Faut il avoir peur de l’évaluation
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Faut-il avoir peur de l’évaluation?
Charles Hadji
Professeur émérite de l’Université Grenoble 2
4 idées principales
1 L’évaluation est une nécessité 2 Mais elle ne doit pas devenir
obsessionnelle 3 Et encore moins servile 4 C’est pourquoi elle a besoin d’une
double légitimité, méthodologique et éthique.
Point 1: L’évaluation est une nécessité
1. L’évaluation est une nécessité pour la conduite de l’action éducative, dans une optique de régulation
2. Mais elle est tiraillée entre constat (de fait), et jugement (de valeur)
3. Et il est possible d’en faire de « mauvais » usages.
1.1 Une nécessité pour la conduite de l’action, dans une
optique de régulation Il nous faut répondre à deux questions
préalables:
Question 1: qu’est-ce qu’évaluer? Question 2: dans quel mécanisme général
l’évaluation s’insère-t-elle?
Un mécanisme de conduite éclairée de l’action
Un sujet actif
Un butTend vers
Feedback= prise
d’informations en retour
Ajustement = adaptation éclairée de
l’action
Champ de
l’évaluation
Champ de la
régulation
Ce mécanisme comporte deux « volets »
Un volet « surveillance » (ou: monitoring)• -contrôle de la situation par prise d’informations en
retour (feedback d’ordre rétroactif) processus de comparaison (si possible continue) entre un « état-but à atteindre » et un « état donné » (Allal, 1993).
Un volet « ajustement »• -adaptation de l’action visant à réduire l’écart au
but (objectif, standard ou critère), par reprise ou modification éventuelle de l’action en cours, ou déjà accomplie.
Ce qui entraîne 2 conséquences
La surveillance est nécessaire pour une conduite éclairée de l’action: c’est dans ce cadre que prend sens l’évaluation
Mais elle n’est pas une fin en soi: elle est là pour fournir les bases à un ajustement éclairé de l’action l’oubli de cette fonction « naturelle » ouvre
la porte à toutes les dérives.
Question 1: L’évaluation (appréciative) comme production d’un jugement d’acceptabilité…
Evaluer, c’est dire dans quelle mesure une réalité donnée peut être jugée acceptable par référence à des attentes.
L’évaluation dans le champ éducatif:
une appréciation du « SFR »
Evaluer, c’est apprécier la qualité d’une action « éducative », dans l’axe d’une question générale:
quel est le « service (éducatif, formatif, développemental) rendu »?
L’acceptabilité de l’action est alors appréciée par référence au « SFA »,
i.e.au « service formatif
attendu »
Ainsi, par exemple:
Evaluer un élève, c’est donc dire si son CSM (comportement scolaire manifeste) est « acceptable » par référence au CSA (comportement scolaire attendu).
la question à traiter est: le CSM est-il à la hauteur du CSA?
1.2 une première ambiguïté fondamentale
Projet 1: estimer l’importance (l’ampleur) d’un phénomène
évaluation estimative, « par défaut de mesure »: centrée sur l’appréciation de la grandeur d’un phénomène, et n’ayant pas pour fin la production d’un jugement de valeur
Projet 2: débattre de la valeur d’une réalité évaluation appréciative: centrée sur l’appréciation
de la qualité d’une réalité, et ayant pour fin la production d’un jugement de valeur.
Exemples 1: évaluation estimative:
-évaluer les dégâts occasionnés par le tremblement de terre -évaluer la menace de paludisme -évaluer la dette du pays -évaluer le prix d’un appartement -évaluer les inégalités socio-économiques -évaluer le chômage, la pauvreté, la fraude fiscale….
2: évaluation appréciative:
-évaluer la « performance » des dirigeants d’entreprise -évaluer la « performance » d’un service -évaluer la politique de lutte contre la pauvreté -évaluer la qualité de l’enseignement universitaire -évaluer un ministre
Les 2 pôles de l’activité évaluativeÉvaluationestimative
Évaluationappréciative
caractéristiques Constat (de fait)
QuantitatifContinuité des chiffres
Jugement (de valeur)QualitatifDiscontinuité des seuils
Exigencesspécifiques
PrécisionFiabilitéJustesse
Pertinence
Justice
Risques Valorisationsubreptice
Insuffisante prise en compte du réel
2 projets dont aucun ne peut ignorer totalement l’autre
Estimation de l’ampleur
d’un phénomène
Appréciation de la valeurd’une réalité
EVALUATION
SI BIEN QUE:
1. Il y a toujours une part d’estimation, voire de mesure, dans l’évaluation appréciative: le jugement se fonde sur un constat qu’il intègre
2. L’estimation court toujours le risque de la valorisation subreptice et indue : présence de valeurs sous-jacentes à la mise en place d’un indicateur (ex: nombre d’actes, taux de mortalité pour un hôpital); choix orienté des seuils et des limites de catégories (ex: le seuil de pauvreté).
3. De par son étymologie, le terme d’évaluation devrait être réservé à l’évaluation appréciative
1.3 Evaluer, c’est tenter de se rendre utile
Utile à quoi?Cela soulève la question des fonctions de
l’évaluation
Utile à qui?
Cela soulève la question des publics ou des destinataires prioritaires
La question des usages de l’évaluation
Des attentes
par confrontationentre
Une réalité
Un jugementD’acceptabilité
Évaluer c’estproduire
A certaines fins
Pour remplir certaines fonctions
Espace des usages sociaux de l’évaluation
Espace méthodologique de la construction du jugement
Il faudra donc s’interroger:
Sur les finalités de l’évaluation (en vue de quoi évalue-t-on?). Ex: mieux connaître une réalité? Agir sur un public? Modeler des individus (normalisation)? Servir une autorité?
Sur ses fonctions (pour faire quoi de concret évalue-t-on?). Ex: classer? Contrôler (des compétences)? Attester ou valider? Faire un diagnostic?
Sur le public qui en sera bénéficiaire (pour le bénéfice de qui évalue-t-on?). Ex: le public des commanditaires de l’évaluation? Le public directement concerné par le processus évaluatif? Le public constitué par un groupe privilégié d’acteurs sociaux?
Les 6 fonctions de l’évaluation scolaire
1. Faciliter les apprentissages = évaluation formative
2. Etayer les décisions éducatives à l’intérieur d’une école = évaluation diagnostique d’étape
3. Préparer des décisions d’orientation = évaluation diagnostique de synthèse
4. Éclairer/informer les acteurs du jeu social sur les acquis et compétences = évaluation sommative/certificative
5. Donner des repères collectifs de niveau = évaluation normative de groupe
6. Informer les citoyens sur l’état du système scolaire = évaluation externe
Les 2 grands usages sociaux de l’évaluation (selon Michel Vial,
2001).A quoi ça sert? Au service de
qui?
Fonction bilan Voir pour rendre des comptes
D’un responsable, qui va juger
Fonction accompagnement
Etre à l’écoute pour promouvoir
Du public concerné, qui sera éclairé
Du mauvais usage de l’évaluation
On fait un « mauvais » usage de l’évaluation quand:1. On ne respecte pas les règles d’une « saine »
méthodologie » (ex: non explicitation des attentes prioritaires)
2. On ne respecte pas les exigences éthiques minimales (ex: quand on évalue pour humilier)
3. On fait de l’évaluation un moyen au service de fins contestables (ex: éliminer; opérer un conditionnement idéologique, en faveur par ex. de l’idée de la positivité naturelle de la concurrence)
Point 2: Mais l’évaluation ne doit pas devenir obsessionnelle
1. Or elle est trop souvent aujourd’hui devenue obsessionnelle
2. Cette obsession ayant des effets dévastateurs (un climat de stress, qui peut rendre fou)
3. … et se déployant dans un climat idéologique préoccupant
2.1 L’ère de l’évaluation obsessionnelle?
2.1.1 une « fièvre de l’évaluation » qui gagne l’Ecole:
• -omniprésence des interrogations et des contrôles• -évaluation des élèves de maternelle• -débauche de classements• -folie des notes
2.1.2 … comme elle gagne toute la société
• -un univers où tout est classé, donc classant (Max Dorra).
2.2 Une obsession aux effets dévastateurs
2.2.1: un climat de stress: l’enjeu de la compétition scolaire devient écrasant pour les élèves
• -une école devenant anxiogène contre la notation facteur d’angoisse, et la souffrance à
l’Ecole
• -des devoirs scolaires devenant un châtiment familial
contre la sous-traitance pédagogique et l’externalisation du traitement de la difficulté scolaire
2.2.2 … qui peut rendre fou
2.3 Une obsession exprimant une vision réductrice de la valeur
2.3.1 réduction de la réalité humaine à sa dimension quantitative (je possède, donc je suis); substitution du désir de posséder au désir de comprendre.
2.3.2 Réduction de la régulation au contrôle social
2.3.3 Réduction du travail scolaire à la compétition concurrentielle, et de la réussite à la performance.
3. Le risque pour l’évaluation est alors de devenir servile
3.1 En se soumettant à l’idéologie néo-libérale
3.2 En se soumettant à la dictature de l’immédiat et du superficiel
3.3 En se soumettant aux pouvoirs, et à l’argent
3.1 En se soumettant à l’idéologie dominante
Car: 1. L’extension du domaine de l’évaluation
s’est effectuée dans un contexte idéologique marqué, celui de l’idéologie néo-libérale actuellement dominante, où est méconnue, voire bafouée, l’exigence du respect de la dignité de la personne humaine, volontiers réduite à sa dimension de marchandise.
Les promesses de l’idéologie (un modèle idyllique)
L’envers du tableau(une réalité calamiteuse)
Efficacité et résultats Politique du chiffre
Saine concurrence Élimination des faibles
Compétitivité Enrichissement des plus cupides
Performances Excès et dérives
Rentabilité Inégalités et précarisations
Mérite Bénédiction du fait
Excellence Dévalorisation
Marché autorégulateur Crises et krachs
…Car: 2. dans ce contexte, l’évaluation a tendance à devenir
servile
1. Asservissement à des croyances: une évaluation soumise aux dogmes néo-libéraux, et aux prétendues lois de l’économie (sacralisation des notions d’excellence et de concurrence)
2. Asservissement au court terme: une évaluation soumise à la dictature de l’immédiat (tournée vers ce qui est le plus facile à estimer, et/car le plus visible à court terme)
3. Asservissement au pouvoir: une évaluation soumise aux politiques (tentation de la bienveillance à l’égard des puissants)
4. Asservissement à l’argent : une évaluation soumise à la finance (prégnance des logiques comptables).
L’exemple de l’évaluation des écoles
Une première expérience positive: le « dispositif d’évaluation pédagogique » (1979 1986)
Une deuxième expérience positive: les « évaluations diagnostiques de masse » CE2/6ième (1989 2003)
Une expérience controversée: l’évaluation CM2 2009
Une première expérience positive: le « dispositif d’évaluation
pédagogique » Ce dispositif, mis en place par la DEP de 1979
(CP) à 1986 (lycée) présente 3 grandes caractéristiques:
1. Des intentions clairement affichées (mesurer les connaissances des élèves)
2. Un public de destination clairement désigné (le constat macroscopique est destiné à l’ensemble des citoyens)
3. Un refus d’individualisation des données. Celle-ci « n’a aucun sens et est même contraire à la rigueur et à l’objectivité » (Les dossiers Education et Formation, 1, avril 89)
Une deuxième expérience positive: les « évaluations diagnostiques de masse
» CE2/6ième (1989 2003) 5 grandes caractéristiques:1. Touchent tous les élèves en début d’année2. 2 finalités, mais claires: faire le point sur l’état des savoirs et
savoir-faire sur certaines compétences; éclairer l’action des enseignants (choix des stratégies, remédiations)
3. 2 publics de destination clairement désignés (le grand public; les enseignants)
4. Des épreuves construites en respectant 3 principes: démarche participative; expérimentation; évolution et adaptation
5. Un triple refus: refus d’en faire un bilan d’un niveau de scolarisation refus des comparaisons dans le temps refus d’une fonction normative, et de tout classement
Une expérience controversée: l’évaluation CM2
2009
Un objectif officiel recevable: donner une image objective et fiable des connaissances et compétences des élèves de CM2
Mais 4 sujets de préoccupation:
Pourquoi en milieu d’année?
Pourquoi un dispositif construit en milieu fermé (ministère)?
Suspicion d’existence d’un but caché: mise en concurrence des écoles
Un triple défaut de légitimité (Nathalie Mons): Défaut de légitimité scientifique (car absence de distance critique)
• Défaut de légitimité professionnelle (car pas de démarche participative) • Défaut de légitimité politique (car pas de consensus sur les fins)
Faut-il donc avoir peur de l’évaluation des écoles?
OUI, SI:1. Elle s’opère sur des bases aussi sauvages
(résultats bruts à des tests ou examens) que réductrices (seulement des résultats scolaires)
2. Elle ne se donne pas les moyens d’une évaluation intelligente (mise en perspective des résultats d’élèves)
3. La volonté de classer est prépondérante (fin discutable)
4. Elle détourne du problème d’action prioritaire: aider les élèves de l’école à progresser.
Faut-il donc avoir peur de l’évaluation des écoles?
NON, SI:
1. Il n’y a pas d’ambiguïté sur ses fins
2. Elle ne se contente pas d’un seul indicateur (résultats bruts)
3. Elle rapporte les résultats à leurs conditions de production (environnement socio-économique de l’établissement; structuration du public d’élèves)
Finalement, les résultats des élèves peuvent-ils servir à l’évaluation des
établissements? OUI? SI:
1. On s’intéresse à toutes les dimensions de l’activité des établissements (dont la seule mission n’est pas de faire réussir à des examens) ne pas se contenter de résultas d’examen ou de tests
2. On prend en compte la particularité des conditions de production des résultats pour les mettre en perspective sinon la volonté de classement, contre laquelle on aura du mal à résister,débouchera, non sur un palmarès, mais sur un simple tableau des inégalités d’éducation!
Opération effectuée
Réalitéconsidérée
Indicateur Ce qui est« mesuré »
Constat de type 1
Résultat brutponctuel
I.1Taux de Réussite au bac
Constat de type 2
Parcours effectués(par de individus ou des cohortes)
Effort d’accompagnementPersévérance pédagogique
Mise en perspective
Résultats dans leurscontextes
I.4 Valeurajoutée
Différence Entre réalisé et attendu
Le succès par candidatures=succès à l’examen Des élèves de terminale présentés
I.2 Taux d’accès au bac
a)depuis la secondeb)depuis la première
I.3 proportion desbacheliers parmi lessortants du lycée
…Mais (3): si l’évaluation:
Est devenue quasiment obsessionnelle En étant marquée par une obsession de la
compétition Ce qui en fait un outil de normalisation Etant ainsi touchée par la maladie de la «
valeur vénale » (Max Dorra), dans un monde d’ « humains-marchandises » où tout s’achète et se vend…
…elle n’est pas par nature idéologique, et peut même participer à la résistance contre:
La réduction de l’homme à sa valeur d’échange (à un statut de marchandise)
La réduction de la Valeur à la valeur argent
Les évaluateurs ne sont pas condamnés à n’être que les chronométreurs officiels des grands jeux olympiques de la finance mondiale.
C’est l’oubli du questionnement sur la Valeur qui est ravageur.
4. Comment redonner alors à l’évaluation sa légitimité
(méthodologique et éthique)? 4.1 En lui faisant retrouver le sens du
questionnement pertinent ex: non pas : « qui est le meilleur? »;
mais: « chacun a-t-il bien appris ce qu’il devait apprendre? »
4.2 en la mettant au service du plus grand nombre
4.1 La démarche d’évaluation en condensé: 3 temps forts,
autour de 3 questions
Question 1: qu’est-on essentiellement en droit d’attendre de l’ « objet » évalué? Quel est le service attendu (SA)?
assigner des attentes prioritaires
Question 2: que faudra-t-il alors aller voir (observer)? identifier des espaces d’observations, i.e. des «
lignes de lecture » de l’objet
Question 3: et à quoi verra-t-on que l’attente est satisfaite ou non?
définir des indicateurs de réussite, i.e. des signes d’appréciation du service rendu (SR) par la réalité évaluée
4.2 Se mettre au service du plus grand nombre
En se délivrant d’une triple obsession:
- l’obsession de la sélection contre la « constante macabre »
- l’obsession de la compétition contre la débauche de classements
- l’obsession de la notation contre la « folie » des notes
En conclusion: retrouver le sens de l’accompagnement, et de la
promotion…
La première façon d’être utile (en évaluation, comme ailleurs) est de ne pas nuire!
les 2 règles d’une éthique « minimale »: - 1 Neminem laede = ne fais de mal à
personne -2 Imo omnes, quantum potes, juva = mais
bien plutôt vient en aide à tous, autant que tu peux…