Ibn Khaldun Islam Des Lumieres

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Claude Horrut (2006)

Ibn Khaldn, Un islam des Lumires Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvole Professeure la retraite de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubec Courriel: [email protected] Page web Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvole, professeure la retraite de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubec. Courriels : [email protected]; [email protected]

Claude HORRUT Ibn Khaldn, un islam des Lumires . Paris : Les ditions Complexe, 2006, 227 pp. Collection. Thorie politique.[Autorisation formelle accorde par le directeur de la collection Thorie politique, Michel Berges, le 5 mars 2011 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.] Courriel : [email protected]

Polices de caractres utilise : Times New Roman, 12 points. dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5 x 11. dition numrique ralise le 25 mars 2012 Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec.

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Claude HORRUT

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Ibn Khaldn, un islam des Lumires .

Paris : Les ditions Complexe, 2006, 227 pp. Collection. Thorie politique.

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SommaireQuatrime de couverture Remerciements Prface du professeur Jean-Louis Martres : Ibn Khaldn, l'Euromditerranen INTRODUCTION

LA MUQADDIMA Le statut de la Muqaddima Comment crire l'histoire ? La modernisation du tarikh Pour une histoire universelle L'HISTOIRE DU MAGHREB Le pralable mthodologique La connaissance des faits de lumrn La construction d'un cadre global d'apprhension de l'histoire L'histoire du Maghreb vue de l'intrieur CHEZ LES FRRES ENNEMIS (1332-1406) La lgende du condottiere Le missi dominici des Mrinides Le temps du repli Persona non grata en Ifrqyya Aux pieds des pyramides, la tte dans les toiles Un enseignant recherch Le grand cadi redresseur de torts Le ressuscit des Maures et de Tamerlan

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REDCOUVERTE ET RELECTURES D'IBN KHALDN Les lectures ethnocentriques Les lectures matrialistes Les lectures sociologiques Les lectures philosophiques LORDRE IMMUABLE DU POLITIQUE Le califat (al'khilafa) Les monarchies et les dynasties (al mulk wa-l-duwal) Relations de pouvoir et classes sociales Le maghzen mrinide LES SCIENCES, STADE SUPRME DE LA CIVILISATION La religion islamique Les coles thologiques Les sciences rationnelles Ibn Khaldn pdagogue CONCLUSION : UN INTELLECTUEL DE TOUS LES TEMPS ? NOTES : [notes de fin converties en notes de bas de page, MB] CHRONOLOGIE BIBLIOGRAPHIE INDEX

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Quatrime de couverture

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Un historien du XIVe sicle peut-il nous apprendre quelque chose aujourd'hui ? Oui. Dans le cas d'Ibn Khaldn. Depuis plus d'un sicle, la pense occidentale n'a-t-elle pas rcupr dans ses propres catgories cet intellectuel du monde arabe, trop connu pour tre bien connu. Ce ne sont pas quelques extraits, mais l'ensemble de l'uvre de cet homme d'esprit de tous les temps que le prsent ouvrage nous invite relire. Il dcrit de faon synthtique et accessible un large public les tapes de la pense et de la vie de l'auteur de la Muqaddima et des Ibar, livres d'histoire et sur l'histoire largement traduits. Issu de la brillante culture de l'Empire arabo-berbro-andalous d'Occident, Ibn Khaldun a t confront, dans sa description des socits nomades et urbaines du Sud, l'opposition entre raison analytique et prophtie islamique. Il condense en lui la philosophie aristotlicienne transmise par les centres culturels d'alors, de Bagdad Sville en passant par Fs, Alexandrie, Grenade et Cordoue. Mais il est en mme temps un grand cadi respectueux du Coran et d'un islam de tendance sunnite malkite, voire soufi. Ballot entre les Cits impriales mrinides, les tribus et les princes (dont Tamerlan, rencontr Damas), cet ambassadeur de cour nous livre une description fascinante des formes et des pratiques de pouvoir dans le monde arabo-musulman de l'poque, en relation avec les civilisations environnantes. Les malheurs de sa vie personnelle, mais aussi un regard dtach sur les hommes et les socits, empreint d'une recherche de l'harmonie et de la mesure, rendent trs attachant cet crivain qui interroge autant le monde arabe sur ses racines pr-islamiques et sur ses fondements musulmans, que le monde euromditerranen qui le prcde sur cette autre rive de la Mer intrieure l'origine de notre culture.

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Matre de confrences en sciences politique, Claude Horrut est chercheur au Centre d'analyse politique compare et coordinateur de la chaire Unesco l'Universit Montesquieu de Bordeaux. Parmi de nombreux travaux, il a publi Les Dcolonisations est-africaines (ditions Pdone) et La Rpublique du Kenya (Berger-Levrault).

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Remerciements

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Cette tude a t ralise grce l'appui du Conseil rgional d'Aquitaine, du Conseil scientifique, ainsi que du CAPCGRI (Centre d'analyse politique compare, de gostratgie et de relations internationales) de l'universit de Bordeaux. Inscrite aussi dans le cadre d'un programme Unesco en faveur de la Culture et de la Paix, elle est ddie Sa Majest Mohammed VI, roi du Maroc, en tmoignage des liens historiques de la Facult de Droit de Bordeaux avec sa famille, et de son action en faveur du dveloppement des sciences comme de la conservation du patrimoine euromditerranen, auquel appartient Ibn Khaldn. Nous remercions nos collgues bordelais auxquels nous ont li de nombreux combats pour une science politique libre et non dogmatique, notamment les professeurs Jean-Louis Seurin, Jean-Louis Martres et Michel Bergs, qui ont encourag amicalement notre recherche. Paris, nous avons pu compter sur le soutien de Mohammed Bennouna, ambassadeur du Maroc aux Nations unies. Grce lui, l'Institut du monde arabe nous a ouvert ses collections. L, nous avons t aid par Nasser El Ansari et par Franois Zabbal qui nous ont prodigu leurs conseils lorsque nous les avons sollicits. Rabat, Abdelaziz Jazouli, minent juriste et encyclopdiste, nous a rendu accessibles avec finesse et comptence les savoirs religieux de l'islam. Abdelkbir Khatibi, directeur de l'Institut de la recherche scientifique, nous a d'autant plus clair, qu'en tant que pote et savant, il est un digne hritier de l'cole arabo-andalouse maghrbine. Matre Abdessadek Rabiah, ministre, secrtaire gnral du Gouvernement, par ses encouragements de tous les instants et par des changes savants polyphoniques , a beaucoup compt dans l'aboutissement de notre recherche. Nous sommes aussi infiniment reconnaissants l'immense rudit qu'est l'historien des relations entre communauts juive et musulmane au Maroc, Mohammed Kenbib, professeur d'histoire et de science politique l'Universit Mohammed V, ainsi qu' son pouse, Assia Alimi, qui ont port tous deux un

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intrt critique notre manuscrit, corrig certaines erreurs et tout tent pour valoriser notre travail achev sur l'autre rive , dans le pays du soleil couchant. La chaleureuse hospitalit du Maroc, vcue avec dlice, nous a rapproch inluctablement d'Ibn Khaldn, dont le Kitab al Ibar a fix jamais les enseignements.

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PRFACE IBN KHALDN, L'EUROMDITERRANEN

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Oh ! Dieu, qu'Il vous plaise de dtruire les Juifs, les Infidles et tous ceux qui les soutiennent : ainsi se terminait le prche rcent dun imam wahhabite aprs avoir condamn le terrorisme pendant son sermon ! Le monde s'enflamme, qui pousse certains musulmans vers un extrmisme sectaire menant des attentats suicides et des actes quotidiens de violence, voire la possession d'un arsenal nuclaire utilisable mauvais escient. l'assaut du 11 septembre 2001, rpondent les guerres menes par une coalition occidentale contre les Talibans, les Afghans et la dictature irakienne. Sont-ce les prmisses de ce choc des civilisations annonc par Huntington, et le dbut d'un troisime conflit mondial ? La mdiatisation extrme des agressions islamistes et la profondeur de la blessure amricaine confortent tous ceux qui, en Europe ou ailleurs, commencent redouter la prsence de musulmans sur leur sol. En France, l'trange gurilla du foulard a dsaronn les valeurs laques et dcontenanc les esprits partags entre le dsir d'intgration et l'acceptation d'un pluralisme des opinions tout aussi souhaitable. Faut-il expliquer cette tension brutale en faisant appel une logique historique du long terme qui obligerait des crues centennales submergeant tour tour l'un ou l'autre ct de la Mditerrane ? Lorsque les rois catholiques desserrent l'treinte des Maures en reconqurant Grenade, l'islam vaincu se replie et reprend son souffle, avant que, de nouveau, les armes ottomanes viennent battre les murailles de Vienne. Puis, leur tour, les puissances europennes se partageront l'Empire de la Sublime Porte et, [p. 8] une une, soumettront et coloniseront les terres arabes. Le temps est-il venu pour que l'Occident, repu et suffisant, passe sous le contrle d'une dferlante intgriste ? Car les masses musulmanes, lasses de l'humiliation et recouvrant peu peu force dmographique et conomique, sont peut-tre sur le point de cder des mouvements convulsifs afin la fois de refuser une culture occidentale permissive et de tenter de la rejeter, vengeant ainsi les hontes du pass. L'tendard de ceux qui se prsentent comme les soldats du djihad va-t-il tendre son ombre sur une civilisation conteste et la forcer se dfendre ou abdiquer devant la foi du

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Prophte ? Devons-nous accepter cette image d'un musulman violent, maintenant substitue celle, passive ou rsigne, de l'Arabe fataliste rapporte jadis par les colonisateurs ? D'autres, plus pessimistes encore, redoutent que l'aspiration thocratique actuelle date les mentalits musulmanes de l'poque mdivale, anachronisme insurmontable et incomprhensible pour les socits industrielles modernes. L'ide dun temps dcal entre islam et christianisme a connu de beaux jours au XIXe sicle. Elle se trouve priodiquement ractive, sans pour autant convaincre. D'ailleurs si cette thse tait vraie, la faute en reviendrait l'abolition du califat qui a ouvert la porte des aventuriers dsireux de confondre lumma avec l'empire dont ils porteraient les insignes symboliques. L'interprtation macropolitique peut encore trouver une source d'inspiration en se rfrant l'analyse idologique des thses fondamentalistes. On pourrait prtendre l que l'islam, au-del de ses balbutiements dmocratiques, a subi la contagion d'un manichisme radical qui s'est manifest plusieurs reprises en Occident sous la forme soit du marxisme, soit du nazisme, soit du nationalisme. La contigut et le mlange des deux cultures, accentus par la rapidit des communications, rendraient compte de la mtamorphose du shi'isme. Traditionnellement loign du pouvoir, dsormais celui-ci en revendique mentalement la pleine possession. Cette thse aurait [p. 9] besoin sans doute d'tre approfondie, mais elle a le mrite de souligner quel point la culture islamique reste marque par le contact avec la pense europenne. Elle expliquerait aussi pourquoi les Amricains cherchent dtruire les seuls metteurs pervers dune foi dnature. Cependant, la sduction de ces grandes synthses ne les excuse pas de leur imprcision. Bien plus, elles font uvre de mort car elles encouragent l'agressivit en rponse la crainte qu'elles provoquent. trop couter ces voix qui semblent en mesure de prdire l'avenir, on finira par leur obir et prfrer la guerre aux rencontres pacifiques. Ce serait un terrible engrenage dont aucun des protagonistes ne sortirait vainqueur, mme si dun point de vue cynique nous esprions trouver dans la guerre le moyen d'ponger les surplus dmographiques de ces pays prolifiques, submergs par leur jeunesse. Ce serait aussi la voie de la facilit laquelle de bonnes mes prises de simplisme et de solutions jusqu'au boutistes se rallieraient sans difficult dans des pays inquiets de cette menace obscure et imprvisible que reprsente le terrorisme. Il existe d'autres chemins, heureusement, mais le temps presse de les emprunter avant que les faucons ne prennent leur triste envol. La dmarche la plus sense passe par une diplomatie culturelle qui mettrait au premier plan la connaissance de l'Autre avant de s'interroger sur la meilleure faon de le tuer. Or ces lumires heureuses viennent en partie de l'islam lui-mme, qui, depuis longtemps, envoie de nombreux signaux de tolrance et de paix. Nous les laissons clignoter sans les voir.

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Claude Horrut, en nous prsentant Ibn Khaldn, historien euromditerranen du XIVe sicle, a choisi ce chemin de l'intelligence et du cur qui suspend tout jugement au progrs de la connaissance mutuelle, la fois par sympathie envers les populations du Maghreb et grce sa proximit d'avec les ressorts culturels des peuples aimables et raffins qui le composent. Sa rflexion sur Ibn Khaldn vient de loin et elle arrive surtout propos pour faire entendre des messages que nous ne savons plus couter. Son travail encourage penser diffremment l'islam et [p. 10] privilgier ces tendances subtiles que des gouvernants ignares ou des thologiens sectaires cherchent depuis des sicles touffer. Le paradoxe tient ce qu'Ibn Khaldn est revenu la vie par la critique scientifique occidentale qui l'a redcouvert aprs quatre sicles d'oubli (en France, Yves Lacoste et Jean-Paul Charnay ont t des inventeurs en la matire). Juste retour des choses puisque nous participons d'une mme culture. Les Arabes, en effet, nous ont transmis une partie du legs aristotlicien au cours de ce dialogue qui a constamment uni les deux rives de la Mditerrane, malgr le fracas des armes. Avant de ressusciter, Ibn Khaldn est mort plusieurs fois, son message a t occult au mme titre que celui d'Averros et pour le mme motif : la peur de la raison critique. Son uvre ne peut tre comprise sans faire rfrence au Discours critique du grand cadi de Cordoue, admirable fatwah o se rvlent l'habilet dialectique du juriste et l'ouverture d'esprit d'un savant qui enseignait la ncessit de l'accumulation des connaissances, trsor de l'humanit infiniment plus prcieux que la survie des empires. Averros prit bien garde de prciser, lui, autorit religieuse incontestable, que cela n'allait pas l'encontre de la religion, mais au contraire accomplissait les volonts de Dieu qui a fait de l'homme le serviteur de la rationalit du monde et de sa Raison suprme. De mme, en toute fidlit la falasiyya, sans perdre de vue la sunna du Prophte, Ibn Khaldn va faire porter son effort d'abord sur la mthode afin d'atteindre le fait brut, puis sur l'esquisse d'une histoire qu'il souhaite universelle et comparative. Le changement le fascine et la chute des dynasties finit par lui paratre comme un cran dissimulant l'essentiel : le progrs du savoir. Claude Horrut a tout fait raison de nous le montrer la fois dans sa dimension de philosophe et dans celle de politologue la recherche de valeurs permanentes, inquiet des rgressions perturbant les avances de l'humanit. Pour ce faire, il a trs justement class et cart les interprtations antrieures, mme pionnires, pour puiser directement dans le texte khaldnien. Quand il dcrit les phnomnes du pouvoir, versatiles, violents, inquitants, [p. 11] Ibn Khaldn reste un historien de la distance au-del de sa soumission oblige la logique des docteurs de la loi comme celle des sultans, des dynasties ou des vizirs de son temps. Disciple l d'Aristote... (p. 174). Claude Horrut fait briller toutes les facettes de cette uvre considrable qui embrasse religion, histoire, sociologie, pdagogie. Pour cette raison, celle-ci appartient au patrimoine commun de notre culture, voisine de celle de l'islam.

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Mais Ibn Khaldn peut-il encore jouer un rle ? Bien sr, il reflte tous les problmes de son temps, la fin de l'Empire arabe, la gloire aussi prompte que la dchance des royaumes, et, comme en Europe, il participe au grand dbat entre foi et raison - dont il donne une solution trs proche de celle de Saint Augustin : la foi prcde la raison, ce qui est finalement une exigence de la raison ! Un danger ne nous guetterait-il pas, celui de vouloir tout prix faire de cet auteur, enferm dans la thologie malkite, un de ces habitants minents des Andalousies que nous sommes en train de mythifier : jardins de l'art et de la concorde, o devisaient paisiblement juifs, chrtiens et musulmans afin d'instruire le sultan ? Avons-nous vraiment intrt recomposer le pass, le parer de couleurs que nous voudrions voir porter au prsent ? Tentation potique, voire nave, qui n'chappe pas la loi des mirages en s'loignant au fur et mesure de l'approche sans tre sr que ce chatoyant paradis ait quelque chance d'influencer les conduites de nos contemporains. Ce divertissement intellectuel plat une lite, mais peut-il convaincre des fanatiques ? Le remde est-il la hauteur du mal ? La leon d'Ibn Khaldn est plus longue et tout le mrite revient Claude Horrut de l'avoir parfaitement soulign. D'abord il nous rappelle que les ples de valeur d'une culture leur sont spcifiques et que les mots pour les dsigner ne se coulent pas aisment dans notre vocabulaire. La comprhension de l'Autre musulman, de sa socit, passe par l'acceptation de ses propres mots, sans chercher leur donner une traduction : tel est le cas de lasabiyya , dont il faut dcrire tous les sens avant de comprendre son rle de charpente de la socit islamique, ce concept pouvant expliquer le fonctionnement du monde [p. 12] arabe d'aujourd'hui, ses solidarits tribales, son sens de l'honneur, sa violence ractive aussi. En dressant un portrait comprhensif de ses structures sociales, Ibn Khaldn ouvre une voie sociologique non prime. Mais est-ce l tout son mrite ? Ce savant aventureux peut-il dpasser le XIVe sicle qui semble le retenir dans la poussire de cette poque obscure ? En fait le vrai dbat se rvle ici. Il n'y a pas de modernit , quoi qu'en pensent les doctrinaires qui croient avoir invent un nouvel univers au moment o naissait la philosophie des Lumires. Nous avons retourn le monde thologique, invers ses valeurs, sans comprendre que nos propres ides ne sont que le reflet dform d'une culture engloutie et occulte. Car le combat entre foi et raison est toujours de saison ; faute d'une distance sceptique vis--vis de nos valeurs contemporaines, faute de cette ironie jubilatoire qui sme le doute parmi les tenants des certitudes, la crdulit anesthsiante l'emportera sur l'intelligence. Or Ibn Khaldn appartient cette famille d'intellectuels qui veut aller plus loin, dpasser les bornes, dcider si le monde est clos par une prophtie ou si l'incessante mtamorphose va se poursuivre. Guetteur, scrutateur du haut des remparts de la foi islamique, il examine l'horizon. Il y dcouvre la flamme et la cendre du pouvoir. cette occasion, il nous dlivre un message de sagesse et de raison : essayer de comprendre l'emportera toujours sur la vanit des conqutes.

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C'est en suivant Claude Horrut dans sa qute que nous pourrons sentir nouveau les parfums des jardins de l'Alhambra, couter le rcit du conteur se mler au murmure des fontaines, clbrer l'Arabie heureuse, dpasser les stratagmes et la violence des mchants, renverser les murailles de sottises que les ignorants, qui sont de tous les temps , eux aussi, s'acharnent construire.

Jean-Louis MartresProfesseur de science politique l'Universit Montesquieu de Bordeaux

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INTRODUCTION

Cherchez le savoir quand mme cela serait en Chine HadthRetour au sommaire

L'uvre d'Abd-ar-Rahmn Ibn Mohammad Ibn Khaldn al-Hadrami (13321406) est constitue d'une somme divise en trois livres 1 , laquelle l'historien musulman a donn pour titre Kitab al Ibar, ou Livre des exemples. Lampleur du champ d'analyse a conduit ses premiers traducteurs parler d'histoire universelle. Depuis, la plupart des analystes s'accommodent de ce titre. Histoire universelle, donc, que les circonstances ont conduit son auteur apprhender principalement par des recherches sur le Maghreb. Dans la premire moiti de sa vie, il est au service des princes qui gouvernent en Tunisie, au Maroc, en Algrie et en Andalousie. Il en profite pour mettre au point ce qui va devenir le livre III du Kitab. Cet ouvrage d'historiographie couvre une priode allant du VIIIe au XIVe sicle : sans le travail exceptionnel ralis par Ibn Khaldn, des pans entiers du pass maghrbin nous seraient inconnus. Dans ces deux mille pages du livre III traduit par le baron de Slane au XIXe sicle, on dcouvre ce qu'Ibn Khaldn retenait des faits sociopolitiques et religieux. Il nous entrane dans une approche de l'histoire du Maghreb centre sur la vie des princes, leur gnalogie, leur comptition pour le pouvoir, leurs querelles et leurs alliances. Le rcit s'inscrit dans le genre du tarikh (historiographie arabe), que son auteur cherche rformer afin de mieux prendre en compte le milieu physique et humain, [p. 14] les richesses, les affrontements tant idologiques que religieux, la religion tant considre comme un instrument que les princes utilisent pour conqurir le pouvoir et s'y maintenir.1

Le titre en entier est Kitab al Ibar wa diwan al mubtada wa l Khabar idi ayyam l Arab wa lAdjm wa l Berber, wa men asarahim lmin dhawi as sultan al akbar, ou Livre des exemples. Origine et histoire des nations du monde arabe et des peuples trangers. De l'histoire des Berbres et des grandes dynasties qui leur sont contemporaines (in Les Prolgomnes d'Ibn Khaldn, traduits en franais et comments par M. de Slane, Paris, Paul Geuthner, 1934, t. 1, p. 11). Face un titre aussi long, les traducteurs l'ont abrg dans une version assez littrale chez Abdesselam Cheddadi : Le Livre des exemples, Paris, La Pliade, Gallimard, 2002, t. 1, 1559 p (t. 2 annonc) ; ou Discours sur l'Histoire universelle, Al Muqaddima, Thesaurus chez Vincent Monteil, Paris, Sindbad, 1997, 1132 p.

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cette histoire rgionale s'ajoute celle gnrale de l'origine des civilisations, de leur dveloppement, ainsi que de leur disparition, qui fait l'objet du livre II. Celle-ci part de rcits sur le Dluge et No, repris des livres saints judochrtiens. Elle tient compte de la csure fondamentale que reprsente la Prophtie islamique du VIIe sicle. C'est ainsi que, traditionnellement, les historiens orientaux et maghrbins structurent l'histoire. Il y a donc pour Ibn Khaldn les civilisations prislamiques et les civilisations du temps de l'islam. Le livre II du Kitab, pour cette raison, relve autant d'une histoire religieuse que profane. Il reconnat ne pas l'avoir suffisamment matrise par manque de documentation et de contacts avec le monde savant oriental 1 . Laveu de sa dception, on le trouve dans ce propos, crit la fin de sa vie : Je n'ai pas trouv ce que je cherchais. Bien qu'inachev, le livre II n'est pas dpourvu d'intrt, car il fixe le cadre dans lequel Ibn Khaldn entendait apprhender l'histoire universelle. La problmatique du changement et du sens de l'histoire est prsente tant dans sa lecture de l'histoire prislamique que dans celle du temps de l'islam. Dans cette plage du dveloppement des civilisations, au lieu de conserver l'histoire fige par la Prophtie, Ibn Khaldn la projette dans les turbulences de la vie, lorsque les empires et les dynasties naissent, progressent, mais aussi prissent. Quand on le compare aux autres historiens arabo-musulmans de son poque, il peut apparatre comme un novateur qui produit une histoire au sens moderne du terme 2 . Lhistoire, il la peroit dans un continuum, avec comme point de dpart la cration du monde (nous sommes tous des fils d'Adam) et comme fin le Jugement dernier 3 . Ainsi conu, son projet ne pouvait tre voisin de celui des grands historiens arabes qui ont invent l'histoire universelle, tels Tabar ou Mas'udi. Chez ces derniers, la Prophtie, au VIIe [p. 15] sicle, reprsente de faon tlologique l'histoire dans son aboutissement. Avant elle, tout concourait sa ralisation. La Rvlation ayant surgi, tout dsormais n'existe que par rapport elle. Elle devient le rfrent qui guide, mais, en mme temps, interdit tout monde alternatif. Lhistoire se trouve alors fige aussi bien en tant que science, que comme vcu des hommes. Tout ne se conoit que dans un continuel rapport l'ge d'or de la Prophtie et sa Loi rvle, le Coran 4 . l'inverse, chez Ibn1

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Pour crire cette histoire-monde , qui tait son projet, Ibn Khaldn comptait beaucoup sur l'Orient o il sjourne dans la seconde partie de sa vie (1382-1406). Mais, fix au Caire, pour des raisons la fois matrielles et professionnelles, il ne peut gure voyager ni jouir d'un statut qui lui aurait permis d'aller plus avant dans sa recherche. Cf. Yves Lacoste, Ibn Khaldn. Naissance de l'Histoire, pass du tiers-monde, Paris, La Dcouverte, Syros, 1998, 267 p. Le propos d'Ibn Khaldn est plac en exergue du Tome I de Peuples et nations du monde, par Abdesselam Cheddadi. La phrase exacte est : plus dun trait distingue les hommes les uns des autres ; il n'en est pas moins vrai qu'ils sont tous des fils d'Adam , in Ibn Khaldn, Peuples et nations du monde, Extraits des Ibar, traduit de l'arabe et prsent par Abdesselam Cheddadi, Paris, Sindbad, 1re d. 1986, Actes Sud, 1995, t. 1, 266 p. ; t. 2, 403 p. Sur le statut de l'histoire en culture arabo-musulmane, cf. Abdallah Laroui, Islam et Histoire, chaire de l'IMA, Paris, Albin Michel, 1999, 165 p.

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Khaldn, l'histoire est certes religieuse, mais elle est aussi profane. Cette dernire bouge, tandis que la premire reste fixe. Ainsi dlivr de toute contrainte mthodologique et de tout interdit religieux, Ibn Khaldn peut porter son regard sur les hommes en socit. Dans l'ge de la maturit, retir dans un endroit propice la mditation (Ibn Salama dans le Sud algrien), il rdige le livre I qui le consacre grand doctrinaire des ides politiques. Il y expose sa thorie politique en culture islamique, observe les structures socioconomiques du temps et se livre - il est aussi enseignant une pistmologie des sciences en ce que celles-ci ont d'universel et de spcifiquement arabe ou maghrbin 1 . Le livre I, ou Muqaddima, prsent par son auteur la fois comme une introduction (d'o le titre de Prolgomnes chez de Slane), et comme une synthse des savoirs, revt une dimension analytique, mthodologique et pistmologique prdominante. Les mille pages de l'ouvrage constituent un vritable trait de science politique de facture aristotlicienne. L'rudit nous dit avoir construit son trait sur un plan original o sont successivement examins l'essor des civilisations dans la socit nomade (al umrn al badaw), l'invention des premires forces politiques (wazi, mulk, sultn), puis le passage la socit sdentaire et urbaine (lumrn al hadar). Celle-ci marque un apoge avec la fondation de dynasties, prestigieuses dans un premier temps mais condamnes ensuite disparatre pour laisser place d'autres, tout ceci sur fond gnral d'anmie du corps social sdentaire, tandis que de nouvelles forces vives, solidarises par une forte 'asabiyya (esprit de clan), affirment leur droit renverser le pouvoir en place et commander leur tour 2 . [p. 16] Ces trois livres des Ibar ont fascin la recherche occidentale et arabomaghrbine partir des ditions ralises depuis le XIXe sicle. Jusqu'alors, on connaissait cette uvre en Orient et au Maghreb, mais elle n'tait accessible qu' travers des copies des manuscrits originaux dposs par l'auteur en son temps Tunis, Fs et au Caire. Aujourd'hui, en dehors des ditions en arabe, on peut lire le Kitab al Ibar dans de nombreuses traductions. Pour le livre I, ou Muqaddima, celle de Vincent Monteil, en franais, est la plus utilise comme, en anglais, celle

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Sur le lieu o Ibn Khaldn crivit, entre 1374 et 1378, la version dfinitive du Kitab al Ibar, cf. Jacques Berque, Ibn Khaldn et les Bdouins , in Maghreb, Histoire et Socits, Paris, SNED Duculot, 1974, p. 48-64. Chez Ibn Khaldn, ces forces vives viennent de lumrn al badaw (la socit nomade) o se sont conserves les valeurs nobles, positives, et en particulier lasabiyya, qui donne au combattant envie d'en dcoudre avec courage. Tandis que dans la socit sdentaire et urbaine, la bassesse de comportement a fait place la noblesse. Plus personne n'entend se battre pour la dynastie en place, qui sombre progressivement, faute de combattants pour la dfendre. Dans la socit nomade, qui part la conqute du pouvoir, se manifestent comme premires formes politiques, le wazi (pouvoir personnalis), le mulk (pouvoir royal institutionnalis), le jh (pouvoir de classe) et le sultn (pouvoir administratif et gouvernemental).

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de Franz Rosenthal 1 . Le livre II est partiellement traduit en franais par Abdesselam Cheddadi, sous le titre Peuples et nations du monde 2 . Quant au livre III, qui couvre sept sicles d'histoire maghrbine, le baron de Slane est le seul l'avoir intgralement traduit en franais. l'dition originale introuvable, se sont ajoutes de nombreuses rditions, dont la dernire, publie en 1999 3 . Nous avons pu consulter, la bibliothque de l'Institut du monde arabe, Paris, des ouvrages faits pour partie de commentaires et pour partie de morceaux choisis. Dans les traductions franaises, signalons celle d'Abdesselam Cheddadi qui a pour titre Le Livre des exemples 4 . Luvre d'Ibn Khaldn a donc t investie par de nombreux commentateurs, commencer par les traducteurs, lesquels, dans des introductions souvent fort longues et savantes, fournissent au lecteur leurs propres analyses. Les commentateurs sont surtout occidentaux, dans un temps qui va de la dcouverte de l'uvre, au dbut du XIXe sicle, jusquau dbut du XXe. En Allemagne, en Espagne, aux tats-Unis, en France, en Grande-Bretagne, en Italie, Ibn Khaldn intresse les politologues, les conomistes et les sociologues. Les chercheurs maghrbins et orientaux se sont quant eux penchs sur son uvre ds le dbut du XXe sicle et ont fait merger de nouvelles problmatiques, notamment sur sa1

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Ibn Khaldn, Discours sur l'Histoire universelle, Al-Muqaddima, traduit, prsent et annot par Vincent Monteil, Paris, Sindbad, 3 vol., 1re dition, 1967 (2e dition de 1997 utilise en rfrence Muq. dans notre dveloppement). La traduction en anglais de Franz Rosenthal a pour titre, Al-Muqaddima, an Introduction to History, Princeton, Princeton University Press, 3 vol., 1958, rdition en 1967. Ibn Khaldn, Peuples et nations du monde, op. cit. (notre rfrence Peuples, dans les dveloppements qui suivent). Ibn Khaldn, Histoire des Berbres et des dynasties musulmanes de l'Afrique septentrionale, traduit de l'arabe par le baron de Slane, Paris, Paul Geuthner, 1999 ; t. 1, Des Arabes mostadjem aux princes aghlabides, 452 p. ; t. 2, Les Dynasties ziride, hammadite, almohade, hafside et autres chefs indpendants, 605 p. ; t. 3, La Dynastie hafside, les Beni Ahd el Ouad, 507 p. ; t. 4, Les Beni Mern, Table gographique, Index gnral, 628 p. On doit de Slane la traduction de la Muqaddima qui a longtemps fait autorit sous le titre Les Prolgomnes d'Ibn Khaldn. La rdition de 1934 est en trois volumes, Les Prolgomnes d'Ibn Khaldn, traduits en franais et comments par de Slane, prface de Gaston Bouthoul, Paris, Paul Geuthner, 1934, t. 1, 486 p., t. 2, 493 p., t. 3, 573 p. Ibn Khaldn, Le Livre des exemples, I, Autobiographie, Muqaddima, texte traduit, prsent et annot par Abdesselam Cheddadi, Bibliothque de la Pliade, Gallimard, 2002, 1559 p. Sous forme de morceaux choisis, prcds de longs commentaires, on peut retenir, en franais, trois ouvrages : - Ibn Khaldn, Les Textes sociologiques de la Muqaddima, 1375-1379, classs, traduits et annots par Georges-Henri Bousquet, Paris, Marcel Rivire, 1965, 186 p. - Georges Labica et Jamel Eddine Bencheikh, Le Rationalisme d'Ibn Khaldn, Alger, Hachette, 1965, 207 p. - Georges Surdon et Lon Bercher, Recueil de textes de sociologie et de droit public musulman contenus dans les Prolgomnes d'Ibn Khaldn, choisis et traduits, texte arabe et traduction franaise en correspondance, Alger, Imprimerie officielle, 195 1. On peut consulter, en anglais : - Charles Issawi, An Arab Philosophy of History, Selection of the Prolegomena of Ibn Khaldn of Tunis (1332-1406), traduit et arrang, Princeton, N. J., The Darwin Press, 1987, 191 p.

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place dans l'histoire culturelle et scientifique du monde arabo-musulman. L'ouvrage d'Ahmed Abdesselem, Ibn Khaldn et ses lecteurs 1 , nous offre une excellente analyse de ces diffrents apports. Plus prs de nous foisonnent les ouvrages faits partir de communications dans des rencontres universitaires qui apportent une [p. 17] varit de points de vue. En France, Yves Lacoste, reprenant en partie une thse soutenue Alger en 1962, a contribu classer Ibn Khaldn dans la catgorie des grands penseurs du monde arabo-musulman 2 . Lintrt pour cet auteur redcouvert s'est traduit aussi par la soutenance de nombreuses thses universitaires. Des colloques nationaux ou internationaux ont t organiss par les gouvernements, divers articles publis dans les revues scientifiques. On en trouve chez Walter J. Fischel la rcapitulation la plus complte jusqu'aux annes soixante-dix. partir de cette date, les recherches sont assez bien rpertories dans les bibliographies des ouvrages parus ultrieurement 3 . Les trois livres du Kitab al Ibar sont accompagns d'uvres complmentaires qu'Ibn Khaldn crivit dans diffrents contextes. Le plus important est le Tarif, ou Autobiographie. Quelques passages sont effectivement de caractre personnel. Mais, pour l'essentiel, on y dcouvre ce que l'on peut appeler des morceaux choisis de la pense khaldnienne 4 . Ibn Khaldn a crit d'autres textes qui ne nous sont pas parvenus, que mentionne un ouvrage d'Ibn al-Khatb, son contemporain, vizir du royaume nasride de Grenade : 1

un commentaire sur al Burda, pome la gloire du Prophte, compos par El Buayri ; des abrgs de la plupart des ouvrages composs par Ibn Rushd (Averros) ; un trait de logique ; un abrg des ouvrages du grand penseur ash'arite Fakr ad-dn arRzi ; un trait d'arithmtique ;

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Ahmed Abdesselem, Ibn Khaldn et ses lecteurs, prface d'Andr Miquel, Paris, Collge de France, Essais et Confrences, PUF, 1983, 197 p. Yves Lacoste, Ibn Khaldn. Naissance de l'Histoire, pass du tiers-monde, op. cit. Walter J. Fischel, Ibn Khaldn in Egypt, His Public Functions and his Historical Research. A Study in Islamic Historiography, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1967, 233 p. Cette autobiographie est traduite par de Slane au XIXe sicle et a servi de rfrence de nombreux travaux. Mais la traduction a t ralise partir d'une version arabe qui n'est pas des meilleures. Aujourd'hui, nous disposons de la version arabe mise au point en 1951 par Mohammed Ibn Twit al Tanji. Elle est considre comme la plus fidle l'original et c'est partir d'elle que Abdesselam Cheddadi a traduit en franais le Tarif : Ibn Khaldn, Le Voyage d'Occident et d'Orient, autobiographie, prsent et traduit de l'arabe par Abdesselam Cheddadi, Paris, Sindbad, 1re dition, 1980 ; 2e dition, Actes Sud, 1995, 318 p. (Notre rfrence Tarif dans les dveloppements qui suivent).

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des commentaires sur les principes fondateurs de la jurisprudence 1 .

Dans le domaine de la thologie, on attribue Ibn Khaldn le Shifa al Sal, que son traducteur Ren Prez a fait paratre sous le titre La Voie et la Loi 2 . Il s'agit d'une controverse religieuse sur le cheminement que doit suivre le murid (novice) pour atteindre l'tat de batitude : peut-il se diriger lui-mme, ou a-t-il besoin d'un guide spirituel (ou shaykh) ? Cette question, dans les annes 1370, agitait [p. 18] les cercles religieux d'al-Andalus, tel point que les autorits en islam Fs furent saisies pour trancher cette interrogation. Nous n'exploiterons pas cet ouvrage : Ren Prez, qui est dominicain et a longtemps sjourn au Maroc, a fait prcder sa traduction d'une centaine de pages fort savantes ce sujet. Nous retiendrons seulement que le Shifa al Sal nous rappelle qu'Ibn Khaldn tait aussi un prdicateur-thologien trs avis. Dans la famille de l'islam, il appartient au sunnisme malkite, dominant au Maroc. Mais sa proximit de l'cole ash'arite est certaine 3 . Que peut-on dire du fond de la pense d'Ibn Khaldn ? Au terme de la lecture de son uvre, et pas seulement au regard de la seule Muqaddima, il apparat comme un esprit au savoir encyclopdique, qui s'inscrit dans la tradition des lettrs du califat de Cordoue. Ceci ne nous surprend pas car ses tudes se sont droules Tunis et Fs, de 1340 1355. Il termine sa scolarit vingt-trois ans. Dans ces deux cits du Maghreb, se sont rfugies la plupart des familles refoules d'une Andalousie rduite une peau de chagrin autour du royaume nasride de Grenade. Les plus dous des Andalous, qui brillent par leur savoir, appartiennent au corps des hauts fonctionnaires et des savants des royaumes hafside ou mrinide. Ibn Khaldn affiche son origine lorsque, sur le commentaire d'une sourate, il argumente partir de la linguistique, de la grammaire et de ses connaissances dans les diverses sciences traditionnelles ou philosophiques. Ds son arrive Fs, en 1353, le sultan Ab Inan le nomme son conseil scientifique (Tarif, 75). Sa vie durant, il sera avant tout un savant pntr de la culture d'alAndalus. Aussi n'est-il pas tonnant que l'uvre scientifique labore par un homme engag dans son sicle nous interpelle aujourd'hui plus que jamais. Luvre qui, du point de vue disciplinaire, fait apparatre son auteur d'abord et avant tout comme un producteur de tarikh, avec ceci de particulier, qu'au XIVe sicle, celui1 2

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In de Slane, Les Prolgomnes d'Ibn Khaldn, op. cit., p. XCIV. Ibn Khaldn, La Voie et la Loi, ou le Matre et le Juriste, (Shifa al S'il li tandhib al masa'il), traduit de l'arabe, prsent et annot par Ren Prez, Paris, Sindbad, 1991, 308 p. Lash'arisme est une cole de thologie qui cherche concilier foi (kalam) et raison (falsafiyya). Al-Ash'ar (874-935), son fondateur, prne un juste milieu en tout (iqtisd). Parmi ses disciples, Al Rzi, dans une dmarche trs personnelle, puise dans les diffrents courants thologiques. C'est un esprit profondment religieux, mais qui tient rester libre de son jugement. Ibn Khaldn est assez proche de cette attitude dans son rapport tant aux savoirs religieux que profanes.

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ci veut, avec quelques contemporains, sortir l'historiographie arabo-andalouse et maghrbine de son immobilisme, de ses erreurs, quand ce n'est pas de sa mdiocrit enlevant toute [p. 19] valeur scientifique ou thologique aux analyses proposes. Il souhaite ainsi moderniser l'approche du fait historique, tant religieux - car en ce domaine, tout n'est pas couvrir du label de la Rvlation ou des paroles du Prophte - que profane - l'histoire de 1'umrn (socit des hommes). Mais c'est Ibn Salama qu'Ibn Khaldn prend son envol. Le moment o il se met rdiger est celui de sa maturit intellectuelle. Il a quarante-trois ans, vit en famille sous la protection d'un prince respect, tant des Mrinides que des Abdelwadides. Il rside alors en pays Amazigh, prs de Tiaret, dans le Sud algrien. Il prcise ce propos : C'est l que je commenai la rdaction de mon ouvrage et que j'en achevai l'Introduction [Al Muqaddima] ; je conus celle-ci selon un plan original qui me fut inspir dans la solitude de cette retraite : mon esprit fut pris dans un torrent de mots et d'ides que je laissai dcanter et mrir pour en recueillir la substantifique moelle (Tarif, 142). La Muqaddima dpasse le genre introductif C'est pourquoi le titre de Prolgomnes retenu par de Slane reste discutable, mme si, pendant longtemps, il a contribu identifier l'apport khaldnien la thorie politique. Dans les analyses que les trois livres nous proposent, Ibn Khaldn est la fois politologue, conomiste, sociologue, anthropologue, juriste-thologien, mais aussi philosophe de l'histoire et de la culture. Celle-ci est le point fort de son uvre. Vritable synthse des savoirs andalous en sciences sociales, sa pense se nourrit de nombreux enseignements reus de ses matres qu'il a enrichis de sa rflexion et de ses observations personnelles. Nous sommes en prsence de 1'uvre d'un doctrinaire auquel des penseurs contemporains comme Toynbee, par exemple, prtent un gnie de l'histoire. Sans tomber dans un anachronisme acadmique selon lequel Ibn Khaldn annoncerait la fois Marx et Hegel, Comte, Durkheim ou d'autres, il est intressant d'approfondir la vision du monde khaldnienne dans sa pertinence actuelle 1 . Tout en relevant les limites que constitue la lacisation inacheve de sa pense, en raison de sa foi islamique [p. 20] du XIVe sicle, nous devons apprcier comment ce penseur culturaliste , pour qui l'apprhension du divin constitue un degr lev de civilisation, rend compatible religion et raison. Est-il possible de le ranger encore parmi les penseurs matrialistes , comme le proposent certains membres des milieux fondamentalistes qui veulent le discrditer ?

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Cf. L'argumentation de Robert W. Cox, in James N. Rosenau et Ernst Otto Czempiel (dit.), Government without Government : Order and Change in World Politics, New York, Cambridge University Press, 1992, p. 132-159 : Toward a post hegemonic conceptualisation of world order : reflexions on the relevancy of Ibn Khaldn .

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Du point de vue sociologique, les prescriptions religieuses forment un ensemble de rgles, de comportements, que les membres de la communaut reconnaissent. Le Coran, dans cette perspective, est le code de conduite de la cit islamique, sur le plan religieux et non religieux. Jamel Eddine Bencheikh, dans l'Encyclopaedia universalis, note que la religion se situe bien pour Ibn Khaldn la dimension de son histoire universelle. Il la considre dans les diffrents moments du cycle civilisationnel et prcise qu' chaque phase de l'volution sociale correspond un type de comportement religieux 1 . Mais avec la Rvlation mohammadienne apparat un lment nouveau : la certitude du vrai, puisque la prescription est la parole de Dieu, transmise son Prophte, qui lui-mme l'a communique sa communaut (umma islamique). Encore faut-il que les hommes comprennent le vrai sens de la prescription coranique et des paroles du Prophte (hadths). Ibn Khaldn demande une application rflchie de la prescription religieuse : qu'est-ce que Dieu a bien voulu nous dire dans cette sourate ; qu'est-ce que le Prophte a voulu signifier par tel hadth ? Nous a-t-on bien transmis ses prescriptions travers le temps qui a spar la Rvlation (au VIIe sicle) et leur transcription en arabe ? tre soumis reste un impratif musulman, mais encore faut-il que ce soit au Vrai. C'est la proccupation fondamentale d'Ibn Khaldn d'aller en tout domaine vers le vrai. Seuls les savants en sont capables. Rien n'est plus dangereux que les faux savants , car ils deviennent trs vite des faux prophtes , comme le montre aujourd'hui l'islamisme fondamentaliste. La science du religieux ou celle du profane reprsente explicitement pour Ibn Khaldn, nous le [p. 21] verrons, la marque suprme de la civilisation. L'heure des faux prophtes annonce selon lui la dcadence. L'historien musulman dploie un savoir religieux qui lui vient du sunnisme malkite et de l'ash'arisme. Cela le conduit faire place la dmonstration rationnelle, attitude qui a passablement troubl les traditionalistes borns qui dominaient alors en Occident arabe, tant Fs qu' Tunis. Mais dans un cadre thologique trs orthodoxe (o il glisse parfois sa petite ide personnelle , comme le note justement Nassif Nassar), Ibn Khaldn demande explicitement une application par tous de la vraie Loi dans l'islam, seule voie du salut individuel et du salut collectif 2 . Les peuples qui n'ont pas entendu le message de la Prophtie, ou qui, aprs l'avoir entendu, l'ignorent, sont condamns sortir de la civilisation et revenir leur tat de sauvagerie initial. C'est la fin pour eux ! Les exemples, dans l'histoire, sont nombreux. Ibn Khaldn inscrit ainsi l'histoire de l'humanit, non dans un temps dont la Prophtie au VIIe sicle serait le point d'orgue (la fin de l'histoire), mais dans une marche vers le progrs ou la rgression. De ce point de vue, il propose une vision dialectique du changement : un moment de son histoire, la civilisation dcline,1 2

Encyclopaedia universalis, article Ibn Khaldn, Jamel Eddine Bencheikh, p. 700-701. Nassif Nassar, La Pense raliste d'Ibn Khaldn, PUF, p. 20.

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tandis que se manifestent de nouvelles dynamiques civilisationnelles, appeles elles aussi connatre un jour la dcadence. Les forces du changement (tabaddul) crivent des pages nouvelles de l'histoire l'instar de l'Empire arabe qui succda aux Perses et domina le monde pendant sept sicles avant de s'affaiblir avec le temps. Il en fut de mme des Turco-mongols, qui purent venir bout de ce qui restait du califat et de la puissance arabe elle-mme (ce fut en 1258 la chute de Bagdad). En raliste, Ibn Khaldn dresse ce constat : Le rgne des Arabes passa son tour, avec leur pope [ayyam] et les premires gnrations [aslaf] qui avaient forg leur puissance et fond leur empire. Le pouvoir passa aux mains d'trangers non arabes [ajam] comme les Turcs en Orient, les Berbres [Barbar] en Occident, et, avec eux, des nations entires disparurent, des institutions et des usages changrent. On oublia leur gloire et leur histoire s'effaa (Muq., 43). [p. 22] Il s'agit l d'un mouvement inexorable qui concerne tous les peuples, toutes les civilisations. Histoire en mouvement, donc, o se mlangent la Volont divine et la dynamique sociale : nous nous trouvons l'ore d'une discipline historienne au sens moderne du terme. D'autant que, pour la priode prislamique, la connaissance des faits est apporte par les livres saints des trois religions monothistes et les savoirs euromditerranens. Pour la priode ouverte par la Prophtie, une autre page de l'histoire s'crit, marque par l'essor de nouvelles civilisations, mais aussi par leur disparition. Ici, Ibn Khaldn emprunte au tarikh arabo-musulman l'essentiel de ses informations, notamment pour l'histoire religieuse. Mais cet emprunt s'arrte aux faits. Car d'un point de vue mthodologique, sa dmarche est bien singulire. De la Cration au Jugement dernier venir s'crit l'histoire des hommes. Il pense en avoir trouv le cadre de comprhension partir de sa problmatique des quatre ges des Arabes expose dans le livre II des Ibar (Peuples, 137-461). Ces quatre priodes (type concret d'analyse) sont en quelque sorte la matrice sur laquelle les peuples faonnent leur destin, dans une course o les points de dpart dpendent de la volont de Dieu, mais o le droulement connat des pripties qu'introduisent le milieu humain et la nature des choses (Muq., 42). Ibn Khaldn arrte ainsi sa mthode d'approche du fait civilisationnel. Quels que soient le peuplement, la dynastie, l'tat, la principaut, l'Empire ou la communaut tribale qu'il analyse, le cadre d'apprhension reste le mme : la naissance, l'adolescence, la maturit et la mort. Ce qui pourrait laisser penser que son analyse relve d'une vision anthropomorphique. Ces quatre ges projettent, finalement, ceux de la vie des hommes. Ibn Khaldn dgage cette matrice de son esprit la fois rationnel et religieux. Si le cycle quatre temps a la force d'un thorme appliqu la science sociale et historique, peut-tre est-ce parce que la vie de l'homme, des hommes, passe par ces quatre phases. Il est dans le dessein de Dieu que les choses soient ainsi. L se situe toute l'ambivalence. Comme le note trs justement Nassif Nassar, Ibn Khaldn avance sur beaucoup de points une conception philoso-[p. 23] phique

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qui rompt avec la tradition, mais qui reste sur beaucoup d'autres, esclave de cette tradition 1 . Le thologien se marie avec le savant en sciences rationnelles pour nous faire dcouvrir des questions nouvelles et toujours actuelles. En effet, avec la thorie des quatre ges, surgit chez Ibn Khaldn le rfrent de l'identit humaine et sociale - problme encore trs actuel. quel stade de la civilisation en sommesnous ? la veille de son effondrement ou son apoge ? Ibn Khaldn fait natre la civilisation arabe aux temps les plus reculs chez ces Arabes du premier ge, qu'il appelle al Arab al ariba (expression que Abdesselam Cheddadi traduit par Arabes arabisants ). Comme son habitude, Ibn Khaldn les dfinit partir de leur environnement physique, de leurs signes distinctifs, notamment les vtements, leurs comportements et leur mode de vie. Mais le plus remarquable est que chez eux, la langue arabe tait originelle (Peuples, 150). Il ne faut pas oublier que c'est en arabe que Dieu a communiqu avec le Prophte. Il fait remonter la premire communaut parlant arabe des temps trs anciens : Sache que la premire famille des peuples arabes aprs le Dluge et l'poque de No - sur lui la prire - est forme par les premiers Arabes, les Thamud, les Amaclites, les Tasm, les Umaym, les Jurham, les Hadramawt, et ceux qui sont apparents ces derniers (Peuples, 140). Le deuxime ge des Arabes nous met en prsence des Al Arab al musta'riba (Peuples, 150). Comme il se doit dans la vision khaldnienne du changement, les peuples concerns ont pris le pouvoir sur les prcdents (Peuples, 152). Au dpart, ils ne sont pas Arabes (il les dit ainsi Arabes arabiss ), pour la raison que voici : les caractres distinctifs, les emblmes de l'arabit, leur sont venus de leurs prdcesseurs ; il y a donc eu un changement d'tat, dans ce sens qu'ils sont passs d'un tat que leur groupe ne connaissait pas avant eux. Ce nouvel tat, c'est le fait de parler arabe (Peuples, 150). La fin de ce deuxime ge des Arabes arabiss correspond la priode abrahamique. Abraham est le Patriarche qui ouvre le grand changement en se convertissant au monothisme 2 .

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Ibid., p. 48. Abraham, reconnu comme anctre commun par les trois religions du Livre, reut la Rvlation de Dieu en Msopotamie, o il faisait patre ses troupeaux. Alors qu'il dsesprait d'avoir un fils de sa femme Sarah, tout juste centenaire, il s'tait rapproch de la servante Agar et en eut, divine surprise, un de chacune, Isaac et Ismal, car Dieu avait prvu que les choses soient ainsi. Pour prouver Abraham dans sa foi, il demanda le sacrifice d'Isaac, fils de Sarah, ou d'Ismal, c'est selon. Et c'est au moment o Abraham porte son couteau sur le cou de son fils docile que Dieu retient sa main et lui dit : un blier, a me suffit. En commmoration de cet vnement mythique qui remonte deux mille ans, dans le monde islamique, chaque famille est tenue, le jour de l'Ad, de sacrifier un mouton ; et plus il est gros, mieux c'est, avec ceci qu'il doit tre en bonne sant. C'est pourquoi il est recommande de

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[p. 24] Le troisime ge est celui d'Ismal et de sa descendance. Selon la prdiction divine, Abraham eut par Ismal une nombreuse descendance qui fut le fer de lance de l'pope arabe. Comme le souligne Abdesselam Cheddadi, le troisime ge occupe une large place dans le livre II des Ibar (Peuples, 283). Il commence avec Ismal, pour se terminer avec la chute de Bagdad et la fin du califat en 1258 1 . Il couvre donc l'histoire des Quraysh et leur contrle de la Kaaba, la naissance de l'Envoy de Dieu ; les difficults qu'il eut se faire reconnatre La Mecque ; les premiers califats ; puis les Omeyyades, auxquels succdrent les Abassides, dont le sort fut de disparatre, selon la coutume de Dieu (Peuples, 421). L'historien passe alors au quatrime ge, celui des peuples arabes qui ont perdu leur arabit en plongeant dans la dcadence et l'tat servile. Ce sont les al Arab al Musta Jama . Les Arabes de cette gnration (post-califale) ont eu tendance se dsarabiser. La puret de la langue parle est ici le critre de la plus ou moins grande dsarabisation (Peuples, 424). ceux qui lui reprochent de ne retenir dans son mode d'apprhension de l'histoire prtendue universelle que le peuple arabe, Ibn Khaldn rpond : Si nous avons accord aux Arabes plus de soin qu'aux autres Nations, c'est cause du grand nombre de leurs gnrations et de l'tendue de leur pouvoir (Peuples, 142) . Dans l'ensemble, il est assez satisfait de ce que cette grille de lecture de l'histoire lui permet de dcrypter. Ceci n'est pas surprenant si l'on tient compte de l'poque o l'auteur crit (le XIVe sicle) et de son cadre culturel d'appartenance. Jamais le tarikh arabo-musulman n'avait en fait atteint une prsentation formelle et substantielle aussi clairante. En un temps o la socit arabo-musulmane, tant au Maghreb o il vit jusqu' cinquante ans, qu'en gypte o il enseigne ensuite dans les institutions religieuses (kanakah), notamment la mosque al Azhar au Caire, est fortement sous l'emprise du religieux (ainsi qu' Jrusalem comme elle l'est encore actuellement), Ibn Khaldn n'a pas cherch introduire une pense matrialiste en islam, [p. 25] mais une pense raliste et critique : ce qui est fort diffrent 2 . Son ralisme le conduit considrer que les hommes sont placs par Dieu dans une alternative entre salut et damnation, selon leur rapport au bien et mal. La voie du bien passe par une totale soumission la Prophtie. Ce chemin, il est possible aux hommesl'acheter quelque temps avant, de bien le nourrir, de s'assurer de son tat. Dans une similitude avec le geste abrahamique, c'est au pre de famille qu'incombe le rituel du sacrifice. Sur l'instance de Sarah, mre d'Isaac, Abraham avait d se sparer de la servante Agar et de son fils Ismal ; la cohabitation posant problme, apparemment l'ensemble des parties concernes. Agar, avec son fils, se retrouvrent dans le dsert, au bord de l'puisement. Alors un ange apparut, indiquant la mre une source. Adopt par une tribu arabe avoisinante, Ismal contribua, selon la Tradition, la construction des sites religieux de La Mecque. Cf. Nassif Nassar, La Pense raliste d'Ibn Khaldn, op. cit.

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de le parcourir seuls. Mais cette capacit n'est le privilge que de quelques-uns. Aussi est-il plus sage de prendre un guide, en particulier un savant en science religieuse (naqli) qui permet de mieux se conformer aux prescriptions du Livre, pas toujours faciles comprendre pour le commun 1 . Dans la cosmogonie khaldnienne, tout est dans l'Unit et se trouve ramen Dieu. L'historien musulman affirme : Du monde minral au monde des hommes, au monde divin, tout est dans un acte crateur unique (Muq., 685). Il crit encore : Au-dessus de l'univers de l'Homme se trouve le monde spirituel. On en dduit l'existence de l'influence qu'il exerce sur nous, en nous inspirant la perception et la volont. Les essences de ce monde spirituel sont perception pure et intellect absolu : c'est le monde des Anges (Muq., 685). La relation entre le monde des hommes et le monde divin est assure par les prophtes, qui seuls peuvent par observation directe (Shabada) voir sans risque d'erreur ou de fausse interprtation les choses caches. La vrit est ici de caractre essentiel (Muq., 685). Quand Ibn Khaldn aborde la sphre du divin, Dieu apparat dans sa toute Puissance et son Essence unifiante : Or la Puissance divine est celle qui embrasse tout, sans restriction. C'est elle qui s'est rpandue en toutes choses, gnrales ou particulires, qui les renferme et les comprend dans tous leurs aspects d'apparition comme d'occultation, de forme comme de matire. En somme, tout est un [al kullu whid], c'est--dire que tout revient l'Unit de l'Essence divine, laquelle est, en fait, une et simple (Muq., 782). La Prophtie est alors le passage oblig pour qui veut son salut. Mais elle ne saurait librer les hommes de tout effort pour comprendre ce que Dieu demande ses cra-[p. 26] tures. Il faut avoir sans cesse son esprit veill pour tablir, dans l'ensemble des comportements, tant religieux que profanes, ce que Dieu ne censurera pas, au jour du Jugement dernier.

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De la mme faon, les communauts humaines ne peuvent sortir de leur tat primitif et sauvage, que si s'affirme, en leur sein, l'obissance un chef fdrateur (wazi), annonciateur du pouvoir royal (mulk). dfaut, elles restent dans leur anarchie et sauvagerie. Pour assurer le salut collectif, il faut un chef vertueux, qui soit lui-mme respectueux des prescriptions du Coran. La umma islmiyya a alors l'espoir que Dieu la rcompense, comme il l'a promis Abraham : crotre en nombre et connatre la gloire pour toute sa descendance.

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De l la ncessit d'un examen critique lequel ne relve pas d'une rupture de la soumission , mais de sa meilleure interprtation. Car, si le croyant doit tre soumis, encore faut-il que ce soit au vrai, qui seul conduit Dieu. Ibn Khaldn pense que seul le raisonnement critique permet d'tablir le vrai. Son insistance le rappeler est justifie par l'enjeu que reprsente le salut ou la damnation. Et les savants sont ici principalement interpells, car leur mission est de conduire au vrai. Ce faisant, il place le raisonnement au cur du dispositif mthodologique du savoir profane et religieux. C'est des hommes capables de rationaliser le rel, mais aussi leur vie spirituelle, qu'il fait appel. En cela, sa pense recoupe, par certains aspects, la philosophie des Lumires en Europe, o l'homme, guid par la raison, se dirige vers le progrs matriel et spirituel 1 . Mais, ne l'oublions pas, Ibn Khaldn crit deux sicles avant le basculement du monde europen dans les temps modernes. Sa pense reste sous l'emprise du religieux. Il est remarquable que dans un milieu maghrbin ou oriental, o la position des thologiens conservateurs tait trs forte, tout en restant orthodoxe, il place la raison comme cl de la qute du Vrai 2 . Il est essentiel, crit-il, que le Vrai carte le faux et que le savoir s'impose l'ignorance. Le plus souvent, cette dernire s'accouple avec le mal, tandis que la recherche scientifique et thologique conduit au Vrai, donc au Bien et au salut. Dans une de ces phrases limpides dont il a le secret, il avance qu'il faut combattre le dmon du mensonge avec la lumire de la raison (Muq., 6). Mais en posant la question du vrai en tous domaines, Ibn Khaldn est amen rflchir sur la mthodologie de la connaissance. Il met au premier rang l'observation. Il note comment vivent les personnes, les communauts humaines de son temps, et en dgage un certain nombre d'ides qui tirent leur pertinence du rapport qu'elles tablissent avec la ralit des hommes vivant en socit. C'est pourquoi, tel Ibn Battta, son contemporain, ou Lon l'Africain au [p. 27] XVIe sicle, il aima beaucoup voyager. Ibn Khaldn a les qualits d'un observateur de terrain et, ce titre, peut prtendre l'criture sur le cadre de lumrn, c'est--dire la politique, trs prsente dans la Muqaddima. Nous sommes en prsence d'un chercheur qui compte sur l'aide des autres pour parfaire ses analyses, non sans avoir, au pralable, soumis leurs propositions une approche critique dont l'instrument de mesure reste la raison. Pour lui, on ne1

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On peut dire alors qu'au message assez pessimiste de la pense occidentale contemporaine, o l'histoire est chaos, tragdie ou absurdit, le message khaldnien est optimiste, car Dieu laisse ses cratures toutes liberts pour trouver le chemin qui leur permettra de le rejoindre. Il leur a donn pour guide la raison. Ensuite, Il lui est apparu bon de donner une Loi, par les Prophtes qui se sont succd et la plus parfaite par le Prophte Muhammad (Mahomet). Guids par la raison, applique la Prophtie, les hommes dans 1'umrn en marche (la socit) feront le bon choix. Mais de toute faon, Dieu seul jugera , dit l'auteur des Ibar. Mais ne nous trompons pas : Ibn Khaldn, mme s'il construit un trait d'union (ittisal) entre la sphre du divin et la sphre de l'humain, ne donne pas aux hommes capacit par la raison connatre l'Intellect actif, c'est--dire le monde de Dieu. C'est pourquoi il rejette la falsifa, la philosophie aristotlicienne qu'il connat par Averros (Muq., p. 904-913).

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saurait tenir pour vrai un rcit que la raison condamne. D'o l'intrt qu'il porte l'histoire (tarikh) qu'il veut dbarrasser d'invraisemblances, d'erreurs et de mensonges, trs prsents dans les crits des historiens de son poque et des temps anciens ; et ceci, quelle que soit l'autorit du penseur dans la chane des connaissances 1 . Au-del de l'histoire et de la politique, c'est l'ensemble des disciplines de la connaissance qu'Ibn Khaldn s'intresse. Il est juriste et mathmaticien, les deux comptences tant ncessaires pour tre juge des conflits au sein de la communaut. Il a pu ainsi, nous le verrons en dtail, tre investi des fonctions de grand cadi malkite au Caire, diffrentes reprises. Matre en science de la tradition (Coran, hadth), il l'est aussi dans les sciences rationnelles, la grammaire et la logique en particulier. Mais il parle avec pertinence sur l'conomie, la philosophie et les sciences de l'ducation. En tous ces domaines, sa vie durant, Ibn Khaldn parfait ses connaissances et met en valeur, ce faisant, un savoir encyclopdique. La richesse de ses analyses, tant sur le plan du contenu que de la rigueur mthodologique, vient de sa matrise d'un trs large ventail de disciplines. Il peut parler de droit, de politique, d'conomie, de philosophie, faire des ouvertures vers la psychologie, la sociologie, l'anthropologie (au sens moderne du terme, tout anachronisme mis entre parenthses). Cette capacit matriser de nombreux savoirs et les mettre en relation, fait en dfinitive d'Ibn Khaldn un penseur de la globalit. Il est vident que rien ne remplace la lecture de l'uvre. Mais l'poque o nous vivons, o la vitesse prend le pas sur la lecture approfondie, il est important de dgager une analyse centre sur l'essentiel. [p. 28] Il faut en premier lieu mettre en relation les trois livres qui forment l'uvre. Trop souvent, les analyses suggres ne reposent que sur un seul d'entre eux, n'offrant alors qu'une vision partielle et partiale de l'auteur. Tel est l'objet de notre premier chapitre qui pose la question de la place de la Muqaddima, et, par extension, celle de son articulation avec les autres composantes des Ibar. Il faut ensuite prter une grande attention l'histoire du Maghreb, telle que l'a conue Ibn Khaldn. Il est vident que son criture du tarikh est vraiment novatrice. Il ne nous semble pas que l'on puisse se poser la question du pourquoi en ce domaine. Aucune recherche n'avait investi avant lui le champ de l'histoire maghrbine, du VIIIe au XIVe sicle. Pour rendre cette histoire comprhensible, l'auteur des Ibar avance des concepts nouveaux, une mthodologie indite, ainsi que des centres d'intrt rsolument fixs sur le politique. Nous examinerons ces problmes dans un second chapitre.

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En histoire, dit-il, al-Mas'di est un grand savant. Mais ce n'est pas pour autant que l'on ne trouve pas dans son uvre des erreurs. chacun de raisonner et de dceler le faux. Et il prend deux exemples, l'arme des Isralites au temps de Mose (Muq., 12), ou les monstres marins Alexandrie, au temps d'Alexandre (Muq., 57).

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Puis nous ferons tat de l'itinraire politique d'Ibn Khaldn dans son sicle. Une approche un peu exagre de son activit en a fait souvent un condottiere port tuer pre et mre pour satisfaire sa passion du pouvoir. La ralit apparat toute autre. Les condottieres, cette poque, c'taient plutt les princes qu'il eut servir, tels Ab Inan et Ab Salim Fs, Ab Abd Allah Beja, Ab Hammu Tlemcen. Notre historien risqua, dans les sphres du pouvoir o il tait impliqu, les menaces, la dtention ou l'assassinat. Son souhait, vers la quarantaine, fut de quitter la politique et de trouver un endroit o rdiger son uvre. Cela se fit, entre 1375 et 1379, Ibn Salama. Le temps d'apporter les dernires corrections, partir de l'information qu'il put trouver Tunis o il se repositionna, il partit alors en plerinage en 1382 et, en chemin, s'arrta au Caire o il se fixa et termina sa vie. Cette priode fut riche en expriences, mais le sort s'acharna sur lui. Le quatrime chapitre s'interroge sur ce que reprsenta la priode gyptienne pour la maturation de ses ides. Le Kitab al Ibar resta dans ses proccupations jusqu' la fin de ses jours, et, pour nous donner un clairage particulier, il enri-[p. 29] chit sa biographie qui devint un livre part entire. On ne peut aujourd'hui aller la dcouverte de l'oeuvre sans prendre en considration, au pralable, les trs nombreuses tudes parues depuis sa dcouverte, au dbut du XIXe sicle. Notre souci a t de clarifier dans un cinquime chapitre les diffrentes lectures qui ont t tentes des Ibar sur presque deux sicles. Enfin, l'ordre immuable de la socit islamique termine, dans un dernier chapitre, notre approche de la pense khaldnienne, pour laquelle tout, dans le long terme, n'est finalement qu'un perptuel recommencement. Telles des vagues qui se forment dans le lointain ocan et viennent se briser sur le rivage, les civilisations naissent et meurent. Leur succession donne l'histoire universelle la dimension d'un dj vu que l'historien constate sans plus de commentaire. Manire troublante de nous interpeller ! La pense des grands doctrinaires de la philosophie et de l'histoire des ides politiques demande tre revisite rgulirement. Les derniers colloques sur Ibn Khaldn datent des annes soixante-dix et quatre-vingt 1 . Son analyse des socits, au-del de son pistm historique, est-elle susceptible de rebondir aujourd'hui ? La lecture de l'uvre khaldnienne permet de mieux comprendre le politique dans le monde arabe, celui des socits tribales islamises de l'aire prcoloniale, mais aussi, en raison des redondances de l'histoire et de la spcificit de l'arabit, celui de la modernit. La guerre civile dans les Balkans, les conflits au Maghreb et au Moyen-Orient, l'mergence mondiale de la violence fondamentaliste et du dfi terroriste, la confrontation entre orthodoxie traditionaliste, modernit laque et humanisme1

Pour les colloques en langue franaise, cf. notre bibliographie.

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dans l'islam, les rpercussions de la guerre de la coalition amricano-britannique contre l'Irak en mars 2003, sans parler de la fragilit conomique de la plupart des pays arabes, de l'tat problmatique de leur dveloppement social, ducationnel et culturel, de la faon dont certains rgimes bafouent les droits de l'homme et de la femme, tous ces faits, et beaucoup d'autres encore, lis aux retombes de la colonisation, puis de la dcolonisation, comme de la mondialisation actuelle, nous rappellent le [p. 30] devoir de dfendre une certaine conception de la science historique et de la recherche de la vrit en matire politique, qu'Ibn Khaldn a incarne en son temps. La redcouverte de cet historien islamique doit viter cependant toute rcupration abstraite l'occidentale, voire nocoloniale . Elle ne sera efficace que dans une confrontation scientifique avec les chercheurs du monde oriental qui ont renouvel l'analyse de l'intrieur. Ce dialogue constitue en tout cas un enjeu intellectuel important au moment o l'Europe retrouve une partie de ses racines en s'ouvrant vers le Sud , et o l'ancien monde romanis puis arabis, d'Alexandrie jusqu' Tolde, Narbonne, Toulouse ou Poitiers, attend une politique euromditerranenne de la part du Nord . Souhaitons que cette tude, mene par nous tant dans le monde arabe qu'en France, en suscite d'autres et encourage la connaissance directe du texte khaldnien par un large public, en particulier dans le contexte de la commmoration du six centime anniversaire de la mort d'Ibn Khaldn au Caire, en 1406.

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LA MUQADDIMA

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Les chercheurs qui fixent leur attention sur la Muqaddima (livre I) cartent gnralement, sans s'interroger, la partie historiographique et historique (livres II et III), juge sans intrt. D'autres, au contraire, ne retiennent que l'historiographie (lhistoire de l'Empire arabe d'Orient et d'Occident). Ils y trouvent une source exceptionnelle d'akhbar (rcits), tant profanes que religieux, et ngligent la Muqaddima 1 . Ces approches ont le dfaut de ne pas tre globalisantes, car dans cette introduction est expose la mthodologie historienne de l'auteur ainsi qu'une rflexion complte sur les sciences, de type pistmologique. Ibn Khaldn a crit la Muqaddima pour chapeauter son histoire universelle. En consquence, ce texte doit tre confront aux livres II et III des Ibar, puisque, dans son esprit, il est cens les introduire. L'expression arabe tout est en un peut signifier les trois livres ne forment qu'un . Par ailleurs, se distinguant de l'historiographie de son temps (tarikh), Ibn Khaldn fait la distinction entre l'akhbar relatif la religion et celui qui concerne la socit des hommes. S'il s'agit de rcits ayant trait la religion musulmane, il tablit le vrai dans un rapport avec des chanes de transmetteurs (sanad), suite ininterrompue de personnes qui authentifient : il demande ce que l'on s'assure de leur intgrit et de leur prcision. C'est ce qu'il appelle la critique externe 2 . Pour ce qui est du fait social comme des vnements matriels, il faut avant tout reconnatre leur [p. 32] conformit avec la ralit, c'est--dire se demander s'ils sont possibles (Muq., 59). C'est la critique interne . L'auteur considre qu'ici dans l'akbar al umrn, cette critique interne suffit pour sparer le faux du vrai ; mais, le cas chant, on peut avoir recours la critique externe et ventuellement aux informateurs.1

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Cf. bibliographie. La dominante des recherches porte incontestablement sur la Muqaddima. On peut citer, titre d'exemples, les travaux de Taha Hussein (1917), Gaston Bouthoul (1930), Yves Lacoste (1962), Muhsin Mahdi (1964), Muhammad Mahmoud Rabi (1967), Nassif Nassar (1967). Sur l'approche d'Ibn Khaldn par l'historiographie et le Livre III (Histoire du Maghreb), on dispose de l'excellente tude de Maya Schatzmiller (1982), qui a le dfaut cependant de ne pas prendre suffisamment en compte la Muqaddima. Cf. Muq., 59. Sur le sanad (chaine des transmetteurs), cf. celui que prsente Ibn Khaldn lors de sa leon inaugurale la medersa alghamish et qui l'tablit dans les autorits en droit malkite. Dans le rcit religieux, c'est dans l'authenticit des propos attribus au Prophte (hadths) que le sanad a une grande importance.

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Muni de ces prcautions mthodologiques, Ibn Khaldn entre rsolument dans son sujet : l'histoire du Maghreb, de la conqute arabe du VIIIe-IXe au XIVe sicle. Il comptait se limiter une histoire rgionale 1 mais l'ide lui vint qu'il pouvait crire l'histoire des origines orientales de la civilisation, dans laquelle la place de la Prophtie est centrale, pour passer ensuite l'histoire des califes omeyyades et abassides jusqu' la chute de Bagdad, en 1258 et l'assassinat du calife qui s'en suivit. On comprend qu'il n'ait pu rsister cet largissement, surtout pendant la priode passe au Caire, de 1382 1406. La conjonction de ces deux intentions, l'une sur la rcriture de l'histoire de l'Empire arabe d'Orient, l'autre sur son sujet de prdilection, le Maghreb, l'instar des grands historiens d'Orient (surtout al-Mas'd au Xe sicle), l'a pouss proposer une histoire universelle 2 . On peut apprcier sa dmarche quatre niveaux : l'autonomie de la Muqaddima par rapport au Kitab al Ibar ; le comment crire l'histoire ? ; lhistoriographie spcifiquement rgionale ; la production inacheve de cette histoire de l'Orient pour laquelle il a manqu de sources et d'un environnement scientifiques.

Le statut de la MuqaddimaRetour au sommaire

La Muqaddima (Prolgomnes) fait-elle partie du Kitab al Ibar ou bien estelle sans rapport avec lui ? Qu'elle se suffise elle-mme, les nombreux travaux qui lui ont t consacrs des titres divers l'attestent 3 . [p. 33] Cet ouvrage de mille pages comprend une introduction suivie de six chapitres, dans l'ensemble quilibrs, o sont examins dans un ordre dynamique, le milieu gographique en l'tat des connaissances du XIVe sicle, le milieu1

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Ibn Khaldn ne peut tre plus clair : Mon intention tait de me limiter au Maghreb et ses communauts, ses royaumes et ses dynasties, l'exclusion de toute autre rgion. C'est l la raison de mon ignorance de l'tat des choses en Orient et pour viter les renseignements de seconde main (Muq., 49). Vincent Monteil note que le long sjour en gypte a conduit Ibn Khaldn investir galement l'histoire de l'Orient arabe. C'est une partie de son uvre qui peut tre exploite. Il est plus exact de considrer que l'on est en prsence avec le Kitab al Ibar (livres I, II, III) d'un essai sur l'histoire universelle, puisqu'Ibn Khaldn ne couvre pas trs bien son sujet, comme lui-mme en a conscience et tout un chacun peut le constater. On a une rflexion intressante sur le genre de tarikh dans lequel Ibn Khaldn se produit dans l'ouvrage d'Abdesselam Cheddadi, Peuples et nations du monde, t. 1, op. cit., p. 25-26. Sur vingt travaux principaux consacrs Ibn Khaldn, la Muqaddima retient 14 recherches, la partie historiographique 6, soit un rapport du simple au double.

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humain originel, o apparaissent les premires formes de socialisation, puis le pouvoir politique organisant la cit et permettant l'accs la prosprit conomique et marchande, condition pour que se dveloppent les sciences, stade suprme de la civilisation (une certaine influence platonicienne est ici perceptible, puisqu'on nous prsente un prince entour par les savants). Le cycle civilisationnel est ainsi bien circonscrit. On peut loisir s'y enfermer et dcouvrir au fur et mesure les lumineuses rflexions d'Ibn Khaldn qui illustre son propos par des considrations tires tantt de sa culture religieuse, tantt de ses connaissances exceptionnelles des sciences rationnelles. Tout ceci, dans un entrelacement de mots et d'ides qui fait merveille. Mais il n'tait pas dans l'intention de l'historien d'enfermer son lecteur Grenade, ni dans la Muqaddima. Est-ce une des raisons pour lesquelles il a intitul l'ouvrage Introduction (Muqaddima) ? Une introduction, sur le plan formel, ouvre sur des dveloppements. Ici ils sont apports par les livres II et III du Kitab al Ibar, ce qui plaide non pour l'autonomie de la Muqaddima, mais pour sa relation avec les autres livres dont elle constitue la cl de comprhension. Ou, plus exactement, dont elle reprsente une grille de lecture synthtique laquelle chacun peut se rfrer pour trouver une explication raisonne concernant des faits rapports par des historiographes anciens ou contemporains. Il en est de mme pour sa propre production scientifique, car Ibn Khaldn prend la prcaution d'avertir ses lecteurs qu'il a pu lui-mme commettre des erreurs et qu'il appartient chacun d'tre sans cesse vigilant pour sparer le vrai du faux, le bon grain de l'ivraie (Muq., 6). Ce premier livre d'introduction serait en quelque sorte la preuve par neuf laquelle le mathmaticien recourt pour s'assurer que son raisonnement sur le problme pos est [p. 34] juste. Cette preuve que l'criture historiographique est exacte pour le religieux comme pour le profane est la proccupation centrale qu'Ibn Khaldn fixe la science historique (Muq., 5-8). Cette rflexion formelle plaide pour un continuum entre les trois livres plutt que pour une autonomie du premier par rapport aux deux autres. Mais c'est surtout sur le fond que les arguments en faveur de l'unit de l'uvre deviennent convaincants. Il faut faire rfrence ici aux conditions de rdaction du trait. Notre historien affirme qu'il a commenc ses deux livres sur l'histoire orientale et maghrbine avant le premier, crit entre 1375 et 1379. Lhistoire du Maghreb l'a retenu ds son plus jeune ge, d'autant qu'il dcouvrit l'historiographie arabo-musulmane Tunis. Mais c'est Fs, ds ses vingt-cinq ans, qu'il entama en y revenant sans cesse ce qui allait devenir le livre III du Kitab al Ibar. C'est lorsqu'il se retira Ibn Salama, en 1375, qu'il amena avec lui lors de son dmnagement les feuilles dj rdiges qui demandaient encore maintes corrections. L'histoire de la partie orientale de l'ouvrage n'est pas encore assez avance. Ibn Khaldn, qui a quarante-trois ans, a l'espoir de faire le plerinage La Mecque et de trouver en Orient ce qui lui manque pour raliser sa synthse. Autrement dit,

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dans son contenu, le Kitab al Ibar est le produit d'un travail de recherche constant, commenc trs tt et sans cesse repris. Arrive alors le temps de l'criture de la Muqaddima, vritable accident au sens khaldnien du terme. Dans les solitudes de sa retraite, Ibn Khaldn a la plume inspire et il compose en quatre mois l'essentiel de cette Introduction . Une telle performance n'est possible que lorsque les fruits sont mrs . D'ailleurs, sans l'aide de presque aucun document, priv de tout contact avec le monde savant, mais dgag de tout souci matriel et affectif, puisque sa famille l'a rejoint et qu'il vit sous la protection d'un prince apparent aux Mrinides, les ides vont jaillir en lui clairement parce qu'elles ont t rflchies, dbattues et approfondies. L'historien islamique pense que pour comprendre le fait civilisationnel, il faut le rtablir dans son contexte d'mer-[p. 35] gence. Il prend le temps de dire son lecteur : voil ce que nous savons sur l'environnement o s'tendent les peuplements (al umrn al bashar) (Muq., 67-186). En arrire-fond, les climats dterminent des conditions plus ou moins favorables au dveloppement des civilisations. videmment, ce qu'il crit dans le chapitre 1er de la Muqaddima n'a plus d'intrt immdiat aujourd'hui. Tout apparat faux dans sa description du milieu, retenu de surcrot chez lui l'chelle du monde. Mais peu importe. En dcrivant le cadre gographique, il pose pour rgle ce que Montesquieu et d'autres politologues nonceront par la suite : l'espace naturel nous apporte des lments de comprhension du comportement politique des hommes. Ainsi, Andr Siegfried (politologue franais n en 1875, mort en 1959) se situe dans la ligne de la pense d'Ibn Khaldn lorsqu'il rdige son Tableau des partis politiques de la France de l'Ouest ou sa Gographie politique de l'Ardche sous la Troisime Rpublique (1949) 1 . Mais Ibn Khaldn va plus loin : il replace le fait gographique dans la dynamique des peuplements en marche. C'est d'ailleurs de cette marche que nat l'histoire. Tant que les peuples (al umrn) n'entament pas ce mouvement en avant, ils se situent hors de l'histoire . Ils ne connaissent ni Dieu (Allah) ni lois (le Coran). Ils vivent dans un tat presque bestial , tant l'agressivit est forte et l'inculture prononce. Chacun est un danger pour son prochain. Cette conception khaldnienne du point de dpart n'est videmment pas celle du bon sauvage la faon rousseauiste. Elle apparat plus proche de l'abominable homme hirsute de Thomas Hobbes. Pour Khaldn, en fonction de l'aire culturelle tudie (al umrn islmiyya), le mouvement vers la civilisation nat dans un environnement dsertique qui rend indispensables des formes de coopration. Les liens sociaux reposent alors sur la1

Andr Siegfried, professeur l'cole libre de sciences politiques dans l'entre-deux-guerres, puis Science-po Paris et au Collge de France, est un des politologues marquants du XXe sicle. La publication, en 1913, du Tableau politique de la France de l'Ouest orienta la science politique vers les tudes lectorales, en donnant une grande importance au milieu. On raconte qu'il commena un jour un cours au Collge de France en dclarant : L'Angleterre est une le. Je vous ai tout dit !

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solidarit clanique ('asabiyya), sang neuf qui favorise l'apparition du pouvoir politique et qui organise la vie collective : dfense, bien sr, mais aussi productions, changes commerciaux, vie culturelle et spirituelle. Pour cette marche ncessairement accidentelle, la ville reprsente [p. 36] un moment donn le souhaitable collectif, car, du milieu nomade, la transition se fait progressivement vers la vie sdentaire (lumrn al hadar). Gnrateur d'un nouveau cadre de vie humain, l'espace citadin devient aussi une prison dans laquelle les imaginaires nomades vont se faire piger. bella la vita , se disent les descendants des fondateurs de cits ! Ainsi les vertus premires, qui avaient fait la force des peuplements nomades, vont progressivement disparatre. Au jour dcisif, plus personne n'est l pour dfendre la ville. Aussi Ibn Khaldn prend-il le temps de dire son lecteur : assurez-vous du stade o en est la civilisation que vous analysez. Si elle est morte , ne dites pas alors de l'Empire arabe qu'il est toujours vivant. Si elle se trouve dans sa phase ascendante, qui la conduit du milieu nomade au milieu sdentaire, elle est porte par un principe positif ('asabiyya), les rapports entre les hommes sont vrais, fraternels, et les combattants sont alors soumis Dieu et son Prophte. Si elle se trouve dans sa phase de sdentarisation (al umrn al hadar), elle entame tt ou tard son dclin. Car la ville et ses modes de vie bouleversent les hommes, de plus en plus enclins obir des principes ngatifs : paresse, oisivet, dbauche, luxure. Sodome et Gomorrhe ne sont pas loin. Pourquoi ? Parce que lasabiyya n'alimente plus en nergie les populations qui vivent dans la dpendance des princes. Ceux-ci, progressivement, perdent leur capacit gouverner. C'est la fin de la civilisation. Mais de nouvelles viendront, issues du dsert... Aussi, dans le Kitab al Ibar, ce sont des civilisations qui pour la plupart sont sorties de l'histoire qu'analyse Ibn Khaldn. Celles-ci ont disparu, et nous n'en avons trace que par les crits des historiens. travers ce constat, il est important que la production historiographique (tarikh) s'tablisse dans des cadres de comprhension cohrents. Se situe-t-on avant Mdine ou aprs Mdine pour l'histoire religieuse, sachant qu'aprs Mdine les Arabes ne cessrent de s'entredchirer ? Se situe-t-on au temps du dclin des Almoravides et de la monte des Almohades pour l'histoire du Maghreb ? La religion est alors au centre des enjeux politiques. [p. 37] La Muqaddima attire donc l'attention du lecteur sur la ncessit d'interprter le fait rapport en le replaant dans le contexte du dveloppement humain. Si on parle de l'Empire arabe, on sait qu'il est mort en 1258 avec la prise de Bagdad par les Turco-Mongols. Ces derniers sont des musulmans, mais point des Arabes. La production du tarikh, tant oriental qu'occidental, doit dire le fait (akbar) tel qu'il peut tre peru et replac dans son contexte. Voil ce qu'Ibn Khaldn appelle l'histoire vue de l'intrieur . C'est tout simplement ce qu'il signifie par ces propos qui ont fait couler beaucoup d'encre :

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Cependant, vue de l'intrieur, l'histoire [tarikh] a un autre sens. Elle consiste mditer, s'efforcer d'accder la vrit des faits, connatre fond le pourquoi et le comment des vnements. L'histoire prend donc racine dans les sciences rationnelles [hikmiyya falsafiyya], dont elle doit tre considre comme une des branches (Muq., 5). Il affirme cela, alors que de nombreux producteurs du tarikh de son temps n'ont aucune connaissance factuelle, aucune mthode, qu'ils ne voient l'histoire que de l'extrieur, comme un simple divertissement et qu'ils traitent l'information en toute superficialit (Muq., 516). Le tarikh mrinide est plus particulirement vis, lui qui n'tait ralis de faon hagiographique que pour plaire aux princes et s'accommodait facilement de tout un ensemble de contre-vrits 1 . La Muqaddima fonctionne comme un rgulateur de jugement dont le lecteur peut se servir sur le chemin de la vrit. Fidle aux principes fondateurs de l'islam, Ibn Khaldn n'entend pas assumer de responsabilit dans la qute du vrai, laquelle est affaire personnelle, le guide suprme tant le Prophte. Raison de plus pour ne pas commettre d'erreur concernant la Prophtie. D'o la place premire qu'occupent les traditionalistes au tout dbut de la Muqaddima, ainsi prsents : Historiens, commentateurs du Coran et grands traditionalistes ont commis des erreurs. Ils acceptent d'entre leurs histoires pour de l'argent comptant, sans les contrler [p. 38] auprs des principes, ni les comparer aux autres rcits du mme genre. Pas plus qu'ils ne les prouvent la pierre de touche de la philosophie (hikma), qu'ils ne s'aident de la nature des choses, ou qu'ils ne recourent la rflexion et la critique (Muq., 1112). Et Ibn Khaldn de prendre en exemple quatre ou cinq situations o, par une critique raisonne, il montre que les faits tels qu'ils sont rapports par les historiens et traditionalistes en question ne sont pas recevables (Muq., 12-41). En matire d'histoire profane, on retrouve la mme exigence de confronter l'akbar l'tat des connaissances rationnelles et la nature des choses. Dans le dernier chapitre de la Muqaddima consacr aux savoirs religieux et profanes, l'historien musulman donne l'exemple en exerant sur chaque discipline son effort de rflexion et de jugement critique. Sa proccupation est de montrer ce qui est tabli scientifiquement et ce qui est faux. En tous domaines, le lecteur doit dgager le vrai du faux. Ibn Khaldn s'adresse aussi des croyants la recherche de Dieu et du comportement judicieux, donc du vrai. Nous reprendrons plus loin cette question de la hirarchie et de la complmentarit des savoirs. Mais ce stade, nous pouvons retenir qu'ils sont1

Sur le tarikh mrinide, cf. Maya Schatzmiller, L'Historiographe mrinide. Ibn Khaldn et ses contemporains, Leiden, E. J. Brill, 1982, 163 p.

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essentiels l'historien qui doit les mobiliser en plus grand nombre pour fournir des analyses fondes et vridiques. La mthode retenir pour l'criture de l'histoire consiste donc confronter son rcit aux canons des diffrentes sciences et dgager un argumentaire mthodologiquement acceptable. Nous nous trouvons l face la question centrale de la Muqaddima : comment crire l'histoire ? .

Comment crire l'histoire ?Retour au sommaire

Cette question, Ibn Khaldn n'a pas t le seul se la poser, et encore aujourd'hui l'interrogation demeure 1 . Au sicle o il crit, elle se situe au cur de nombreuses discussions entre les grand