Extrait des "Ecofictions. Mythologies de la fin du monde"

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Christian Chelebourg LES ÉCOFICTIONS Mythologies de la fin du monde LES IMPRESSIONS NOUVELLES Réflexions faites

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Extrait de l'essai de Christian Chelebourg, intitulé "Les Ecofictions. Mythologies de la fin du monde", publié aux éditions Les Impressions Nouvelles en avril 2012

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Christian Chelebourg

Les ÉCOFICTIONsMythologies de la fin du monde

LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S R é f l e x i o n s f a i t e s

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« Réflexions faites »Pratique et théorie

« Réflexions faites » part de la conviction que la pratique et la théorie ont toujours besoin l’une de l’autre, aussi bien en littérature qu’en d’autres

domaines. la réflexion ne tue pas la création, elle la prépare, la renforce, la relance. Refusant les cloisonnements et les ghettos, cette collection est ouverte à tous les domaines de la vie artistique et des sciences humaines.

Cet ouvrage est publié avec l’aide de la Communauté française de Belgique

Graphisme : Mélanie Dufour Couverture : © alexis Rockman, Hollywood (2005)

Merci à alexis Rockman, elizabeth Balogh et leo Koenig Gallery

© les impressions nouvelles – 2012www.lesimpressionsnouvelles.cominfo@lesimpressionsnouvelles.com

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les iMPRessions noUVelles

Christian Chelebourg

les écofictionsMythologies de la fin du monde

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le CliMat oU la DéMiURGie

atLantidesla planète n’a jamais été aussi bleue. Dès le générique

de Waterworld, on assiste du haut des cieux, en accéléré, à la fonte des glaces et à l’engloutissement de la terre sous les océans. les redoutables smokers qui sèment la terreur sur ce monde aquatique où la terre, par simples poignées, est devenue une précieuse monnaie d’échange, allégorisent à l’évidence la pollution industrielle qui a conduit au désastre écologique. leurs cigares et leurs cigarettes consti-tuent une transparente métonymie des cheminées d’usines, et l’immense tanker rouillé qui les abrite rappelle l’âge du pétrole. Rien n’est explicité des causes de l’inondation, mais ces allusions n’en évoquent pas moins avec précision le rôle de la pollution dans le réchauffement climatique. Ce sont les conséquences climatiques à long terme de la pollution qui sont ici mises sur le devant de la scène. Du point de vue de leur représentation, la submersion des continents suite au réchauffement des pôles se rattache aux pluies diluviennes qui, dans Sky Blue, réduisait la plupart de l’humanité à un peuple de pécheurs démunis. ici, les générations ont passé, les hommes ont perdu la mémoire de leur histoire, ils ont même pour certains eu le temps de muter, de voir leurs oreilles s’équiper de branchies, leurs pieds se palmer. l’eau, qui recouvre tout, a fait oublier les villes qu’elle ensevelit mais non le goût de la terre  : sur Waterworld, chacun sillonne les mers à la recherche du légendaire Dryland, le pays sec, nouvel eldorado qu’on n’accoste qu’au dénoue-

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ment. on reconnaît dans ce mythe insulaire l’empreinte de l’enchaînement des hommes à la nature qu’ils polluent sans vergogne, au risque de l’altérer irrémédiablement. l’eau, dans Waterworld, joue symboliquement un rôle de linceul ; le bleu infini de sa surface a effacé toute trace du monde dans lequel nous vivons.

le film de Kevin Reynolds relève plus de l’inspiration post-apocalyptique que des écofictions proprement dites par le silence qu’il entretient sur les origines et le processus du phénomène qui lui offre son décor, mais il propose à son spectateur une fascinante plongée dans un avenir de cauchemar. Waterworld est moins une vision anticipatrice qu’un conte invitant à méditer sur la valeur inestimable de la terre, des végétaux, de l’eau douce. la scène inaugurale montre le héros recyclant son urine pour se désaltérer de quelques gouttes avant de se rincer la bouche et de recracher au pied d’une sorte de bonzaï. Reynolds met ainsi en place une véritable maïeutique de l’écœurement que relaient bientôt, sur le plan visuel, les teintes uniformément bleues et grises de la pellicule. Waterworld – le futur, comme il est annoncé à l’incipit – est à vous dégoûter de vivre.

les mêmes visions de terres submergées et de villes englouties inspirent Lost City Raiders, un téléfilm de Jean de segonzac. on est en 2048, sur une terre dont n’émergent plus que quelques hauts lieux symboliques, tels le Christ rédempteur de Rio ouvrant les bras au-dessus d’un paysage marin semé de quelques sommets de gratte-ciel, la tour eiffel penchée au-dessus des vagues, la colline d’Hollywood surplombant l’océan, ou celles de Rome entourant un Colisée à demi noyé et les dômes de quelques basiliques. on retrouve l’esthétique des natures mortes, au service d’une dramatisation de la vie sociale. l’incipit

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évoque ici directement le réchauffement climatique. le phénomène, apprend-on, a pris toutes les prévisions en défaut, l’eau s’est élevée inexorablement et continue de monter. le monde se resserre toujours davantage  ; il n’est plus qu’une peau de chagrin, secouée de surcroît par de constants séismes. Lost City Raiders met en avant cette phase d’inondation que Waterworld éludait  ; typiquement écofiction nel, l’imaginaire souligne ici la vulnérabilité de notre espace vital. le conflit de la terre et de l’eau accuse le défaut de solidité de nos civilisations. Parce qu’elle est en perpétuel mouvement, l’eau fluide, l’eau élastique, l’eau qui enfle, offre à l’imagination écologique un symbole matériel de la dissolution qui menace nos sociétés si elles restent immobiles face au changement du climat. elle est le premier détracteur de notre assurance en la stabilité des choses. Pour le rêveur angoissé par le thermomètre, nos métropoles sont des atlantides en puissance.

l’envahissement par les eaux, c’est aussi ce que craignent les animaux d’Ice Age: the Meltdown de Carlos saldanha. Ce second opus de la série, sorti en 2006, trans-pose à la fin de la dernière période glaciaire les inquiétudes contem poraines liées à la hausse progressive des tempé-ratures. la confiance de Manny dans la stabilité de son environnement est bientôt mise à mal par la réalité de la fonte qui s’apprête à inonder la vallée. en attribuant à l’un des derniers mammouths cette attitude de dénégation, le scénario renvoie aux discours lénifiants des écosceptiques pour faire comprendre les risques d’extinction qu’ils font courir à notre propre espèce. la tristesse nostalgique avec laquelle ellie, sa compagne, retrouve en une verdoyante clairière un paysage qu’elle a connu recouvert de neige quand elle était enfant (saldanha 2006, 00:39:14), fait

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sentir dans la langue des saisons ce que signifie l’ampleur d’un bouleverse ment climatique. les tableaux de débâcle sont autant d’impressionnantes métaphores des boulever-sements qui nous guettent  ; et lorsque sid explique à son ami le tigre qu’il doit apprendre à nager s’il ne veut pas être la proie des eaux (id., 00:45:03), on peut comprendre que l’évolution du climat est susceptible de priver de ses avantages une espèce dominante comme la nôtre. la leçon est claire : le réchauffement ouvrirait pour l’homme une ère de périls. les vautours qui accompagnent les animaux au long de leur fuite sont un peu l’incarnation des menaces mortelles que quelques degrés de plus font planer sur tout l’écosystème et sur l’homme lui-même. Ice Age: the Meltdown est en somme une fable visant à sensibiliser le jeune public aux dangers du réchauffement global pour mieux favoriser son adhésion au discours écologique. l’animation est mise au service d’un dessein éthique  ; elle transporte ses spectateurs au temps où les bêtes parlaient pour les préparer à entendre des vérités d’aujourd’hui.

en convoquant l’histoire du globe à l’appui de son message, le film de Carlos saldanha constitue ce qu’on pourrait appeler une forme d’écofiction rétrospective. Ce qu’il déplace dans les temps géologiques, alastair fothergill nous le fait vivre au présent en retraçant dans Earth l’épopée solitaire et tragique d’un ours blanc victime de la fonte des glaces polaires. le choix médiatique du documentaire animalier permet à la focalisation narrative de se positionner au cœur de ce qui fait la vie. tout est question de chasse et de territoire. le rétrécissement de l’espace se vit physi-quement en images de dilution, d’englue ment (fothergill 2007, 00:12:55) ; l’eau libérée par une banquise amincie est le pire ennemi du plantigrade qui s’enfonce, patauge, nage

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au hasard. les bancs flottant à la dérive donnent à voir un monde en miettes. la terre qui ainsi se dérobe sous les pas du prédateur allégorise les risques encourus par l’homme. le film se termine d’ailleurs en rappelant la précarité de notre environnement et la nécessité de le ménager si l’on veut préserver le fragile équilibre de la vie.

le réchauffement climatique fait peser sur nos imagi-nations le spectre d’un monde qui se noie. et si ce n’est l’eau qui le submerge, les sables s’en chargent comme dans Peut-être… de Cédric Klapisch. on sait, au moins depuis le roman de Pierre Benoît, que l’atlantide peut être saharienne. au reste, la fluidité du sable vaut celle de l’eau : la finesse de celui que découvre arthur dans les étages de l’immeuble où il fête l’an 2000, va presque jusqu’à effacer l’empreinte de ses pas à mesure qu’il chemine (Klapisch 1999, 00:21:00). le Paris qu’il découvre en débouchant enfin à l’air libre est celui de 2070  ; il a tout d’un gigan-tesque village de bédouins. le sommet des édifices émerge d’un paysage de dunes où l’on aperçoit à l’arrière-plan la tour eiffel. nature morte  ? non point, nature vive au contraire, en lutte contre l’homme qui l’a maltraitée. au dénouement, au matin du 1er janvier 2000, on voit se déposer sur les rues de Paris un sable rouge en provenance d’afrique du nord. autre siècle, autre climat, autre monde. Cédric Klapisch surfe avec humour sur le millénarisme de son temps.

le simulator “Cinq degrés de plus” dans lequel Christian Grenier introduit les personnages de Cinq Degrés de trop nous transporte un siècle plus tard, en 2100, mais pour un résultat identique. Cette fois, c’est l’ensablement de Pékin que prévoit le programme informatique. la ville, nous dit-on, « se trouve au centre d’un désert » (Grenier 2008,

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p. 115). À proximité, le fleuve Jaune est à sec. s’il tombe bien des averses torrentielles, elles ne donnent qu’une « pluie mêlée de sable », des « gouttes d’eau […] noires comme de l’encre » (ibid.) et aussitôt absorbées par un sol desséché. le romancier, en cela, ne fait qu’extrapoler des inquiétudes actuelles sur la disproportion entre les ressources en eau de la région et la consommation de la mégalopole. les villes assèchent la terre, telle est aussi la morale de Rango, un dessin animé de Gore Verbinski qui nous transporte dans un ouest américain où l’eau est devenue si rare qu’elle a remplacé la monnaie, à l’instar de la terre dans Waterworld. le héros, un timide caméléon aux allures de cow-boy, découvrira que les édiles locaux, d’accord avec la pègre, assoiffent la population sans vergogne pour spéculer sur l’édification d’une vaste cité où le précieux liquide coulera à flots. « qui contrôle l’eau contrôle tout »29 (Verbinski 2011, 01:27:21), nous enseigne-t-on. C’est aussi l’analyse qui alimente, dans un contexte de pénurie croissante, les questions qu’érik orsenna se pose dans L’Avenir de l’eau  : « […] aura-t-elle assez d’eau, la planète malade que je vais laisser à mes enfants ? assez d’eau pour qu’ils boivent et se lavent ? assez d’eau pour faire pousser les plantes censées les nourrir ? assez d’eau pour éviter qu’à toutes les raisons de faire la guerre s’ajoute celle du manque d’eau ? » (orsenna 2008, p. 9).

trop d’eau ou pas assez ? telle est un peu l’alternative, et ça n’en est même pas tout à fait une, comme l’indique Christian Grenier en décrivant un futur où « la désertifi-cation [va] de pair avec les inondations » (Grenier 2008, p. 116). Dans tous les cas, le réchauffement climatique suscite des visions de monde englouti, de monde qui sombre. eau ou sable, ne rien faire serait condamner la terre à se changer en désert.

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cycLes en périLl’imaginaire forge deux grandes représentations du

temps, l’une linéaire correspondant à l’expérience du vieillissement individuel et de la succession des événements, l’autre cyclique calquée sur les rythmes de la nature et tout particulièrement ceux de la lune et des saisons  –  c’est pourquoi on parle, la concernant, de cycles agro-lunaires. Cet imaginaire cyclique peut, par ailleurs, soit postuler un éternel retour des choses, soit projeter, à l’horizon de ses cycles, l’avènement d’une réalité nouvelle. on dit alors qu’il est messianique ou progressiste*, puisqu’il annonce la venue d’une réalité neuve parfois incarnée dans la figure d’un rédempteur, d’un sauveur, produit des forces contra-dictoires qui dynamisent les cycles. si l’on n’a pas ces mythes présents à l’esprit, on ne peut pas bien comprendre ce que signifie, pour l’imaginaire, le trouble d’un phéno-mène comme celui des saisons. Dès lors que l’éternel retour du même semble contrarié, l’imagination tend à y voir l’annonce d’un progrès imminent, sachant bien qu’il ne faut pas nécessairement entendre par ce terme une amélioration, mais seulement une fin de l’ordre actuel, une fin des cycles et l’installation d’un ordre inédit.

si les climatologues ont depuis belle lurette établi que le climat est une des choses les plus changeantes qui soient au monde, l’imagination, elle, s’obstine à en faire un modèle de l’éternel retour. les dictons météorolo-giques attestent la permanence de cette représentation. la mauvaise réputation de la saint Médard ou des saints

* Rappelons que le dernier cycle, dans les symboles progressistes « n’est qu’un cycle tronqué ou mieux une phase cyclique ultime emboîtant tous les autres cycles comme “figures” et ébauches de l’ultime procès » (Durand 1969, p. 322).

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de glace n’a de sens que dans un cadre de stricte cyclicité. tout juste la sagesse populaire accepte-t-elle de menues variations annuelles, d’ailleurs dûment encadrées  : « noël au balcon, Pâques au tison », « quand mars fait avril, avril fait mars »… « Y a plus de saisons ! », telle est la formule de tous les pessimismes climatiques. elle résonne au coin des zincs à la moindre fraîcheur estivale, au plus petit redoux hivernal. Dans les années 1970, elle contenait la menace d’une prochaine glaciation, aujourd’hui celle d’un inexo-rable réchauffement de la planète. nous sommes tellement convaincus que chaque solstice, chaque équinoxe, doive ramener à peu près le même temps, qu’on s’étonne de tous les écarts par rapport à nos images d’épinal : plaines glacées, bourgeons nimbés de rosée, vagues de blés mûrs, parterres de feuilles mortes. Pour l’imagination populaire, la météo-rologie est fondamen talement cyclique  : après la pluie, le beau temps. et toute l’expérience des paysans ne retire rien à la puissance de conviction de ces représentations.

C’est sur le fond de cette évidence intime que se dégagent les angoisses liées au trouble des saisons : elles ne font rien d’autre, en somme, que révéler les menaces dont on charge le présent. C’est pourquoi alastair fothergill a pu faire d’elles le fil rouge de son film Earth consacré aux périls du réchauffement de la planète, et plus particuliè-rement à la fonte des glaces arctiques qui met en péril les ours polaires. l’inclinaison de l’axe de la terre nous y est d’emblée présentée comme l’origine du vivant. les saisons, c’est la vie. on comprend mieux, dès lors, qu’à la fin du xxe siècle, l’imagination millénariste ait nourri ses visions de fin du monde aux sources de la spéculation climatologique.

The Day After Tomorrow de Roland emmerich illustre parfaitement cet imaginaire. les dérèglements auxquels on

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assiste au début du film, et tout particulièrement la neige qui tombe fort opportunément pendant la conférence internationale sur le réchauffement climatique de new Delhi, annoncent ici un bouleversement brutal qui va plonger l’hémisphère nord dans une nouvelle ère glaciaire. la super-tempête vient ainsi tourner une page de l’histoire du globe et de celle des hommes. le film se clôt, certes, sur des images de survie et d’optimisme, mais les nations les plus riches sont durablement recouvertes par les glaces et c’est un autre âge qui commence pour la planète, à la faveur de ce happy end convenu, un âge placé sous le signe de la réconciliation avec la nature, comme de la redéfinition des rapports entre un nord déchu et un sud accueillant. C’est ce qu’établit sans ambages la conférence de presse donnée par le Président des états-Unis d’amérique dans les dernières scènes du film :

Pendant des années, nous avons agi en croyant que nous pourrions continuer à consommer les ressources naturelles de notre planète sans que cela ait des conséquences. nous avions tort. J’avais tort. le fait que mon premier discours vous parvienne d’un consulat en sol étranger est la preuve que la réalité a changé.30

le bouleversement géopolitique témoigne d’un radical changement de réalité. l’affiche du film, montrant la statue de la liberté enfouie dans les glaces, appuie cette idée en situant visuellement la fiction dans la tradition post-apoca-lyptique. l’image, que rappellent les derniers plans du film, reprend en effet celle qui fermait Planet of the Apes de franklin J. schaffner en 1968. ainsi la catastrophe clima-tique se voit-elle assimilée, pour ses effets, à l’holocauste nucléaire qui avait inversé le cours de l’évolution dans l’adaptation du roman de Pierre Boulle. C’est sans doute la notion d’hiver nucléaire, introduite dans les années

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1980, qui a ainsi favorisé le rapprochement des imaginaires atomique et climatologique, permettant leur confluence symbolique dans cette figure de la liberté outragée par la folie des hommes. la filiation est d’autant plus probable que le titre choisi par Roland emmerich sonne comme un hommage au téléfilm de nicholas Meyer, The Day After, dans lequel se développait une réflexion sur la vie des survi-vants à une guerre atomique.

le téléfilm de Meyer a été diffusé sur aBC le 20 novembre 1983, l’année même où Carl sagan appuyait de son autorité scientifique et médiatique la théorie de l’hiver nucléaire lancée un an plus tôt par la revue écolo-gique suédoise Ambio, sur la base de recherches affiliées à l’institut international pour la Recherche de la Paix de stockholm. Du point de vue de l’histoire des mentalités et des représentations, elle fait figure de chaînon manquant entre les scénarios post-apocalyptiques et les écofictions, dont elle pourrait passer à bon droit pour le premier exemple. elle postule qu’un conflit nucléaire dégagerait dans l’atmosphère une telle masse de poussière que le soleil serait voilé durablement, entraînant une baisse des tempé-ratures de surface qui ruinerait les cultures et décimerait les troupeaux. la planète, désorganisée, serait dès lors plongée dans la famine. l’hypothèse, étayée par la modéli-sation informatique des refroidissements dus aux tempêtes de poussière sur Mars, s’est trouvée invalidée peu après. Mais cela ne l’a nullement empêchée de prospérer dans les médias et l’imagination des créateurs, ainsi qu’en témoigne un jeu de rôle comme Solsys Apocalypse, créé en 2000 par alexandre Karadimas. en fait, il semble que l’idée de l’hiver nucléaire ait été imaginée, en pleine relance de la course aux armements, par des groupes de pression partisans d’un

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renoncement unilatéral de l’occident à son arsenal tactique et stratégique (Revel 1988). Procédant d’une forme habile de désinformation, elle utilise l’argument écologique pour discréditer tout recours à l’arme atomique au nom d’une responsabilité supérieure. elle en fait une sorte de raison transcendante à la géopolitique. sous couvert d’un discours savant, elle raconte au monde « libre » l’histoire de narnia dans The Lion, the Witch and the Wardrobe de C.s. lewis : elle projette l’image d’une planète en proie à la sorcière Blanche, où ce serait toujours l’hiver et jamais noël, comme lucie Pevensie le dit à son frère edmund (lewis 1950, p. 118). toujours l’hiver et plus d’espoir de renais-sance, plus de solstice annonciateur d’un prochain retour du soleil. C’est une fin des cycles saisonniers que promet la peur de l’hiver nucléaire, une fin des temps et l’avènement d’un nouvel ordre du monde.

le film de Roland emmerich ne fait que déplacer les causes du phénomène. le dénouement de son film inverse le slogan du quarantième Président des états-Unis : « america is back », l’amérique est de retour. la négligence écologique a pris le relais de l’irresponsabilité nucléaire, mais dans tous les cas l’effet est le même  : par le déploie-ment aveugle d’une puissance hors de contrôle, l’homme met fin aux cycles qui assurent sa prospérité. il en résulte un ordre nouveau, carnavalesque en ce qu’il inverse les rapports de domination antérieurs. le messianisme clima-tique de The Day After Tomorrow annonce un renversement des valeurs signifiant la folie de ceux qui se comportent comme les rois de ce monde.

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Le dérègLement dU mondele film de Roland emmerich est fondé sur l’hypothèse

de la super-tempête entraînant une brusque chute des températures, que développaient les journalistes art Bell et Whitley strieber dans The Coming Global Superstorm. en imaginant une glaciation liée au réchauffement du climat après inversion d’un Gulf stream désalinisé par la fonte des glaces, l’ouvrage opérait la synthèse de la théorie du réchauffement climatique, popularisée par James Hansen en 1988, et des précédents travaux annonçant une nouvelle ère glaciaire. Brodant sans doute sur un article de Thomas f. stocker et andreas a. schmitter qui avaient annoncé en 1997 un possible arrêt du courant atlantique nord par hausse du taux de gaz carbonique dans l’atmosphère*, l’essai de Bell et strieber, paru en 1999, visait à exploiter pleinement les passions millénaristes attisées par l’approche de l’an 2000.

livré à ses lecteurs comme une véritable apocalypse, une sorte de révélation scientifique autant qu’une mise en garde médiatique, The Coming Global Superstorm met au jour les ambiguïtés génériques qui président à la diffu-sion des idées sur le réchauffement global. on est là dans une totale confusion des registres entre science et fiction. l’ouvrage présente toutes les apparences de la vulgarisation par la manière dont il invoque des données scientifiques, ou plus précisément des prévisions alarmantes. ainsi du point de départ de la démonstration : « les scientifiques ont prédit que la terre serait prochainement plus chaude qu’elle ne l’a jamais été en plusieurs millions d’années. »31 Mais la

* Thomas f. stocker and andreas a. schmitter, « influence of Carbon Dioxide emission Rates on the stability of the Thermohaline Circulation », Nature, vol. 388, 28 august 1997, pp. 862-865.

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posture doit être interprétée à la lumière de la personna-lité des auteurs, qui n’est pas un mystère aux Usa et que la troisième de couverture rappelle d’ailleurs. art Bell a fondé et longtemps animé une station de radio spécialisée dans le paranormal, Coast to Coast AM  ; Whitley strieber, lui, est un romancier d’horreur qui s’était rendu célèbre en publiant, en 1987, Communion. A True Story, prétendue relation de sa rencontre avec des entités non-humaines, d’origine probablement extra-terrestre. Ceci pris en compte, et même si ces professionnels du mystère prétextent de leur sérieux, il convient de lire The Coming Global Superstorm non comme une œuvre de vulgarisation mais comme une de ces brillantes supercheries scientifico-mystiques qui ont fait, en france, les beaux jours de la collection « l’aven-ture mystérieuse » lancée par les éditions J’ai lu en 1962. en dépit des apparences, on est ici plus près de Jacques Bergier et louis Pauwels et de leur Matin des magiciens que de Jules Verne. on est en pleine littérature spéculative. l’ouvrage participe d’une nouvelle forme de sf, tendant à nier son caractère romanesque au profit d’une illustration prospective à valeur d’injonction moralisatrice, stratégie qui dissimule sous les bonnes intentions le caractère littéraire de la fiction.

Car la thèse de la super-tempête entraînant une nouvelle glaciation après l’arrêt du Gulf stream n’est rien d’autre qu’un roman-catastrophe visant à prôner la réduction des gaz à effets de serre, cause initiale du réchauf-fement à l’origine de tout le processus. Bell et strieber ne développent leur fantaisie qu’en manière de mise en garde. s’ils rappellent le cycle des glaciations précédentes, s’ils inscrivent même celle qu’ils annoncent dans leur

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continuité, ils la distinguent d’entre elles par son origine humaine :

tous les facteurs qui ont, par le passé, causé un changement de climat soudain sont en train de se mettre en place. Ce change-ment, dont nous allons montrer qu’il prend place dans un vaste cycle naturel, a été accéléré par l’activité humaine. lorsqu’il viendra, il est probable qu’il sera beaucoup plus violent qu’il ne l’a jamais été auparavant […].32

C’est cette originalité par rapport aux cycles antérieurs qui confère une valeur radicalement progressiste à la super-tempête annoncée. Cette super-tempête n’entre pas en contradiction avec les lois de la nature, elle est au contraire en parfait accord avec elles. Ce que Bell et strieber mettent en scène, c’est une humanité imprudente qui vient, à son insu et à son détriment, de détraquer la nature en en accélé-rant les processus. Ce changement ultime se situe dans la lignée des cycles antérieurs mais, plus rapide et plus violent, il est censé les dépasser en les hyperbolisant. C’est d’ailleurs bien ce qu’indique le préfixe super- si on ne l’entend pas seulement par rapport aux tempêtes habituelles.

le procédé est familier au poéticien du surnaturel. C’est celui qui prévaut dans le monde déréglé de la parapsychologie cher à art Bell ou encore dans l’univers des super-héros (Chelebourg 2006, pp. 215-242). loin de la vulgarisation scientifique, dont le texte présente tous les dehors, la fiction prolonge l’esprit des comics. la tempête survitaminée fait ici figure de super-vilain engendré par la folie des hommes  ; on pense naturellement au Dr. Victor fries, alias Mr. freeze, qui entreprend de congeler Gotham City dans le Batman & Robin de Joel schumacher. la super-tempête n’est autre qu’un Mr. freeze météorique. C’est d’ailleurs par un exploit digne d’un super-héros que les auteurs envisagent comment l’humanité, après

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la catastrophe, pourrait rétablir un climat propice à son développement :

Cela nécessiterait le plus grand effort de génie civil de l’his-toire des hommes, rien moins que la séparation de deux conti-nents désormais reliés par un pont terrestre.

Une portion de l’amérique centrale large de plusieurs kilomètres devrait être creusée par une espèce humaine armée d’une claire compréhension de la manière dont le climat fonctionne réellement. l’humanité devrait alors rétablir l’ancien courant équatorial et essayer de ramener le climat de la planète à l’équilibre dont il a joui pendant la plus grande partie de son histoire.33

Un personnage de DC comics vous ferait ça en un tour de main ; il faudra à nos semblables un peu plus de sueur, mais l’effet est le même au final. l’imaginaire herculéen caracté-ristique des mondes déréglés se déploie librement ici, même s’il le fait sous couvert d’un exploit technique qui n’est pas sans rappeler le creusement de l’isthme de Panama. Ce que Bell et strieber mettent en scène, c’est une humanité capable de changer par un acte volontaire et raisonné le cours des océans et des vents. au fond, c’est l’exact inverse de ce qu’ils dénoncent au long de leur ouvrage en attri-buant à nos rejets de dioxyde le même pouvoir, mis en œuvre pour le pire avec une inconscience coupable. Dans leur imaginaire, l’homme est doté de super-pouvoirs  ; et leur propos est de nous inviter à les utiliser contre le super-vilain plutôt que de les employer à son service.

Une noUveLLe reLigionCe super-vilain d’un nouveau genre, les auteurs le

dressent face à nos sociétés pour les inviter à une prompte réaction :

Un cauchemar climatique nous menace. C’est, presque à coup sûr, la chose la plus dangereuse qui soit jamais arrivée au

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cours de l’histoire. Cependant, on peut prendre un nombre de mesures surprenant pour le prévenir. quelques-unes impliquent des actions personnelles. D’autres regardent la société dans son ensemble. aucune d’entre elles n’est particulièrement difficile, ni coûteuse ; et aucune d’entre elles ne sera un fardeau pour les gouvernements, les affaires ou les individus.34

« a climatological nightmare is upon us », dit la version originale. la prépo sition est lourde de sens. Préfigurant un assaut imminent, elle convient tout particulièrement à l’expression d’une catastrophe météorique, c’est-à-dire étymologiquement, d’un phénomène qui « est en haut » (meteôros) et qui « se tourne vers le bas » (strephein + kata). les Gaulois, si l’on en croit astérix, avaient une expression pour dire cela : ils craignaient que le ciel leur tombe sur la tête. C’est précisément cette angoisse archaïque qu’agitent Bell et strieber. face à elle, ils invitent l’humanité tout entière à réagir individuellement et collecti vement. il s’agit ainsi de constituer l’espèce humaine en super-héros fasse au super-vilain qu’elle a engendré. si les auteurs insistent tant sur la simplicité des mesures à prendre, c’est qu’ils savent à quoi tient l’efficacité de leur rêverie : elle offre à chacun de se glisser à bon compte dans la peau de superman. notons qu’à sa manière, James Hansen n’est pas en reste, lorsqu’en 2003 il titre un article « Can we Defuse the Global Warming time Bomb  ? », Peut-on désamorcer la bombe à retardement du réchauffement global  ? on est cette fois dans l’univers du film d’action sous amphétamines, quelque part entre Bruce Willis et steven seagal. De la fiction à la science, il semble y avoir consensus pour ériger la lutte contre le réchauffement climatique en héroïsme hyperbo-lique, en opportunité pour le citoyen lambda de se glisser dans la peau de ses icônes herculéennes.

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le cauchemar du réchauffement climatique global propose en somme une forme de démocratisation des superpouvoirs qui verse dans l’injonction comportementa-liste  : sauvez la planète en triant vos déchets  ! en prêtant à l’homme un pouvoir de nuisance superlatif, il le flatte par l’octroi d’une puissance contraire de remédiation  : « Juste au moment où l’environnement atteint un niveau négatif, la civilisation humaine en atteint un positif qui peut s’avérer d’un même pouvoir, voire d’un pouvoir supérieur. »35 afin de l’inviter à s’amender, l’écofiction de la super-tempête pratique l’herméneutique de la peur en mettant sous les yeux de l’homme les conséquences de ses fautes. la démarche en ce sens est profondément morale, structurée par la culpabilité chrétienne et la responsabilisa-tion protestante. on peut, à cet égard, invoquer la manière dont Bell et strieber évoquent les mentalités lors de l’émer-gence des problématiques écologiques contemporaines, au milieu des années 1980  : « nous étions d’une manière ou d’une autre en faute »36, expliquent-ils. au début, il y avait la culpabilité. et celle-ci demeure sous forme de respon-sabilisation, d’où l’évocation des générations futures, présente dès la dédicace de Whitley strieber  : « Puissent les enfants de demain regarder notre ère comme celle où la guérison de la terre a commencé. »37 sous des formes variées, on retrouve cette proposition dans tout discours écologique. il s’agit en fait d’inciter chacun à accepter un sacrifice minime, un abandon partiel de sa jouissance, au nom de l’intérêt commun. Dans cette logique, le fait de polluer ou plus généralement le rapport à la nature occupe la place que Jean-Jacques Rousseau attribuait à la liberté dans Du Contrat social. on déléguait à l’état une part de sa liberté pour qu’il nous défende contre tous les ennemis ;

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on renonce désormais à une part de son « droit à polluer » en attendant de la collectivité qu’elle empêche le ciel de lui tomber sur la tête.

le mécanisme n’est pas tout à fait le même, puisqu’à une délégation effective correspond cette fois une sorte de communion dans la même mission, selon une logique de subsidiarité dans laquelle chacun doit faire ce qu’il peut à son échelle. Mais la substitution n’en est pas moins significative  : elle implique que, dans l’ordre des priorités politiques, l’écologie et ses injonctions se substituent à l’exercice de la liberté individuelle. surtout, elle est révéla-trice d’un décrochage du politique à la mystique. Car ce que crée le partage d’un objectif commun, d’un même idéal, c’est un lien entre les hommes : une religion au sens du latin religare. art Bell et Whitley strieber prêchent en fait pour l’avènement d’un nouvel esprit religieux, fondé sur le respect de la nature. Yann arthus-Bertrand, dans Home, assume d’ailleurs pleinement cette évolution lorsque, mettant en garde ses spectateurs contre le réchauffement d’origine humaine, il leur lance  : « ne nous voilons pas la face  : ce que nous savons, il faut le croire  ! » (Bertrand 2009, 01:16:38). il s’agit bien alors de relayer la science par la croyance, ou plutôt de faire de celle-ci le levier efficace, le bras armé de celle-là. l’image nostalgique du lien, de l’har-monie, de l’équilibre qu’il décline dans son film, comme al Gore dans An Inconvenient Truth, comme alastair fother-gill dans Earth, relève d’ailleurs du symbolisme mystique et manifeste la prégnance de celui-ci dans la pensée et la communication écologiques.

Du reste, chez Bell et strieber, l’annonce de la super-tempête ne s’articule pas seulement aux grands cycles glaciaires qui ont rythmé l’histoire avérée du globe terrestre ;

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elle est aussi très soigneusement inscrite dans une filiation mythique. il y a déjà eu, selon eux, une super-tempête, il y a environ 800  000 ans, et on lui doit les dépouilles de mammouths congelés dans le permafrost alors qu’ils étaient tranquillement en train de paître. si cette super-tempête n’a pas provoqué de nouvelle ère glaciaire, c’est qu’elle n’a pas eu lieu dans une saison propice ; mais, nous disent-ils, si elle était survenue à l’automne ou en hiver, c’est ce qui se serait passé38. Cet événement, dont la cause reste inexpliquée, n’est autre à leurs yeux que le Déluge relaté par la Bible et toutes les croyances qui font état d’une antique inondation. la perspective est évhémériste, elle consiste à penser que la mythologie perpétue la mémoire d’événements historiques. elle traduit ainsi une intention de relier posture scientifique et discours mythique. les codes romanesques de la science-fiction sont ici battus en brèche au profit d’une écriture mythographique qui tire son pouvoir de conviction de sa teinture scientifique de surface et de sa profonde adéqua-tion à l’imaginaire catastrophique.

aL gore, sUper-hérosle projet que Bell et strieber proposent à leur lecteur

en manière de nouvelle religion vaut pour eux-mêmes, évidemment, et transforme leur discours en énoncé performatif. on connaît le principe linguistique de la performativité : dire c'est faire. Cela revient en l’occur-rence à postuler que dénoncer le réchauffement climatique global, c’est œuvrer à le juguler. l’augure se trouve ainsi placé dans une double position sacerdotale et herculéenne. il est pasteur, il est guide et il est le premier superman à entrer en lutte pour sauver la planète.

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Cette posture n’apparaît nulle part plus efficiente, sans doute, que dans le film de Davis Guggenheim inspiré par al Gore : An Inconvenient Truth. Vers le début et vers la fin du film, le plan du conférencier, de dos, montant sur scène en arpentant les coulisses de la salle où il va parler (Guggen-heim 2006, 00:02:01 et 01:27:09) est d’ailleurs révélateur de l’identité symbolique qu’il se prête. Cette scène, on l’a déjà vue, c’est celle du boxeur qui va monter sur le ring. en ce domaine, l’information est un combat, une lutte corps à corps avec l’opinion publique et les décideurs. À l’ouverture du film dont il est le héros, al Gore exprime nettement les préoccupations qui l’ont motivé :

J’essaie de raconter cette histoire depuis longtemps, et je crois que je n’ai pas réussi à faire passer le message.39

le choix générique du documentaire lui apparaît comme un moyen d’optimiser l’efficacité de son propos. il relève d’un plan de communication consistant à amplifier l’écho des conférences dont il rend compte. il participe d’une stratégie visant à mieux faire passer un message qualifié de story en anglais. le terme sera repris plus loin à propos des travaux de Roger Revelle (Guggenheim 2006, 00:11:40) dont al Gore fait un visionnaire des dangers du taux de Co2. le réchauffement climatique relève du storytelling, c’est par essence une histoire dans laquelle le documentaire doit faire entrer le spectateur.

le premier objectif de ce choix générique est donc d’ordre rhétorique  : il s’agit de convaincre le plus grand nombre de spectateurs qu’ils sont acteurs de l’histoire qui leur est rapportée. sur la jaquette de l’édition française du DVD, un jugement de Yann arthus-Bertrand explicite le dispositif et atteste la pleine réussite de l’entreprise : « C’est le premier film catastrophe dont les responsables et les

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victimes sont dans la salle. » Mais, à cet objectif public s’en ajoute un autre, intime, qui ressort dans la manière dont al Gore se présente : « Je suis al Gore, j’ai été le prochain Président des états-Unis d’amérique »40, lance-t-il au public qui l’applaudit. et, répondant aux rires qui fusent dans l’assemblée  : « Je ne trouve pas ça très drôle. »41 suivent quelques images de sa campagne malheureuse contre George W. Bush ; une, notamment, à la sortie d’un avion orné d’un symbole officiel, semble nous le montrer en majesté, tel qu’il aurait pu être à la porte d’Air Force One (Guggenheim 2006, 00:02:25). An Inconvenient Truth vient réparer la blessure narcissique engendrée par la défaite de 2000. et la réparation passe par une dramatisation tout entière contenue dans la chute dont il faisait suivre sa plaisanterie. Celle-ci était en effet à double détente. elle disait, d’abord, l’amertume du candidat battu dans des circonstances propres, il est vrai, à entretenir tous les regrets (id., 00:33:53)  ; mais elle laissait également entendre que cette défaite n’avait pas été moins grave pour les auditeurs que pour le conférencier. al Gore, en effet, pose ici en héraut du réchauffement climatique, acharné à défendre la cause de la terre depuis sa première élection au Congrès, au milieu des années 70. et le dernier épisode de la saga doit évidemment être interprété par ses auditeurs comme une formi dable occasion manquée : « en 2000, mon adversaire a promis de contrôler le Co2, et ensuite cette promesse n’a pas été tenue. »42 les deux objectifs convergent bien entendu  : c’est en diffusant plus largement l’histoire du réchauffement climatique que l’adversaire malheureux de George Bush entend réparer sa blessure narcissique, et faire amèrement regretter leur choix aux écologistes qui avaient alors donné leurs voix à Ralph nader. Car, à y regarder

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de près, An Inconvenient Truth est autant, sinon plus, un film sur al Gore qu’un documentaire sur le réchauffement climatique  ; c’est une autobiographie en images, l’histoire d’un destin noué par la rencontre de l’étudiant avec Roger Revelle, scellé par une défaite qui décide l’ancien Vice-Président à reprendre ses conférences. An Inconvenient Truth vient, de cette manière, changer le vaincu en élu  : parce que dire c’est faire, en effet, le film des conférences revient à poser le boxeur de l’écologie en messie du réchauf-fement planétaire, d’où sans doute l’aura qui le couronne à la faveur de son éclairage dans les coulisses (Guggen-heim 2006, 00:02:04). sauveur de la terre, voilà – on en conviendra – qui est quelques crans au-dessus de Président des états-Unis d’amérique. témoin de cette métamor-phose sublime, c’est dans la langue de spider-Man que le martyr de l’an 2000 s’adresse en 2006 à la conscience des pays industrialisés  : « […] ce nouveau pouvoir que nous avons entraîne aussi une responsabilité »43, leur lance-t-il… on songe bien sûr à la vignette qui venait clore, en août 1962, les premières aventures de l’homme araignée  : « […] avec un grand pouvoir doit aussi venir… une grande responsabilité ! »44

il y a une psychologie du réchauffement climatique. si l’imaginaire herculéen y transparaît si volontiers, c’est que l’idée même d’une origine anthropique du phénomène procède d’une conviction de surpuissance. ainsi al Gore n’hésite-t-il pas à déclarer que les technologies modernes « ont fait de nous une force de la nature »45. C’est à cette assurance que nous devons celle de pouvoir agir. l’attitude n’est pas exempte d’une forme de narcissisme : en se glissant dans l’habit moulant du super-héros, l’écologiste volant au secours de la planète ne fait rien d’autre que se lancer un

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défi à la taille de la démesure qu’il se prête ou plutôt qu’il attribue au technotope dans lequel il vit. C’est pourquoi la dernière partie du documentaire de Yann arthus-Bertrand peut être résolument optimiste après plus d’une heure de constats tous plus alarmants les uns que les autres. notre époque entretient avec sa représentation du climat une sorte d’hybris coupable, synthèse de sa grandeur et de sa honte, sur fond de nostalgie de l’état de nature, d’idéalisation d’une saine primitivité qui n’est elle-même qu’une construction. l’origine des tornades qui ravagent les métropoles améri-caines dans Category 7: the End of the World de Dick lowry, illustre parfaitement cette façon de penser. en observant sa bouilloire, le météorologue Ross Duffy comprend que la chaleur dégagée par les concentrations urbaines et indus-trielles renforce la violence des tempêtes naturelles (lowry 2005, 01:09:15). Pour mettre fin au désastre, il suffit donc d’éteindre les centrales électriques, comme on coupe le gaz sous l’eau quand elle entre en ébullition. le modèle, par sa simplicité, est emblématique du pouvoir que l’homme s’attribue  : il est bel et bien devenu lui-même une force de la nature, à l’instar des courants atmos phériques  ; et il lui revient dès lors de pouvoir réguler la température de la planète aussi simplement que celle d’un vulgaire réchaud. C’est une histoire similaire que tend à accréditer l’appel héroïque à modifier le climat en réduisant les gaz à effet de serre  ; ou plutôt c’est au moyen de fictions analogues que des acteurs écologiques comme al Gore, Yann arthus-Bertrand ou nicolas Hulot sensibilisent les populations à l’impact de leurs modes de vie sur le climat.

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taBle Des MatièRes

PaniqUe DeRRièRe le MUR 7

1. la PollUtion oU la soUillURe Un nouveau péché 13l’homme enchaîné 16l’énergie sale 19augias dispersé 22la pollution invisible 25la vie selon Gaïa 28la tentation génocidaire 32Une métaphore tueuse 36Des utopies totalitaires 39le vestige et la trace 42natures mortes 44l’énergie propre 48

2. le CliMat oU la DéMiURGie atlantides 53Cycles en péril 59le dérèglement du monde 64Une nouvelle religion 67al Gore, super-héros 71À fiction, fiction et demie 76l’état de peur 79l’arme climatique 83terraformations 88

3. la CatastRoPHe oU la PRoPHétie la pensée holiste 95après lisbonne 99le complexe de Cassandre 103Prophètes et voyants 107le savant détrôné 111nostalgie du sens 116

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Dinosaures en sursis 119le Professeur et le Général 123l’héroïsme dionysiaque 127surenchère et grand spectacle 131néron dans un fauteuil 135

4. l’éPiDéMie oU le fléaU l’urgence et l’effroi 139nancelius contre Rieux 143Prométhée disqualifié 146Hercule contre Prométhée 151V pour Virus 154lucifer biologiste 158D’Hoffmann à Pandore 161sherlock Holmes épidémiologiste 165Guerre aux virus 168Viscosité et possession 172Je suis un virus 177

5. l’éVolUtion oU le MaUVais soRt De briques et de broc 183Magie blanche, magie noire 187Dinosaures en kit 192le pur et l’impur 196le dessein rassurant 200De Pandora en aurelia 205aliens à gogo 210après sapiens 214la vie 2.0 219

aMoR fati 225

BiBlioGRaPHie 230

notes (Versions originales des citations) 241

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retroUVeZ-noUs sUr :

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DiffUsion/DistRiBUtion : HaRMonia MUnDiean : 9782874491405isBn : 978-2-87449-140-5256 PaGes - 19,50 €

« La Terre est en danger, l’homme est en péril, telle est la nouvelle histoire que

les sociétés industrielles se donnent en partage. »

Pollution, réchauffement climatique, catastrophes naturelles, épidémies, manipulations génétiques font partie de notre quotidien, engendrant une culpabilité et des angoisses dont nous avons de plus en plus de mal à nous défaire. Les fictions, littérature et cinéma en tête, exploitent ces nouvelles peurs, réactivant d’anciens mythes et en créant de nouveaux.

À la lumière de plus de deux cents romans, films, bandes dessinées, documentaires, essais ou publicités, Christian Chelebourg démonte pour notre plus grand plaisir les mécanismes de ces écofictions qui nous divertissent autant qu’elles nous effraient, qui nous invitent à méditer sur notre fragilité autant qu’elles nous persuadent de notre puissance.

EN LIBRAIRIE EN AVRIL 2012