Hervé guyon - La mesure en SHS a-t-elle du sens
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La mesure a-t-elle un
sens en SHS ?
Pourquoi cette discussion ?
Ingénieur statisticien de formation (ISUP, 1986) ;
Thèse en Sciences de Gestion (2005)… et
perplexité ;
Thèse en Sciences Cognitives (2016) sur
l’épistémologie de la psychométrie
Axe de la discussion
Impératif quantitatif ?
La mesure ?
Attribut psychologique ?
Indicateur sociologique ?
La statistique ?
Histoire de la statistique
I. Hacking « L’émergence des probabilités » (1975)
I. Hacking « The taming of chance » (1990)
Beaud & Prévost « L’ère du chiffre » ( 2000)
O. Rey « Quand le monde s’est fait nombre » (2016)
Sociociologie
Porter « Trust in numbers » (1995)
A. Desrosières « La politique des grands nombres »
(1993)
A. Desrosières « Pour une sociologie historique de la
quantification » (2008)
A. Desrosières « Gouverner par les nombres » (2008)
A. Desrosières « Prouver et gouverner : une analyse
politique des statistiques publiques » (2014)
M. Armate « La science économique comme
ingénierie : quantification et modélisation » (2010)
Psychologie
J. Gould « la mal mesure de l’homme » (1997)
O. Martin « La mesure de l’esprit » (1997)
I. Hacking « l’âme réécrite » (1995)
J. Michell « Measurement in psychology » (1999)
Markus et Borsboom « Frontiers of test validity theory »
(2013)
X. Briffaut « Santé mentale, santé publique » (2016)
Revues spécialisées sur la mesure en psychologie Measurement ; Measurement: Interdisciplinary Research and
Perspectives ; Journal of Applied Measurement ; Applied
Psychological Measurement ; Educational and psychological
measurement ; Journal of Methods and Measurement in the Social
Sciences ; …
Impératif
quantitatif ?
Historique
Statistique émerge au XVIIIème via l’État ;
Les Sciences Sociales s’imprègnent du langage logico-
mathématique au XIXème siècle ;
Il y a une critique de cette mathématisation au XIXème
et début XXème (A. Comte, Keynes, …) ;
A partir de 1945 il y a une domination quasi-
hégémonique de la statistique en SHS
Hacking par de « syle statistique »
Impératif quantitatif ?
La mathématique est vue comme expurger de
tensions interprétatives ;
La mathématisation permet de synthétiser, modéliser ;
Traiter les faits sociaux comme des choses.
Impératif quantitatif ?
L’approche statistique permet de dépasser
l’individualité en catégorisant ;
La catégorie évite la subjectivité en objectivant la
procédure ;
On peut comparer, regrouper, lier, … les objets
quantitatifs d’une façon objective ;
Les SHS sans mathématique, donc sans mesure, ne
serait pas science.
Impératif quantitatif ?
Désrosières, Armatte, Gould, … : il y a une
fascination pour la statistique et la mesure ;
Olivier Martin parle de « piège de l’évidence » car
quantifier devient « naturel » en SHS ;
Un certain nombre d’auteurs font remarquer que les
grandes théories en SHS ne proviennent pas de
travaux quantitatifs.
tension entre une statistique qui réduit les spécificités
des objets vs impossibilité de modéliser ;
Bourdieu « il y a de l’ordre, une logique, bref quelque
chose à comprendre dans le monde, y compris dans
le monde social »
Tension
Non-connaissance des modèles mathématiques
sous-jacents : théorie des sondages, théorie de la
statistique mathématique ; …
Ignorance que les modèles statistiques sont
inscrits dans une histoire sociale et philosophiques
(exemple : Analyse des Correspondances)
La maitrise de la statistique
Le problème de
la mesure
Mesurer et quantifier
Désrosières différencie :
Mesurer : c’est assigner une valeur qui représente
une propriété d’un objet existant ;
Quantifier : c’est créer une valeur par une règle
d’équivalence .
Très souvent en SHS, le chercheur croit « mesurer »
alors qu’il « quantifie ».
1/ Le problème de la
mesure pour un attribut
psychologique
Attribut
mental
Item 1
Item 2
Item 3
Objet mesuré
Attribut mental
Manifestation 1
Manifestation 2
Manifestation 3
Cadre formel de la mesure
1 m50 cm
1,5 m
L’attribut (longueur) permet la concaténation et a une
structure « additive »
Cadre formel de la mesure de gandeurs « intensives »
20°
15°
Température =
?
Température
Les attributs psychologiques ne vérifient pas la
concaténation (grandeurs intensives) ;
ils ne peuvent être mesurés scientifiquement (Britsh
Association for the Advancement of Science , 1940) ;
Stevens (Stevens, 1946) proposa une conception de
la mesure adaptée à la psychologie en retirant
l’exigence de l’ordre et de l’additivité :
« measurement is the assignment of numerals to
objects or events according to rule » ;
On sort du cadre formel de la théorie de la mesure.
Mesures psychologiques et cadre formel de la mesure
Les mesures conjointes
Cette théorie (1964) apporte un cadre formelle pour valider
le caractère quantitatif d’attributs dont la mesure est
intensive (pas de concaténation possible).
Le problème :
Ne gère pas les « erreurs » de mesure qui existent en
psychologie ;
Certains critères ne sont pas vérifiables empiriquement
Le cœur de la discussion
1/ Le problème formel de la mesure : un objet peut être
mesuré s’il vérife certaines propriétés ;
Or il n’y a pas de cadre formel en psychologie permettant de
valider qu’une propriété mentale soit mesurable :
Cadre formel non vérifiable ;
Mesures conjointes inopérantes dans la pratique
2/ L’ontologie des attributs mentaux : « boite noire » reliant
les processus mentaux aux mesures effectuées.
Ma thèse
Confusion sur l’ontologie :
Processus mentaux vs Attribut mental ;
Confusion sur le cadre épistémologique :
une affirmation réaliste-empirique ;
recours au pragmatisme.
Attribut mental
comme propriété
émergente
Manifestation 1
Manifestation 2
Manifestation 3
Interactions
sociales
(Praxis)inscription
corporelle
Ontologie et manifestations
L’attribut mental est ontologiquement une propriété émergente
d’un système dynamique complexe ;
L’attribut mental existe car il a des manifestations ;
L’attribut mental est conceptualisé à partir des manifestations
lui donnant du sens dans un cadre social ;
On ne peut donc pas considérer une catégorie en psychologie
comme une réalité figée et externe à notre vie sociale, ni
comme une simple construction indépendante de la réalité ;
Le genre.
Pragmatisme réaliste
La démarche pragmatique répond à l’ontologie
particulière des propriétés mentales ;
Dewey pose une théorie de l’esprit qui concilie
matérialisme et contextualisation de ;
L’état mental est vu pour Dewey dans une vision
dynamique de l’être, comme la qualité du comportement ;
Objectivité intersubjective et mouvante.
Pragmatisme réaliste
Le pragmatisme-réaliste est une méthode qui aborde la
connaissance en tant que connaissance pratique ;
Le pragmatisme-réaliste intègre une démarche de la
science clairement inscrite dans une « praxis »
(contexte/enjeux) ;
Mais affirme l’objectivité de nos connaissances : critique
du scepticisme du constructivisme.
Cadre formalisé de la mesure
L’ontologie des propriétés mentales est différente des objetsque la physique mesure ;
Il faut donc un protocole de validation de la mesure spécifiqueau champ de la psychologie, en rupture avec le cadre formel dela mesure en physique ;
Mais ce cadre de validation d’une mesure doit valider d’unefaçon pratique les contraintes formelles d’une mesure :additivité ;
Il faut un protocole de mesure en phase avec l’épistémologieassociée à la connaissance : une méthode pragmatique.
Qualitative, ordinale, continue
La mesure est une représentation de la réalité ; Si nous ne pouvons pas ordonner les modalités d’une
catégorie : mesure qualitative (le genre) ; Le plus souvent les attributs mentaux sont sur une échelle
ordinale ; Pour passer d’une mesure ordinale à une mesure continue, il
faut montrer un homomorphisme entre l’objet et une échelle numérique ;
C’est une démarche pragmatique : on pose l’hypothèse de continuité et on valide subjectivement (Sherry, Korner);
Ce sera juste une objectivation pratique « pour nous » d’une catégorie posée.
La mesure de la douleur
La douleur comme mesure Peut-on considérer que si Jeanne dit : « ma douleur est de 5 » à J1 ; « ma douleur est de 2 » à J2que Jeanne a objectivement moins mal ?
La douleur objective est subjective (conscientisation de la douleur);
En tant que vécu (objectivé subjectivement) : oui Jeanne a objectivement moins mal en tant que mesure subjective ;
Mesure au moins ordinale.
La douleur continueMichell : chaque différence de paires est ordonnée et ces
différences peuvent être ordonnées sur une ligne ; Concrètement : Peut-on considérer que si Jeanne dit : « ma
douleur est de 6 » à J1 ; « ma douleur est de 1 » à J2 ; « ma douleur est de 7 » à J3 et « ma douleur est de 5 » à J4
On a : différentiel J2/J1 > différentiel J4/J3 ? idem avec la température : le vécu est approximativement
comparable quantitativement d’une façon pratique (Sherry, Korner) ;
Cette validation subjective (« densité empirique », Korner) est nécessaire pour qualifier de continue une mesure d’une propriété mentale.
7
5
6
1
Si les données sont ordinales
on ne peut comparer
la distance entre « 5 » et « 6 »
et
la distance entre « 6 » et « 7 »
Le problème de la mesure
pour un indicateur
sociologique
Desrosières : « Un spectre hante le travail du statisticien,
celui de la réalité des objets dont il exhibe la mesure » ;
Gould : « L’essentiel de la fascination des statistiques tient
dans ce sentiment viscéral [...] que les mesures abstraites
résumant de grands tableaux de données doivent exprimer
quelque chose de plus réel et de plus fondamental que les
données elles-mêmes » ;
Armatte : « Les choses existent avant d’être mesurées et si elles
n’existent pas on s’occupera de les faire exister par des
conventions sociales avant de construire leur dispositif de
mesure »
Catégorie et réalité
Les catégories : simplifient / transforment / réduisent /
figent le réel ;
La mesure représente le réel.. mais dans une
construction sociale (ex : « homme » aux USA au
XIXème) ;
On crée des objets et on croit qu’ils existent réellement
(« naturalisation ») ;
Effet de boucle de Hacking
Catégorie et réalité
Desrosières : « La notion "d’indicateur statistique" apparaît
comme une sorte de composite hybride, réunissant la mesure au
sens des sciences de la nature, et le signifiant, au sens de la
linguistique. L’efficacité de cet hybride résulte de sa souplesse et
de sa malléabilité. Tantôt il est utilisé d’une façon réaliste, tantôt
une distance est établie [...] L’indicateur apparaît comme une
combinaison entre un énoncé verbal [...] et une mesure. »
Harari-Kermadec & Bruno : « La réalité sociale est donc d’une
nature intermédiaire, dont les indicateurs statistiques peuvent
rendre compte, à cheval entre conventionnalisme et réalisme »
Catégorie et réalité
Le problème de la
statistique
Illusion de l’objectivité statistique
Différence entre math et stat
Un énoncé mathématique n’a pas de sens que dans la
manière dont nous l’interprétons ;
La statistique diverge de la mathématique sur deux
points :
Le modèle posé est vrai « en moyenne » mais pas
au niveau de l’unité ;
Le modèle fait parti d’une démarche discursive,
comme argument ;
La subjectivité de la stat
On considère un modèle statistique comme
« objectif » et une étude qualitative comme
« subjective » ;
La statistique est autant subjective que les études
qualitatives car dépendant d’arbitraires subjectifs ;
Tension sémantique
ConceptObjet
Variable
Formalisation
linguistique
d’une réalité
extralinguistique
Formalisation non-linguistique
d’une réalité
Indicateur statistique
Construit
ConceptL’objet peut être représenté
quantitativement
Opérationnalisation (Variable)
Modèle statistique
Data
ObjetThéorie sur
l’objet
Fit ?
Modèle concurrent ?
L’argument statistique
« [les] mesures statistiques [...]. En tant que références,
ces objets doivent être perçus comme indiscutables, au-
dessus de la mêlée » ;
« la statistique [...] est devenue synonyme d’instrument
de preuve, et de référence peu discutable. »
« La quantification, signe d’objectivité, de rigueur,
d’impartialité [...] outil de "preuve" » ;
Desrosières
La subjectivité de la stat
Avec des données identiques je peux construire des
modèles ayant un « sens » différent ;
Je ne retiens que le modèle qui a du « sens » pour
moi ;
Le résultat statistique ne fait qu’appuyer un
raisonnement, ce n’est pas lui qui lui donne son
« sens » ;
La subjectivité de la stat
Desrosières : « Le retournement mental qu’implique
l’attention aux métamorphoses de l’argument
statistique est presque aussi difficile pour le
chercheur que pour le citoyen »
Un raisonnement orienté
C’est la forme « relationnelle » (qui agit sur quoi ?) plus que
substantielle (qu’est-ce que je mesure ?) qui domine la mesure en
SHS.
Bourdieu : « L’usage de formulations mathématiques abstraites
affaiblit la tendance à percevoir la matière en termes substantiels
et conduit à mettre l’accent sur les aspects relationnels. ».
Desrosières : « la notion de variable a, dans la sémantique
mathématique, une connotation différente de celle de nombre. Elle
implique la formalisation de relations »
Desrosières : il y a un transfert « style de raisonnement des
sciences de la nature vers les sciences sociales »
Statistique et individus
Individus et statistiques
Les modèles peuvent construire des interactions entre
variables ;
Mais difficile d’intégrer les interactions entre individus ;
L’individus est écrasé en tant que singularité ;
Le collectif est écrasé en tant que collectif ;
On a un portrait « robot » d’un « individu moyen » …
qui ne correspond à personne
Pb de l’ergodicité des données
The Two Disciplines of Scientific Psychology, or: The Disunity of Psychology as
a Working Hypothesis
Borsboom, Kievit, Cervone et Hood
In Dynamic Process Methodology in the Social and developmental Sciences (2009)
Problème de l’ergodicité
La plupart des processus psychologiques ne semblent pas
ergodiques (homogénéité et stationnarité des distributions de tous
les individus).
Les analyses inter-individus ne peuvent donc pas prétendre
expliquer les mécanismes internes à l’échelle individuelle.
Problème de l’ergodicité
Lamiell : l’illusion du paradigme « néogaltonien » qui consiste à
croire que « les résultats statistiques obtenus à partir d’agrégats
lors d’études corrélationnelles des différences individuelles
ouvrent une "fenêtre" épistémique sur ce qui se passe chez les
individus constituant cet agrégat .. les régularités empiriques
décelables par les méthodes statistiques propres à la psychologie
contemporaine ne constituent jamais une connaissance des
personnes. »
Problème de l’ergodicité
Falissard : « Le sujet statistique est un sujet moyen. Sur un grand
nombre de sujet, en moyenne ça fonctionne. Les irrégularités se
moyennent avec le sujet moyen [...] La statistique produit des
portraits robots. [...] La statistique montre une relation causale
sur un sujet moyen qui n’existe pas »
Quelques problèmes
illustrés
X Y
0,61
Z
X Y
0,820,75
0
Modèle estiméModèle simulé
Modèle concurrent
Problème de l’analyse
Corrélation : 0,666
Corrélation : 0,947
Corrélation : - 0,933
Corrélation : 0,87
Exemple de résultat aberrent :
IgNobel Prize in Neuroscience en 2012
Neural Correlates of Interspecies Perspective Taking in
the Post-Mortem Atlantic Salmon: An Argument For
Proper Multiple Comparisons Correction
Craig M. Bennett, Abigail A. Baird, Michael B. Miller and George L. Wolford
Journal of Serendipitous and Unexpected Results
On montre des photos de relations sociales humaines à un saumon mort
On mesure quelles zones cérébrales sont actives
Et on trouve un résultat
paradox de simpson
En 1973, une étude statistique a mis en évidence le fait
que le taux d’admission à l’Université de Berkley était
de 44% chez les garçons, contre 35% chez les filles.
Une discrimination inacceptable, dont on dit qu’elle donna
lieu à un procès.
Or dans tous les départements, les filles ont un taux
d’admission légèrement supérieur à celui des garçons !
Lettre Filles Garçons
Réussite 700 6
Non réussite 300 4
Taux de réussite 70,00% 60,00%
Math Filles Garçons
Réussite 9 800
Non réussite 1 200
Taux de réussite 90,00% 80,00%
Filles Garçons
Global 70,20% 79,80%
Conclusion
Cadre épistémologique
Desrosières : « quel langage imaginer qui ne soit ni
celui du réalisme métrologique naïf des sciences de la
nature, ni celui d’un constructivisme relativiste, vu
comme la négation de la dure réalité d’un monde social
dont la description ne relèverait que de l’arbitraire de
rapports sociaux contingents orientés par des intérêts
particuliers ? »
Pragmatisme-réalisme
La mesure en SHS a un sens si…
1/ On mesure une propriété de l’être social, donc une réalité
sociale non-fixe à cause de la dynamique sociale ;
2/ On pose que la mesure est une pratique sociale, une
objectivité pratique pour nous, et doit être comprise
comme telle ;
3/ on pose qu’il faut renégocier les mesures comme une
pratique inscrite dans la temporalité de son usage ;
4/ On comprend la dimension normative/policière des
catégories.
L’analyse de la mesure en SHS peut
avoir un sens
1/ Si on affirme une rupture épistémologique et
ontologique avec les sciences dures ;
2/ on vérifier subjectivement la validité de la mesure ;
3/ si on comprend la subjectivité de la statistique ;
4/ Si on affirme que la singularité existe au-delà de la
catégories/modélisation ;
5/ Si on affirme que la statistique et la mesure sont
des pratiques sociales inscrites dans une
épistémologie particulière.
Merci de votre attention