Florilege Fin de Siecle

download Florilege Fin de Siecle

of 249

description

littérature décadente

Transcript of Florilege Fin de Siecle

  • FLORILGE FIN DE SICLE

    Choix de pomes dcadents et symbolistes prsents et annots par les tudiants de

    deuxime anne de Lettres Modernes 2010-2011

    Facult LESLA Dpartement des Lettres Mthodologie et expression Tice 3 Anne Universitaire 2010 / 2011

  • FLORILGE FIN DE SICLE

    Choix de pomes dcadents et symbolistes prsents et annots par les tudiants de

    deuxime anne de Lettres Modernes 2010-2011

  • En couverture : Odilon Redon, Orphe, c.1903

    Pastel 27,56 cm x 22,25 cm Cleveland Museum of Art (United States)

  • Je suis l'Empire la fin de la dcadence, Qui regarde passer les grands Barbares blancs

    En composant des acrostiches indolents D'un style d'or o la langueur du soleil danse.

    Paul Verlaine, Langueur

    Jadis et Nagure, 1884

  • ~ 9 ~

    AVANT-PROPOS DES ENSEIGNANTS

    Cette plaquette constitue, comme les annes prcdentes, un tmoignage du travail men par les tudiants de 2me anne de Lettres modernes, dans le TD de Mthodologie et Expression (enseignantes : Sophie Coste et Servane LHopital), en partenariat avec le TD de TICE (enseignant : Serge Molon). En 2010-2011, les tudiants ont explor, en Mthodologie et Expression, quelques aspects de la posie dcadente et symboliste, et ont abouti, en fin de semestre, la rdaction de dossiers consacrs un certain nombre de pomes de leur choix. Paralllement, ils ont travaill en TICE sur la mise en forme de leurs recherches. Les dossiers ont t valus sous ces deux aspects, et les plus aboutis dentre eux ont t slectionns pour composer le prsent recueil.

    Pourquoi avoir choisi la posie dcadente et symboliste ? Entre autres raisons parce que, lexception de quelques grands noms comme ceux de Mallarm, Verlaine, ou Jules Laforgue, elle est aujourdhui peu lue et du reste peu dite, tant assez gnralement considre plutt comme un champ dexprimentation o slabore la modernit potique du XXme sicle que comme le lieu dune vritable closion potique. Nous offrant un corpus de textes encore vierges, pour beaucoup dentre eux, de tout appareil critique, elle convenait donc notre projet de ralisation dune (modeste) dition critique. Et puis elle offrait des textes suffisamment rsistants la lecture pour lgitimer un travail dlucidation et dannotation.

    Comme il nexistait pas danthologie en dition de poche, nous avons travaill sur un corpus dune soixantaine de pomes slectionns par moi-mme et runis en un fascicule qui a t distribu aux tudiants la premire sance. Difficile slection ! Pour limiter labondance du corpus, des bornes temporelles strictes ont t poses : 1880-1900, cest--dire les vingt dernires annes du XIX sicle. Et lintrieur de ces bornes jai renonc, regret, certains textes, ainsi ceux de Rimbaud le grand absent , compte tenu du fait que son uvre avait t crite avant 1875 et que, mme si la parution des Potes maudits de Verlaine en 1884 puis celle des Illuminations en 1886 le faisaient dcouvrir au cours des annes 1880, son influence sur les potes symbolistes et dcadents restait encore limite, ne devant prendre sa mesure que plus tard.

    On stonnera aussi peut-tre de labsence dEmile Verhaeren : deux pomes de lui figuraient bien dans le corpus, mais il se trouve quils nont pas t retenus par les tudiants, du moins dans les dossiers slectionns (non plus que ceux de Gustave

  • Florilge fin de sicle

    ~ 10 ~

    Kahn, Robert de Montesquiou, Germain Nouveau, Maurice Rollinat, qui avaient galement t proposs).

    Signalons encore que, dans le corpus de textes distribu aux tudiants, Verlaine et Mallarm bnficiaient dun statut part, en tant que matres de toute une gnration de potes. Ils se trouvent finalement, dans notre florilge, mis sur le mme plan que des potes qui ont aujourdhui bien vieilli ! Mais lorganisation thmatique de notre florilge nous imposait cette absence de hirarchie.

    Enfin, jai fait le choix de retenir, dans mon corpus, des textes qui relvent plutt de la prose potique (Les Nourritures terrestres de Gide) ou du thtre (Tte dor de Claudel). Il me semblait indispensable de mnager une place lmergence, dans les dernires annes du XIX et dans le sillage du symbolisme, de futures grandes figures du XX sicle.

    Comme les annes prcdentes, le travail men en mthodologie a mobilis, autour de ltude des pomes un certain nombre de pratiques mthodologiques (recherches documentaires, tablissement de bibliographies, annotations, rdaction de dveloppements synthtiques). Concrtement, les tapes du travail ont t les suivantes :

    Aprs distribution du fascicule de pomes matriau brut prsentant les textes dans lordre alphabtique dauteur, sans aucun commentaire lobjectif a t annonc demble : parvenir, en fin de semestre, une prsentation raisonne de ces pomes, classs en sections, annots, brivement comments : le tout dans lesprit dune dition critique conue par des tudiants pour des lecteurs tudiants, et susceptible de leur faciliter laccs aux textes.

    Les tudiants, gnralement par quipes de deux, ont choisi leur gr un pome quils ont prsent oralement, en sattachant lucider les difficults et proposer des pistes interprtatives. Ils ont galement propos des annotations.

    Les propositions dannotation ont donn lieu des changes sur la question de lannotation : son utilit, sa pertinence, ses ventuels excs et plus largement une rflexion sur lappareil critique et ses effets sur le lecteur.

    A chaque prsentation orale, les tudiants ont prsent brivement la bibliographie quils avaient utilise. Au fil des sances sest ainsi construite une bibliographie densemble lusage du groupe.

    Il a t demand chaque quipe de proposer un regroupement de quatre six pomes en fonction dune thmatique ou dune caractristique formelle, en vue de dfinir les diffrentes sections que pourrait comporter notre florilge.

    Chaque quipe a ralis, pour la fin du premier semestre, un dossier crit sur la section de son choix (vu le nombre dtudiants concerns, un mme thme sest trouv parfois trait par plusieurs quipes). Ce dossier devait comprendre : une prface densemble prsentant le travail men ce semestre ; une introduction la

  • Florilge fin de sicle

    ~ 11 ~

    section choisie ; une slection de pomes rfrencs, pourvus dun chapeau introductif et dannotations de bas de page ; une bibliographie classe ; enfin trois annexes prsentant des documents varis (dont au moins un de nature iconographique) susceptibles dentrer en rsonance avec le thme de la section.

    Enfin, au deuxime semestre, une quipe de quatre tudiantes volontaires, encadres par les enseignants, a travaill sur llaboration du recueil. Les runions, rgulires, ont port sur les points suivants : slection des dossiers, composition du recueil, tri des annexes, relecture, corrections sur le plan de lorthographe, de la syntaxe, du vocabulaire, de la typographie, de la ponctuation.

    Les prsentations et annotations sont demeures ( lexception de quelques modifications demandes aux tudiants) ce quelles taient dans les dossiers, mme lorsquelles se rvlaient quelque peu lgres en regard de la densit des textes ; par ailleurs, les sections ayant t librement choisies par les tudiants, il tait invitable que certains pomes apparaissent dans plusieurs sections. Tout ceci tmoigne de la modestie du projet : trs loin de se prtendre une vritable dition critique, ce petit recueil na dautre ambition que de rendre compte de leffort fait par les tudiants pour se frayer des chemins dans une posie souvent difficile (et pour laquelle ni la tradition scolaire ni le web noffraient dexplications en prt--porter ) et surtout de lintrt quils y ont manifest.

    Sophie COSTE

    Tice Le partenariat avec Tice a permis de sensibiliser les tudiants la ncessit

    dassocier la rflexion sur les contenus celle concernant lefficacit et la rigueur de la mise en forme.

    Au cours des TD de Tice tout au long du premier semestre, outre la rflexion sur le rapport entre forme et statut du texte, ont t traites les possibilits et techniques daccompagnement (annotation, bibliographie, notes de bas de page, ) et denrichissement (table des matires, illustration par insertion dimage, sections, ) dun ouvrage ou dun simple document.

    Au deuxime semestre, les tudiants volontaires ont men un important travail dhomognisation des diffrents dossiers rassembls dans cette plaquette : vrification typographique, reprage des diffrents statuts des textes et laboration de la feuille des styles correspondante, stylage du contenu...

    Serge MOLON

  • ~ 13 ~

    TMOIGNAGE DES TUDIANTS MEMBRES DU COMIT DE LECTURE

    La ralisation de ce recueil, bien quelle ft un rel plaisir, a galement ncessit un long et minutieux travail de relecture, de correction et de mise en page. Un comit de lecture, compos de quatre tudiantes (Solne Camus, Laure Janin, Flossie Lattocco, et Marie-Juliette Viollet), de Mme Sophie Coste et M. Serge Molon, sest donc runi une dizaine de fois afin de slectionner, corriger et organiser les dossiers. En outre, au cours de notre travail, nous avons t confronts au problme du recoupement de certains dossiers. Il nous a donc fallu les mlanger, pour recomposer certaines sections, tout en tentant de leur garder une certaine homognit. Nous navons cependant pas travaill seuls : quelques tudiants qui ne faisaient pas partie de ce comit ont tout de mme eu loccasion de retravailler individuellement sur leur dossier.

    Ce nest quaprs ce long travail de reprise des dossiers que nous avons enfin pu aborder la question de la mise en page, travail plus technique certes, mais tout aussi intressant.

    Ces rencontres ont t loccasion pour nous tudiantes de nous familiariser un peu plus avec la priode fin de sicle, mais surtout de partager notre plaisir commun de la Littrature. Le lien cr avec les professeurs et les autres participantes est dsormais indniable, et nous remercions toutes les quatre Sophie Coste et Serge Molon pour leur gentillesse et leur gnrosit.

    Solne Camus Flossie Lattocco

  • ~ 15 ~

    PRFACE

    Dans le cadre de notre cours de Mthodologie et de Tice Lettres, nous, tudiants de deuxime anne en Lettres Modernes, avons prpar ce recueil de posie symboliste et dcadente. En travaillant partir dun corpus de textes choisis par notre professeur en dbut danne, dexplications de pomes prsentes en classe, et grce de nombreuses discussions autour des potes, nous sommes parvenus cette dition critique de pomes dcadents et symbolistes. Notre but est de donner accs aux lecteurs, et plus particulirement aux tudiants de deuxime anne, une posie obscure mais non moins fascinante dont on ne connat souvent que les grandes figures : Verlaine et Mallarm.

    Le mouvement symboliste et dcadent couvre la fin du XIXme sicle. Les potes puisent une grande part de leur inspiration dans Les Fleurs du mal de Baudelaire, vritable rvolution littraire, paru en 1857. Mais ce mouvement artistique dbute officiellement en 1886 avec la parution du Manifeste du Symbolisme , crit par Jean Moras, dans Le Figaro.

    En 1870, la bataille de Sedan marque la dfaite de lEmpire franais contre la Prusse et le dbut dun mal du sicle encore plus profond que celui des romantiques. La Commune, pendant laquelle les Parisiens refusent de signer larmistice, laisse quant elle le pays sur une impression de dcadence. Cest dans ce contexte, alors que lheure est la gloire du positivisme, que de nombreux potes influencs par les ides de Schopenhauer et de Hartmann1, proclament un besoin daller au-del des apparences. Ils encouragent un retour au rve, aux lgendes anciennes, la spiritualit, sopposant ainsi la scheresse du positivisme. La musicalit du vers est galement au centre de toutes les attentions : rgne du vers libre et libr, et influence du wagnrisme, mouvement artistique germanique qui consiste en la synthse des arts potiques et musicaux.

    Enfin, le symbolisme est lui-mme un symbole de cosmopolitisme. Influenc par le pr-raphalisme anglais et le wagnrisme allemand, il runit des potes de tous horizons : des Franais bien sr (en dehors de Mallarm et Verlaine, considrs 1. Louvrage du philosophe allemand Schopenhauer, Le Monde comme volont et comme reprsentation,

    traduit en franais en 1877, connat un grand succs. On en retient surtout un pessimisme radical. Quant louvrage de Hartmann, Philosophie de linconscient (1869), il nest pas moins pessimiste, prsentant lhumanit comme gouverne par une force aveugle au service de lespce (cette force inconsciente est diffrente de linconscient tel que Freud le dfinira bientt.)

  • Florilge fin de sicle

    ~ 16 ~

    comme des matres, on peut citer Ren Ghil, Gustave Kahn, Jules Laforgue), mais aussi des Amricains (Stuart Merrill, Francis Viel-Griffin), des Belges (Georges Rodenbach, Maurice Maeterlinck) et un pote dorigine grecque, Jean Moras.

    Une des raisons pour lesquelles ces potes restent dans lombre est probablement leur complexit et leur formidable marginalit. Notre prsentation tentera de rparer cette injustice. Cependant, de faon laisser au lecteur la libert de dcouvrir ces pomes, nous avons dcid de ne pas trop lorienter dans son interprtation mais de, simplement, le guider. Nous avons donc organis cet ouvrage en sections regroupant les thmes symbolistes principaux. Chaque partie sera accompagne de trois annexes car, si nous avons ax notre anthologie sur les pomes, les liens avec la peinture, les romans et le thtre sont essentiels. Tous ces lments offrent une vision mosaque de ce mouvement artistique, limage de la complexit symboliste et dcadente.

  • Florilge fin de sicle

    ~ 17 ~

    ARTS POTIQUES DCADENTS ET SYMBOLISTES 19

    LE SENSUALISME DE LME DCADENTE 45

    UNE POSIE ENTRE SILENCE ET MUSICALIT 67

    NAISSANCE DU VERS LIBRE : LE SOUFFLE PLUTT QUE LA RIME 91

    LE DCADENTISME : UNE ESTHTIQUE DU MORBIDE ET DU MALADIF 109

    LIDAL FMININ SYMBOLISTE : FEMME RVE, FEMME FATALE, FEMME DE LGENDES 135

    SYMBOLIQUE DE LA FLEUR FIN DE SICLE 157

    LHUMOUR DCADENT : DRISION ET GRINCEMENTS 177

    LA DDICACE DANS LEMPIRE SYMBOLISTE 197

    LAUBE DU XXE SICLE, LE REJET DE LENFERMEMENT SYMBOLISTE 215

  • ARTS POTIQUES DCADENTS ET SYMBOLISTES

    Loriane Guttin ~ Yohann Petit-Brasier

  • ~ 21 ~

    Introduction

    Pour parler d arts potiques on cite traditionnellement celui, antique, dHorace ou celui, classique, de Boileau. Mais dans ces deux cas, il sagit dun ouvrage contenant les prceptes, les rgles dune discipline, dune activit1. . La notion dart potique sous-tend la fois celle de manifeste : dclaration crite, publique et solennelle, dans laquelle un homme, un gouvernement, un parti politique expose une dcision, une position ou un programme2 et celle dcole artistique qui fdre un certain nombre dartistes autour dun matre et dune doctrine.

    En ce qui concerne la posie fin de sicle , entre 1880 et 1900, cest plus flou : on voit apparatre une efflorescence de tendances potiques, littraires et artistiques aux caractristiques vagues et plus ou moins communes, qui leur valent la nomination gnralise de posie dcadente, et/ou symboliste. Cependant, si ces appellations sont dornavant dusage courant, elles nen demeurent pas moins ambigus et arbitraires. En effet, il ny eut jamais que des tentatives plus ou moins vagues et varies de dfinition de ces tendances proches les unes des autres et on ne peut observer de vritable unit entre ces diffrentes tentatives potiques de la fin du 19me sicle. On ne peut donc parler dune cole littraire ou artistique dcadente et symboliste.

    Nanmoins, la notion d art potique nest pas dpourvue de sens ici puisquelle met en avant le sentiment quune nouvelle forme dart prenait forme cette poque en marge des rgles classiques, ce qui lui valut quelques critiques acerbes et une incomprhension notoire de la part de certains critiques contemporains qui qualifirent les dcadents d alins et de dgnrs . Ainsi, bien que cette posie fin de sicle ne possde pas proprement parler de manifeste, ni dcole fixe, il apparat que certains pomes, et cest peut tre l encore une forme de rflexivit et de modernit, soient dots dune dimension mtapotique susceptible de constituer une sorte dart potique. Cest ce dernier aspect qui servira de pivot notre section.

    Aprs un rappel succinct des principales caractristiques formelles, esthtiques et philosophiques de cette posie fin de sicle, nous tcherons de voir en quoi la forme et le contenu des pomes entrent en rsonance pour constituer un art potique, lui-mme potique. Nous distinguerons alors deux niveaux de lecture dans ces pomes : soit que certains potes, comme Verlaine linstar de Boileau, semblent rendre compte sous 1. Larousse encyclopdique, 2001

    2. Ibid.

  • Florilge fin de sicle

    ~ 22 ~

    forme versifie de prceptes potiques aussitt mis en application dans le pome mme ; soit que dautres, plus modernes, suggrent un art potique sous-jacent quil serait plus juste de qualifier seulement de dimension mtapotique. Ce sera notamment le cas de la posie mallarmenne, plus reprsentative encore de la tendance symboliste daprs Guy Michaud que celle de Verlaine qui relevait plutt dune sensibilit dcadente3. Bien entendu, cette section nentend absolument pas faire un expos exhaustif, mais elle a pour but de donner quelques pistes interprtatives pour lensemble des pomes regroups dans cette section.

    Tout dabord, il convient de faire une rapide prsentation historique des diverses tendances potiques de lpoque.

    Guy Michaud prsente lesthtique symboliste comme dcoulant directement de ltat chaotique de ce sicle dsenchant par la science et la rvolution industrielle. Plus que la fin dun sicle crit-il, la dcadence est la dchance dune civilisation 4. Aussi prsente-t-il les dcadents comme les initiateurs du symbolisme qui refusrent de mourir avec leur sicle et qui sunirent, plus ou moins consciemment contre les trois tyrans 5 de lpoque en matire de littrature et de philosophie : le Parnasse, le Naturalisme et le Positivisme. En effet, de mme que Boileau avait dict les rgles en matire de classicisme dans son Art potique paru en 1674, que les romantiques avaient rdig une sorte de manifeste dans la prface de Cromwell, les Parnassiens staient quant eux levs contre cet individualisme potique exubrant qui prenait le pas sur la qualit potique. Ils avaient donc adopt une position ractionnaire subordonne la thorie de lArt pour lArt dicte par Thophile Gautier, qui souhaitait fonder une posie qui nait pour finalit quelle-mme, sans panchement lyrique, et qui se caractriserait par le simple culte de la beaut et de la forme. Cest enfin contre ce dernier mouvement quest n le dcadentisme, puis le symbolisme. Par ailleurs, il est amusant de constater que certains auteurs, dont Paul Verlaine et Stphane Mallarm qui avaient particip aux travaux des Parnassiens, ont rejoint quelques annes plus tard, les dcadents et symbolistes ou du moins en ont constitu les matres en matire desthtique et de thmatique.

    En effet, bien que le symbolisme ne soit pas rductible des caractristiques prcises, normes, il parvient nanmoins fdrer un certain nombre dartistes en marge de ce que Verlaine, dans son Art potique , appelle littrature , cest--dire, une production littraire normative, rgle. Lcole symboliste doit plutt tre regarde comme une sorte de refuge o sabritent tous les nouveaux venus de la littrature disait Henri de Rgnier Huret.

    Les symbolistes, encore ignors pour la plupart dans les tudes littraires actuelles, ne jouissaient point dune vritable reconnaissance littraire leur poque. Certains les 3. Guy Michaud, Message potique du symbolisme, Nizet, 1978 chapitre VI : Le message symboliste.

    4. Ibid.

    5. Ibid.

  • Arts potiques dcadents et symbolistes

    ~ 23 ~

    qualifient de dgnrs , considrant le pessimisme fondamental de leur esthtique comme un cas de maladie mentale. Rejets la fois par des scientifiques ou des journalistes, les dcadents furent affubls de cette dnomination par des tenants de la littrature classique qui les qualifirent galement de dliquescents, infuss, putrfis 6. Cependant, les victimes eurent tt fait de reprendre cette dnomination leur compte pour sen faire une gloire. Paul Bourget, dans sa Thorie de la dcadence (Essais de psychologie contemporaine), voit dans ce repli sur soi des influences positives sur la littrature : Si les citoyens d'une dcadence sont infrieurs comme ouvriers de la grandeur du pays, ne sont-ils pas trs suprieurs comme artistes de l'intrieur de leur me ?

    Cest l une des caractristiques de la posie fin de sicle qui, en fuyant limpersonnalit recherche dans la posie du Parnasse, creuse dans le subconscient la recherche dun mode dexpression capable de transcender les sensations et les perceptions. Cette posie est capable de sonder les mes et de moduler, en de multiples nuances et demi-teintes, larchitecture du cur. Pour cela, elle emploie un systme de correspondances, utilise profusion la mtaphore musicale (trs prsente dans l Art Potique de Verlaine), se libre du carcan classique du vers, et drive vers le vers libr voire le vers libre ou la prose. Elle emprunte aux romantiques un univers mdival quelle associe aux lgendes celtiques, et elle oscille entre un pessimisme schopenhauerien abyssal, un nihilisme belge et un idalisme transcendantal trs prsent dans les uvres de Villiers-de lIsle Adam. Le monde est ma reprsentation , clbre phrase de Schopenhauer, devient le leitmotiv de ces rveurs qui, par le langage, remanient la perception du monde.

    Stphane Mallarm, considr par les symbolistes comme leur matre, conceptualise lide mme de concept ancre dans le langage, que lon retrouvera par ailleurs chez les surralistes avec le clbre ceci nest pas une pipe de Ren Magritte. A lunivers concret est alors substitu celui de notion pure : je dis : une fleur ! et, hors de loubli o ma voix relgue aucun contour, en tant que quelque chose dautre que les calices sus musicalement se lve, ide mme et suave, labsente de tout bouquet. 7 Par cette formule, il met en avant le gouffre oubli qui relie un mot, dpourvu de sens, ses concepts, qui ne sont en soi que reprsentation. Il devient alors possible de jouer sur les mots, de dire sans expliquer. Lintellectualisme du symbolisme cherche condenser, en le moins de mots possibles, le plus de sens, permettant aux mots, tel un ventail, de conserver cette apparence hermtique et ce potentiel smantique infini. Cest ainsi que plusieurs pomes se retrouvent superposs en un, ce dernier devenant un escalier dEscher sans dbut ni fin. Cest par ailleurs ce que tend dfinir Paul Bourget dans sa thorie de la dcadence quand il crit : un style de dcadence est celui o l'unit du livre se dcompose pour laisser la place 6. Louis Marquze-Pouey. Le mouvement dcadent en France, PUF, 1986.

    7. Avant-dire au Trait du Verbe de Ren Ghil (1886) [en ligne] < http ://www.uni-due.de/lyriktheorie/texte/1886_mallarme.html>.

  • Florilge fin de sicle

    ~ 24 ~

    l'indpendance de la page, o la page se dcompose pour laisser la place l'indpendance de la phrase, et la phrase pour laisser la place l'indpendance du mot. 8. Jean Moras sessayera lui aussi donner une dfinition du style symboliste. Dans son manifeste publi dans le Figaro en 1886, il le dcrit en ces termes : la posie symbolique cherche vtir lIde d'une forme sensible qui, nanmoins, ne serait pas son but elle-mme, mais qui, tout en servant exprimer l'Ide, demeurerait sujette. L'Ide, son tour, ne doit point se laisser voir prive des somptueuses simarres des analogies extrieures ; car le caractre essentiel de l'art symbolique consiste ne jamais aller jusqu' la concentration de l'Ide en soi. 9 Il insiste donc sur le fait que la posie symboliste, tout en visant lexpressivit dune sensation, dune pense ambigu, cherche par tous les moyens trouver lquilibre entre lexposition dune ide et son expressivit. Les mots ne doivent jamais tre utiliss dans un sens univoque, ils doivent tre dtourns, inattendus. Cest comme si les mots mis nu, c'est--dire dpouills de tout poncif et lieu commun comme le dit Jean Moras, pouvaient ds lors tre rinvestis dun sens multiple qui laisserait dcouvrir une vrit subjective mais collective empreinte dun profond mysticisme. Cest ce mysticisme rsiduel, succdan dune religion mise mal par la science et le positivisme dAuguste Comte, que nous retrouvons fortement dans les posies de certains symbolistes, comme Albert Samain dans son pome Dilection .

    un premier niveau, le terme de mysticisme dsigne un refus de la vision purement rationaliste du monde : lhomme qui ne parvient plus croire en Dieu, cherche cependant redonner un sens idaliste sa vie. Lidalisme qui consiste nenvisager la ralit du monde quau travers dune subjectivit personnelle est prsente en ces termes dans le Livre des masques de Rmy de Gourmont : Cette vrit, vanglique et merveilleuse, libratrice et rnovatrice, cest le principe de lidalit du monde. Par rapport lhomme, sujet pensant, le monde, tout ce qui est extrieur au Moi, nexiste que selon lide quil sen fait.10 . Villiers de lIsle Adam justifie ainsi ce mysticisme : les thologiens navancent-ils pas que Dieu est un pur esprit et quil a cr le monde ? La matire peut donc EMANER de lesprit 11. Cette toute puissance de la pense sur la ralit objective est trs prsente notamment chez Albert Samain, qui dans Extrme Orient remet le sens de sa vie entre les mains de son imagination desthte qui vit entour de raffinements : Jignore lheure vaine et les hommes qui vont / Et dans lIle dEmail ma fantaisie est reine. Ce vers tmoigne dun mpris de la vie qui relve dun profond pessimisme coupl cependant un mysticisme salvateur, qui permet lhomme de redonner la vie ce que la science

    8. Cf. annexe sur la thorie de la dcadence de Paul Bourget.

    9. Cf. en annexe, le Manifeste du symbolisme de Jean Moras.

    10. Cit par Jean Pierrot, LImaginaire dcadent, Presses Universitaires de France, 1977, p 87

    11. Ibid.

  • Arts potiques dcadents et symbolistes

    ~ 25 ~

    lui avait drob 12. Certains auteurs ne se rfreront lunivers sacr que comme mtaphore cense traduire le caractre sacr de lactivit potique elle-mme, dans une dimension mtapotique que lon retrouve par exemple dans le pome Sainte de Mallarm. Le mysticisme pourra galement prendre dautres formes telles que le satanisme et une certaine forme doccultisme.

    Il apparat donc clairement que la posie fin de sicle ne saurait tre rductible une dfinition prcise condense en un art potique. Cependant, en en ayant distingu les principales tendances thmatiques, esthtiques et philosophiques, nous pouvons ds lors remarquer que certains pomes se prsentent de faon plus ou moins explicite comme des sortes darts potiques du symbolisme. Cette section se propose de tenter deffeuiller chaque couche interprtative des pomes afin den tirer la dimension mtapotique sous-jacente. Les pomes choisis se prsentent dans un ordre croissant de difficult de lecture.

    Ainsi, le premier pome de notre section sera l Art potique de Verlaine, lun des acteurs principaux dans cette redfinition potique de la fin du 19mesicle. Ce pome, explicite jusque dans son titre, inaugure le renouveau dune forme potique naissante base sur la prdominance de lintuition, par lemploi de nombreux impratifs qui proposent des sortes de prceptes. Il prche la libration du vers en mme temps quil fuit lemphase parnassienne et classique, laquelle il substitue une musicalit ternaire plus vague et plus soluble dans lair . Slevant directement contre Boileau qui prnait une clart du vocabulaire, il dfend la Nuance , qui relie toutes les formes artistiques allant de la posie au rve , la musique, et rejoignant enfin les mouvances picturales des symbolistes tels que Gustave Moreau, Odilon Redon ou Gustave Klimt.

    Toujours dans cette perspective picturale et potique, on retrouve ensuite vangile de Jean Lorrain, lui aussi pote de la premire dcennie, qui souligne limportance des nuances, des demi-teintes , tout en hissant, par cette phrase symbolique sois Des Esseintes , le personnage d rebours, roman symboliste de Huysmans, au rang de modle du hros dcadent dont les lments essentiel de lme sont l ennui, la tristesse et le dcouragement . Par les passerelles quil tablit entre posie, musique et peinture, il met en avant le dnominateur qui relie les diffrentes formes dart symboliste de lpoque. Dans son insistance cultiv[er] la gamme adorable des blanc , il insiste sur limportance de la nuance saisir dans la qute dune puret immacule du langage.

    Le pome dAlbert Samain, Dilection , extrait de son recueil Au jardin de linfante (1893), abandonne quant lui la tournure impersonnelle et prophtique de limpratif pour une tournure plus personnelle : Jadore . Il numre toutes les caractristiques de limagerie dcadente et symbolique en mme temps quil introduit

    12. Ibid. p.107 ; Charles Morice explique cette remont du mysticisme comme la consquence dune

    invitable raction contre la tendance de la science dpotiser le monde.

  • Florilge fin de sicle

    ~ 26 ~

    le caractre mystique dont nous avons dj parl. Lamour dont il est question ici, relve autant de celui qui unit les tres aux tres que de celui qui tablit une correspondance entre les hommes et les choses surnaturelles comme la posie. Cest le mme amour que celui chant par Germain Nouveau dans La Doctrine de lamour (1904).

    Cette dimension mystique se retrouve ensuite dans le pome Feuillage du Cur de Maurice Maeterlinck, auteur plus souvent cit pour parler du thtre symboliste o il sera trs productif. Ce pome extrait des Serres chaudes (1889), reprend limage trs usite des fleurs du mal cultives par la plume baudelairienne, matre en imagerie dcadente qui aura de nombreux imitateurs. Ainsi, les dcadents voyaient dans le raffinement des fleurs tranges et rares, les germes putrescents de la beaut dans une vgtation de symboles qui souligne lefflorescente smantique contenue dans la richesse du langage symboliste

    Ces quatre pomes prsentent ainsi de faon plus ou moins explicite une sorte dart potique o des prceptes apparaissent assez clairement. Le pome semblant par ailleurs dpourvu dune trame narrative, il ne semble que dfinir la posie elle-mme ou la stagnation dun tat contemplatif, voire mditatif. En revanche, nombreux sont les pomes, notamment ceux de Mallarm, qui tout en dcrivant quelque chose (un tat, un dsir), semblent en mme temps comporter une dimension mtapotique Nous ne citerons ici quun exemple : Autre ventail de Mademoiselle Mallarm, de Stphane Mallarm (1882-1898.

    Dans son pome, Mallarm semble dcrire le jeu de la sduction exerce par une demoiselle au moyen dun ventail. Ce jeu semble veiller chez le pote un dsir de conqute ; cette rveuse , il demande la prolongation dun dsir : sache, par un subtil mensonge,/ garder mon aile dans ta main Il senivre de dsir, avide de ce paradis farouche et sensuel qui le plonge dans un tat de vertige . Lambiance crpusculaire nest pas sans voquer lInvitation au voyage de Baudelaire. Limagerie dun dsir charnel trs prsent est cependant redouble par la dimension mtapotique concentre dans lobjet de sduction quest lventail. Objet rtractile qui ploie et se dploie, concentrant le sens cach des mots qui coule du coin de [la] bouche , cest--dire du langage, vers lunanime pli , cette sorte dabsolu, de puret du mot dpouill de son concept ou riche de sa pluralit smantique. Ainsi, le message potique du symbolisme est vaste, linstar de lespace qui comme un grand baiser ()/ fou de natre pour personne, / ne peut jaillir ni sapaiser . La posie symboliste est contenue dans sa forme verbale mais jamais rductible une seule ide.

    Ainsi, avons-nous pu voir que la posie symboliste, du fait de la richesse parfois trs sophistique de son langage en arrive par de subtils agencements sauto-dcrire tout en parlant dautre chose ce qui constitue une sorte dart potique diffus dans sa forme mme.

  • Arts potiques dcadents et symbolistes

    ~ 27 ~

    Dans ce pome de conception didactique, vite considr comme un manifeste lors de sa parution en 1884, Verlaine dconstruit la forme potique classique et plaide pour un nouvel idal potique.

    Art Potique

    De la musique avant toute chose, Et pour cela prfre lImpair

    Plus vague et plus soluble dans lair, Sans rien en lui qui pse ou qui pose.

    Il faut aussi que tu nailles point Choisir tes mots sans quelque mprise13 :

    Rien de plus cher que la chanson grise O lIndcis au Prcis se joint.

    Cest des beaux yeux derrire des voiles, Cest le grand jour tremblant de midi, Cest, par un ciel dautomne attidi, Le bleu fouillis des claires toiles !

    Car nous voulons la Nuance14 encor, Pas la Couleur, rien que la nuance !

    Oh ! la nuance seule fiance Le rve au rve et la flte au cor !

    Fuis du plus loin la Pointe15 assassine, LEsprit cruel et le Rire impur,

    Qui font pleurer les yeux de lAzur, Et tout cet ail de basse cuisine !

    Prends lloquence et tords-lui son cou ! Tu feras bien, en train dnergie16, De rendre un peu la Rime assagie.

    Si lon ny veille, elle ira jusquo ?

    13. Que tu nailles point choisir tes mots sans quelque mprise : double ngation. Verlaine applique sa

    consigne dans son nonciation mme.

    14. La Nuance renvoie au passage dun tat un autre, et appartient aussi au vocabulaire de la musique et de la penture.

    15. La Pointe : ds le XVIIe sicle, dsigne un trait desprit, souvent ironique et blessant.

    16. En train dnergie : se comprend comme : dans ton lan nergique.

  • Florilge fin de sicle

    ~ 28 ~

    qui dira les torts de la Rime ? Quel enfant sourd ou quel ngre fou

    Nous a forg ce bijou dun sou Qui sonne creux et faux sous la lime17 ?

    De la musique encore et toujours ! Que ton vers soit la chose envole18

    Quon sent qui fuit dune me en alle Vers dautres cieux dautres amours.

    Que ton vers soit la bonne aventure parse au vent crisp du matin

    Qui va fleurant la menthe et le thym Et tout le reste est littrature.

    Paul Verlaine Jadis et Nagure (1884)

    17. Sous la lime : vocabulaire dorfvrerie.

    18. La chose envole : dsigne peut-tre une partie de lme.

  • Arts potiques dcadents et symbolistes

    ~ 29 ~

    Ce pome tente de faire ressortir lessence du roman rebours de Joris-Karl Huysmans, soit lessence du dcadentisme, par lexaltation de la Nuance, mais galement de marquer lavnement dun style propre Jean Lorrain qui passe par le refus dun simple plagiat de Huysmans.

    vangile

    Des nuances19, des demi-teintes : vite le cri des couleurs,

    Fuis lclat des tons20 querelleurs Et brutaux ; hors de leur atteinte

    Parmi les toffes teintes Et les vieux recleurs

    Dexquises et vagues pleurs, Sois lmule de Des Esseintes21.

    veille en frlant les velours Dune frle main de phtisique22

    La soyeuse et musique Des reflets dlicats et courts.

    Sois le morne amant des vieux roses O lor verdtre et largent clair

    Brodent dtranges fleurs de chair, O Sapplissent des chloroses23.

    Mais, avant tout aime et cultive La gamme adorale des blancs24 :

    Dans leurs frissons calmes et blancs Dort une ivresse maladive.

    19. Nuances : mtaphore file dans ce pome et condition ncessaire la posie pour Jean Lorrain.

    20. Tons : ici trs polysmique, peut faire rfrence au vocabulaire musical, pictural, voire vocal.

    21. Des Esseintes : personnage principal du roman Rebours, cest un antihros esthte et excentrique.

    22. Phtisique : synonyme de tuberculeux.

    23. Chlorose : synonyme danmie.

    24. La gamme adorable des blancs : association trange du mot gamme et du mot blanc , en effet le blanc ne comporte pas de teinte, donc pas de gamme.

  • Florilge fin de sicle

    ~ 30 ~

    Leur fausse innocence perverse, O, pourpre entre tant de candeurs,

    Le rve dun bout de sein perce, Est un pome dimpudeurs !

    []

    Des nuances, des demi-teintes : vite le cri des couleurs,

    Fuis lclat des tons querelleurs Et discordants, sois Des Esseintes.

    Jean Lorrain Les Griseries (1887)

  • Arts potiques dcadents et symbolistes

    ~ 31 ~

    Dilection est sans conteste un manifeste de la pense fin de sicle o lauteur nonce clairement son ide de la posie.

    Dilection25

    J'adore l'indcis, les sons, les couleurs frles26, Tout ce qui tremble, ondule, et frissonne, et chatoie Les cheveux et les yeux, l'eau, les feuilles, la soie,

    Et la spiritualit des formes grles ;

    Les rimes se frlant comme des tourterelles, La fume o le songe en spirales tournoie,

    La chambre au crpuscule, o Son profil27 se noie, Et la caresse de Ses mains surnaturelles ;

    L'heure de ciel au long des lvres cline, L'me comme d'un poids de dlice incline, L'me qui meurt ainsi qu'une rose fane28,

    Et tel cur d'ombre chaste, embaum de mystre, O veille, comme le rubis d'un lampadaire,

    Nuit et jour, un amour mystique29 et solitaire.

    Albert Samain Au Jardin de linfante (1893)

    25. Le terme dilection , souvent employ dans le registre religieux, dsigne un amour tendre et spirituel.

    26. Couleurs frles : ide de nuances.

    27. Son profil : semble faire rfrence une personne, dont on connat aussi les mains . On peut y voir une reprsentation humaine de l idal potique, ou Dieu lui-mme.

    28. L'me qui meurt ainsi qu'une rose fane : lme est phmre et meurt de ses dlices.

    29. Amour mystique et solitaire : pour les potes fin de sicle, le terme de mysticisme dsigne plus ou moins leur raction au positivisme avec une mise en avant de lme. Ici est donc glorifi un amour spirituel.

  • Florilge fin de sicle

    ~ 32 ~

    Paru en 1889, le recueil Serres Chaudes dabord peu reconnu, est ensuite peru comme un manifeste symboliste. Le pome Feuillage du cur fait lloge dun monde intrieur clos dans lequel rgne lesprit dcadent.

    Feuillage du cur

    Sous la cloche de cristal bleu30 De mes lasses mlancolies,

    Mes vagues douleurs abolies Simmobilisent peu peu :

    Vgtations de symboles, Nnuphars mornes des plaisirs,

    Palmes lentes de mes dsirs, Mousses froides, lianes molles.

    Seul, un lys rige dentre eux, Ple et rigidement dbile31,

    Son ascension immobile Sur les feuillages douloureux,

    Et dans les lueurs quil panche Comme une lune, peu peu,

    lve vers le cristal bleu Sa mystique32 prire blanche.

    Maurice Maeterlinck Serres Chaudes (1189)

    30. Bleu : Cest une couleur particulirement apprcie par lauteur qui lui associe le rve, le souvenir et

    lme. La cloche de cristal renvoie aussi la vitre dune serre.

    31. Dbile : synonyme de chtif.

    32. Mystique : Pour les potes fin de sicle, le terme de mysticisme dsigne plus ou moins leur raction au positivisme avec une mise en avant de lme. Le terme prire souligne le passage du registre psychologique (le cur ) au registre spirituel (lme et sa prire ).

  • Arts potiques dcadents et symbolistes

    ~ 33 ~

    Avec ce pome, qui donne la parole l ventail lui-mme, Mallarm propose un art potique. En effet, bien quon puisse voir lamour comme thme du pome, on y trouve une vritable volont de dfinition de la posie.

    Autre ventail de Mademoiselle Mallarm

    rveuse, pour que je plonge Au pur dlice sans chemin,

    Sache, par un subtil mensonge, Garder mon aile33 dans ta main.

    Une fracheur de crpuscule Te vient chaque battement

    Dont le coup prisonnier34 recule Lhorizon dlicatement.

    Vertige ! voici que frissonne Lespace comme un grand baiser

    Qui, fou de natre pour personne35, Ne peut jaillir ni sapaiser.

    Sens-tu le paradis farouche Ainsi quun rire enseveli

    Se couler du coin de ta bouche Au fond de lunanime pli36 !

    Le sceptre des rivages roses Stagnants sur les soirs dor, ce lest, Ce blanc vol ferm que tu poses37

    Contre le feu dun bracelet.

    Stphane Mallarm Posies (1887)

    33. Aile : La vision de lventail voque un oiseau.

    34. Le coup prisonnier : lventail, mtaphore pour le pome, est toujours sous le joug du gnie du pote.

    35. Fou de natre pour personne : ce vers est un calembour qui fait jouer les mots natre et ntre ; lespace immense qui pourrait souvrir en mme temps que lventail serait en fait un bonheur impossible et non accessible.

    36. Lunanime pli : lventail se referme (se replie) en mme temps que sensevelit le bonheur qui fuit la ralit.

    37. Ce blanc vol ferm que tu poses : telle une aile replie, lventail ferm, repose contre le poignet, prs du bracelet : il est dlaiss tout comme le monde imaginaire idal qui laccompagnait.

  • Florilge fin de sicle

    ~ 34 ~

    Annexe 1 : Jean Moras, Manifeste du symbolisme

    crit indissociable de llaboration du symbolisme, ce texte de Jean Moras illustre parfaitement notre propos (nous avons soulign en gras les passages qui nous semblaient particulirement intressants)

    Depuis deux ans, la presse parisienne s'est beaucoup occupe d'une cole de potes et de prosateurs dits "dcadents". Le conteur du Th chez Miranda (en collaboration avec M. Paul Adam, l'auteur de Soi), le pote des Syrtes et des Cantilnes, M. Jean Moras, un des plus en vue parmi ces rvolutionnaires des lettres, a formul, sur notre demande, pour les lecteurs du Supplment, les principes fondamentaux de la nouvelle manifestation d'art.

    Le Symbolisme Comme tous les arts, la littrature volue : volution cyclique avec des retours

    strictement dtermins et qui se compliquent des diverses modifications apportes par la marche du temps et les bouleversements des milieux. Il serait superflu de faire observer que chaque nouvelle phase volutive de l'art correspond exactement la dcrpitude snile, l'inluctable fin de l'cole immdiatement antrieure. Deux exemples suffiront : Ronsard triomphe de l'impuissance des derniers imitateurs de Marot, le romantisme ploie ses oriflammes sur les dcombres classiques mal gards par Casimir Delavigne et tienne de Jouy. C'est que toute manifestation d'art arrive fatalement s'appauvrir, s'puiser ; alors, de copie en copie, d'imitation en imitation, ce qui fut plein de sve et de fracheur se dessche et se recroqueville ; ce qui fut le neuf et le spontan devient le poncif et le lieu commun.

    Ainsi le romantisme, aprs avoir sonn tous les tumultueux tocsins de la rvolte, aprs avoir eu ses jours de gloire et de bataille, perdit de sa force et de sa grce, abdiqua ses audaces hroques, se fit rang, sceptique et plein de bon sens ; dans l'honorable et mesquine tentative des Parnassiens, il espra de fallacieux renouveaux, puis finalement, tel un monarque tomb en enfance, il se laissa dposer par le naturalisme auquel on ne peut accorder srieusement qu'une valeur de

  • Arts potiques dcadents et symbolistes

    ~ 35 ~

    protestation, lgitime mais mal avise, contre les fadeurs de quelques romanciers alors la mode.

    Une nouvelle manifestation d'art tait donc attendue, ncessaire, invitable. Cette manifestation, couve depuis longtemps, vient d'clore. Et toutes les anodines facties des joyeux de la presse, toutes les inquitudes des critiques graves, toute la mauvaise humeur du public surpris dans ses nonchalances moutonnires ne font qu'affirmer chaque jour davantage la vitalit de l'volution actuelle dans les lettres franaises, cette volution que des juges presss notrent, par une incroyable antinomie, de dcadence. Remarquez pourtant que les littratures dcadentes se rvlent essentiellement coriaces, filandreuses, timores et serviles : toutes les tragdies de Voltaire, par exemple, sont marques de ces tavelures de dcadence. Et que peut-on reprocher, que reproche-t-on la nouvelle cole ? L'abus de la pompe, l'tranget de la mtaphore, un vocabulaire neuf ou les harmonies se combinent avec les couleurs et les lignes : caractristiques de toute renaissance.

    Nous avons dj propos la dnomination de symbolisme comme la seule capable de dsigner raisonnablement la tendance actuelle de l'esprit crateur en art. Cette dnomination peut tre maintenue.

    Il a t dit au commencement de cet article que les volutions d'art offrent un caractre cyclique extrmement compliqu de divergences : ainsi, pour suivre l'exacte filiation de la nouvelle cole, il faudrait remonter jusqu' certains pomes d'Alfred de Vigny, jusques Shakespeare, jusqu'aux mystiques, plus loin encore. Ces questions demanderaient un volume de commentaires ; disons donc que Charles Baudelaire doit tre considr comme le vritable prcurseur du mouvement actuel ; M. Stphane Mallarm le lotit du sens du mystre et de l'ineffable ; M. Paul Verlaine brisa en son honneur les cruelles entraves du vers que les doigts prestigieux de M. Thodore de Banville avaient assoupli auparavant. Cependant le Suprme enchantement n'est pas encore consomm : un labeur opinitre et jaloux sollicite les nouveaux venus.

    ***

    Ennemie de l'enseignement, la dclamation, la fausse sensibilit, la description objective, la posie symbolique cherche vtir lIde d'une forme sensible qui, nanmoins, ne serait pas son but elle-mme, mais qui, tout en servant exprimer l'Ide, demeurerait sujette. L'Ide, son tour, ne doit point se laisser voir prive des somptueuses simarres des analogies extrieures ; car le caractre essentiel de l'art symbolique consiste ne jamais aller jusqu' la concentration de l'Ide en soi. Ainsi, dans cet art, les tableaux de la nature, les actions des humains, tous les phnomnes concrets ne sauraient se manifester eux-mmes ; ce sont l des apparences sensibles destines reprsenter leurs affinits sotriques avec des Ides primordiales.

  • Florilge fin de sicle

    ~ 36 ~

    L'accusation d'obscurit lance contre une telle esthtique par des lecteurs btons rompus n'a rien qui puisse surprendre. Mais qu'y faire ? Les Pythiques de Pindare, lHamlet de Shakespeare, la Vita Nuova de Dante, le Second Faust de Goethe, la Tentation de Saint-Antoine de Flaubert ne furent-ils pas aussi taxs d'ambigut ?

    Pour la traduction exacte de sa synthse, il faut au symbolisme un style archtype et complexe ; d'impollus vocables, la priode qui s'arc-boute alternant avec la priode aux dfaillances ondules, les plonasmes significatifs, les mystrieuses ellipses, l'anacoluthe en suspens, tout trop hardi et multiforme ; enfin la bonne langue instaure et modernise , la bonne et luxuriante et fringante langue franaise d'avant les Vaugelas et les Boileau-Despraux, la langue de Franois Rabelais et de Philippe de Commines, de Villon, de Ruteboeuf et de tant d'autres crivains libres et dardant le terme acut du langage, tels des Toxotes de Thrace leurs flches sinueuses.

    Le Rythme : l'ancienne mtrique avive ; un dsordre savamment ordonn ; la rime illucescente et martele comme un bouclier d'or et d'airain, auprs de la rime aux fluidits absconses ; l'alexandrin arrts multiples et mobiles ; l'emploi de certains nombres premiers sept, neuf, onze, treize rsolus en les diverses combinaisons rythmiques dont ils sont les sommes.

    ***

    Ici je demande la permission de vous faire assister mon petit INTERMEDE tir dun prcieux livre : Le Trait de Posie Franaise, o M. Thodore de Banville fait pousser impitoyablement, tel le dieu de Claros, de monstrueuses oreilles dne sur la tte de maint Midas.

    Attention ! Les personnages qui parlent dans la pice sont : UN DETRACTEUR DE LCOLE SYMBOLIQUE M. THEODORE DE BANVILLE ERATO

    Scne Premire

    LE DETRACTEUR. - Oh ! ces dcadents ! Quelle emphase ! Quel galimatias ! Comme notre grand Molire avait raison quand il a dit :

    Ce style figur dont on fait vanit Sort du bon caractre et de la vrit.

    THEODORE DE BANVILLE. - Notre grand Molire commit l deux mauvais vers qui eux-mmes sortent autant que possible du bon caractre. De quel bon caractre ? De quelle vrit ? Le dsordre apparent, la dmence clatante,

  • Arts potiques dcadents et symbolistes

    ~ 37 ~

    lemphase passionne sont la vrit mme de la posie lyrique. Tomber dans lexcs des figures et de la couleur, le mal nest pas grand et ce nest pas par l que prira notre littrature. Aux plus mauvais jours, quand elle expire dcidment, comme par exemple sous le premier Empire, ce nest pas lemphase et labus des ornements qui la tuent, cest la platitude. Le got, le naturel sont de belles choses assurment moins utiles quon ne le pense la posie. Le Romo et Juliette de Shakespeare est crit dun bout lautre dans un style aussi affect que celui du marquis de Mascarille ; celui de Ducis brille par la plus heureuse et la plus naturelle simplicit.

    LE DETRACTEUR. - Mais la csure, la csure ! On viole la csure ! !

    THEODORE DE BANVILLE. - Dans sa remarquable prosodie publie en 1844, M. Wilhem Tenint tablit que le vers alexandrin admet douze combinaisons diffrentes, en partant du vers qui a sa csure aprs la premire syllabe, pour arriver au vers qui a sa csure aprs la onzime syllabe. Cela revient dire quen ralit la csure peut tre place aprs nimporte quelle syllabe du vers alexandrin. De mme, il tablit que les vers de six, de sept, de huit, de neuf, de dix syllabes admettent des csures variables et diversement places. Faisons plus : osons proclamer la libert complte et dire quen ces questions complexes loreille dcide seule. On prit toujours non pour avoir t trop hardi mais pour navoir pas t assez hardi.

    LE DETRACTEUR. - Horreur ! Ne pas respecter lalternance des rimes ! Savez-vous, Monsieur, que les dcadents osent se permettre mme lhiatus ! mme lhiatus ! !

    THEODORE DE BANVILLE. - Lhiatus, la diphtongue faisant syllabe dans le vers, toutes les autres choses qui ont t interdites et surtout lemploi facultatif des rimes masculines et fminines fournissaient au pote de gnie mille moyens deffets dlicats toujours varis, inattendus, inpuisables. Mais pour se servir de ce vers compliqu et savant, il fallait du gnie et une oreille musicale, tandis quavec les rgles fixes, les crivains les plus mdiocres peuvent, en leur obissant fidlement, faire, hlas ! des vers passables ! Qui donc a gagn quelque chose la rglementation de la posie ? Les potes mdiocres. Eux seuls !

    LE DETRACTEUR. - Il me semble pourtant que la rvolution romantique...

    THEODORE DE BANVILLE. - Le romantisme a t une rvolution incomplte. Quel malheur que Victor Hugo, cet Hercule victorieux aux mains sanglantes, nait pas t un rvolutionnaire tout fait et quil ait laiss vivre une partie des monstres quil tait charg dexterminer avec ses flches de flammes !

    LE DETRACTEUR. - Toute rnovation est folie ! Limitation de Victor Hugo, voil le salut de la posie franaise !

  • Florilge fin de sicle

    ~ 38 ~

    THEODORE DE BANVILLE. - Lorsque Hugo eut affranchi le vers, on devait croire quinstruits son exemple les potes venus aprs lui voudraient tre libres et ne relever que deux-mmes. Mais tel est en nous lamour de la servitude que les nouveaux potes copirent et imitrent lenvi les formes, les combinaisons et les coupes les plus habituelles de Hugo, au lieu de sefforcer den trouver de nouvelles. Cest ainsi que, faonns pour le joug, nous retombons dun esclavage dans un autre, et quaprs les poncifs classiques, il y a eu des poncifs romantiques, poncifs de coupes, poncifs de phrases, poncifs de rimes ; et le poncif, cest--dire le lieu commun pass ltat chronique, en posie comme en toute autre chose, cest la Mort. Au contraire, osons-vivre ! et vivre cest respirer lair du ciel et non lhaleine de notre voisin, ce voisin ft-il un dieu !

    Scne II

    ERATO (invisible). - Votre Petit Trait de Posie Franaise est un ouvrage dlicieux, matre Banville. Mais les jeunes potes ont du sang jusques aux yeux en luttant contre les monstres affens par Nicolas Boileau ; on vous rclame au champ dhonneur, et vous vous taisez matre Banville !

    THEODORE DE BANVILLE (rveur). - Maldiction ! Aurais-je failli mon devoir dan et de pote lyrique !

    (Lauteur des Exils pousse un soupir lamentable et lintermde finit.)

    ***

    La prose, - romans, nouvelles, contes, fantaisies, - volue dans un sens analogue celui de la posie. Des lments, en apparence htrognes, y concourent : Stendhal apporte sa psychologie translucide, Balzac sa vision exorbite, Flaubert ses cadences de phrases aux amples volutes. M. Edmond de Goncourt son impressionnisme modernement suggestif.

    La conception du roman symbolique est polymorphe : tantt un personnage unique se meut dans des milieux dforms par ses hallucinations propres, son temprament ; en cette dformation gt le seul rel. Des tres au geste mcanique, aux silhouettes obombres, sagitent autour du personnage unique : ce ne lui sont que prtextes sensations et conjectures. Lui-mme est un masque tragique ou bouffon, dune humanit toutefois parfaite bien que rationnelle. - Tantt des foules, superficiellement affectes par lensemble des reprsentations ambiantes, se portent avec des alternatives de heurts et de stagnances vers des actes qui demeurent inachevs. Par moments, des volonts individuelles se manifestent ; elles sattirent, sagglomrent, se gnralisent pour un but qui, atteint ou manqu, les disperse en leurs lments primitifs. - Tantt de

  • Arts potiques dcadents et symbolistes

    ~ 39 ~

    mythiques phantasmes voqus, depuis lantique Dmogorgn jusques Blial, depuis les Kabires jusques aux Nigromans, apparaissent fastueusement atourns sur le roc de Caliban ou par la fort de Titania aux modes mixolydiens des barbitons et des octocordes.

    Ainsi ddaigneux de la mthode purile du naturalisme, - M. Zola, lui, fut sauv par un merveilleux instinct dcrivain - le roman symbolique - impressionniste difiera son oeuvre de dformation subjective, fort de cet axiome : que lart ne saurait chercher en lobjectif quun simple point de dpart extrmement succinct.

    Jean Moras paru dans Le Figaro, le samedi18 septembre 1886

    Supplment littraire, p.1-2.

  • Florilge fin de sicle

    ~ 40 ~

    Annexe 2 : Paul Bourget, extrait de Thorie de la dcadence

    Cet crit de Paul Bourget est lun des quelques essais de thorisation de la pense dcadente.

    Si une nuance trs spciale d'amour, si une nouvelle faon d'interprter le pessimisme, font dj de la tte de Baudelaire un appareil psychologique d'un ordre rare, ce qui lui donne une place part dans la littrature de notre poque, c'est qu'il a tonnamment compris et insolemment exagr cette spcialit et cette nouveaut. Il s'est rendu compte qu'il arrivait tard dans une civilisation vieillissante, et, au lieu de dplorer cette arrive tardive, comme La Bruyre et comme Musset, il s'en est rjoui, j'allais dire honor. Il tait un homme de dcadence, et il s'est fait un thoricien de dcadence. C'est peut-tre le trait le plus inquitant de cette inquitante figure. C'est peut-tre celui qui a exerc la plus troublante sduction sur une me contemporaine.

    Par le mot de dcadence, on dsigne volontiers l'tat d'une socit qui produit un trop petit nombre d'individus propres aux travaux de la vie commune. Une socit doit tre assimile un organisme.

    Comme un organisme, en effet, elle se rsout en une fdration d'organismes moindres, qui se rsolvent eux-mmes en une fdration de cellules. L'individu est la cellule sociale. Pour que l'organisme total fonctionne avec nergie, il est ncessaire que les organismes moindres fonctionnent avec nergie, mais avec une nergie subordonne, et, pour que ces organismes moindres fonctionnent eux-mmes avec nergie, il est ncessaire que leurs cellules composantes fonctionnent avec nergie, mais avec une nergie subordonne. Si l'nergie des cellules devient indpendante, les organismes qui composent l'organisme total cessent pareillement de subordonner leur nergie l'nergie totale, et l'anarchie qui s'tablit constitue la dcadence de l'ensemble. L'organisme social n'chappe pas cette loi. Il entre en dcadence aussitt que la vie individuelle s'est exagre sous l'influence du bien-tre acquis et de l'hrdit. Une mme loi gouverne le dveloppement et la dcadence de cet autre organisme qui est le langage. Un style de dcadence est celui o l'unit du livre se dcompose pour laisser la place l'indpendance de la page, o la page se dcompose pour laisser la place l'indpendance de la phrase, et la phrase pour laisser la place

  • Arts potiques dcadents et symbolistes

    ~ 41 ~

    l'indpendance du mot. Les exemples foisonnent dans la littrature actuelle qui corroborent cette hypothse et justifient cette analogie.

    Pour juger d'une dcadence, le critique peut se mettre deux points de vue, distincts jusqu' en tre contradictoires. Devant une socit qui se dcompose, l'empire romain, par exemple, il peut, du premier de ces points de vue, considrer l'effort total et en constater l'insuffisance. Une socit ne subsiste qu' la condition de rester capable de lutter vigoureusement pour l'existence dans la concurrence des races. Il faut qu'elle produise beaucoup d'enfants robustes et qu'elle mette sur pied beaucoup de braves soldats. Qui analyserait ces deux formules y trouverait enveloppes toutes les vertus, prives et civiques. La socit romaine produisait peu d'enfants. Elle en arrivait ne plus mettre sur pied de soldats nationaux. Les citoyens se souciaient peu des ennuis de la paternit. Ils hassaient la rudesse de la vie des camps. Rattachant les effets aux causes, le critique qui examine cette socit de ce point de vue gnral conclut que l'entente savante du plaisir, le scepticisme dlicat, l'nervement des sensations, l'inconstance du dilettantisme, ont t les plaies sociales de l'empire romain, et seront en2 tout autre cas des plaies sociales destines ruiner le corps tout entier. Ainsi raisonnent les politiciens et les moralistes qui se proccupent de la quantit de force que peut rendre le mcanisme social. Autre sera le point de vue du psychologue pur, qui considrera ce mcanisme dans son dtail et non plus dans le jeu de son action d'ensemble. Il pourra trouver que prcisment cette indpendance individuelle prsente sa curiosit des exemplaires plus intressants et des "cas" d'une singularit plus saisissante. Voici peu prs comment il raisonnera : " Si les citoyens d'une dcadence sont infrieurs comme ouvriers de la grandeur du pays, ne sont-ils pas trs suprieurs comme artistes de l'intrieur de leur me ? S'ils sont malhabiles l'action prive ou publique, n'est-ce point qu'ils sont trop habiles la pense solitaire ? S'ils sont de mauvais reproducteurs de gnrations futures, n'est-ce point que l'abondance des sensations fines et l'exquisit des sentiments rares en ont fait des virtuoses, striliss mais raffins, des volupts et des douleurs ? S'ils sont incapables des dvouements de la foi profonde, n'est-ce point que leur intelligence trop cultive les a dbarrasss des prjugs, et qu'ayant fait le tour des ides, ils sont parvenus cette quit suprme qui lgitime toutes les doctrines en excluant tous les fanatismes ? Certes, un chef germain du IIe sicle tait plus capable d'envahir l'empire qu'un patricien de Rome n'tait capable de le dfendre ; mais le Romain rudit et fin, curieux et dsabus, tel que nous connaissons l'empereur Hadrien, par exemple, le Csar amateur de Tibur, reprsentait un plus riche trsor d'acquisition humaine. Le grand argument contre les dcadences, c'est qu'elles n'ont pas de lendemain et que toujours une barbarie les crase.

    Mais n'est-ce pas le lot fatal de l'exquis et du rare d'avoir tort devant la brutalit ? On est en droit d'avouer un tort de cette sorte et de prfrer la dfaite d'Athnes en dcadence au triomphe du Macdonien violent.

    Le psychologue que j'imagine raisonnerait de mme l'endroit des littratures de dcadence. Il dirait : Ces littratures non plus n'ont pas de lendemain. Elles

  • Florilge fin de sicle

    ~ 42 ~

    aboutissent des altrations de vocabulaire, des subtilits de mots qui rendront ce style inintelligible aux gnrations venir. Dans cinquante ans, la langue des frres de Goncourt, par exemple, ne sera comprise que des spcialistes. Qu'importe ? Le but de l'crivain est-il de se poser en perptuel candidat devant le suffrage universel des sicles ? Nous nous dlectons dans ce que vous appelez nos corruptions de style, et nous dlectons avec nous les raffins de notre race et de notre heure. Il reste savoir si notre exception n'est pas une aristocratie, et si, dans l'ordre de l'esthtique, la pluralit des suffrages reprsente autre chose que la pluralit des ignorances. Outre qu'il est assez puril de croire l'immortalit, puisque les temps approchent o la mmoire des hommes, surcharge du prodigieux chiffre des livres, fera banqueroute la gloire, c'est une duperie de ne pas avoir le courage de son plaisir intellectuel. Complaisons-nous donc dans nos singularits d'idal et de forme, quitte nous y emprisonner dans une solitude sans visiteurs. Ceux qui viendront nous seront vraiment nos frres, et quoi bon sacrifier aux autres ce qu'il y a de plus intime, de plus spcial, de plus personnel en nous ?

    Les deux points de vue, comme on voit, ont leur logique, du moins en apparence, car l'tude de l'histoire et l'exprience de la vie nous apprennent qu'il y a une action rciproque de la socit sur l'individu et qu'en isolant notre nergie nous nous privons du bienfait de cette action. C'est la famille qui est la vraie cellule sociale et non l'individu. Pour celui-ci, se subordonner, ce n'est pas seulement servir la socit, c'est se servir lui-mme. C'est la grande vrit dcouverte et pratique par Gthe. Il est rare qu'un artiste tout jeune en ait la divination. D'ordinaire il hsite entre la rvolte de son3 individualit et l'accommodation au milieu, mais dans cette hsitation mme on peut deviner la sagesse des renoncements futurs. Quelques-uns ont pourtant le courage de se placer rsolument au second des points de vue que nous avons exposs, quitte d'ailleurs s'en repentir plus tard. Baudelaire, lui, eut le courage d'adopter tout jeune cette attitude et la tmrit de s'y tenir jusqu' la fin. Il se proclama dcadent et il rechercha, on sait avec quel parti pris de bravade, tout ce qui, dans la vie et dans l'art, parat morbide et artificiel aux natures plus simples. Ses sensations prfres sont celles que procurent les parfums, parce qu'elles remuent plus que les autres ce je ne sais pas quoi de sensuellement obscur et triste que nous portons en nous. Sa saison aime est la fin de l'automne, quand un charme de mlancolie ensorcelle le ciel qui se brouille et le cur qui se crispe. Ses heures de dlices sont les heures du soir, quand le ciel se colore, comme dans les fonds des tableaux lombards, des nuances d'un rose mort et d'un vert agonisant. La beaut de la femme ne lui plat que prcoce et presque macabre de maigreur, avec une lgance de squelette apparue sous la chair adolescente, ou bien tardive et dans le dclin d'une maturit ravage :

    Et ton coeur, meurtri comme une pche... Est mr, comme ton corps, pour le savant amour. Les musiques caressantes et languissantes, les ameublements curieux, les peintures

    singulires sont l'accompagnement oblig de ses penses mornes ou gaies, "morbides

  • Arts potiques dcadents et symbolistes

    ~ 43 ~

    ou ptulantes", comme il dit lui-mme. Ses auteurs de chevet sont ceux dont je citais plus haut le nom, crivains d'exception qui, pareils Edgar Poe, ont tendu leur machine nerveuse jusqu' devenir hallucins, sortes de rhteurs de la vie trouble dont la langue est "marbre dj des verdeurs de la dcomposition". Partout o chatoie ce qu'il appelle lui-mme, avec une tranget ici ncessaire, la "phosphorescence de la pourriture", il se sent attir par un magntisme invincible. En mme temps, son intense ddain du vulgaire clate en paradoxes outranciers, en mystifications laborieuses. Ceux qui l'ont connu rapportent de lui, pour ce qui touche ce dernier point, des anecdotes extraordinaires. La part une fois taille la lgende, il demeure avr que cet homme suprieur garda toujours quelque chose d'inquitant et d'nigmatique, mme pour les amis intimes. Son ironie douloureuse enveloppait dans un mme mpris la sottise et la navet, la niaiserie des innocences et la stupidit des pchs. Un peu de cette ironie teinte encore les plus belles pices du recueil des Fleurs du mal, et chez beaucoup de lecteurs, mme des plus fins, la peur d'tre dupes d'un fanfaron de satanisme empche la pleine admiration.

    Tel quel, et malgr les subtilits qui rendent l'accs de son uvre plus que difficile au grand nombre, Baudelaire demeure un des ducateurs prfrs de la gnration qui vient. Il ne suffit pas, comme ont fait certains critiques et quelques-uns de premier ordre, ainsi M. Edmond Scherer, de dplorer son influence. Il faut la constater et l'expliquer. Elle n'est pas aussi aisment reconnaissable que celle d'un Balzac ou d'un Musset, parce qu'elle s'exerce sur un petit groupe. Mais ce groupe est celui de quelques intelligences trs distingues : potes de demain, romanciers dj en train de rver la gloire, essayistes venir. Indirectement et travers eux, un peu des singularits psychologiques que l'on a essay de fixer ici pntre jusqu' un plus vaste public, et n'est-ce pas de pntrations pareilles qu'est compose l'atmosphre morale d'une poque ?

    Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, tome premier, Paris, Plon, 1924, pp. 19-26.

  • Florilge fin de sicle

    ~ 44 ~

    Annexe 3 : Pierre Puvis de Chavannes, La mort et les jeunes filles

    Cette peinture de Pierre Puvis de Chavannes, peintre franais considr comme une figure majeure du mouvement symboliste, nomme La mort et les jeunes filles, ralise en 1872, illustre le caractre dliquescent de la pense fin de sicle.

  • LE SENSUALISME DE LME DCADENTE

    Emma Legrand Albane Seassau

  • ~ 47 ~

    Introduction

    La Dcadence fut [] mouvement dme. Lme dun XIXme sicle travers, fulgur par cet esprit spleentique sopposant la haute marche dun monde de plus en plus imcomprhensible et inhumain, dspiritualis. 1 Cest ainsi que Marc Dufaut dcrit la dcadence de 1880 1900, dans son livre Les Dcadents Franais. Une des principales caractristiques de cette poque fut la dception quapportait un monde dlaissant ses artistes au profit du progrs dans les sciences et du matrialisme. La chute du Second Empire en 1870, avec la perte de lAlsace et de la Lorraine puis en 1871 la Commune de Paris, qui amorce la IIIme Rpublique dans le chaos lors de la Semaine sanglante , posent les fondements dun sentiment de dclin dans la civilisation franaise. Cependant cette crise morale se fait bien plus importante chez les artistes que chez les bourgeois parisiens, trop occups se balader sur le Champ de Mars o le monde entier vient dployer ses merveilles sous les yeux baubis de cette population daffairs qui ne cherche qu exhiber son pouvoir et sa puissance. Les artistes sont mal vus de cette population avide de profits et de progrs matrialistes. Ainsi, lart pour lart, et en particulier la posie nouvelle, na plus sa place dans cette socit caractrise par lutilitarisme. S il ny a de vraiment beau que ce qui ne peut servir rien et que tout ce qui est utile est laid , comme lnonce Thophile Gautier dans sa prface Mademoiselle de Maupin, alors lart et en particulier la posie ne peut se faire une place dans un monde o lutilitarisme impose son rgne.

    Cest pourquoi les potes dcadents cherchent fuir ce monde attach des valeurs bien trop terre terre et pas assez spirituelles. En crant leurs propres cercles ou groupes (par exemple le trs fameux cabaret du Chat noir, construit sur la butte Montmartre), les artistes se retrouvent dans un monde o ils sont les principaux acteurs. Ils y emploient des mots anciens, inusits dans le langage courant, intgrent des expressions saugrenues, inventent de nouvelles formes dart, de nouvelles langues (ainsi linstrumentation verbale prsente par Ren Ghil dans le Trait du Verbe, en 1886). Les potes dcadents smancipent ainsi de toutes les rgles nonces par lAcadmie. De nouvelles faons de sexprimer mergent en posie. En tmoigne lapparition du vers libre, dont trois de nos auteurs dcadents revendiquent linvention : Jules Laforgue (sans doute le vritable pionnier), Gustave Kahn, et Marie Krysinska. Il en va de mme dans les autres domaines artistiques. En peinture, par exemple, les artistes installent leur atelier en plein air, de jour comme de nuit, ou 1. DUFAUT Marc, Les Dcadents franais, prf. Patrick Eudeline, SCALI, Paris, 2007.

  • Florilge fin de sicle

    ~ 48 ~

    mme dans la salle de danse de lOpra Garnier pour Degas. Lindividualit et la nouveaut sont les mots dordre de ces artistes fin de sicle. Que ce soit en peinture, en musique, en posie, ou en danse, chaque artiste cherche exprimer une vrit nouvelle, novatrice : le principe de lidalit du monde 2. Lartiste se fait architecte ; le pote sculpte son pome ; enfin, la posie sculpte un monde permettant au lecteur de smanciper de ce rel dspiritualis pour accder un Ailleurs tant convoit. Les artistes vont tenter de se dtacher eux-mmes de ce monde par le biais de diffrents moyens, et en particulier en dlaissant tout ce qui pourrait les y rattacher, comme la raison, et en privilgiant tout ce qui permet de sen dfaire. Ils seront donc de grands consommateurs de drogues, dalcool, en constante recherche de nouvelles sensations.

    Ainsi le fait de laisser lme sabandonner aux sensations semble tre une des caractristiques de cette esthtique fin de sicle. Par la sensation les artistes peuvent dsormais partir en qute de ce anywhere out of the world annonc par Baudelaire3 quelques dcennies auparavant. La synesthsie, les jeux de miroirs et de reflets, le chant potiquevont tre autant de moyens pour atteindre cet Ailleurs plus proche du rel que le rel lui-mme. Mais il convient de souligner la diffrence entre ces potes et dautres sensualistes tels que les romantiques : il semble que le sensualisme dcadent ne soit pas intellectualis, linverse dautres formes dexpression des sensations. En effet, il ne sagit en rien dun moyen pour se sentir exister au monde, mais plutt dune fin en-soi, dun pur ressenti. En dautres termes, par le biais des expriences in-oues4 que permettent les sensations prouves pour elles-mmes, les potes peuvent accder cet Ailleurs.

    La nouveaut ou singularit apparat en tant que premier principe de cette esthtique dcadente. Rmy de Gourmont, dans Le Livre des Masques, considre loriginalit comme seule excuse quun homme ait dcrire . Un pome devient alors le reflet dune me, miroir de sensations et dune vision dun monde. Cette individualit caractristique de la posie dcadente, puis de la posie symboliste, trouve sans doute son inspiration dans les lectures dextraits du Monde comme Volont et comme Reprsentation du philosophe allemand Schopenhauer, dont sont frus les artistes dcadents. De ces lectures ils tirent cette formule si simple et si claire, selon R. de Gourmont : le monde est ma reprsentation . En dautres termes, nous ne voyons pas ce qui est ; ce qui est, cest ce que nous voyons. Autant dhommes peroivent et visualisent autant de mondes divers et peut-tre mme diffrents. Le pessimisme schopenhauerien se retrouve dans nombre de pomes dcadents, dont quelques-uns que nous avons slectionns pour notre tude. En effet, la grande

    2. GOURMONT Rmy (de), Le Livre des Masques, Mercure de France, 1896

    3. BAUDELAIRE Charles, Anywhere out of the world , Petits pomes en prose, Le spleen de Paris [1869], Paris : Larousse, 2008 (coll. Petits classiques). p. 202-203.

    4. La typographie permet de souligner le caractre indit de cet usage des sensations.

  • Le sensualisme de lme dcadente

    ~ 49 ~

    majorit se noie dans les tnbres des questionnements mtaphysiques sans rponse. Le pome de Verlaine, Je ne sais pourquoi , illustre ces tourments de lme ; me qui tente de smanciper de la fatalit laquelle elle est soumise pour trouver le chemin dun au-del des apparences, dun au-del de la nature, dun au-del de lme 5 grce la musicalit et limpressionnisme potique chers au pote.

    Laisser vagabonder son me au gr des sensations, des transports provoqus par la musicalit potique, semble tre le moyen pour nos potes de fuir un rel trop dcevant. Tout dabord Georges Rodenbach (1855-1898), pote originaire de Bruges, peut tre considr comme un sensualiste. Sa posie mle, en effet, des sensations majoritairement visuelles une rverie qui reste au contact de la ralit. Ainsi, Au fil de lme , issu de son recueil Le Rgne du silence (1891), dcrit le cheminement quemprunte son me afin datteindre un ailleurs ressemblant au rel mais profondment diffrent. Grce un jeu de correspondances et doscillation sur les sensations visuelles et auditives lme se travestit et se pare de ce quelle peut rencontrer sur sa route. Par ailleurs, elle se questionne sur la vanit de sa propre existence pour enfin se complaire dans sa solitude, limage de la lune dont elle se fait le reflet. Dans ce pome, lme sadonne une rverie afin de parvenir schapper du rel, car dans lme sans heure on vit dternit .

    Cette esthtique sensualiste est aussi visible dans la posie de Paul Fort (1872-1960). Celui que Frderic Mistral surnommait la cigale du Nord 6 avait chant les provinces de France en mlant des souvenirs des impressions personnelles. Il est sans doute le pote qui joue le plus avec les sens ; comme Baudelaire, il use de la synesthsie et sa posie sapparente parfois au mysticisme scintillant de la posie de Mallarm. Sa posie mle les vertus du vers celles de la prose, comme elle mle la vertu de la vue celle de loue. Ainsi Hymne dans la nuit , pome en prose, la mtrique similaire celle du vers, tir des Ballades franaises (1896), montre que lme, sabandonnant aux sensations que propose le pote, peut parvenir dautres connaissances, un autre rel, impermables la raison seule. Par la synesthsie, le lecteur, linstar du pote, laisse ordonner le ciel [ses] yeux, sans comprendre, et cre de [son] silence la musique des nuits . Loriginalit de lcriture de Paul Fort se trouve dans limportance accorde au rythme grce une prose cadence o lassonance quivaut la rime, ainsi que dans le sensualisme que dgagent ses pomes et notamment celui tudi. Elle lui vaut, en 1912, le titre de prince des potes . Le talent de Paul Fort est une manire de sentir autant quune manire de dire .

    Quant Paul Verlaine (1844-1896), il fut un des chefs de file des potes dcadents avant de sombrer dans les brouillards de labsinthe pour mourir seul, dpouill de tout. 5. LEMAITRE, Henri. Linnovation potique chap II in Du Romantisme au Symbolisme : lge des

    dcouvertes et des innovations 1790-1914. Paris : Bordas, 1982. Pages 507.

    6. LACAS, Hlne. Article FORT Paul . Dans Encyclopaedia Universalis. [En ligne]. Encyclopaedia Universalis S.A 2008. URL, .

  • Florilge fin de sicle

    ~ 50 ~

    De sa posie nous soulignerons le got pour la bizarrerie prosodique et la dsarticulation des vers, les vocables tranges quil a institus comme potiques, ou encore la pratique des adverbes en fin de vers qui a t reprise par nombre des potes qui ladmiraient. Avec son Art potique , publi dans son recueil Jadis et Nagure (1884), il nonce les rgles de lesthtique dcadente en mme temps que des Esseintes illustre le mode de vie du dcadent. Pauvre Llian apparait donc pour les jeunes potes de cette poque comme le prophte du Dcadisme, un modle suivre. Sa posie teinte de mlancolie, de nuances, et de sons, est celle dun nouvel Orphe qui apporte lhomme un moyen de schapper du rel, de sabandonner un instant un autre monde, la posie. De la musique avant toute chose , voil la cl de vote de cette posie fonde sur lidentification de la posie et de la musique, sur la pratique du vers impair parce quil est "plus soluble dans lair", sur la jonction successive de "lIndcis" et du "Prcis" 7 afin que lcriture potique soit libre de tout intermdiaire rationnel. Ainsi, dans son pome Je ne sais pourquoi , extrait du recueil Sagesse (1880), le pote se questionne propos de son esprit, de son moi soumis aux alas du temps et du destin, mais ne trouve cependant pas de rponse aux questions mtaphysiques quil se pose. La fatalit, sensible dans le pome, est accentue par la reprise piphorique de la question Pourquoi, pourquoi ? laquelle personne ne rpond, et limpression de cycle donne par la forme mme du pome. Ainsi cette question sans rponse semble ne pas pouvoir en trouver une si ce nest au moyen du langage potique : cest par les sens et la musicalit du langage potique que les potes dcadents tentent de comprendre le monde, le rinventent et le donnent lire au lecteur.

    Le langage potique comme solution apporte aux questions mtaphysiques et comme moyen de schapper du monde est perceptible chez Jules Laforgue (1860-1887), notamment dans Avant dernier-mot (Des Fleurs de Bonne volont, 1890, recueil posthume). Dans ce pome, le pote mne une rflexion sur la condition vaine de lhomme et son aspiration obsdante un idal. travers un dbat intrieur et grce une forme potique qui sapparente la comptine, ce mtaphysicien sentimental 8semble trouver une rponse dans le voil . Cet adverbe, utilis ici de faon inattendue, savre contenir en lui la solution : le langage potique.

    Nous avons intgr notre tude quelques annexes venant claircir le sens de notre propos. Tout dabord, La Lettre dite du voyant dArthur Rimbaud adresse Paul Demeny en 1871 permet de se rendre compte que le mouvement dcadent est en germe dans les esprits littraires pendant quelques annes avant de prendre vritablement forme. Ensuite, le tableau des Nymphas, de Claude Monet (1903)

    7. LEMAITRE, Henri. Chap II linnovation potique . Dans Du Romantisme au Symbolisme : lge des

    dcouvertes et des innovations 1790-1914. Paris : Bordas, 1982. Page 506.

    8. PRVOT, Grard. Article LAFORGUE Jules . dans Encyclopaedia Universalis.[En ligne]. Encyclopaedia Universalis S.A 2008. URL ; [consult le 15/12/10]

  • Le sensualisme de lme dcadente

    ~ 51 ~

    illustre la recherche pour les variations et les nuances prsente aussi bien chez les potes dcadents que chez les peintres impressionnistes. Nous avons enfin slectionn quelques passages dun texte critique de Michel Decaudin, datant de 1960, pour mettre en lumire les correspondances entre les recherches artistiques, dans tous les domaines.

    Toutes ces uvres rvlent le sensualisme propre aux dcadents, qui permet aux artistes, comme aux individus, de svader, de smanciper, datteindre un surrel idal, o tout nest que vibration, demi-teintes et volupt. Les nerfs fleur dme , les potes voyagent au long cours de leur imagination, et voient dans ce qui les entoure ce quun badaud non averti ne pourrait dceler. Le sensualisme de lme dcadente offre aux lecteurs que nous sommes lillusion du rve, le temps dun pome.

  • Florilge fin de sicle

    ~ 52 ~

    Le titre du pome annonce une qute sans but : lme dambule, semplit de sensations, se dtache du corps du pote, se reflte de-ci, de-l, pour disparatre au monde, ne plus tre quun reflet identique celui de la lune sur laquelle elle prend exemple. Dans cette qute, lme se retrouve hors du monde et de la temporalit. Toute rencontre devient impossible ; seule la solitude dans laquelle lme se complait, semble tre une solution envisageable.

    Au fil de lme

    I9

    Ne plus tre quune me au cristal aplani O le ciel propagea ses calmes influences ;

    Et, transposant en soi des sons et des nuances, Mler leurs reflets une part dinfini.

    Douceur ! cest tout coup une plainte de flte Qui dans cette eau de notre me se rpercute ;

    L meurt une fume ayant des bleus dencens Ici chemine un bruit de cloche qui pntre

    Avec un glissement de bguine10 ou de prtre, Et mon me semplit des roses que je sens

    Au fil de lme flotte un chant dpithalame11 ; Puis je reflte un pont debout sur des bruits deaux

    Et des lampes parmi les neiges des rideaux Que de reflets divers mirs au fil de lme !

    Mais nest-ce pas trop peu ? Nest-ce pas anormal Quaucun homme ne soit arriv de la ville

    Pour ajouter sa part de mirage amical Aux choses en reflets dans notre me tranquille ?

    Nulle prsence humaine et nul visage au fil De cette me qui na reflt que des cloches. Ah ! sentir tout coup la tideur dun profil,

    Des yeux poss sur soi, des lvres vraiment proches Fraternelle piti dun passant dans le soir

    Par qui lon nest plus seul, par qui vit le miroir ! 9. Le pome se dveloppe en quinze mouvements qui suivent les diffrents moments dune journe. Ici,

    seuls les trois premiers mouvements de la rverie sont prsents.

    10. Religieuse de Belgique et des Pays-Bas soumise la vie conventuelle (bguinage) sans avoir prononc de vux. Lutilisation de ce mot nest pas anodine tant donn que le pote est belge.

    11. Pome compos l'occasion d'un mariage, en l'honneur des nouveaux maris.

  • Le sensualisme de lme dcadente

    ~ 53 ~

    II

    []

    Triste ville de songe en lme sencadrant Qui pensivement porte un clocher et lenfonce

    Dans cette eau sans refus que son mirage fonce ; Et voici qu ce fil de lme le cadran

    Fond et se change en un clair de lune liquide Le cadran, or et noir, a perdu sa clart ;

    Le temps sest aboli sur lorbe12 dj vide Et dans lme sans heure on vit dternit.

    III

    Mon me a pris la lune heureuse pour exemple. Elle est l-haut, couleur de ruche, avec les yeux

    Calmes et dilats dans sa face trs ample. Or mon me, elle aussi, dans un ciel otieux13, Toute aux raffinements que son caprice cre

    Naime plus que sa propre atmosphre nacre. Quimporte, au loin, la vie et sa vaste rumeur

    Mon me, o tout dsir se dcolore et meurt, Na vraiment plus souci que delle et ne prolonge Rien dautre que son songe et son divin mensonge

    Et ne regarde plus que son propre halo. Ainsi, du haut du ciel, sans remarquer la ville Ni les tours, ni les lis dans le jardin tranquille, La lune se contemple elle-mme dans leau !

    []

    Georges Rodenbach Le Rgne du silence, 1891.

    12. Espace circonscrit par l'orbite d'une plante ou de tout corps cleste. Ici, dsigne par consquent la lune.

    13. Ou ocieux. Vient du latin otiosus : oisif .

  • Florilge fin de sicle

    ~ 54 ~

    Ici, Paul Fort invite le lecteur sabandonner aux sensations, travers la lecture du pome o la synesthsie prdomine. Tous les sens sont invoqus pour atteindre cette musique des nuits cleste inaccessible la raison.

    Hymne dans la nuit

    Lombre, comme un parfum, sexhale des montagnes, et le silence est tel que lon croirait mourir. On entendrait, ce soir, le rayon dune toile remonter en tremblant le courant du zphyr14. Contemple. Sous ton front que tes yeux soient la source qui charme de reflets ses rives dans sa course Sur la terre toile surprends le ciel, coute le chant bleu des toiles en la rose des mousses. Respire, et rend lair, fleur de lair, ton haleine, et que ton souffle chaud fasse embaumer des fleurs, respire pieusement en regardant le ciel, et que ton souffle humide toile encor les herbes. Laisse nager le ciel entier dans tes yeux sombres, et mle ton silence lombre de la terre : si ta vie ne fait pas une ombre sur son ombre, tes yeux et ta rose sont les miroirs des sphres. Sens ton me monter sur sa tige ternelle15 : lmotion divine, et parvenir aux cieux, suis des yeux ton toile, ou ton me ternelle, entrouvrant sa corolle et parfumant les cieux. A lespalier16 des nuits aux branches invisibles, vois briller ces fleurs dor, espoir de notre vie, vois scintiller sur nous, scels17 dor des vies futures, nos toiles visibles aux arbres de la nuit. coute ton regard se mler aux toiles, leurs reflets se heurter doucement dans tes yeux, et mlant ton regard aux fleurs de ton haleine, laisse clore tes yeux des toiles nouvelles.

    14. Vent doux et agrable. Nom dune divinit grecque incarnant ce vent dont le royaume est le lieu o se

    lve l'toile du soir, o le soleil teint ses derniers feux (Ovide, Les Mtamorphoses.).

    15. tige ternelle : lme est associe une fleur cleste qui slve vers linfini.

    16. Range darbres dont les branches sont fixes un mur. Ici, les branches sont invisibles ; lespalier prend alors forme daprs la position des toiles dans la nuit.

    17. Terme dancienne chancellerie pour dsigner le sceau.

  • Le sensualisme de lme dcadente

    ~ 55 ~

    Contemple, sois ta chose, laisse penser tes sens, prends-toi de toi-mme pars dans cette vie. Laisse ordonner le ciel tes yeux, sans comprendre, et cre de ton silence la musique des nuits18.

    Paul Fort Ballades franaises, 1896.

    18. musique des nuits : rappelle la thorie de la musique des sphres interprte par Macrobe dans son

    Commentaire au songe de Scipion, au Vme sicle.

  • Florilge fin de sicle

    ~ 56 ~

    Dans ce pome, lesprit du pote semble soumis aux alas du quotidien, comme lillustre la mtaphore file de la mouette volant sur la mer au gr du vent et des mares. Le pote conscient de ces errances ne parvient cependant pas les comprendre.

    Je ne sais pourquoi

    Je ne sais pourquoi Mon esprit amer19

    Dune aile inquite et folle, vole sur la mer, Tout ce qui mest cher, Dune aile deffroi

    Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi ?

    Mouette lessor mlancolique. Elle suit la vague, ma pense, tous les vents du ciel balance Et biaisant quand la mare oblique, Mouette lessor mlancolique.

    Ivre de soleil Et de libert,

    Un instinct la guide travers cette immensit. La brise dt Sur le flot vermeil

    Doucement la porte en un tide demi-sommeil.

    Parfois si tristement elle crie Quelle alarme au lointain le pilote20 Puis au gr du vent se livre et flotte Et plonge, et laile toute meurtrie Revole, et puis si tristement crie !

    19. Par un procd dhomophonie, esprit amer voque lme qui erre ; me qui nest pourtant pas

    nomme dans le pome. Ceci exprime le fait que lme est associe lesprit, amalgame qui se dmarque de la traditionnelle sparation de lme et de lesprit.

    20. Suggre le pilote de La Rpublique de Platon. Lesprit, linstar du pilote, se fait guide de lme.

  • Le sensualisme de lme dcadente

    ~ 57 ~

    Je ne sais pourquoi Mon esprit amer

    Dune aile inquite et folle, vole sur la mer, Tout ce qui mest cher, Dune aile deffroi

    Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi ?21 Paul Verlaine

    Sagesse, 1880.

    21. La reprise anaphorique de la premire strophe la fin du pome, combine au fait que les strophes 2 et

    4 sont encadres chacune par un mme vers, renforce le mouvement cyclique de lme prive de sa libert.

  • Florilge fin de sicle

    ~ 58 ~

    Dans ce pome, le pote mne un dbat intrieur qui oppose lme et le corps, et cherche fuir un rel dcevant ; il se livre une rflexion sur la condition vaine de lhomme et sa rcurrente aspiration lidal. Le dualisme entre lme et le corps reste donc prsent, mais linverse des autres pomes prsents, nous avons ici affaire une motion potique, qui fait fi des sens, et o lme cherche se dtacher du corps et de ses sensations.

    Avant-dernier mot22

    LEspace ? Mon Cur23 Y meurt Sans traces

    En vrit, du haut des terrasses, Tout est bien sans cur

    La Femme ? Jen sors, La mort Dans lme24

    En vrit, mieux ensemble on pme Moins on est daccord.25

    Le Rve ? Cest bon Quand on Lachve

    22. Titr a posteriori, ce pome peut soit exprimer une rsignation provisoire du