Gaarder Jostein Le Monde de Sophie

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    Titre original :Sofies Verden H. Aschehoug & Co (W. Nygaard), Oslo, 1991.

    Traduit et adapt du norvgienpar Hlne Hervieu et Martine Laffon

    Ouvrage traduit et publi avec le concoursdu NORLA et du Centre National du Livre

    Remerciements

    Ce livre n'aurait pas vu le jour sans l'aide etles encouragements de Siri Dannevig. Je tiensaussi remercier Maiken Ims pour avoir relu lemanuscrit et m'avoir fait de judicieux commen-

    taires, ainsi que Trond Berg Eriksen pour sesfines observations et son soutien prcieuxdurant toutes ces annes.

    J.G.

    Une dition du Club France Loisirs, Paris,ralise avec l'autorisation des ditions du Seuil

    Le Code de la proprit intellectuelle n'autorisant, aux termes des paragraphes 2 et 3 de l'articleL. 122-5, d'une part, que les copies ou reproductions strictement rserves l'usa ge priv ducopiste et non destines une utilisation collective et, d'autre part, sous rserve du nom de l'auteuret de la source, que les analyses et les courtes citations justifies par le caractre critique, pol-mique, pdagogique, scientifique ou d'information , toute reprsentation ou reproduction intgraleou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite(article L. 122-4). Cette reprsentation ou reproduction, par quelque procd que ce soit, constitueraitdonc une contrefaon sanctionne par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la proprit intel-lectuelle.

    ditions du Seuil, mars 1995, pour la traduction franaise

    ISBN 2-7242-9073-9

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    Qui ne sait pas tirer les leons de trois mille ans vitseulement au jour le jour.

    GOETHE

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    Sommaire

    1. Le jardin d'den 15... il a bien fallu qu ' un moment donnquelque chose surgisse du nant...

    2. Le chapeau haut de forme 25

    ...la seule qualit requise pour devenir un bonphilosophe est de s'tonner...

    3. Les mythes 37...un fragile quilibre entre les forces du bien et dumal...

    4. Les philosophes de la nature 44... rien ne nat du nant...

    5. Dmocrite 58

    ... le jouet le plus gnial du monde...6. Le destin 65

    ...le devin essaie d'interprter quelque chose quipar nature chappe toute interprtation...

    Socrate 75...la plus intelligente est celle qui sait qu 'elle ne sait

    pas...

    8. Athnes 92

    ... la place des ruines s'levaient plusieurs hautsdifices...

    7.

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    12 LE MONDE DE SOPHIE SOMMAIRE 13

    9.Platon 99.. . une nostalgie de retrouver la vraie demeure del'me...

    10.Le chalet du major 115... la fille dans le miroir cligna des deux yeux...

    11.Aristote 127...un homme d'ordre mticuleux fait le mnage dansnos concepts...

    12.L'hellnisme 146... une tincelle du feu..,

    13.Les cartes postales 166...je m'impose une censure svre...

    14.Deux cultures 175... ainsi seulement tu viteras de flotter dans levide...

    15.Le Moyen ge 191... ne faire qu'un petit bout de chemin n'est pas lamme chose que se tromper de chemin...

    16.La Renaissance 217... race divine dguise en homme...

    17.Le baroque 248...de l'toffe dont les rves sont faits...

    18.Descartes 266... il voulait dblayer le chantier...

    19.Spinoza 280... Dieu n 'est pas un montreur de marionnettes...

    20.Locke 290...aussi vide et nue qu 'un tableau noir avantl'entre du professeur...

    21 .Hume 300

    .. . jetons-le donc aux flammes...

    22.Berkeley 314... comme un globe ivre tournoyant autourd'un soleil en feu...

    23.Bjerkely 320...un vieux miroir magique que sonarrire-grand-mre avait achet une gitane...

    24.Le sicle des Lumires 338...del manire de fabriquer une aiguille jusqu'la manire de fondre des canons...

    25. Kant 358...le ciel toile au-dessus de ma tte et la loimorale en moi...

    26.Le romantisme 377... c'est vers l'intrieur que va le chemin mystrieux...

    27.Hegel 395...ce qui est raisonnable, c 'est ce qui est dou devie...

    28.Kierkegaard 408... l'Europe s'achemine lentement vers la faillite...

    29.Marx 422...un spectre hante l'Europe...

    30.Darwin 441

    ...un bateau qui traverse la vie avec sa cargaison degnes...

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    14 LE MONDE DE SOPHIE

    3 .Freud 467... ce dsir inavouable et goste qui avait surgi enelle...

    32.L'poque contemporaine 487... /'homme est condamn tre libre...

    33. La rception en plein air 513... un corbeau blanc...

    34.Contrepoint 528... deux ou plusieurs chants dont les lignes mlo-diques se superposent...

    35.Le big bang 549

    ... nous aussi sommes poussire d'toiles...Index 561

    Le jardin d'den

    // abien fallu qu' un moment donn quelquechose surgisse du nant...

    Sophie Amundsen rentrait de l'cole. Elle avait d'abordfait un bout de chemin avec Jorunn. Elles avaient parl desrobots. Pour Jorunn, le cerveau humain tait un ordinateursophistiqu. Sophie sentait qu'elle n'tait pas tout fait de

    son avis. On ne pouvait pas rduire l'tre humain unemachine, non?

    En arrivant prs du centre commercial, chacune tait partiede son ct. Sophie habitait un pavillon au fond d'un quartierrsidentiel et mettait presque deux fois plus de temps queJorunn pour aller l'cole. Sa maison tait comme au boutdu monde car derrire le jardin commenait dj la fort.

    Elle tourna dans l'alle des Trfles. Tout au fond, il y avaitun virage angle droit, le virage du capitaine . On n'y ren-contrait jamais personne sauf le samedi ou le dimanche.

    On tait dans les premiers jours du mois de mai. Dans cer-tains jardins, des jonquilles se pressaient au pied des arbresfruitiers et les bouleaux s'taient couverts de vert tendre,lger comme un voile.

    N'tait-ce pas trange de voir comme tout se mettait pousser cette poque de l'anne? Qu'est-ce qui permettait l'ensemble de la vgtation de jaillir de la terre inanime dsqu'il se mettait faire beau et que disparaissaient les der-nires traces de neige ?

    En poussant le portail du jardin, Sophie jeta un coup d'il

    dans la bote aux lettres. En rgle gnrale, c'tait bourr deprospectus plus quelques grandes enveloppes adresses sa

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    mre. Elle dposait habituellement tout a sur la table de lacuisine avant de monter dans sa chambre faire ses devoirs.

    Il arrivait de temps autre que des relevs de banque arri-vent au nom de son pre, mais il faut dire qu'il n'tait pas un

    papa comme les autres. Capitaine sur un grand ptrolier, iltait absent presque toute l'anne. Quand il passait quelquessemaines terre, il tranait en pantoufles et cherchait serendre utile. Mais quand il naviguait, il devenait un person-nage assez lointain.

    Aujourd'hui, il n'y avait qu'une petite lettre dans la bote etelle tait adresse Sophie.

    La lettre tait simplement adresse :

    Sophie Amundsen3, alle des Trfles

    Rien d'autre. Aucune mention d'expditeur et mme pasde timbre.

    Sophie se hta de refermer le portail et ouvrit l'enveloppe.Elle ne trouva l'intrieur qu'un petit bout de papier gureplus grand que l'enveloppe avec juste crit dessus :Qui es-tu?

    Rien d'autre. Le bout de papier ne disait ni bonjour ni de lapart de qui, juste ces trois mots griffonns suivis d'un grandpoint d'interrogation.

    Elle regarda nouveau l'enveloppe. Mais si, la lettre luitait bien adresse... Qui avait bien pu la glisser dans la boteaux lettres ?

    Sophie courut vers la maison en bois rouge et referma laporte cl. Comme d'habitude le chat Sherekan surgit desbuissons, fila jusqu'au perron et parvint se faufiler l'int-rieur avant qu'elle n'ait eu le temps de tourner la cl.

    Minou, minou !

    Quand la maman de Sophie tait de mauvaise humeur pour

    une raison ou pour une autre, il lui arrivait de qualifier la mai-son de vritable mnagerie. Une mnagerie, c'tait une col-

    LE JARDIN D'DEN 17

    lection de divers animaux et en ce sens, oui, Sophie tait plu-tt fire de la sienne. On lui avait d'abord donn un bocalavec trois poissons rouges : Boucle d'or, le Petit Chaperonrouge et Pierre le Pirate. Puis elle eut les deux perruches

    Cricri et Grigri, la tortue Govinda et pour finir Sherekan, unchat roux tigr. On lui avait offert tous ces animaux pourcompenser en quelque sorte les absences de sa mre qui tra-vaillait si tard et de son pre toujours l'autre bout du monde.

    Sophie se dbarrassa de son cartable et donna manger Sherekan. Puis elle s'assit dans la cuisine avec la mystrieuselettre la main.

    Qui es-tu ?Quelle question idiote ! comme si elle ne savait pas qu'elle

    tait Sophie Amundsen ! Mais qui tait cette Sophie en dfi-nitive ? Elle ne savait pas trop au juste.

    Et si elle s'tait appele autrement? Anne Knutsen, parexemple. Aurait-elletalors quelqu'un d'autre?

    Elle se rappela tout coup que Papa avait d'abord voulul'appeler Synn0ve. Sophie essaya de s'imaginer tendant lamain et se prsentant sous le nom de Synn0ve Amundsen,mais non, a n'allait pas. C'tait chaque fois une fille com-pltement diffrente qui surgissait.

    Elle descendit de son tabouret et alla la salle de bains entenant toujours l'trange lettre la main. Elle se plaa devantle miroir et se regarda droit dans les yeux.

    Je suis Sophie Amundsen, dit-elle.La fille dans la glace ne rpondit rien, mme pas une gri-mace. Sophie avait beau faire, l'autre faisait exactementpareil. Sophie tenta bien de la prendre de court en bougeanttrs vite, mais l'autre fut aussi rapide qu'elle.

    Qui es-tu ? demanda-t-elle.Elle n'eut pas plus de rponse que tout l'heure, mais une

    fraction de seconde elle n'aurait su dire qui du miroir oud'elle avait pos la question.

    Sophie appuya son index sur le nez qu'elle voyait dans la

    glace en disant : Tu es moi.

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    18 LE MONDE DE SOPHIE

    N'obtenant toujours pas de rponse, elle retourna laphrase :

    Je suis toi.Sophie Amundsen n'avait pas toujours accept son image.

    On lui rptait souvent qu'elle avait de beaux yeux en

    amande, sans doute pour ne pas faire remarquer que son neztait trop petit et sa bouche un peu trop grande. Ses oreillestaient en outre beaucoup trop rapproches de ses yeux. Maisle pire, c'tait ses cheveux raides comme des baguettes detambour et impossibles coiffer. Son pre lui passait parfoisla main dans les cheveux en l'appelant sa fille aux cheveuxde lin , faisant allusion un morceau de musique de ClaudeDebussy. C'tait facile dire pour lui qui n'tait pascondamn toute sa vie ces longs cheveux qui tombaient toutdroit. Aucune laque ni aucun gel ne tenait sur la chevelure deSophie.

    Elle se trouvait une si drle de tte qu'elle s'tait parfoisdemand si elle n'tait pas ne avec un dfaut physique. Entout cas, sa mre lui avait dit que sa naissance avait t diffi-cile. Mais notre naissance conditionnait-elle notre apparencepour toujours ?

    N'tait-il pas trange qu'elle ne st pas qui elle tait?Et n'tait-ce pas injuste de ne pas pouvoir choisir sonaspect extrieur ? a vous tombait dessus comme a. On pou-vait peut-tre choisir ses amis, mais on ne s'tait pas choisisoi-mme. Elle n'avait mme pas choisi d'tre un tre

    humain.Qu'est-ce que c'tait, une personne?Sophie leva nouveau les yeux vers la fille dans le miroir. Je crois que je vais monter faire mes devoirs de biolo-

    gie, glissa-t-elle comme pour s'excuser.L'instant d'aprs, elle tait dj dans le couloir. Non, finalement je prfre aller dans le jardin , pensa-

    t-elle. Minou, minou !Sophie poussa le chat sur le perron et referma la porte

    derrire elle.

    LE JARDIN D'DEN 19

    Parvenue l'alle de gravier en tenant toujours la myst-rieuse lettre la main, elle fut envahie par un sentimenttrange : comme si elle avait t jusqu'alors une poupe etqu'un coup de baguette magique venait de la rendre vivante.

    Comme c'tait bizarre de se retrouver au monde mle

    une histoire aussi invraisemblable !Sherekan bondit dans l'alle et disparut derrire quelquesgroseilliers touffus. Un chat bien vivant, celui-l, du moindrepoil banc de sa tte jusqu' la queue tramante au bout de soncorps bien lisse. Il se trouvait aussi dans le jardin, mais luin'en avait pas conscience comme Sophie.

    Plus elle se rendait compte qu'elle tait en vie, plus s'insi-nuait en elle la pense qu'elle ne serait pas toujours l.

    J'existe maintenant, rflchit-elle, mais un jour, je ne seraiplus l.

    Y avait-il une vie aprs la mort? Pour sr, cette questionn'empchait pas le chat de dormir.Cela ne faisait pas si longtemps que sa grand-mre tait

    morte et presque chaque jour, depuis plus de six mois, Sophieavait senti combien elle lui manquait. N'tait-ce pas injustede devoir mourir un jour?

    Sophie resta dans l'alle mditer. Elle tentait de seconvaincre de sa propre existence pour chasser l'ide qu'ellene vivrait pas ternellement. Mais en vain. peine seconcentrait-elle sur sa vie qu'elle imaginait aussitt la fin de

    celle-ci. L'inverse aussi tait vrai : lorsqu'elle acceptait l'ideque sa vie puisse prendre fin un jour, elle ressentait alorscomme jamais auparavant quelle chance extraordinaire elleavait d'tre en vie.

    On aurait dit comme les cts pile et face d'une mmepice qu'elle n'arrtait pas de retourner dans sa main. Ce quiapparaissait plus clairement sur une face ne faisait que ren-forcer du mme coup l'autre face. La vie et la mort se ren-voyaient dos dos.

    Impossible de se sentir en vie si l'on ne pense pas aussi

    qu'on mourra un jour, songea-t-elle. Et on ne peut pas non

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    plus penser sa mort sans au mme instant ressentir l'trangemiracle d'tre en vie.

    Sophie se rappela soudain que sa grand-mre avait ditquelque chose du mme genre le jour o elle avait appris parle mdecin qu'elle tait gravement malade. Ce n'est quemaintenant que je me rends compte quel point la vie estbelle , avait-elle dit.

    N'tait-ce pas triste de constater que la plupart des gensdevaient tomber malades pour savoir apprcier la vie ? Ou fal-lait-il recevoir une mystrieuse lettre dans sa bote auxlettres ?

    Et si elle retournait voir s'il n'y avait pas autre chose?Sophie se prcipita vers le portail et souleva le couvercle vert.Elle sursauta en dcouvrant une enveloppe similaire l'int-rieur. Elle tait pourtant sre d'avoir bien regard tout l'heure, quand elle avait pris la premire lettre...

    Sur cette enveloppe aussi tait marqu son nom. Ellel'ouvrit et en sortit un petit papier en tout point identique auprcdent sur lequel on avait inscrit :

    D'o vient le monde ?

    Je n'en ai pas la moindre ide, pensa Sophie. Personne nepeutsavoirce genre de choses ! Cependant, la question mri-tait d'tre pose. Pour la premire fois de sa vie, elle jugeaqu'on ne pouvait quand mme pas vivre sanss'interrogerau

    moins sur ses origines.Les deux lettres mystrieuses lui avaient tellement donnle vertige qu'elle dcida d'aller s'asseoir au calme dans sacabane.

    Sa cabane, c'tait le refuge top secret de Sophie. Ellen'allait l que lorsqu'elle tait trs en colre, trs triste ou trscontente. Mais aujourd'hui elle ne savait tout simplementplus o elle en tait.

    La maison de bois peinte en rouge se trouvait au milieu

    d'un grand jardin avec beaucoup de massifs de fleurs,

    LE JARDIN D'DEN 21

    d'arbustes et d'arbres fruitiers, une grande pelouse avec unebalancelle et mme un petit pavillon que Grand-pre avaitfait construire pour Grand-mre quand elle perdit son pre-mier enfant quelques semaines aprs la naissance. On avaitappel la pauvre petite fille Marie et sur sa tombe, on avait

    inscrit : La petite Marie nous salua, fit trois petits tours ets'en alla. Tout au fond, dans un coin du jardin, derrire tous les fram-

    boisiers, s'tendait un taillis pais qui interdisait aussi bienaux fleurs qu'aux arbustes fruitiers de pousser. Il faut dire quecela avait t une ancienne haie qui sparait l'origine le jar-din de la fort proprement dite, mais comme personne ne s'entait occup ces vingt dernires annes, c'tait devenu devritables broussailles impntrables. Grand-mre lui avaitexpliqu que, pendant la guerre, la haie avait compliqu latche des renards qui convoitaient les poules laisses enlibert dans le jardin.

    Pour tous les autres part Sophie, cette ancienne haie taitaussi inutile que les vieux clapiers qu'on avait laisss plushaut. Mais c'tait parce qu'ils ne connaissaient pas le secretde Sophie.

    Aussi loin qu'elle s'en souvienne, Sophie avait toujours suqu'il y avait un petit passage dans la haie. En rampant des-sous, elle dbouchait alors, entre les buissons, sur un espaceassez dgag. a faisait comme une vraie cabane. Elle pou-vait tre sre que personne n'irait la dnicher cet endroit.

    Tenant toujours ses deux lettres la main, elle traversa lejardin en courant, se mit quatre pattes et se faufila sous lahaie. Sa cabane tait si grande qu'elle pouvait presque y tenirdebout, mais elle prfra aujourd'hui s'asseoir sur de grossesracines. De sa place, elle pouvait tout surveiller par de minus-cules ouvertures entre les branchages et les feuilles. Mme siaucun trou ne dpassait la taille d'une pice de cinq cou-ronnes, elle pouvait nanmoins surveiller tout le jardin.Quand elle tait plus petite, a l'avait amuse d'observer sonpre ou sa mre la cherchant derrire tous les arbres.

    Sophie avait toujours pens que le jardin tait un monde en

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    lui-mme. Chaque fois qu'elle entendait parler du jardind'den et de la Cration, elle s'imaginait assise dans sacabane en train d'admirer son petit paradis bien elle.

    D'o vient le monde ?En voil une question ! Sophie savait bien que la Terre

    n'tait qu'une petite plante au sein de l'immense univers.Mais d'o venait cet univers?On pouvait videmment supposer que l'univers avait tou-

    jours exist et a permettait de laisser tomber la question deson origine. Mais est-ce que quelque chosepouvaitavoir tou-

    jours exist? Elle sentit qu'elle n'tait pas vraiment d'accordavec cette ide. Il fallait bien que tout ait un commencement,non? Donc l'univers avait d tre cr partir de quelquechose d'autre.

    Mais si l'univers avait son origine dans autre chose, cetautre chose aussi avait d tre cr un jour. On ne faisait quedplacer le problme, Sophie s'en rendait bien compte. unmoment donn, il a bien fallu que quelque chose surgisse dunant. Mais tait-ce concevable? N'tait-ce pas tout aussiimpossible imaginer que l'ide d'un monde qui aurait tou-

    jours exist ? l'cole, on lui avait appris que Dieu avait cr le

    monde, aussi essaya-t-elle de trouver quelque consolationdans cette explication. Mais cela ne la satisfaisait pas enti-rement. Bon, d'accord, Dieu avait cr le monde, mais Dieualors? S'tait-il cr partir de rien du tout? a n'allait pas

    non plus. supposer que Dieu puisse crer ce qu'il voulait,il fallait bien qu'il ft quelque choseavantpour pouvoir secrer lui-mme, Il ne restait plus qu'une solution : Dieu avaittoujours exist. Mais c'tait justement cette affirmationqu'elle avait rejete ! Tout ce qui existait devait bien avoirun commencement.

    Zut et zut alors !Elle ouvrit encore une fois les deux enveloppes.Qui es-tu ?

    D'o vient le monde ?

    Ce n'tait vraiment pas du jeu de poser des questions

    LE JARDIN D'DEN 23

    pareilles! Et d'o venaient ces lettres? a aussi, c'tait unmystre.

    Qui avait tir Sophie de sa petite vie tranquille pour lamettre en face des grandes nigmes de l'univers?

    Pour la troisime fois, Sophie alla regarder la bote auxlettres.Le facteur venait de repasser. Sophie plongea la main et

    sortit toute une pile de journaux et de publicits ainsi quequelques lettres pour sa mre. Il y avait aussi une carte postaleavec la photo d'une plage du Sud. Elle retourna la carte. Lestimbres taient norvgiens et le cachet indiquait Contingentnorvgien des Nations unies . tait-ce de son pre ? Il setrouverait donc au Liban alors qu'elle le croyait un toutautre endroit du globe... Mais ce n'tait pas son criture.

    Son cur se mit battre plus fort en lisant le nom du desti-nataire :

    Hilde M0ller Knag c/o Sophie Amundsen,3, alle des Trfles...

    Le reste de l'adresse tait juste. Voil ce que disait la carte :

    Chre Hilde,Je te souhaite plein de bonnes choses pour tes quinze

    ans. Comme tu sais, je tiens te faire un cadeau qui tepermette de grandir. Pardonne-moi si j'envoie la carte Sophie. C'tait plus commode comme a.

    Je t'embrasseton Papa.

    Sophie rentra la maison en courant et alla la cuisine.Elle bouillait d'indignation.

    Qui tait donc cette Hilde qui se permettait d'avoirquinze ans un mois peine avant son anniversaire ?

    Sophie alla chercher l'annuaire dans l'entre. Il y en avaitbeaucoup qui s'appelaient M0ller ou Knag. Mais personne ne

    portait le nom de M0ller Knag.

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    Elle ressortit la carte postale. Non, c'tait une vraie carte,avec de vrais timbres et un vrai cachet de poste.

    Dans quel but un papa envoyait-il une carte d'anniversaire l'adresse de Sophie alors qu'elle tait visiblement destine quelqu'un d'autre? Quel papa aurait la mauvaise ide de

    priver sa fille d'une carte d'anniversaire en l'envoyant uneautre adresse ? Pourquoi tait-ce plus commode commea ? Et surtout, comment retrouver cette Hilde ?

    Encore un problme qui lui tombait dessus. Elle tenta demettre un peu d'ordre dans ses penses.

    En un aprs-midi, c'est--dire peine en quelques heures,elle se retrouvait en face de trois nigmes. La premireconsistait savoir qui avait plac les deux enveloppesblanches dans la bote aux lettres. La deuxime, c'tait lesquestions dlicates que posaient ces lettres. La troisime

    nigme tait de comprendre qui tait cette Hilde M0ller Knaget pourquoi c'tait elle, Sophie, qui avait reu sa place unecarte d'anniversaire.

    Elle eut l'intuition que ces trois nigmes taient lies d'unefaon ou d'une autre, car jusqu' ce jour elle avait men unevie plutt banale.

    Le chapeau haut de forme

    ... /aseule qualit requise pour devenir un bonphilosophe est de s'tonner...

    Sophie ne doutait pas un instant que l'auteur des lettresanonymes chercherait reprendre contact avec elle. Maisd'ici l, autant tenir sa langue.

    Elle commena par avoir du mal fixer son attention en

    classe. Le professeur ne parlait que de choses sans aucunintrt. Pourquoi ne parlait-il pas plutt de la nature del'homme ou de celle du monde et de son origine?

    Soudain elle se rendit compte que les gens, que ce soit l'cole ou ailleurs, s'intressaient des choses purement acci-dentelles. Il existait pourtant des questions autrement plusessentielles et difficiles que celles du programme !

    Qui savait rpondre de telles questions ? En tout cas, d'yrflchir, c'tait quand mme autre chose que passer sontemps rabcher les verbes irrguliers.

    Elle partit si prcipitamment aprs la dernire heure decours que Jorunn dut courir pour la rattraper.

    On joue aux cartes ce soir? demanda-t-elle.Sophie haussa les paules. Je crois que les jeux de cartes, a ne m'intresse plus

    tellement.Jorunn n'en croyait pas ses oreilles. Ah bon ? Tu prfres jouer au badminton ?Sophie garda les yeux fixs au sol, puis regardant son

    amie : Je crois que mme le badminton, a ne m'intresse plus

    tellement.

    2

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    26 LE MONDE DE SOPHIE

    Bon, si c'est comme a !Cet accent de dpit n'chappa pas Sophie. Tu pourrais peut-tre me dire ce que tu trouves si impor-

    tant alors ?Sophie fit un mouvement imperceptible de la tte.

    C'est.. . c'est un secret. Bof ! T'es amoureuse, c'est a?Les deux amies marchrent un long moment en silence.

    Arrives au terrain de football : Bon, je coupe par le stade, dit Jorunn. Couper par le stade tait un raccourci, mais Jorunn

    l'empruntait seulement quand il fallait tre l'heure pour unevisite ou pour aller chez le dentiste.

    Sophie s'en voulait de lui avoir fait de la peine. Maisqu'est-ce qu'elle aurait d lui rpondre? Qu'elle avait envie

    tout coup de savoir qui elle tait, comment l'univers avaitt cr, et par consquent qu'elle n'avait plus le temps dejouer au badminton? Pas sr que Jorunn aurait compris.

    Pourquoi le fait de s'intresser ces questions essentiellesmais somme toute banales rendait-il la vie si difficile ?

    En ouvrant la bote aux lettres, elle sentit son cur battreplus fort. Elle ne vit tout d'abord qu'une lettre de la banque etquelques grandes enveloppes jaunes. Oh, non ! Sophie avaittellement espr trouver un nouveau message de son inconnu.

    En refermant le portail, elle eut la surprise de dcouvrir sonnom sur une des grandes enveloppes. Quand elle voulutl'ouvrir, elle lut ces mots inscrits au dos de l'enveloppe :Cours de philosophie. A manipuler avec grande prcaution.

    Elle remonta en courant l'alle de gravier et posa son car-table sur le perron. Puis elle glissa les autres lettres sous lepaillasson, courut dans le jardin derrire la maison et alla serfugier dans sa cabane. L seulement elle aurait le droitd'ouvrir la grande lettre.

    Sherekan la suivit mais tant pis. Sophie tait sre que lechat n'irait rien raconter.

    Il y avait dans l'enveloppe trois grandes feuilles dactylo-

    graphies runies par un trombone. Sophie se mit lire :

    LE CHAPEAU HAUT DE FORME 27

    Qu'est-ce que la philosophie ?

    Chre Sophie,Les gens ont toutes sortes d'occupations : certains collection-

    nent les pices anciennes ou les timbres, quelques-uns s'intres-sent aux travaux manuels ou au bricolage et d'autres consa-

    crent presque tout leur temps libre tel ou tel sport. Beaucoupapprcient aussi la lecture. Mais tout dpend de ce qu'on lit. Onpeut se contenter de lire des journaux ou des bandes dessines,n'aimer que les romans ou prfrer des ouvrages spcialiss surdes sujets aussi divers que l'astronomie, la vie des animaux oules dcouvertes scientifiques.

    Si j'ai une passion pour les chevaux ou les pierres prcieuses,je ne peux pas exiger des autres qu'ils la partagent. Et si je nemanque pas un reportage sportif la tlvision, cela ne medonne pas pour autant le droit de critiquer ceux qui trouvent lesport ennuyeux.

    Et s'il y avait pourtant quelque chose de nature intressertous les hommes, quelque chose qui concernerait chaque trehumain, indpendamment de son identit et de sa race? Ehbien oui, chre Sophie, il y a des questions qui devraient proc-cuper tous les hommes. Et ce genre de questions est prcis-ment l'objet de mon cours.

    Qu'est-ce qu'il y a de plus important dans la vie? Si l'oninterroge quelqu'un qui ne mange pas sa faim, ce sera lanourriture. Pour quelqu'un qui a froid, ce sera la chaleur. Etpour quelqu'un qui souffre de la solitude, ce sera bien sr lacompagnie des autres hommes.

    Mais au-del de ces ncessits premires, existe-t-il malgrtout quelque chose dont tous les hommes aient encore besoin ?Les philosophes pensent que oui. Ils affirment que l'homme nevit pas seulement de pain. Tous les hommes ont videmmentbesoin de nourriture. Et aussi d'amour et de tendresse. Mais ily a autre chose dont nous avons tous besoin : c'est de savoir quinous sommes et pourquoi nous vivons.

    Le dsir de savoir pourquoi nous vivons n'est donc pas uneoccupation aussi accidentelle que celle de collectionner destimbres. Celui qui se pose ce genre de questions rejoint en celales proccupations de toutes les gnrations qui l'ont prcd.

    L'origine du cosmos, de la Terre et de la vie est un problme

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    28 LE MONDE DE SOPHIE

    autrement plus crucial que de savoir qui a remport le plus demdailles d'or aux derniers jeux Olympiques.

    La meilleure faon d'aborder la philosophie, c'est de poserquelques questions philosophiques :

    Comment le monde a-t-il t cr? Y a-t-il une volont ou unsens derrire ce qui arrive? Existe-t-il une vie aprs la mort?Comment trouver des rponses de telles questions? Sansoublier celle-l : comment faut-il vivre?

    Les hommes se sont de tout temps pos ces questions. notreconnaissance, il n'existe aucune culture qui ne se soit proccu-pe de savoir qui sont les hommes ou comment le monde a tcr.

    Au fond il n'y a pas tant de questions philosophiques que a.Nous en avons dj vu les plus importantes. Mais l'histoire nouspropose diffrentesrponsespour chaque question.

    Il est galement beaucoup plus facile de poser des questionsphilosophiques que d'y rpondre.

    Aujourd'hui, aussi, il s'agit pour chacun d'entre nous detrouversesrponses aux mmes questions. Inutile de chercherdans une encyclopdie s'il existe un dieu ou s'il y a une vieaprs la mort. L'encyclopdie ne nous renseigne pas non plussur la faon dont nous devons vivre. Mais lire ce que d'autreshommes ont pens peut nous aider former notre propre juge-ment sur la vie.

    On pourrait comparer la chasse la vrit des philosophes un roman policier. Certains croient que c'est Dupond le cou-pable, d'autres que c'est Durand. Quand il s'agit d'une vraieenqute policire, la police finit un jour par rsoudre l'nigme.Bien sr on peut aussi penser qu'elle n'y arrivera jamais. Maisdans tous les cas,il existetoujours une solution.

    Aussi pourrait-on penser que mme si c'est difficile derpondre une question, il y a une et une seule bonne rponse.Soit ilexisteune sorte de vie aprs la mort, soit il n'y en a pas.

    La science a fini par rsoudre un grand nombre de vieillesnigmes. Il fut un temps o la face cache de la Lune tait ungrand mystre. Le dbat n'aboutissait rien et chacun laissaitlibre cours son imagination. Mais nous savons parfaitementaujourd'hui quoi ressemble l'autre face de la Lune. Et nousne pouvons plus croire que la Lune est habite ou qu'elle est un

    fromage.

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    Un vieux philosophe grec qui vivait il y a plus de deux milleans pensait que la philosophie tait ne grce l'tonnementdes hommes. L'homme trouve si trange le fait d'tre en vieque les questions philosophiques apparaissent d'elles-mmes,disait-il.

    C'est comme assister un tour de prestidigitation : nous necomprenons pas ce qui s'est droul sous nos yeux. Alors nousdemandons : comment le prestidigitateur a-t-il transformquelques foulards de soie en un lapin vivant?

    Beaucoup pensent que le monde est aussi incomprhensibleque le coup du lapin qui sort du chapeau haut de forme qu'onavait pourtant cru vide. En ce qui concerne le lapin, on com-prend qu'on s'est fait avoir. Mais comment il a fait, toute laquestion est l. Le problme est un peu diffrent quand il s'agitdu monde. Nous savons que le monde n'est pas un tour depasse-passe car nous vivons sur cette terre et nous en faisonspartie. Au fond, le lapin blanc qu'on sort du chapeau haut deforme, c'est nous. la diffrence que le lapin blanc n'a pasconscience de participer un tour de magie. Nous, c'est quandmme diffrent. Nous nous sentons participer au mystre etaimerions bien comprendre comment tout a est imbriqu.

    P.-S. : Concernant le lapin blanc, la comparaison avec l'uni-vers serait plus juste. Nous autres ne serions que de toutespetites bestioles incrustes dans la fourrure du lapin. Les philo-sophes, eux, essaieraient de grimper le long d'un des poils finsafin de regarder le prestidigitateur dans les yeux.

    Tu me suis toujours, Sophie? La suite au prochain numro.

    Sophie n'en revenait pas. Si elle suivait toujours? Pendantqu'elle lisait, elle en avait mme oubli de respirer !

    Qui avait dpos les lettres ? Qui ? Mais qui ?Ce ne pouvait pas tre l'expditeur de la carte d'anniver-

    saire Hilde M0ller Knag, puisqu'il y avait sur cette carte destimbres et un cachet de la poste. L'enveloppe jaune avait tdpose directement dans la bote aux lettres tout comme lesdeux enveloppes blanches.

    Sophie regarda sa montre. Il n'tait que trois heures moins le

    quart. Presque deux heures encore jusqu'au retour de sa mre.

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    Elle sortit quatre pattes du fourr et courut vers la boteaux lettres. Et s'il y avait encore quelque chose?

    Elle trouva une autre enveloppe jaune avec son nom critdessus. Elle regarda autour d'elle mais ne vit personne. Ellecourut mme jusqu' la lisire de la fort pour voir s'il n'y

    avait pas quelqu'un sur le sentier.Pas me qui vive.Il lui sembla pourtant entendre un lger craquement de

    brindilles loin l-bas dans la fort. Mais elle n'en tait passre et de toute faon quoi bon courir aprs quelqu'un quiessaie de fuir?

    Sophie rentra la maison, dposa son cartable et le courrierpour sa mre. Elle monta dans sa chambre, sortit sa bellebote en fer o elle gardait sa collection de jolies pierres, lesrenversa par terre et mit leur place les deux grandes enve-

    loppes. Ensuite elle ressortit dans le jardin avec la bote sousle bras. Auparavant, elle n'oublia pas de prparer le repaspour Sherekan.

    Minou ! Minou !De retour dans sa cabane, elle ouvrit l'enveloppe et en sor-

    tit plusieurs feuilles dactylographies qu'elle se mit lire :

    Une trange crature

    Nous revoil. Comme tu constates, ce petit cours de philoso-phie t'arrive par petits morceaux pas trop indigestes, j'espre.

    Voici quelques autres remarques d'introduction.T'ai-je dj dit que la seule qualit requise pour devenir unbon philosophe est notre capacit d'tonnement? Sinon, je te lerpte maintenant:LASEULE QUALIT REQUISEPOUR DEVENIR UNBON PHILOSOPHE EST DE S'TONNER.

    Tous les petits enfants possdent ce don. Il ne manqueraitplus que a. Aprs quelques mois peine, ils se retrouvent pro-

    jets dans une toute nouvelle ralit. Il semble toutefois que cedon de s'tonner se perde en grandissant. Pourquoi a? SophieAmundsen connatrait-elle par hasard la bonne rponse ?

    Reprenons : si un nourrisson avait su parler, il aurait sre-

    ment exprim son tonnement de tomber dans un monde

    LE CHAPEAU HAUT DE FORME 31

    trange. En effet, mme si l'enfant ne peut parler, il n'y a qu'le voir montrer du doigt toutes sortes de choses et saisir aveccuriosit tout ce qui lui passe porte de la main.

    Avec l'apparition du langage, l'enfant s'arrte et se met crier Ouah ouah ! ds qu'il aperoit un chien. Nous voyonsl'enfant s'agiter dans sa poussette en levant les bras : Ouah

    ouah! Ouah ouah! Nous autres qui sommes un peu plusavancs en ge, on se sent un peu dpasss par cet enthou-siasme dbordant. Oui, je sais, c'est un ouah ouah, ajoutons-nous d'un ton blas, mais maintenant a sufft, sois sage ! Nous ne partageons pas sa jubilation. Nous avons dj vu deschiens.

    Ce dchanement de cris de joie se reproduira peut-tre descentaines de fois avant que l'enfant russisse croiser unchien sans se mettre dans tous ses tats. Ou un lphant, ouun hippopotame. Mais bien avant que l'enfant ne sache parlercorrectement et bien avant qu'il n'apprenne penser de

    manire philosophique le monde sera devenu une habitude.Quel dommage ! si tu veux mon avis.Mon propos est que tu ne dois pas faire partie de ces gens qui

    acceptent le monde comme une vidence, ma chre Sophie. Parmesure de scurit, nous allons nous livrer des petits exercicesde l'esprit avant de commencer le cours de philosophie propre-ment dit.

    Imagine-toi que tu te balades un beau jour en fort. Soudaintu aperois un vaisseau spatial sur le chemin devant toi. Unmartien en descend et reste plant l te dvisager...

    Qu'est-ce qui te viendrait alors l'esprit? Oh ! peu importe

    finalement. Mais n'as-tu jamais t frappe par le fait que tuesun martien toi-mme ?Les probabilits de tomber sur un tre d'une autre plante

    sont faibles, je le reconnais. Nous ne savons mme pas si la vieest possible sur d'autres plantes. Mais on peut imaginer quetu tombes sur toi-mme. Il peut arriver que tu marques untemps d'arrt et te sentes soudain tout autre. Cela peut se pro-duire notamment lors d'une balade en fort.

    Je suis un tre trange, penses-tu. Je suis un animalfabuleux...

    Comme si tu te rveillais telle la Belle au bois dormant d'un

    long sommeil. Qui suis-je? te demandes-tu. Tu sais seulement

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    que tu rampes le long du globe dans l'univers. Mais l'univers,qu'est-ce que c'est?

    Si tu te perois de cette faon, tu auras dcouvert quelquechose d'aussi mystrieux que le martien de tout l'heure. Tun'auras pas seulement vu un de ces tres qui peuplent l'univers.Mais tu auras senti de l'intrieur que tu es toi-mme un de ces

    tres tranges.Tu suis toujours, Sophie? Bon, on va faire une autre exp-

    rience :C'est le matin, Maman, Papa et le petit Thomas de deux ou

    trois ans prennent leur petit djeuner dans la cuisine. Mamanse lve de table et alors... Papa profite de ce qu'elle a le dostourn pour s'lever dans les airs et flotter sous le regard deThomas rest assis.

    ton avis, que va dire Thomas? Peut-tre montrera-t-il sonpapa du doigt en disant : Papa vole !

    Bien sr cela le surprendra un peu, mais au fond a nel'tonnera pas outre mesure. De toute faon, Papa fait tellementde choses bizarres qu'un petit tour dans les airs au-dessus de latable du djeuner ne change rien ses yeux. Il le voit se raserchaque matin avec une drle de machine, parfois mme grim-per sur le toit pour changer l'orientation de l'antenne de tlvi-sion ou encore plonger sa tte dans le moteur de la voiture et laressortir noire comme du cirage.

    Au tour de Maman prsent. Elle a entendu ce que Thomasa dit et se retourne d'un air dcid. ton avis, comment va-t-elle ragir la vue de Papa flottant au-dessus de la table de lacuisine?

    Elle laissera sans doute chapper le pot de confiture en pous-sant un hurlement. Peut-tre qu'il faudra faire venir le mde-cin, une fois que Papa sera enfin redescendu s'asseoir. (Depuisle temps il devrait savoir comment se tenir table!)

    Pourquoi, selon toi, Maman et Thomas ont-ils eu des rac-tions si diffrentes ?

    C'est une histoire d'habitude.(Retiens bien cela!) Maman aappris que les hommes ne peuvent pas voler, et pas Thomas. Ilne sait pas encore trs bien ce qu'il est possible ou non de fairedans ce monde.

    Mais qu'en est-il du monde lui-mme, Sophie? Trouves-tu

    qu'il estcomme il faut?Lui aussi flotte dans l'espace!

    Ce qui est triste, c'est qu'en grandissant nous nous habi-tuons bien d'autres choses qu' la pesanteur. On finit par touttrouver naturel.

    Il semble bien qu'avec l'ge plus rien ne nous tonne. Maisnous perdons l quelque chose d'essentiel et que les philosophes

    essaient de rveiller en nous. Car, tout au fond de nous, unepetite voix nous dit que la vie est une grande nigme. Et cela,nous en avons fait l'exprience bien avant qu'on ne nous l'aitenseign.

    Prcisons : bien que les questions philosophiques concernenttous les hommes, tout le monde ne devient pas philosophe pourautant. Pour diffrentes raisons, la plupart des gens sont telle-ment pris par leur quotidien qu'ils n'ont pas le temps de s'ton-ner de la vie. (Ils s'enfoncent, si tu prfres, tout au fond de lafourrure du lapin et s'y installent bien confortablement unebonne fois pour toutes.)

    Pour les enfants, le monde et tout ce qui s'y trouve estquelque chose de radicalementneuf,ils n'en reviennent pas. Iln'en va pas de mme pour tous les adultes, puisque la plupartd'entre eux trouvent que le monde n'a rien d'extraordinaire.

    Les philosophes constituent ce titre une exception hono-rable. Un philosophe, c'est quelqu'un qui n'a jamais vraimentpu s'habituer au monde. Pour le philosophe, homme ou femme,le monde reste quelque chose d'inexplicable, de mystrieux etd'nigmatique. Les philosophes et les petits enfants ont parconsquent une grande qualit en commun. On pourrait direque les philosophes gardent toute leur vie une peau aussi fineque celle d'un enfant.

    toi de choisir, chre Sophie. Es-tu un enfant qui n'a pasencore assez grandi pour trehabitu au monde? Ou es-tu unphilosophe qui peut jurer de ne jamais tomber dans ce travers?

    Si tu secoues la tte en ne t'identifiant ni l'enfant ni au phi-losophe, c'est parce que tu t'es fait un petit nid tellementdouillet que le monde ne t'tonne plus. Dans ce cas, il y aurgence. C'est pourquoi tu reois ce cours de philosophie, his-toire de vrifier que tu n'es pas sur la mauvaise pente. Je neveux justement pas que tu fasses partie des gens mous ou desindiffrents. Je veux que tu vives les yeux grands ouverts.

    Les cours seront entirement gratuits. Aussi on ne te rem-boursera rien si tu ne les suis pas. Si tu dsires les interrompre,

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    rien ne t'en empche. Tu n'auras qu' me glisser un mot dansla bote. Une grenouille vivante fera aussi l'affaire. Du momentque c'est quelque chose d'aussi vert que la bote aux lettrespour ne pas effrayer le facteur.

    En rsum : un lapin blanc sort d'un chapeau haut de formeet parce que c'est un lapin norme, ce tour de magie prend plu-sieurs milliards d'annes. Tous les enfants des hommes naissent l'extrmit des poils fins de sa fourrure. Ce qui les rend mme de s'tonner de l'impossible tour de passe-passe. Mais engrandissant, ils s'enfoncent de plus en plus dans le creux de lafourrure du lapin. Et ils y restent. Ils s'y trouvent si bien qu'ilsn'ont plus jamais le courage de remonter le long des poils. Seulsles philosophes ont le courage de faire le dangereux voyage quiles mne aux frontires extrmes du langage et de l'existence.Certains retombent dans le fond, mais d'autres s'agrippent auxpoils du lapin et encouragent tous les autres hommes qui nefont en bas que boire et se remplir la panse venir les

    rejoindre. Mesdames et messieurs, dclarent-ils, nous flottons dans

    l'espace !Mais personne ne prte attention aux mises en garde des phi-

    losophes. Ah ! ceux-l, qu'est-ce qu'ils peuvent nous casser les

    oreilles ! lancent des voix bien au chaud dans la fourrure.Et de reprendre : Eh ! tu peux me passer le beurre ? Quel est le cours de la

    Bourse? Combien cotent les tomates? Tu savais que Lady Ditait nouveau enceinte?

    Quand sa mre rentra en fin d'aprs-midi, Sophie tait tou-jours en tat de choc. Elle avait soigneusement mis l'abri labote avec les lettres de l'inconnu philosophe dans sa cabane.Elle avait beau essayer de faire ses devoirs, son esprit n'arr-tait pas de s'interroger sur ce qu'elle venait de lire.

    Dire qu'elle n'avait jamais pens tout cela avant! Ellen'tait plus une enfant, mais pas non plus tout fait uneadulte. Sophie comprit qu'elle avait dj commenc s'enfoncer dans la fourrure du lapin qui sortait du chapeau

    haut de forme de l'univers. Le philosophe venait d'arrter sa

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    chute : il ou tait-ce elle? l'avait prise par la peau ducou et repose l o elle avait dj jou enfant. Et cetteplace, tout l'extrmit des poils fins, elle avait retrouv unregard neuf sur le monde.

    Le philosophe l'avait sauve. Aucun doute l-dessus.

    L'inconnu l'avait tire de l'indiffrence du quotidien.Quand sa mre rentra vers cinq heures, Sophie l'entranadans le salon et la poussa dans un fauteuil :

    Maman, tu ne trouves pas que c'est bizarre de vivre?commena-t-elle.

    Sa mre fut si ahurie qu'elle ne trouva rien rpondre.D'habitude, quand elle rentrait, Sophie tait en train de faireses devoirs.

    Euh..., commena-t-elle. Parfois, oui. Parfois? Mais ce que je veux dire... tu ne trouves pas

    trange qu'ilexisteun monde? Mais enfin, Sophie, qu'est-ce qui te prend de parlercomme a?

    Pourquoi pas ? Tu trouves peut-tre que le monde esttout fait normal, toi ?

    Eh bien, oui ! Du moins dans les grandes lignes...Sophie comprit que le philosophe avait raison. Les adultes

    trouvaient que tout dans le monde allait de soi. Une bonnefois pour toutes, ils taient plongs dans le doux assoupisse-ment de leur routine quotidienne.

    Peuh ! Tu t'es tellement habitue ton petit confort queplus rien au monde ne t'tonne, ajouta-t-elle.

    Mais qu'est-ce que tu racontes ? Je dis que tu es beaucoup trop blase. En d'autres

    termes, que tu es compltement foutue. Je t'interdis de me parler sur ce ton ! Alors disons que tu t'es fait ta petite place bien au

    chaud dans la fourrure d'un lapin blanc qui vient de sortir duchapeau haut de forme de l'univers. Mais c'est vrai,

    j'oubliais, tu dois mettre les pommes de terre sur le feu, puistu dois lire ton journal et aprs tes trente minutes de sieste, tu

    dois regarder les informations.

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    Une ombre passa sur le visage de sa mre. Elle alla commeprvu la cuisine et mit les pommes de terre sur le feu. Puiselle revint dans le salon et c'est elle qui cette fois obligeaSophie s'asseoir :

    J'ai quelque chose te dire, commena-t-elle.

    Sophie comprit au ton de sa voix que c'tait du srieux. Dis, mon trsor, tu n'as encore jamais touch ladrogue, j'espre?

    Sophie eut envie de rire, mais elle comprenait pourquoi samre abordait justement ce sujet maintenant.

    T'es folle ou quoi ? rpliqua-t-elle. Pour devenirencoredavantageune larve ?

    Cet aprs-midi-l, il ne fut plus question ni de drogue ni delapin blanc.

    Les mythes

    ...un fragile quilibre entre les forces du bienet du mal...

    Il n'y eut aucune lettre pour Sophie le lendemain matin.Elle s'ennuya toute la journe l'cole et s'appliqua

    tre spcialement gentille avec Jorunn pendant les rcra-tions. Sur le chemin du retour, elles dcidrent de partir

    en randonne avec une tente ds qu'il ferait plus sec enfort.Puis elle se retrouva devant la bote aux lettres. Elle ouvrit

    d'abord une lettre de petit format avec un cachet de Mexico.C'tait une carte de Papa. Il avait le mal du pays et pour lapremire fois avait battu son second aux checs. Il ajoutaitqu'il aurait bientt puis les vingt kilos de livres qu'il avaitemports son dernier passage.

    Et elle trouva aussi une grande enveloppe jaune avec sonnom dessus ! Sophie alla dposer son cartable et le courrierdans la maison, referma cl et courut retrouver sa cabane.Elle sortit d'autres feuilles dactylographies et se mit lire :

    La reprsentation mythique du monde

    Salut, Sophie ! Il y a du pain sur la planche, alors commen-ons sans plus tarder.

    Le termephilosophierecouvre une faon de penser radicale-ment nouvelle qui vit le jour en Grce environ 600 ans avantJsus-Christ. Auparavant, diverses religions s'taient chargesde rpondre toutes les questions que se posaient les hommes.Ces explications d'ordre religieux se transmettaient de gnra-

    tion en gnration sous forme de mythes. Unmythe,c'est un

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    rcit sur les dieux qui cherche expliquer les phnomnes natu-rels et humains.

    Pendant des millnaires, il y a eu dans le monde entier unevritable floraison d'explications mythiques aux problmes phi-losophiques. Les philosophes grecs tentrent de dmontrer queles hommes ne devaient pas se fier ces mythes.

    Pour saisir la dmarche de ces premiers philosophes, nousdevons donc comprendre aussi le sens d'une conceptionmythique du monde. Pour cela, nous n'avons qu' examinerquelques mythes, pourquoi pas nordiques. (Autant parler de ceque je connais bien !)

    Tu as certainement entendu parler deThoret de son mar-teau. Avant la venue du christianisme en Norvge, les hommesdu Nord croyaient que Thor traversait le ciel dans un char tirpar deux boucs. Chaque fois qu'il brandissait son marteau, ilprovoquait la foudre et l'orage. Le mot norvgien torden(orage) signifie justementTor-d0nn,c'est--dire le gronde-

    ment de Thor . En sudois, l'orage se ditska,en ralits-aka,qui veut dire le voyage du dieu dans le ciel.Qui dit clair et tonnerre dit galement pluie. Cela pouvait

    tre vital pour les paysans au temps des Vikings. Thor tait parconsquent honor comme dieu de la Fertilit.

    Selon le mythe, Thor faisait venir la pluie en brandissant sonmarteau. Et quand il pleuvait, tout poussait et les rcoltestaient bonnes.

    C'tait en soi incomprhensible que tout pousse dans la terreet porte des fruits. Mais les paysans avaient en tout cas devinque cela avait un rapport avec la pluie. Et comme tous

    croyaient que Thor tait responsable de la pluie, il fut l'un desdieux nordiques les plus importants.Thor tait aussi important pour une autre raison qui a trait

    l'ordre du monde.Les Vikings concevaient le monde habit comme une le

    constamment menace par des dangers extrieurs. Ils appe-laient cette partie du monde Midgard. Cela signifie l'empire dumilieu. Le Midgard comprenait en outre sgard, la rsidencedes dieux. Au-del de Midgard se trouvait Utgard, c'est--direl'empire qui se situe l'extrieur. C'est l qu'habitaient lesdangereux trolls (les gants) qui essayaient par d'habiles

    manuvres de dtruire le monde. Nous donnons ces monstres

    LES MYTHES 39

    nfastes le nom de forces du chaos . Aussi bien dans la litt-rature norroise que dans les autres cultures, les hommes ontressenti le fragile quilibre entre les forces du bien et du mal.

    Pour dtruire Midgard, les trolls tentaient par exempled'enlever la desse de la Fertilit Freyia. S'ils russissaient, rien

    ne pousserait dans les champs et les femmes ne pourraient plusenfanter. C'est pourquoi il tait primordial que les dieux bien-faisants les tiennent en chec.

    Ici aussi Thor jouait un grand rle. Son marteau ne provo-quait pas seulement la pluie, mais constituait en soi une armeexcellente dans la lutte contre les dangereuses forces du chaos,car il lui confrait pour ainsi dire la puissance absolue. Il luisuffisait de le lancer sur les trolls pour les tuer. Il ne craignaitpas de le perdre non plus, car, pareil un boomerang, celui-cirevenait toujours vers son matre.

    Telle tait laconception mythiquedes phnomnes naturelset de l'ternel combat entre le bien et le mal. C'est justement cegenre d'explications que refusaient les philosophes.

    Mais, au-del de ces divergences, il y avait aussi autre chose.Les hommes ne pouvaient pas rester assis les bras croiss

    attendre que les dieux interviennent chaque fois que le malheurs'abattait sur eux sous forme de scheresse ou d'pidmie.C'tait eux de prendre les choses en main et de livrer combatcontre les forces du mal. Cela se produisait de diffrentesmanires par des pratiques religieuses ou desrites.

    La pratique religieuse la plus importante l'poque desanciens Scandinaves tait le sacrifice. Sacrifier un dieu le ren-dait plus puissant. Les hommes devaient par exemple sacrifieraux dieux afin de l'emporter sur les forces du chaos. cette fin,on sacrifiait souvent un animal. Ainsi, pour Thor, il taitd'usage de sacrifier des boucs. Pour Odin, il y eut parfois dessacrifices humains.

    Le mythe le plus connu en Norvge nous a t transmis parle pomeTrymskvida.Nous y apprenons qu'un jour Thor serveilla et vit qu'on lui avait drob son marteau. Thor entradans une colre si violente que ses mains se mirent trembler etsa barbe aussi. En compagnie de Loki, son ami, il se rendit chezFreyia pour lui emprunter ses ailes afin que Loki puisse voler

    jusqu'au Jotunheimen (la maison des gants) et dcouvrir si les

    trolls taient bien les coupables. Loki rencontra le roi des

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    40 LE MONDE DE SOPHIE

    gants Trym qui confirma le mfait en se vantant d'avoir cachle marteau huit mille mtres sous terre. Et il ajouta : lesAsesnercupreront le marteau que s'il peut pouser Freyia.

    Tu es toujours l, Sophie? Donc, les dieux bienveillants seretrouvent d'un seul coup face un pouvantable dramed'otages. Les trolls sont dsormais en possession de la plusimportante arme dfensive des dieux et la situation est compl-tement bloque. Aussi longtemps que les trolls dtiennent lemarteau de Thor, ils ont le pouvoir absolu sur le monde desdieux et des hommes. En change du marteau, ils exigentFreyia. Mais c'est impossible : sans desse de la Fertilit quiprotge toute vie, l'herbe se desscherait dans les champs et leshommes tout comme les dieux mourraient. Il n'y a pas d'issue.(Tu n'as qu' t'imaginer un groupe de terroristes menaant defaire exploser une bombe en plein Londres ou Paris si leursdangereuses revendications ne sont pas satisfaites, et tu aurasune ide de ce que je veux dire.)

    Le mythe se poursuit avec le retour de Loki sgard. Il prieFreyia de revtir ses plus beaux atours de fiance, car elle doitse marier l-bas. (Ah ! la pauvre !) Freyia se fche et dclarequ'elle va passer pour une nymphomane si elle accepte d'pou-ser un des trolls.

    Le dieu Heimdal a alors une ide de gnie : il propose dedguiser Thor en marie. Ils n'ont qu' lui attacher les cheveuxet lui mettre des pierres en guise de poitrine afin qu'il ressemble une femme. Thor n'est pas vraiment emball, mais il com-prend qu'ils sont contraints de suivre le conseil de Heimdal s'ilsveulent rcuprer le marteau.

    On habille finalement Thor en marie et Loki le suit commedemoiselle d'honneur. Allez, les deux femmes, en route pourJotunheimen ! lance Loki.

    Dans un langage plus moderne, on dirait que Thor et Lokiforment la brigade antiterroriste des dieux. Dguiss enfemmes, ils vont s'infiltrer dans la forteresse des trolls et dli-vrer le marteau de Thor.

    peine sont-ils arrivs au Jotunheimen que les trolls prpa-rent un grand banquet de noces. Toutefois, au cours du festin,la marie, c'est--dire Thor, engloutit un taureau entier et huitsaumons. Elle vide aussi trois tonneaux de bire. Trym s'en

    tonne et c'est moins une que le commando antiterroriste

    LES MYTHES 41

    dguis ne soit dmasqu. Mais Loki les sauve de ce faux pas enprtendant que Freyia n'a pas mang pendant huit nuits telle-ment elle se rjouissait l'ide de venir au Jotunheimen.

    Trym soulve le voile de la marie pour l'embrasser et reculedevant la duret du regard de Thor. Encore une fois Loki par-vient sauver la situation. Il raconte que la marie n'a pas pu

    fermer l'il pendant huit nuits tant elle tait heureuse de semarier. Rassur, Trym ordonne qu'on apporte le marteau etqu'on le pose sur les genoux de la marie pendant la crmonie.

    En recevant le marteau sur les genoux, Thor fut pris d'un fourire, dit-on. Il commena par tuer Trym avec, puis toute lafamille des gants. Le terrible drame connut ainsi un heureuxdnouement. Encore une fois, Thor, le Batman ou le JamesBond des dieux, l'avait emport sur les forces du mal.

    Voil pour le mythe proprement dit, Sophie. Mais quelle estsa signification? On ne l'a pas crit simplement pour s'amuser.Ce mythe a aussi unmessage dlivrer. Une des interprtations

    possibles est la suivante :Quand la scheresse s'abattait sur un pays, les hommesavaient besoin de comprendre pourquoi il ne pleuvait pas.tait-ce parce que les trolls s'taient empars du marteau deThor?

    Il est normal que les mythes aient cherch expliquer lecycle des saisons : en hiver, la nature est morte car le marteaude Thor est au Jotunheimen. Mais au printemps, il s'en empare nouveau. Le mythe tente ainsi de donner une rponse ce queles hommes ne comprennent pas.

    Mais le rle du mythe n'est pas seulement d'expliquer. Les

    hommes observaient diffrentes pratiques religieuses en rela-tion avec le mythe. On peut supposer qu'une manire derpondre la scheresse ou aux mauvaises annes tait demettre en scne un drame racontant le mythe. Peut-tre qu'ondguisait un homme du village en marie (avec des pierres laplace de la poitrine) pour rcuprer le marteau drob par lestrolls. Les hommes avaient alors le sentiment de faire vrai-ment quelque chose pour que la pluie revienne fertiliser leschamps.

    Nous connaissons en effet beaucoup d'exemples d'autresparties du monde o les hommes mettent en scne ces mythes

    des saisons pour hter les processus naturels.

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    42 LE MONDE DE SOPHIE

    Nous avons jusqu' prsent seulement donn un aperu dela mythologie nordique. Il existe d'innombrables mythes surThoretOdin, FreyretFreyia, HodetBadler,ainsi que beaucoupd'autres. Ces mythes taient lgion dans le monde entier quandles philosophes dcidrent de les examiner d'un peu plus prs.Avant la venue du premier philosophe, les Grecs aussi avaient

    une conception mythique du monde. Pendant des sicles, lesgnrations s'taient transmis l'histoire de leurs dieux quis'appelaientZeus et Apollon, Hra et Athna, Dionysos et Ascl-

    pios, HraclsetHphastos.Et je n'en cite que quelques-uns.Vers 700 avant Jsus-Christ,HomreetHsioderetranscri-

    rent de nombreux mythes grecs. Cela cra une situation sansprcdent. Les mythes une fois couchs sur papier pouvaient eneffet faire l'objet de discussions.

    Les premiers Grecs critiqurent le panthon des dieux deHomre, car ils ressemblaient par trop aux hommes et taientaussi gostes et inconstants qu'eux. Pour la premire fois il

    apparut que les mythes ne mettaient pas en scne autre choseque les hommes.Nous trouvons un premier regard critique sur le mythe chez

    le philosopheXnophanequi vivait aux alentours de 570 avantJsus-Christ. Les hommes ont cr les dieux leur image, dit-il : ils croient que les dieux sont ns avec un corps et des vte-ments et qu'ils parlent comme nous. Les thiopiens disent queleurs dieux sont camus et noirs, les Thraces que les leurs ont lesyeux bleus et les cheveux roux. Si les taureaux, les chevaux etles lions avaient su peindre, ils auraient reprsent les dieux enbufs, chevaux ou lions !

    C'est justement vers cette poque que les Grecs fondrentdes cits en Grce, mais aussi des colonies dans le sud de l'Italieet en Asie Mineure. Les esclaves accomplissaient toutes lestches matrielles et les citoyens libres avaient tout loisir des'intresser la vie politique et culturelle.

    Dans les grandes villes, on vit natre une nouvelle manire depenser. Un individu isol avait le droit de s'interroger surl'organisation de la socit. De la mme faon, chacun pouvaitse poser des questions d'ordre philosophique sans avoir recours la tradition des mythes.

    Nous dirons que nous sommes passs d'un mode de pense

    mythique un mode de pense fond sur l'exprience et la

    LES MYTHES 43

    raison. Le but des premiers philosophes grecs fut en effet detrouver descauses naturellesaux phnomnes naturels.

    Sophie se mit arpenter le grand jardin en essayantd'oublier tout ce qu'elle avait appris l'cole. Surtout ce

    qu'on lui avait enseign en sciences naturelles.Et si elle avait grandi dans ce jardin sans jamais avoir rienappris sur la nature, dans quel tat d'esprit aurait-elle perul'arrive du printemps?

    Est-ce qu'elle aurait imagin tout un scnario pour expli-quer un jour la pluie ? Et invent toute une histoire pour justi-fier la disparition de la neige ou le mouvement ascendant duSoleil dans le ciel ?

    Certainement, elle en tait persuade. L-dessus, elle com-mena laisser flotter son imagination :

    ... L'hiver tenait tout le pays emprisonn dans sa maingele parce que le mchant Muriat avait jet la belle princesseSikita dans un cachot glacial. Mais un jour le prince coura-geux Bravato venait la dlivrer. Alors Sikita dansa de joie surles prairies en chantant un air qu'elle avait compos dans saprison glaciale. Et la terre et les arbres taient si mus quetoute la neige fondit en larmes. Le Soleil monta dans le ciel etscha tous les pleurs. Les oiseaux reprirent le chant de Sikitaet lorsque la belle princesse dfit ses cheveux, quelquesboucles tombrent sur le sol et se transformrent en lys dansles champs...

    Sophie trouva qu'elle avait invent une belle histoire. Sielle n'avait pas eu d'autres explications sur le changementdes saisons, elle aurait sans aucun doute fini par croire cequ'elle venait d'inventer.

    Elle comprit que, de tout temps, les hommes avaient eubesoin d'expliquer les phnomnes naturels. Peut-tre nepouvaient-ils pas s'en passer? Alors, comme la sciencen'existait pas cette poque, ils avaient cr des mythes.

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    Les philosophes de la nature

    ...rien ne nat du nant.

    Quand sa mre rentra du travail dans l'aprs-midi, Sophiese balanait dans le jardin et tentait d'tablir un lien entre lecours de philosophie et Hilde M0ller Knag qui ne recevrait

    jamais la carte d'anniversaire de son pre. Sophie ! cria sa mre de loin. Il y a une lettre pour

    toi!Elle tressaillit. Elle avait dj t prendre le courrier tout

    l'heure, ce ne pouvait tre qu'un coup du philosophe.Qu'allait-elle dire sa mre?

    Lentement Sophie quitta la balancelle et alla chercher salettre.

    Il n'y a pas de timbre. Je parie que c'est une lettred'amour.

    Sophie prit la lettre. Tu ne l'ouvres pas ?Que rpondre ?

    Tu as dj vu quelqu'un ouvrir une lettre d'amourdevant sa mre, toi ?Tant pis, autant la laisser croire ce qu'elle voulait. Sophie

    se sentait terriblement gne, car elle tait aux antipodes derecevoir une lettre d'amour, mais cela aurait t finalementencore pire si sa mre avait su qu'elle recevait par correspon-dance des cours de philosophie de la part d'un inconnu qui,de plus, jouait au chat et la souris avec elle.

    C'tait une de ces petites enveloppes blanches. Arrivedans sa chambre, Sophie lut trois nouvelles questions sur le

    bout de papier l'intrieur.

    LES PHILOSOPHES DE LA NATURE 45

    Existe-t-il un principe premier dont tout dcoulerait ?L'eau peut-elle se transformer en vin ?

    Comment la terre et l'eau peuvent-elles devenirune grenouille vivante ?

    Sophie jugea d'abord ces questions passablement farfelues,mais elles lui trottrent dans la tte toute la soire. Le lende-main, l'cole, elle reconsidra les trois questions les unesaprs les autres, dans l'ordre.

    S'il existait un principe premier dont tout dcoulerait? supposer qu'il existe bel et bien une matire l'originede tout ce qui se trouve sur terre, comment expliquer qu'ellepuisse prendre la forme d'un bouton-d'or ou pourquoi pascelle d'un lphant?

    La mme remarque s'appliquait la deuxime question.Sophie connaissait certes l'histoire de Jsus qui transformal'eau en vin, mais elle ne l'avait jamais prise au pied de lalettre. Et si Jsus avait malgr tout russi changer l'eau envin, c'tait justement un miracle, c'est--dire normalementquelque chose d'impossible ! Elle avait beau savoir que le vincontient beaucoup d'eau comme c'est le cas de toute lanature, si un concombre tait 95% form d'eau, il fallaitquand mme qu'il y ait autre chose pour que ce soit justementun concombre et pas seulement de l'eau.

    Quant cette histoire de grenouille... Son professeur dephilosophie semblait avoir une prdilection pour les gre-

    nouilles ! Sophie acceptait la rigueur l'ide qu'une gre-nouille tait forme de terre et d'eau, mais dans ce cas la terrene pouvait pas tre constitue d'une seule matire. Si la terretait compose de diffrentes matires, alors on pouvait biensr imaginer que l'alliance de la terre et de l'eau produise unegrenouille. Sans oublier de passer par l'uf de grenouille etle ttard. Une grenouille ne poussait pas comme a dans lepotager, mme si on arrosait trs consciencieusement.

    Quand elle revint de l'cole cet aprs-midi-l, une grosseenveloppe l'attendait dans la bote aux lettres et Sophie alla

    l'ouvrir comme les jours prcdents dans sa cabane.

    4

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    46 LE MONDE DE SOPHIE

    Le projet du philosophe

    Ah ! te revoil! Nous allons tout de suite examiner la leondu jour sans passer par les lapins blancs et autres prliminairesde ce genre.

    Je vais te brosser grands traits la faon dont les hommes

    ont rflchi aux problmes philosophiques de l'Antiquit nosjours. Mais chaque chose en son temps.Du fait que les philosophes vivaient une autre poque et

    peut-tre dans une tout autre culture que la ntre il n'est passuperflu d'essayer de dfinir leprojetde chaque philosophe.Pour cela, nous devons tenter de cerner ls centres d'intrtspcifiques du philosophe. Tel philosophe peut s'intresser l'origine des plantes ou des animaux, tel autre l'existence deDieu ou l'immortalit de l'me.

    Une fois ceprojet clairement dfini, il devient plus facilede comprendre la dmarche de chaque philosophe. Car un phi-

    losophe ne s'intresse pas toutes les questions philosophiques la fois.Je dis un et non une philosophe, car l'histoire de la

    philosophie est jalonne par des hommes. Les femmes ont topprimes en tant que femmes et aussi comme tres pensants.C'est dommage, car de cette manire nous avons perdu beau-coup de prcieux tmoignages. Ce n'est qu'au xxesicle que lesfemmes ont enfin pu prendre une place dans l'histoire de la phi-losophie.

    Tu n'auras pas de devoirs faire la maison en tout caspas de problmes difficiles comme en mathmatiques. Quant

    la liste des verbes irrguliers en anglais, je n'en ai vraiment rien faire. Je te donnerai tout au plus un petit exercice d'applica-tion de temps autre.

    Si tu acceptes ces conditions, on peut commencer.

    Les philosophes de la nature

    Les premiers philosophes grecs sont souvent appels lesphilosophes de la nature , parce qu'ils s'attachaient avant tout la nature et aux phnomnes naturels.

    Nous nous sommes dj interrogs sur l'origine du monde.Nombreux sont ceux aujourd'hui qui pensent que quelque

    chose est n pour ainsi dire du nant. Cette pense tait loin

    LES PHILOSOPHES DE LA NATURE 47

    d'tre rpandue chez les Grecs. Eux soutenaient, pour une rai-son ou pour une autre, qu'au contraire quelque chose avaittoujours exist.

    Comment tout avait t cr partir du nant ne constituaitpas le fond du problme. Par contre, les Grecs se demandaientcomment l'eau pouvait se transformer en un poisson vivant, la

    terre inanime faire pousser de grands arbres et le ventre de lafemme donner vie un petit enfant !Les philosophes avaient sous les yeux leschangementsper-

    ptuels de la nature. Mais comment les expliquer? Comment lamatire pouvait-elle changer de nature et devenir quelquechose de compltement diffrent, par exemple quelque chose devivant?

    Les premiers philosophes croyaient qu'il existaitune sub-stance lmentaire l'origine de toutes ces mtamorphoses. Dif-ficile de savoir comment ils en vinrent cette ide, mais unechose est sre : ils dvelopprent la conception d'une substance

    lmentaire dissimule derrire chaque forme cre dans lanature. Il devait y avoir quelque chose l'origine de tout etvers quoi tout retournait.

    Les diverses rponses auxquelles aboutirent les premiersphilosophes ne doivent pas trop retenir notre attention. Ce quinous intresse, c'est de voir quelles questions ils posaient etquels types de rponses ils espraient trouver. II s'agit donc denous concentrer davantage sur leurmanirede penser que surlecontenuexact de leur pense.

    Nous pouvons affirmer qu'ils s'interrogeaient sur les chan-gements visibles au sein de la nature. Ils essayaient de formuler

    quelques lois naturelles ternelles. Ils voulaient comprendre lesvnements qui se produisaient dans la nature sans avoirrecours aux mythes qu'ils connaissaient, donc tudier avanttout la nature elle-mme afin de mieux comprendre tous lesphnomnes naturels. C'tait autre chose que de rendre lesdieux responsables de la foudre, du tonnerre, de l'hiver ou duprintemps !

    Le philosophe se libra peu peu de la religion. On pourraitdire que les philosophes firent les premiers pas vers un modede pensescientifiqueet furent les prcurseurs de ce qui allaitdevenir la science de la nature.

    Avec le temps, les philosophes de la nature nous ont laiss

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    48 LE MONDE DE SOPHIE

    peu de traces de ce qu'ils ont dit ou crit. Le peu qu'il nousreste nous a t transmis parAristotequi vcut quelques siclesaprs eux. Aristote se borne rsumer les conclusions aux-quelles taient parvenus ces philosophes, ce qui ne nous permetmalheureusement pas de comprendre comment ils y sont arri-vs... Disons que le projet des premiers philosophes tour-nait autour du principe premier et de ses mtamorphosesau sein de la nature.

    Les trois philosophes de Milet

    Le premier philosophe dont nous ayons entendu parler estThals,originaire de Milet qui tait une colonie grecque en AsieMineure. Il voyagea beaucoup. On raconte entre autres qu'ilcalcula la hauteur d'une pyramide en Egypte en mesurantl'ombre de celle-ci au moment prcis o l'ombre de son proprecorps concida avec sa taille relle. Il aurait galement prdit

    une clipse de Soleil en 585 avant Jsus-Christ.Thals pensait queVeautait l'origine de toute chose. Nousne savons pas au juste ce qu'il entendait par l. Peut-tre vou-lait-il dire que toute vie nat dans l'eau et que tout retourne l'eau en se dsagrgeant.

    Se trouvant en Egypte, il a d voir que la dcrue du Nil lais-sait les plaines du Delta fertiles. Peut-tre a-t-il galementconstat que les grenouilles et les vers de terre sortaient dsqu'il avait plu.

    Il est en outre probable que Thals ait observ l'eau se trans-former en glace ou en vapeur avant de redevenir de l'eau.

    On prte Thals l'affirmation que tout est rempli dedieux . L encore on ne pourra jamais savoir au juste ce qu'ilentendait par l. tait-ce d'avoir vu cette terre de couleur noiretre l'origine de tout, de la fleur aux champs de bl en passantpar les insectes et les cafards ? Il pensait en tout cas que la terretait remplie de minuscules germes de vie invisibles. Rien voir en tout cas avec les dieux de Homre.

    Le deuxime philosophe que nous connaissons estAnaximandrequi, lui aussi, vcut Milet. Notre monde n'tait,selon lui, qu'un monde parmi beaucoup d'autres et, commeeux, avait son origine et sa fin dans ce qu'il appelait l' infini ,c'est--dire l'illimit. Difficile de dire ce qu'il entendait claire-

    LES PHILOSOPHES DE LA NATURE 49

    ment par l, mais il ne s'agissait en aucun cas d'un lmentconnu comme chez Thals. Il voulait sans doute exprimerl'ide que ce qui est l'origine de tout est diffrent de ce quise cre. Le principe premier ne pouvait donc pas tre toutbonnement de l'eau, mais bien quelque chose d' infini .

    Le troisime philosophe de Milet s'appelaitAnaximne(envi-ron 570-526 avant Jsus-Christ). Lui prtendait quel'airoule

    brouillardtait l'origine de toute chose.Anaximne connaissait videmment la doctrine de Thals

    propos de l'eau. Mais l'eau, d'o venait-elle ? Selon Anaximne,l'eau devait tre de l'air concentr. Nous observons l'eau sortirde l'air quand il pleut. Quand l'eau est encore plus concentre,cela devient de la terre. Sans doute avait-il vu la glace fondre etse dcomposer en terre et sable. Dans le mme ordre d'ides, lefeu n'tait pour lui que de l'air rarfi. Tout, la terre, l'eau et lefeu, avait pour seule origine l'air.

    Il n'y a pas loin de la terre et de l'eau aux plantes qui pous-

    sent dans les champs. Seule l'union de la terre, de l'air, du feuet de l'eau permettait de crer la vie, devait-il penser tout enrestant convaincu que l' air ou le brouillard tait l'ori-gine de la chane. Il rejoint la doctrine de Thals en affirmantqu'une substance unique tait la base de toutes les formesdans la nature.

    Rien ne nat de rien

    Les trois philosophes de Milet pensaient qu'il existait seule-ment une substance unique l'origine du monde. Mais com-

    ment une seule matire pouvait-elle prendre autant de formesdiffrentes ? Nous appellerons cette questionle problme duchangement.

    Vers 500 avant Jsus-Christ vivaient quelques philosophesdans la colonie grecque d'le en Italie du Sud et ces lates dbattaient ce genre de questions. Le plus connu d'entre euxtait un certainParmnide(environ 515-450 avant Jsus-Christ).

    Selon lui, tout ce qui existe a toujours exist. Cette pensetait fort rpandue chez les Grecs. Pour eux, rien de plus nor-mal que ce qui existe au monde soit ternel. Rien ne nat derien, estimait Parmnide. Ce qui n'est pas ne peut pas non plusdevenir quelque chose.

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    50 LE MONDE DE SOPHIE

    Mais Parmnide alla plus loin que les autres. Pour lui il n'yavait pas de relle transformation. Rien ne pouvait devenirautre chose que ce qu'il est. Il tait bien conscient que la natureoffrait des formes en changement perptuel. Sessens perce-vaient comment les choses se modifiaient. Mais sa raison luitenait un autre discours. Et quitte choisir entre les sens et la

    raison, il prfrait se fier sa raison.Tu connais l'expression : Ne pas y croire avant de l'avoirvu de ses propres yeux ? Eh bien, pour Parmnide, tout a,c'est du vent. Les sens, selon lui, nous donnent une fausse imagedu monde, une image qui ne correspond pas ce que dit la rai-son. Son travail de philosophe consista mettre en vidence la

    trahison des senssous toutes ses formes.Cette foi inbranlable dans la raison de l'homme, cela

    s'appelle lerationalisme.Un rationaliste est celui pour qui laraison est la source de toute connaissance au monde.

    Tout s'coule la mme poque que Parmnide vivait Hraclite(environ

    540-480 avant Jsus-Christ) qui, lui, tait originaire d'phseen Asie Mineure. Que tout change constamment de forme, teltait, selon lui, le trait caractristique de la nature. Nous pou-vons peut-tre avancer que Hraclite faisait plus confiance auxsens que Parmnide.

    Tout s'coule , dit Hraclite. Tout est en mouvement etrien n'est ternel. C'est pourquoi nous ne pouvons pas des-cendre deux fois dans le mme fleuve . Car quand je mebaigne la deuxime fois, le fleuve a chang et moi aussi.

    Hraclite mit aussi l'accent sur les oppositions inhrentes aumonde. Si nous n'tions jamais malades, nous ne saurions pasce qu'est la sant. Si nous ne souffrions jamais de la faim, nousne connatrions pas la joie d'avoir assez manger. S'il n'y avaitpas la guerre, nous n'apprcierions pas la paix sa juste valeuret si l'hiver n'existait pas, nous ne pourrions pas assister l'closion du printemps.

    Le bien comme le mal ont leur place ncessaire dans l'ordredes choses selon Hraclite. Sans le jeu constant entre cescontraires, le monde n'existerait plus.

    Dieu est le jour et la nuit, l'hiver et l't, la guerre et la

    LES PHILOSOPHES DE LA NATURE 51

    paix, la faim et la satit , dclarait-il. Il employait le terme Dieu , mais il va sans dire qu'il ne faisait aucunement rf-rence aux dieux des mythes. Pour Hraclite, Dieu ou le divin estquelque chose qui englobe le monde entier. Dieu se manifeste

    justement dans les transformations et les contrastes de lanature.

    la place du mot Dieu , il emploie souvent le terme grec(logos). Cela signifie raison. Bien que nous autres

    hommes ne pensions pas la mme chose ni n'ayons la mmefacult de raisonner, il doit toutefois exister, selon Hraclite,une sorte de raison universelle qui gouverne tout ce qui sepasse dans la nature. Cette raison universelle ou cette loiuniverselle est commune tous et chacun doit s'y rfrer.Cependant, d'aprs Hraclite, chacun n'en fait qu' sa tte.Comme tu vois, il ne tenait pas les autres hommes en trs hauteestime. L'opinion de la plupart des gens peut se comparer des jeux d'enfant , disait-il.

    Derrire toutes ces transformations et oppositions dans lanature, Hraclite voyait donc une unit ou un tout. Ce quelquechose l'origine de tout, il l'appelait Dieu ou logos .

    Les quatre lments primitifs

    Parmnide et Hraclite soutenaient des thses compltementopposes. Laraisonde Parmnide expliquait que rien ne pou-vait changer. Tandis que lesexpriences de nos sensconfir-maient Hraclite que la nature tait en perptuelle mutation.Lequel des deux avait raison? Devons-nous croire ce que nous

    dit notreraisonou bien faire confiance nossens?Parmnide, comme Hraclite, affirme deux choses. Il sou-tient que :

    a) rien ne peut se transformer ;b) nos sens sont par consquent trompeurs.

    Hraclite en revanche dfend la thse que :

    a) tout se transforme ( tout s'coule ) ;b) nos sens sont fiables.On peut difficilement tre plus antagonistes ! Mais qui a rai-

    son? Eh bien,Empdocle(environ 490-430 avant Jsus-Christ),

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    52 LE MONDE DE SOPHIE

    originaire de Sicile, sortit la philosophie de cette impasse. Tousles deux avaient raison dans une de leurs affirmations, maistous deux avaient aussi tort sur un point.

    Selon Empdocle, toute la confusion provenait de l'hypo-thse de dpart qu'une seule substance tait l'origine de tout.Si tel tait le cas, le foss entre, d'une part, ce que nous dit la

    raison et, d'autre part, ce que nous voyons de nos propresyeux serait tout fait infranchissable.L'eau ne peut pas devenir un poisson ou un papillon. En fait

    l'eau ne peut pas du tout changer de nature. L'eau pure resteraternellement de l'eau pure. Parmnide avait donc raison enaffirmant que rien ne peut se transformer .

    D'un autre ct, Empdocle tait d'accord avec Hraclitepour faire confiance nos sens. Nous devons croire ce que nousvoyons, et nous voyons justement une nature en perptuellemutation.

    Empdocle en vint donc la conclusion qu'il fallait rejeter

    l'ide d'une substance premire et unique. Ni l'eau ni l'air nepeuventseulsse transformer en rosier ou en papillon. Il taitimpossible que la nature procde d'un seul lment .

    Empdocle croyait que la nature disposait de quatre sub-stances lmentaires qu'il appelait racines . Ces quatreracines, c'taitla terre, l'air, le feuetl'eau.

    Tout ce qui se meut dans la nature est d au mlange et lasparation de ces quatre lments. Car tout est compos deterre, d'air, de feu et d'eau, seules changent les proportions. la mort d'une fleur ou d'un animal, les quatre lments se spa-rent nouveau. Cela peut s'observer l'il nu. Mais la terre,

    l'air, le feu ou l'eau restent, eux, inchangs, indemnes detoutes ces mtamorphoses. Il n'est pas juste de dire que tout se transforme. Au fond, rien ne change. Seuls quatre lmentss'unissent et se sparent avant de se mlanger nouveau.

    On peut essayer de comparer cela avec le travail d'unpeintre. Avec une seule couleur sa disposition, disons le rouge,il lui est impossible de peindre des arbres verts. Mais s'il a aussile jaune, le bleu et le noir sur sa palette, il peut peindre des cen-taines de couleurs diffrentes en variant simplement chaquefois leurs proportions respectives.

    Ou prenons la cuisine, par exemple. Avec seulement de la

    farine, je serais un magicien si je parvenais faire un gteau.

    LES PHILOSOPHES DE LA NATURE 53

    Mais si j'ai des ufs, de la farine, du lait et du sucre, alors jepeux faire une infinit de gteaux diffrents partir de cesquatre matires premires.

    Ce n'est pas un hasard si Empdocle pensait que les racines de la nature taient justement la terre, l'air, le feu etl'eau. Avant lui d'autres philosophes avaient tent de prouver

    pourquoi la substance premire tait soit l'eau, soit l'air, soit lefeu. Que l'eau comme l'air fussent des lments importants ausein de la nature, Thals et Anaximne en taient tous deuxconvaincus. Les Grecs croyaient aussi que le feu tait essentiel :il suffisait de considrer l'importance du Soleil pour la vie vg-tale et de penser aussi la chaleur du corps humain ou animal.

    Peut-tre qu'Empdocle avait vu brler un morceau de bois.Quelque chose se dsagrge. Nous entendons le bois craquer etgmir : c'est l' eau . Quelque chose s'en va en fume : c'estl' air . Quant au feu , on l'a sous les yeux. Puis il restequelque chose quand le foyer s'teint : c'est la cendre ou la

    terre .Quand Empdocle montre que tout ce qui change dans lanature est d l'alliance et la sparation des quatre racines, ilomet quelque chose. Pour quelle raison ces lments s'assem-blent-ils pour crer la vie? Qu'est-ce qui est l'origine de leursparation, dans le cas d'une fleur par exemple?

    Pour Empdocle, deuxforcesdiffrentes sont l'uvre dansla nature : l'amour etla haine.Ce qui unit les choses, c'estl'amour; ce qui les dsunit, c'est la haine.

    Il est intressant de remarquer qu'il fait une distinction entreun lment et une force . De nos jours, la science fait la

    distinction entre les matires lmentaires et les forcesnaturelles .La science moderne pense que tous les phnomnes naturels

    peuvent tre ramens une alliance entre les diversessub-stances lmentaireset un petit nombrede forces naturelles.

    Empdocle souleva aussi le problme du phnomne de laperception. Comment puis-je voir une fleur par exemple ?Que se passe-t-il exactement? As-tu jamais song cela,Sophie ? Sinon, c'est le moment ou jamais !

    Nos yeux seraient, d'aprs Empdocle, composs de terre,d'air, de feu et d'eau comme tout dans la nature. La terre

    dans mon il percevrait l'lment terre dans ce que je vois,

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    54 LE MONDE DE SOPHIE

    l' air l'lment air, le feu l'lment feu et l' eau ce quiappartient l'lment eau. Si un seul de ces lments faisaitdfaut mon il, je ne pourrais pas voir la nature dans sonintgralit.

    Une partie du tout dans tout

    Un autre philosophe ne pouvait accepter l'ide qu'une sub-stance premire, comme l'eau par exemple, puisse se transfor-mer en tout ce que nous voyons : un certainAnaxagore(500-428 avant Jsus-Christ). Lui non plus n'admettait pas l'ideque la terre, l'air, le feu et l'eau puissent devenir du sang etdes os.

    Selon lui, la nature est forme de minuscules morceaux invi-sibles l'il. Tout peut se diviser en parties encore plus petites,mais dans chacune d'elles il y a une fraction du tout. Si la peauet les cheveux peuvent se transformer en autre chose, cela

    revient dire qu'il y a de la peau et des cheveux dans le lait quenous buvons et la nourriture que nous mangeons!Quelques exemples modernes vont nous permettre de mieux

    cerner la pense d'Anaxagore. Avec la technique actuelle dulaser, nous sommes capables de produire des hologrammes. Siun hologramme reproduit une voiture, par exemple, et qu'ondtruise une partie de cet hologramme, nous verrons malgrtout une image de la voiture en entier, mme si nous n'avonsplus que la partie de l'hologramme qui reprsentait le pare-chocs. Tout simplement parce que le motif entier est prsentdans les moindres parties.

    Notre corps aussi est construit d'une certaine manire selonce schma. Si je dtache une cellule d'un de mes doigts, celle-cirvlera l'tat et la nature de ma peau, mais aussi ceux de mesyeux, la couleur de mes cheveux, le nombre et l'aspect extrieurde mes doigts, etc. Chaque cellule de mon corps dtient lesinformations dtailles de la composition des autres cellules ducorps. C'est bien une partie du tout que possde chaque cel-lule. La totalit est prsente dans chaque partie, si infime soit-elle.

    Anaxagore appelait ces minuscules parties qui poss-daient quelque chose de la totalit des graines ou des

    germes .

    LES PHILOSOPHES DE LA NATURE 55

    Nous nous souvenons qu'Empdode pensait que l' amour unissait les diffrentes parties pour former des corps entiers.Anaxagore, lui aussi, concevait une sorte de force qui struc-ture et donne forme aux animaux, aux tres humains, auxfleurs et aux arbres. Cette force, il l'appelait l' intellect ouencore l' intelligence :

    Anaxagore nous intresse un autre titre : il est le premierphilosophe d'Athnes dont nous entendions parler. Certes ilvenait d'Asie Mineure, mais il s'installa Athnes vers l'ge dequarante ans. On l'accusa d'athisme et il fut contraint de quit-ter la ville. Il avait entre autres os prtendre que le Soleiln'tait pas un dieu, mais une pierre chauffe blanc qui dpas-sait de loin en taille la presqu'le du Ploponnse...

    Anaxagore tait passionn d'astronomie. Il soutenait quetous les corps clestes taient forms de la mme matire que laTerre. Telle tait la conclusion laquelle il avait abouti aprsavoir examin une mtorite. C'est pourquoi il n'tait pas

    exclu, selon lui, que des hommes vivent sur d'autres plantes. Ilfit remarquer que la Lune ne s'clairait pas toute seule, maisqu'elle recevait sa lumire de la Terre et il expliqua par ailleursle phnomne des clipses de Soleil.

    P.-S. : Je te remercie de ton attention, Sophie. Tu seras sansdoute amene relire ce chapitre plusieurs fois avant de bien lecomprendre. Mais un tel rsultat mrite bien qu'on se donneun peu de mal. Tu n'apprcierais gure une amie qui seraitincollable sur tous les sujets sans que cela lui ait cot lemoindre effort, ou je me trompe?

    Il te faudra attendre jusqu' demain pour avoir la rponse

    au problme de la substance unique et des transformations ausein de la nature. Tu feras aussi la connaissance de Dmocrite.Je ne t'en dis pas plus !

    Sophie carta lgrement les broussailles paisses et, grce cette petite ouverture, jeta un coup d'il dans le jardin. Ilfallait qu'elle remette un peu d'ordre dans ses penses aprstout ce qu'elle avait lu.

    Il tait clair comme de l'eau de roche que justement l'eaune pouvait devenir autre chose que de la glace ou de la vapeur.Il tait hors de question que l'eau puisse se transformer en

    (nous).

  • 8/13/2019 Gaarder Jostein Le Monde de Sophie

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    56 LE MONDE DE SOPHIE

    pastque, mme si de nombreuses langues l'appellent melon d'eau , car mme une pastque tait composed'autre chose que simplement de l'eau. Mais si elle en tait siconvaincue, n'tait-ce pas parce qu'on le lui avait dit? Aurait-elle vraiment su que la glace n'est que de l'eau, si elle nel'avait pas appris? N'aurait-elle pas d sinon tudier trs pr-

    cisment le phnomne de l'eau qui commence par geleravant de fondre et redevenir eau ?

    Sophie essaya de penser par elle-mme sans se rfrer cequ'elle avait appris.

    Parmnide avait refus de reconnatre toute forme de chan-gement. Plus elle y rflchissait, plus elle tait obliged'admettre qu'il y avait du vrai dans ce qu'il disait. Son bonsens lui interdisait d'accepter l'ide que quelque chose puisse d'un seul coup devenir quelque chose de complte-ment diffrent . Il n'avait pas manqu de cran, car il avait

    t oblig de rfuter dans le mme temps les phnomnesnaturels que chacun pouvait constater par soi-mme. Tout lemonde avait d se moquer de lui.

    Empdocle aussi avait t assez astucieux pour affirmerque l'univers ne saurait tre compos d'un seul mais de plu-sieurs lments. De cette faon, tout changement dans lanature tait rendu possible sans pour autant transformer quoique ce soit.

    Le vieux philosophe grec avait abouti ces conclusions enraisonnant et en tudiant la nature, mais sans toutefois pou-

    voir se livrer des analyses chimiques comme le font lesscientifiques aujourd'hui.Sophie ne savait pas au juste si elle devait vraiment

    croire que la terre, l'air, le feu et l'eau taient l'origine detout ce qui est cr dans la nature. Mais au fond, quelleimportance? Sur le principe, Empdocle ne s'tait pastromp. La seule possibilit que nous ayons d'acceptertoutes les transformations que nos yeux peroivent sanspour autant perdre le nord, c'est d'introduire plus d'unesubstance lmentaire.

    Sophie trouva que la philosophie, c'tait vraiment gnial,

    LES PHILOSOPHES DE LA NATURE 57

    car elle pouvait suivre toutes ces ides avec sa propre raison,sans avoir besoin de se rappeler ce qu'elle avait appris enclasse. Elle en vint la conclusion que la philosophie n'taitpas vraiment quelque chose qu'on peut apprendre, maisqu'on pouvait peut-tre apprendre penserde manire philo-

    sophique.

  • 8/13/2019 Gaarder Jostein Le Monde de Sophie

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    Dmocrite

    ...le jouet le plus gnial du monde.

    Sophie referma la bote en fer-blanc qui contenait toutes lesfeuilles dactylographies de son professeur de philosophieinconnu. Elle se faufila hors de sa cabane et resta un moment contempler le jardin. Elle revit soudain ce qui s'tait passla veille. Sa mre l'avait mme taquine au petit djeuner

    propos de cette lettre d'amour . Elle se dpcha d'allervoir la bote aux lettres pour viter que la mme scne ne sereproduise. Recevoir une lettre d'amour, passe encore, maisdeux jours de suite, ce serait carrment la honte.

    Elle trouva nouveau une petite enveloppe blanche !Sophie commena entrevoir un certain systme dansles livraisons : chaque aprs-midi, elle avait droit unegrande enveloppe jaune d