Georg Lukacs. Actualité fuite

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  • Georg Lukcs

    Traiter lactualit ou la fuir.

    1941

    Traduction de Jean-Pierre Morbois

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    Ce texte est la traduction de lessai de Georg Lukcs : Aktualitt und Flucht. (1941) Il occupe les pages 83 96 du recueil Schicksalswende, Beitrge zu einer neuen deutschen Ideologie [Tournants du destin, Contributions une nouvelle idologie allemande] (Aufbau, Berlin, 1956). Il tait jusqu prsent indit en franais.

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    Toute guerre exacerbe les problmes politiques et sociaux de pays qui y participent ; des contradictions apparaissent, qui sinon seraient restes dissimules, et des blessures apparemment cicatrises se rouvrent. La guerre moderne, la guerre totale ne signifie pas seulement la mobilisation militaire et conomique, mais aussi la mobilisation idologique de tout le peuple. Sur ce deuxime point, il ne semble cependant pas que dans le monde capitaliste prvale un franc succs des appareils dtat par ailleurs tout-puissants. Dans diffrents pays, et surtout en Allemagne, nous entendons des plaintes et des accusations selon lesquelles la littrature ne sengagerait pas de toutes ses forces dans la tche dcisive de lheure, pour la victoire, et que de nombreux crivains, souvent non-ngligeables, se tiendraient lcart, quils fuiraient devant le grand sujet dactualit. Cette question, les pays fascistes lont souleve sous la forme dun appel gouvernemental direct aux crivains. Dans la mesure o il sagissait de vritables crivains du monde bourgeois, dont la cration rpond des besoins intimes, leffet na pas t considrable. Ce sont les mthodes indirectes qui sont plus prometteuses de succs. Cest deux-mmes que les hommes de lettre posent la question de lactualit comme problme littraire, comme problme central dune uvre littraire vraiment grande. En gnral, cest juste titre. Car il ny a encore jamais eu de littrature vraiment grande qui soit passe ngligemment ct des grandes questions de leur poque, historiquement et socialement dcisives. Si des

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    crivains, aussi dous quils aient pu tre, ont essay dignorer lappel de leur poque, qui comme nous le verrons plus tard nest en aucune faon identique, sans plus, aux appels des gouvernements et aux mots dordre de propagande de la littrature officielle, tout particulirement dans les pays ractionnaires, ils ont prononc eux-mmes, par avance, la sentence de mort sur leurs uvres venir. Que la littrature vritablement importante soit dactualit, voil qui semble, pour parler vulgairement, une vidence, voire mme un lieu commun.

    Mais seulement pour parler vulgairement. Concrtement, la question prend, dans les diffrents pays, dans les diffrentes priodes dvolution, des formes trs diffrencies. Le phnomne qui semble vident dans sa gnralit devient extrmement problmatique dans certaines conditions. Et, par le dtour du rapport, intressant, de la littrature au prsent, ce caractre problmatique dvoile alors tout ce qui fait intrinsquement problme dans tout le systme social. Dans les dbats actuels en Allemagne, la question est en fait parfois pose comme . On mentionne que lexpression intellectuelle officielle sur certains sujets indique souvent que des valeurs ou des conceptions qui se trouvent dans une liaison quelconque ou dans une corrlation quelconque avec ces sujets seraient devenus problmatiques. Les crivains posent la question du point de vue de la littrature de grande qualit, ou mieux dit encore, du point de vue du manque dune telle littrature. Mais sils vont au fond des choses, on a pour le moins le sentiment, si ce nest la nette conviction, quil manque quelque chose, que quelque chose ne va

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    pas. Un crivain compare, non sans raison, la littrature une horloge qui indique le temps universel. Et il ajoute avec une certaine mlancolie qu lpoque de Goethe, elle tait merveilleuse. Qui peut bien lavoir brise ? Ce malaise nest pas dissip par une littrature quotidienne actuelle riche et varie. Elle a exist, et elle existera toujours. Tout particulirement aux dbuts dune guerre. On voit paratre en masse des pomes enthousiastes, des reportages hymniques, des nouvelles du front factuelles et pleines dmotion sur des aventures intressantes, des tmoignages de camaraderie, etc. Mais les expriences de la premire guerre mondiale imprialiste montrent que ces atmosphres et leur expression littraire ne vont pas jusqu la source, jusquaux vritables objectifs de la guerre ainsi qu leur vritable rapport aux intrts authentiques de la nation, ils ne sont pas mme dexercer une influence durable. Ils ne peuvent pas ne pas senrayer, tout particulirement quand la guerre a dpass son apoge et que la problmatique sociale qui en constitue la base apparat au grand jour. Le malaise concernant les situations sociales est depuis longtemps un phnomne trivial dans le monde capitaliste. Il est certes de temps en temps relay par des espoirs divrogne dune rnovation interne. Mais tant que le fondement vritable, lordre conomique capitaliste ne disparat pas, mme lesprance la plus ardente reste obligatoirement due, et conduit des dceptions. On a limpression que cette dception a saisi de vastes sphres avant mme que la seconde guerre imprialiste nclate, sans naturellement que les dus en aient clairci les vritables causes sociales. Cest aussi

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    pourquoi les vux et les espoirs, les enthousiasmes divrogne, ont pris en soi un caractre messianique embrouill. Au plan littraire, la dception sexprime donc en ce que lidal dune aspiration, aussi profonde soit-elle, prend dans sa ralisation un tout autre aspect que dans les rves, et que lon sveille de lespoir potique dun monde renouvel dans la vieille prose du capitalisme. Cest pourquoi cette dception ne peut pas trouver au plan littraire dincarnation frappante et adquate, mme l o les auteurs nont pas la moindre ide consciente de ce dont ils favorisent vraiment lmergence par cette reprsentation. Cest ainsi quun dramaturge italien, Cesare Meano 1, a adapt le vieux thme romantique du troubadour Geoffroy Rudel 2 et de Mlisande de Tripoli. Dans la lgende, et dans ses adaptations prcdentes (Uhland, Heine 3, Rostand 4), il y a un cantique des cantiques du dsir exauc. Le troubadour est tomb amoureux dune princesse inconnue, il risque sa vie pour la voir, parvient enfin, aprs une longue odysse, malade lagonie, au but auquel il aspirait, et meurt dans les bras de Mlisande linstant mme de la rencontre. Le sens potique de la lgende est clair : cela valait la peine dengager toute sa vie pour cette qute, mme si elle

    1 1899-1957

    2 Selon la lgende, Geoffroy (ou Jaufr) Rudel, Prince de Blaye, serait

    tomb amoureux de la belle Mlisande, princesse de Tripoli. Ils s'aimeront de loin et Jaufr mourra dans ses bras aprs avoir travers la mer pour la rejoindre.

    3 Geoffroy Rudl und Melisande von Tripoli, in Heinrich Heine,

    Romanzero. 4 Edmond Rostand, La princesse lointaine, pice en 4 actes,

    Charpentier et Fasquelle, Paris, 1895

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    nest exauce qu linstant de la mort, que pour les quelques minutes du trpas. Meano donne de la lgende une interprtation trs particulire, nouvelle et caractristique. Les derniers mots de son hros linstant o la qute de toute sa vie se trouve exauce sont : cela nen valait pas la peine. On pourrait assurment limiter la dception au domaine purement priv, purement rotique. Mais il est caractristique de la posie vritable, que son contenu symbolique, que ce soit voulu ou non aille au-del de lvnement relat, quels que puissent tre sa densit de vie et son intrt en soi. Lhymnique triomphante de lamour de Romo et Juliette est en mme temps la clbration en fanfare de la victoire du monde nouveau sur le fodalisme qui seffondre. La mlancolie et la dception dans lamour de Frdric Moreau pour Madame Arnoux dans lducation sentimentale de Flaubert est en mme temps une critique radicale et dmystificatrice du rgne de la bourgeoisie et du second Empire en France. Cest ainsi que la pointe de dsillusion de Meano, elle-aussi, nous semble, que ce soit voulu ou non aller au-del du simple rotisme ; que le cela nen valait pas la peine est un concentr des formes les plus diverses de laspiration qui a saisi dans la priode de laprs-guerre de grandes masses des peuples europens. De tels sentiments de dception et de malaise sont trs largement rpandus dans le monde capitaliste, il en rsulte au plan littraire la fuite de nombreux crivains devant les problmes dactualit, devant le matriau de lactualit. Ce nest pas un hasard si, partir de tels sentiments, de nombreux crivains se soient tourns vers

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    lhistoire, bien que le grand rle de la composition historique, du roman et du drame historique, dans les dernires annes nait en aucune manire eu exclusivement, ni sans doute le moins du monde principalement cette origine ; surtout pas dans la littrature de lmigration antifasciste. Mais il est comprhensible que, justement dans la deuxime anne de la dernire guerre mondiale, lpoque ou sa longue dure et sa difficult pesaient toujours plus lourdement sur la conscience gnrale, la question de lactualit dans les thmes littraires ressurgisse et provoque des discussions sur le roman historique. Le fait que des crivains se tournent vers lhistoire est-il ncessairement une fuite devant le prsent, devant lactualit ? Tel est le contenu, pour une part ouvertement exprim, pour une part latent, des discussions dans la littrature allemande. Il nest pas possible de donner l une rponse univoque ; cest ce que savent aussi la plupart des participants la discussion. Tout particulirement, comme cela sest souvent produit, quand le thme historique a constitu une rponse spontane de la part dcrivains et du public dans le monde capitaliste un sujet dactualit command, des professions de foi commandes, quand en consquence le public a vot avec ses pieds sur une telle actualit, quand les crivains se sont enfuis dans les temps lointains devant les professions de foi extorques. Pour autant, la mode du roman historique dans quelques pays, et surtout en Allemagne a ces fondements l, et signifie sans conteste une fuite. Mais sur ces bases, ncessairement, ne prosprent que des uvres daussi mauvaise qualit que celles devant le

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    sujet desquelles on a pris la fuite. Cest pourquoi la question de la qualit littraire se trouve videmment au cur des discussions. videmment, mais pas du tout avec la solution souhaite. Du ct des autorits, la pression pour la qualit prend temporairement la forme de grands encouragements. On va par exemple dire que tout bon livre est un livre politique. Dun point de vue esthtique gnral, cest sans aucun doute vrai. Mais on na de la sorte encore rien dit du contenu politique. Si par exemple dans lAllemagne en guerre paraissait un roman de grande valeur contre la guerre imprialiste, il y aurait l, sans aucun doute le lien entre qualit littraire et politique. Mais il on peut sinterroger plus que srieusement si un politicien quelconque de lAllemagne en guerre trouverait son plaisir esthtique dans un tel ouvrage. Naturellement, cette uvre hypothtique naurait pas besoin de traiter directement le sujet de la guerre imprialiste. Elle pourrait trs bien dcrire exclusivement des lments de la vie prive, des vnements trs loigns dans lespace et dans le temps, et cependant combattre clairement la guerre imprialiste. Mme dans ce cas, on pourrait dun point de vue formel parler de fuite. Cette fuite serait pourtant, dans sa nature, quelque chose de tout fait diffrent. Elle serait lexpression dun mcontentement sur la ralit actuelle, clairement pens ou au moins nettement prouv ; et non plus un simple malaise. Lhistoire de la littrature connat de trs nombreux exemples dune telle fuite. Le plus clbre est assurment le Divan occidental-oriental 5 de Goethe, qui

    5 Goethe, le Divan, posie Gallimard, traduction de Claude David,

    Paris 1984.

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    est explicitement n dans la fuite de la ralit, de la Sainte-Alliance naissante, du mcontentement trs conscient de lissue de la guerre de libration. On le voit donc bien : la question de la fuite nest absolument pas simple. Y rpondre de manire juste suppose que lon rponde quelques questions prliminaires, prcisment aux questions de savoir devant quoi lcrivain fuit, et vers o il fuit. Ce nest que de ce point de vue que lon peut vraiment apprcier les problmes de la discussion concernant le roman historique. On a dit par exemple comme motif de sa diffusion et de sa popularit que dans le lointain historique, lcrivain et le public pouvaient trouver ce qui leur manque dans le prsent. Le prsent leur apparat prosaque, ferm, sans espoir, rtrci ; dans le pass lointain, on vit en revanche le danger, laventure, le revirement dcisif par le hasard, la chance inespre, lhrosme. Les motifs numrs ici de se tourner vers lhistoire ne sont cependant pas nouveaux dans lhistoire de la littrature ; la seule chose caractristique, cest que mme aujourdhui, ils surgissent en Allemagne comme motifs dun large mouvement parmi les crivains et les lecteurs. Leur analyse historique, que nous navons naturellement pas la place deffectuer ici dans le dtail qui serait souhaitable, serait propre lucider quelque peu la notion de fuite. Cest un fait bien connu, par exemple, que Flaubert a crit son Salammb dans lopposition la socit bourgeoise de son poque, pour se remettre subjectivement de sen tre occup fond dans Madame Bovary. La couleur exotique, le milieu

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    insolite, la psychologie trange des personnages tout ceci constitue une fuite devant la ralit bourgeoise du milieu du dix-neuvime sicle, et en mme temps un rquisitoire passionn son encontre. Cest plus nettement encore que lon voit lentrelacement des motivations dans lhistoire du drame allemand. DEmilia Galotti 6 en passant par Gtz et Egmont, 7 par Fiesco et Don Carlos, Wallenstein et Guillaume Tell 8, jusqu La bataille dArminius de Kleist, les grands dramaturges allemand senfuient loin dans lespace et le temps de lactualit du jour. Mais quel est le sens littraire et en mme temps politique de cette fuite ? Malgr toute la diversit des objectifs politiques, des mthodes de reprsentation littraire, il est en dfinitive toujours le mme : la fuite nest quun lan de plus pour bondir au cur de la politique actuelle. Lcrivain se tourne donc vers lhistoire au terme dune unification complexe des lments communs et opposs du pass et du prsent. Et la mise en avant, tant de ce qui est commun que de ce qui est oppos peut, selon le cas avoir pour contenu une approbation ou un refus du prsent. Si lon regarde la question de plus prs et de manire plus concrte partir de chacun deux, ces deux points de vue rvlent des contextes trs complexes. La fuite devant le sujet dactualit peut contenir, comme nous venons de la voir, une attaque centrale des problmes du

    6 Lessing, Emilia Galotti, Aubier-Montaigne, Paris, 1940, traduction

    Paul Sucher. 7 Goethe, Goetz de Berlichingen, Egmont.

    8 Schiller, La conjuration de Fiesco Gnes, Don Carlos, Wallenstein,

    Guillaume Tell.

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    prsent. Et de lautre ct, esquiver les problmes cruciaux du jour prsent peut justement entraner un choix de sujet actuel extrmement accentu, subjectivement port par un grand enthousiasme, choix qui reprsente cependant, vu objectivement, une fuite, puisquil ne se raccroche qu des phnomnes superficiels du jour afin, en les soulignant, de contourner le contenu central de lpoque. Dans de tels contextes, le malaise concernant lordre conomique et social dominant prsent en Allemagne peut dvier vers le soutien du systme dominant et de ses objectifs, la dialectique mentionne ci-dessus se manifestant toutefois, obligatoirement, dans la profondeur et la dure de limpact dune telle problmatique littraire. La littrature de guerre de la premire comme de la deuxime guerre imprialiste nous en donne de multiples exemples. De nombreux crivains dcrivent ltat desprit de la jeunesse larme et au front. Ils soulignent que lon ressent la vie l-bas, en dpit du service et du danger, comme une existence merveilleusement libre, proche de la nature comme le seraient des brigands ; on y trouve des expriences directes, comme on ne peut les connatre ailleurs que chez le paysan, le chasseur, le marin ; on prouve la guerre comme le grand retour la nature, qui efface maint artifice de la civilisation. Tous les sentiments dopposition de lenfance et de ladolescence, de Cooper 9 Karl May 10, du romantisme des pirates

    9 James Fenimore Cooper (1789-1851), crivain populaire amricain,

    auteur notamment du dernier des Mohicans. 10

    Karl Friedrich May (1842-1912), crivain allemand succs, auteur de romans daventures.

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    lidalisation de la vie libre des mercenaires suisses et des lansquenets, connaissent ici une renaissance. Ce genre de littrature a naturellement trouv, tout particulirement dans les premiers jours de la guerre, un fort cho dans la jeunesse, car prcisment, son malaise lencontre du rtrcissement et de labsence de perspective de la vie dans le systme capitaliste et lencontre de sa division du travail dclenche, ds avant la guerre, de tels sentiments protestataires rarement rendus conscients, le dsir dune libre respiration, de coudes franches, de la possibilit de prendre part une cause quelconque avec toute sa personnalit, dengager toute sa personnalit, et de ne plus tre quun petit rouage dans la machinerie de la division du travail. La propagande de guerre agit donc raisonnablement lorsquelle cherche exploiter pour ses objectifs un sentiment de masse aussi largement prsent. Apparemment, nous nous trouvons au cur de lactualit littraire. Le sujet choisi est proche de lactualit ; il a une base dans des sentiments de masse existant de manire vivante. Cependant, il sagit l prcisment dune fuite. Car on ny trouve pas denthousiasme prsent de manire latente pour le systme social existant, attis jusqu lembrasement, et il se peut au contraire, quun fort malaise lencontre du systme, mme sil est inexprim, soit dvi de cette faon en un enthousiasme. On va approuver la guerre, dans une certaine mesure, comme de grandes vacances par rapport aux ncessits sociales et conomiques du systme social. Et la jeunesse va tre exhorte vivre sa vie dans ces vacances et engager sa vie afin que cet ordre social lencontre duquel elle prouve un malaise

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    se maintienne et se renforce, afin quelle retourne aprs les vacances dans le mme quotidien dtest. Les problmes de ce type de littrature taient pourtant dj sensibles pendant la guerre. La profonde vrit de la formule de Clausewitz selon laquelle la guerre est la continuation de la politique par dautres moyens se vrifie galement dans tous les dtails techniques et organisationnels de la conduite de la guerre. Cela veut dire : la guerre que mne un tat capitaliste doit obligatoirement entraner la cration dun appareil militaire capitaliste. Ce ne sont pas seulement toutes les dterminations de la division capitaliste du travail, avec son rtrcissement de la personnalit, avec sa transformation de lhomme en rouage de la machinerie complexe, qui rapparaissent, mais aussi la stratification en classes et la hirarchie des classes de la socit capitaliste. La respiration de la jeunesse dtre libre de cette contrainte, de se trouver en vacances , ne peut donc absolument pas tre de longue dure. Plus la guerre se stabilise, se fige, devient une routine (comme la guerre de position de la premire guerre imprialiste) plus son caractre vacancier disparat vigoureusement, et plus les rves de lansquenet, de pirate ou de mercenaire suisse svanouissent rsolument. Naturellement, il y a pour les hommes diffrents un rythme diffrent ; plus ils sont de niveau humain lev, et plus en gnral ce processus se droule rapidement. On ne doit en effet pas oublier que les vacances consistent aussi en ce quon semble dispens par la guerre des dcisions, de lattitude responsable lgard des grands et des petits problmes de la socit, ce qui pour un long moment est un

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    sentiment agrable pour la moyenne, faible de volont et craintive dans ses dcisions. Malgr tout cela, la vrit de Clausewitz simpose obligatoirement dans la dure. Arnold Zweig dcrit clairement dans son roman de guerre lducation hroque devant Verdun ce processus de dsillusion. Son hros, un jeune intellectuel, se confronte de multiples faons avec des problmes, tels quils ont t dcrits plus haut, mme si il est crivain il est dun niveau intellectuel lev. Cest pourquoi il aspire quitter son existence de Schipper 11 o il tait arriv, au dbut, avec mme de lenthousiasme, pour la zone mouvemente du front, source de libert humaine. Son aspiration va tre exauce, mais ensuite il prouve en baillant dune fatigue soudaine, que l aussi, on ne fait que le service, rien dautre. La dialectique montre ici entre le sujet apparent et le sujet interne, entre lactualit vritable et la fuite objective aboutit dit vulgairement au rsultat quun systme de socit, mme en guerre, et mme tout particulirement en guerre, ne peut tre dfendu littrairement avec une efficacit durable que si lcrivain est en situation dapprouver avec enthousiasme la vritable structure sociale de ce systme,

    11 Littralement : terrassier. On trouve dans le livre dArnold Zweig,

    lducation hroque devant Verdun, Cercle du Bibliophile page 4 cette dfinition : les Armierer, quon appelle aussi Schipper, sont des soldats sans armes, jeunes et vieux du Landsturm, gens inoffensifs. Ils sont bien soumis la discipline de larme, dont ils portent luniforme, mais on ne leur enseigne pas le maniement des armes, on les occupera, bien quinaptes au service proprement dit, construire des positions ou des voies ferres, charger des munitions ou des rouleaux de barbel

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    et quen revanche, le contournement, par une respiration et un enthousiasme dun instant, de sentiments dinsatisfaction qui apparaissent ncessairement ne peut absolument pas avoir deffet durable. Les crivains vont donc se trouver contraints par la chose elle-mme de prendre position sur les questions cruciales de lordre social dans lequel ils vivent. Mais lordre social, en dehors de lUnion Sovitique, est capitaliste. Les formes sous lesquelles le capitalisme se manifeste dans les diffrents pays sont naturellement trs diverses, selon le niveau de dveloppement conomique, ainsi que selon le destin historique diffrent des peuples correspondant. Plus diverses encore sont les conceptions du monde qui sont apparues sur le terrain du capitalisme entre les deux guerres imprialistes. Elles sont maints gards dtermines par les faits que premirement, de la premire guerre imprialiste soit sortie la rvolution socialiste victorieuse en Russie, et que deuximement, dans la priode intermdiaire, la crise du systme capitaliste, dont lopposition aux besoins vitaux les plus lmentaires du peuple sest constamment aggrave. Sur ces bases sont apparues, surtout en Allemagne, les idologies les plus diverses dconomie planifie, dont lide fondamentale pourrait tre exprime en disant que ltat actuel du systme capitaliste, qui tait jusqu prsent son stade suprme dimprialisme, ne serait finalement plus capitaliste. Dans des proclamations ou des discours politiques, on peut facilement surmonter une telle contradiction par une rhtorique habile. Mais quand il sagit de reprsenter la vie, il se fait jour ncessairement une contradiction inconciliable entre la description et la ralit, et ceci en ralit de faon

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    dautant plus vigoureuse, que cette reprsentation est plus globale, et profonde, est plus raliste. Bien que lidologie officielle de lAllemagne en guerre naborde pas cette contradiction, celle-ci surgit obligatoirement, porte par la dialectique de la chose, et resurgit toujours sous les formes les plus diverses. Dans le dbat sur le roman historique, cette question apparat sous un aspect dhistoire littraire. Des crivains qui rflchissent plus profondment au roman historique et sa place dans la socit bourgeoise en arrivent la conclusion que la diffrence fondamentale entre le roman historique et le roman social nest absolument pas essentielle, comme le pensent la plupart des observateurs qui restent prisonniers du choix apparent du sujet. On reconnait au roman une forme dexpression littraire des problmes fondamentaux de la socit capitaliste. Et cette constatation se rapporte alors aussi bien Walter Scott qu Stendhal ou Balzac, ainsi qu Gottfried Keller. Voil dj trente ans environ que Paul Ernst 12 a illustr esthtiquement cette conviction, de la faon la plus vigoureuse, avec sa thorie que le roman, en raison de son origine sociale, en raison des problmes de forme qui en rsultaient, ne pouvait tre quun demi art . La conception du roman de Paul Ernst, du roman historique comme du roman social, a pour consquence que dun ct, on lui reproche dtre athe , et que de lautre ct, on reconnait que sa forme est compltement adapte lpoque (lpoque du capitalisme) et sa conception du monde. Le reproche qui est lev ici contre le roman du dix-neuvime sicle dans son

    12 Paul Ernst (1866-1933), crivain et journaliste allemand.

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    ensemble, de Walter Scott Gottfried Keller, se focalise sur le fait que lhistoire, lactualit, la socit sont vus au travers du stroscope de la conscience historique. Cest pourquoi il est caractristique du roman quil lui manque des dieux tout-puissants et de grands hros. La constatation de ce fait ne comporte rien de neuf. Lesthtique de Hegel voyait dj la diffrence entre pope et roman, moins dans les caractristiques formelles apparentes que dans la diffrence des poques dont elles sont les produits ncessaires. Latmosphre des pomes dHomre, remplie de dieux, et qui montre chaque vers hrosme spontan et libert humaine nest donc pas tant lexpression dune imagination potique surnaturelle que lexpression raliste dune poque de hros (la dfinition du concept vient de Vico), qui na pas encore connu lconomie moderne, ltat moderne, le prosasme de la division du travail, de lexploitation. Et dun autre ct, le caractre non hroque du roman moderne rsulte ncessairement de la prdominance de ces dterminations sociales dans la socit bourgeoise capitaliste dveloppe. Naturellement, il y a entre Homre, et disons Flaubert, les transitions sociales et esthtiques les plus diverses. Aprs la fin de lre des hros qui selon la conception de Vico ainsi que de Hegel a connu au cours de lhistoire quelques retours (ricorso) ni les crivains, ni les lecteurs nont naturellement renonc la reprsentation de hros. Mais il suffit de regarder lhistoire de ce quon a appel lpoque de lart pour se rendre compte quil est vain de chercher au plan de lesthtique et de la conception du monde un renouveau

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    de formes littraires qui ne spanouissent pas naturellement dans la structure sociale du prsent. Il nest pas besoin de songer lchec tragi-comique de tentatives comme la Henriade de Voltaire, o les dieux qui se manifestent sont dj devenus une machinerie extrmement prosaque, non-potique, et o mme les traits essentiels dHenri IV, dans leur ralit historique, perdent, dans lhrosation force, toute individualit et toute force de conviction. Mais mme une uvre marquante comme lnide de Virgile est ple et dpourvue de toute force attrayante, prcisment l o elle veut rivaliser avec la priode hroque dHomre , o elle sefforce, dans un tout autre ordre social, un renouveau de lexpression esthtique de cette priode. Elle ne reste vivante, paradoxalement, que l o elle sapproche, spontanment, inconsciemment, du roman moderne. Ce nest pas sans raison que Flaubert a compar le roman damour de Didon de Virgile, avec la tragdie amoureuse de la Julia de Shakespeare. 13 Ce nest pas un hasard que le style de toute pope en art ait une rhtorique premptoire et une forme non raliste. Linfluence directe des dieux sur le destin des hommes, la noblesse hroque des principaux personnages, le caractre hroque mythique de leurs faits et gestes, ne peuvent tre exprims que par un lyrisme exacerb, mais ne peuvent pas tre dvelopps dans la reprsentation partir de la base sociale de leurs actions et de leurs vritables motivations. La rhtorique comme forme dexpression de la composition, comme succdan

    13 In les deux gentilshommes de Vrone, uvres compltes, Gallimard

    le Pliade tome 1, pages 1023 1078.

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    lyrique de la reprsentation, prend toujours la description et en vrit, la description fausse au plan historique objectif, au plan social objectif, pour la chose elle-mme, elle cherche persuader le lecteur dans le meilleur des cas par un pathos profond et convaincu que la description correspond la chose. Lexamen de ces problmes de style est extrmement instructif pour le prsent. On ne peut en effet prendre position lgard du prosasme du capitalisme que de deux faons. Ou bien on ladmet, avec un ralisme inexorable, comme la forme invitable du prsent, qui va rgner jusqu ce que le capitalisme lui-mme bascule dans la ralit sociale du socialisme, jusqu ce que lappropriation prive de la plus-value disparaisse de la ralit sociale, jusqu ce que la rvolution socialiste victorieuse russisse liminer la stratification de la socit en classes et ses formes dexpression idologiques. Si lon admet que cette ralit qui lui est propre dans la socit capitaliste existe et quon la critique selon sa nature, alors cela donne naissance ce grand roman, de Walter Scott Tolsto, que lon peut si lon veut qualifier de demi art , mais qui justement, avec ses problmes, a t lexpression littraire adapte du systme capitaliste et de sa critique, et le reste galement aujourdhui. Ou bien lcrivain par sa capitulation consciente ou inconsciente devant la dmagogie sociale du fascisme sabandonne lillusion que la socit daujourdhui ne serait plus capitaliste, et il part dans sa description de la nouvelle dfinition, mais pas de la ralit, qui certes a t bouleverse maints gards, mais qui cependant, en son cur, est demeure capitaliste. Dans ce cas, il est

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    contraint la rhtorique : il lui faut, par limagination subjective, confrer aux hommes, aux relations humaines, aux rapports sociaux, un hrosme , un caractre divin que ceux-ci ne possdent que dans la description et dans laffirmation, mais pas dans la ralit sociale. Se rapprocher en apparence de la composition de l poque des hros , cest donc en ralit sen loigner le plus. La puissance sociale du capitalisme, dans son objectivit fantomatique, le malaise humain invitable quil provoque obligatoirement chez tous ceux qui ont des sentiments dhumanit, lexprience de labsence de libert, de loppression et de lexploitation, la parcellisation par la division du travail, entrent en contradiction flagrante avec les affirmations de la rhtorique hrosante aussi honntement ressentie soit-elle. La posie inimitable des textes dHomre repose sur le fait quils peuvent reprsenter des hommes qui vivent leur ralit sociale comme cre par eux-mmes, comme approuve sans cesse, qui se sentent chez eux, laise, dans leur ralit. Il y a un reflet lointain de cela dans la relation du Gottfried Keller la dmocratie suisse, mais ce nest quun reflet qui plit toujours davantage avec le dveloppement du capitalisme en Suisse, et pour finir disparat compltement. Il suffit de comparer Martin Salander 14 avec Henri le Vert 15. Mais dj chez Raabe, il y avait la phrase : vraiment, cest une joie de se sentir encore vivant, dans sa peau et dans sa nation 16,

    14 Gottfried Keller, Martin Salander, Ed. Zo 1998.

    15 Gottfried Keller, Henri le Vert, Aubier Montaigne, Paris 1981.

    16 Wilhelm Raabe, Abu Telfan oder Die Heimkehr vom Mondgebirge,

    chapitre 1.

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    comme lexpression dune aspiration que ce raliste honnte et li son peuple a de plus en plus prouv comme impossible exaucer, comme indissociable de la structure sociale de son temps. La conception du prsent comme une priode hroque est donc, dans le capitalisme, une fuite inconsciente dans la rhtorique, face au ralisme. Mais elle ne serait pas seulement cela si lcrivain tait en mesure de reprsenter la ralit sociale du capitalisme comme une ralit voulue, o lon se sent bien, source de bien-tre et dhumanit, et que lhomme peut de ce fait approuver avec enthousiasme, de tout son cur, dans laquelle de ce fait toute exprience apparemment loigne est lie au problme crucial de la structure sociale, et en vrit apprcie positivement. Ce nest que sur de telles bases sociales que nat une littrature hroque . Et il est clair quune littrature de ce genre nest pas toujours possible, que sa naissance et son panouissement ne dpendent pas des dons de lcrivain et encore moins de ses intentions. Car seul ce qui est digne dtre approuv peut vraiment tre approuv par la littrature. Une littrature authentique ne peut pas mentir quelle que soit lintention consciente de lcrivain. (Il suffit de penser la description des rvolutionnaires russes dans Blancs et rouges de Dwinger. 17 Ainsi apparat une couche plus profonde de la relation entre actualit et fuite. Lopposition inconsciente qui se cache dans une fuite ne peut pas non plus, dans la

    17 Edwin Erich Dwinger, (1898-1981) Zwischen Wei und Rot Die

    russische Tragdie 1919-1920. 1930

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    reprsentation slever au niveau dune vritable opposition. Lintention de lcrivain peut tre seulement, par exemple, de reprsenter une existence digne de lhomme (ou sa destruction) ; il peut bien aborder son sujet historiquement, gographiquement comme quelque chose dexceptionnel en quelque chose sil va vraiment au bout de sa description, sil dpeint vraiment son sujet de manire raliste, et pas environn de nues rhtoriques, laspect factuel exceptionnel peut apparatre comme dune actualit brlante, comme une critique approfondie du systme social, dans lequel cette exception est ncessaire. juste tire, Schiller a dit que les crivains ne sont pas seulement les reproducteurs, mais aussi, si ncessaire, les vengeurs de la ralit. On le voit bien : toutes ces conclusions ne se trouvent absolument pas en stricte concordance avec les intentions conscientes, avec la conception du monde consciente des crivains. Ceux-ci cherchent leur mode de reprsentation et ils peuvent y trouver facilement quelque chose de diffrent, de neuf, qui soit oppos ce quils ont recherch. Oui, le processus mme de la recherche, mme sil se droule sans rsultat, du point de vue de la conception du monde, peut avoir au plan littraire pour contenu la dcouverte de quelque chose de significativement nouveau. Cest prcisment chez les crivains honntes, chez ceux qui dcrivent avec un ralisme sans concession, que peut saccomplir de diverses manires le destin de Wilhelm Meister. Maints critiques dans lAllemagne daujourdhui sen scandalisent. Les crivains sont des chercheurs, crivait rcemment un nouvelliste, et la critique leur reproche une expression qui, en soi, est tout fait innocente. Elle

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    a trouv quil y avait dans la recherche en elle-mme quelque chose de dsespr, que ce serait plus juste si les crivains se considraient comme des dcouvreurs, si au moins ils mettaient davantage laccent sur la dcouverte que sur la recherche. Mais peut-on prescrire aux crivains quelque chose de ce genre ? Est-ce que cela dpend des crivains en tant quindividus, et pas plutt de la socit dans laquelle ils vivent, sils sont principalement des chercheurs ou des dcouvreurs ? Et qui va garantir que ce qui a t dcouvert est prcisment ce qui correspond au systme capitaliste ? Surtout quand la dcouverte nest pas vraiment un rsultat, mais un apriori, et mme un apriori qui, dans sa forme et son contenu, est identique aux exigences de lordre social capitaliste et de sa forme allemande actuelle. Dans ce cas, le dcouvreur lui-mme se trouve alors en fuite : devant la ralit sociale, telle quelle est dans les faits. Nous avons ainsi dlimit les contours concrets de notre problme. Nous nous trouvons au cur de la crise du systme capitaliste. Les vnements de la dernire guerre imprialiste, prcisment, prouvent de manire trs sensible la profondeur de cette crise, le caractre insurmontable des contradictions internes du monde capitaliste. Pour autant, ctait dj visible de 1914 1918. La nouveaut de la situation actuelle, cest qu lhorizon, au voisinage mme du capitalisme, la socit socialiste a dj pris forme, nettement. Et son existence parle dj, aujourdhui, un langage comprhensible sans ambigut : le socialisme, cest la paix, limprialisme, cest la guerre. Tout cela est prsent, simplement et clairement, pour les socialistes conscients, et fournit partout des alternatives

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    prcises. Pour ceux qui sont honntement en recherche dans le systme capitaliste, il rsulte cependant de cette situation mondiale des problmes difficilement solubles. La dfense nationale et la conqute imprialiste sont en apparence indissociablement imbriques. Pensons par exemple aux guerres de la Rvolution franaise. lorigine, ctaient des guerres de lgitime dfense du peuple franais qui, par sa Rvolution, se constituait seulement en nation proprement dite. Imperceptiblement, elles se sont transformes en guerre de conqutes contre les contrecoups, ncessaires et historiquement justifies apparus partout en Europe, en Espagne, en Russie, en Allemagne. Mais ces mouvements populaires grandioses, de libration par eux -mmes de peuples opprims, se sont leur tour transforms en une consolidation du systme doppression ractionnaire, en la Sainte-Alliance , en une continuation du morcellement de grands peuples qui aspiraient lunit nationale et combattaient pour elle, des allemands et des italiens. O se trouvent les limites ? On peut les constater sans difficult objectivement, socialement et historiquement pour le pass et le prsent, mais au cur du tumulte et cest justement l que se trouve le plus souvent lcrivain au travail la constatation est parfois trs difficile. Quand a eu lieu la transition de la dfense de la Rvolution franaise en guerre de conqute ? Quand la guerre de libration des peuples contre Napolon a-t-elle perdu son caractre librateur ? Ces questions taient pour la plupart des contemporains difficilement solubles, presque insolubles. Avec sa sagesse, Goethe tait sur une position solitaire. Quand il disait lhistorien Luden avec sa faon de peser prudemment ses mots : Quest-

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    ce qui a tait conquis et gagn ? Nous disons : la libert ; mais peut-tre devrions nous plus exactement parler de libration ; savoir une libration, non pas du joug des trangers, mais dun joug tranger 18, il tait mconnu en cela par la plupart de ses contemporains, ainsi mme que par une partie considrable de la postrit. (Le Divan occidental-oriental nest vraiment comprhensible que dans ce contexte.) Celui qui se rassure dans le tourbillon de ces problmes et pense toujours avoir dj tout trouv prend le plus souvent ltiquette pour la chose elle-mme et senfuit devant la grande actualit du prsent lactualit de la faisabilit, de la matrialisation de la dmocratie, du socialisme prcisment l o il pense avoir trouv quelque chose de sr, davoir vraiment rpondu l exigence du jour . Et dun autre ct, dans de telles situations, cest justement celui qui recherche dsesprment, celui qui est apparemment gar lapoge de son dsespoir, lorsque tous les camouflages sociaux du capitalisme imprialiste se dmasquent devant ses yeux, lorsque la dfense nationale se rvle comme une oppression brutale de peuples trangers, quand un abme se creuse entre les idaux proclams (et crus jusqualors) et la ralit finalement reconnue, qui peut tre au plus prs de la vritable dcouverte : de la vrit tellement vidente, et pourtant si dissimule, que seule la libration conomique et sociale du peuple travailleur peut aussi librer lesprit, quaucun peuple qui en opprime un autre ne peut tre libre.

    18 Heinrich Luden (1780-1847) Heinrich Ludens Gesprche mit Goethe.

    Hrsg. v. Erich Rosendahl. Lax, Hildesheim, Leipzig, 1932

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    Seuls ceux qui cherchent honntement peuvent trouver ; seuls ceux qui fuient vraiment vont atteindre leur vraie patrie.

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