Femmes, missions et colo - D santelli

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LES FEMMES MISSIONNAIRES Un angle mort de l’histoire Jeudi 19 mars 9h15-10h Un des enjeux majeurs du 21 ème siècle pour nos sociétés occidentales est sans doute la promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes, entre les filles et les garçons. L’actualité nous rappelle sans cesse qu’il y a en ce domaine encore beaucoup de chemin à parcourir. Education et formation sont des vecteurs, avec d’autres, de ce chantier encore largement ouvert. Lorsqu’en 1881-1882 les lois de Jules Ferry instaurent l’enseignement primaire, laïc, gratuit et obligatoire pour tous les garçons et toutes les filles, les portes de l’école s’ouvrent effectivement en grand. Pensés essentiellement pour des garçons futurs citoyens-soldats et des filles futures mères de citoyens, les programmes fondent en histoire un roman national unificateur, un panthéon scolaire constitué uniquement de grands hommes. Lorsqu’en 1957 1 une circulaire impose la mixité dans les classes, ce n’est pas au nom d’une certaine égalité des chances qu’elle serait censée privilégier mais parce que « la crise de croissance de l’enseignement secondaire … nous projette dans une expérience (de la mixité) que nous ne conduisons pas au nom de principes, par ailleurs fort discutés, mais pour servir les familles au plus proche de leur domicile ». Ainsi, depuis 60 ans, l’institution scolaire vit dans l’illusion d’un « universel de l’éducation et du savoir et de la croyance conséquente à l’égalité des chances entre les filles et les garçons » 2 Depuis une trentaine d’années, la recherche s’intéresse aux inégalités sexuées qu’une mixité imposée mais pas toujours pensée a provoqué dans les classes de l’école primaire jusqu’au lycée. La mixité au même titre que la laïcité (jusqu’au mois de janvier dernier ?) est considérée comme allant de soi. Elle est perçue comme étant le seul et meilleur moyen de réaliser l’égalité des chances entre filles et garçons. 1 Circulaire du 3 juillet 1957 (lycées et collèges) « Le fonctionnement des établissements mixtes » 2 Fraisse, G. in Manassein, M.(dir.), De l'égalité des sexes, Centre national de documentation pédagogique, 1995. 1

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LES FEMMES MISSIONNAIRES

Un angle mort de l’histoire

Jeudi 19 mars 9h15-10h

Un des enjeux majeurs du 21ème siècle pour nos sociétés occidentales est sans doute la

promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes, entre les filles et les garçons.

L’actualité nous rappelle sans cesse qu’il y a en ce domaine encore beaucoup de chemin à

parcourir. Education et formation sont des vecteurs, avec d’autres, de ce chantier encore

largement ouvert.

Lorsqu’en 1881-1882 les lois de Jules Ferry instaurent l’enseignement primaire, laïc,

gratuit et obligatoire pour tous les garçons et toutes les filles, les portes de l’école s’ouvrent

effectivement en grand. Pensés essentiellement pour des garçons futurs citoyens-soldats et des

filles futures mères de citoyens, les programmes fondent en histoire un roman national

unificateur, un panthéon scolaire constitué uniquement de grands hommes.

Lorsqu’en 19571 une circulaire impose la mixité dans les classes, ce n’est pas au nom

d’une certaine égalité des chances qu’elle serait censée privilégier mais parce que « la crise

de croissance de l’enseignement secondaire … nous projette dans une expérience (de la

mixité) que nous ne conduisons pas au nom de principes, par ailleurs fort discutés, mais pour

servir les familles au plus proche de leur domicile ».

Ainsi, depuis 60 ans, l’institution scolaire vit dans l’illusion d’un « universel de

l’éducation et du savoir et de la croyance conséquente à l’égalité des chances entre les filles

et les garçons »2

Depuis une trentaine d’années, la recherche s’intéresse aux inégalités sexuées qu’une

mixité imposée mais pas toujours pensée a provoqué dans les classes de l’école primaire

jusqu’au lycée.

La mixité au même titre que la laïcité (jusqu’au mois de janvier dernier ?) est considérée

comme allant de soi. Elle est perçue comme étant le seul et meilleur moyen de réaliser

l’égalité des chances entre filles et garçons.

1 Circulaire du 3 juillet 1957 (lycées et collèges) « Le fonctionnement des établissements mixtes »2 Fraisse, G. in Manassein, M.(dir.), De l'égalité des sexes, Centre national de documentation

pédagogique, 1995.

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Or, lorsqu’on observe ce qui se passe en cours d’histoire du cycle 3 à la terminale force

est de constater que cette discipline participe fortement à la construction d’inégalités soit

parce que les femmes sont absentes de cette histoire enseignée, soit parce que lorsqu’elles

apparaissent, c’est sous forme de stéréotypes de genre (héroïnes, maîtresses, saintes …)3.

L’identification est alors pour les élèves filles difficile quand on ne leur décrit que des destins

hors du commun. Quant à la représentation que les garçons se construisent des femmes du

passé…

S’attaquer aux inégalités filles garçons à l’Ecole consiste donc certes à tenter de

modifier les représentations sur l’orientation (le fameux plafond de verre), à prendre

conscience de certaines pratiques de classe (on interroge plus les garçons que les filles) mais

aussi à penser des programmes scolaires et des séquences didactiques qui en redonnant un

passé aux filles leur permettent de se construire un avenir.

Dans une École mixte ne faut-il pas enseigner une histoire mixte ? Sans quoi comment

les filles, les femmes se sentiront-elles autorisées à accéder aux pouvoirs publics, à des postes

à responsabilité, à la recherche, à la création (dans la société civile et pourquoi pas dans

l’Eglise !)? Si elles ne savent pas de façon officiellement reconnue d’où elles viennent, quel

est leur passé, comment vont-elles déterminer où elles veulent aller? A un public mixte il

convient d’enseigner le passé de sociétés mixtes où les femmes n’étaient ni muettes, ni

inactives, dominées certes mais présentes.

Venons en au sujet annoncé !

Considérée tout particulièrement comme « une affaire d’hommes », l’histoire de la

colonisation a elle aussi longtemps été écrite au masculin. Or les femmes comme les hommes

sont au cœur du fait colonial, figures essentielles, soumises, victimes ou héroïnes. Epouses,

exploratrices, aventurières ou missionnaires, elles ont participé à l’aventure coloniale. Par leur

présence, par leur action, elles ont, elles aussi transformé les sociétés coloniales.

Tout particulièrement oubliées de cette page de l’histoire, les femmes missionnaires.

Certes de nombreux travaux attestent de leur présence très tôt dans les colonies mais leur rôle

en tant que femmes missionnaires est le plus souvent passé sous silence. L’article Education

et Mission du Dictionnaire œcuménique de missiologie n’utilise pas une seule fois le mot

femme ! Ce « silence de l’histoire » s’explique en grande partie par l’absence de dialogue

entre historiens du fait colonial, des missions et du genre. Or chacun de ces champs est

aujourd’hui riche des acquis de la recherche.

3 B.O des 19 juin 2008 et 28 aout 2008

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Je ne peux faire à ce stade de mon exposé l’économie d’une définition du mot genre en

histoire

Le concept de genre en histoire

En 1949, Simone De Beauvoir écrivait dans le Deuxième Sexe : « On ne naît pas

femme, on le devient ». En 1996, Françoise Héritier dans Masculin/Féminin écrivait : « On ne

naît pas homme, on le devient ». Ces deux citations, qu’un demi-siècle sépare, illustrent les

interrogations sur les fondements historiques et sociaux de l’identité féminine et masculine.

La notion de genre, dont l’utilisation en histoire s’est généralisée dans le dernier tiers du 20 ème

siècle, a été centrale pour penser la différence culturelle des sexes. Les nombreuses études qui

lui sont attachées reposent toutes sur l’hypothèse d’une construction sociale et évolutive de la

répartition des rôles entre les hommes et les femmes, et de leur place respective dans la

société.

Pendant longtemps, l’histoire fut produite et enseignée majoritairement par des

hommes : c’était alors une histoire d’hommes mais asexuée car oubliant tant le féminin que le

masculin. Cette histoire qui se veut alors universelle ignore les femmes.

La fin des années 1960 et le début des années 1970 constituent un tournant : la

libéralisation des mœurs et la montée des revendications féministes remettent en cause cette

version de l’histoire. Naît alors une histoire des femmes, très productive, qui tente de combler

les vides.

Des limites apparaissent cependant dans les colloques des années 1980. Ainsi, celui de

1984, Une histoire des femmes est-elle possible ? organisé par Michelle Perrot où apparaît

alors la nécessité de confronter le masculin et le féminin, d’étudier le rapport entre les sexes

dans leur complexité et leur diversité, d’incorporer l’histoire des femmes à l’histoire générale

pour modifier le regard porté par et sur cette dernière.

On entre alors davantage dans une histoire du genre.

Le concept de genre (gender) est d’abord un concept utilisé par les psychologues

américains des années 1950: il s’agissait de différencier le sexe biologique et le genre

socioculturel, différence apparue chez certains patients.

Cette notion est ensuite reprise par les sociologues dès les années 1960 pour exprimer le

sexe social. Ce sont les travaux de Joan W.Scott en 1988 qui transfèrent le concept en histoire

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et qui influencent les historiens.es français.es des années 1980 et 1990.

Ce concept de genre fait alors sensiblement évoluer les différents travaux de différentes

manières :

- en mettant l’accent sur l’histoire des relations réelles et symboliques entre hommes et

femmes, redonnant toute leur place aux contextes, à la construction des rôles et des identités

de sexe,

- en proposant une relecture sexuée d’événements historiques, en y introduisant une

mixité qui devient alors une nouvelle grille de lecture,

- en éclaircissant les significations en terme de rapports sexués c’est à dire en essayant

de comprendre comment les sociétés différencient hommes et femmes, quels discours elles en

retirent et quelles en sont les conséquences sur la place de chacun dans les rapports de

pouvoir,

- en favorisant l’émergence d’une histoire des hommes, des masculinités et des virilités

qui s’identifie comme telle.

Les auteur.es anglophones utilisent « gender » parce que « sex » en anglais renvoie

beaucoup plus strictement qu’en français à une définition biologique du masculin et du

féminin. Cependant en France ce concept n’est pas d’un usage facile. On lui a préféré

longtemps (toujours ?) celui de « rôles sexuels », « rapport sociaux de sexe »...

En tout cas les débats à propos de la polysémie du terme attestent que la recherche

universitaire est sans conteste d’une grande richesse depuis presque un demi siècle. En

proposant enseignements, séminaires, revues elle a donné une plus grande visibilité et

lisibilité à ce qui avait longtemps été un des « silences de l’histoire »4

Est-ce le cas pour le genre en contexte colonial et plus particulièrement pour le genre de

la mission ?

Pendant longtemps la recherche francophone a fait preuve d’une totale cécité à l’égard

4 Perrot, M. (1998), Les femmes ou les silences de l'histoire, Flammarion.

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de l’histoire des femmes et du genre pendant la période coloniale. Le fait colonial étant une

affaire d’hommes, on en a oublié qu’il ne s’exerçait pas que sur des hommes, et que, dans leur

entreprise, les Européens avaient aussi souvent entraîné des femmes (épouse, sœur, fille,

demoiselle missionnaire, religieuse…) et colonisé des hommes et des femmes. Pourtant

comme le souligne Arlette Gautier : « C’est la construction même des genres, c’est à dire à la

fois ce qui était attendu en fonction du sexe et les rapports entre les sexes, qui a été

bouleversé par les différentes colonisations »5, en métropole comme dans les colonies.

Si la colonisation est un phénomène aujourd’hui bien étudié, on ne peut pas en dire

autant de celui des femmes colonisées ou colonisatrices. Et pourtant les femmes ont été

nombreuses dans les colonies mais leur contribution est le plus souvent passée sous silence.

L’histoire des femmes en période coloniale n’en est qu’à ses débuts. Cependant depuis

une vingtaine d’années, un certain nombre de travaux a privilégié une approche genrée du

phénomène, travaux plus anglophones que francophones (un passé qui ne passe pas ?). Et

surtout travaux qui ne croisent pas ou très peu ceux des historiens des missions…

L’étude des femmes en mission dans un contexte colonial, bien que d’un grand intérêt, est

difficile à mener pour différentes raisons :

• Leur rôle a souvent été passé sous silence par les Eglises mêmes. L’histoire des

missions se penchant surtout sur la politique romaine et sur le clergé missionnaire cite

très peu les femmes (d’ailleurs ces femmes n’ont pas droit au qualificatif de

« missionnaire »). Dérive classique de l’écriture de l’histoire, on ne s’est intéressé qu’à

certaines femmes particulièrement remarquables.

• Leur rôle a également été passé sous silence par les historiennes des femmes freinées

par un certain anticléricalisme.

• Une difficulté tient aux sources provenant des femmes missionnaires elles-mêmes :

très peu nombreuses, elles livrent peu de renseignement sur leur préoccupation

personnelle (manque de temps ? modestie ? « censure » ?).

• Une autre difficulté tient à l’éparpillement dans le temps et dans l’espace des études

menées qui empêchent d’avoir une vision synthétique de la question des femmes en

mission. A ce jour seule la thèse publiée d’Elisabeth Dufourcq6 s’est efforcée de

mener ce travail d’ensemble dans une vaste fresque qui s’étend sur trois siècles.

5 Arlette Gautier, « Femmes et colonialisme » dans Ferro Marc (dir.), Le livre noir du colonialisme, Laffont, 2003, p.569-607.6 Elisabeth Dufourcq, Les aventurières de Dieu, Perrin, 1993.

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La problématique depuis quelques années interroge la recherche : colloques, publications

ont vu le jour. Les historiennes s’intéressant aux figures de femmes en contexte colonial ont

mis en lumière au grès de leurs travaux des femmes missionnaires membres de congrégation

comme Anne-Marie Javouhey ou Emilie de Vialar ou des femmes laïques comme Françoise

Perroton.

Cet éclairage reste pourtant faible au regard du nombre de femmes dans l’action

missionnaire en France. Selon Claude Prudhomme7, en 1934 sur un total de 35 996

missionnaires, 57% sont des femmes. Or les missionnaires sont « surtout représentées au

masculin alors que le monde des missionnaires est en réalité majoritairement masculin ».

Donc un bilan historiographique en demi-teinte, avec des domaines entiers encore

pratiquement vierges comme l’impact du contexte colonial sur les congrégations, l’action des

femmes missionnaires dans les colonies, les rapports entre les hommes et les femmes dans

l’entreprise missionnaire, la modification des rapports sociaux de sexe qu’induisent les

méthodes éducatives…

Qu’est-ce qu’être missionnaire au féminin?

Il est difficile de répondre à la question, du fait de la multiplicité dans le temps et dans

l’espace des actions missionnaires et des sociétés colonisées.

Dans le christianisme primitif, les femmes ont leur place dans la mission

d’évangélisation mais progressivement l’Eglise les cantonne dans la vie religieuse cloitrée à

l’écart du monde, en général contemplative. Au XVIème siècle, dans le contexte de la

Réforme et de la Contre-Réforme se produit un mouvement de création de congrégations

féminines, qui dans un désir de rénovation religieuse et de rechristianisation prennent une

orientation missionnaire. Ce mouvement se reproduit après la Révolution française et dans la

seconde moitié du XIXème siècle.

Cependant la mission n’est pas la même selon qu’il s’agit de femmes catholiques ou

protestantes. Ces dernières accompagnaient leur mari pasteur dans des colonies et les

assistaient dans leur tâche (enseignement, réunion de femmes, formation aux soins…) .

Jocelyn Murray voit en elles des « invisible women »8 tant leur action n’a jamais été reconnue.

7 Cité par Rebecca Rogers, Religion et colonisation, Paris, Les éditions de l’Atelier, 2009, p.96.8 Jocelyn Murray, The Role of Women in the CMS, 1799-1915, Richmond, Curson Press, 2000.

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Les femmes célibataires laics catholiques, les demoiselles missionnaires comme on les

appelait alors, envoyées en mission ont davantage d’autonomie mais remplissent grosso modo

les mêmes tâches. Quant aux religieuses, se rajoutent à leur tâche le catéchisme, la gestion des

hopitaux…

Toutefois, il est difficile de dresser un tableau uniforme de l’action missionnaire au

féminin. Pour l’Empire français on retiendra principalement les Sœurs de Saint-Joseph de

Cluny, les Sœurs de l’Immaculée-Conception, les sœurs de Notre-Dame d’Afrique (sœurs

blanches du cardinal de Lavigerie). Attardons nous un instant sur ces femmes :

Anne-Marie Javouhey9, née en 1779, est la fondatrice des sœurs de Saint-Joseph de

Cluny, la plus importante congrégation missionnaire féminine reconnue en 1807 par l’évêque

d’Autun. Grâce à un partenariat avec le ministère des Colonies et de la Marine, la

congrégation envoie ses représentantes dans tous les territoires sous domination française. En

1851 la congrégation compte 1 121 sœurs dont 345 dans les colonies. Elle implante dès 1821

les premières écoles de filles (de jeunes « négresses ») à Saint-Louis du Sénégal. Dans la

colonie de Mana en Guyane, elle rachète des esclaves, les affranchit et les forme au travail

agricole. « Madame Javouhey ! C’est un grand homme » se serait exclamé Louis Philippe. La

congrégation connaît un essor fulgurant. A la fin du XIXème siècle 15 000 filles africaines,

océaniennes et antillaises sont scolarisées dans les écoles de la congégation.

Emilie de Vialar10, fondatrice de la congrégation de Saint Joseph de l’Apparition,

s’installe quant à elle en 1835 en Algérie. En 1839 on compte une quarantaine de religieuses à

Alger mais aussi à Bône et à Constantine ainsi que des asiles, des écoles et des hopitaux où

elle dispensait soins médicaux, charité et leçons religieuses. En 1842, refusant l’ingérence de

l’évêque d’Alger dans les affaires de sa congrégation elle est contrainte au départ car jugée

trop active et trop indépendante ! Elle poursuit sa mission en Tunisie. Lorsqu’elle meurt en

1856, sa congrégation est présente dans tout le pourtour méditerranéen, à Malte et dans

l’empire Ottoman, y compris en Terre sainte.

Sœur Marie-André du Sacré-Cœur, née en 1899, religieuse de l’ordre des Sœurs

blanches qaunt à elle part en Afrique occidentale française en 1932. Elle y procède à de

minutieuses enquêtes sur les pratiques juridiques et la vie quotidienne11. Elle diffuse ses

résultats par le biais de conférences et de publications.

Ainsi quel que que soit leur statut, laïc ou religieux, semblent peser sur les femmes en

9 Rebecca Rogers, A l’école arabe de Mme Luce, L’Histoire n° 371, janvier 2012, page 54.10 Rebecca Rogers, op.cit.11 Sœur Marie-André du Sacré-Cœur, La femme noire en Afrique occidentale, Payot, 1939.

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mission des assignations classiques de genre : éducation, soin…

Peut-on parler d’un genre de la mission ?

Là comme ailleurs, la nature du travail reste sexuée : les hommes prêchent, évangélisent,

donnent les sacrements, les femmes éduquent et soignent.

Quelques questions émargent : ne peut-on pas parler d’une action missionnaire au féminin

qui modifie ces attributions ? Quel impact a eu l’action missionnaire sur l’éducation des

filles ? La problématique du progrès était-elle censée s’adresser aussi aux femmes ? La

mission en contexte colonial a-t-elle été pour elles « civilisatrice » voire émancipatrice ou au

contraire conservatrice, régressive, déstabilisante ?

L’éducation, objectif souvent avancé pour légitimer le fait colonial ne semble avoir guère

touché les filles et a même creusé les écarts entre filles et garçons. D’après l’UNESCO, en

1950 le pourcentage d’enfants scolarisés dans le primaire est de 10% dans les colonies

françaises. En Algérie sur ces 10% seulement 1/3 sont des filles. En AOF, en 1908, on compte

une fille pour 11 garçons scolarisés, en 1938 une fille pour 9 garçons, en 1954 une fille pour

5 garçons. Ces différences sont, en grande partie, du fait de l’administration coloniale qui a

des réticences à ouvrir l’enseignement aux filles.

Quels ont été les facteurs à l’origine de cette sous-scolarisation féminines ? Il

semblerait qu’ils soient le fait de tous les acteurs de l’éducation , aussi bien des Pères et des

Sœurs que de la population locale masculine et féminine. Ils sont essentiellement d’ordre

socio-culturel, puis économique et enfin liés à un manque de qualification des missionnaires :

• Sexisme des Pères envers les petites filles indigènes qu’ils jugent « ingérables »

• Sexisme des Pères envers les religieuses qui du coup ne s’occupaient plus assez

d’eux

• Manque de compétence des Sœurs qui parlaient peu anglais et n’étaient pas

formées aux tâches éducatives

• Résistances des mères qui trouvaient que leurs filles n’étaient plus élevées dans la

tradition

• ….

La scolarisation aggrave également les écarts sociaux puisqu’elle pénètre en premier chez

les notables. De plus, elle pose paradoxalement le problème de l’avenir des filles éduquées.

Quel mari pour ces filles trop savantes ?

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Il est intéressant aussi de regarder quel modèle de féminité est proposé à travers les

programmes d’enseignements.

Cet enseignement est avant tout idéologique et dispense les valeurs de la bourgeoisie

européenne en proposant des cours de morale, de couture, de cuisine et de santé. Son objectif

est de transformer les Africaines en mères compétentes et épouses vertueuses. Le cas de

l’école des fiancées du Cameroun est à ce titre intéressant. On y prépare alors dans ses murs

de futures épouses sachant fabriquer des vêtements décents cachant leur nudité et sachant

tenir leur foyer. Un enseignement essentiellement domestique donc !

Certaines historiennes n’hésitent pas à parler « d’échec de la mission civilisatrice »

car, disent-elles, si le discours se veut émancipateur en se proposant d’améliorer le statut des

femmes grâce à l’instruction et au mariage monogame, il renforce en fait la domestication et

la dépendance économiques des femmes (on retrouve fréquemment des anciennes élèves

domestiques chez des Européennes !).

Ainsi, éduquer les filles s’est inscrit dans une préoccupation très européenne d’opérer

des transformations sociales à travers la formation de bonnes épouses et mères de famille. Il y

aurait donc eu contradiction entre les objectifs affichés et les pratiques. Toutes et tous,

administrateurs ou missionnaires ont réalisé des efforts louables mais peu libérateurs pour les

femmes colonisées.

Les missionnaires se montrèrent également intransigeants vis à vis de la polygamie. A

travers l’éducation et l’évangélisation c’est toute une modification de la famille qui était

visée.

Si l’on évoque le genre de la mission, il nous faut aussi analyser les rapports de

pouvoir au sein de la mission :

Quels effets a eu la mission en contexte colonial sur le système de genre, défini à la fois

comme un ensemble de rôles sociaux sexués et un système de représentations définissant

culturellement le masculin et le féminin ? A-t-elle fait bouger les identités de genre ?

Si la décision du départ en mission semble à priori virile on sait peu de choses sur les

motivations de ces femmes. Qu’est-ce qui les pousse à partir si loin ? Qu’attendent-elles de

cette nouvelle vie ?

Il y aurait une motivation liée au charisme de la fondatrice qui rajouterait une vocation

missionnaire à la vocation religieuse.

L’activité missionnaire ouvre également un espace réservé aux hommes dans les

métropoles européennes. Partent en mission des femmes qui ont le gout de l’aventure mais

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aussi un désir de promotion sociale. En quelque sorte un « féminisme en religion. »12

Etudier les femmes en mission ne peut faire l’économie d’une analyse de leur relation

avec les hommes missionnaires.

Si les missionnaires catholiques semblent avoir eu une plus grande liberté d’action que

leurs consoeurs protestantes, les cas sont nombreux de religieuses missionnaires victimes de

sexisme de la part de leur hiérarchie ou de l’évêque. Je cite le Père Lejeune, préfet de la

Mission dans le Sud-Est du Nigéria : « Les Sœurs en général et les Sœurs de Saint Joseph en

particulier malgré la sublimité de leur sacrifice sont loin de répondre aux besoins de la

Mission. Elles ont de l’éducation des filles des idées bien étranges et elles se prétendent trop

indépendantes (…) je ne les laisserai pas agir à leur guise. »13

Emilie de Vialar, jugée trop active et indépendante par l’évêque d’Alger fut contrainte de partir !

Conclusion Les femmes missionnaires en situation coloniale ont été doublement négligées :

comme sujets de l’histoire par les colonisateurs puis comme sujets d’étude par les historiens.

Femmes, épouses, sœurs, filles de missionnaires, membres de congrégations féminines,

catholiques ou protestantes, par leur nombre et leur engagement méritent pourtant une

véritable visibilité dans une histoire coloniale et postcoloniale encore en train de s’écrire.

En croisant les recherches sur la colonisation, la mission et le genre, on est amené à

nuancer ce que l’on croyait savoir : d’une part elles ont été des actrices, d’autre part elles

n’ont pas été affectés de la même manière que les hommes par ces processus historiques.

Au regard de la recherche actuelle, on peut dire que c’est la construction même des

genres, c’est-à-dire à la fois ce qui était attendu en fonction du sexe et les rapports entre les

12 Yvonne Turin, Femmes et religieuses au XIXe siècle. Le féminisme en religion, Paris,

Nouvelle-Cité, 1989.

13 Estelle Pagnon, « Une œuvre inutile » ? La scolarisation des filles par les missionnaires

catholiques dans le sud-est du Nigéria (1885-1930), Clio, Histoire, Femmes et Sociétés, n°6,

1997.

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sexes qui a été bouleversé.

Pas d’histoire de l’action missionnaire en contexte colonial sans elles mais attention de

ne pas faire des histoires parallèles.

Par ailleurs, on est conscient que l’approche genrée n’est pas la seule clé

d’interprétation de la mission en contexte colonial, mais qu’elle y a cependant toute sa place.

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BIBLIOGRAPHIE

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- La contradiction missionnaire : discours et pratiques des missionnaires méthodistes

dans le sud-est du Nigéria (1885-1930), Anne Hugon, Clio, Histoire, Femmes et

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- « Une œuvre inutile » ? La scolarisation des filles par les missionnaires catholiques

dans le sud-est du Nigéria (1885-1930), Estelle Pagnon, Clio, Histoire, Femmes et

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interdisciplinaire d’études sur les femmes et le genre, n°25, 2008.

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ANNEXES

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