrait s’avérer efficace pour comprendre ces
divers phénomènes d’« union sacrée », de mobilisation, d’engagement, de
consentement ou de résignation.
2-4 « Evidence collective » et « tenacité » ?
Pour en revenir aux orientations du CRID 14-18, certains de ses membres
comme André Loez et Nicolas Offenstadt, n’acceptent pas l’alternative
« consentement » / « contrainte », refusent les explications simplistes. Pour
André Loez, la guerre est une « évidence collective », qui s’impose à tous.
36 Ibid. ,pp.182-186.37 CHARLEChristophe,Lacrisedessociétés impériales.Allemagne,France,Grande-
Bretagne,1900-1940.Essaid’histoiresocialecomparée,Paris,Seuil,2001.
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Les individus n’ont pas le choix, ils doivent s’adapter. Ce « fait national » est
« de part en part un fait social, irréductible à la psychologie et à la culture
ou au patriotisme des seuls individus 38». On s’approche davantage d’une
« histoire sociale renouvelée ». Les deux historiens pensent qu’on pourrait
parler plutôt de « tenacité » et de « continuation de la guerre » qui peuvent
être acceptées, célèbrées mais aussi subies dans la résignation. Des recherches
« empiriques » et plus approfondies, moins rigides quant à l’interprétation du
« consentement » s’avèrent nécessaires.
Ne vaudrait-il pas mieux envisager divers facteurs : les lieux, les
temporalités de la guerre, les origines sociales, géographiques, culturelles,
religieuses, les pratiques individuelles et collectives (correspondance avec
la famille, les amis, la sexualité, l’alcool, etc) ? D’où l’importance des
témoignages.
3. « L’histoire par le bas » : Les témoignages et leur utilisation
3-1 Témoignages et littérature
Les témoignages sont des sources produites directement par les acteurs d’un
événement. Elles peuvent être des lettres, des journaux, des carnets ou des
souvenirs. Comment l’historien peut-il utiliser les témoignages ? Ne sont-ils
pas aussi parfois des reconstructions du passé39 ? Le témoin peut-il ou veut-il
38 LOEZAndré,Lesrefusdelaguerre.Unehistoiredesmutins ,Paris,Gallimard,2010,p.43.
39 L’historienNicolasBeaupréécrit :«Lerécit,quiparnatureestunereconstructionaposteriori , nepermetpasd’accéder immédiatement auprésent de l’expérience, àl’appréciationduquotidien aumoment où celui-ci sedéroule...Celane signifiebienentendupasquel’historiendoits’interdired’utiliserdetellessources,maisildoitalorslefaireentouteconnaissancedecauseetsurtoutenveillantàtoujoursmesureretprendreencompteladistanceséparantletempsdurécitetceluiquiestraconté.»(«Laguerrecommeexpériencedu tempset le tempscommeexpériencedeguerre.Hypothèsespourunehistoiredurapportautempsdessoldatsfrançaisde laGrandeGuerre»dansVingtièmeSiècle.Revued’histoire,No117,janvier-mars2013,p.171).
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tout dire ?
La littérature, théâtre, romans ou poèmes, a pu également transposer
certains témoignages. Traces soupçonnées de subjectivité, sont-elles
« fiables » ? Comment sont elles interprétées ? Les écrits d’Apollinaire par
exemple, personnage complexe, qui s’est engagé volontairement et qui a été
blessé à la tête en 1916, peuvent-ils êtres lus littéralement ? « Ah Dieu ! Que
la guerre est jolie », oxymore qui a pu faire scandale est l’un des vers le plus
incompris d’Apollinaire. Il a détesté la guerre mais l’a aimée aussi. Selon
l’historienne Annette Becker, auteure d’une « biographie de guerre » du poète ,
« s’engager en 1914 voulait dire lutter pour la paix, dans le messianisme
de la guerre, de l’universalisme français contre le fanatisme militariste des
Allemands. Ne pas s’engager était perçu comme une désertion40. »
La mise en forme littéraire n’approche-t-elle pas aussi une certaine vérité ?
Les romans, parfois inspirés d’expériences du front, en sont peut-être un
exemple41. Dès 1916, Henri Barbusse publie d’abord sous forme de feuilleton
puis comme ouvrage Le Feu. Journal d’une escouade. En 1919, Léon Werth
publie Clavel soldat , Roland Dorgelès Les croix de bois . En 1929 paraît À
l’Ouest, rien de nouveau de l’auteur allemand Erich Maria Remarque. Dans les
années 1920-1930, sont édités également des textes écrits par des intellectuels
et des bourgeois qui ont combattu. Les cinq volumes de Ceux de 14 rédigés
par Maurice Genevoix sont publiés entre 1916 et 1923. Tous ces textes, même
les plus construits donnent des informations utiles et attestées et vont parfois
40 BECKERAnnette,Apollinaire.Biographiedeguerre,Paris,Tallandier,2009,p.197.41 « La littérature de fiction, dans lamesure où elle entretient un rapport de
comtemporanéité avec les faits qu’elle reconstruit, peut également,malgré tous lesproblèmesqu’ellepose,servirdesourcedévoilantlesspécificitésdela«crisedutemps»liéeàlaGrandeGuerre;etced’autantpluslorsqu’ilestpossibled’étudierlaréceptiondecettelittératurependantleconflit»écritNicolasBeaupré(op.cit. ,p.172).
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au-delà du témoignage42. Les Journaux de guerre d’Ernst Jünger43 ne sont pas
qu’un témoignage, qu’une chronique quotidienne des combats. Pour l’auteur,
« la guerre telle qu’il l’a vécue ne constitue qu’une modalité particulière de la
guerre éternelle ». Il découvre sur le front l’« essence de la guerre » : « l’homme
s’y révèle tel qu’il est, dans la puissance de ses instincts destructeurs,
illusoirement masqués par un vernis de civilisation bourgeoise44. »
Dès l’après-guer re, cer tains combat tants étaient conscients de la
problèmatique de la valeur des témoignages. Les débats ont été ravivés par la
publication en 1929 d’un ouvrage singulier, celui d’un Français, professeur
de lettres dans un collège américain, Jean Norton Cru. Dans son ouvrage
Témoins 45, il analyse plus de trois cents récits, romans et écrits de combattants
édités en français de 1915 à 1928. Il classifie les auteurs en « bons » et
« mauvais » témoins en fonction de sa propre expérience. Les œuvres à succès
de Dorgelès et de Barbusse sont ainsi classées comme « médiocres » par
rapport à la véracité du vécu des combattants. Le livre a été mal accueilli au
moment de sa parution aussi bien par les romanciers que par les historiens qui
se méfient des témoignages. Mais cette œuvre importante interroge sur leur
vérité, sur la transmission des diverses expériences du front et met en avant
l’opposition littérature/histoire. Elle montre l’importance d’un travail critique
sur l’utilisation des témoignages comme sources. Il existe actuellement un
42 LarevueLire (No423,mars2014)aconsacréunnumérosur le thème«14-18.Lesécrivainset laguerre».AntoineCompagnonmontrequecette littératureaposépour lapremièrefoislaquestionquiseraànouveaud’actualitéaprèslaSecondeGuerremondialeetenparticulieraprèsAuschwitz:«Commenttémoignerdel’horreuretdel’inhumain?»
43 Ces journaux (Journauxde guerre I 1914-1918 ) ont été traduits et publiés chezGallimard,danslacollectionLaPléiadeen2008.
44 Ibid,voirl’introductionrédigéeparJulienHervier,p.XXVII.45 CRUJeanNorton,Témoins.Essaid’analyseetdecritiquedessouvenirsdecombattants
édités en français de 1915 à 1928 ,Paris,LesEtincelles, 1929 (rééd.Nancy,PressesuniversitairesdeNancy,1993).
-58-
dictionnaire en ligne des témoignages de 1914-1918, créé par le CRID 14-1846
qui prolonge et réhabilite d’une certaine manière les efforts de Jean Norton
Cru.
3-2 « Histoire du vécu » et « récits de vie »
La découverte en 1978 des carnets du tonnelier Louis Barthas47 par Rémi
Cazals et leur publication chez Maspéro s’inscrit dans ce souci relativement
récent d’une « histoire du vécu », d’un engouement pour les « récits de vie ».
Louis Barthas décrit tous les aspects du quotidien des combattants. Socialiste
et antimilitariste, il critique parfois des officiers incompétents. Comme il
a revu ses carnets après la guerre, et même si les retouches ne sont pas si
importantes, semble-t-il, son témoignage a été contesté et considéré par
certains comme une « reconstruction pacifique de l’entre-deux-guerres »48.
« Souvent je pense à mes très nombreux camarades tombés à mes côtés. J'ai
entendu leurs imprécations contre la guerre et ses auteurs, la révolte de tout
leur être contre leur funeste sort, contre leur assassinat. Et moi, survivant, je
crois être inspiré par leur volonté en luttant sans trêve ni merci jusqu'à mon
dernier souffle pour l'idée de paix et de fraternité humaine49 » écrit-il.
En 1998, Radio France lance une collecte de correspondances des « poilus ».
Huit mille personnes ont répondu à l’appel en proposant des lettres conservées
ou retrouvées par les familles. L’ouvrage Paroles de Poilus. Lettres et carnets
du front 1914-1918 est publié à plus de 300 000 exemplaires chez Librio.
46 www.crid1418.org/temoins/«Dictionnaireenlignedestémoignagesdelaguerre1914-1918»
47 LesCarnetsdeguerredeLouisBarthas, tonnelier,1914-1918,Paris,LaDécouverte,1987.
48 PROSTAntoine,WINTERJay,op.cit .p.134.49 LesCarnetsdeguerredeLouisBarthas,op.cit .p.552.
-59-
Il donne un accès direct au conflit par ceux qui l’on vécu. Classé selon les
saisons, c’est un document « brut » qui n’est pas analysé par les historiens.
Mais il manifeste ce souci de connaître aussi l’« histoire par le bas », celle des
acteurs de cet événement, ouvriers, paysans, bourgeois qui doivent quitter leur
foyer, leur lieu de travail pour rejoindre le front.
D’après Antoine Prost50, ce retour au témoignage subjectif a suscité de
nouvelles thématiques, de nouvelles pistes de recherche qui s’approchent
de la psychologie sociale. Les chercheurs s’intéressent davantage au vécu
plus personnel des combattants mais aussi de leurs proches. La microstoria
a familiarisé les historiens avec « la singularité des destins individuels ».
Que ressentaient les soldats, qu’éprouvaient-ils dans les tranchées durant les
combats ? Comment intégraient-ils après le conflit leur expérience de la guerre
en tant que survivants, blessés ou mutilés ? Comment, dans ce contexte de
mort de masse, celles ou ceux qui avaient perdu un fils, un mari, un fiancé, un
frère ou un ami pouvaient-ils surmonter la perte et l’absence de cet être cher ?
4. Les traumatismes de la guerre
4-1 Les traumatismes physiques : les « Gueules cassées » et les
grands mutilés
On estime que la Grande Guerre a blessé 20 millions de personnes au total,
dont 3,4 millions de Français environ. Certains sont très gravement atteints
par l’artillerie. Il y aurait eu autour de 100 000 grands invalides (mutilés,
gazés, aveugles, défigurés) en France. Parmi eux, on compte 10 000 à 15 000
combattants défigurés qu’on a surnommés les « Gueules cassées » et qui font
50 PROSTAntoine,WINTERJay,op.cit .,pp.134-136.
-60-
partie intégrante du paysage d’après-guerre. Leur détresse morale et physique
est peu exprimée. Il est donc difficile pour les historiens de la saisir51. Ayant
perdu une part de leur identité, ils ont à affronter le regard des autres. Leur
réinsertion sociale et professionnelle est difficile et ils subissent en plus des
difficultés matérielles. En 1921 est fondée l’Union des blessés de la face,
première association spécialisée en fonction de la nature de la blessure. Il
leur faut attendre 1925 pour que soient reconnus le préjudice spécifique à la
défiguration et le droit de réparation. En 1927, est inauguré dans le château de
Moussy-le-Vieux, en Seine-et-Marne, un lieu pour les accueillir. Selon Sophie
Delaporte, ce projet signifait d’une certaine façon le renoncement à affronter
le regard des autres et une forme de marginalité sociale.
Les « Gueules cassées » ont inspiré des artistes contemporains comme
le peintre allemand Otto Dix (Kriegsverletzter, 1922) et plus récemment le
romancier Marc Dugain. Dans son roman La chambre des officiers , écrit en
199852, le décor est celui d’un hôpital où sont soignés ces blessés. Tous les
miroirs y ont été retirés.
Les témoignages sur l’expérience de blessures personnelles ou de celles de
camarades sont innombrables. Ernst Jünger écrit dans son journal : « J’avais
pour voisin de lit un adjudant qui avait perdu la jambe et luttait contre des
complications gangréneuses. Des accès de fièvre, désordonnés, alternaient
avec des grelottements glacés, et la courbe de température faisait des bonds
comme un cheval emballé. Les docteurs cherchaient à maintenir la vie au
51 IlfautlireàcesujetlelivredeSophieDelaporte,historienneetcofondatricedugrouped’études«Guerreetmédecine»,Gueulescassées.Lesblessésde la facede laGrandeGuerre,Paris,Noêsis,2001(1èreéd.1996)ainsiquesonarticle«Lecorpsetlaparoledesmutilésde laGrandeGuerredansGuerresmondialesetconflitscontemporains , janvier2002,No205,p.5(wwwcairn.info.revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains,2002).
52 En2001,FrançoisDupeyronadapteleromanàl’écran.
-61-
moyen de champagne et de camphre53. » Impuissance des médecins. Mais
de nouveaux types de blessures vont toutefois faire évoluer les savoir-faire
médicaux comme l’anesthésie, la radiologie et l’antisepsie.
Un grand nombre de combattants sont blessés à plusieurs reprises et
retournent donc au front après leur guérison. L’écrivain allemand l’évoque
même avec humour. « Pour chasser l’ennui du séjour au lit, on cherche à se
distraire comme on peut ; c’est ainsi qu’un jour, je tuai le temps en faisant
le compte total de mes blessures. Je constatai qu’abstraction faite de bobos,
comme les contusions et les estafilades, j’avais attrapé au total un minimum
de quatorze blessures, soit cinq balles de fusil, deux éclats d’obus, une balle de
shrapnel, quatre éclats de grenade et deux éclats de balle de fusil, qui m’avaient
laissé, compte tenu des trous d’entrée et de sortie, une somme exacte de vingt
cicatrices54. » Certains combattants espèrent aussi la « bonne blessure », pas
trop grave, ni trop invalidante qui leur permettrait un séjour à l’hôpital et une
convalescence à la maison.
4-2 Les traumatismes psychologiques : « shell-shok » ou « choc de
l’obus »
Traumatismes physiques, mais aussi psychologiques. Les différentes formes
d’affections psychiques sont actuellement un chantier très actif de la recherche
historique. Les chercheurs anglo-saxons ont choisi l’expression de « shell-
schok », le « choc de l’obus ». Plus près de nous, dans les années 1980, la
médecine américaine a accepté de considérer comme une maladie les « post-
traumatic-stress-disorders » des anciens combattants de la guerre du Vietnam.
53 JUNGERErnst,Journauxdeguerre,1914-1918,Paris,Gallimard,2008,p.104.54 Ibid.p.261.
-62-
Durant la Grande Guerre, les diagnostics des médecins restent souvent
hésitants ou incertains face à des patients bégayants, hébétés, tremblants,
tétanisés ou même amnésiques. Les psychiatres considèrent que certains
d’entre eux sont des simulateurs ou des esprits faibles et ils sont renvoyés
au front. Ils subissent divers traitements : injections de sédatifs, hypnose,
hydrothérapie ou électro-chocs. Dès 1915, Freud dans ses Considérations
actuelles sur la guerre et sur la mort 55 montre que la guerre « moderne » peut
provoquer des situations particulièrement traumatisantes. Mais son approche
psychanalytique n’est alors ni reconnue ni prise en compte.
Dans son livre Le soldat inconnu vivant , Jean-Yves Le Naour évoque la vie
d’un ancien combattant devenu amnésique. Anthelme Mangin, comme on l’a
nommé, a perdu la raison et son identité. Interné dans un hôpital psychiatrique,
il est reconnu comme père, fils ou frère par de nombreuses familles. Cette
histoire singulière révèle la souffrance des familles qui n’ont pu faire le deuil
de leur proche disparu56.
5. Les deuils de guerre
5-1 Une « sortie de guerre » longue et endeuillée
Le conflit qui dure finalement quatre années laisse l’Europe exsangue. Il
a coûté la vie à 10 millions de personnes environ dont 1,4 millions pour la
France, 2 millions pour l’Allemagne. Des centaines de milliers de veuves, de
55 FREUDSigmund, «Considérations actuelles sur la guerre et lamort » dansAnthropologiede laguerre ,Paris,Fayard,2010,pp.253-313.Voici ledébutdu texte :«Emportésparletourbillondecettepériodeguerrière,informésdemanièreunilatérale,sansdistancefaceauxgrandestransformationsquisesontdéjàaccomplies,etincapablesd’avoirventdel’avenirentraindeprendreforme,noussommesnous-mêmesenproieàlaconfusionquantàlasignificationdesimpressionsquisebousculentennousetquantàlavaleurdesjugementsquenousformons.»(p.255)
56 LENAOURJean-Yves,Lesoldat inconnuvivant,Paris,Hachette,2002.JeanAnouilhs’estinspirédecefaitdiverspourécriresonVoyageursansbagageen1937.
-63-
nombreux orphelins. La France crée un statut spécifique, celui de « pupilles
de la nation », pour ses orphelins. Il y en aura 1,1 million. Dans l’après-guerre
se développent des rituels officiels de deuil et de commémorations : érection
de monuments aux morts dans les communes françaises, pélerinages sur les
tombes, sépulture symbolique comme la tombe du Soldat inconnu sous l’Arc
de triomphe pour les 250 000 combattants n’ayant pu être retrouvés, identifiés
ou enterrés.
D’autre part, si la guerre prend fin à une date symbolique, le 11 novembre
1918 à 11 heures, la situation est plus complexe. La démobilisation et la
« sortie de guerre » sont longues et chaotiques. En France, 5 millions d’hommes
rentrent chez eux de façon échelonnée, de l’armistice jusqu’en mars 192157.
Les artistes et intellectuels expriment leur désespoir et leur angoisse aussi
bien à travers la peinture, le cinéma ou la littérature. En 1919, Valéry écrit :
« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes
mortelles58. » Et un peu plus loin : « Il y a l’illusion perdue d’une culture
européenne et la démonstration de l’impuissance de la connaissance à sauver
quoi que ce soit ; il y a la science, atteinte mortellement dans ses ambitions
morales, et comme déshonorée par la cruauté de ses applications59. » D’autres
évoquent une angoisse personnelle et existentielle, leur expérience de la mort,
d’une mort virtuelle et souffrent du « syndrome du survivant ». La guerre les
poursuit toute leur vie. Aragon écrit en 1956, près de 40 ans après la fin du
conflit : « Je suis mort en août mil neuf cent dix huit sur ce coin de terroir, ça
57 Danssonouvrage,Lavictoireendeuillée.Lasortiedeguerredessoldatsfrançais(1918-1920),BrunoCabanesmontrecombienlavictoireresteendeuillée:incertitudedel’avenir,viesbouleversées,ancienscombattantsetfamillestraumatisés,etsurtout«omniprésencedudeuil».Lesfrontièresentrelaguerreetlapaixsontloind’êtreclaires.
58 VALERYPaul,«Lacrisedel’esprit»dansŒuvresI,Paris,Gallimard,1957,p.988.59 Ibid. ,p.990.
-64-
va faire pour moi bientôt trente huit ans que tout est fini60. »
5-2 Intimité et « singularité normale » du deuil de guerre
Comment l’historien peut-il parler du deuil qui touche les familles, de
sa dimension intime, de sa « singularité normale » évoquée par l’historien
Stéphane Audoin-Rouzeau ? Dans l’introduction de son ouvrage Cinq deuils
de guerre 1914-1918, on peut lire : « Au moins ce travail m’aura-t-il appris que
tout deuil est unique, unique au point qu’il n’est pas exagéré de dire qu’il y a
autant de deuils de guerre - tous irréductiblement différents - que d’hommes
et de femmes et d’enfants en deuil au sortir du conflit61. » L’ouvrage présente
cinq récits de deuil qui ont touché une jeune fiancée britannique, des parents,
des grands-parents, des épouses, des frères et des sœurs, des enfants issus
de familles françaises. L’historien évoque les « cercles de deuil ». Prenons
l’exemple d’Émile Clermont62, jeune romancier, mort le 15 mars 1916 en
Champagne. Le premier cercle est limité à son frère aîné et ses deux sœurs,
ses grands-parents et parents sont morts auparavant. Le second se compose
d’une tante et d’un neveu dont il s’est beaucoup occupé, n’étant pas marié et
n’ayant pas d’enfants. Le troisième est plus difficile à cerner. Il comprend
ses amis de Khâgne, de l’École normale et ceux liés à sa carrière littéraire.
Maurice Barrès en fait partie. L’une des caractéristiques du deuil de guerre est
qu’il est un deuil « compliqué », « infini » voire « pathologique »63. On parle
60 CitéparCarineTrévisan,LesFablesdudeuil.LaGrandeGuerre :Mortetécriture,Paris,PUF,2001,p.130.
61 AUDOIN-ROUZEAUStéphane,Cinqdeuilsdeguerre1914-1918,Paris,EditionsNoesis,2001,p.10.
62 Ibid.«Inmemoriam»,pp.53-95.63 AUDOIN-ROUZEAUStéphane, «Qu’est-cequ’undeuil deguerre »dansRevue
historiquedesarmées,p.5No259,2010,http://rha.revues.org/6973.
-65-
de « travail de deuil » selon l’expression freudienne, qui sera d’autant plus long
et difficile si le corps est absent. Pour certaines mères endeuillées, le sens du
sacrifice s’est estompé. Elles se désinvestissent par rapport à leur patriotisme
initial :
« J’avais la plus belle idée, l’idée de la Patrie
Elle m’a tué mon enfant.
Je n’ai plus d’idée.
J’habite le sommet de la solitude »64 écrit Jane Catulle-Mendès, mère de
Primice Mendès, tué le le 23 avril 1917. L’histoire de la guerre est devenue
celle des familles, des femmes et du deuil65.
Le phénomène des « sauts de génération » intéresse aussi de plus en plus les
historiens. Le travail sur la « troisième génération » des enfants de survivants
du génocide des Juifs d’Europe ou des descendants des rescapés du massacre
des Arméniens a fait apparaître l’existence de traumatismes chez ces enfants.
Ces deuils de guerre, la douleur refoulée, même dans leur dimension intime
ont laissé des traces sur la longue durée au sein des sociétés occidentales.
Pour Stéphane Audoin-Rouzeau, « pouvoir prendre la pleine mesure de
l’inscription du deuil de guerre dans le tissu social d’une société donnée serait
une contribution importante à la compréhension plus profonde et de la guerre
et des sociétés qui ont traversé l’expérience66. »
64 AUDOIN-ROUZEAUStéphane,Cinqdeuilsdeguerre,op.cit. ,p.242.65 «L’histoiredudeuilaprojeté les femmesdans l’histoirede laguerre : laPietàest
devenue,après1914,unsymboleuniversel.» (PROSTAntoine,WINTERJay,Penser laGrandeGuerre,op.cit. ,p.229)
66 StéphaneAudoin-Rouzeaudonnel’exempledelanièceetdelapetitenièced’unsoldatmorten1914quiontfaitdesrecherchessurlelieud’inhumationdeleuroncleetgrand-oncleetsouhaités’yrendre(«Qu’est-cequ’undeuildeguerre»,op.cit. ,p.7).
-66-
Conclusion
Cent ans après le début du conf lit, comment les historiens peuvent-ils
penser et écrire sur la Grande Guerre ? Son historiographie s’est diversifiée
et complexifiée. Cette pluralité interprétative a pour conséquence que les
historiens ne focalisent plus sur les opérations militaires, mais de plus en plus
sur les « sociétés en guerre ». Les témoignages s’intègrent davantage dans
leur recherche. On a assisté à une sorte d’« éclatement » des thèmes, avec
de plus en plus d’intérêt pour les « acteurs » de la guerre, que ce soient les
combattants, les populations civiles, les familles, les femmes, les couples67, les
enfants68, etc.
Comment la commémorer aussi ? Certains déplorent une « commémora-
tionnite ». Est-ce un hasard ? L’année 2014 serait l’année de toutes les
célébrations puisqu’on commémore aussi le soixante-dixième anniversaire
du Débarquement du 6 juin ainsi que celui de la Libération de Paris, événe-
ments liés à la Seconde Guerre mondiale. Quel autre sens donner à cette
« commémoration paradoxale » selon l’expression d’Antoine Prost ? Comment
les contemporains et les jeunes générations en particulier qui ne sont plus dis-
posées à mourir pour la patrie et qui ne sont d’ailleurs plus sollicitées pour la
défendre comprendront les raisons pour lesquelles des millions d’hommes ont
accepté et subi des souffrances terribles ou la mort par patriotisme?
67 Pourdonnerunexemplerécent,danssa thèsesoutenueen2013«Tereverrai-je?LelienconjugalpendantlaGrandeGuerre»,ClémentineVidal-Naquetatravaillésurlescouplesquisemariaientàlahâteàl’annoncedelamobilisationgénéraleenaoût1914.Cephénomèneaurait-ilmanifestéuneangoissefaceàlamortpossibleduconjoint?(VIDAL-NAQUETClémentine,«Août1914:semarier…vite!»dansL’Histoire,No400,juin2014,pp.74-79)
68 VoirlesdeuxouvragesdeStéphaneAudoin-Rouzeau:Laguerredesenfants1914-1918.Essaid’histoireculturelleetL’enfantdel’ennemi:Viol,avortement,infanticidependantlaGrandeGuerre.L’auteurtraitedanscetouvragedel’avenirréservéauxenfants,fruitsdeviolsperpétréspardessoldatsallemands.
-67-
Si un regard critique doit être porté sur toutes ces cérémonies, ne peut-
on aussi y voir des aspects positifs, ne serait qu’un effort de compréhension
internationale de tous ces événements ? « Commémorer un événement
heureux ou malheureux, c’est le situer dans l’histoire de la nation, mais c’est
aussi transcender en quelque sorte les clivages, les conflits qui sont les restes
encore vivants des luttes et des difficultés, bref les mémoires » écrit Jean-
Pierre Azéma69. On ne peut s’en tenir qu’au seul conflit entre la France et
l’Allemagne avec des œillères nationales. D’autres pays qui ont participé aux
combats comme la Grande-Bretagne, la Belgique et la Russie, les nations du
Commonwealth, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada, les anciennes
colonies françaises et d’autres nations encore attachent de l’importance au
fait de commémorer. Pour Joseph Zimet70, directeur général de la mission
chargée d’organiser les célébrations du Centenaire, « être présent dans
la commémoration de la Grande Guerre, c’est s’insérer dans l’événement
matriciel du XXe siècle ».
Ces rites commémoratifs apparaissent aussi comme une « réactualisation
des représentations en vigueur »71. Ils ont aussi un rôle pédagogique72. Ils
pourront être l’occasion de « faire de l’histoire » et de « faire surgir de l’ombre
les acteurs de ces tragédies, notamment les plus subalternes », d’autant plus
que les derniers témoins directs ont disparu. Ils pourront nous permettre de
réfléchir sur les spécificités des deux conflits mondiaux qui ont marqué le XXe
69 AZEMAJean-Pierre,«Commémorer les libérationsde laFrance»dansLeDébat ,No176,septembre-octobre2013,p.145.
70 «LaGrandeGuerreresteunrécitdesorigines»,EntretiensavecJosephZimet,dansLeDébat,No176,septembre-octobre2013,pp.124-136.
71 «1914-2014:commentcommémorerlaGrandeGuerre»dansLeDébat,No176,p.123.72 HEIMBERGCharles, «La commémoration de 14pour faire de l’histoire » dans
Médiapart ,3janvier2014,http://blogs.mediapart.fr/blog/charles-heimberg/.
-68-
siècle, de connaître et d’appréhender la guerre dans ses mécanismes et dans
toute sa complexité et de rendre le passé et le présent plus compréhensibles.
Mais dans un monde où tant de nations connaissent encore des conflits
larvés ou continuent à massacrer des populations civiles, on peut s’interroger.
La force symbolique de ces commémorations mettant en avant de longs efforts
de réconciliation qui ont construit l’Europe et la paix servira-t-il de modèle ?
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