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Grèce L’Europe au bord du précipice

Bombayà la vie, à la mort

Dans les entrailles de la ville extrême

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n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012

Editorial

Les papillonsde Bombay

On ne croisera plus le Sou-thern Birdwing dans les jar-dins de Bombay. Le plus grandpapillon d’Inde, facilementrepérable avec ses majes-tueuses ailes jaune et noir, adisparu, victime de la pollu-tion, de la jungle de béton etde la folie urbaine. Parmi les

153 espèces encore recensées dans Bombay – ellesviennent de faire l’objet d’un livre, Butterflies ofMumbay –, certaines pourraient bien connaître lemême sort, tant rien ne semble pouvoir endiguerla croissance anarchique de la ville. En 1950, avec2,86 millions d’habitants, celle-ci se rangeait au17e rang des villes les plus peuplées de la planète– loin derrière Londres, l’ancienne capitale de l’Em-pire. Aujourd’hui, la mégalopole indienne abrite,agglomération comprise, 20 millions d’habitantset fait partie du club des “megacities”, les 23 villesde la planète de plus de 10 millions d’habitants.La “Maximum City”, comme l’a baptisée l’écrivainindien Suketu Mehta, n’a pas fini de nous impres-sionner : selon les projections des Nations unies,Bombay deviendra la 4e ville du monde en 2025,peuplée de 26,6 millions d’habitants. Parmi ces nou-veaux citadins, combien de damnés, attirés par lebruit et la fureur de la ville, de jeunes midinettesaveuglées par les étoiles de Bollywood, de paysansfuyant la mousson pour devenir maçons ou chauf-feurs de taxi, viendront grossir le ventre insatiablede la métropole, s’entasser dans des wagons cras-seux ou atterrir dans les immenses bidonvilles ?Bombay côté face. Pourtant, à la grande loterieindienne, il n’y a pas seulement des perdants. Dansun rapport sur l’urbanisation dans le monde paruau mois d’avril, les Nations unies insistent sur lerôle positif des mégacités, “moteurs de l’économiemondiale et centres d’innovation où sont testéesbeaucoup de solutions aux problèmes mondiaux”.Bombay côté pile, avec ses nouveaux riches, sesclasses moyennes, ses gratte-ciel scintillants. “Toutautour de nous, il y a des roses”, résume, amer, Abdul,l’un des héros du livre de Katherine Boo, portraitsaisissant d’un bidonville de Bombay (lire page 10).“Et nous, nous sommes la merde au milieu.” Lespapillons, eux, préfèrent les roses. Eric Chol

Fans de Courrier La page Facebook deCourrier international a enregistré leweek-end dernier son 100 000e fan  :merci à nos fidèles lecteurs et inter-

nautes ! Nous espérons que la communauté desamis de Courrier international va continuer à s’agran-dir au cours des prochains mois, grâce à de nouvellesinitiatives concernant aussi bien la version papierque l’édition numérique du journal (voir p. 37).

� En couverture : Jay Prakash Mishra, chauffeur de taxi à Bombay. Photo de Dilip Kaliya.

Sommaire

4 Planète presse6 Les gens7 A suivre8 Controverse

En couverture10 Bombay. A la vie, à la mort Le bidonville sauvage d’Annawadi est le symbole d’une ville en complètetransformation : Bombay la mégapole se fait de plus en plus belle. Mais à quel prix ? Les migrants sont expulsés pour faire place à des quartiers d’affaires. La classe moyenne s’exile dans des quartiers sécurisés. Et les inégalités sociales de tout un payss’impriment dans l'espace urbain.

D’un continent à l’autre 20 FranceDiplomatie Le président normal d’un pays si extraordinaire... Gouvernement Jean-Marc Ayrault, le chouchou de BerlinCulture Sulfureux partenaires pour le musée du Louvre22 EuropeGrèce “Les Grecs sont furieux“Vu de Sofia Les immigrés premièresvictimes de la crisePortugal Lisbonne, nouveau paradis des riches Brésiliens

Russie Poutine, le ”mâle dominant“ que le monde nous envie Royaume-Uni Drôle de rituelPologne Belle anarchie dans les jardinsouvriersAzerbaïdjan Un concours dé-mo-cra-ti-que !28 AmériquesEtats-Unis Des ovules qui rapportentgrosEtats-Unis Non, les démocrates ne sont pas des mauviettes !Brésil A qui profitent le fric, le foot et les JO ?30 Asie Cambodge Les forêts orphelines d’un écoguerrier

32EgypteAu pays des généraux à la retraite

40EconomieChez Aldi, le flicageest un outil de gestion

32 Moyen-Orient Egypte Au pays des généraux à la retraite35 AfriqueAfrique du Sud Quand la “blackbourgeoisie” se noie dans la fête 36 Courrier in EnglishProchain rendez-vous dans CI n° 1129,à paraître le 21 juin 2012 38 Ecologie Innovation Big Brother au service de la nature39 MédiasLiberté de la presse L’épine chinoisedans le pied africain40 Economie Distribution Plongée dans les coulissesd’Aldi

Long courrier44 Modes de vie Remède miracle pour époque anxieuse48 Culture Au Brésil, poésie rime avec périphérie 50 Le livre João Tordo51 Sports La beauté du tennis sauverale monde55 Insolites Le panda Tao Taodéménage

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29BrésilA qui profitent le fric,le foot et les JO ?

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Planète presse4 � Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012

courrierinternational.com

The Daily Beast(thedailybeast.com) Ce site d’information a été créé en 2008 par TinaBrown, ancienne rédactriceen chef de Vanity Fairet du New Yorker. Le sitepublie uniquement desopinions ou des analysesqu’il veut sans pitié.The Ecologist(theecologist.org) Royaume-Uni. Réputé pour sesenquêtes, le titre a, depuis1970, abordé des sujets aussivariés que le financement de l’armée zapatiste ou les enjeux économiquesde la fécondation in vitro.En juillet 2009, la versionpapier a cessé de paraître.Eurasianet(eurasianet.org), Etats-Unis.Créé dans le cadre de la fondation OpenSociety de George Soros,promotrice de la démocratieet de la tolérance, ce site est consacré à l’actualitépolitique, économique,culturelle et sociale du Caucase, de l’Asiecentrale, de la Russie, du Proche-Orient et de l’Asie du Sud-Est.Foreign Policy106 000 ex., Etats-Unis,bimestriel. Fondé en 1970dans le but de “stimuler le débat sur les questionsessentielles de la politiqueétrangère américaine”,le titre a longtemps été éditépar la Fondation Carnegiepour la paix internationaleavant d’être racheté par le groupe WashingtonPost en 2008.Fountain InkInde, mensuel.

Fondé en novembre 2011 à Madras, au sud du pays,ce magazine de petit formatd’environ 120 pages proposede longs reportages narratifsde qualité, des récitsgraphiques, ainsi que des textes de fiction. Le titre dispose égalementd’une version numériquepour tablettes.Gazeta.ru (gazeta.ru)Russie. Le site propose desinformations sur la Russie etl’international dans tous lesdomaines. La présentationest attrayante et complète.Des dépêches d’agenceviennent sans cesses’ajouter aux articles.O Globo 258 000 ex., Brésil,quotidien. Depuis la rueIrineu-Marinho (du nom du fondateur de l’empiremédiatique Globo), le plusgrand quotidien de Rio, à lafois populaire et défenseurdes milieux d’affaires, dittout aux Cariocas sur leurmégalopole et sur le mondeavec l’aide des chroniqueursles plus prestigieux du pays.Ha’Aretz 80 000 ex., Israël,quotidien. Premier journalpublié en hébreu sous lemandat britannique, en 1919,“Le Pays” est le journal deréférence chez les politiqueset les intellectuels israéliens.The Hindu 700 000 ex.,Inde, quotidien.

Hebdomadaire fondé en 1878, puis quotidien à partir de 1889. Publié à Madras et diffuséessentiellement dans le suddu pays, ce journalindépendant est connu pour sa tendance politique de centre gauche.Hindustan Times1 032 000 ex., Inde,quotidien. Fondé en 1924, ilest de loin le journal le pluspopulaire à New Delhi, etreste le grand rival du Timesof India. Si son ton sobreexplique sans conteste

son succès, il se distinguedepuis quelques années par une ligne éditorialeplutôt conservatrice.Jornal de Letras11 500 ex., Portugal,bimensuel. Le journal de référence du mondelusophone dans le domainedes lettres, des arts et de laculture en général. Propriétédu groupe suisse Edipresse.Los Angeles Times657 000 ex., Etats-Unis,quotidien. Le géant de la côte Ouest. Créé en 1881, c’est le plus à gauche des quotidiens à fort tirage du pays et legrand spécialiste des sujetsde société et de l’industriedu divertissement.Mail & Guardian41 000 ex., Afrique du Sud,hebdomadaire. Fondé en1985, sous le nom de WeeklyMail, le titre a été remis à flot dans les années 1990par The Guardiande Londres et appartientdepuis 2002 au patron de presse zimbabwéenTrevor Ncube. Résolument à gauche, le Mail & Guardianmilite pour une Afrique du Sud plus tolérante.El Mundo 302 000 ex.,Espagne, quotidien. Fondéen 1989, “Le Monde” a toujours revendiqué le modèle du journalismed’investigation à l’américaine, bien qu’il ait parfoistendance à privilégier le sensationnalisme audétriment du sérieux desinformations. Son directeur,Pedro J. Ramírez, appeléfamilièrement Pedro Jota, a deux bêtes noires : les socialistes et le quotidienconcurrent El País.Newsweek Polska250 000 ex., Pologne,hebdomadaire. Publiédepuis 2001, le titre est une des huit éditions nonanglophones du magazineaméricain. Réactif et professionnel, il utilisel’actualité pour révéler les tendances du mondecontemporain.The New York Reviewof Books 119 000 ex., Etats-Unis, mensuel. La granderevue littéraire et politiquede l’intelligentsia new-yorkaise. Créée en 1963,

The New York Review ofBooks doit sa renommée au prestige et à la diversitéde ses grandes signatures.Articles fouillés,authentiquement critiqueset très longs sont une marque de fabrique.The New York Times1 160 000 ex. (1 700 000 le dimanche), Etats-Unis,quotidien. Avec 1 000 journalistes,29 bureaux à l’étranger et plus de 80 prix Pulitzer,c’est de loin le premierquotidien du pays, danslequel on peut lire “all thenews that’s fit to print”(toute l’information digned’être publiée).Outlook 250 000 ex., Inde,

hebdomadaire. Créé en 1995,ce magazine est très vitedevenu l’un des hebdos de langue anglaise les pluslus en Inde. Sa diffusion suitde près celle d’India Today,l’autre grand hebdo indien,dont il se démarque par ses positions nettementplus critiques.Prospect 18 000 ex.,Royaume-Uni, mensuel.Fondée en novembre 1995,cette revue indépendante de la gauche libéralebritannique offre à unlectorat cultivé et curieuxdes articles de grandequalité, avec un goûtmarqué pour les points de vue à contre-courant etles analyses contradictoires.Shaffaf(metransparent.com)France. “Transparence” estun site d’information arabecréé en 2006. Il publie desarticles reflétant un point de vue libéral et proposeégalement des rubriques en anglais et en français.Der Spiegel 1 076 000 ex.,Allemagne, hebdomadaire.Un grand, très grandmagazine d’enquêtes, lancé

en 1947, agressivementindépendant et qui a révéléplusieurs scandalespolitiques.The Straits Times388 000 ex., Singapour,quotidien. Fondé en 1845,c’est le quotidien le plus lu de la cité-Etat. Journalanglophone de référence en Asie du Sud-Est, il adoptedes positions proches du gouvernementsingapourien mais offre de bonnes analyses sur tous les pays voisins.Süddeutsche Zeitung430 000 ex., Allemagne,quotidien. Né à Munich, en1945, le journal intellectueldu libéralisme de gaucheallemand est l’autre grandquotidien de référence du pays, avec la FAZ.Al-Tahrir Egypte, quotidien. “Libération” se nomme ainsi en référenceà la place Tahrir, lieuemblématique de larévolution du 25 janvier. Il a été fondé dans la fouléedes événements et s’est rapidement imposécomme le journal préférédes militants de gauche, qui ont initié et accompagnéce mouvement.Le Temps 49 000 ex.,Suisse, quotidien. Né en mars 1998 de la fusiondu Nouveau Quotidienet du Journal de Genève etGazette de Lausanne, ce titrede centre droit, prisé descadres, se présente commele quotidien de référence de la Suisse romande.Tunisia Live Tunisie. Le site, lancé en avril 2011par Zied Mhirsi, un médecinde 33 ans reconverti dans lesmédias, avec Youssef Gaiji et Ramla Jaber, est le seulorgane d’information à offrirune couverture de l’actualitétunisienne en anglais. Unepremière en Tunisie, paysarabe traditionnellementfrancophone.Visfot (visfot.com), Inde. Site d’informationgénéraliste en hindi basé à New Delhi. Encore peuconnu de l’Internetanglophone, il proposechaque jour de très bonsarticles de fond, ainsi quedes articles d’actualité, des textes d’opinion et des liens vers des blogs de journalistes.

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international.com Courrier international n° 1124

Edité par Courrier international SA, société anonyme avecdirectoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €.Actionnaire Le Monde Publications internationales SA.Directoire Antoine Laporte, président et directeur de la publication ; Eric Chol. Conseil de surveillance Louis Dreyfus, président. Dépôt légal mai 2012 Commission paritaire n° 0712C82101. ISSN n° 1 154-516 X - Imprimé en France / Printed in France

Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02Site web www.courrierinternational.comCourriel [email protected] de la rédaction Eric Chol (16 98)Rédacteurs en chef Jean-Hébert Armengaud (16 57), Odile Conseil(web, 16 27)Rédacteurs en chef adjoints Catherine André (16 78), RaymondClarinard (16 77), Isabelle Lauze (16 54). Assistante Dalila Bounekta (16 16)Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25)Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31)Conception graphique Mark Porter AssociatesEurope Jean-Hébert Armengaud (coordination générale, 16 57), DanièleRenon (chef de service adjointe Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique,16 22), Chloé Baker (Royaume-Uni, 19 75), Gerry Feehily (Irlande, 19 70), LucieGeffroy (Italie, 16 86), Daniel Matias (Portugal, 16 34), Iwona Ostapkowicz(Pologne, 16 74), Marie Béloeil (chef de rubrique France, 17 32), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer (Pays-Bas), SolveigGram Jensen (Danemark, Norvège), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), MehmetKoksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Mélodine Sommier(Finlande), Alexandre Lévy (Bulgarie, coordination Balkans), Agnès Jarfas(Hongrie), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine),Martina Bulakova (Rép. tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro,Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa(Estonie) Russie, est de l’Europe Laurence Habay (chef de service, 16 36),Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine)Amériques Bérangère Cagnat (chef de service Amérique du Nord, 16 14), EricPape (Etats-Unis), Anne Proenza (chef de rubrique Amérique latine, 16 76), PaulJurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu et Franck Renaud (chefs de service,Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Naïké Desquesnes (Asie du Sud, 16 51),François Gerles (Asie du Sud-Est), Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin(Chine, 17 47), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées),Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service,16 69), Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (16 35), Pascal Fenaux(Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie)Afrique Ousmane Ndiaye (chef de rubrique, 16 29), Hoda Saliby (Maghreb,16 35), Chawki Amari (Algérie), Sophie Bouillon (Afrique du Sud) EconomiePascale Boyen (chef de service, 16 47) Sciences Anh Hoà Truong (chef derubrique, 16 40) Médias Mouna El-Mokhtari (chef de rubrique, 17 36) Longcourrier Isabelle Lauze (16 54), Roman Schmidt Insolites ClaireMaupas (chef de rubrique, 16 60) Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz(chef de rubrique, 16 74)

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Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97)

Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint, 16 77), NatalieAmargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon(anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), CarolineLee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), JulieMarcot (anglais, espagnol, portugais), Daniel Matias (portugais), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol),Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol), Leslie TalagaRévision Jean-Luc Majouret (chef de service, 16 42), Marianne Bonneau,Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Françoise Picon, PhilippePlanche, Emmanuel Tronquart (site Internet)

Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41),Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53)

Maquette Bernadette Dremière (chef de service), Catherine Doutey,Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Petricca, DenisScudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello, CélineMerrien (colorisation)Cartographie Thierry Gauthé (16 70)Infographie Catherine Doutey (16 66)

Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon)

Informatique Denis Scudeller (16 84)

Directeur de la production Olivier Mollé Fabrication NathalieCommuneau (direc trice adjointe) et Sarah Tréhin (responsable defabrication) Impression, brochage Maury, 45330 Malesherbes

Ont participé à ce numéro Simon Benoit-Guyod, Gilles Berton,Jean-Baptiste Bor, Isabelle Bryskier, Sophie Courtois, Laura Diacono,Gabriel Hassan, Joanna Jullien, Mira Kamdar, Nathalie Kantt, FrancisKpatinde, Julia Küntzle, Adrien Labbe, Gaïa Lassaube, VirginieLepetit, Aline Lorent, Jean-Baptiste Luciani, Carole Lyon, FrançoisMazet, Valentine Morizot, Nicolas Oxen, Raoul Roy, Nicole Thirion,Florencia Valdés Andino, Maddalena de Vio

Directeur délégué de la rédaction chargé de l’internationalPhilippe Thureau-Dangin

Secrétaire général Paul Chaine (17 46). Assistantes : NoluennBizien (16 52), Sophie Nézet (Partenariats, 16 99), Sophie Jan GestionJulie Delpech de Frayssinet (responsable, 16 13). Comptabilité : 01 48 8845 02. Responsable des droits Dalila Bounekta (16 16) Ventes aunuméro Responsable publications : Brigitte Billiard. Direction desventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). Diffusion internationale : Franck-OlivierTorro (01 57 28 32 22). Promotion : Christiane Montillet

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Ce numéro comporte un encart abonnement broché sur lesexemplaires kiosque France métropolitaine.

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Les gens

Nadia Khiari

Dessine-moiun chat

Le jour où Zine El-Abidine Ben Alis’est adressé à la nation en pleinerébellion, le 13 janvier 2011, la viede Nadia Khiari a basculé. Quand celui qui était sur le pointde devenir ex-président

de la Tunisie a assuré au peuple qu’il l’avaitcompris et qu’il lui a promis davantage deliberté, cette dessinatrice, calfeutrée chez elle en raison du couvre-feu, a pris un crayonet du papier, et a commencé à dessiner son chat. Cette nuit-là, elle a créé le premier d’une longue série de dessins satiriquesreprésentant Willis, un chat au franc-parler,débauché et désobéissant, dont les aventuressont devenues une chronique de la révolutiontunisienne et de la transition du pays vers la démocratie.“Ce soir-là, j’ai commencé à dessiner pour libérerquelque chose en moi. Pour me détendre et détendre mes amis”, explique-t-elle. Un ami l’a ensuite encouragée à créer une pageFacebook sous un pseudonyme et à mettreses dessins en ligne. “J’ai eu 20 amis en deuxou trois jours, 900 au bout d’une semaine et1 500 au bout de deux, raconte-t-elle. Les gensme disaient : ‘Nous avons besoin de rire, nous vivons tous la même situation.’” Cette dessinatrice professionnelle, quienseigne également à l’université et vit dans la banlieue nord de Tunis, décrit

l’urgence et l’immédiateté de son travaildans les premiers jours du mouvement,quand la victoire était encore loin d’êtreacquise. “J’étais dans la rue avec mon bloc de dessin. Je dessinais, je prenais des photos et je téléchargeais directement. Si j’avaisattendu d’être publiée le lendemain, cela n’aurait pas eu le même effet.”A travers la vie de Willis, de Mamie Bouna,sa grand-mère dévergondée, et depoliticiens et de personnalités de la raceféline, l’artiste traite un large éventail de problèmes sociaux et politiques, de laliberté d’expression aux règles de conduitesexuelle, en passant par le coût de la vie, lerôle de la religion dans la société et le codede l’hypocrisie dans les relations sociales.Son coup de crayon est particulièrementincisif contre les musulmans extrémistes et le gouvernement de transition dominépar le parti islamiste Ennahda. “Je ne memoque pas des croyances ou de la confessionde telle ou telle personne ; je critique les gens qui utilisent la religion à des fins politiques”,

Ils et elles ont ditAbdelaziz Bouteflika, président de l’Algérie� Vieux“Je m’adresse auxjeunes qui doiventprendre le témoin,car ma génération a fait son temps.Après avoir libéré le pays et participé par la suite à son édification, l’heure de la retraite a sonné pour lesanciens ne pouvant plus gérer les affaires du pays.” Au pouvoirdepuis 1999, il laisse entendre qu’il ne briguera plus d’autre mandat.(El-Watan, Alger)

Wolfgang Schäuble, ministre des Finances allemand� DurLa Grèce peut compter sur la solidarité de l’Europe. “Mais, sila Grèce ne s’aide pas elle-même,il n’y aura rien à faire”, affirme-t-il. Le plan d’austérité et de réformesremis en cause par les partis de gauche n’est pas négociable, selon le ministre.(Der Spiegel, Hambourg)

Henryk Wujec, député polonais,ancien militant du syndicatSolidarnosc� Expert“Pour pouvoir s’échapper, il fautavoir l’air normal. Moi, j’ai enlevé ma cravate.” Le 11 mai, les syndicalistes ont emprisonné les députés à l’intérieur de la Diète pour protester contre la loi portant l’âge de la retraite à 67 ans, votée le jour même.(Gazeta Wyborcza, Varsovie)

David Nevin, avocat de KhalidCheikh Mohammed� Complice“J’ai mon idée sur la question,mais je ne peux pas en parler : c’est top secret.” Son client,soupçonné d’être le cerveau des attentats du 11 septembreet jugé à la base de Guantanamo, est apparu devant la cour en affichant une barbe rouge.Le mystère plane sur la manière dontil s’est procuré de la teinture capillairedans un pénitencier aussi surveillé.(Mother Jones, San Francisco)

Amado Boudou, vice-président de l’Argentine� Ouvert“Aujourd’hui, des milliersd’Argentins ont acquis de nouveaux droits sans empiétersur les droits des autres.”Désormais, ils peuvent librementchoisir leur identité de genre.(CNN, Atlanta)

Novak Djokovic, champion de tennis serbe� Enervé“Pour moi, ce n’est pas

du tennis. Soit je joueavec des chaussures defoot, soit j’invite ChuckNorris à me conseillerpour jouer sur cecourt.”A propos de la

terre battue bleue,utilisée au tournoi

de Madrid parce qu’elle

contrastedavantageavec la balle

jaune que la terre battueclassique.

(BBC, Londres)

Un coup de crayon incisifcontre les musulmansextrémistes tunisiens

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6 � Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012

Le prix DaumierNadia Khiari apublié elle-mêmeson premier album de la sérieWillis from Tunis,qui couvre la période du 13 janvier au 1er mars 2011. Il s’est vendu à4 000 exemplairesen Tunisie. Lesbénéfices ont étéréinvestis dans la productiond’un secondalbum pour la période de mars 2011 à mars 2012,actuellement en vente dans les librairiestunisiennes. Le 15 avril 2012, lajeune dessinatricea reçu le prixDaumier, décernédans le cadre dela IIe Rencontreinternationale des dessinateursde presse,organisée auMémorial de Caenavec l’associationCartooning for peace.

� Nadia Khiari.Dessin de Schot(Amsterdam)pour Courrierinternational.

précise-t-elle. Refusant de faire appel à unemaison d’édition, la dessinatrice continue de publier gratuitement Willis sur sa pageFacebook. Sa réticence à institutionnaliser ses dessins reflète son désir de conserver la maîtrise éditoriale de son œuvre et metégalement en lumière les difficultés que les artistes critiques rencontrent dans la Tunisie post-révolutionnaire.Dans un paysage politique et médiatique en pleine évolution, les auteurs de cartoonstels que Nadia Khiari testentquotidiennement les limites de la loien publiant des dessins qui critiquent le pouvoir institutionnel, la religion ou des personnalités importantes. Même si le gouvernement de transition a déclaré êtrefavorable à la liberté d’expression et

à la presse, les cas récents d’arrestation et d’incarcération de journalistes,

de rédacteurs en chef et de blogueursplacent des artistes comme Nadia

Khiari en première ligne d’une bataille qui n’est pas

encore gagnée.“J’ai gardé l’anonymat jusqu’à

la parution de mon livre et je n’ai jamais montré mon visagejusqu’à ces dernières semaines”,confie la dessinatrice, qui ditavoir reçu des menaces. “Le

fait que je sois connue contribuemaintenant à me protéger.”Adam Le Nevez, Tunisia Live (extraits)Tunis.

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A suivreCourrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012 � 7

Israël

L’opposition se rallie à ungouvernement de droite“L’accord conclu entre le Premier ministre,Benyamin Nétanyahou, et le dirigeant de Kadima, Shaul Mofaz (opposition,centriste), bat tous les records du cynisme enmatière d’arrangements politiques”, relèveHa’Aretz. Cet accord surprise, concludans la nuit du 7 au 8 mai, a permis à Nétanyahou de revenir sur sa décisiond’organiser des élections anticipées(information que nous avions relayée,voir CI n° 1123, du 10 mai). Dans lanouvelle coalition – constituée deKadima, du parti de droite Likoud et deformations religieuses et nationalistes –,Mofaz a obtenu le poste de vice-Premierministre et pourra participer à toutes les décisions, comme celle d’attaquer les installations nucléaires iraniennes.

Mer de Chine du Sud

Avis de très gros temps

Des centaines de personnes ont scandédes slogans antichinois, le 11 mai, devantl’ambassade de Chine à Manille. Au même moment, la presse chinoise, à l’image du China Daily, adoptait un ton belliqueux, tandis que Pékindéconseillait à ses ressortissants de se rendre aux Philippines. A l’originede ce regain de tension, un face-à-facequi s’éternise depuis un mois autour du récif de Scarborough, au large de l’île philippine de Luçon. Les deux

pays en revendiquent la souveraineté et y ont dépêché des bâtimentsmilitaires. Le risque d’un conflit ne doitpas être écarté. Mais, comme l’écrit l’AsiaWall Street Journal, la Chine chercheavant tout à apparaître forte alors qu’elles’apprête à renouveler sa direction et que les Etats-Unis, alliés des Philippines,renforcent leur présence dans la région.

Finance

Le meilleur PDG de l’annéeperd 2 milliards de dollarsLa banque américaine JP Morgan Chasea reconnu, le jeudi 10 mai, avoir perdu2,3 milliards de dollars en menant des opérations de courtage à risque,rapporte The New York Times. Une semaine auparavant, Jamie Dimon,

son PDG, s’était vu décerné le prix du “meilleur dirigeant de l’année”, délivrépar l’école de commerce Simon del’université de Rochester. “Nous avons étéstupides”, a reconnu Dimon sur la chaînede télévision américaine NBC. Troishauts dirigeants ont été invités à quitterl’entreprise. D’autres devraient suivre.

Italie

Des explosifs contre l’austéritéDeux cocktails Molotov ont été lancésle samedi 12 mai contre un bureaud’Equitalia, l’administration fiscaleitalienne, à Livourne (Nord). C’est la dernière attaque en date d’une longue liste d’agressions, ces derniers mois, contre cetteinstitution, symbole de la politiqued’austérité, remarque Il Corrieredella Sera. Face à la crainte d’une résurgence de la violenceextrémiste, le gouvernement italien a annoncé qu’il comptait envoyerl’armée pour protéger les centres des impôts d’Equitalia ainsi que les bureaux du groupe industrielFinmeccanica, également pris pour cible ces derniers jours.

Pologne

Du nouveau sur les prisons de la CIADans l’affaire des prisons illégales de la CIA, les notes confidentielles des renseignements polonaispourraient-elles constituer une preuvede la violation de la Constitution par l’ancien président de la République AleksanderKwasniewski et par l’ex-Premierministre Leszek Miller ? C’est en toutcas ce qu’affirment les sources proches de l’enquête citées par le quotidienGazeta Wyborcza. Les deux hommes auraient été informés oralement de ce qu’il se passait dans la basemilitaire de Kiejkuty, dans le nord de Varsovie. Entre 2002 et 2003, les Américains y ont détenu des terroristes arrêtés en Afghanistan, avant leur transfert à Guantanamo. Conscients du caractère “nauséabond” de l’affaire,les agents expliquent qu’ils ont écrit

ces notes après chaquecommunication avec les

responsables politiques, pour se couvrir.

Cauchemar Le Mexique s’enfonce dans la violence. On a découvertle 13 mai dans l’Etat du Nuevo León, dans le nord du pays,49 cadavres mutilés ; 18 corps démembrés avaient été trouvésdans l’Etat de Jalisco, le 9 mai ; 23 dans le Nord-Est, le 4 mai. Parailleurs, 5 journalistes ont été assassinés en moins de quinze jours.La plupart de ces crimes sont attribués aux cartels de la drogue.“Seul un changement de régime mettra fin à la corruption et à la violence qui en découle”, a déclaré à Proceso Andrés ManuelObrador, candidat de la gauche à la présidentielle du 1er juillet .

18-19 mai Le sommet du G8, à Washington (Camp David), sedéroulera en présence de FrançoisHollande (qui, pour sa premièrevisite officielle, sera reçu à laMaison-Blanche par le présidentObama), et en l’absence deVladimir Poutine, le présidentrusse récemment réélu, qui ydépêchera son (nouveau) Premierministre, Dmitri Medvedev.

19 mai Passation de pouvoir au Timor-Oriental. Taur MatanRuak, élu président le 16 avril,succède à José Ramos-Horta.

Le lendemain, le pays célébrerale dixième anniversaire de sonindépendance.

20 mai Election présidentielleen République dominicaine.L’actuel président, LeonelFernández (centre droit), n’estpas autorisé à se représenter à un troisième mandat.

20 - 21 mai Sommet de l’Otan,à Chicago.

22 mai Inauguration de laTokyo Sky Tree, la nouvelle tour

de radiodiffusion tokyoïte, la plushaute du monde.

22- 26 mai Bakou, la capitalede l’Azerbaïdjan, accueille dansun climat tendu les demi-finales et la finale du concoursde l’Eurovision (lire p. 26).

23 mai Reprise des pourparlerssur le nucléaire iranien, à Bagdad,entre le groupe des 5+1 (Conseilde sécurité plus l’Allemagne) etl’Iran. � Sommet informel deschefs d’Etat et de gouvernementeuropéens à Bruxelles.YU

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Record

Facebook : une entrée en fanfare

Mexique

Agenda

18 mai Le plus grand réseausocial du monde devraitfaire son entrée en Bourse,au Nasdaq. La demande des investisseurs dépassant déjà l’offre disponible, le cours de l’action pourraitbattre les records établislors des précédentesintroductions en Bourse de sociétés technologiques de la Silicon Valley.

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Controverse8 � Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012

Obama a-t-il raison de soutenir le mariage gay ?

OuiFini l’obscurantisme d’hierEn officialisant sa position sur le sujet, le présidentaméricain a fait un geste politique noble.

The Daily Dish (extraits)

J’ignore dans quelle mesure l’interview d’Obama, le 9 mai sur lachaîne de télévision ABC, au cours de laquelle il s’est déclaré enfaveur du mariage gay, a été orchestrée. Et j’en ignore la part decalcul politique. Ce que je sais, c’est que, digérant la nouvelle, jeme suis retrouvé à court de mots pendant un bref instant et leslarmes aux yeux. Je pense à tous les jeunes homosexuels améri-

cains qui savent désormais qu’ils ont le président de leur côté. Je pense àMaurice Sendak [le célèbre auteur du livre pour enfants Max et les Maxi-monstres], qui vient de mourir et dont la longue relation amoureuse avecun homme n’a jamais été reconnue comme elle aurait dû l’être. Je pense àtous ces siècles pendant lesquels les homosexuels, écrasés par le poids dela pression sociale et religieuse, se sont dit que le mariage et l’acceptationpar leur famille étaient des rêves inaccessibles. Je pense à tous ceux qui,pendant les “années sida”, ont été exclus des chambres d’hôpital, évincésdes testaments, traités comme des déchets pour avoir aimé un autre êtrehumain. Je pense à ces parents gays qui ont aujourd’hui le sentiment quele président s’est rangé de leur côté et qu’il est conscient de leurs sacrificeset de l’amour qu’ils portent à leurs enfants.

La déclaration d’Obama n’a ni force de loi ni incidence concrète, maiselle confirme à mes yeux l’intégrité de cet homme que nous avons la chanceimmense d’avoir à la Maison-Blanche. Le cheminement de Barack Obamasur la question du mariage gay a été celui de nombreux Américains confron-tés à la réalité de la vie des homosexuels et de leur vie sentimentale. Oui,cette prise de position est éminemment politique. Mais elle n’est pas quecela. Bien avant les primaires de 2008, j’ai assisté à une discussion entreObama et la mère d’un jeune gay au sujet du mariage homosexuel. Il s’étaitdit favorable à l’égalité, mais hostile au mariage. Cinq ans plus tard, il voit– de la même manière que nous le voyons tous – que l’un ne va pas sansl’autre. Mais, même à l’époque, il était clair qu’il considérait le fils de cettefemme comme l’égal de tout citoyen, et cela m’a conforté dans le soutienque je lui accordais.

Le 9 mai, Obama a fait plus que franchir une étape logique. Il a dépasséla peur et semble manifestement prêt à en assumer les conséquences poli-tiques. C’est la raison pour laquelle nous l’avons élu. Quel plus grandcontraste peut-il y avoir avec le candidat républicain Mitt Romney, qui sou-haite abolir tous les droits des couples homosexuels en amendant la Consti-tution américaine, qui a donné de l’argent aux associations qui veulent“soigner” les homosexuels et qui a cédé à la pression des bigots demandantla tête de son porte-parole pour la politique étrangère [Richard Grenell aété contraint de démissionner de son poste le 1er mai] pour la simple raisonque celui-ci était gay ?

Mon avis est que cette prise de position va servir Obama sur le planpolitique. Cela lui permet de tourner le regard vers les générations futuresà l’heure où son rival flatte les passéistes. Ce faisant, il aura d’autant plusde chances de l’emporter. Après l’obscurantisme d’hier, une aube nouvellesemble poindre à l’horizon. Andrew Sullivan*

* Journaliste d’origine britannique, gay, séropositif et défenseur des droits des homo-sexuels, Andrew Sullivan est un commentateur très en vue du landerneau médiatique amé-ricain. Son blog, “The Daily Dish”, hébergé par le site Internet The Daily Beast, est l’un desplus lus aux Etats-Unis.

NonUn calcul politique de bas étageEn pleine campagne pour sa réélection, le président cherchepar tous les moyens à mobiliser sa base.

The Wall Street Journal (extraits)

Félicitations à Barack Obama pour avoir rendu public ce que chacunsavait déjà être sa conviction personnelle. En déclarant qu’il étaitfavorable au mariage gay, il a au moins épargné à l’opinionpublique la ruse qui aurait consisté à attendre le lendemain del’élection présidentielle du 6 novembre prochain pour faire partde son avis sur la question. Tout d’abord, son ministère de la Jus-

tice a commencé par refuser de défendre la constitutionnalité du Defenseof Marriage Act [la loi définissant le mariage comme l’union d’un homme etd’une femme], puis le président a déclaré que son point de vue sur la ques-tion était “en train d’évoluer”. Dans le petit monde de Washington, il se mur-mure que c’est la prise de position du vice-président, Joe Biden, qui s’estprononcé publiquement en faveur du mariage gay le 6 mai, qui a pousséBarack Obama à changer lui aussi son fusil d’épaule. Il n’est pas besoind’avoir l’esprit cynique pour y voir un calcul électoraliste de la part del’équipe du président.

Tout le monde s’accorde à dire que l’économie est le thème central decette élection. Comme il n’a guère la possibilité de changer de sujet,Barack Obama cherche à donner aux médias autre chose à se mettre sousla dent. Le mariage gay, par exemple. Dans un cycle politique où peu de can-didats, à l’exception du très conservateur Rick Santorum [qui s’est retiréde la course à l’investiture républicaine, le 10 avril dernier], se sont empa-rés des questions sociales, Barack Obama vient d’en remettre une particu-lièrement brûlante sur le tapis.

On considère bien souvent que les questions liées aux droits des homo-sexuels nuisent généralement à la personne qui a été la première à les sou-lever. Mais l’équipe de campagne d’Obama se dit peut-être qu’elle va avoirbesoin d’une base passionnée en cas d’élection serrée et que cette prise deposition incitera les électeurs de gauche et les jeunes à se rendre dans lesbureaux de vote dans des Etats clés comme la Virginie, le Colorado, le NewHampshire et le Nouveau-Mexique. D’un autre côté, il semblerait queBarack Obama vienne par le même coup de résoudre le problème deMitt Romney, qui avait soi-disant du mal à mobiliser la droite chrétienne.

La prise de position de Barack Obama poussera les médias à harcelerMitt Romney sur le sujet lors de ses moindres déplacements. Le candidatrépublicain serait bien inspiré de proclamer son soutien au Defense of Mar-riage Act, loi que l’ancien président démocrate Bill Clinton a promulguéemoins de deux mois avant l’élection présidentielle de 1996, en précisantqu’il revenait à chaque Etat de se prononcer par la voie des urnes sur laquestion du mariage homosexuel. Résultat : le mariage homosexuel a étélégalisé dans six Etats [le Connecticut, le Massachusetts, l’Iowa, le NewHampshire, le Vermont et l’Etat de New York], ainsi que dans la capitalefédérale, Washington.

Une chose est sûre, l’opinion publique sur les unions de couples gays– qu’il s’agisse d’unions civiles ou matrimoniales – est en train d’évoluer,un nombre croissant d’Américains y étant désormais favorables.Barack Obama et Mitt Romney ne parviendront jamais à une communautéde vues sur ce point, mais la question ne devrait cependant pas décider del’issue du scrutin. �

� ContexteL’hebdomadaireaméricain Newsweekconsacre la une de sonédition datée du 21 maià Barack Obama, “le premier présidentgay” des Etats-Unis.Le mercredi 9 mai,Obama s’est déclarépubliquement en faveur du mariagehomosexuel lors d’unentretien sur la chaînede télévision ABC. Le magazine se félicitedu changement deposition du président.Obama était jusque-làseulement favorableaux unions civilesentre personnes du même sexe, maisn’était pas partisan dumariage homosexuel.“D’après plusieurssources à la Maison-Blanche, l’interviewl’a libéré d’un poidsénorme”, écritNewsweek. Trois joursplus tôt, le vice-président Joe Bidenavait déclaré à latélévision qu’il était“tout à fait à l’aise”avec le fait de laisserles homosexuels semarier. Le candidatrépublicain à l’électionprésidentielle MittRomney, quant à lui,milite “pour unamendement à laConstitution qui limiteles droits des coupleshomosexuels”.

Vu d’ailleursavec Christophe MoulinVendredi 14 h 10, samedi 21 h 10 et dimanche 14 h 10 et 17 h 10

La vie politique française vue del’étranger chaque semaine avec

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En couverture

Bombay � Le bidonville sauvage d'Annawadi est le symboled'une ville en complète transformation : Bombay lamégapole se fait de plus en plus belle. Mais à quelprix ? � Les migrants sont expulsés pour faireplace à des quartiers d'affaires. La classemoyenne s'exile dans des quartierssécurisés. � Et les inégalités socialesde tout un pays s'impriment dansl'espace urbain.

A la vie, à la mort

10 � Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012

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La journaliste Katherine Boo vient de consacrer un livre au bidonvilled’Annawadi, à Bombay, où s’entassent3 000 personnes. Dans cet extrait, un jeune trafiquant d’ordures, accusé d’avoir voulu tuer sa voisine,tente d’échapper à la police.

The New York Review of Books(extraits) New York

Minuit approche. La femme uni-jambiste est gravement brûléeet la police municipale est enroute à la recherche d’’Abdulet de son père. Dans leur ca -bane du bidonville qui jouxte

l’aéroport international, les parents d’Abdul ontpris leur décision avec une économie de motsinaccoutumée. Le père, malade, attendra dansl’abri de fortune au toit en tôle où vivent les onzemembres de la famille. Calmement, il laissera lapolice l’arrêter. Abdul, lui qui fait vivre toute lafamille, s’enfuira.

Comme d’habitude, personne ne lui ademandé s’il était d’accord. Il a 16 ans, ou peut-être 19 – ses parents n’ont pas la mémoire desdates. Allah, dans Son impénétrable sagesse, l’afait petit et nerveux. Un trouillard, dit-il de lui-même. Il n’a pas la moindre idée de commentéchapper à la police. Tout ce qu’il sait faire serésume peu ou prou au tri des ordures. Pendantpresque toutes les heures qu’il a passées éveilléde toutes les années dont il se souvient, il n’a faitqu’acheter et revendre à des recycleurs les objetsque les riches jettent.

Abdul a compris qu’il devait disparaître, mais,à part ça, l’imagination lui fait défaut. Il est d’abordparti en courant, puis il est revenu chez lui. Uneseule cachette lui est venu à l’esprit : son entre-pôt à ordures. Il jette un œil à l’extérieur de lamaison familiale. Y entrer sans être vu priveraitses voisins du plaisir de le livrer à la police. Iln’aime pas la lune, pleine, sottement brillante,qui éclaire la place devant la maison. Dans lebidonville, certains, mus par la vieille animositéqui oppose hindous et musulmans, souhaitent lemalheur de sa famille. D’autres le font pour uneraison moderne : la jalousie économique. En col-lectant des déchets, Abdul a permis à sa famillede se hisser au-dessus du minimum vital.

Au moins, la place est calme – étrangementcalme. Sorte de front de mer faisant face au vastebassin d’eaux usées qui marque la frontière estdu bidonville, l’endroit est, le soir, le théâtre d’uneagitation chaotique : les gens se battent, cuisi-nent, flirtent, s’occupent des boucs, jouent aucricket, attendent au robinet d’eau public, font laqueue devant un petit bordel ou cuvent le funestetord-boyaux distribué à deux portes de la maisond’Abdul. La pression accumulée dans les taudissurpeuplés des étroites allées du bidonvillen’a que cet endroit, le maidan [“place” en hindi],pour se relâcher. Mais ce soir, après que la femmesurnommée l’Unijambiste a brûlé, les gens ont

regagné leurs pénates. Abdul file vers l’abri etreferme la porte derrière lui. A l’intérieur, l’en-trepôt est noir, grouillant de rats, et pourtant ras-surant. Dans ces onze mètres carrés s’empilentjusqu’au toit les seules choses de ce monde dontAbdul sait quoi faire. Bouteilles de whisky vides,journaux moisis, applicateurs de tampons usagés,parapluies dénudés jusqu’aux baleines, cotons-tiges jaunis, emballages plastique déchirés ayantautrefois contenu des imitations de Barbie. Au fildes ans, Abdul est passé maître dans l’art de limi-ter la distraction. Dans sa pile d’immondices, il aplacé toutes les poupées de ce type la poitrinetournée vers le bas.

Eviter les ennuis, tel est le principe d’AbdulHakim Husain. Une idée si férocement ancrée enlui qu’elle semble s’être imprimée dans son phy-sique. Il a les yeux caves, les joues creuses, uncorps sec, courbé par le travail. Presque tout enlui est renfoncé, excepté ses oreilles en feuillesde chou et ses cheveux qui bouclent vers le ciel,comme ceux d’une petite fille, chaque fois qu’ilessuie la sueur de son front. Passer inaperçu estune chose utile au bidonville d’Annawadi. Ici, dansla banlieue ouest en pleine expansion de la capi-tale financière indienne, trois milliers de per-sonnes s’entassent dans – et sur – 335 cabanes defortune. C’est un incessant va-et-vient de migrantsoriginaires de l’ensemble de l’Inde – hindous pourla plupart, de toutes castes et sous-castes. Ses voi-sins incarnent des croyances et des cultures sivariées qu’Abdul, qui est musulman comme unetrentaine d’habitants du bidonville, s’y perd.

Morve noireAnnawadi est idéalement situé pour un trafiquantd’ordures de riches. Abdul et ses voisins occu-pent un terrain appartenant à l’autorité aéro-portuaire d’Inde. Seule une route bordée decocotiers sépare le bidonville de l’entrée du ter-minal international. Cinq hôtels extravagantsencerclent Annawadi  : quatre mégalithes demarbre, richement ornés, et un élégant Hyatt[nom d’une chaîne d’hôtels de luxe] de verre bleu,d’où, du dernier étage, Annawadi et les quelquescolonies adjacentes ont l’air de villages quiauraient été parachutés là, dans les espaces oubliésentre d’élégantes œuvres modernes.

“Tout autour de nous, il y a des roses”, com-mente le frère cadet d’Abdul, Mirchi. “Et nous,nous sommes la merde au milieu.” Au cours de cesiècle nouveau, l’économie de l’Inde a progresséplus vite que toute autre – exception faite decelle de la Chine –, les immeubles roses et lestours de bureaux en verre ont poussé autour del’aéroport international. Une entreprise a sim-plement baptisé ses bureaux “More” [plus]. Plusde grues pour faire plus de bureaux : là-haut,dans le ciel de la ville, c’est un parcours d’obs-tacles dans le smog, d’où des tas de possibleschoient dans les bidonvilles.

Chaque matin, des milliers de ramasseursd’ordures se déploient dans la zone de l’aéroportà la recherche de rebuts vendables – quelqueskilogrammes parmi les 8 000 tonnes de déchetsque Bombay rejette chaque jour. Ils se ruent

Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012 � 11

“Nous sommes la merdeau milieu des roses”

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Des années de terrain

L’extrait ci-contre esttiré du livre-documentBehind the BeautifulForevers (Derrière les beaux panneaux,inédit en français), quiest paru aux éditionsPenguin India enfévrier 2012. Pour écrirece livre, il a fallu à lajournaliste américaineKatherine Boo trois ansdurant lesquels elle aplusieurs foisinterviewé168 personnes. L’extraitchoisi est daté du17 juillet 2008.Katherine Boo atravaillé pour TheWashington Post de1993 à 2003, date àlaquelle elle a rejointThe New York Times.En 2000, sa séried’articles sur lesmaisons d’accueil pourhandicapés mentauxaux Etats-Unis lui a valu le prix Pulitzer,dans la catégorie“Service public”. Par la suite, elle a obtenuplusieurs autres prix et dotations pour desarticles principalementconsacrés auxdéfavorisés et auxthématiques sociales.La journaliste estmariée à Sunil Khilnani,historien indien réputéet directeur de l’Institut de l’Indeau King’s College de Londres.

� Vue sur la baiede Bombay. Au premier plan, le bidonville de Dharavi.

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sur les paquets de cigarettes froissés jetésdes fenêtres de voitures. Ils sondent les égoutsen quête de bouteilles d’eau vides. Abdul, lui,attend à côté de sa balance rouillée. Dans les basétages de la ville, dans la hiérarchie de l’écono-mie des déchets, l’adolescent se situe un cran au-dessus des ramasseurs d’ordures  : c’est uncommerçant, il estime et achète leur butin. Puisil revend les détritus en gros à de petites entre-prises de recyclage.

Dans la famille, c’est la mère d’Abdul qui négo-cie, en lançant une pluie d’injures aux ramasseursqui demandent trop pour leurs biens. Abdul, lui,excelle dans le tri – l’activité cruciale consistantà répartir les détritus achetés en soixante caté-gories de papier, plastique, métal, etc. – pourensuite les revendre. Aucun doute, il est rapide.Il trie les déchets depuis qu’il a à peu près 6 ans,parce que la tuberculose et les immondices ontruiné les poumons de son père. “Tu n’avais pas latête faite pour aller à l’école, de toute façon”, a récem-ment fait remarquer son père. Abdul n’est pascertain d’avoir suffisamment d’instruction pourse faire sa propre idée sur la question. Les pre-mières années, il a passé son temps assis dansune salle de classe où il ne se produisait pas grand-chose. Puis il y a eu le travail, rien que le travail.Un travail qui faisait voltiger tellement de sale-tés dans l’air que sa morve est devenue noire. Untravail plus assommant que sale.

Un citron à la place du cerveauL’odeur des brûlures de l’Unijambiste est moinsforte dans l’abri, concurrencée par la puanteurdes ordures et la sueur d’effroi qui souille les vête-ments d’Abdul. Il ôte son pantalon et sa chemise,et se cache aussi loin que possible de la porte,contre le mur du fond. L’odeur est amère, faitedavantage de kérosène et de sandale fondue quede chair. C’est de la fleur d’oranger comparé à lanourriture d’hôtel pourrie jetée chaque nuit àAnnawadi, qui nourrit trois cents cochons encroû-tés de merde. Abdul a l’estomac noué car il saitde quoi et de qui vient l’odeur. Il connaît l’Uni-jambiste depuis le jour où, il y a huit ans, sa familleest arrivée à Annawadi. Impossible de ne pas fairesa connaissance puisque seul un drap séparait sacabane de la sienne. A l’époque, l’odeur de l’Uni-jambiste le perturbait déjà. En dépit de sa pau-vreté, elle trouvait le moyen de se parfumer. Lamère d’Abdul, qui sentait le lait maternel et l’oi-gnon frit, désapprouvait cela.

Abdul pense que sa mère, Zehrunisa, a raisonsur la plupart des choses. Son unique défaut, pourAbdul, est son langage. La grossièreté a beau êtrela norme dans le monde des déchets, il trouveque sa mère en fait trop. “Crétin de salopiaud, t’asun citron à la place du cerveau ! s’exclame-t-elle unjour. Tu crois que mes petits vont crever de faim sanstes boîtes de conserves ? Je devrais te baisser le froc ette couper le petit bout qu’il y a dedans !”

Ce langage dans la bouche d’une femme quiavait été élevée dans un village perdu pour porterune burqa et vivre pieusement…“Que dirait tonpère s’il t’entendait jurer dans la rue ?” lui demandeAbdul. “Il dirait bien des choses, répond Zehrunisa,mais c’est lui qui m’a envoyée épouser un hommemalade. Si j’étais restée tranquillement assise à lamaison, comme l’a fait ma mère, tous ces enfantsseraient morts de faim.” Abdul ose à peine avouerle grand défaut de son père : il est trop maladepour trier beaucoup de déchets, mais pas assezpour ne pas toucher à sa femme. La secte wah-habite dans laquelle il a été élevé est opposée aucontrôle des naissances, et sur les dix enfants deZehrunisa, neuf ont survécu. A chaque grossesse,

En couverture Bombay à la vie à la mort12 � Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012

Zones occupées par des bidonvilles

Limitedes districts

Principaux axes féroviaires

Centre d’affairesd’Oshiwara

Future lignede métroVersova-Ghatkopar

Centre d’affairesde Bandra Kurla

MumbaiTrans HarbourLink (liaisonroutière)

Quelques projets de développementpour décongestionnerle centre historique :

BOMBAYMUMBAI

1

2

3

4

Thane District

Raigad District

ÉTAT DUMAHARASHTRA

Vieux Bombay

(MumbaiDistrict)

Banlieueproche

(MumbaiSuburban

District)

Bombay

40 km

Villenouvelle de Navi Mumbai

9 332 481

3 145 966

11 054 131

2 207 929

Projet d’aéroport internationalProjet d’aéroport internationalAxe de développement de la villeAxe de développement de la ville

Zone urbaniséeZone urbaniséeNb d’habitants par districtNb d’habitants par district

La région métropolitaine de Bombay

Raigad DistrictThane DistrictBanlieue procheVieux Bombay

GRAND BOMBAY

1961

1951

1971

1981

1991

2001

2011

0

5

10

15

20

25 En millions d’habitants

Une banlieue de plus en plus peuplée

2011

62 % 38 %

7,8 millions

4,7 millions

Habitantsdes bidonvilles

Habitants hors bidonvilles

Répartition des 12,5 millions d’habitants du Grand Bombay

Bidonvilles

PORTDE

BOMBAY

ParcnationalSanjayGandhi

MERD’OMAN

THANECREEK

BACK BAY

MarineDrive

Porte de l’Inde

Gare terminaleChhatrapati Shivaji

QUARTIER HISTORIQUEOU “ISLAND CITY”OU “MUMBAI CITY DISTRICT”

MUMBAI SUBURBAN DISTRICT

DISTRICT DE THANE

Bidonvillede Dharavi

(entre 700 000et 1 milliond’habitants

sur plus de 200 ha)

PontBandra–Worli

Sea Link

Ville de Thane

Villede Vashi

VersNavi Mumbai

Vers NaviMumbai

Aéroportinternational

Chhatrapati Shivaji

Bidonvilled’Annawadi

2

4

3

1

Limite du Grand Bombay (Greater Mumbai)

10 km

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Les plus grands bidonvilles d’Asie dans la capitale économique indienne 11 �

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elle se console en se disant qu’elle produit de lamain-d’œuvre pour l’avenir. Mais, aujourd’hui,c’est Abdul qui travaille, et ses nouveaux frèreset sœurs ne font qu’accroître ses soucis.

“Va moins vite, lui dit affectueusement sonpère. Utilise ton nez, ta bouche, tes oreilles, pas seu-lement ta balance.” Tapote les bouts de métal avecton ongle. Le son te dira de quoi il est fait.Mâchonne le plastique pour en évaluer la qualité.S’il est rigide, casse-le en deux et respire l’odeur.Une odeur fraîche indique un polyuréthane debonne qualité. Abdul a appris. La première année,ils ont eu assez à manger. L’année d’après, ils ontvécu dans ce qui ressemblait davantage à unemaison. Le drap fut remplacé par une cloison faitede vieux débris d’aluminium puis, plus tard, parun mur de mauvaises briques, qui a fait de leurmaison la plus robuste de la rangée. Les senti-ments qui l’envahissaient lorsqu’il considérait laparoi de briques étaient multiples : fierté ; peurque la qualité des briques soit si médiocre que lemur s’effrite ; soulagement sensoriel. Il y avaitdésormais une barrière de presque 8 centimètresentre lui et l’Unijambiste, qui prenait des amantspendant que son mari triait des ordures ailleurs.

Ces derniers mois, Abdul ne remarquait plussa présence que lorsqu’elle passait en cliquetantsur ses béquilles de métal. Les béquilles de l’Uni-jambiste sont trop courtes : lorsqu’elle marche,ses fesses partent en arrière – dessinant des ondu-lations qui font rire les gens sur son passage. Sonrouge à lèvres est une autre source d’hilarité – ellese peinturlure le visage juste pour aller s’accrou-pir au-dessus du trou à merde ? Son véritableprénom est Sita. Elle a la peau claire, générale-ment un atout, mais sa jambe, qui ressemble àcelle d’un avorton, a porté un coup à sa valeur surle marché du mariage. Aussi ses parents hindousont-ils accepté l’unique offre qu’ils ont reçue, celled’un musulman vieux et pauvre – “à moitié mort,mais qui d’autre aurait voulu d’elle ?” a dit un joursa mère en fronçant les sourcils. Ce couple malassorti a donné vie à trois petites filles faméliques.La plus chétive s’est noyée dans un seau, à lamaison. La mère n’a pas semblé éprouver depeine, et cela a fait jaser.

Depuis quelque temps, les gens ont trop d’as-pirations à Annawadi, ou du moins c’est l’im-pression d’Abdul. Quand l’Inde a commencé àprospérer, les vieilles idées sur la prédétermina-tion de l’existence selon la caste ont cédé le pasà une croyance en la réinvention terrestre. Les

Annawadiens parlent à présent naturellement devies meilleures, comme si la fortune était unecousine qui allait arriver dimanche, comme si lefutur ne ressemblerait pas au passé.

Le frère cadet d’Abdul, Mirchi, ne veut pastrier les ordures. Il se voit travailler dans un hôtelde luxe. “Regarde-moi bien !” a-t-il dit un jour pleinde hargne à sa mère. “J’aurai une salle de bainsaussi grande que cette cahute !” Asha, une battanteinstallée près des toilettes publiques, a d’autresambitions : elle rêve d’être la première femmemarchande de sommeil d’Annawadi, puis de tirerparti de l’inexorable corruption de la ville pourfaire son entrée dans la classe moyenne. Sa fille,Manju, a un objectif qu’elle estime plus noble :devenir la première femme d’Annawadi à êtrediplômée de l’université.

Mais, de tous ces rêveurs, la plus ridicule restel’Unijambiste – tout le monde le pense. Elle nour-rit un intérêt durable pour le sexe extraconjugal,et pas seulement pour le petit pécule – cela, sesvoisins le comprendraient. Mais elle veut aussiqu’on la trouve désirable. Or aux yeux des Anna-wadiens, de tels vœux ne sont pas faits pour lesinfirmes. Abdul, lui, voudrait une femme qui n’em-ploie pas d’expressions comme “salopiaud” et“nique ta sœur”, et qui se fiche de l’odeur qu’ildégage ; et un jour, une maison, quelque part,n’importe où ailleurs qu’à Annawadi.

Coupable d’une chose ou d’une autreLes policiers sont arrivés. Ce ne peut être qu’eux :aucun habitant du bidonville ne parle avec unetelle assurance. La famille d’Abdul connaît bienles agents du commissariat local, juste assez pourles redouter tous. Le pire, c’est l’agent Pawar, quia brutalisé la petite Deepa, une fillette qui venddes fleurs près du Hyatt. La plupart d’entre euxse moucheraient volontiers dans votre dernierquignon de pain. Abdul s’est préparé à ce momentoù les policiers franchiraient le seuil de sa maison– aux cris et aux pleurs des enfants, au fracas desustensiles d’acier. L’Unijambiste n’a pas succombéà ses blessures et, de son lit d’hôpital, elle les aaccusés : Abdul, sa sœur aînée et leur père l’ontpassée à tabac et ont tenté de la tuer. Elle a aussiaccusé sa sœur Kehkashan. Pour cela, il voudraitque l’Unijambiste soit morte. Puis il regretted’avoir eu cette pensée. Si elle venait à mourir, safamille aurait encore plus d’ennuis.

Etre pauvre à Annawadi, ou dans n’importequel bidonville de Bombay, c’est être coupable

Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012 � 13

d’une chose ou d’une autre. Parfois, Abdul achètedes morceaux de métal que les ramasseurs ontvolés. Il exerce un commerce, aussi modeste soit-il, sans autorisation. Et le simple fait de vivre àAnnawadi est illégal, puisque l’aéroport ne veutpas des squatteurs de son espèce sur son terrain.Mais ni lui ni sa famille n’ont mis le feu à l’Uni-jambiste. Elle l’a fait toute seule.

“Où est ton fils ?”Le père d’Abdul défend l’innocence de sa famillede sa voix voilée, tandis que les agents le fontsortir de la maison. “Où est ton fils ?” lui demandel’un d’eux d’une voix forte, pour couvrir les hur-lements de la mère d’Abdul. Zehrunisa Husainest une usine à larmes. Aujourd’hui, les sanglotsde ses enfants ne font qu’intensifier les siens. “Ilva revenir dans une demi-heure”, assure la mère.

Abdul ne peut écarter la possibilité que lapolice revienne le chercher. Abdul pense que saprincipale qualité est d’être chaukanna, “vigilant”.Il le formule ainsi : “Mes yeux peuvent voir danstoutes les directions.” Il se croit capable d’anticiperun malheur. Ce soir, c’est la première fois qu’ilest pris au dépourvu. Quelle heure est-il ? Dansle maidan, Cynthia, une voisine, crie : “Pourquoila police n’a-t-elle pas arrêté le reste de la famille ?”Cynthia est proche de l’Unijambiste et méprisela famille d’Abdul depuis que sa propre famille afait faillite dans le commerce des ordures. “Allonsau commissariat pour qu’ils viennent les arrêter”,lance-t-elle aux voisins. De l’intérieur de la maisond’Abdul ne sort que du silence. Heureusement,Cynthia finit par se taire. Abdul sent que la ten-sion de la nuit commence à s’estomper. Il va trou-ver sa mère. Fugitif sans talent, il a besoin qu’ellelui dise quoi faire. “Pars vite, lui ordonne Zehru-nisa Husain. Aussi vite que tu le peux !” Abdul prendune chemise propre et s’enfuit. Il descend uneallée en zigzag bordée de cabanes, puis débouchesur une route défoncée. Des ordures et des bufflesd’eau, côté bidonville. L’éclatant Hyatt en verre,de l’autre côté. Au bout d’environ 200 mètres, ilgagne la large route qui mène à l’aéroport, bordéede jardins en fleurs, beautés d’une ville qu’ilconnaît à peine. Il entre dans l’aéroport. Arrivées,en haut. Départs, en bas. Il court le long d’unelongue clôture, derrière laquelle résonnent desmarteaux-piqueurs creusant le sol pour poser lesfondations d’un nouveau terminal élégant.

Il suffit de tourner encore une fois à droitepour arriver au commissariat de Sahar. Zehru-nisa a lu sur le visage de son fils qu’il était troppaniqué pour se cacher de la police. Sa peur àelle, en se réveillant, était que les policiers pas-sent son mari à tabac pour se venger de la fuited’Abdul. C’était le devoir d’un fils aîné de pro-téger son père malade. Abdul fera son devoir. Secacher, c’est bon pour les coupables ; il veut queson innocence soit marquée sur son front. Quelui reste-t-il à faire sinon se livrer aux autorités– à la loi, à la justice, des concepts en lesquelsson expérience limitée ne lui avait donné aucuneraison de croire ? Il allait essayer d’y croire main-tenant.

En voyant Abdul, le policier, vautré derrièreson bureau, se redresse, surpris. Ses lèvres, soussa moustache, sont épaisses comme celles d’unpoisson, et s’ouvrent légèrement avant de sou-rire. Katherine Boo

Epilogue : Abdul ne sera pas écouté par la police, quile gardera derrière les barreaux pendant des semaineset le relâchera après le versement d’un généreux pot-de-vin, en attendant son jugement. L’Unijambiste décé-dera à l’hôpital public, non pas de ses brûlures, maisd’une infection qu’elle attrapera sur place.

Critiques

Le livre de KatherineBoo a étéchaleureusementaccueilli lors de sa parution en Inde.“Un magnifique compte-rendu, composéd’histoires réelles, sur les peines et les joiesdes démunis de l’Indeurbaine, ce pays en plein essor ayantéchoué à les intégrer”,observe le Prix Nobeld’économie AmartyaSen. Pour le magazineThe Caravan,Katherine Boo a réussila prouesse de raconterune vérité pure et sale à la fois, sans tomberdans l’écueil desvisions romantiques où le bidonville estrégulièrement décrit,dans The New YorkTimes par exemple,comme un “villageécologique où l’absencede pouvoir ou d’eaupotable est moinsimportante quel’incroyable solidaritéde la communauté despauvres”. D’autres ne sont pas si élogieux.Le site alternatif Kafila estime que“l’ouvrage fait le jeu du discours néolibéralen se concentrant sur la faillite du gouvernement”.Surtout, la journalisteaméricaine n’a pasdisposé des outilsindispensables pour appréhendercorrectement la réalitédu terrain, constatel’hebdomadaire The Week, décelant là des relentsd’orientalisme. “Une femme qui ne parle ni l’hindi ni le tamoul dans un endroit comme celui-ci, armée d’uncortège de traducteursde milieu aisé, voilà qui reste extrêmementproblématique”,estime le journalisteindien Jerry Pinto.

� A Annawadi, la jeune Manju se maquille chez elle avant de partirenseigner à des enfants du bidonville.

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Pour faire de la place à unepopulation toujours plus nombreuse, les tours démesurées poussent comme des champignons dans la capitale financière de l’Inde.

Hindustan Times New Delhi

De la tour World One de Bombay,117 étages, à la Revanta Tower deGurgaon, 56 étages, en passantpar la Supernova de Noida,80 étages, le marché de l’immo-bilier indien semble inondé de

projets de gratte-ciel. La Chine et l’Inde devraientêtre les prochaines à être touchées par cette vagueaprès New York, Singapour et Dubaï.

Le Pr A.G.K. Menon, de la Fondation natio-nale indienne pour le patrimoine artistique etculturel, n’en est pas encore convaincu. “Les bâti-ments de faible hauteur ne nécessitent pas de groscapitaux. On peut y avoir suffisamment de lumière,d’air et de ventilation, et une bonne qualité de vie”,estime-t-il. Il espère que les architectes qui s’ef-forcent d’imiter Shanghai n’ignorent pas les réa-lités de l’Inde. “Pour que des gratte-ciel correspondentà la sensibilité indienne, il faudrait y incorporer notreamour de la culture de la rue, des espaces ouverts etdes vérandas”, propose l’architecte Gautam Bhatia.Alors que l’urbanisation et la densité de la popu-lation augmentent, les partisans de la verticaliténe vont faire que se multiplier. D’aprèsAnurag Chowfla, de Urban Architecture Works,qui a dessiné l’India Habitat Centre [un espaceculturel de New Delhi], les décideurs opposés auxgratte-ciel se voilent la face. “La population de laplupart de nos villes va doubler dans la prochainedécennie. A l’heure où les prix de l’immobilier frisentle niveau de ceux de New York, il est temps de songerà construire des bâtiments plus élevés.”

“Je ne connais pas mes voisins”Vidyut Shah, 35 ans, homme d’affaires.Il habite dans un gratte-ciel à Lalbaug, dans lecentre de Bombay.

Vidyut vient d’une famille modeste. Il s’est ins-tallé dans un appartement de 230 mètres carrésen octobre dernier après avoir habité une maisontraditionnelle surpeuplée. Après trois mois danssa résidence haut de gamme, Shah est las de cettevie superficielle. “On est très seul ici. Je ne connaismême pas mes voisins. Les gens ont de l’argent mais

pas de temps à consacrer les uns aux autres”, confie-t-il. Les équipements fournis ont l’air intéressantsmais ils ont un prix. “Je casque dans les 20 000 rou-pies [280 euros] par mois de charges, tout ça pour unesalle de musculation et un spa que je n’utilise mêmepas.” Ces appartements, c’est “bien pour élever desenfants en toute sécurité, mais c’est tout”.

“C’est la belle vie”Jyotsna Kunwar, 47 ans, femme au foyer.Elle habite au 22e étage de l’Imperial Building, àTardeo, dans le sud de Bombay.

En décembre dernier, Jyotsna Kunwar,nomade autoproclamée, s’est installée dans unsomptueux 4 pièces de 230 mètres carrés à l’Im-perial Building. Elle adore vivre dans cette tourde 60 étages, la plus haute d’Inde [254 mètres],inaugurée en 2010. “Ça ne pourrait pas être mieux.Tous nos besoins sont pris en charge à tel point quenous n’avons pas vraiment besoin de personnel.”Des services de sécurité haut de gamme aux loge-ments séparés pour les domestiques, les rési-dents ont droit à des services de premièrequalité. Outre les équipements habituels – sallede musculation, piscine, salle de ping-pong etterrain de basket –, ils disposent d’un serviced’assistance. “L’autre jour, une des bonbonnes degaz de ma cuisine ne fonctionnait pas bien. On m’aaussitôt envoyé quelqu’un pour la réparer”,explique Jyotsna. Aasheesh Sharma et Renuka Rao

En couverture Bombay à la vie à la mort14 � Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012

Se loger dans les nuages

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Projets de gratte-ciel à Bombay

De plus en plus haut

en bleu : année prévue d’inauguration828 m

720 m

442 m372 m

324 m305 m291 m276 m

(Dubaï, E.A.U.)

(Paris, France)

IndiaTower

WorldOne

OasisTower 1

TourEiffel

BurjKhalifa

L’walaMinerva

I’bulls SkySuites et Forest

2016

20142016

20142012

125étages

117étages

85étages

82étages

75étages

80étages

Bombay, le pôle économique le plusimportant et le plus diversifié du pays,compte parmi les moteurs de la croissanceindienne. La mégapole contribue en effet à5 % du PIB du pays et à plus d’un tiers de sesrecettes fiscales. Elle abrite la Bourse,rassemble de nombreux sièges sociaux de banques et d’entreprises – nationales etétrangères. Poumon économique de l’Inde,Bombay représente 25 % de la productionindustrielle, 40 % du commerce maritime, et70 % des transactions de capitaux du pays.1853 est une date clé dans l’histoire de sondéveloppement : cette année-là s’ouvre à la fois la première ligne ferroviaire d’Asiereliant Bombay à Thane (34 kilomètres) et la première filature de coton, acte de naissance de l’industrie textile, qui profitedes importations britanniques pour devenirla première activité de la ville. Tout au longdu XXe siècle, la création d’aciéries, depêcheries, d’ateliers d’orfèvrerie contribueégalement à la prospérité de Bombay, qui bénéficie de l’investissement de communautés riches et influentes : les parsis [zoroastriens], dont le grandindustriel Jamshetji Tata est issu, ou encore les Bhatia et les Marwari, castes commerçantes venues du Gujarat et du Rajasthan voisins.Depuis les années 1980, de nombreusesusines de textile ont fermé, l’industrie a décliné et les activités de services se sont développées : l’informatique,l’externalisation des processusopérationnels (BPO, business processoutsourcing), la recherche médicale sontdevenus les nouveaux secteurs leaders.Aujourd’hui, plus de 40 % des actifs sont employés dans l’industrie et environ 55 % dans le secteur tertiaire.Bombay est aussi la capitale indienne des médias et du cinéma. L’énorme industriedu cinéma Bollywood y est basée, ainsi quela plupart des grandes chaînes de télévision.Grande ville portuaire et capitale de l’Etat du Maharashtra, Bombay a très vite attiré de larges flux de migration du travail et s’est imposé comme une ville cosmopolite.On y trouve 67,4 % d’hindous, 18,7 % de musulmans, 5,2 % de bouddhistes, 4 % de jaïns (variante de l’hindouisme), 3,7 % de chrétiens, les sikhs, parsis et juifscomposant le reste de la population. De 8,2 millions en 1981, l’agglomération de Bombay passe à 12,5 millions en 1991,15 millions en 2001 et 20,7 millionsaujourd’hui. Ville la plus peuplée de toutel’Inde, Bombay, coincé sur sa presqu’île,grignote le nord depuis les années 1960pour s’étendre sur 60 kilomètres, depuis son centre d’affaires au sud jusqu’auxbanlieues qui débordent sur le continent.Les loyers dans le sud, centre historique,sont devenus hors de prix. Les autoritésauraient aimé faire de Bombay le “Shanghaide l’Inde”, mais la mauvaise planificationurbaine et la persistance des bidonvillessemblent l’éloigner de cet objectif.

Croissance

Un poumonéconomique

“Pourquoi les autorités ferroviaires ne nous disent-elles rien ?” s’alarme le tabloïd de Bombay Mid Day le 20 avril, après un nouvel accidentdans un train desservant la banlieue de la mégalopole. La veille, trois voyageurs sontmorts, tombés d’un wagonsurchargé après avoir étéheurtés par une plate-forme de maintenance accrochée

à un pylône de signalisation. Pratiqueet économique, le réseau ferroviairepublic de Bombay et de sa banlieue estemprunté chaque jour par 7,2 millions

de voyageurs. Mais lesconditions sont périlleuses.“Un train de douze wagons est censé transporter2 325 personnes, mais ce sontprès de 5 300 voyageurs qui s’y entassent aux heures de

pointe”, écrit le Straits Times. Environ4 000 personnes sont tuées chaqueannée sur les voies ferrées de Bombay.“La compagnie Indian Railways a prévude dépenser un total de 600 milliardsde roupies [8,6 milliards d’euros] pour l’amélioration du réseau,mais seuls 5 milliards de roupies[72,3 millions d’euros] seront alloués au réseau de Bombay”, prévient le quotidien de Singapour.

Transports

Des trains qui tuent

Mumbai ?

En 1995, le Shiv Sena,parti régionalisted’extrême droite à la tête de lamunicipalité, décided’abandonner le nomde Bombay pour celuide Mumbai. Bombayvient de bom bahia,“bonne baie”, utilisépar les Portugais au début du XVIe siècle et repris ensuite par les Britanniques. Le terme reste très employé. Mumbai viendrait de la contraction de Mumba, désignantla déesse Mumbadevi,protectrice des Koli,peuple de pêcheurs, et du mot aai,“maman” en marathi,la langue régionale.Selon le Shiv Sena, le terme de Bombayrappelait trop la soumission de l’Indeaux anciens colons.Beaucoup dénoncentune mesure chauvine.

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Ces dix dernières années, les opérations immobilières ont provoqué plus d’un milliond’expulsions. Les bidonvilles laissent la place aux bureaux et aux centres commerciaux.

Visfot.com (extraits) New Delhi

Bombay vit et prospère grâce aulabeur de ses ouvriers. S’ilsvenaient à poser leurs marteaux,la ville serait paralysée. Après avoirabandonné leur région natale, ilsmettent leur force de travail au

service d’un développement urbain qui, en Inde,concerne seulement les quartiers aisés d’un petitnombre de villes. Trop souvent, pourtant, on voitles visages des riches se tordre de dégoût lorsqu’ilsparlent de ces migrants, jugés “trop nombreux”.

Il est grand temps de rappeler une évidence :qu’ils soient originaires de la région ou d’autresendroits de l’Inde, ces ouvriers ne sont pas lesennemis de Bombay, même si le secteur immo-bilier semble totalement l’ignorer. Considéréescomme autant d’obstacles à la marche du pro-grès, les masures des plus pauvres sont démoliespour construire des centres commerciaux. Cesdix dernières années, les opérations immobilièresont provoqué plus d’un million d’expulsions.

Détournant à leurs avantages des plans de développement urbain bien trop elliptiques,entrepreneurs, mafieux et responsables de l’ad-ministration ont mis leurs forces en communpour s’emparer de la ville. En 1976, le gouverne-ment avait voté le Shahari Zamin Qanoon [loi surle foncier urbain], fixant un plafond pour l’ac-quisition des sols vacants afin de limiter les opé-rations de spéculation et la concentration desacquisitions. Peu effective, la loi fut amendée dansl’Etat du Maharashtra en 2007, afin de faciliterles grands projets de développement des infra-structures de Bombay. Ce changement n’a faitqu’ajouter à la confusion générale et renforcer lamainmise des propriétaires fonciers sur la ville.

Ces vingt dernières années, les deux tiersdes terrains cédés par la municipalité ont servià construire des tours d’habitations et debureaux. Un tiers seulement a été consacré à laconstruction d’écoles, d’hôpitaux et autres infra-structures publiques. Même les abords de larivière Mithi n’ont pas été épargnés, alors quela construction n’y est pas autorisée. Rappelonsque le terrain du centre commercial Atriya Mil-lennium Mall, à Mahapalika [sud de Bombay],était initialement réservé à la construction d’uneécole et de 1 885 logements sociaux. Construitesur un bidonville, l’Imperial, ce couple de toursjumelles surplombant la ville, fut le laboratoired’expérimentation d’expulsion à grande échelledes personnes jugées “trop nombreuses”. Aujour-d’hui, l’Imperial est néanmoins perçu commeun modèle de développement urbain et suscitel’admiration. Désormais, les nababs des tempsmodernes se taillent de véritables domaines aucœur de Bombay. Il est grand temps de se poserles questions suivantes : à qui appartient Bombayet qui sont ceux qui souffrent le plus de cet étatde fait ? Shirish Kher

Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012 � 15

Des migrants faisons table rase

Avec un secteur agricole en pleinecrise, les petits propriétaires terrienset les artisans s’exilent.

The Hindu (extraits) Madras

Le recensement de 2011 révèle un ren-versement de situation, puisque,pour la première fois depuis quatre-vingt-dix ans, les villes ont gagné plusde nouveaux habitants (91 millions)que les campagnes (90,6 millions).

Et quelque chose de radical s’est passé ces dixdernières années : un nombre phénoménal deruraux migrent pour trouver du travail à mesureque le secteur agricole s’effondre.

Prenons, par exemple, les habitants des districts de Bolangir et de Nuapada [dans l’Etatd’Orissa, au centre de l’Inde]. Souvent, ils tra-vaillent deux ou trois mois dans des briqueteriesdu sud du pays, puis retournent travailler dans lebâtiment dans la région de Bombay. Au début desannées 1990, seuls trois ou quatre bus partaientchaque jour de la petite ville de Khariar [districtde Nuapada, Etat d’Orissa] pour aller à Raipur [lacapitale de l’Etat du Chhattisgarh, au centre del’Inde]. Aujourd’hui, il y en a onze. Désormais, ilexiste des cars au départ de plus en plus de villes,qui desservent des localités bien plus petites pourrécupérer les personnes qui cherchent du travail.“Qu’est-ce qui pourrait bien me pousser à rester ici ?”m’a demandé, à Nuapada Bishnu Podh, unmigrant sans attaches.

Ces flux migratoires sans précédent vont depair avec la crise de plus en plus accentuée quetraverse le secteur agricole. Entre 1995 et 2009,240 000 agriculteurs se sont donné la mort, et laplupart étaient endettés jusqu’au cou. En 2003,le profil des migrants avait déjà évolué. Quelques

Source : “The Hindu”

Evolution sur les soixante dernières années

31 % de citadins en Inde

Total 1 210,2 millions

Total 683,3 millions

Total 361,1 millions

UrbainsRuraux

17 %31 %

23 %

1951 1981 2011

années plus tôt, ils étaient la plupart du tempsdalits [intouchables] ou bien lambada adivasis[population tribale nomade], presque toujoursouvriers agricoles. Ensuite, ils ont été rejoints pardes menuisiers, des potiers et des agriculteurs.

La crise économique de 2008 a entraîné lafermeture d’un nombre considérable d’usinestextiles dans l’Etat du Gujarat [ouest de l’Inde].Pourtant, en 2009, plus de 5 000 passagers sansréservation continuaient de prendre chaque jourle train à la gare de Berhampur, à Ganjam [Etatd’Orissa], en direction de l’Etat du Gujarat. Ils’agissait surtout de travailleurs à la recherched’un emploi à Surat ou à Bombay [proches del’Etat du Gujarat]. “Nos patrons savent que peu d’op-tions s’offrent à nous”, explique Ganesh Pradhan.Il n’y a pas de jour de congé, pas de pauses et lesjournées de travail durent douze heures. “On tra-vaille plus et on gagne moins, il n’y a plus de pause-déjeuner… Nous avons de moins en moins d’argent.”Palagummi Sainath*

* Ce “reporter de la ruralité” – comme il se définit – estle meilleur spécialiste des questions agraires en Inde,en particulier celle des suicides de paysans.

Raj Thackeray

Il voue une haine aux immigrés venus du nord de l’Inde – en particulier ceux de l’Uttar Pradesh et du Bihar, qui “volent le travail des Marathis”, lesnatifs du Maharashtra,dont Bombay est lacapitale. Raj Thackeray,43 ans, est le leader du MNS (MaharashtraNavnirman Sena,“l’armée renaissante du Maharashtra”), uneformation xénophobeet ultrarégionaliste.Fondée en 2006, elle compte 13 députésélus à l’Assemblée du Maharashtra(288 sièges)depuis 2009. En avril,Raj Thackeray a menacéde perturber la visite à Bombay du ministreen chef du Bihar, Nitish Kumar, venu participer à la célébration du cinquantenaire deson Etat. Pour le leaderrégionaliste, les Biharisdoivent organiser leurs fêtes chez eux, et non chez les autres.Selon l’hebdomadaireTehelka,“Raj est justeen train de marcher sur les plates-bandes de son oncle, BalashahebThackeray”. Ce dernierest à la tête d’un autreparti d’extrême droite, le Shiv Sena, né en 1966. Signifiant“l’armée de Shivaji”, du nom du fondateurde l’Empire marathe, la formation disposeaujourd’hui de 45 siègesà l’Assemblée régionale.Elle est aussi à la têtede la municipalité de Bombay avec le BJP,parti hindounationaliste.

Fuir les campagnes

� Opération de démolitiondans le bidonvillede Golibar, à Bombay, en 2011.

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A l’image de tant d’autres nouveauxquartiers, Magarpatta City est uneenclave sécurisée pour privilégiés,située à Pune, à une centaine de kilomètres de Bombay. Tout y est vert et propre. Visite guidée.

Fountain Ink (extraits) Madras

A près avoir quitté le centre dePune, me voici au pied d’un longmur d’enceinte, devant unegrande pancarte surmontant leportail d’entrée : “MagarpattaCity”. Sitôt franchi le porche, le

climat semble soudain plus doux. La route estbordée d’arbres. Elle est moins poussiéreuse qu’enface. Aucun détritus n’en souille les abords. Onarrive bientôt à un vaste rond-point herbeux oùle léger nuage de vapeur dégagé par un brumisa-teur donne l’impression d’être à la montagne. Lebosquet de palmiers planté juste derrière évoque,lui, un bord de mer paradisiaque. Un panneauvous souhaite “Bienvenue à Oxygen Zone”.

Alors que d’autres résidences sécurisées[gated communities] offrent un style de vie luxueux à quelques privilégiés, Magarpatta Cityse veut moins élitiste. Le quartier compte autotal 7 500 unités résidentielles accueillant

En couverture Bombay à la vie à la mort16 � Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012

Le mot de la semaine

“ghar”maisonIl y a des images qui restent pour toujoursgravées dans notre esprit, peu importe le temps écoulé. Telles sont pour moi ces petites maisons en brique que l’on voitcarrément coupées en deux, comme par un glaive géant, afin de faire de la placepour les grandes voies de l’Inde moderne. Le passant en voiture est ému par ces moitiés d’intérieurs béants, par l’impudeur de leur intimité exposée : ici, un calendrier épinglé au mur ; là, un lit que le dormeur a quitté à la hâte… Dans ces maisons de poupée auxquellesmanque un mur, on voit parfois les habitantsvaquer aux occupations de leur viequotidienne. Comme si le monde qui passedevant leurs nouveaux seuils n’existait pas ou qu’un mur imaginaire les protégeât. C’est une scène inconcevable, à plus forte raison quand on connaît l’originedu mot ghar, la maison. Ce mot, qui existedans plusieurs langues indiennes, dérive du sanscrit grih. Grih, c’est la maison,l’habitation, la demeure. Mais il renvoieégalement aux mots “poche” et “bourse”, désignant ainsi un contenant. Ce mot appartient à la même famille que grihya, “saisir” ou “tenir”, au sens d’une main qui se ferme autour d’un objet. Comme en français lorsqu’onparle de grandes familles, ghar peut vouloirdire “maisonnée”. Ghar ka ghar, la “maisonnée de la maison”, c’est toute la famille. Ghar se pauv nikalana, “sortirles pieds de la maison”, c’est déshonorer la famille, alors que ghar se bahar karna,c’est bannir quelqu’un de sa famille. La ghar est la condition même de la famille, en tant que personnes vivant ensemble à l’intérieur de l’enceinte de la maison.C’est la dissection de la vie humaine qui choque à la vue de ces maisons coupées en deux au bord des routes de la nouvelle Inde. Sur ces belles voies fraîchementgoudronnées, les riches roulent vers leurs résidences gardées. Autant de frontières entre ceux auxquelsl’argent donne la clé d’une maisonimprenable et ceux dont les modestes logis gênent le chemin. Mira Kamdar Calligraphie d’Abdollah Kiaie

Le paradis, à l’abri du bruit et des odeurs

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Revenu annuel par habitant (1 euro = 70 roupies)

Inégalités

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RichesPlus de 24 600 €

Classe moyennesupérieure

De 4 925 à 24 600 €

Classe moyenneDe 2 173 à 4 925 €

DémunisMoins de 2 173 €

35 000 habitants de la classe moyenne supérieure.Autour de l’immense parc central s’étendCybercity – douze tours de bureaux en verre abri-tant plus de 500 000 mètres carrés d’espaces detravail destinés aux technologies de l’informa-tion, qui permettent d’accueillir 60 000 employésainsi qu’un personnel administratif et d’entre-tien de 20 000 membres. Le cœur de la vie com-merciale est le Destination Center, un complexeregroupant boutiques, bureaux administratifs,banque et petits restaurants.

Magarpatta City est protégée par un murd’enceinte de près de sept kilomètres percé detrois entrées barricadées, par un millier d’agentsde sécurité, par une escouade canine chargée dedétecter les bombes et par environ 750 camérasde vidéosurveillance. A l’entrée de chaqueensemble d’appartements, un gardien vousdemande vos papiers d’identité. Laisser votrepoubelle dehors plus d’une heure après le ramas-sage des ordures vous coûtera 100  roupies[1,25 euro] ; laisser traîner des chaussures ou unvélo dans l’espace public sera puni d’une amendede 200 roupies [2,90 euros].

Les gated communities donnent à leurs rési-dents la possibilité de vivre au milieu de gensayant le même statut social, dans des zones quivont du groupement d’immeubles à des ensem-bles de villas et, désormais, à des villes privéesentières. Les raisons de la multiplication récente

� Un couple et leur filledevant leurpavillon de la minivillenouvelleMagarpatta City.

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de ce genre de communautés en Inde ne sontguère difficiles à comprendre. Les villes sont deplus en plus surpeuplées, et les gens aisés aspirentà une sécurité et à une qualité de vie que les pou-voirs publics sont incapables de leur procurer.Prenons l’exemple de Pune : elle a quasimentdoublé de population au cours des vingt dernièresannées, passant de 1,7 million d’habitants en 1991à 3,2 millions en 2011, dont près de 40 % viventdans des bidonvilles.

Sens du collectifMagarpatta City participe de la transformationde l’Inde, qui, de pays à économie agraire, semue en pays industriel et urbanisé. C’est unregroupement de fermiers désireux de protégerleurs terres et leurs intérêts qui est à l’originede la ville. En 1982, les terres sur lesquelles ilscultivaient de la canne à sucre et des légumesont été décrétées “future zone urbanisable” parle conseil municipal de Pune (CMP), qui avaitdonc l’intention de les acheter pour permettrel’extension de la ville. Les propriétairesdécidèrent alors de rester maîtres des lieux etde transformer leurs champs en un quartierurbain. Les 123 familles paysannes possédaientenviron 175 hectares. Elles étaient représentéespar l’un des plus gros propriétaires, SatishMagar, qui avait leur confiance et disposait d’unsolide carnet d’adresses. Les agriculteurs seregroupèrent au sein d’une société – MagarpattaTownship Development and Construction Com-pagny Ltd. – dont chacun d’entre eux détient unepart proportionnelle à la superficie de ses terres.Ils développèrent ensuite un projet de ville inté-grée où les unités résidentielles étaient à vendreet les espaces de bureaux à louer. Le feu vert futdonné à la fin de l’année 2000.

Les agriculteurs se sont installés dans leurnouvelle cité. Certains ont acheté d’autresappartements pour les louer. En plus de la rente

sur leurs biens immobiliers, ils reçoivent une partdu loyer des espaces de bureaux ainsi qu’une partde la redevance sur les films diffusés à MagarpattaCity.. Le montant réparti entre les familles action-naires s’élevait en 2011 à 230 millions de roupies[environ 3,3 millions d’euros].

“En matière d’urbanisation, je crois que l’aspectle plus important, c’est le sens du collectif”, expliqueSatish Magar, le représentant des propriétaires.Lors de la création de l’enclave, les membres d’unecommunauté – il ne dira pas laquelle – sont venusle trouver avec une proposition : ils souhaitaientacquérir 400 appartements, mais à conditionqu’ils soient contigus – en fait, ils voulaient formerune résidence structurée selon leur affiliationreligieuse. Magar a refusé. “Nous souhaitions formerune communauté ouverte”, dit-il.

“L’idée était de créer une ville où l’on irait à piedde son domicile à son travail, aux commerces et àl’école”, explique l’un de ses collaborateurs. Mais

Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012 � 17

Calcutta(Kolkata)15 millions

Bombay(Mumbai)21 millions

New Delhi22 millions

600 km

Une trentained’agglomérations

dépassent1,5 million

d’habitants

Sources : World Gazetteer, Press Information Bureau (government of India)

Patna

Meerut

BhopalIndore

Pune

Magarpatta Cityest une enclavesécurisée à Pune

Nasik Nagpur

Hyderabad

Lucknow

Rajkot

CoimbatoreCochin

KanpurBénarès(Varanasi)

AgraJaipur

Ahmedabad

VadodaraSurate

Ludhiana

Madras(Chennai)

Bangalore

Bhubaneshwar

Visakhapatnam

Un pays encadré par des mégapoles

les choses ne se sont pas toujours passées commeprévu. “Nous pensions que les gens iraient à pied ouprendraient leurs vélos, observe Satish Magar. Maisc’est plus compliqué que ça en a l’air d’amener lesgens à faire un kilomètre à pied. C’est une questiond’image. Dans un pays en développement, posséderune voiture et l’utiliser relève de l’amour-propre.”

Les résidents de Magarpatta sont pour la plu-part de jeunes cadres trentenaires travaillant dansles hautes technologies. Leur principal rassem-blement a lieu lors du Foundation Day, fixé au3  décembre. En 2011, c’est un concert de lachanteuse Shreya Ghoshal qui est organisé. Enattendant qu’elle monte sur scène, Satish Magarfait un discours, qui ne suscite aucune réactionde la foule. Les gens autour de nous continuentà bavarder. Mes interlocuteurs m’expliquent quebeaucoup – 60 % des habitants de MagarpattaCity – sont locataires de leur logement. Commele dit KM, qui réside là depuis sept ans, “ils se com-portent ici comme s’ils étaient à l’hôtel. Beaucoup delocataires ne participent jamais aux activités collec-tives.” KM a été à l’initiative d’une bibliothèqueassociative, qui a dû fermer par manque d’impli-cation des habitants. “Les gens s’attendent à êtreservis, pas à servir la collectivité”, regrette-t-il.

“J’ai peur dès que je sors”Amita vit dans un appartement de MagarpattaCity avec sa fille. Elle a grandi aux Etats-Unis,mais lorsque son mariage s’est brisé il y a quelquesannées, elle a décidé de rentrer en Inde. “J’ai peurdès que je sors à l’extérieur, avoue-t-elle. Ici, on esten sécurité.” Mais Amita trouve oppressants cer-tains aspects de la vie à Magarpatta City. Quandelle a voulu glisser des flyers dans les boîtes auxlettres pour faire connaître la petite boutique dedesign qu’elle venait d’ouvrir, “cinq agents de sécu-rité sont accourus et m’ont traitée comme une voleuse”,raconte t-elle. On lui a conseillé de solliciter uneautorisation auprès de la municipalité, qui a alorsconsenti, contre un versement de 500 roupies[7 euros], à ce qu’elle distribue ses prospectuspendant une heure. Mais Amita se refuse à envisager de vivre ailleurs, en raison du manquegénéral de sens civique. “Les gens crachent n’im-porte où, ils urinent dans la rue.”

Ajay Patil, également résident, aimerait quantà lui qu’un système biométrique soit installé afinde vérifier que les automobilistes et les membresdu personnel d’entretien sont bien ce qu’ils affirment être. Il préfère le fonctionnement d’Amanora Township, une gated community situéeà un jet de pierre de Magarpatta City, équipéed’interphones vidéo et d’accès par carte à puce.

Bien qu’ayant du mal à abandonner la tran-quillité de Magarpatta City, je ressens un légermalaise au terme de ma visite. Il s’y dégage unparfum légèrement déprimant, qui tient peut-être à sa topographie. Longer une rue plantée àintervalles réguliers d’arbres de la même espècedevient vite monotone. Les panneaux publici-taires sont les mêmes partout. L’un des résidentsm’a même avoué qu’habiter Magarpatta Cityavait fini par le faire renoncer à sa passion, laphotographie de rue. C’est peut-être la raisonpour laquelle si peu de gens choisissent de sedéplacer à pied.

Le gouvernement indien encourage la créa-tion de quartiers fermés et, en 2005, il a autoriséleur financement à 100  % par des capitauxétrangers. En tant que premier exemple du modèleactuel de communautés fermées, Magarpatta Cityconstitue un signe indicateur de ce que pourraitdevenir la vie de la classe moyenne en Inde. Srinath Perur

A la une

“Entre les murs d’une ville gardée. Le meilleur desmondes” : l’article que nous publions ici se hisse en une de Foutain Ink,le nouveau mensuel de Madras (sud de l’Inde). Le modèlerésidentiel de la gatedcommunity, quidésigne une enclaverésidentielle sécurisée,est en forte croissancedans les grandes villes de l’Inde,particulièrement à Bombay. Les classesmoyennes sontégalement attirées par les “nouvellesvilles”, à l’image de Navi Mumbai, villejumelle de Bombay, la plus grande nouvelleville planifiée dans le monde, avec unesuperficie de 344 km2.

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La résidence du milliardaire MukeshAmbani à Bombay incarne la fracturesociale, selon l’auteure indienneArundhati Roy. Pour elle, c’est le capitalisme et l’accaparement des richesses qu’il faut combattre.

Outlook (extraits) New Delhi

Est-ce vraiment un lieu de vie ? Untemple à la nouvelle Inde ou unentrepôt pour ses fantômes ?Depuis la construction de la tourAntilla à Bombay, qui exhale unparfum de mystère et de menace

tranquille, les choses ne sont plus les mêmes.“Voilà, me dit l’ami qui m’a emmenée ici, présentetes respects à notre nouveau maître.”

Antilla appartient à l’homme le plus riched’Inde, Mukesh Ambani. J’avais déjà lu des chosessur cette résidence de 27 étages, la plus chèrejamais construite, comprenant trois héliports etneuf ascenseurs, jardins suspendus, salles de gym,six étages de parking et 600 domestiques. Maisje ne m’étais pas préparée à la pelouse verticale– un mur d’herbe fixé à une immense grille demétal. Manifestement, le trickle-down [théorie duruissellement, selon laquelle les plus pauvresbénéficient indirectement de la richesse desclasses supérieures] n’a pas fait son effet.

Mais le gush-up [l’accaparement des res-sources naturelles par les grandes sociétés], lui,se porte bien. Pour preuve, dans cette nation de1,2 milliard d’habitants, les cent personnes lesplus riches possèdent l’équivalent d’un quart duPIB. On raconte que, malgré tous ces efforts etce jardinage, les Ambani ne vivent même pas àAntilla. Personne n’en est certain. Les gens conti-nuent de parler de fantômes et de mauvais œil.Le capitalisme, “qui a fait surgir de si puissantsmoyens de production et d’échange, ressemble au sor-cier qui ne sait plus dominer les puissances infernalesqu’il a évoquées”, a écrit Karl Marx.

En Inde, les 300 millions d’entre nous quiappartiennent à la nouvelle classe moyenne néeaprès les réformes du FMI vivent côte à côte avecles esprits du monde des ténèbres, ceux desrivières mortes, des puits asséchés, des forêtsdénudées ; ceux des 800 millions d’Indiens dépos-sédés pour nous laisser la voie libre. Et qui survi-vent avec moins de 20 roupies par jour [0,30 euro].

Mukesh Ambani possède une fortune per-sonnelle de 20 milliards de dollars [15,4 milliardsd’euros]. Il détient une part majoritaire de RelianceIndustries Limited (RIL), une société dont la capi-talisation boursière se monte à 47 milliards de dol-lars [36 milliards d’euros]. Celle-ci a récemmentacheté 95 % des parts d’Infotel, un consortium quicontrôle 27 chaînes télévisées. RIL fait partie dela poignée de sociétés qui dirigent l’Inde, avec,notamment, Tata, Jindal [production d’acier],Vedanta [extraction minière], Mittal, Infosys[informatique], Essar [production d’acier] etl’autre Reliance (Adag, télécommunications etinfrastructures), détenue par le frère de Mukesh,Anil. La course à la croissance les mène jusqu’enEurope, en Asie centrale et en Afrique. Le groupeTata, par exemple, dirige une centaine de socié-tés dans 80 pays. Dans l’Evangile selon le gush-up,

plus on en a, plus on peut en avoir. L’ère de la pri-vatisation à tout-va a fait de l’Inde un des paysà la croissance la plus rapide au monde. Mais,comme toute bonne colonie à l’ancienne, l’Indeexporte surtout des minerais. Les nouveauxmégagroupes indiens sont ceux qui sont parve-nus à se hisser jusqu’au robinet qui recrache l’ar-gent extrait des profondeurs de la terre.

La privatisation des montagnes, des coursd’eau et des forêts du pays déclenche une véri-table guerre. En 2005, les Etats du Chhattisgarh,de l’Orissa et du Jharkhand ont signé des cen-taines d’accords avec une multitude de sociétésprivées, leur livrant pour une bouchée de paindes billions de dollars de bauxite, de fer et d’autresminerais. Pendant ce temps, au Chhattisgarh, lamilice Salwa Judum [Chasseurs de paix] a brûlédes centaines de villages dans les forêts [au nomde la lutte contre la guérilla maoïste]. Après lesparamilitaires, New Delhi a déclaré qu’elle allaitdéployer l’armée. En Inde, nous n’appelons pascela une guerre, nous parlons de “création d’unbon climat d’investissement”.

Nous sommes assiégésIl y a donc une guerre contre les pauvres. Maispour les autres Indiens – la classe moyenne, lescols blancs, les intellectuels, les “faiseurs d’opi-nion” – il faut faire de la “gestion de la percep-tion”. Penchons-nous un instant sur l’art exquisde la philanthropie d’entreprise. Les grandsconglomérats miniers embrassent les arts – lecinéma, la littérature, les installations artistiques,qui ont remplacé l’obsession des années 1990pour les concours de beauté. Essar était le prin-cipal sponsor du festival Think [colloque orga-nisé par les hebdomadaires Tehelka et Newsweek].Tata Steel fait partie des grands sponsors du Fes-tival littéraire de Jaipur. Nous surfons sur Inter-net avec Tata Photon, nous prenons des taxisTata, nous sirotons du thé Tata, que noustouillons avec des cuillères en acier Tata. Nousachetons des livres Tata dans des librairies Tata– nous sommes assiégés.

Après avoir compris comment manier lespartis politiques, les élections, les tribunaux, lesmédias et l’opinion, les néolibéraux devaient

encore répondre à cette question : comment faireface à la menace que représente le “pouvoir dupeuple” ? comment transformer des protesta-taires en animaux de compagnie  ? commentsiphonner la colère des gens et la rediriger versdes voies qui ne mènent nulle part ?

Aux Etats-Unis, les fondations financées pardes entreprises ont fait naître la culture des ONG.En Inde, la philanthropie d’entreprise ciblée estréellement apparue dans les années 1990, à l’époque de la libéralisation économique. Legroupe Tata a fait don de 50 millions de dollars[38,6 millions d’euros] à la Harvard BusinessSchool, et autant à l’université Cornell, deuxétablissements situés aux Etats-Unis.

L’Observer Research Foundation (ORF), dugroupe Reliance, financée par Mukesh Ambani,est du même acabit que la Fondation Rockefel-ler. Aux postes de chercheurs et de conseillers,l’ORF a placé des agents de renseignements à laretraite, des analystes stratégiques et des res-ponsables politiques (qui prétendent ferraillerles uns contre les autres au Parlement). Les objec-tifs de la fondation sont clairs : “Aider à créer unconsensus en faveur des réformes économiques.” Maisle but est aussi de façonner l’opinion publique,en développant “des alternatives politiques viablesdans des domaines aussi variés que la création d’em-plois dans des districts défavorisés ou les stratégies entemps réel pour faire face à une menace nucléaire,biologique ou chimique”.

Ainsi, le trickle-down n’a pas marché. Maisvoilà que le gush-up est aussi dans une mauvaisepasse. Ceux qui creuseront la tombe du capita-lisme sont peut-être ses propres cardinaux, aveu-glés, qui ont fait d’une idéologie une foi. Ilssemblent avoir du mal à saisir une réalité pour-tant simple : le capitalisme détruit la planète.

Tandis que la nuit tombe sur Bombay, desgardes en chemise de lin impeccable, armés detalkies-walkies qui crépitent, font leur apparitiondevant les portes hostiles d’Antilla. L’éclairages’allume violemment – pour faire peur aux fan-tômes ? Les voisins se plaignent : les lumièreséclatantes d’Antilla leur volent la nuit.

Peut-être est-il temps pour nous de reprendrecette nuit. Arundhati Roy

En couverture Bombay à la vie à la mort18 � Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012

Un temple dédié à la nouvelle Inde

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� La tour Antilla,27 étages,construite sur AltamountRoad, dans le sud de Bombay.

A la une

Cet extrait est tiréd’un long essai publiédans l’édition du 26 mars de l’hebdomadaireOutlook. La versionlongue, intituléeCapitalism. A GhostStory (Capitalisme.Une histoire de fantômes), est égalementdisponible sur le siteInternet du magazine,outlookindia.com. A l’origine, le texte estun discours prononcé par Arundhati Roy le 21 janvier dernier à Bombay, en hommage à Anuradha Ghandhy,une militante maoïstedécédée du paludismeen avril 2008. Auteureengagée, ArundhatiRoy a dernièrementpublié un recueil de trois essais, Broken Republic (La République en morceaux, PenguinIndia, 2011, inédit en français).

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20 � Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012

Cette semaine, François Hollandefait ses débuts sur la scèneinternationale. Dès le soir de sa victoire, depuis son fief de Tulle, en Corrèze, il affirmait déjà seshautes prétentions pour la France.

Le Temps (extraits) Genève

�T ulle, son clocher, sa mairie, saplace, ses accordéons et ses col-lines verdoyantes. L’image d’une

France fière mais modeste, laborieuse ettraditionnelle, ancrée dans les valeurs ter-riennes et rassurantes d’une républiquelaïque et solidaire. Après la présidence Fou-quet’s, voici la présidence musette. Maisqu’on ne s’y trompe pas : François Hol-lande peut affirmer être un président“normal”, il préside aux destinées d’un paysqui refuse obstinément d’être ordinaire.

Dans son discours de victoire, le leadersocialiste a parlé de justice et d’exempla-rité, de rêve et de progrès, de dignité et deresponsabilité. De Tulle, il a expliqué queles Français étaient un peuple en devoird’éclairer le monde. “Nous ne sommes pasn’importe quel pays de la planète, n’importequelle nation du monde, nous sommes laFrance. Et, président de la République, il mereviendra de porter les aspirations qui ont tou-jours été celles du peuple de France : la paix,la liberté, le respect, la capacité de donner aupeuple, aussi, le droit de s’émanciper de dic-tatures ou d’échapper aux règles illégitimesde la corruption. Eh bien oui, tout ce que je

France

ferai sera aussi au nom des valeurs de la Répu-blique, partout dans le monde.”

“La France ne saurait être la France sansla grandeur”, écrivait de Gaulle dans sesMémoires de guerre. Nicolas Sarkozy, ausoir de son élection, en mai 2007, y ajoutala grandiloquence en promettant d’aiderles Africains, d’unir la Méditerranée, desoutenir les femmes du monde entier,d’être aux côtés des infirmières bulgaresdétenues en Libye et d’Ingrid Betancourt

prisonnière des Forces armées rév o-lutionnaires de Colombie (Farc). EnEurope, seul un président français osetenir un tel discours. Mais la France, en2012, c’est 1 % de la population du globerassemblé sur 1 % de ses terres émergées.Avouons qu’il y a quelque chose d’étrangepour un non-Français (même voisin dela France) dans cet entêtement à se consi-dérer comme le phare de l’humanité. Souvent raillés pour leur arrogance, les

Français ne sont compris que par les Chi-nois – puisqu’ils cultivent le même com-plexe de supériorité ancré dans la culture.Reporter au Figaro, ancien correspondantà Pékin, François Hauter a enquêté sur lesFrançais. Que constate-t-il [dans Le Bon-heur d’être français, Fayard, 2012] ? “Fran-çais et Chinois ont la même conviction d’êtrele sel de la terre. Ils sont également tournésvers eux-mêmes, des vases clos, […] modéré-ment intéressés par le reste de l’humanité. Les‘autres’, ces 5 milliards d’individus ? Ils sontlà pour admirer nos cultures incomparables.”

Les deux nations partagent la mêmequête fastidieuse de l’unité, de l’Etat cen-tralisateur et des élites formatées au ser-vice d’une certaine idée de leur place dansl’Histoire et de leur rôle dans le mondecomme source de civilisation.

Alors, bien sûr, la France est encore enmesure de créer des dynamiques guer-rières au nom d’idéaux (l’intervention enLibye en fut un bel exemple). Et sans doutela victoire de la gauche en France est-ellede nature à relancer le débat sur le modèleéconomique européen. Mais les valeursqu’elle professe sont celles de toutes lesdémocraties, système aujourd’hui majo-ritaire dans le monde. Si le reste de l’hu-manité attend quelque chose de la France,c’est d’abord qu’elle ramène l’ordre danssa maison, modernise son Etat et sabureaucratie, qu’elle relève enfin le défieuropéen, avec l’Allemagne, pour conte-nir le risque d’une vague nationale-popu-liste qui menace le continent. Ce sera déjàbeaucoup. Frédéric Koller

Diplomatie

Le président normal d’un pays si extraordinaire…

Agenda chargé. Rencontre avecAngela Merkel le 15 mai, puis entrevue avec Barack Obama le 18 mai, avant une participation aux deux sommets successifs

du G8 et de l’Otan, organisés tous deux aux Etats-Unis : François Hollande démarre son quinquennat sur les chapeaux de roue.

Gouvernement

Jean-Marc Ayrault, le chouchou de BerlinEn Allemagne, on suit avec intérêt l’ascension du député de Loire-Atlantique,germanophile averti.

Süddeutsche Zeitung Munich

�D e Nantes, sur les bords de laLoire, rares sont les chemins quimènent à Wurtzbourg [en

Bavière]. C’est pourtant là-bas qu’est partiJean-Marc Ayrault, alors étudiant en alle-mand, dans le cadre d’un semestre àl’étranger, durant l’hiver 1969-1970.Aujourd’hui encore, l’homme politique àla raie toujours impeccable semble avoirconservé de son séjour au cœur de l’Alle-magne quelque chose du charme discretde ses habitants et de leur ténacité tran-quille. A l’heure où fusaient les tirades surune “Europe allemande” dans les discoursde la campagne socialiste de ces derniers

mois, ce social-démocrate à la française,qui a commencé sa carrière sous la cas-quette de professeur d’allemand, s’estemployé à calmer les esprits avec unmélange de nonchalance et de fermeté.

Qu’il figure en tête de la liste des pre-mier-ministrables –  si l’on en croit lesbruits de couloir parisiens – ou non [àl’heure où nous avons bouclé cette page,la composition du gouvernement n’étaitpas connue], Jean-Marc Ayrault sera detoute façon le conseiller le plus influent deFrançois Hollande dès que celui-ci aurabesoin d’une information sur l’Allemagne.

Avec la même froide assurance, Jean-Marc Ayrault peut parler de pragmatismeéconomique, de vision sociale et d’ambi-tion culturelle – une combinaison que l’onretrouve rarement en France. A l’Assem-blée nationale, dont il préside le groupesocialiste depuis quinze ans, il n’a pas laréputation d’un tribun au verbe toni-truant, fleuri ou cassant. Il préfère parler

avec la retenue mesurée mais certaine desgens persuadés d’avoir le bon sens poureux. C’est dans la nature de cet hommeporté à la discrétion qui, même dans lesinstants de joie spontanée, arbore unemoue légèrement grincheuse, mais dontle style sévère masque toutefois un idéa-lisme brûlant.

Sur le plan idéologique, les racines dece fils d’ouvrier du textile pour qui l’as-censeur social a fonctionné sont ancréesdans les convictions de la gauche catho-lique, qui a pendant un temps lorgné surla théologie de la libération. En 1971, âgéde 21 ans, Jean-Marc Ayrault prend sa carteau Parti socialiste. Six ans plus tard, il estélu maire de Saint-Herblain, près deNantes, mais continuera à enseigner l’al-lemand jusqu’à son élection à l’Assembléenationale, en 1986. Chez les Ayrault, on atoujours eu foi en l’école de la Républiqueet en sa capacité à instruire et à initier lepeuple à la culture. Son épouse, qui a

étudié la littérature, était également ensei-gnante. Il faudra toutefois attendre 1989et son élection à la mairie de Nantespour que l’intérêt sous-jacent de Jean-Marc Ayrault pour la culture prenne corpssur le plan politique. Des projets d’urba-nisme à long terme, des institutions culturelles originales et des festivals àsuccès font de la ville l’une des métropolesrégionales les plus dynamiques de France.Et le fardeau de l’histoire n’est pas esca-moté pour autant. Voilà un mois, Jean-Marc  Ayrault inaugurait à Nantes leMémorial de l’abolition de l’esclavage, uncommerce dont la ville a jadis tiré unjuteux profit.

Pragmatique mais déterminé, Jean-Marc Ayrault soutient aujourd’hui Fran-çois Hollande, après avoir énergiquementsoutenu Ségolène Royal voilà cinq ans. AvecFrançois Hollande, il a pour curieux pointcommun de n’avoir aucune expérience gouvernementale. Joseph Hanimann

� Dessin de Mix et Remix paru dans L’Hebdo, Lausanne.

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A la mi-avril, le musée parisiena signé un accord de partenariat avec une fondation ouzbèke. Mais selon certaines sources,celle-ci serait tout sauf recommandable.

Eurasianet New York

�Q uel est le point commun entre leLouvre, le British Council,l’Agence de coopération inter-

nationale japonaise et la fondation améri-caine Susan  G.  Komen for the cure,pionnière dans la lutte contre le cancer dusein ? Si vous répondez Gulnara Karimova,alors vous tombez dans le mille.

La fille aînée de l’homme fort du régimeouzbek, Islam Karimov, a réussi en effet às’imposer comme une mécène influentedans le domaine des arts et des œuvres debienfaisance. Le tout grâce au Fund Forum,créé en 2004, dont l’objectif est de “fairerevivre l’héritage spirituel et les traditionsnationales de la nation ouzbèke” et de “pro-mouvoir le potentiel créatif de personnalitéséminentes du monde des arts et de la culture”.Présidente de cette organisation, Gul-nara Karimova commencerait pourtant,selon certains, à peser trop lourdement surla vie culturelle ouzbèke.

Le Fund Forum et Gulnara Karimovasuscitent beaucoup d’intérêt à l’étranger.Le 19 avril dernier, le Fund Forum a ainsiannoncé avoir signé un partenariat avec leLouvre “dans des domaines très variés, allantde l’échange de spécialistes à l’organisationd’expositions, de conférences et d’ateliers dansles deux pays, en passant par des projets concer-nant l’archéologie, la restauration, les anti-quités orientales ou encore l’art islamique”. Lafondation Susan G. Komen avait été éga-lement séduite par la belle héritière puis-qu’elle lui a confié l’organisation d’unecourse, le 1er mai, à Tachkent [capitale del’Ouzbékistan], pour lever des fonds des-

tinés à la recherche contre le cancer dusein. Sous le feu des critiques, la fondationSusan G. Komen a affirmé ne pas avoirtraité directement avec le Fund Forum.

Or selon les opposants, travailler deprès ou de loin avec Gulnara Karimova ren-force la légitimité de son père qui, selonles associations des droits de l’homme, està la tête de l’un des régimes les plus bru-taux et les plus répressifs au monde. “Toutle monde sait que le Fund Forum n’est qu’unefaçade pour que Gulnara Karimova se refasseune réputation, et il est vraiment scandaleux

que le Louvre cautionne cette fondation, aumépris des violations répétées des droits del’homme” en Ouzbékistan, s’insurge Sha-hida Tulaganova, ancienne correspondantepour la BBC en Ouzbékistan. “Cette atti-tude va porter atteinte à l’image du Louvre.”Contacté, le service de presse de l’institu-tion a décliné tout commentaire. Le siteInternet du célèbre musée ne fait d’ailleursaucune mention de son partenariat avec leFund Forum.

Le Fund Forum n’est pas source decontroverses uniquement par ses parte-nariats signés à l’étranger. Son influencesur le monde des arts et sur la scène culturelle en Ouzbékistan suscite les plusgrandes inquiétudes – notamment àl’étranger. Selon certains, le Fund Forumserait en train de créer une nouvelle réa-lité artistique soumise aux fantaisies esthé-tiques d’une seule et même personne,Gulnara Karimova. Le règne communisteavait donné naissance au réalisme socia-liste ; en Ouzbékistan, c’est un réalismeKarimov qui est en train d’émerger.

“Le Fund Forum domine la sphère cultu-relle en Ouzbékistan ; il s’immisce dans la plu-part des entités culturelles du pays, notammentles associations d’artistes et d’artisans. Cetteingérence étouffe l’art indépendant, expliqueShahida Tulaganova. Les dépenses farami-neuses du Fund Forum dans le domaine cul-turel, probablement aux frais des contribuables,

bénéficient aux élites des grandes villes qui ontles moyens et le temps d’apprécier l’art et laculture. Pour les citoyens ouzbeks, ces activi-tés culturelles n’ont aucun sens.”

Les activités du Fund Forum ne fontque creuser davantage le fossé entre “desélites culturelles et cosmopolites en déclin” et“des élites plus traditionalistes attachées à unevision étriquée de la culture ouzbèke”, expliqueLaura Adams, chercheuse à l’universitéaméricaine de Harvard. “Cette fondationreflète les goûts artistiques et les priorités d’uneseule personne, ce qui ne poserait aucun pro-blème s’il s’agissait d’une fondation privée,poursuit-elle. Or puisque cette organisations’attribue les prérogatives du ministère de laCulture en distribuant les subventions, elle doit

être considérée comme une institutionpublique à part entière, soumise à desimpératifs de transparence.”Officiellement baptisé Forum de la

culture et des arts de la fondation ouzbèke,le Fund Forum n’a pas que des détracteurs.Selon un journaliste installé dans la capi-tale, et qui a préféré garder l’anonymat, la

fondation exercerait une influence trèspositive sur le pays. “La fondation permet àdes artistes talentueux de gagner confortable-ment leur vie”, explique ce journaliste despages culturelles d’un journal gouverne-mental. “Le Fund Forum offre également unsoutien financier et technique à de nombreuxartisans sans ressources qui peuvent désor-mais vendre leurs travaux à l’étranger.”

La conversion de Gulnara au mécénatartistique s’inscrit sans doute dans unevolonté de retrouver une certaine respec-tabilité. Car la figure féminine du régimeouzbek ne craint pas le mélange desgenres. Au cours des dernières années, onl’a ainsi vue endosser plusieurs rôles etfonctions :professeur à l’université, diplo-mate, mais aussi fashionista et créatrice debijoux, sélectionneuse pour l’équipe natio-nale de football et diva de la pop. Selon uncâble diplomatique révélé par WikiLeaks,elle serait “la personne la plus détestée” enOuzbékistan.

Si Gulnara espérait que le Fund Foruml’aiderait à reconquérir l’estime de ses com-patriotes, elle semble s’être trompée.D’après une étude d’opinion réalisée auhasard des rues en Ouzbékistan, elle estencore loin de faire l’unanimité. “Avec sonstyle de vie glamour, ses amis de la jet-set, sesrobes sexy et ses bijoux extravagants, Gulnarareprésente l’antithèse de la femme ouzbèke, quidoit être un parangon de vertu et de modes-tie”, explique un ancien professeur de lycéeà Fergana [dans l’est de l’Ouzbékistan].Judith Grey

Gulnara Karimova, née en 1972, est la fille aînée d’Islom Karimov. Elu président de l’Ouzbékistan en 1991, réélu en 2000 et en 2007, ce dernier, dictateur indéboulonnable,a mis le pays entier au service deson clan. A la tête d’une fortune

colossale, Gulnara exerce entreautres les fonctions d’ambassadricede Tachkent auprès du royaumed’Espagne et de représentantepermanente de l’Ouzbékistanauprès des bureaux des Nationsunies à Genève.

Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012 � 21

DR

Le Louvre met en avant“l’intérêt patrimonialmajeur que représente un certain nombre de sites situés enOuzbékistan” pourjustifier les coopérationsengagées avec Tachkent.En novembre 2009, le musée a signé avecl’institut d’archéologie del’académie des sciencesd’Ouzbékistan un accordpour organiser

des fouilles archéologiquescommunes.En avril 2012, unmémorandum a été signéavec le Fund Forum pourélargir cette coopération.Du côté du Louvre, onavance avoir voulu ouvrir“ plusieurs pistes decoopération potentielle(possibilité d’organiserdes formations, deséchanges de personnelsscientifiques,

des opérations derestauration d’œuvres,d’organisationd’expositions) qui, le moment venu,pourraient faire l’objet de conventionsd’application, même si, à ce stade, rien de précisn’est encore décidé”.”Cette action s’établit enlien avec les autoritésdiplomatiquesfrançaises“, est-il précisé.

Gros plan

Trois années de coopération

La présidente du FundForum serait la personnela plus haïe d’Ouzbékistan

Culture

Sulfureux partenaires pour le musée du Louvre

� Dessin de Leonard Beard paru dans El Periódico de Catalunya, Espagne.

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22 � Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012

L’écrivain Petros Markarisrevient sur la crise que traversele pays et ses conséquences pour la zone euro.

El Mundo (extraits) Madrid

�D ifficile de trouver un intellectuelmieux placé que Petros Marka-ris pour analyser la situation que

traverse actuellement la Grèce. Né à Istan-bul d’une mère grecque, ce romancier âgéde 75 ans vit à Athènes depuis 1965. Nonseulement il connaît la réalité de son payssur le bout des doigts – comme en témoi-gnent ses livres, qui mêlent critique socialeet attaques contre la classe politique –, maisil s’y connaît aussi en économie.El Mundo Les Grecs ont voté pourdes partis opposés aux mesuresd’austérité qu’imposait l’Unioneuropéenne. Est-ce que vous vousattendiez à un tel résultat ?Petros Markaris Absolument. Les Grecssont furieux. Et, comme ils ne sont pasidiots, ils se sont vengés en allant voter.Tous les partis qui se sont montrés favo-rables à l’application des mesures d’austé-rité ont perdu, ce qui signifie, finalement,que l’UE a perdu ces élections. Qu’est-cequ’ils espéraient, à Bruxelles ? S’ilscroyaient que les Grecs allaient avaler toutça sans broncher, ils avaient tort.Organiser ces élections était doncune absurdité ?Une absurdité totale. Enormément depersonnes, à commencer par moi-même,étaient contre ces élections. Nous savions

Europe

que c’était une erreur phénoménale d’ap-peler les Grecs à voter dans un momentpareil. C’est de la folie d’organiser desélections alors que la population est simécontente. J’insiste : ici, les gens sontcomplètement désespérés. Pis, ils n’ontaucune confiance en l’avenir. Avant d’al-ler voter, il fallait d’abord stabiliser lepays, comme est en train de le faire enItalie le gouvernement dit “de techni-ciens” dirigé par Mario Monti.Le résultat des élections compliquesérieusement la mise en place d’un gouvernement de coalition. Quelle est la prochaine étape ?La seule solution est de programmer denouvelles élections. Attention, qu’il n’y

ait pas de malentendu : ce n’est pas unebonne solution, mais c’est la seule.Et vous n’avez pas peur que le résultat ne se répète ?La gauche radicale a obtenu un vrai succès,mais je ne crois pas qu’il s’agisse d’un phé-nomène durable. Les électeurs ont vouludonner une leçon aux partis qui avaientsigné les mesures d’austérité et ils ontdonc voté pour des formations favorablesà une renégociation des restrictions bud-gétaires. Ou alors ils se sont abstenus.N’oublions pas que cette élection a connuun taux d’abstention record. A mon avis,pour la majorité il s’agissait d’électeursdu Pasok. Si l’UE se montre concilianteet qu’elle accepte d’adoucir les conditions

imposées à la Grèce et de renégocier cer-taines mesures d’austérité, il pourrait yavoir un véritable retournement aux pro-chaines élections.Et si l’UE acceptait, les partis quirefusent de former une coalitionchangeraient-ils d’avis ?Je pense que oui. Pratiquement tous lespartis qui ont obtenu une représentationau Parlement grec sont en faveur de l’euroet du maintien de la Grèce dans l’UE. Ilsdemandent seulement que l’Europe re con-sidère sa position et qu’elle adoucisse sapolitique à l’égard de la Grèce. C’est vraique nous avons un peu cherché cette crise,pendant des années nous avons vécu au-dessus de nos moyens. Nous avons faitbeaucoup de bêtises, nous sommes prêtsà le reconnaître, on peut même dire quenous nous sommes inoculé le mal dontnous souffrons. Mais le remède qu’on veutnous imposer n’est pas le nôtre, on ne nousa pas consultés. Et, si on continue avec letraitement tel qu’il est conçu, l’interven-tion chirurgicale sera certes un succès, maisle patient y perdra la vie. L’Union euro-péenne doit se montrer plus patiente etplus flexible.Pour la première fois un parti néonazi va siéger au Parlement.C’est affreux. C’est une situation vraimentparadoxale : les Grecs passent leur tempsà critiquer l’Allemagne et à la comparer àl’Allemagne nazie, et les voilà qui votentpour un parti néonazi… Nous avons eutort de sous-estimer ces partis, ils se sontmontrés très habiles pour faire fructifierla colère des citoyens. Propos recueillispar Irene Hernández Velasco

Grèce

“Les Grecs sont furieux”

Rejet “Adieu l’Acropole ! Pourquoi la Grèce doit sortir de l’euro” titrel’hebdomadaire allemand DerSpiegel du 14 mai. “Jusqu’à présent, nos journalistes plaidaient pour un maintien d’Athènes dans la zone

euro”, explique-t-il en pagesintérieures, mais le résultat des élections législatives du 6 mai a changé la donne. En infligeant un camouflet aux partis traditionnelsau pouvoir, les Grecs ont exprimé

leur rejet de la politique de rigueurexigée par l’Union européenne et “la situation paraît sans issue”. “Seuleune sortie de la zone euro offrirait une chance durable à la Grèce de seremettre à flot”, juge l’hebdomadaire.

Discriminations, peurs… La viedes nombreux travailleursimmigrés bulgares est devenuebeaucoup plus compliquéedepuis les dernières élections.Un vent mauvais souffle sur la Grèce. Les nombreuxtravailleurs immigrés bulgaresqui y vivent depuis des annéestémoignent d’une résurgencedes sentiments xénophobes à la faveur de la criseéconomique qui secoue le pays.A cela s’ajoute, depuis lesdernières élections, le rôle jouépar le mouvement d’extrêmedroite Aube dorée, dont lesreprésentants ont habilementréussi à instrumentaliser lemécontentement général. Cesderniers appellent ouvertementà chasser du pays les Bulgares et

les Albanais, pour que cesderniers “ne prennent pas le pain de la main des Grecs”.“On avait de plus en plus de malà trouver du travail. Désormais,on nous menace de nousenvoyer dans les centresd’accueil pour clandestins non originaires de l’Unioneuropéenne”, témoigne OliaPantcheva. Depuis neuf ans,notre compatriote travaille dans la capitale grecque comme“apoklistiki” ; c’est comme çaqu’on appelle en Grèce lesgardes-malades, le plus souventdes femmes, parfois des infirmières, qui s’occupent des personnes âgées à domicile. Et elle n’est pas la seule : on ditque les femmes bulgares sonttrès recherchées pour cet

emploi, parce qu’elles sont plusqualifiées, plus travailleuses,plus gentilles et… moins chères.“Nos consœurs grecquespeuvent prendre jusqu’à 130 euros pour unedemi-journée le week-end. Nous,pour deux fois moins, on bosseparfois jusqu’à douze heurespar jour”, témoigne l’infirmière.Mais aujourd’hui la situation est devenue beaucoup pluscompliquée, poursuit-elle. Les slogans nationalistesscandés pendant la campagneélectorale ont libéré lessentiments racistes ; et il n’estpas rare que les gardes-maladesgrecs se liguent contre les“intrus” pour défendre leur job.Dénoncée par des consœursgrecques, Olia a ainsi perdu

plusieurs clients. Nostravailleurs immigrés sontégalement très inquiets depossibles changements dans lalégislation de leur pays d’accueil.Selon la rumeur, l’extrême droitevoudrait rétablir les visas pourles Bulgares. Nos compatriotesaffirment que les Grecs viventen état de choc : ils regardent àlongueur de journée des débatspolitiques à la télévision et attendent un miracle qui les sorte de l’ornière. Certainscomparent même leur situationà celle des pays d’Europe de l’Estaprès la chute du communisme…“Tous les jours, je lis des offresd’emploi discriminatoires, oùil est précisé que les candidatsdoivent avoir la nationalitégrecque”, raconte Yana

Hristova, qui travaille commeconsultante pour desentrepreneurs bulgares en Grèce. Son dernier client est garagiste, il est très appréciépar ses clients et a des revenusavoisinant les 20 000 eurosmensuels. Mais il n’arrivetoujours pas à obtenir les autorisations nécessairespour exercer, qui doivent lui êtredélivrées par le ministère des Transports grec. “Lorsque je suis allée leur demander des explications, on m’a ditclairement : ‘Pourquoi votreclient ne retourne-t-il pas en Bulgarie pour réparer des bagnoles plutôt que de s’obstiner à rester cheznous ?’” rapporte Yana.(D’après Standart, Sofia)

Vu de Sofia

Les immigrés, premières victimes de la crise

� Dessin de Chappatte paru dans Le Temps, Suisse.

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São Paulo pour la tranquillité de Cascais[station balnéaire chic, à l’ouest de Lis-bonne]. Il habite dans une résidence deluxe fermée, “où l’on trouve des équipe-ments de qualité en ce qui concerne les loi-sirs et la sécurité”. Originaire de São Paulolui aussi, Sérgio est actuellement chargéde l’installation à Lisbonne du sièged’une entreprise. Il a dépensé un milliond’euros pour sa demeure luxueuse et nese voit pas revenir au Brésil. Il peut enfinmarcher dans la rue sans avoir à craindre“la violence urbaine présente au Brésil”.Avoir l’esprit en paix est aussi un luxe.Ce phénomène est récent. L’élite pau-liste [originaire de São Paulo] a décou-vert la capitale portugaise il y a quelquesmois et le bouche-à-oreille a été lameilleure publicité pour les affaires. “Au

Brésil, les maisons et les terrains sont trèschers à cause du boom économique”, résumePedro  Abecassis, PDG d’une agenceimmobilière de luxe. Il met en avant unesérie d’arguments qui séduisent ceshommes d’affaires argentés quand ilspensent au Portugal comme lieu de résidence –  soit pour leur maison devacances, soit comme appartement dansle cadre de leur travail, soit encorecomme demeure définitive. “A Lisbonne,on achète une maison moitié prix par rap-port à Madrid et au tiers du prix demandéà Paris ou à Londres. Ici, on parle la mêmelangue et il n’y a pas besoin de gardes ducorps”, ajoute Pedro Abecassis. A l’heurede choisir, ces hommes d’affaires veulent“quelque chose de très spécial”, comprenezdes appartements avec vue sur la mer et500 m² de surface, de préférence dans lavieille ville, où se dressent des bâtimentsconstruits avant la conquête du Brésilpar les Portugais. “Ils cherchent le luxe.Mais un luxe discret”, résume Pedro Abe-cassis. Mais leur rêve ne s’arrête pas à la capitale. Fin 2011, plusieurs contratsimmobiliers ont été signés sur l’axe Cascais-Estoril. Le lieu à la mode s’ap-pelle Palácio Estoril Residências, unerésidence de luxe voisine du casino d’Es-toril [station balnéaire chic proche deCascais]. Le prix au mètre carré(de8 000 à 9 000 euros) est parmi les plusélevés du pays. “La plupart des apparte-ments ont été vendus à des hommes d’affairesde São Paulo”, confirme Nuno Durão,PDG d’une autre agence immobilière de

luxe. La majorité ne pense pas néanmoinss’installer définitivement à Estoril, aumoins pour l’instant. “Ils viennent iciquelques mois, pendant qu’ils voyagent àtravers l’Europe pour affaires.” Attirer lesBrésiliens plus âgés afin qu’ils passentleur retraite dorée au Portugal est désor-mais le prochain objectif des leaders del’immobilier de luxe.

Nuno Durão est certain que les Pau-listes sont en train de remplacer leshommes d’affaires angolais qui, il y aquelque temps encore, achetaient nombrede résidences de luxe. “Depuis, les Ango-lais ont été dépassés par les Anglais et lesEspagnols.” D’après plusieurs sources dusecteur, ce désinvestissement s’expliqueen grande partie par les nouvelles règlesen vigueur à Luanda, plus contraignantesen matière de transfert d’argent versl’étranger.

En dehors des Brésiliens, la nouvellecible est plus à l’est : les millionnairesrusses. Le Portugal semble pour l’instanttrop à la périphérie pour les magnats dugaz naturel ; ils privilégient le sud de l’Es-pagne et la France, “des lieux plus centrauxen Europe, qui leur permettent de montrerleurs bateaux et leurs voitures”, expliqueJosé Gorjão, PDG d’une agence immobi-lière de luxe. Une vision partagée pard’autres collègues selon lesquels l’ex-centricité et le côté nouveau riche desRusses s’intègrent mieux dans des villescomme Cannes, Monaco ou Marbella :“Leurs yachts ne rentrent pas dans la marinade Cascais.” Ces derniers mois, pourtant,des intermédiaires russes ont séjournédans l’axe Cascais-Estoril pour prospec-ter. Ils cherchent des demeures tradi-tionnelles d’une valeur de 500  000 à5  millions d’euros. Certaines familles– liées au secteur des nouvelles techno-logies et de la médecine – envisageraientmême de vendre leurs résidences de luxede Marbella pour s’installer à Estoril.Nombre des maisons recherchées par cesintermédiaires se situent sur les hauteursde la station balnéaire, où résidentquelques-unes des grandes familles por-tugaises et étrangères du pays. “La pers-pective de faire des affaires avec les futuresprivatisations prévues au Portugal”, sou-ligne Ana Silveira, une consultante dansl’immobilier, “est la principale raison de lavolonté des Russes de déménager. Hugo Franco

Portugal

Lisbonne, nouveau paradis des riches Brésiliens

Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012 � 23

Ils sont de plus en plusnombreux à fuir l’insécurité de leur pays pour la tranquillitélisboète. Pour le plus grandbonheur du secteur de l’immobilier de luxe.Prochaine cible : les Russes.

Expresso (extraits) Lisbonne

�M auro a la phobie des enlève-ments. Bien qu’il ne soit jamaistombé dans les griffes de mal-

faiteurs, il s’imagine dans la peau de lavictime chaque fois qu’il en entend parler.Sortir de sa demeure, située dans l’un desquartiers les plus chics de São Paulo, sansses deux gardes du corps serait commeconduire sa voiture blindée sans ceinturede sécurité. Une folie. “J’en ai marre devivre avec la peur au ventre.” Il y a peu, lorsd’un voyage d’affaires, ses collègues n’ontpas cessé d’encenser une ville qu’il a visi-tée enfant et qui pourrait devenir sondeuxième lieu de résidence. Il s’agit deLisbonne. “Ils me disent que c’est une desrares belles villes au monde où l’on peut sepromener le soir sans se faire voler. C’estvrai, non ?” Mauro est un nom d’emprunt.Le Brésilien est trop riche et stressé pourdévoiler sa véritable identité. Il passe lamoitié de l’année à Londres pour affaires,mais ne supporte pas l’humour britan-nique, le brouillard et les pubs bruyants.S’il s’installe à Lisbonne, Mauro sera àdeux heures d’avion de son bureau de laCity. “D’après ce que j’ai lu, Lisbonne est plusensoleillée, sympathique et meilleur marchéque Londres ou São Paulo.” L’homme d’af-faires n’a rien en vue pour le moment maisse dit prêt à débourser un peu plus d’unmillion d’euros. La crise économique enEurope a fini de le convaincre d’acheterun appartement avec vue sur le Tage, dansle centre-ville. “Maintenant, ce sera plusfacile de négocier le prix avec les vendeurs.”

Contrairement à Mauro, qui sondele marché, Sérgio (lui aussi exige l’ano-nymat) a déjà échangé l’insécurité de

Il peut enfin marcherdans la rue sans avoir à craindre la ”violenceurbaine présente au Brésil“ : avoir l’espriten paix est aussi un luxe

Dans le cadre du plan de sauvetage de 78 milliards négociéavec la troïka (UE, BCE et FMI) en mai 2011, le gouvernement a réformé, en janvierdernier, sa législation sur les loyers. Pour développer le marché locatif, les procédures

d’expulsion sontdésormais facilitées,tandis que les nouveauxcontrats cesserontd’être encadrés par unedurée minimale légale et les loyers des contratssignés avant 1990 ne seront plus gelés.Si la majorité desquartiers historiques de Lisbonne et de Porto

est encore populaire,c’est que la plupart desloyers y sont bloqués.Les conséquencessociales pourraient êtredramatiques. Un grandnombre de locatairespayant des loyerssymboliques ont plus de 60 ans, d’autres sontau chômage ou au Smic(485 euros).

Logement

Sus aux locataires

� Dessin de Cost, Bruxelles.

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24 � Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012

Un politologue russe de renomexplique pourquoi, alors qu’ilentame son troisième mandatde président plutôt autoritaire,le leader russe n’est pas perçucomme un “vulgaire autocrate”par les dirigeants occidentaux.

Gazeta.ru Moscou

�I ls sont peu nombreux, dans lemonde, les hommes d’Etat quipeuvent se targuer d’avoir fait de

leur nom une véritable marque. VladimirPoutine est l’un d’entre eux. En presquetreize ans de présence au pouvoir et dansl’arène internationale, le leader, deux foisPremier ministre et deux fois président, estdevenu non seulement le symbole de sonpays, mais aussi l’incarnation d’un certaintype d’homme politique. C’est le fruit del’époque de transition – en Russie commedans le reste du monde –, une période quise caractérise par une déstabilisation géné-rale des repères politiques, un ébranlementdes idéologies traditionnelles, une porosité,voire un effacement des frontières, et l’ap-parition de nouvelles lignes de démarcation.

Sur fond de relativisme moral crois-sant, de chaos conceptuel, de brouillage desgenres et de perte générale de confianceen l’avenir, la demande de leaders forts,capables de mener coûte que coûte leur

projet à bien, est en hausse. Dans les démo-craties développées, l’apparition de ce typede personnage est quasi impossible, bienque les débats sur l’impuissance dévasta-trice des formes démocratiques de gou-vernance en période de crise se multiplient.Mais les sociétés qui se trouvent elles-mêmes en période de transition [politique]peuvent encore se le permettre : chez elles,les institutions limitant le pouvoir per-sonnel ne sont pas encore en place et l’oncroit encore qu’une prise de décision rapideet simple est possible.

Si ce genre de dirigeant fait son appa-rition dans un petit pays dépendant descirconstances extérieures, il devient toutsimplement un paria (comme AlexandreLoukachenko en Biélorussie) ou, dans lemeilleur des cas, un “enfant terrible”(comme Viktor Orbán en Hongrie). Mais,dans un Etat gigantesque doté de res-sources en matières premières et d’unpotentiel nucléaire énormes, voué par défi-nition à jouer un rôle majeur dans la poli-tique mondiale, il peut tenter de s’imposeren tant que modèle alternatif. Poutine estl’incarnation idéale de ce modèle.

Europe

Vladimir Poutine est perçu dans lemonde comme plus fort et plus influent quele pays même qu’il dirige. Concernant laRussie, l’image d’un Etat replié sur sonpétrole ou d’une “cleptocratie” finissanteest très répandue en Occident, mais le chefde cet Etat n’est pas assimilé à un Mobutuou à un Mugabe, n’en déplaise à l’opposi-tion russe. On le trouve d’une perfidieraffinée – c’est un joueur doublementredoutable, prompt à déployer les moyensnécessaires à la réalisation de ses projets.La diabolisation de Poutine dans les médiaset l’opinion publique occidentaux n’est quel’autre face du sentiment de fascination pourcette personnalité qui fait ce qui n’est à laportée d’aucun leader occidental, tous étantentravés par les institutions démocratiques.

C’est un leader anti-idéologique pardéfinition, ce qui lui permet d’une part defaire tous les virages politiques nécessaires,d’autre part d’utiliser n’importe quelle rhé-torique selon ses besoins. Il pratique ouver-tement le “politiquement incorrect”, cequi lui permet de formuler sans détour cer-taines priorités. Son obsession de la sou-veraineté lui octroie beaucoup de souplessedans le grand jeu mondial : la Russie estl’un des rares pays au monde à avoirconservé les coudées franches par rapportà toutes sortes d’alliances, et par ailleurselle est suffisamment puissante pourmettre à profit cette liberté. Poutineapplique les principes de la realpolitikcaractérisée par les rapports de forces, oùcompte le potentiel et non les intentions,et où le prestige est considéré comme unélément matériel. C’est une approche sou-vent critiquée pour sa désuétude, mais quia le mérite d’être simple et claire.

Enfin, et c’est peut-être le plus impor-tant, Poutine est considéré comme lemaître absolu chez lui. Tout cela demeureinaccessible aux leaders occidentaux. Cesderniers ont les mains liées par l’idéologie,les alliances (Otan), la nécessité d’enve-lopper leurs intentions dans une propa-gande si épaisse qu’ils finissent par perdrede vue leurs objectifs réels. Enfin, ils dépen-dent beaucoup des opinions publiques,électeurs, groupes d’intérêts…

Poutine a encore une autre facette,tournée cette fois non vers l’Occident,mais vers l’Orient : celle d’un politiquecapable de contrer l’hégémonie améri-caine et de faire avancer le monde multi-polaire. Il ne s’agit pas ici de la puissanceréelle de la Russie, mais de sa détermina-tion et d’une stratégie de communicationefficace. Grâce à cela, dans l’ancien “tiers-

monde”, y compris en Chine et en Inde,la Russie a conservé une réputation decontrepoids à l’Amérique, alors que dansles faits Pékin serait beaucoup plus àmême de remplir cette fonction.

Poutine jouit d’une certaine popularitédans le monde, et cela témoigne du désar-roi qui règne dans les esprits, un mélangede peur à l’égard de ceux qui continuentd’être agissants dans les périodes troubléeset d’espoir diffus que ce type de “mâledominant” puisse apporter de la clarté danscette situation confuse. Vladimir Poutineconservera-t-il cette image et, par voie deconséquence, son poids dans la politiquemondiale au cours de son troisièmemandat ? Le paradoxe est que, pour cela,il lui faudra entretenir un niveau mesuréd’autoritarisme, pour rendre possible tout

ce qui a été décrit plus haut. Toute dévia-tion détruira ce beau tableau. Mais l’at-mosphère politique de la Russie est en trainde changer, et face à cette évolution Pou-tine devra opter pour l’une ou l’autre atti-tude. Un glissement vers Loukachenko ferade lui un vulgaire autocrate, qui tôt ou tardperdra sa pertinence, puis le pouvoir. Quantà la libéralisation, elle détruit l’environne-ment du dirigeant fort, auquel sont soumistous les processus internes et sans lequelaucun accord ne peut être conclu. La fron-tière est ténue. Et, si Poutine trébuche, ilsseront nombreux, à l’intérieur comme àl’extérieur, à s’empresser de le faire tomber.Fiodor Loukianov

Russie

Poutine, le “mâle dominant” que le monde nous envie

� Vladimir Poutine. Dessin d’Esquivelparu dans La Prensa Libre, Costa Rica.

Après la “Marche des millions”qui a eu lieu le 6 mai, veille de la cérémonie d’investiturede Vladimir Poutine, et quis’est achevée dans la violenceet soldée par des centainesd’arrestations, le mouvementdes anti-Poutine a programmé une nouvellemanifestation d’envergure le 12 juin. Mais d’ici là les opposants n’ont pasl’intention de relâcher la pression sur le régime .Au contraire, les initiatives,plus originales les unes que les autres, se succèdent,alors même qu’on prédisaitl’essoufflement de la mobilisation et qu’Alexeï

Navalny et Sergueï Oudaltsov,les deux leaders les plusactifs, ont été arrêtés le 6 maiet sont en attente dejugement. Décidés à ne pasquitter la rue après lesaltercations du 6 mai avec les forces de l’ordre, plusieurscentaines d’opposantsdorment à même le sol sur le boulevard Tchistoproudny,dans le cadre d’une sorte de campement où l’on n’a pasencore dressé de tentes maisoù le quotidien s’organise,avec son règlement (ne pasboire d’alcool, ne pas faire de bruit à partir de 21 heures)et sa logistique (cuisine,wifi, etc.). Chaque soir, ils sont

rejoints par des sympathisantsdu mouvement pour des “réjouissancespopulaires” : on chante, on discute paisiblement, on passe du temps ensemble.Le 13 mai, à l’initiative de deux écrivains célèbres,Boris Akounine et DmitriBykov, a eu lieu une “promenade test”,à laquelle auraient participé,selon les organisateurs, près de 10 000 Moscovites. “Il s’agit seulement de vérifierque nous pouvons toujoursnous promener librementdans Moscou”, a expliqué à la Nezavissimaïa Gazetal’éditeur et directeur de revue

Sergueï Parkhomenko, figurehistorique du mouvement.Toute cette joyeuseassemblée a fait la jonctionavec les compagnons du campement, dont certains se sont baptisés “OccupyMoscow”, sous le regard despoliciers, impassibles cettefois. “L’opposition change de tactique et de stratégie,commente le titre, la police et le pouvoir aussi.”Le campement ne devrait pas être levé avant lalibération des deux leaders du mouvement contestataire,qui risquent deux ans de prison pour “incitation à des désordres massifs”.

Opposition

Les anti-Poutine toujours plus créatifs

Toujours capable de contrer l’hégémonieaméricaine

Sa diabolisation est l’autre face de lafascination qu’il exerce

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Royaume-Uni

Drôle de rituel

La reine d’Angleterre s’est rendue à la Chambre des lords afin de prononcer le discours du trône, texterédigé par le Premier ministre. Une cérémonie grandiose et ennuyeuse.

The Daily Telegraph (extraits)Londres

�I maginez qu’un Martien se fassepasser pour un lord pour assis-ter en douce à l’ouverture de la

session parlementaire anglaise. (Il pas-serait facilement inaperçu, car, même s’ilavait plusieurs têtes, il n’aurait pas l’airplus étrange que Ken Clarke [secrétaired’Etat à la Justice] avec son énorme per-ruque.) Que penserait cet extraterrestrede tout cela ?

Tout d’abord, il serait médusé parl’ordre de la procession, qui liste des per-sonnages aux titres incroyablement exo-tiques, comme Gold Stick in Waiting [bâtondoré d’honneur] (c’est-à-dire la princesseAnne), Maltravers Herald Extraordinary[héraut extraordinaire de Maltravers](M. John Robinson) et Master of the Horse[maître du cheval] (lord Vestey).

Ensuite, en regardant autour de lui,il serait impressionné par les dorures, letrône et les bougies. Le silence respectueuxde la salle le ferait frissonner. La vue decette assemblée le laisserait coi : il seraitébahi par les diadèmes, les perruques, lesrobes et les hermines. En un mot, notreobservateur martien serait ébloui. Que cescréatures terrestres sont étranges et fas-cinantes ! penserait-il : si hautes en cou-leur, si merveilleuses, si augustes ! Mais,en entendant le discours de la reine, il chan-gerait d’avis : “Finalement, les Terriens sontplutôt ennuyeux.”

Et il n’aurait pas tort. Le contraste estcurieux : l’événement est grandiose, la reineest rayonnante, mais on lui inflige un texted’une banalité maussade.

“Mon gouvernement, a déclaré la reinele 9 mai, a prévu de consacrer 0,7 % du revenunational brut à l’aide publique au développe-ment à partir de 2013. Mon gouvernements’engage à réduire et à prévenir la crimina-lité… Mon gouvernement fera tout son pos-sible pour améliorer l’existence des enfants etdes familles…” Quel soulagement ! Tant degouvernements avaient auparavant promisde promouvoir la criminalité et de gâcherla vie des enfants et des familles.

Ne soyons toutefois pas trop durs avecles auteurs de ce discours, car ils ont toutde même réussi à glisser une plaisanterie :apparemment, le gouvernement a un projetde loi pour réduire le nombre de projetsde loi. Enfin, je crois que c’était uneblague… Michael Deacon

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26 � Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012

Fondés il y a plus d’un sièclepour aider la “classelaborieuse”, ces petits paradisverts sont devenus un Etat dans l’Etat qui ignore les loisdu monde extérieur. Des milliersde maisons y poussenten toute illégalité.

Newsweek Polska (extraits)Varsovie

�U n joli endroit où habiter”, m’assurela propriétaire d’une maison de120 m2 située dans des jardins

ouvriers à Poznan, en Pologne centrale.“Une affaire, seulement 25 000 euros”, m’en-courage-t-elle. Elle me déconseille aussid’aller chez le notaire ou aux impôts. “Vousme donnez de l’argent, je vous file la clé”, pro-pose-t-elle. Elle affirme qu’on peut s’ar-ranger avec l’Union polonaise des jardinsouvriers. “Je cède le bail de location à perpé-tuité, vous vous déclarez preneur, le conseild’administration vote une résolution et toutva bien.” Il faut juste s’inscrire à l’Unionpolonaise des jardins ouvriers, régler lesfrais d’inscription, les cotisations et lestaxes d’investissement, suivre une forma-tion sur l’utilisation des engrais et la tailledes branches d’arbre…

“Et les impôts sur la transaction ?” “Lesjardiniers ouvriers en sont exempts.”

“Ces jardins sont un Etat dans l’Etat”,affirme Andrzej Dera, député de Polognesolidaire (parti de droite). Un Etat qui portemême un nom : “la République verte”. Avecle tournesol comme emblème et un hymnequi fait penser aux meilleurs chants révo-lutionnaires :

Dans un radieux éclat de printempsFleurit notre verte République,Chantant le bien de l’humanitéSon étendard fièrement brandi…

Une “tonnelle” de 200 m2

L’Union gère plus de 43 000 hectares dejardins, dont 80 % sont situés à l’intérieurdes villes, et souvent dans des zonesconstructibles très prisées. Le prix dumètre carré varie de cent à plusieurs mil-liers de zlotys [1 euro = 4 zlotys]. Les “jar-diniers ouvriers” forment une armée deplus d’un million d’âmes. Une armée dis-posant de plusieurs dizaines de millionsde zlotys provenant des cotisations.Chaque membre doit aussi faire “don” deson temps à la communauté. Ou payer de7 à 20 zlotys pour chaque heure non tra-vaillée. Les plus engagés peuvent comp-ter sur la décoration récompensant le“jardinier méritant” ou le “méritant pourl’Union”. Mais même les plus méritantsd’entre eux ne peuvent devenir proprié-taires de leur parcelle. En effet, l’Union endemeure seul gestionnaire et décide deleur attribution.

“Ça a été l’erreur de ma vie”, dit RomanMichalak, originaire d’Olsztyn, dans le norddu pays, parlant de sa décision de s’inscrireà l’Union. Son épouse et lui ont vendu leurlogement neuf dans un bon quartier pourtout investir dans une maison au Jardinfamilial Oaza [Oasis]. Peu de temps après,ils ont reçu un ordre d’expulsion. Parcequ’on ne peut pas habiter dans un jardinouvrier. Ni y construire.

“Une maison illégale ? s’étonnent lesMichalak. Quatre-vingt-dix pour cent des mai-sons des environs le sont, comme la nôtre. Avecle gaz, Internet et le téléphone fixe. Nous igno-rions que c’était juste une apparence de léga-lité.” Jozef Wojnarowski, de Poznan, villede l’ouest du pays, a lui aussi reçu l’ordrede quitter les lieux. “Mais j’y suis domicilié”,soutient-il [la domiciliation est obligatoire].Le tribunal l’a défendu quand on lui a coupéle courant, mais son avenir dans le jardinest incertain. Il se sent déchiré entre deuxEtats, la République polonaise qui luipermet d’élire domicile dans ce jardin etune “République verte” qui l’en expulse.

“Tout va bien, à condition de ne pas fairede vagues”, explique le député Dera, dontle jardin ouvrier se trouve à Ostrów Wiel-kopolski, près de Poznan. Il s’est renducompte de l’influence de l’Union quand ila commencé à aborder le sujet publique-ment. “Ne pouvant trouver de prétexte pourse débarrasser de moi, ils sont partis en croi-sade, à coups de protestations et de pétitions àla Diète.” En 2009, en tant que député deDroit et justice (parti de droite), il a pré-paré un projet de loi permettant aux locataires des jardins d’en devenir pro prié-taires contre une somme symbolique.Selon Zdzislaw Sliwa, dirigeant de l’Unionpour la région de Poznan, cette promessede Dera a libéré les gens, qui ont hardimentcommencé à construire comme s’ils étaientchez eux. Il estime à deux mille le nombre

de constructions sauvages dans les jardinsgérés par l’Union dans sa région.

Dans les jardins ouvriers la loi autorisela présence de tonnelles ne dépassant pas25 m2 en ville, 35 m2 à la campagne. Mais ilarrive qu’on y ajoute 50, 100, voire 200 m2

de surface habitable. L’Union ignore lenombre total de ces maisons illégales. Maisrien qu’à Bialystok, dans l’est du pays, lesgéomètres ont découvert dans des jardinsouvriers, à l’occasion des travaux du péri-phérique, des maisons solidement bâties,à plusieurs étages, souvent dotées d’unecour, d’un garage et d’une piscine.

Démolir ou légaliserA Grudziadz, en Poméranie, la moitié desjardins affichent un dépassement de sur-face autorisée. La maison illégale la pluscélèbre est à Szczecin. Construite à partirde “tonnelles” sur deux parcelles voisineselle appartient à l’ancien maire de laville, Marek Jurczyk. Le maire de Chojnice,en Poméranie, estime à environ deux centsle nombre de familles de la ville qui ontainsi bâti leur maison. Des maisons qu’ilfaudrait donc démolir. Ou légaliser. Ce quiest impossible, même si les terrains, léga-lement, appartiennent à la commune.

“Je ne peux pas fermer les yeux”, dit lemaire de Miedzyzdroje, station balnéairede la Baltique. “L’Union occupe 13 hectaresen centre-ville sans aucun titre de propriété.Pourtant, il s’y trouve des maisons qu’on loueen haute saison, sans payer d’impôts.” Mêmeproblème dans d’autres villes. Dans les jar-dins ouvriers de Gdansk, on a retrouvé troisateliers mécaniques ; à Poznan, une fermed’élevage de volailles ; à Pila, en Poméra-nie, et à Lodz, en Pologne centrale, un éle-vage et un centre de dressage de chiens.“Comme quoi, tout est possible dans les jar-dins ouvriers”, ironise le député Dera.Malgorzata Swiechowicz

Pologne

Belle anarchie dans les jardins ouvriers

Europe

� La maison illégale la plus célèbre appartient à l’ex-maire de Szczecin.

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Azerbaïdjan

Un concours dé-mo-cra-ti-que !Les critiques pleuvent sur lerégime de Bakou, organisateurde l’Eurovision 2012.

�L ’approche du concours de l’Euro-vision donne la migraine aux autorités azéries !” s’exclamait ré -

cemment le quotidien de Bakou Zerkalo.Alors que Michelle Roverelli, porte-paroledu célèbre concours international de lachanson, s’insurgeait contre “la politisationde cet événement festif”, critiques et menacesconcernant le bon déroulement du con -cours fusaient de toutes parts, notammenten provenance d’Allemagne et d’ONGinternationales qui ont appelé au boycott.

A l’intérieur du pays, les défenseurs desdroits de l’homme et l’opposition mani-festent depuis plusieurs semaines pourattirer l’attention de la communauté inter-nationale sur “les persécutions contre les oppo-sants, les entraves à la liberté de manifestation,de parole et de presse, l’absence de réformeséconomiques, la situation déplorable des droitsde l’homme”. Pour la première fois, lors d’unrassemblement, les manifestants ont exigéla démission du président Ilham Aliev. Desmanifestations sont prévues pendant ladurée du concours. Quant aux islamistesradicaux, ils ont fait savoir dans un com-muniqué rapporté par le site azéri Aze quel’Eurovision était “un cauchemar pour tousles musulmans” et que les invités et les par-ticipants feraient l’objet d’attaques.

A l’extérieur, l’Arménie – qui gère dif- ficilement un conflit gelé avec Bakou àpropos du Haut-Karabakh, territoire séces-sionniste d’Azerbaïdjan peuplé d’Armé-niens – a refusé de participer au concours,évoquant le manque de sécurité pour sadélégation. Par ailleurs, comme le siteEurasianet s’en fait l’écho, Bakou feraitl’objet d’une “vaste campagne de politisationde l’Eurovision et de discrédit de l’Azerbaïd-jan” dans les médias allemands. Le journalofficiel azéri Eni Azerbaidjan dénoncequant à lui “les officiels, journalistes et activistes allemands coalisés pour calomnierl’Azerbaïdjan, à l’initiative de certains milieuxoccidentaux ayant des intérêts politiques etéconomiques en Azerbaïdjan, soutenus égale-ment par l’Arménie et le lobby arménien, lesislamophobes et l’opposition radicale”.

La coalition des ONG internationalesde défense des droits de l’homme (AmnestyInternational, Human Rights Watch, Ar -ticle 19, etc.) a exigé que l’European Broad-casting Corporation, organisateur duconcours, réclame de Bakou “le respect desdroits fondamentaux en Azerbaïdjan” et “lafin de la répression contre la presse”.

Avec une note d’espoir Zerkalo rappellenéanmoins que “l’attention du monde entierest focalisée sur l’Azerbaïdjan”, que “les Azérisvivent et respirent au rythme de ce concours”et qu’ils veulent “saisir cette opportunitéunique pour montrer à tous leurs succès etleurs projets d’avenir”. �

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28 � Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012

Les dons d’ovocytesn’échappent pas à la loi du marché et peuvent se révélertrès rémunérateurs, en particulier pour les femmesd’origine asiatique.

Los Angeles Times (extraits) Los Angeles

�L e terme technique est “don”d’ovocytes mais, pour les jeunesfemmes asiatiques, céder ses

ovules à un couple stérile peut rapporterassez d’argent pour se payer une voitured’occasion ou un semestre à l’université.Les lois du marché qui régissent les prixdu coton, du cuivre et d’autres matièrespremières sont aussi celles qui permet-tent actuellement aux femmes asiatiquesd’exiger 10 000 à 20 000 dollars [environ7 700 à 15 400 euros] pour leurs ovules,aussi appelés gamètes ou ovocytes. Lesfemmes appartenant à d’autres groupesethniques touchent en général environ6 000 dollars [4 600 euros] quand ellesarrivent à vendre leurs ovules.

Le personnel des cliniques expliqueque la prime accordée aux femmes asia-tiques reflète la pénurie de donneuses parrapport au nombre croissant de couplesasiatiques stériles qui veulent un enfantqui leur ressemble. Mais les rivalités entrecentres spécialisés, qui vont jusqu’à publierdes petites annonces du type “Cherche don-neuses asiatiques d’ovules”, mettent enlumière le caractère commercial de ce quiest censé être un acte de générosité.

Le droit fédéral interdit la vente d’or-ganes humains, mais aux Etats-Unis vendre

Amériques

ses ovules est légal. Les organismes affir-ment toutefois qu’ils n’achètent pas lesovules, mais qu’ils rémunèrent les femmespour le désagrément subi. Il est cependantdifficile de justifier que les femmes de cer-taines origines méritent une indemnisa-tion plus importante que d’autres, expliqueLaurie Zoloth, qui enseigne la bioéthique àla Northwestern University. “Une femmepauvre noire ou latina ne souffre pas moinsqu’une personne asiatique, juive ou diplôméede l’université Stanford, souligne-t-elle. Lefait même de penser que ces gamètes ont plusou moins de valeur selon l’origine ethnique ousociale des femmes constitue l’un des exemplesles plus saisissants de l’incursion du capitalismesur le marché des pièces détachées humaines.”

Linda Kline, étudiante à San Diego,plaisante lorsqu’elle qualifie ses ovules deprécieux “stock”, mais le terme sembleadapté. D’origine sino-vietnamienne, Lindaa vendu ses ovules à trois reprises pourun total de 26 000 dollars [20 100 euros],par le biais du centre Baby MiraclesAgency, à San Marcos (Californie). SelonRoxanne Sarro, qui dirige ce centre, lesfemmes asiatiques peuvent exiger dessommes plus élevées, surtout si elles sont“100 % chinoises et très intelligentes, diplô-mées en maths par exemple”.

Pour Andrew Vorzimer, avocat spécia-liste des questions de médecine génésique,le marché des gamètes est “le Far West dela médecine de reproduction. Comment trouve-t-on des femmes asiatiques prêtes à céder leursovules  ? En leur proposant plus d’argent,résume l’avocat. Il m’est arrivé de voir descontrats où les femmes étaient rémunérées50 000 ou même 100 000 dollars.”

D’après les spécialistes du secteur, plu-sieurs facteurs sont à l’origine de lademande élevée d’ovules asiatiques, dontune aversion culturelle pour l’adoption.Selon eux, si la femme est stérile, lescouples asiatiques préfèrent en général,plutôt que d’adopter un bébé, utiliser lesperme de l’homme et l’ovule d’une autrefemme pour concevoir un enfant qui per-pétue le patrimoine génétique de l’un des

parents. La demande est égale-ment considérable chez les

couples juifs, car nombreuxsont ceux qui retardent lemoment d’avoir des enfantspour se consacrer à leurs

études ou à leur carrière.D’après un rapport du réseau

Jewish Federations of North Ame-rica, 50 % des Américaines juivesont un diplôme universitaire depremier cycle et 21 % un diplômede deuxième cycle. Elles ont ten-dance à se marier plus tard et leur

taux de fécondité est plus bas.Le personnel des cliniques indique

que la pénurie d’ovules asiatiques n’estpas nouvelle, mais qu’elle a été exacerbéepar deux facteurs. D’une part, le nombrede Chinois fortunés est en hausse et unplus grand nombre de couples peuvent sepermettre de venir aux Etats-Unis pour

bénéficier d’une aide à la procréation.D’autre part, beaucoup de Chinois veu-lent devenir parents en 2012, année dudragon.

L’offre est limitée, car les femmes asia-tiques sont moins susceptibles que d’autresde s’infliger l’inconfort représenté par ledon d’ovules pour des raisons financières.En moyenne, elles gagnent mieux leur vieet ont plus de chances d’avoir fait desétudes supérieures que les femmes d’autresorigines ethniques. Leur salaire est supé-rieur de 13 % à celui des femmes blanches,de 31 % à celui des femmes noires et de52 % à celui des femmes latino-américaines.

“Souvent les jeunes femmes se tournentvers le don d’ovocytes pour des raisons finan-cières, explique Andrew Vorzimer. Toute-fois, les femmes asiatiques et juives, trèsrecherchées, ne sont pas celles qui ont besoind’être indemnisées. Elles n’ont pas de problèmesd’argent et n’ont pas besoin de donner leursovules pour financer leurs études.”

Certaines agences spécialisées, prêtesà tout pour disposer de gamètes asiatiques,commencent à aller en chercher en dehorsdes Etats-Unis. La société Surrogate Alter-natives a une base de données composéed’environ 400 donneuses potentielles, maisseules 2 sont asiatiques. Pour remédier àcette situation, l’agence prévoit de fairevenir des femmes de Chine et du Japon.“Même si nous ne trouvions pas immédiate-ment de couple intéressé, la femme viendraitpour faire congeler ses ovules”, explique DianaVan De Voort-Perez, qui dirige la société.“Il est absolument certain qu’un couple asia-tique finira par choisir ces ovules.”Shan Li

Etats-Unis

Des ovules qui rapportent gros

Pour défendre le bilan de songouvernement en matière depolitique étrangère, le vice-président Joe Biden sortl’artillerie lourde et va jusqu’àévoquer “la trique d’Obama”.

The Daily Beast (extraits) New York

�L e discours de politique étrangèreprononcé le 26 avril dernier parle vice-président Joe Biden res-

tera dans les annales. Il s’agit du discoursde politique extérieure le plus musclé quej’aie jamais entendu de la part d’un hommepolitique démocrate.

Pour la première fois depuis la fin de laguerre du Vietnam, la position des démo-

crates en matière de politique étrangère neprête pas le flanc à la critique des conser-vateurs. Le message du vice-président tenaiten une phrase : “Nous faisons les choses dif-féremment des républicains et nous obtenonsde meilleurs résultats.”

Joe Biden a réfuté toutes les critiquesde la droite à l’encontre de la politiquemenée par Obama à l’égard de l’Iran, duMoyen-Orient, de la Russie, de la Pologneou de la Libye. Et il a donné des preuves,comme l’accord de sécurité mutuelleconclu avec Israël ou l’amélioration desrelations bilatérales avec la Russie. Surchacune de ces questions, il a pris soin deciter le candidat républicain à l’électionprésidentielle, Mitt Romney, qui avaitnotamment affirmé que l’exécution de BenLaden n’était pas une priorité et a plu-

sieurs fois changé d’avis sur la guerre enAfghanistan.

Mais ce qui va vraiment rendre lesconservateurs fous, c’est le temps qu’apassé Joe Biden à présenter ces réussitescomme le résultat d’une volonté prési-dentielle. “Quelques mois après son élection,Obama a donné l’ordre suivant à Leon Panetta[alors directeur de la CIA] : ‘Je vous demandede m’envoyer sous trente jours un planopérationnel permettant de localiser BenLaden et de le traduire devant la justice.’C’est la priorité que le président a assignée àla CIA. Ensuite, il a pris la décision la plus cou-rageuse jamais prise par un président.” Il s’agitnaturellement du raid lancé contre la rési-dence de Ben Laden à Abbottabad. JoeBiden a poursuivi : “Si cette mission avaitéchoué, cela aurait été le début de la fin

pour le président. C’est un homme incroya-blement courageux.”

Puis est venue sa célèbre remarque àpropos du “gros bâton” d’Obama. MonDieu ! Mais comment cette phrase a-t-ellepu passer la censure de la Maison-Blanche ?Permettre à la nation tout entière d’ima-giner le pénis du président, parce que c’estbien de cela qu’il s’agit. Et le sous-entenduracial ? De la part d’un gouvernement quifait tout pour faire oublier qu’un Noiroccupe la Maison-Blanche, c’est tout bon-nement incroyable. Plus sérieusement, laformule qu’a forgée Biden pour résumerle bilan du gouvernement Obama – “BenLaden est mort et General Motors vit tou-jours” – est l’un des meilleurs slogans decampagne que j’aie entendus depuis long-temps. Michael Tomasky

Stratégie

Non, les démocrates ne sont pas des mauviettes !

� Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis.

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En pleins préparatifs de la Coupedu monde de football 2014 et desJeux olympiques 2016, la sixièmepuissance économique mondialeattise toutes les convoitises…

Caras y Caretas Buenos Aires

L e Brésil a le vent en poupe, per-sonne ne peut le nier. Désormaismembre du club très fermé des

grandes puissances, sixième économie dela planète, le leader indiscuté de l’Amé-rique latine, pour couronner le tout, vaorganiser deux des plus grands événementssportifs internationaux ordinairementréservés à quelques pays triés sur le volet :la Coupe du monde de football 2014 et lesJeux olympiques de 2016 à Rio. En échangede cette manne commerciale, le Brésil apromis d’opérer sa mutation à un rythmeaccéléré. Mais à quel prix ?

Les chiffres avancés ont de quoi faireperdre la tête alors que l’économie marqueson premier temps d’arrêt (la croissancedu PIB, de 2,5 % en 2011, est en deçà desprévisions) : 11 milliards d’euros dans leschantiers de la Coupe du monde et 14 mil-liards d’euros pour les Jeux olympiques,330 000 emplois fixes et 380 000 emploistemporaires créés, un afflux d’environ 3 millions de touristes. Et, évidemment,tout le monde veut sa part du gâteau. “llsvont s’en mettre plein les poches, sans lemoindre scrupule”, prédit Romário Da SouzaFaria, ancienne star de la sélection brési-lienne et aujourd’hui député [socialiste],faisant allusion aux marchés publics attri-bués pour la Coupe du monde de football.“Je me suis rendu dans les douze villes du Mon-dial : la construction de certains stades est déjàsuspendue pour pouvoir ensuite les classer en‘chantiers d’urgence’ et ainsi échapper aux exi-gences des appels d’offres. Je n’ose imaginercombien tout cela va nous coûter”, affirmel’ancien footballeur.

MarchandageTout le monde craint en effet le retour des“éléphants blancs”, ces constructions pha-raoniques érigées à l’occasion des Jeuxpanaméricains de 2007 à Rio, qui sontdevenus obsolètes une fois les festivitéssportives terminées. Romário et le Brésilont de bonnes raisons de s’inquiéter : lesexonérations accordées aux entrepreneurspar Brasília depuis 2011 font gagner dutemps grâce à des contrats plus flexibles,mais sont la porte ouverte à une corrup-tion généralisée.

Et la corruption est un mot qui fâchele gouvernement de Dilma Rousseff. Plu-sieurs des quatorze ministres invités àquitter leur poste pour corruption ontdémissionné à la suite d’affaires directe-ment liées aux juteux contrats du Mondial :Mario Negromonte, ex-ministre de la Ville

[démissionnaire en février] et chargé desprojets de liaison entre les sites ; PedroNovais, ministre du Tourisme [démis-sionnaire en septembre  2011], accuséd’avoir favorisé certaines entreprises dansle programme de formation du personnelde service pour la Coupe du monde  ;Orlando Silva, ex-ministre des Sports[démissionnaire en octobre 2011]. MêmeRicardo Teixera [démissionnaire enmars  2012], qui depuis vingt-trois ansrégnait en maître sur le football brésilien[il était à la tête de la Confédération bré-silienne de football (CBF) et du Comitéorganisateur (COL) du Mondial 2014], estaccusé de malversations.

Dans le document “Grands événementset violations des droits de l’homme au Brésil”,les Comités citoyens de la Coupe dumonde – des associations de militantsimplantés sur les sites du tournoi [portalpopulardacopa.org.br/index.php] –fustigent un modèle qui permet aux“entreprises nationales et internationales de

soumettre le pays et les citoyens à leurs capricesou plutôt à leurs intérêts.”

Le projet de loi pour la régulation dela Coupe du monde 2014 [approuvé le9 mai par le Congrès brésilien et en attentede signature présidentielle], que la Fifaimpose comme cadre écono mique légalau pays, va à l’encontre de la législationbrésilienne. Citons quelques exemples :vente d’alcool dans les stades – interditeau Brésil ; interdiction des tarifs préfé-rentiels aux étudiants, aux handicapés, auxbas revenus et aux retraités ; suspensionde la “loi Pelé”, qui distribue 5 % des droitstélévisés aux associations sportives… A l’heure des marchandages, le rayonne-ment mondial du Brésil passe forcémentpar une série de compromis. BarackObama a été clair : “Les Etats-Unis ne veu-lent pas assister aux Jeux olympiques sur lebanc de touche : nous voulons nous assurerque les entreprises nord-américaines jouerontun rôle actif dans le processus. Le Brésil abesoin de construire de nouvelles routes,

des ponts et des stades, et nos entreprises sontprêtes à les aider à relever le défi.”

“Quand les affaires prévalent sur l’inté-rêt commun, la privatisation de l’espace public

n’a plus de limites”, regrette Carlos Vainer,professeur à l’Université fédérale deRio de Janeiro, dans son article “Rio2016 : les jeux (Olympiques ?) sont faits”.Pour cet universitaire, le concept quidéfinit le mieux le Brésil d’aujourd’hui

est celui de “ville-vitrine” : l’urbanisa-tion encouragée dans les années 1980

conçoit la ville comme un espace com-mercial à exploiter, “où il faut cacher toutce qui n’a pas sa place dans une vitrine, tellesla pauvreté et la misère”.

Spéculation immobilièreAu Brésil, les favelas nuisent à l’image de marque du pays. Tout comme les 35 000 familles délogées à New Delhi en2010 pendant les travaux des Jeux du Com-monwealth, près de 170 000 Brésilienspourraient être affectés par la construc-tion de nouvelles infrastructures sur les sites du Mondial.

N’oublions pas non plus les bénéficescollatéraux réalisés depuis l’irruption d’unepolice militarisée dans les favelas de Rio.“Les Unités de la police pacificatrice (les UPP)– conformes à la stratégie d’expulsion desnarcos – sont au cœur de la politique de sécu-rité, mais elles ne répondent pas à toutes lesquestions. Ces unités ont été postées dans 67des 1 000 favelas de Rio, dans des zones quibénéficient des investissements de promoteursou dans les environs. Mais il n’y a pas d’uni-tés de ce genre dans les zones contrôlées parles paramilitaires”, affirme Cláudio SouzaAlves, sociologue et doyen de l’Universitéfédérale rurale de Rio de Janeiro.

La sécurité sert de prétexte pourengranger de juteux bénéfices dans lesquartiers proches où la peur d’une balleperdue était un frein aux investissements.Selon José Conde Caldas, président del’Association des dirigeants d’entreprisedu marché immobilier de Rio (Ademi-RJ),les propriétés de São Conrado, au sud dela ville, pourraient voir leur valeur dou-bler grâce à la présence policière dans laRocinha, alors qu’à Tijuaca, au nord, leurdécote serait de 70 %.

Par ailleurs, ces opérations de main-tien de l’ordre ont permis à une industriedu tourisme toujours plus cynique d’ex-ploiter au maximum cette niche commer-ciale. On voit ainsi fleurir au cœur mêmedes favelas des hébergements hôteliers toutconfort, sans parler des excursions orga-nisées dans les dédales des ruelles. Danscombien de temps verra-t-on les grandeschaînes internationales ériger leurs toursau milieu de pauvres bâtisses  ? A trop vouloir se concilier les bonnes grâces des multi nationales, le Brésil a fini par deve-nir l’une de leurs filiales sans âme.Mariano Beldyk

Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012 � 29

Les

archives

www.courrier

international.comA relire sur notre site “La Fifa tacléepar Dilma Roussef”, un article d’Istoésur les exigences de la Fifa concernantl’organisation de la Coupe du mondeau Brésil, paru dans CI n° 1095, du 27 octobre 2011.

Brésil

A qui profitent le fric, le foot et les JO ?

� Dessin de Boligán paru dans El Universal, Mexico.

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sur des routes des Cardamomes.“L’assassinat d’un célèbre militantravive la réputation de pays sansloi qu’a le Cambodge”, écrit le journal thaïlandais.

Loin des bureaux climatisésde Phnom Penh, le militant,comme à son habitude,sillonnait ce 26 avril la jungledu massif des Cardamomes– ou plutôt ce qu’il en reste.Faire savoir au monde le sortsubi par les forêtscambodgiennes, telle étaitla mission qui l’habitait.Il accompagnait ce jour-làdeux journalistes duCambodia Daily. Au détourd’une étendue déboisée,il rencontra un gendarme qui se mit en tête de lui

confisquer la carte mémoirede son appareil photo, sa seule arme. Le ton estalors monté. Des coups de feu ont été entendus. Une balle a atteint Wutty au genou, avant de luitranspercer mortellementl’estomac, ont raconté lesdeux journalistes. Un témoin,aujourd’hui écroué, auraittenté de désarmer legendarme. Un autre coupserait parti, tuant ce dernier.Au Cambodge, l’histoire des violences visant les

membres de la société civileest longue. Chut Wutty,47 ans et père de troisenfants, s’était engagé voilàune quinzaine d’années dansle combat écologiste,abandonnant sa carrièremilitaire. A la tête d’unepetite ONG, le NaturalResource Protection Group,il ne cessait de gagner en notoriété, tant auprès des autres organisationsœuvrant pour la protectionde l’environnement que des villageois victimes

de la déforestation. Ennovembre 2011, il avait lancé“la marche de Prey Long” :organisés en patrouilles, les villageois de cette régiondes Cardamomes avaientdétenu des bûcherons, saisileur matériel et brûlé descentaines de mètres cubesde bois illégalement abattu.Une opération similaire a débuté le 11 mai et réuniquelque 600 personnes.Comme pour montrer que le flambeau du combat de Wutty a été repris.

Disparition

Un croisé de l’écologie

Impunité “Meurtre en forêt” :le Bangkok Post a consacré son supplément dominicalSpectrum du 4 mai à la mort de Chut Wutty, photographié

Cambodge

Les forêts orphelines d’un écoguerrierde même autour d’autres projets de bar-rages plus au sud, comme l’a révéléChut Wutty. Conservation Internationala gardé un silence assourdissant. C’estcette défaillance des autorités et des orga-nismes écologistes en vue qui a margina-lisé la lutte pour la protection des forêts.Et c’est ce qui a poussé Chut Wutty et sescollègues à risquer leur vie pour collecterdes données. Leur travail a mis au jour nonseulement les abus de pouvoir d’agents del’Etat qui s’enrichissent sur le dos de l’ex-ploitation forestière, mais également l’hy-pocrisie d’ONG comme ConservationInternational qui nient purement et sim-plement l’existence de telles activités afinde préserver une image d’efficacité et debonnes relations avec le gouvernement etles bailleurs de fonds.

Il est peu probable que les organisa-tions écologistes traditionnelles puissentun jour remplacer Chut Wutty. C’était unmeneur et un écoguerrier doté d’une éner-gie et d’une autorité sans pareilles. L’actionet la mort tragique de Wutty dans les Car-damomes devraient aussi faire en sorte queles organisations environnementales et lespays donateurs travaillant en partenariatavec les autorités cambodgiennes sur la ges-tion des ressources naturelles ouvrent lesyeux. Collectivement, il faudrait convertirle chagrin qui a suivi le meurtre de Wuttyen moteur du changement. L’avenir duCambodge en dépend. Dans ce combat, lesparoles de Svay Phoeum, un villageois dePreah Vihear [dans le nord du pays], qui atravaillé avec Wutty, sont porteuses d’es-poir : “Le cœur de Chut Wutty est parti maisdes milliers de cœurs semblables au sien survi-vront. Nous ne craignons pas la personne quia tué Chut Wutty… Nous n’avons jamais eupeur.” Dr. Sarah MilneSarah Milne est chercheuse à l’Australian NationalUniversity. Sa thèse a porté sur la protection del’environnement par les populations locales dansles Cardamomes, où elle a travaillé notamment aucôté de Chut Wutty de 2002 à 2005.

à Koh Kong en empruntant une nouvelleroute percée par la China-Yunnan Corpo-ration dans le cadre du projet de barraged’Atai, situé dans la forêt protégée des Car-damomes centrales. Cette zone forestièrefait partie de l’Ecosystème du massif desCardamomes, un programme de plusieursmillions de dollars financé par des bailleursde fonds internationaux et géré principa-lement par Conservation International,une organisation non gouvernementaleaméricaine de protection de la biodiver-sité, et l’administration cambodgienne desforêts. Depuis 2009, année d’ouverture duchantier du barrage d’Atai, le trafic de palis-sandre est devenu permanent dans les Car-damomes septentrionales. Du bois auraitdéjà été prélevé dans la région, pour desdizaines de millions de dollars. Il en a été

Sous son aile, ils se sont enhardis et ontdéfendu leurs droits malgré les intimida-tions. De fait, avec le soutien de quelquesautres, Wutty a initié un mouvement socialqui prend de l’ampleur.

Wutty a joué un rôle décisif non seu-lement dans la mobilisation des popula-tions locales, mais également dans ladénonciation des crimes forestiers commisdans des régions reculées, à l’instar desCardamomes, où il a été tué par balle. Lepillage des essences précieuses, principa-lement le palissandre (Dalbergia), n’a épar-gné aucun coin de forêt. Une pratique quijouit de la complicité des autorités.

Si l’on se penche d’un peu plus prèssur la situation dans les Cardamomes, letableau se complexifie. Le jour de samort, Chut Wutty se rendait de Pursat

Asie

Chut Wutty, ardent militantécologiste, a été abattu fin avril.Il avait osé s’élever contrela déforestation à grande échelleet dénoncer la complicité desautorités. Quelqu’un osera-t-ilreprendre le flambeau ?

New Mandala (extraits) Canberra

�U ne semaine avant son assassinat[le 26 avril], par une soirée étouf-fante, je me trouvais en compa-

gnie de Chut Wutty à Phnom Penh. Nousavons discuté des meilleurs moyens d’ai-der les populations du massif des Carda-momes [dans le sud-ouest du Cambodge]et d’ailleurs à mieux protéger leurs terreset leurs forêts contre les coupes illégaleset les spoliations foncières qui sévissentpartout dans le pays. Mais ce n’était pasune conversation banale. Wutty n’avait pasde temps à perdre avec des platitudes surl’écologie traditionnelle. Non. Ses idéestraduisaient une détermination sans faille :il entendait obtenir vérité et justice.Chut Wutty était un soldat au service dela Nature et de l’Humanité, une sourced’inspiration pour des millions de Cam-bodgiens et beaucoup d’autres à travers lemonde. Il était monté en première lignedans une guerre sale. Une guerre qui voitles richesses forestières du pays pillées entoute impunité pour offrir à une poignéede puissants des profits faramineux tandisque les villageois sont tenus à l’écart,condamnés à se taire, dépossédés des forêtsqui les font vivre depuis des siècles.

Le Cambodge a été qualifié de “pays àvendre” [dans un rapport de l’ONG écolo-giste Global Witness]. L’organisation dedéfense des droits de l’homme Licadhoestime que 22 % du territoire est passé sousle contrôle d’investisseurs privés, essen-tiellement par le biais de “concessions fon-cières à vocation économique” attribuées àdes groupes agro-industriels. Souvent boi-sées, les terres ainsi cédées constituent unevéritable aubaine pour les concessionnaires,qui peuvent tirer profit de la vente du boisavant même d’entreprendre une quel-conque culture. L’attribution des conces-sions par le gouvernement, sans préavis niconsultations préalables, se fait au détri-ment de la population [après le meurtre deChut Wutty, le Premier ministre Hun Sena ordonné un moratoire sur l’octroi deconcessions économiques]. Des dizainesde milliers de paysans ont été expulsés oudéplacés de force ces dernières années.

Voilà cinq ans, il aurait été impossibled’imaginer que des villageois s’organisentpour défier les puissants intérêts qui met-tent en péril leurs terres et leurs moyensde subsistance. Chut Wutty a su les mobi-liser, aux quatre coins du pays, contre undéveloppement et une exploitation iniques.

30 � Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012

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Cambodge : un royaume rongé par les concessions

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32 � Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012

Dossier Egypte Ta mère est américaine, ton frère est juif La loi électorale égyptiennestipule que les candidats à l’électionprésidentielle doivent être, toutcomme leurs parents et leursépouses, uniquement égyptiens.

C’est ainsi que le candidat salafisteHazem Abou Ismaïl a été disqualifiéaprès qu’on eut découvert que sa mère détenait un passeportaméricain. Le candidat et sessupporters accusant la CIA d’avoir

Election présidentielle

Au pays des généraux à la retraite

d’une grande compagnie pétrolière. Parchance, il conservera sa retraite des forcesarmées, en sus du salaire généreux qui luisera versé pour son nouvel emploi dans lecivil. Ce groupe de privilégiés détient laquasi-totalité des postes à responsabilitédu pays. L’Egypte est, par excellence, unerépublique de généraux à la retraite.

La première élection présidentiellepost-Moubarak en Egypte approche àgrands pas, puisqu’elle doit avoir lieu les23 et 24 mai. Les candidats des diversesmouvances politiques mènent de fou-gueuses campagnes dans les médias etsillonnent le pays en distribuant des pro-messes sur tous les sujets possibles, de lasécurité à l’éducation en passant par la poli-tique étrangère. Mais, dans toute cetteeffervescence, on n’entend pas un mot surla question la plus sensible et la plus cru-ciale : un président civil sera-t-il en mesurede démilitariser l’Etat égyptien ?

Cette élection devrait voir l’avènementdu premier président civil de l’Egypte post-coloniale, après plus de soixante annéespassées sous le règne des généraux – à la

retraite ou en activité. Trois présidentsissus des rangs de l’armée, et récemmentune junte militaire, ont fait du pays unrégime dominé par une coterie d’officiersvieillissants. Les cadres de l’armée sontpartout, du canal de Suez à la compagniegénérale des eaux usées. Or non seulementles candidats à la présidentielle ne militentpas en faveur d’une démilitarisation dupays dans leurs discours, mais ils ne pren-nent même pas acte de cette situation.

L’armée à des postes civils Historiquement, la mainmise de l’arméesur les fonctions civiles a commencé sousle régime socialiste de Gamal Abdel Nasser,dans les années 1960, puis a reculé lorsqueAnouar El-Sadate [1970-1981] s’est attachéà marginaliser l’armée au sein du gouver-nement dans les années 1970, avant deconnaître une recrudescence soudaine dansles dernières années du règne de HosniMoubarak, dans les années 2000. A l’heurede préparer son fils Gamal à la fonctionprésidentielle, Hosni Moubarak a cherchéà s’assurer de la loyauté de l’armée et

à écarter tout risque de dissidence ennommant des officiers à des postes éco-nomiques ou administratifs. Les quatorzemois qui se sont écoulés depuis la prise defonction du Conseil suprême des forcesarmées (Scaf), après le départ de HosniMoubarak, ont vu la reprise des nomina-tions de cadres de l’armée à des fonctionsciviles. Usant de son autorité présidentielle,le Scaf a ainsi pourvu de nombreux postescivils en faisant appel à des officiers àla retraite. Les deux Premiers ministres,impuissants, étaient heureux d’apposerleur signature au bas de leurs lettres denomination.

Les codes juridiques égyptiens régis-sant la fonction publique ont favorisé cettesituation en conférant au président le pou-voir arbitraire de recruter et de remercierles titulaires de postes à responsabilité,dont les gouverneurs et les patrons du sec-teur public. Sadate avait promulgué la loi 47de 1978 dans le but de réduire la présencedes cadres de l’armée au gouvernement, etMoubarak s’est servi de la même loi pourles faire revenir. D’après la loi, les candidats AF

P

� Graffitis sur les murs du Caire : “A bas le régime des militaires. Non aux procès militaires contre les civils.”

A l’heure de la première électionprésidentielle post-Moubarak,l’Egypte semble pieds et poings liésà l’armée. Et aucun candidat n’oseproposer la démilitarisation de l’Etat, souligne une universitaire égyptienne.

Foreign Policy (extraits)Washington

�P our la plupart des gens, la retraiteest une période d’inactivité et desavants calculs pour arriver à

joindre les deux bouts entre sa pension etson bas de laine. Mais les hauts gradés del’armée égyptienne ne font pas partie ducommun des mortels. A l’heure de prendresa retraite, un officier supérieur de l’arméeégyptienne devient gouverneur de province,maire de ville ou de quartier. A moins qu’ilne prenne les commandes d’une usine oud’une entreprise appartenant à l’Etat ou àl’armée. Il pourra même, éventuellement,assumer la direction d’un port maritime ou

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Les cybermilitants égyptiens quiavaient déclenché la révolutionsemblent dépassés par lesévènements, et avoir perdu leurforce de conviction.

Al-Tahrir (extraits) Le Caire

�W aël Ghoneim est ce jeune hommecourageux qui a le mérite d’avoirparticipé au déclenchement de

la révolution du 25 janvier en créant lapage Facebook intitulée “Nous sommestous Khaled Saïd”. [Khaled Saïd est mort sousles coups de policiers en juin 2010. Lesphotos de son visage tuméfié circulant surInternet ont alimenté la colère populairecontre le régime de Moubarak.] Ghoneima apporté son soutien au candidat [isla-miste] Abdel Moneim Aboul Foutouh.Or, paradoxalement, la propre mère deKhaled Saïd a fait un tout autre choix.Elle ne partage pas l’avis de celui qui acontribué à immortaliser la mémoirede son fils, mais préfère le candidat Ham-deen Sabahi [nassérien].

Voilà un paradoxe révélateur de cettecampagne. Nous connaissons tous de cesjeunes qui s’engagent avec enthousiasmederrière tel ou tel candidat mais qui sontincapables de convaincre autour d’eux.

Jeunesse

La panne électorale de Facebook

Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012 � 33

monté ce coup n’ont convaincupersonne. Un autre candidatislamiste a été accusé d’avoir un pèred’origine syrienne et un troisièmede posséder la nationalité qatarie.Enfin, une campagne a été lancée

contre le candidat Amr Moussa, lui reprochant d’avoir un demi-frèrejuif vivant en Israël. Moussa a répliqué qu’il avait un demi-frère,mais français – un certain PierreMoussa, l’ancien PDG de Paribas.

C’est qu’ils font la même erreur que lorsdes élections parlementaires de décembreet de janvier derniers : ils croient qu’unebataille électorale peut être gagnée en inon-dant les réseaux sociaux de messages. Oumême qu’ils pourront aboutir à quelquechose en organisant des manifestations derue et en se désintéressant de la campagneélectorale. C’est comme ça qu’ils ont laisséle champ libre aux Frères musulmans etaux salafistes. Et c’est comme ça que lesgénéraux continuent de diriger le pays.

Mener la révolution sur Facebook ouTwitter, cela fait surtout plaisir à celui quitwitte, mais une élection ne se joue pas surles écrans d’ordinateur ou de téléphone.D’autant moins que la principale réservede voix réside dans le “parti du canapé”[les abstentionnistes]. Or ceux-ci ne ris-quent pas d’écouter les conseils prodiguéspar les cybermilitants. En réalité, des élec-tions se jouent dans un travail de longuehaleine, dans la rue. Et, de ce point de vue,ce sont les Frères musulmans qui sont lesmieux armés. C’est avant tout une ques-tion de moyens financiers, d’organisationet de connaissance précise de la carte élec-torale, une carte électorale qui, comme touten Egypte et comme les Egyptiens eux-mêmes, est changeante, difficile à cerner,obscure et sujette aux sautes d’humeur.Ibrahim Issa

doivent, avant d’être nommés, être décla-rés aptes à occuper leurs fonctions par unmédecin, mais l’article 20 du texte dispensede cet examen les candidats nommés par leprésident – ce qui fait l’affaire des officiersà la retraite les plus avancés en âge. D’autresarticles confèrent au seul président le pou-voir de les démettre de leurs fonctions.En 1992, Hosni Moubarak avait amendécette loi afin d’autoriser le renouvellementad libitum des mandats des titulairesde fonctions dirigeantes. Le Scaf occupeaujourd’hui le fauteuil présidentiel et détientdonc ce pouvoir juridique exceptionnel.

La classe à part que forment les diri-geants issus des rangs de l’armée prend del’envergure d’année en année, à mesuredes départs en retraite d’officiers. Lescadres de l’armée qui briguent un emploidans le civil prennent des cours accélérésde management et de gestion dans descentres de formation de l’Etat. Ils suiventpar exemple une formation de courte duréesur des sujets tels que la gestion stratégique,la communication avec les employés et lagouvernance charismatique ou l’“attrait per-sonnel”. Parmi les gros clients du centrefigurent des entreprises du secteur publicsur lesquelles l’armée aime avoir la main-mise : les compagnies pétrolières, les entre-prises du BTP, les usines chimiques, lescimenteries, les usines agroalimentaires, etbien d’autres encore.

Mettre à la porte des générauxPropriété de l’Etat, le secteur pétrolier estfortement militarisé, et des généraux à laretraite sont à la tête de plusieurs compa-gnies de pétrole et de gaz naturel. Ils ontaussi la haute main sur les transportspublics. Le directeur du canal de Suez estun ancien chef d’état-major de l’armée, lesresponsables des ports de la mer Rouged’anciens généraux, de même que le patronde la compagnie de transport maritime etterrestre. Au ministère de la Santé, le res-ponsable des affaires administratives etfinancières est également un général à laretraite. Le ministère de l’Environnementdénombre des dizaines de généraux. Leprésident de la Cour suprême constitu-tionnelle est un ancien officier de l’arméequi a préalablement été juge dans les tri-bunaux militaires. Ledit magistrat, FaroukSultan, occupe également la fonction deresponsable de la Haute Commission pourl’élection présidentielle. Paradoxalement,les instances gouvernementales chargéesde surveiller les élections sont, elles aussi,essentiellement composées d’officiers à laretraite : le chef de l’organe responsabledu suivi administratif est un général enretraite, le personnel de ses antennes régio-nales est composé de militaires.

Le fait que le Scaf ait suspendu l’annéedernière la vague de privatisations de l’an-cien gouvernement était une bonne nou-velle pour ces généraux. Ils resteront auxcommandes, à l’abri de la concurrence deshommes d’affaires qui auraient pu rache-ter leurs entreprises. Dans plusieurs sec-teurs, comme l’eau, l’assainissement, letourisme, l’agroalimentaire ou le ciment,

les holdings de gestion du Caire et leurssuccursales en province sont dirigés pardes généraux en retraite.

Ce sont également d’anciens générauxqui régentent les grandes entreprisesappartenant à l’institution militaire et quiproduisent autant pour les civils quepour l’armée. Parmi elles figurent deschaînes d’usines, des sociétés de service,des exploitations agricoles, des entreprisesde construction de routes, des stations-

service, des supermarchés, et ainsi de suite.Trois grandes instances militaires inter-viennent dans la production non militaire.Celles-ci fournissent un vaste éventailde marchandises, dont des 4 x 4 de luxe,des bouteilles de butane, des tuyaux enplastique, des conserves alimentaires, etc.,ainsi que tous genres de services.

C’est dans ce contexte, singulier pourun pays sous-développé, que l’élection pré-sidentielle va avoir lieu. Dans une semaine,le vainqueur, qu’il soit de gauche ou isla-miste, prendra le relais du Scaf et appliqueraimmédiatement des mesures ambitieusesen faveur de la prospérité économique.Toutefois, avant de mettre en œuvre cesréformes – détaillées dans les programmesdes candidats –, le vainqueur devra com-mencer par mettre à la porte des générauxqui n’ont ni les compétences ni l’expériencenécessaires en matière de développementéconomique, de gestion administrative oude gouvernance des entreprises publiques.Curieusement, les candidats à la présiden-tielle, tous courants politiques confondus,se gardent de soulever la question de ladémilitarisation de l’Etat. Est-ce parce qu’ilsn’ont pas suffisamment conscience du pro-blème, parce qu’ils ont peur, ou par enviede plaire à l’élite militaire en place ?Zeinad Abul-Magd

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Sondages

Les sondages d’opinion sont une sciencenouvelle en Egypte, et les écarts entre les instituts sont considérables. La pluparts’accordent néanmoins sur deux favoris.Abdel Moneim Aboul Foutouh, ancienFrère musulman, obtient 20,8 % dans le dernier sondage du quotidien Al-Chourouk,18,5 % dans celui d’Al-Masri Al-Youm, suivid’Amr Moussa, qui fut ministre des Affairesétrangères sous Hosni Moubarak, créditérespectivement de 16 % et de 14,1 %.Toutefois, Moussa l’emporterait largementau second tour. En revanche, le journalgouvernemental Al-Ahram place deux figures de l’ancien régime en tête,Amr Moussa à 40 % dès le premier tour et l’éphémère Premier ministre de Moubarak, Ahmed Chafik, à 20 %.

L’élection présidentielle aura lieu en Egypte les 23 et 24 mai. Au cas où aucun candidat n’obtiendrait la majorité, un secondtour est prévu les 16 et 17 juin. Des vingt-trois candidats d’origine, ils ne sont plus que treize en lice. Les autres ont vu leur candidatureinvalidée par la commissionélectorale. Deux candidats semblent favoris pour briguer le poste présidentiel : l’anciensecrétaire de la Ligue arabe Amr Moussa et le candidat islamisteindépendant Abdel Moneim AboulFotouh, qui séduit aussi des électeursde la gauche égyptienne. Plusieursoutsiders peuvent toutefois créer la surprise : c’est le cas du nationalistenassérien Hamdeen Sabahi, de l’homme de l’ancien régime Ahmed Shafik, ainsi que du candidatofficiel des Frères musulmans,Mohamed Morsi.

Amr MoussaNé au Caire en1936, Amr Moussacommencerapidement sa carrière aprèsl’obtention en 1957 d’un diplôme de droit del’université du Caire. Ministre desAffaires étrangères de 1991 à 2001, il a été démis de ses fonctions par l’ancien président Hosni Moubarakpour devenir le secrétaire général de la Ligue arabe, poste qu’il a occupéjusqu’en 2011. Son point faible : être issu de l’ancien régime de HosniMoubarak. Ses points forts : n’avoirjamais été accusé de corruption et une bonne image de patriote.

Abdel Moneim Aboul FotouhNé au Caire en 1951, cet ancienleader desmouvementsétudiants rejoint les Frères musulmanset fait partie, de 1987 à 2009, du bureau exécutif de la formation,un engagement qui lui a valu d’être incarcéré à trois reprises. Au lendemain de la révolution, Abdel Moneim Aboul Fotouh annonce son intention de présenter sa candidature à la présidentielle,alors que les Frères musulmansavaient décidé de ne pas y participer.Une initiative qui lui a valu d’être exclu du mouvement. Depuis, les Frères musulmans ont changé de position, mais ont désigné un autre candidat.(Ahram Weekly)

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34 � Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012

Dossier Egypte

Le Front islamique du salut (FIS) avaitremporté la majorité des voix au premiertour des élections législatives. Or l’élite aupouvoir a interrompu le processus électo-ral. Ce faisant, elle a mis le feu aux poudresd’une guerre civile qui allait durer deuxdécennies. Ce coup d’Etat en Algérie n’apas seulement déclenché un conflit inté-rieur, il a également empêché la transitiondémocratique en Algérie et, au-delà, dansle monde arabe dans son ensemble. Pour-quoi ? Parce que la prise du pouvoir par lesislamistes aurait signifié l’application de

leurs mots d’ordre à la réalité sociale, éco-nomique et politique. Ainsi, ils auraientmalgré eux apporté la preuve de leur ina-nité. Sans le coup d’Etat en Algérie, les élec-teurs partout dans le monde arabe auraientdisposé d’un précédent dont ils auraientpu tirer les leçons.

En ce qui concerne l’Egypte, il n’a falluque quelques mois pour que les islamistes[élus majoritairement au Parlement] déçoi-vent, y compris parmi leurs propres élec-teurs, tant ils se sont révélés non préparés,hors sujet et animés d’une ambition

hégémonique. Cette prise de consciencen’aurait pas été possible si les Egyptiensn’avaient eu l’occasion de les voir àl’œuvre lors des sessions parlementairesretransmises en direct à la télévision.Mais peut-on raisonnablement accepterque le destin du pays soit confié à desgens qui sont mus par une idéologie dubien et du mal dont on sait à l’avancequ’elle mènera à l’échec ? Pour autantque nous acceptions les règles de ladémocratie, nous devons bien admettreque c’est aux électeurs d’en décider. Etque, par ailleurs, c’est le meilleur moyende libérer in fine le pays de l’emprise del’islamisme.

On dira que les islamistes, une fois aupouvoir, risquent de ne plus vouloir lerendre, sous prétexte de rejeter les“valeurs occidentales”, telles que la démo-cratie, les élections, la liberté d’expres-sion et la séparation des pouvoirs. Ondira également que la société et l’Etat ris-quent de subir des dommages considé-rables – bref, que le prix à payer sera desdécennies de perdues, des richesses dila-pidées et des vies humaines sacrifiées.Faut-il vraiment accepter tout cela pourune aventure condamnée d’avance ?

La réponse, là encore, est oui. L’his-toire est tragique, mais, à la fin, mêmeceux qui avancent sous le masque de larédemption ne réussiront pas à empê-cher les gens de revendiquer la liberté etla justice sociale ou de faire la révolution.Il semble que le chemin de la démocra-tie, dans le monde arabe, doive passer parce chemin étroit et douloureux, maisincontournable. Hassan Khader

La règle du jeu

Laissons les islamistes gouverner !

Paranoïa

Ils voient des complots partoutPrivés de vie politique pendantdes décennies, les Egyptienspensent que chaque décisionqui leur déplaît est l’œuvre de la CIA et du Mossad

Ha’Aretz (extraits) Tel-Aviv

�P our la première fois peut-être del’histoire de l’Egypte, un groupede juges a rendu une décision

indépendante. Du moins est-ce l’impres-sion qu’en retirera un observateur exté-rieur. Mais, pour un Egyptien, ce verdictne peut faire illusion : des forces obscureset mystérieuses sont à l’œuvre. C’est uncomplot des Américains, des Juifs et desfeloul –  les fidèles de l’ex-présidentMoubarak – pour réprimer à nouveaula volonté du peuple.

La Commission électorale suprême,composée de juges choisis par les autori-tés militaires en place, a donc exclu dix can-didats de la course à la présidentielle. Entête de liste figurent le sinistre Omar Sou-leiman, l’ancien chef du service de rensei-gnements de Moubarak, Khairat Al-Chater,le richissime homme d’affaires aux yeuxsombres qui est aussi le numéro deux desFrères musulmans, et Hazem Salah AbouIsmaïl, l’excentrique avocat salafiste quicroit que, en achetant une cannette dePepsi, on soutient involontairement lesionisme. Même si c’est pour ce type d’in-dividus que les complots existent, il n’enreste pas moins affligeant de voir les Egyp-tiens accepter aussi facilement une inter-prétation des plus alambiquées de ce quisemble en fait une procédure tout à faittransparente. L’intensité des rumeurs etla fourberie de certains politiciens contri-

buent à créer un climat de méfiance oùles gens semblent prêts à contester toutedécision qui ne leur plaît pas, et ce nonpas parce qu’ils la désapprouvent, maisparce qu’elle a manifestement été priselors d’une réunion secrète entre leMossad et la CIA.

Des appels au démantèlement de lacommission étaient diffusés par les haut-parleurs installés de chaque côté de la place.Ce qui avait commencé comme une contes-tation dirigée contre l’armée a été récu-péré par les islamistes. Comme me l’aconfié l’un d’eux, la commission est auxordres de l’armée, qui, elle-même, est auxordres du Mossad, et pourquoi celui-civoudrait-il qu’un islamiste accède au pou-voir alors même qu’il menace de libérerl’Egypte de l’emprise d’Israël ?

Le problème est que la commission adisqualifié Chater et Abou Ismaïl pour des

motifs légaux : le premier parce qu’il a étéincarcéré au cours des six dernières annéeset le second parce que sa mère a obtenu lanationalité américaine. Ces dispositionssont dures, il est vrai, mais la faute n’enincombe pas à la commission. La tâche decelle-ci consiste à déterminer si les dos-siers de candidature sont conformes à laloi et non pas à rédiger celle-ci.

A l’évidence, si on en est arrivé là,c’est parce que les Egyptiens ont long-temps vécu sous la dictature : les diri-geants étaient vénérés et les problèmesimputés à d’obscures puissances exté-rieures. Il va sans dire que ce n’est pas làune attitude salutaire. Tant que les Egyp-tiens continueront d’avoir cette visiondu monde, ils seront toujours manipu-lés par leurs dirigeants, à qui ils accor-dent une confiance démesurée.Jorg Luyken

La probable victoire des islamistes aux élections doitêtre acceptée, car c’est le seulmoyen d’espérer en finir un jour avec l’emprise des partisreligieux sur la société.

Shaffaf Paris

�L es islamistes n’ont pas participéà la première vague de la révo-lution qui allait aboutir à la chute

de Hosni Moubarak. Les radicaux salafistesont refusé toute action politique presquejusqu’au bout, tandis que les Frèresmusulmans n’ont rejoint les manifestantsqu’après plusieurs jours. Et les mots d’ordrede la révolution n’avaient aucun lien avecl’idéologie des islamistes. Il n’en reste pasmoins que ceux-ci sont les premiers béné-ficiaires de la révolution. Il faut le rappeleralors que la bataille de la mémoire faitdéjà rage pour en écrire l’histoire.

Quoi qu’il en soit, les islamistes sontaujourd’hui les mieux placés pour arriverau pouvoir. Mais nous, sommes-nous prêtsà accepter leur victoire aux élections ? Laréponse doit être oui. Le choix de la démo-cratie ne peut être fonction des résultats.Affirmer la validité des principes démo-cratiques, que cela aille dans le sens de nosintérêts ou non, est une condition néces-saire à la diffusion d’une culture démo-cratique. C’est difficile à admettre, mais laresponsabilité des intellectuels n’en estque plus grande de ne pas avoir uneapproche sélective. Rappelons-nous ce quis’est passé en Algérie dans les années 1990.

� Révolution égyptienne. “Nous sommes votre meilleur rempart contre ces types.” Dessin de Chapatte paru dans Le Temps, Genève.

Les

archives

www.courrier

international.com Portraits des deux candidats égyptiensfavoris : l’islamiste dissident Abdel Moneim Aboul Fotouh par The Global Post et l’ancienministre des Affaires étrangèresAmr Moussa par Elaph.

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Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012 � 35

Ils sont noirs, jeunes, riches et influents. Le ZAR, boîte de nuit branchée, était leur QG.Un journaliste raconte cettegénération post-apartheid à travers l’ultime soirée du ZAR.

Mail and Guardian (extraits)Johannesburg

�I l est 23 h 55, la nuit ne fait quecommencer. Je suis venu au grandraout de fermeture du ZAR, avec

pour seule instruction de ne pas écrire unpapier show-biz. Juste y aller, m’amuser,observer. “Va donc voir comment les jeunesSud-Africains et les nouveaux riches font la fête,espèce de vieux bourge.” Le rédacteur en chefqui m’a passé cette commande n’a pas pro-noncé ces mots, mais c’est tout comme.

On raconte que la boîte est en faillite.Une autre façon de dire : Kenny Kunene[son copropriétaire et le meilleur ami deJulius Malema, ex-leader des jeunes del’ANC, le parti au pouvoir], l’ancien détenuqui s’en était sorti et cassait la baraque,mord aujourd’hui la poussière, écrasé parun train de vie largement au-dessus de sesmoyens. Le ZAR, qui a d’ailleurs une dis-cothèque “sœur”, bien plus chic, dans laville du Cap, est l’une des entreprises codi-rigées par Kunene et Gayton McKenzie,mais les mauvais esprits font porter le cha-peau au premier et à ses excentricités bling-bling. Déguster du poisson cru sur le corpsnu de jeunes beautés [Kenny Kunene estconnu pour sa passion des sushis] ne lui ad’ailleurs pas valu que des amis.

Reste que, le club “déchire”, pour parlerjeune. Un véritable feu d’artifice de lumièresjoue sur un carré VVIP [very, very importantpersons, super-VIP] improvisé. Un arsenalde caméras et d’appareils photo est braquésur un homme au crâne lisse et brillantarborant des lunettes noires. Kunene, aliasMajozi, alias Ngwaneso, alias “le roi dusushi”, est entouré de sa cour. Un journa-liste dégingandé qui travaille pour untabloïd n’en finit plus de faire son inter-view. J’attends mon tour. Les mecs de lasécurité, en costume clinquant, m’invitentà faire preuve de patience. L’un d’eux seprésente : “Je suis Serge Cristiano. Comme [lecélèbre joueur de foot] Ronaldo Cristiano [sic].”Le bruit est assourdissant. Je tends l’oreillepour être aimable. “Je suis Serge, je viens d’An-gola. J’adore le Mail & Guardian. Vous êtes leseul journal qui était présent à mon procès.Vous avez bu quelque chose, m’sieur ?— Non, Serge, même pas une goutte de soda.— Qu’est-ce tu bois ? J’vais te chercher quelquechose.”

Et le voilà qui disparaît, absorbé dansle tourbillon de parfums chers et de trans-piration qui émane de robes fourreaux à unmillion de dollars et de marcels moulants.J’ai l’impression qu’on l’a volontairement

Afrique

lâché sur moi, ce Serge l’Angolais. Il revientsans boisson, mais me fait entrer dans lecercle de Kenny Kunene. La corde entrelui et moi est rompue, je lui tends la main.“Ho ah ah ah, my bruddah [pour brother,frère] !” fait Kunene en serrant mes pauvresépaules dans ses bras. L’homme sent l’ar-gent à plein nez. Avant que j’aie pu avoirmes trois secondes de fausse gloire en sacompagnie, mon interview est interrom-pue. Dans la cabine du DJ, son pote lecélèbre producteur Oskido lance : “Salut àtoi, Kenny Kunene. Kenny Kunene est une rockstar.” Puis Kenny la “rock star” en personnese met aux platines pour satisfaire son rêved’enfant, le mix. Il porte deux montres :“Une Rolex Oyster avec des diamants à l’in-térieur, et au bras gauche une IMC”, précise-t-il en filant vers la scène.

“Je suis un mercenaire”Après son mix, je joue des coudes à tra-vers la marée de femmes et de parasitespour réclamer mes deux minutes d’inter-view. Que va-t-il advenir des employés ?“Ils ne perdent pas leur emploi. Ceux qui disentque ces gens se retrouvent au chômage sontdes putains de tarés. Ils vont être redéployésdans mes autres entreprises.” “Redéployés” !?Oui, c’est le terme qu’il utilise. Même ausummum du contentement, Kenny Kunenedit “fuckin’” à tout bout de champ, bien plussouvent encore que les plus vulgairesespèces composant l’humanité – les pirates,les rappeurs et les journalistes, dans l’ordre.Mais il ne va pas s’en sortir aussi facile-ment : “Kenny, de quelles entreprises parlez-vous, précisément ? — Yo, bro, j’ai investi dans le capital-risque,j’ai des actions, tu vois, je bouffe à tous les râte-liers, je suis un mercenaire. Je prends des risques,moi. Je me lance dans la mode, le parfum, et leZAR va continuer d’exister comme boîte éphé-mère, sous chapiteau.”

Et sur un “On se fait un déj dimanche”,me voilà congédié.

Je me sens perdu au milieu d’un tour-billon de sueur, de poses lascives, de bling-bling et d’alcools chers (de “merdesruineuses”, disait en son temps un autre roide l’afro-débauche et de l’excès, Fela Kuti),quand un journaleux bien sapé, PrinceChauke, du Sunday Sun, me fait signe.

Je le jauge : mouais, pas mal. Les jour-nalistes ne sont pourtant pas réputés pourleur goût vestimentaire. Les fouille-merdedes tabloïds semblent cependant faitsd’une étoffe plus précieuse.

“Mon pote, assieds-toi, m’ordonne-t-il.Relax.” “Tout ça”, fait-il en agitant furieu-sement ses mains, avec des airs de bergersurveillant son troupeau, “c’est notre vie,mon pote. On n’y peut rien. C’est la société desnouveaux riches, vieux. Tu vois, je suis payépour faire la fête. Tu bois quoi ?”

Plus tard, Chauke, manifestement trèscopain avec la faune bling-bling du ZAR,me présente à Floyd Shivambu, le chargéde com des jeunesses de l’ANC [trèscontroversées après leurs prises de posi-tion violentes], qui vient d’arriver. Je medemande comment vont les choses pourlui et sa bande de renégats.

“Vrouuum, vrouuuuum, rououm”, vrom-bit une moto Harley-Davidson. La bête demétal et de plastique bleu surgit au beaumilieu de la boîte de nuit. La moto estmontée par une jeune fille entièrementdévêtue, à l’exception d’un petit morceaude tissu rouge transparent posé sur sonpostérieur. Tous les regards sont braquéssur elle. Lentement, elle simule l’actesexuel sur la bête. Les yeux des hommess’enflamment. Elle est de bonne humeur,comme tout le monde ici. Elle me dit s’ap-peler Motswalo. “J’ai 25 ans, je viens du

Limpopo [province du nord de l’Afrique duSud] et je fais des études de cuisine.” Nousconcluons un accord : “Je te raconterai tout,mais ne mets pas ma photo dans ton journal– Maman me tuerait.” La jeune fille est trèscoopérative. Personne ne la force à fairequoi que ce soit. En apparence, en tout cas.

“Je suis mannequin à temps partiel”,explique-t-elle. Sa simple vue a de quoi fairepéter un plomb à toutes les féministes. Elleme lance un regard qui veut dire : “Net’aventure pas sur ce terrain, tes valeurs, jem’en tape.” J’ai compris, je la ferme. L’ar-gent est roi, les bombasses aiment les bellesmotos, et alors  ? “C’est un moment quej’adore”, assure-t-elle.

Visiblement, ils sont rares à pleurer lafin du ZAR. Plus tard, une ravissante demoi-selle, dans une tenue crème froufroutanteet aux cheveux allongés d’extensions à unmillion de dollars, vient se jeter à mon cou.Je ne la reconnais pas… Mais bon sang, c’estla reine de la nuit en personne, Mme KhanyiMbau  ! Comment se comporte-t-on encompagnie si exaltée ? Je suis poli, je déposeun gros bécot sur chacune de ses joues biendessinées avec cette familiarité de façadesi caractéristique du “Jozi” [Johannesbur-geois] mondain.

“Je veux ce grand mec”“C’est bien que le ZAR ferme, commente-t-elle. Au début, c’était un club très sélect etpuis… ah… qu’est-ce que tu veux ? les pauvrestypes en sont venus à faire partie du décor. Etpuis Kenny a un peu perdu de vue son objec-tif. Il devrait prendre une décision, faire de lapolitique.” Hormis pour les grandes occa-sions, j’ai coutume d’éviter les boîtes. “Tusais pas ce que tu rates”, assène une autrecliente – “Appelle-moi Mpumi” – venue deloin, de Durban, avant de me coincer pourme montrer du doigt un coin isolé de ladiscothèque : “Ce mec, il me le faut. Je veuxce grand mec.” C’est Gayton McKenzie, lecopropriétaire du ZAR. “Tu m’as l’air trèscomme il faut, toi. Qu’est-ce que tu es ? Uninvestisseur, un journaliste, quoi ? Qui se metune cravate noire pour ce genre de soirées ?”Son ton méprisant pourrait pétrifier untaureau déchaîné. “Je suis sûre que tu peuxme le faire rencontrer. Tu vois, toutes ces fillesélancées qui ont ce mec dans le collimateur,elles ne me font pas peur. Avec ça”, précise-t-elle en tapotant ses larges hanches car-rossées, “c’est toujours moi qui emporte lemorceau.” Elle me parle en zoulou, d’unevoix merveilleuse : imaginez le potentielérotique… Mais il faut imaginer aussi latoxicité du venin qu’elle distille à l’inten-tion des autres jeunes femmes. “J’ai ma voi-ture, et je peux m’arranger pour le voir dèsqu’il le veut, allez, aide-moi.”

Légèrement écœuré, je parviens à medéfaire de son emprise. Mais, dans la jungledu néon, la loi dit que le pouvoir appar-tient aux chasseuses-cueilleuses.Bongani Madondo

� Kenny Kunene, ex-patron du ZAR et pape de la nuit à Johannesburg.

“C’est la société desnouveaux riches, je suispayé pour faire la fête”

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Quand la “black bourgeoisie” se noie dans la fête

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36 � Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012

The New York Times New York De Nanterre

�S he is the most potent blondeFrance has produced sinceCatherine Deneuve.

Her office, in a squat, ugly, gray andblue building west of Paris, smells of cig-arettes and ambition. Her legs jiggle asshe talks. Images of Joan of Arc, anothertough, charismatic crusader who wantedto keep foreigners from invading France,are everywhere.

Didn’t her father, Jean-Marie Le Pen,the Holocaust-denying demagogue whoran the party until last year, press her tostop smoking to give her more staminafor speeches?

“Oui,” Marine Le Pen says.But she hasn’t? “Non.”Buoyed by the usual Gallic Archie

Bunkers, plus some younger voters andblue-collar workers fed up with the aus-terity diet prescribed by Germany, shecaptured a surprising 6.4 million votes inthe first round of the French presidentialelection.

Le Pen, the 43-year-old head of theNational Front, was catapulted into theposition of kingmaker. Only she pulled afast one and decided to make herself aqueen instead.

On May Day, she theatrically stood infront of the Paris Opera beside a pictureof a gold statue of Joan of Arc mountedon a horse. She declared of her party,which had always lurked on the extremeright-wing fringes, “We are at the centerof gravity.”

The father was a provocateur and aspoiler. The daughter is a provocativespoiler with an eye for power.

The flailing Nicolas Sarkozy, whopulled a Romney and veered appallinglyto the right on immigration and culture-war issues, was hoping for a lifeline.Instead, Le Pen stuck le shiv in the pres-ident’s gut.

She told a sea of passionate support-ers that she would cast a blank ballot andthat it didn’t matter whether they votedfor the Socialist, François Hollande, or theconservative incumbent: “They are thesame.”

Showing contempt for Sarkozy’seffort to cater to the 65 percent of hervoters he needed to win a second term,she asked the crowd, “How does it feel togo from being fascists, racists and xeno-phobes” to people who are being eagerlycourted?

It might have seemed unpatriotic tothrow away a vote and perverse for aright-winger to hand the keys to theElysée Palace to a Socialist, but Le Pen hasa brazen, brutal strategy.

Even though Sarkozy lost his bear-ings pandering to Lepenistes, as Mitt

Romney did with the Tea Party, Le Pen letthe guillotine fall.

Playing off her name, she called fora “Bleu Marine revolution,” a wave thatwould crash on Sarkozy and his U.M.P.party. In the chaos and infighting thatwould follow, she could refashion theFrench right by harvesting U.M.P.’s harderright, starting with the June legislativeelections.

It is a strategy — worthy of CardinalRichelieu — to consolidate power bycrushing rivals.

The Le Pen family drama is like a hap-pier “King Lear.” Jean-Marie Le Pen, now83, turned over power to the youngest ofhis three daughters, a tall, sturdy-lookingblonde with intense blue eyes, an expres-sive face and a fondness for simple darkpantsuits and black boots. She is twicedivorced with a 13-year-old daughternamed Jehanne, after Joan of Arc, and 12-year-old twins, Louis (named after Frenchkings) and Mathilde. Her paramour isLouis Alliot, her vice president at theNational Front.

The clan lives in the family’s poshcompound with their lives and matesentangled in the party. After 15 years ofnot speaking to her mother, who ran offwith her father’s biographer and posed forPlayboy, the two women have reconciled.Her mother now lives in a cottage in thecompound and helps take care of thegrandkids.

“Time and love did it,” Marine said ofthe reunion. “Love is a hell of a medi-cine.” (A young French journalist, ElvireCamus, translated for me during the inter-view.)

Although Marine Le Pen claims herparty was never racist or Islamophobic oranti-Semitic, her father took it easy on theNazis, saying that the French occupationwas “not particularly inhuman,” that “theraces are unequal,” that “Jews have con-spired to rule the world,” and that the gaschambers of the Holocaust were “a detailof history.” He nicknamed Adolf Hitler“Uncle Dolfie,” according to his ex-wife.An AIDS victim, he said, was “a kind ofleper.”

Marine has steered the rhetoric ofresentment from Jews to Muslims, com-paring having to put up with streetsblocked for Muslim prayer to enduringthe Nazi occupation. She warned that theother parties wanted to “Islamize” Franceand introduce “Shariah law,” and stirredup fears about halal meat impinging onFrench culture.

So, I ask her, quoting a New YorkTimes Magazine profile: “Is Le Pen fille adifferent person from her father, or hasracism simply become mainstream?”

“The question is really abusive,” shebristles. “We were never racists. Thevision that the U.S. might have of us is acomplete caricature.” She dismissesthose who call her cynical and self- serving

for not designating the person she thinkscan best lead France out of the Europeaneconomic morass.

“Hold it!” she snaps. “Nicolas Sarkozynever was in a position to win, even beforethe first round.” His party, she scoffs,shouldn’t have “reinvested” in a man “wholied, who betrayed, who did the oppositeof what he promised.”

Does it create tension with her fatherwhen she opens up the party, mingling leftand right positions, and smooths its noto-rious reputation?

“I guess it’s not very easy to abandona 40-year-long construction, a movementbuilt around his image,” she says, addingthat she thinks he is proud of her as sherebuilds around her own vision, but that,like many French, “he doesn’t wear hisheart on a string.”

She says that she’s stubborn enoughto prevail in arguments with her stub-born father and that, in the end, he willconcede that she is now the party leader,saying: “I am only a simple militant and Iaccept your decision.” (Incroyable.)

Asked what she does for fun, the rig-orously private Le Pen says she likesStephen King novels, but not in the cam-paign season, which offers enough sus-pense. Right now, she says, “I work all thetime.”

Giving a feudal political kingdom animage makeover is a full-time job.Maureen Dowd

Op-Ed Columnist

Leading Sarkozy to the Guillotine

Courrier in English

� François Hollande, Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen. Dessin de Dave Brown paru dans The Independent, Londres.

Once a month, enjoy a sampleof articles written by English-speaking journalists.Look out for the nextinstalment in our June 21stissue (CI n° 1129).

Tous les mois, Courrierinternational vous invite à un voyage en v.o. dans la presse anglophone.Prochain rendez-vous dansCI n° 1129, du 21 juin.

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Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012 � 37

Op-Ed Columnist : acolumnist est un “chroniqueur”– en l’occurrence, une“chroniqueuse” – dont lacontribution est publiée surla page située en regard de celle contenant l’éditorial.Potent : “puissant(e)”, “qui a du pouvoir”.Squat : s’agissant d’unbâtiment, le terme évoque le caractère massif.Her legs jiggle : les jambes de Marine Le Pen sont agitéesd’un mouvement fébrile.Stamina : “énergie”, “influxvital”.Buoyed : a buoy ou life-buoyest une “bouée”. Le verbe to buoy désigne le fait demaintenir quelque chose à la surface de l’eau et, au sens figuré, de “soutenir”.Gallic Archie Bunkers : ArchieBunker est le personnageprincipal d’une série téléviséeaméricaine des années 1970, All in the Family, mettant enscène sur le mode de la parodieun retraité des couchespopulaires, réactionnaire etraciste. Ces sosies d’ArchieBunker sont qualifiés de Gallic,équivalent subtilementironique de French.Blue-collar workers : les“ouvriers”, par opposition aux white-collar workers,“travailleurs en col blanc”,comme on appelait naguère les employés.Diet : “régime alimentaire”.

She pulled a fast one : to pull a fast one évoque à la fois la ruse et la rapidité. Marine Le Pen a, à la fois, “trompé son monde” et “pris tout le monde par surprise”.Lurked : to lurk signifie “rôder”.A spoiler : dans le contextepolitique américain, le termedésigne un “candidat dediversion” dont la seulefonction est de faire perdre le favori. Plus généralement,il a le sens de “trouble-fête”.Flailing : qui n’a plus le contrôlede ses bras et de ses jambesqui s’agitent en tous sens.Pulled a Romney : on se situeici dans la lignée de l’expressionto pull a fast one. Sarkozy s’estsoudainement métamorphoséen Mitt Romney, le principalcandidat à l’investiturerépublicaine, évoqué dans la suite de l’article.Shiv : terme familier synonymede knife, “couteau”.Gut : terme lui aussi familierdésignant les “entrailles”, ou les “tripes”. On préféreraen rester ici au “ventre”.Incumbent : désigne le titulaired’une fonction électivecandidat à sa propresuccession : “sortant”.Contempt : “mépris”.To cater to : au sens premier,to cater évoque le faitd’approvisionner en nourriture.Ici, il s’agit de donner au publicce qu’il souhaite et donc, dansle contexte, de lui “faire des

avances”.To throw away : “gaspiller”.Brazen : évoque un caractèrebien trempé qui ne craint pasde choquer.Lost his bearings : Sarkozy a “perdu ses repères”.Techniquement, le termebearings désigne lescoordonnées permettant delocaliser une position sur unecarte. Le texte invitecependant à une légèresurtraduction. Non seulement,le président sortant a perdu ses repères en faisant un appeldu pied aux lepenistes, mais il “s’est fourvoyé”.Playing off her name : “en jouant sur son prénom”.Infighting : “querellesinternes”.Harvesting : littéralement, “en moissonnant”, c’est-à-direen “débauchant” les députésUMP de la droite populaire, en “allant braconner” sur ses terres.Sturdy : “solide”, “solidementcharpenté(e)”.Pantsuits : “tailleurs-pantalons”.Paramour : terme littéraire quidésigne un “amant”. On s’entiendra pourtant au très officiel“compagnon”.Posh compound : a compoundest une “enceinte” à l’intérieurde laquelle se trouvent desbâtiments de nature diverse.On parlera ici de “propriét锓cossue” (posh). L’adjectif

posh, très employé pourqualifier l’origine sociale del’actuel Premier ministrebritannique et de ses proches,comporte une connotationlégèrement péjorative quitraduit un rejet de l’affectationperçue dans le comportementet la façon de s’exprimer des membres des classesprivilégiées.Love is a hell of a medecine :“l’amour guérit bien deschoses” ou, de façon plusvirulente, “l’amour est un sacrétraitement”.Marine has steered therhetoric of resentment fromJews to Moslems : Marine LePen a “réorienté” (steered…from… to) la rhétorique du partifondée sur le “ressentiment”(resentment), dont la cible nesont plus les Juifs mais lesmusulmans.Impinging on French culture :to impinge signifie “avoir uneffet négatif” sur quelquechose. On redoute que laculture française soit “altérée”,“dénaturée”.Mainstream : le terme, quis’implante progressivementdans l’usage français, faitréférence au fait majoritaire, à la normalisation, voire,s’agissant du racisme, à la “banalisation”.Abusive : dérivé de abuse,faux ami notoire : “injures”.Marine Le Pen juge la question“injurieuse”.

She bristles : Marine Le Pen “se hérisse”.She dismisses : to dismisssignifie au sens premier“congédier”. Ici, Marine Le Pen“récuse”, “rejette” lesaccusations de ceux quimettent son silence sur lecompte de motivationspersonnelles.Morass : synonyme dequagmire, “bourbier”.Hold it! : “Une minute !”She snaps : “coupe-t-elle”.She scoffs : to scoff exprimeune intention moqueuse et la volonté de tournerl’interlocuteur en dérision. Leverbe “ironiser” qu’affectionnela presse française est ici toutindiqué : “ironise-t-elle”.Smooths : l’adjectif smoothévoque une surface lisse,agréable au toucher. Il s’agit ici de rendre le parti plusprésentable et d’“édulcorer”sa réputation, de l’“améliorer”.He doesn’t wear his heart ona string : autre version, maisnégative, de l’expression plustraditionnelle to wear one’sheart on one’s sleeve : “faireétalage de ses sentiments”.To prevail : “l’emporter”, “avoir le dessus”.Arguments : an argument estune “discussion” tendue,proche de la “dispute”.Feudal : “féodal”.Image makeover :“modification, transformationd’image”.

Glossaire

Spécialiste de la vie politique et des médias britanniques, il est l’auteur du manuel L’Anglais du journalisme, paru en 2011 aux éditions Ophrys.

L’auteur du glossaire Les notesd’aide à la lecture ont été établies par Jean-Claude Sergeant,professeur émérite à l’universitéSorbonne-Nouvelle Paris-III. Surle web

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38 � Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012

Traçabilité des bois précieux,mesure de la pollution…Les technologies mobilespourraient permettre de résoudrede nombreux problèmesenvironnementaux, s’enthousiasmela revue militante The Ecologist.

The Ecologist (extraits) Londres

A u fin fond des forêts de l’estdu Cameroun, un homme sedéplace rapidement parmi les

arbres. Il a le pas sûr de celui qui connaîtchaque centimètre de terrain, tels sesancêtres avant lui. Il est lancé dans unecourse contre la montre. Il s’arrête prèsdes racines verticales d’un arbre immense,fouille dans son sac et en sort un appareilqui sera peut-être vital pour l’avenir de sonmode de vie : un GPS customisé, protégépar un étui en plastique. Sur l’écran, unesérie d’icônes permet à cet homme illettréde recueillir des informations essentielles,comme la taille et la situation géographiqued’un arbre à bois précieux.

Les tribus des forêts, qui pêchent etchassent sur ces terres depuis la nuit destemps, sont en train de dresser la cartenumérique de leur territoire, notant lesarbres et autres caractéristiques du milieu.Cette zone est censée être protégée, maiselle est toujours dans le collimateur d’en-treprises forestières prêtes à profiter de laconfusion qui règne concernant les fron-tières et les droits d’exploitation de cesforêts isolées.

Les informations réunies sur le terraincombinées à des observations réalisées parsatellite permettront d’établir une carteextrêmement précise. L’appareil et sonlogiciel ont été mis au point par Helveta.Cette société britannique suit la trace decertaines matières premières, par exemplele bois, le soja et le café, le long de chaînesd’approvisionnement mondiales à la

Ecologie

complexité croissante. Elle aide égalementdes communautés forestières à définirleurs droits traditionnels, comme dans lecas présent. Grâce à des codes-barres et àdes puces à radio-identification (RFID)implantées dans l’écorce des arbres pré-cieux, elle est désormais en mesure desuivre le parcours du bois, de la forêt auconsommateur, et de constituer ainsi unechaîne électronique de surveillance. Lesentreprises qui désirent prouver qu’ellesne sont pas complices de la destruction dela forêt sont de plus en plus demandeusesde ce genre de service.

Il n’y a aucune raison pour que les rele-vés sur le terrain soient limités aux tribusdes forêts équipées de gadgets adaptés.Les smartphones constituent déjà des appa-reils de suivi extrêmement puissants. Cer-tains projets mettent à contribution les GPSet appareils photos personnels. Le Pro-ject Noah, par exemple, qui a pourdevise “Des citoyens scientifiques par-tout”, demande aux utilisateursde smartphones de recenser lafaune et la flore de leur région afinde communiquer ces informa- tions aux scientifiques. D’autresinitiatives sont plus terre à terre :le site communautaire UrbanEdibles demande aux habitants dumonde entier de re censer lessources locales d’aliments sauvages,comme les fruits et les herbes aromatiques.

Rien ne s’oppose techniquement à cequ’on mette ce type de logiciel sur les télé-phones portables utilisés sur toute la pla-nète. Des millions de personnes pourraientainsi recenser les matières premières de leurcommunauté. Les futurs smartphones pour-raient se connecter à des capteurs de pol-lution portables, voire en comporter. Onpourrait alors dresser une image détailléede la qualité de l’air rue par rue, repérer lespoints chauds et les contourner.

Une surveillance accrue de l’environ-nement nous permettrait également d’être

mieux à même de prévoir le moment oùdes systèmes naturels entiers atteignentun seuil critique et d’éviter peut-être unecatastrophe. Pour repérer les signesannonciateurs d’un tel effondrement, ilfaudrait une surveillance exhaustive etcomplexe. C’est l’objectif que s’est fixé laFondation nationale pour la science desEtats-Unis [équivalent du CNRS enFrance] : son réseau national d’observa-

tion écologique, qui coûtera 434 millionsde dollars [335 millions d’euros], permet-tra aux scientifiques de recueillir et de syn-thétiser les informations les plus diverses,de la prolifération d’espèces invasives auxeffets du changement climatique, grâce àun réseau de capteurs dernier cri déployésdans 24 Etats. Il devrait être opérationneld’ici à 2013.

Si tout cela est possible, c’est parce queles techniques de surveillance ont gagnéen puissance et en complexité, et que leursprix ont baissé. En moins de dix ans, on enest arrivé au point où l’on peut suivre, deson ordinateur portable, l’évolution d’un

coin de forêt éloignée, la migration desbaleines et le parcours du bois tropical del’arbre au magasin de meubles. Amoureuxde la nature ou gérant d’une chaîne d’ap-provisionnement, nous sommes en trainde devenir un Big Brother collectif. Cepen-dant, ce n’est pas une coïncidence si notrecapacité à voir évoluer la nature à distances’accroît à une époque où le nombre deceux qui l’observent et la vivent directe-ment, avec leurs sens plutôt qu’avec descapteurs, diminue. L’humanité a franchi uncap important en 2010  : plus de 50  %d’entre nous vivent désormais en ville.

Il y a soixante-dix ans, le poète britan-nique T.S. Eliot demandait : “Où est la sagesseque nous avons perdue avec la connaissance ?Où est la connaissance que nous avons perdueavec l’information  ?” En tant qu’êtreshumains, nous relevons et absorbons à toutmoment une énorme quantité d’informa-

tions diverses sur notre environnement,certaines aisément quantifiables,

d’autres non. Au fil des géné ra-tions se constitue ainsi un vaste

réservoir de sagesse qui nouspermet de gérer notre environne-

ment. Or, à notre époque riche eninformations, il n’est que trop ten-tant d’utiliser les dernières techno-

logies pour adopter une visionré ductrice du monde qui nous entoure.

Nous décomposons celui-ci en ses élé-ments constitutifs et finissons par nous

retrouver avec des 0 et des 1 là où il y avaitauparavant des fleuves, des forêts, des éco-systèmes entiers – autant de choses d’unebeauté et d’une complexité incroyables.

Même si le potentiel de ce Big Brotherbienveillant nous captive, nous devonsavoir conscience qu’il y a des choses qu’ilne nous dira pas, mais qu’il ne faut pasoublier pour autant. Nous devons garderle sens des réalités, lever les yeux de l’or-dinateur et regarder le monde.

Au Cameroun, Helveta a établi desrelations à long terme avec quinze com-munautés forestières. Elle a commencépar chercher les éléments essentiels à leurmode de vie, et ce n’est qu’ensuite qu’ellea conçu le logiciel permettant de les enre-gistrer. Résultat, les intéressés ont désor-mais des GPS conçus pour dresser la cartede leur territoire en fonction des diversesutilisations qu’ils en font. Ils recensentdonc les sources de plantes médicinales,les zones de pêche et les terrains de chasse,les foyers ancestraux, etc. Ce faisant, nonseulement ils récoltent des informationsobjectives qui leur permettront peut-êtred’établir des droits juridiques sur leur terreet de la défendre contre les incursions illégales, mais ils dressent également unrelevé de leur mode de vie et récoltentainsi, dans une certaine mesure au moins,sagesse, connaissance et informations.T.S. Eliot serait fier.Hugh Knowles et Martin Wright

PIERRE WEILLVendredi 19h20 - Partout ailleursen partenariat avec franceinter.fr

Innovation

Big Brother au service de la nature

� Dessin d’Albeto Vázquez paru dans El País,Madrid.

Les futurs smartphonescomporteront descapteurs de pollution

Les

archives

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international.com Citoyens chercheurs Vous avezun peu de temps libre ? Alors,pourquoi ne pas recenser la faunesauvage, signaler une explosionsolaire ou bidouiller des bactéries ?

Dans le n° 1113 de CI (publiéle 1er mars 2012), nous consacrionsun dossier à la scienceparticipative, que vous pouvezconsulter sur notre site.

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Les intérêts liés auxinvestissements chinois risquentd’éradiquer le journalismeindépendant en Afrique. Le cri d’alarme du Comité de protection des journalistes,l’équivalent, aux Etats-Unis, de Reporters sans frontières.

The New York Times New York

E n Afrique, alors que les écono-mies sont en plein essor, lapresse est victime d’attaques

insidieuses. Les journalistes africains indé-pendants chargés de couvrir le dévelop-pement du continent sont de plus en plussouvent inquiétés pour avoir dénoncé desdétournements de fonds publics, la cor-ruption et diverses activités des investis-seurs étrangers.

Comment expliquer ce phénomène ?Le cynisme occidental à l’égard des démo-craties africaines a conduit les gouver- nements à limiter leurs objectifs dedéveloppement à une simple réduction dela pauvreté et au maintien de la stabilité.Les libertés individuelles, comme la libertéde la presse, ne font plus partie des prio-rités, ce qui permet aux dirigeants autori-taires de se montrer encore plus agressifsenvers les journalistes. Dans les années1990, des hommes comme Paul Kagameau Rwanda et Meles Zenawi en Ethiopieétaient salués comme de grands réforma-teurs par les Occidentaux. Aujourd’hui, ils sont acclamés pour leur capacité à créerde la croissance tout en maintenant la sta-bilité de leur pays, ce qui est très largementdû au fait qu’ils tiennent la presse et lesinstitutions nationales d’une main de fer.

Il y a aussi l’influence de la Chine, quia supplanté l’Occident et est devenue lepremier partenaire économique du conti-nent africain en 2009. Depuis, elle n’a cesséd’approfondir ses liens techniques etmédiatiques avec les gouvernements afri-

Médias

cains pour lutter contre des couverturesmédiatiques trop critiques et qualifiées denéocolonialistes par les deux partenaires.

Soft power de PékinEn janvier dernier, Pékin a publié un livreblanc appelant au renforcement desmédias chinois à l’étranger et au déploie-ment de 100 000 journalistes dans lemonde, prioritairement en Afrique. Aucours des derniers mois, la Chine a ouvertson premier centre de diffusion téléviséeau Kenya et lancé sa première publica-tion en Afrique du Sud.

L’agence de presse nationale Xinhuapossède déjà plus de 20 bureaux enAfrique. Entre 2004 et 2011, plus de200 attachés de presse gouvernementauxafricains ont suivi une formation donnéepar des Chinois afin d’apprendre à réali-ser ce que le chef de la propagande duParti communiste, Li Changchun, appelleune couverture “fidèle à la réalité” des acti-vités chinoises en Afrique.

Les gouvernements chinois et africainssemblent d’accord sur le fait que la pressedevrait se concentrer sur les réussites collectives et mobiliser le soutien du publicen faveur de l’Etat plutôt que de parler

des problèmes qui divisent, qu’ils appel-lent “nouvelles négatives”.

Le phénomène est particulièrementvisible en Ethiopie, qui reste l’un des prin-cipaux bénéficiaires de l’aide occidentaleet dont le premier partenaire commercialet la première source d’investissementétranger sont la Chine. Les prisons éthio-piennes sont désormais comme celles deChine : pleines de journalistes et de dissi-dents. L’accès aux sites Internet trop critiques est également bloqué.

Cette tendance est spécialementinquiétante en Ethiopie, pays où le jour-nalisme d’investigation a sauvé d’innom-brables vies autrefois. Dans les années1980, le président-tyran Mengistu HaileMariam s’obstinait à nier la famine qui nefaisait pourtant que s’aggraver dans le pays.Le reste du monde ne se mobilisa pouraider les Ethiopiens affamés que lorsqu’unepoignée de journalistes internationauxeurent réussi à briser le silence médiatiqueimposé par le dictateur.

Près de trente ans plus tard, le pays esttoujours aux prises avec les conflits et lescrises humanitaires. Sauf qu’aujourd’huiles journalistes sont interdits d’accès dansles zones sensibles et risquent jusqu’à vingt

ans de prison s’ils écrivent sur des groupesd’opposition que le gouvernement quali-fie de terroristes. “Nous ne sommes pas censésprendre de photos d’enfants mal nourris, m’ex-plique un journaliste en poste en Ethiopie.Nous n’avons pas le droit de nous rendre danscertaines zones, ni dans les centres sanitairesaccueillant des enfants mal nourris.”

“Aucun contrôle”Ce silence limite les moyens d’actions desgroupes humanitaires qui voudraientmobiliser des fonds en cas d’urgence. Avecune société civile, une opposition et unepresse sévèrement muselées, il n’existepresque aucun contrôle sur la façon dontle gouvernement utilise les milliards dedollars d’aide que lui envoient les paysoccidentaux.

Le cas du Rwanda est égalementinquiétant. Le volume des échanges entrece pays et la Chine a été multiplié par cinqentre  2005 et  2009. Sur cette mêmepériode, le gouvernement a pratiquementéliminé toute forme d’opposition et de cou-verture critique, et a commencé à filtrerl’accès aux sites de dissidents rwandaisbasés à l’étranger.

A l’heure où des intérêts politiques etéconomiques liés aux investissements chinois tendent à éradiquer toute formede journalisme indépendant, l’Afrique aplus que jamais besoin d’une presse librecomme instrument central de développe-ment, comme organe de protection desconsommateurs et pour aider le public àmieux comprendre les chiffres officiels du chômage, de l’inflation et d’autres problèmes socio-économiques. Le soutienefficace à la presse libre ne passe pas seu-lement par la formation des journalisteset les moyens de diffusion. Pour réussir,ces efforts doivent faire partie d’une stra-tégie plus large de réforme politique etmédiatique. Mohamed Keita*

* Mohamed Keita est le coordinateur Afrique du Comité de protection des journalistes (RSF américaine).

Liberté de la presse

L’épine chinoise dans le pied africain

Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012 � 39

� Dessin de Glez paru dans RNW, Pays-Bas.

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l’enquête racontent avoir eu l’impression de “travailler sur une secte”. Ils étaient parfoisréveillés en pleine nuit par desinformateurs qui leur donnaientrendez-vous dans des lieux discrets.

40 � Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012

Economie A la une “Un groupe pris dans unefrénésie de contrôle”, tel est le titre de la longue enquête consacrée au géant allemand du discount Aldipar Der Spiegel. Les deux journalistesde l’hebdomadaire qui ont mené

Obsédé du contrôle, le géantallemand du discount surveilletout le monde : ses salariés, mais aussi ses clients. Enquêtesur des pratiques douteuses qui confinent à la paranoïa.

Der Spiegel (extraits) Hambourg

L a carrière d’Andreas Straub s’estterminée sur un parking. Il a vidésa voiture de service, une Audi

A4, rendu les clés, et il est monté dans letaxi qui l’attendait. Le chauffeur savait qu’ildevait le conduire chez lui, la course étaitdéjà réglée. Chez Aldi, même le licencie-ment est parfaitement organisé.

Quatre ans auparavant, Straub s’étaitlaissé séduire par le discours lyrique dugéant allemand du discount : “Vous sou-haitez montrer ce que vous avez dans le ventre ?Vous voulez faire bouger les choses ? Dévelop-per vos propres idées tout en ‘pensant entre-prise’ et mettre efficacement vos idées enapplication ? Vous êtes fait pour être respon-sable régional des ventes à Aldi Sud.” AndreasStraub est entré chez Aldi à 22 ans. A 23 ans,il était l’un des plus jeunes responsablesrégionaux des ventes (RV). Auparavant, ilavait étudié l’économie d’entreprise dansle cadre d’un programme de formationpour Daimler, passé un semestre à Copen-hague, fait un stage au Canada et avait étéreçu parmi les premiers de sa promotion.Et il allait chez Aldi ? Ce distributeur basde gamme ? “T’es dingue”, lui ont dit sesamis. “Bien sûr, j’aurais pu rester chezDaimler, mais ce grand groupe m’avait l’airhorriblement lent. Les employés me semblaientfrustrés, ternes, mous.” Aldi, en revanche,c’était la réussite, l’efficacité et, surtout,un très bon salaire. Dès la première année,Straub gagnait 60 000 euros brut. Il saitaujourd’hui que pour un débutant unsalaire supérieur à la moyenne constitueune sorte d’indemnité.

“Penser pas cher”Straub vient d’écrire un livre sur son pas-sage chez Aldi. Il dresse le portrait d’ungroupe paranoïaque, qui pousse la maniede la hiérarchie et du contrôle à l’excès,qui harcèle, brise et finit par virer lesemployés qui n’entrent pas dans le moule.Il explique surtout que la religion du “tou-jours moins cher” lancée par les fonda-teurs d’Aldi, Karl et Theo [décédé en 2010]Albrecht, a un prix. Ce prix, ce sont leshôtesses de caisse, les cadres, les fournis-seurs et les clients, soumis à une sur-veillance permanente, qui le paient.

Straub n’est pas le premier à avoirconsacré un livre à Aldi. Mais les derniers

ouvrages écrits par des cadres dataient desannées 1970. Lui, il est resté dans le groupejusqu’en 2011. Aldi est un tel monumentque 99 % des Allemands connaissent lamarque. Les frères Albrecht ont révolu-tionné la distribution et le comportementd’achat de leurs concitoyens. Ils ont modi-fié la consommation en Allemagne commeaucune autre entreprise ne l’a fait ailleurs.Depuis que, en 1961, ils ont divisé leurempire en deux sociétés indépendantes,une au Nord et une au Sud, avec respecti-vement pour siège Essen et Mülheim, ilsont conditionné le pays à “penser pas cher”et contribué à ce que la chasse aux bonnesaffaires soit élevée au rang de vertu. Et ilsont propagé cette idéologie dans le mondeentier. Le discount est l’un des succès à l’ex-portation de l’Allemagne – et Aldi, avec unchiffre d’affaires de 57 milliards d’euros, enest l’un des principaux acteurs, que ce soitaux Etats-Unis, en Europe ou en Australie.Pour le moment. Car, comme Anton Schlec-ker, le roi de la droguerie, qui a récemmentfait faillite, le système bâti par les Albrechtrepose entre autres sur l’intimidation, lecontrôle et la méfiance.

Straub n’est pas le seul à le dire. DerSpiegel s’est, au cours des derniers mois,entretenu avec des cadres du groupe,

anciens et en fonction, des fournisseurs,des syndicalistes et des concurrents pourdécrypter les principes du darwinisme dudiscount. Il a découvert des absurdités qui,mieux encore que les propos de Straub,témoignent de la folie du contrôle qui règnechez Aldi. Dans sa soif de régenter les100 000 employés et fournisseurs qu’ilcompte dans le monde entier, Aldi ne cessed’entrer en conflit avec le droit du travail,de violer les usages des affaires et de fran-chir les frontières de la décence.

Pour travailler dans le groupe, il fautavoir le “gène Aldi”. C’est-à-dire partagerdes valeurs classiques, comme l’honnêteté,la franchise, le respect, l’équité et la fiabi-lité, lit-on dans une annonce pour une for-mation interne destinée à l’encadrementd’Aldi Nord. Le groupe ne laisse rien auhasard et vérifie autant la quantité desessuie-mains disponibles dans les toilettesdes magasins que l’apparence extérieurede ses collaborateurs. “L’employé d’Alditypique doit être discret et réservé, avoir une

situation familiale ordonnée, stable et le plustraditionnelle possible, et donc être assidu”,écrit Eberhard Fedke, qui a été conseillerjuridique chez Aldi de 1967 à 1972, puisdirecteur-gérant, de 1972 à 1977. Le vernisà ongles, les piercings ou la barbe de troisjours sont jugés trop excentriques. Aldiexige l’uniformité à tous les niveaux – etça n’est possible qu’avec des salariés docileset immédiatement remplaçables.

Le point “Organisation bureau/lieu detravail” du manuel du directeur-gérant, unguide vieux de plusieurs décennies sur-nommé la “bible Aldi”, ne laisse aucunequestion ouverte : sur le bureau d’un cadresupérieur ne doit être posé que l’agenda ;à gauche, le tiroir du haut est réservé aupetit matériel de bureau, celui du milieuaux blocs de formulaires de factures et dequittances et aux documents permettantd’effectuer des achats personnels, desfouilles au corps et de régler les frais deport. Le groupe fonctionne selon un prin-cipe simple : la confiance, c’est bien ; lasurveillance, c’est mieux. La “bible Aldi”recense toutes les activités et toutes leséventualités par ordre alphabétique : chutede palettes, commandes de blouses, conte-neur de pain, organisation du bureau, primede Noël, vieux papiers.

� Dans des entrepôts d’Aldi, les employés sont filmés à leur insu (image extraite d’un enregistrement vidéo).

La confiance, c’est bien ; la surveillance, c’est encore mieux

DER

SPI

EGEL

Grande distribution

Chez Aldi, le flicageest un outil de gestion

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La gestion se fait sur le modèle de Harz-burg, une méthode mise au point au milieudu siècle dernier par Reinhard Höhn. Sonprincipe, presque révolutionnaire pourl’époque, est qu’il faut déléguer des res-ponsabilités au personnel, mais le contrô-ler strictement. Les directeurs-gérantsn’ont en fait rien à dire. Ils reçoivent desordres et sont des organes d’exécution,tout comme aux échelons inférieurs. Lesdécisions sont prises par le conseil d’ad-ministration (Aldi Nord) ou le conseil decoordination (Aldi Sud). “Nous disions quenous étions des marionnettes de directeurs”,confirme Fedke.

Naturellement, Aldi se déclare plusmoderne. L’antique manuel Principes fon-damentaux de direction et d’organisation arécemment été rebaptisé Aldi ManagementSystem (AMS) et présenté fièrement auxcadres via PowerPoint. Quant au contenu,il est aussi banal que mensonger : “L’Hommeest au centre de notre entreprise”, proclamele “Premier message central”.

Sevgi Bolut, 33 ans, vivait pour Aldi.Entrée comme apprentie à 17 ans au maga-sin de Mont-Cenis-Straße de Herne [ouest

du pays], elle y est restée comme hôtessede caisse. “Le magasin, c’était ma maison ;l’équipe, une deuxième famille”, confie-t-elle. Jusqu’à ce qu’elle ait trois enfants.Quand elle est revenue de cinq ans decongé parental, en novembre dernier, ilne restait plus grand-chose de son ancienmagasin. “Tous les temps pleins avaient étéremplacés par des temps partiels et desapprentis, raconte-t-elle. Les trois premièressemaines, j’ai dû faire 80 heures supplémen-taires, travailler de 8 heures du matin à22 heures sans pause. Mais je l’ai fait sansme plaindre parce que j’aimais mon boulot.”

Trois jours avant Noël, sa responsablede secteur est venue la voir avec son dos-sier personnel. “Elle a dit : ‘Madame Bolut,vous avez un problème. J’ai dans les mainsun ordre de saisie sur salaire contre vous,de 2 000 euros. Je vous verse cet argent sien contrepartie vous cessez de travaillerpour Aldi.’” Or Sevgi Bolut n’avait pas dedettes et il n’y avait pas non plus d’ordrede saisie sur salaire. “Je me suis fait crierdessus pendant des heures, et tout d’un coupils ont laissé tomber la saisie sur salaire etraconté que j’avais échoué à des tests-client.Moi qui tenais la caisse depuis des années sansfaire l’objet la moindre plainte !” Elle a finipar en avoir assez et a signé un papierqu’elle prenait pour un récépissé de lettrede licenciement. En fait, c’était un docu-ment par lequel les deux parties mettaientfin à l’amiable à son contrat de travail –une procédure pratiquement inattaquablejuridiquement. “Ce contrat a été conclu sansqu’aucune des parties n’ait été menacée”, pré-cisait ce papier. La signataire renonçaiten outre au “délai de réflexion” prévu parla convention collective. Sevgi Bolut aattaqué le contrat, sans grand succès. Ellea reçu six mois de salaire, mais aucuneexplication sur son licenciement. “J’étaisà plein temps, j’étais mère et je pouvaisdemander des vacances si un des enfants tom-bait malade : j’étais sans doute devenue troppeu flexible et trop chère.” A son départ, saresponsable lui a dit : “Si vous voulez, vouspouvez venir travailler de temps en temps pournous, à l’heure.”

Pour un responsable de magasin (RM),une journée de travail normale peut trèsbien commencer par la vérification des“mousseurs” des lavabos des vestiaires. Cedrôle de mot désigne le petit tamis placéà l’extrémité du robinet. Pas question qu’ils’entartre. Si le supérieur d’un RM trouverégulièrement des mousseurs entartrés,l’intéressé peut recevoir un avertissement.Le groupe envoie des détectives jouer lesclients pour pouvoir ensuite donner unavertissement aux caissières pour “manquede concentration au travail” ou manquement

aux “obligations de [leur] contrat de travailet aux directives sur le travail en caisse”. ChezAldi, l’avertissement n’est pas la dernièresolution mais la routine. Comme tous lesautres RV, Straub avait toujours un bloc deformulaires d’avertissements sur lui : il n’yavait plus qu’à préciser le nom et la date.

Si le groupe peut se permettre cettepression quotidienne, c’est pour une raisonsimple : il paie très bien. Les employésd’Aldi touchent un salaire très supérieur àla moyenne, que ce soient les RV, les RM,les hôtesses de caisse ou les intérimaires.Cette rémunération exceptionnelle reposesur deux principes. “Si je paie 30 % de plus,les performances sont multipliées par deux”,disait Theo Albrecht. Par ailleurs, le salaireest un moyen de pression. Les employésne bronchent pas parce qu’ils savent que,s’ils perdent leur travail, ils n’en trouve-ront jamais un autre aussi bien payé. Enéchange de cette rémunération élevée, Aldiattend un fort engagement. C’est-à-direessentiellement un nombre d’heures detravail supérieur à la moyenne.

En magasin, le groupe emploie beau-coup de salariés à temps partiel qui tra-vaillent en fait à temps plein. C’est contraireau droit du travail, mais Aldi a là encoreune solution. Chez Aldi Sud, les planningset le calcul des heures sont réalisés par le

logiciel Time Control. Chaque mois, le RM,en accord avec le RV, entre dans TimeControl le nombre d’heures de travail quedoit faire chaque employé. Celui-ci n’apas le droit d’imprimer ce planning et doitle recopier à la main. Ce procédé ana-chronique s’explique sans doute simple-ment : dès que le planning prévu n’estpas conforme à la législation, un avertis-sement apparaît sur l’écran du supérieur.Mais les employés doivent quand mêmetravailler comme leur supérieur le juge bon.Certains corrigent ensuite le temps de tra-vail après coup, de sorte qu’il apparaisseconforme à la législation en cas de contrôle.Les employés n’ont aucune preuve écritedes heures qu’ils ont effectuées.

Les vols sont raresCe dressage en vaut la peine. Si le taux devol – les pertes sur inventaire – peut allerjusqu’à 5  % des stocks chez les autresgrands distributeurs, il est de 0,25 % chezAldi, un record suspect. Nous nous sommesentretenus avec un détective qui a travaillépendant plus de dix ans pour Aldi Sud. Ilraconte que l’entreprise a continué à uti-liser ses caméras même après le scandaleLidl, en mars 2008 [ce concurrent d’Aldise livrait à une surveillance illicite de sonpersonnel]. Straub confirme.

Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012 � 41

Les

archives

www.courrier

international.com Espionnite Le groupe Lidl, grand concurrent d’Aldi, a lui aussi étééclaboussé par un scandale du mêmegenre en 2008. Le magazine Sternavait révélé comment le distributeur

discount espionnait ses salariés au moyen de caméras cachées etconsignait les détails les plus intimesde leur vie dans des “comptes rendusd’observations”. Des documents qui,

selon l’hebdomadaire, “ressemblaientétrangement aux dossiers de la Stasi”. “Lidl frappé d’espionniteaiguë”, un article à relire dans CI no 910 du 10 avril 2008.

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Nombre de points de vente d’Aldi (2011)Les filiales étrangères sont réparties entre Aldi Nord et Aldi Sud

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Des responsables ont filmé discrètement les clientes, surtoutcelles qui avaient une jupe courte ou un décolleté plongeant 

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Economie

Après cette affaire, Aldi est devenuun peu nerveux et a démonté quelquescaméras. Les détectives de la maison ontdû se planquer pendant des heures dansdes caisses de bois à peine plus grosses quedes toilettes mobiles qui avaient été ins-tallées dans les magasins. Un fournisseurde systèmes vidéo précise dans un docu-ment : “Dans les magasins où la caméra sur-veillant l’entrée du public permet de voirclairement les terminaux de paiement élec-tronique, elle sera déplacée (d’environ 2-3mètres).” Cette réorganisation “commen-cera le 7 avril 2008” – l’affaire de surveillanceillégale chez Lidl a éclaté seulement deuxsemaines avant.

Aldi n’a toutefois pas tardé à surveillerde nouveau les caisses. Et pas uniquementles caisses. Les images sont stockées pen-dant des semaines sur des disques durs, cequi est juridiquement douteux. En cas de“soupçon”, des minicaméras mobiles sontinstallées – ce qui, officiellement, est inter-dit par Aldi. Un contrat signé par Aldi quinous est parvenu stipule d’ailleurs que“le détective du magasin n’a pas le droit d’ins-taller de caméra pour surveiller les magasinsdiscount de produits alimentaires”. Mais celan’a pas empêché l’entreprise de financerl’achat d’une caméra de surveillance par ledétective en question. Chez Aldi Sud, lescaméras mobiles ne sont pas uniquement

installées dans les espaces de vente, maisaussi dans les lieux où il n’y a aucun contactavec les clients – et donc aucun panneaud’avertissement. Dans les entrepôts cen-traux, les employés sont surveillés sansle savoir.

Entre 2009 et 2010, Aldi Sud a, selonses propres déclarations, mis au point unenouvelle vidéosurveillance pour ses maga-sins, en collaboration avec un spécialisteindépendant et le responsable des ques-tions “informatique et libertés” auprès duLand. Les caméras couvrant les caissesdoivent être installées de sorte que le “codedes cartes des clients ne soit pas visible”. Lesimages qui nous ont été communiquéesmontrent cependant clairement les ter-minaux de paiement électronique et ilsuffit de zoomer pour distinguer parfai-tement les chiffres.

Plus absurde encore : il y a quelquetemps, Aldi Sud a installé dans ses maga-sins un distributeur de petits pains fraisgéré par un fournisseur extérieur. Cetinvestissement très banal sert aussi à sur-veiller les employés. Le fournisseur doiten effet noter tous les appels du magasinà la hot line du fabricant de distributeurset remettre la liste à Aldi. On croirait lireun dossier de la Stasi : “Magasin, le 12.01.2010,début 6:55:33 heures, fin 6:58:10 heures, contactMonsieur F., type de problème : distribution 1 :petits pains, bourrage dans le tapis roulant depains de froment.” Qu’est-ce qui peut bien

pousser Aldi à lire ce genre de compterendu ? Le désir de contrôle, apparemment.Si un nom apparaît trop souvent dans laliste des appelants, l’intéressé est convo-qué par son supérieur. S’il ne parle passpontanément de ses appels à la hot line,les problèmes du distributeur de pains luisont imputés et peuvent donner lieu à unavertissement. La consultation de ces don-nées s’inscrit “dans le cadre d’un contrôle-qualité classique”, déclare Aldi Sud. C’est,paraît-il, l’usage quand on introduit desnouveautés techniques.

Cette folie du contrôle n’épargne pasla direction : les RV eux-mêmes croulentsous les directives, qui règlent leurs tâchesdans les moindres détails. En cas d’im-prévu, c’est la panique dans le système. En2009, les nouveaux prix décidés par Aldise sont immédiatement retrouvés entreles mains de son concurrent Lidl. Tous lesresponsables de secteur (RS) ont alors reçul’ordre de vérifier tous les relevés de fax deleurs magasins pour voir s’il n’y avait pasde préfixes correspondant à Neckarsulm,où se trouve le siège de Lidl. “J’ai passé desjours entiers à repérer des numéros de fax quin’étaient pas composés d’habitude”, raconteun RS. Tout ça pour rien : il est apparu dessemaines plus tard que c’était en fait undirecteur-gérant qui avait révélé les nou-veaux prix au concurrent.

Aldi étudie avec autant de minutie lemoment à partir duquel un collaborateurne vaut plus la peine d’être employé.Aldi Sud semble avoir pris l’habitude deremplacer systématiquement les cadresonéreux par des équivalents meilleurmarché. Un RM gagne au maximum60 000 euros brut par an. Si on le rem-place par un adjoint, on économise toutde suite 50 %, explique Straub. Il peutensuite s’écouler douze ans avant quele nouveau atteigne à son tour la tranchede salaire la plus élevée, alors qu’il a

toujours effectué le même travail queson prédécesseur.

Comment se débarrasse-t-on d’unemployé ? Ça s’apprend. Un séminaire deformation destiné aux cadres d’Aldi Sudqui a eu lieu le 23 mars 2007 avait pourpremier point : “Mettre fin au contrat detravail”. Le cours était assuré par le cabi-net d’avocats Urwantschky, Dangel, Borst& Partners, d’Ulm, et portait sur les avan-tages et les inconvénients des diversesformes de licenciement.

Un univers sexisteLes femmes n’ont guère leur mot à diredans le monde d’Aldi. “La carrière des femmesse déroule selon le principe des trois C : Caissesde produits (manipuler) ; Cartons (ouvrir) ;Caisse enregistreuse”, ironise un anciendirecteur. Bien sûr, on trouve quelquesfemmes à des postes de direction, maisc’est loin d’être la norme. Cette image dela femme a des conséquences pour lesemployées comme pour les clientes. C’estun secret de Polichinelle que plusieurs RMde la Hesse se sont amusés à filmer dis-crètement les clientes, surtout celles quiavaient une jupe courte ou un décolletéplongeant ; dès qu’elles se penchaient surun bac réfrigéré ou devant un rayon, cesmessieurs zoomaient. Comme si ça ne suf-fisait pas, les films étaient ensuite gravéssur CD et échangés. Ces agissements onteu lieu à Francfort, à Dieburg et dansd’autres magasins de la Hesse. “On ne peutexclure que certains collaborateurs isolés sesoient mal comportés”, nous a répondu parécrit Aldi Sud. C’est là une argumentationcourante : l’entreprise est bonne, s’il y a unproblème c’est un cas isolé. Mais il y aquand même beaucoup de cas isolés.

La journée de Fabian Mersedorf [lenom a été modifié] est réglée comme dupapier à musique. Responsable des achats,il reçoit en moyenne trente fournisseurs

par jour. Il leur accorde un quart d’heure,pas une minute de plus. “Si quelqu’un nepeut pas m’expliquer en quinze minutes pour-quoi je devrais acheter son produit, il n’y arri-vera jamais”, déclare-t-il. Aldi Sud compte500 fournisseurs réguliers, Aldi Nord à peuprès autant. Il y a deux producteurs pourchaque produit – on peut ainsi remplacerimmédiatement l’un par l’autre. Les com-mandes sont énormes (12 milliards d’eu-ros par an pour Aldi Sud). Aldi est doncun partenaire à la fois vénéré et redouté

par les fournisseurs. Comment traite-t-on avec un tel géant ? C’est Aldi qui fixeles prix de tous les produits alimentaires– y compris pour la concurrence. “C’estune loi non écrite : nul ne descend au-des-sous du prix d’Aldi”, confie le directeurd’une chaîne de supermarchés. Peuimporte à combien de centimes on achètele lait ou les nouilles, Lidl et Rewe atten-dent que les fantômes de Mülheim etd’Essen aient tranché.

Et Aldi fait bien sentir son pouvoir :le fournisseur qui a rendez-vous se pré-sente à l’accueil et on lui donne le coded’accès de la salle où il sera reçu, un réduitappelé “box”. Là, le “demandeur” – et qu’iln’aille pas s’imaginer être autre chose –attend au moins une demi-heure, en géné-ral sans eau ni café. Le responsable finitpar arriver et les négociations commen-cent. En fait, négociation n’est pas le motexact. Aldi énonce ce qu’il est prêt à payer,ce qu’il souhaite, ce qui le gêne, il s’énerve,refuse. Si le fournisseur commence à mar-chander, on met clairement les choses aupoint : “C’est un ordre, pas une négociation.”Peter Wesjohann, le patron de Wiesenhof,l’un des plus gros producteurs de volailled’Europe, a été convoqué au siège commeun collégien au début de l’année, parce quela presse avait une fois de plus parlé néga-tivement d’une de ses entreprises. Il étaitalité avec la grippe ? Et alors ?

Même si Aldi négocie les prix audixième de centime, il se considèrecomme un partenaire juste et veille acti-vement à entretenir cette réputation. Lesfactures sont réglées promptement et,jusqu’à récemment, dit-on, toute relanceatterrissait sur le bureau de Karl Albrechtlui-même.

“Au fil des années, j’ai beaucoup réfléchià mon rôle dans ce système, confie AndreasStraub. Je faisais mon boulot. Je chassais lesdoutes qui ne cessaient de m’assaillir. Et puisun jour je n’y suis plus arrivé. J’ai connu unegrave crise personnelle, la première d’unevie qui s’était jusque-là déroulée sans ani-croches.” Avec un an de recul, il porte unregard distancié, voire amusé, sur les pro-cédés de son ancien employeur. “Aujour-d’hui, conclut-il, je ne regrette qu’unechose : ne pas être parti beaucoup plus tôt.”Susanne Amann et Janko Tietz

� Des caméras omniprésentes.

Les cadres apprennentles meilleures méthodesde licenciement

Les détectives se sontplanqués dans des caissesde bois minuscules

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New York Magazine (extraits) New York

L’été dernier, peu avant le décès de mamère, alors que je dormais dans machambre d’enfant, une crise de paniquem’a réveillée en pleine nuit. Mon cœurcognait dans ma poitrine et je me suismise à imaginer toutes sortes de choses.

Je ne voyais pas comment me calmer. Puis j’ai euune idée. Je suis entrée dans la chambre où mamère agonisait et y ai trouvé l’infirmière quiveillait ma mère pendant son sommeil. Elle a levéles yeux du gros livre qu’elle était en train de lire.“Vous voulez lui tenir la main ? m’a-t-elle demandé.— Non, je cherche le Témesta.”

L’infirmière s’est replongée dans sa lectureet je me suis mise à fouiller parmi les boîtes de cachets. Un demi-milligramme et, un quartd’heure plus tard, l’anxiolytique qu’on avait pres-crit à ma mère avait atteint mes récepteurs Gaba[neurotransmetteurs qui inhibent l’activité céré-brale], et j’étais suffisamment apaisée pour merendormir. Il m’est arrivé par la suite d’éprouverune pointe de regret en repensant aux prioritésqui avaient été les miennes à ce moment-là. Puisl’une de mes amies m’a raconté qu’elle avait rafléles médicaments de sa mère tout juste décédéeafin de faire face à l’anxiété qu’elle sentait monteren elle. “J’ai bien fait”, m’a-t-elle dit.

En décembre dernier, alors que je lisais quedes vétérinaires utilisaient le Xanax pour traiterle syndrome de stress post-traumatique chez deschiens militaires, l’une de mes voisines m’a ditqu’elle avait toujours du Xanax dans son sac àmain depuis que son aîné était entré à la mater-nelle, afin d’apaiser l’incontrôlable angoisse deséparation qu’elle ressent chaque fois qu’elleprend le métro pour aller au travail. Une autreamie, dont le salaire faisait vivre sa famille, a com-mencé à prendre du Xanax quand elle a comprisqu’elle allait se faire licencier, puis a augmenté ladose quand cela s’est passé. Quelques semainesplus tôt, je m’étais trouvée dans l’avion assise àcôté d’une jeune étudiante du Fashion Instituteof Technology [l’école de mode de New York].Juste avant le décollage, elle avait élégammentposé un pilulier sur ses genoux, en avait sorti unpetit comprimé qu’elle avait avalé. “Problèmes decontrôle”, m’avait-elle glissé avec un sourire res-plendissant. Lorsque l’avion avait quitté le sol,elle m’avait agrippé la main.

Si les années 1990 ont été la décennie duProzac – tout le monde avait le regard vide et l’airdéprimé –, nous sommes désormais dans l’ère duXanax : tout le monde est nerveux et anxieux, eta le souffle court. Dans son autobiographie, ProzacNation [Denoël, 2004], parue en 1994, la journa-liste Elizabeth Wurtzel décrit un New York qui

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Si les années 1990 ont été la décennie des antidépresseurs, les années 2010 sont celle des anxiolytiques. En cette période de grandes incertitudes, où il faut être en permanence sur la brèche,les benzodiazépines, Xanax en tête, procurent un apaisementbienvenu. L’enquête d’une angoissée chronique.

Modes de vie

Remède miracle pour époque anxieuse

� Dessin de Magee,Londres.

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paraît aujourd’hui aussi lointain que celui quedépeint Edith Wharton au tournant du XXe siècle.Elle évoque dans son livre une époque où les“vingt enaires” vivaient dans des lofts à Soho, por-taient de robes de soirée en mousseline noire etfinissaient la nuit en pleurs sur le sol de la sallede bains. Il y a vingt  ans, juste avant queKurt  Cobain se tire une balle dans la tête,Kate Moss hantait New York avec son visage inex-pressif placardé sur les bus et Elizabeth Wurtzelavouait dans son livre qu’elle se rêvait en immensetalent disparu trop tôt et se voyait finir la têtedans le four, comme la poétesse Sylvia Plath.

Je ne veux pas dire par là que la dépression clinique soit un effet de mode. Dans les années 1990comme aujourd’hui, il y a toujours eu des per-sonnes véritablement déprimées, au sens médi-cal du terme, et qui ont accueilli avec soulagementle réconfort que le Prozac pouvait leur procurer.Mais, au-delà de ça, l’apparence de cette époque-là était avachie et déréglée. Il semble parfaite-ment logique, avec le recul, que Clerks, les employésmodèles (1994), cette ode cinématographique audésœuvrement, et le chanteur et guitariste dePearl Jam, Eddie Vedder (dans son tee-shirt deloser), aient surgi au moment où le pays entamaitune ascension de deux décennies vers une pros-périté sans précédent. En 1994, toutes les courbesde température qui témoignent de la vitalité éco-nomique –  PIB, revenu des ménages, indiceDow Jones – étaient orientées à la hausse. Demême que la rébellion adolescente fleurit à desépoques de sécurité et d’abondance, la dépres-sion comme posture marche main dans la mainavec la conviction intime qu’on peut compter surles grandes personnes responsables pour réussirpour le compte de tout le monde.

“Que va-t-il arriver ?”Bien entendu, l’anxiété peut être un problèmemédical. Elle précède parfois la dépression et seconfond souvent avec elle (raison pour laquelleles médicaments de type Prozac sont égalementprescrits pour l’anxiété). Mais l’anxiété relèveaussi d’un état d’esprit et d’une attitude plus géné-rale, qui est la hantise d’un avenir incertain. Lespersonnes anxieuses sont obnubilées par les effetsnégatifs et se croient investies de la responsabi-lité (irrationnelle et disproportionnée) de remé-dier à des catastrophes dont elles sont certainesqu’elles vont se produire. “Que va-t-il arriver ?”ou, plus exactement, “Que va-t-il m’arriver ?” estla question lancinante que se posent les anxieux,et le crescendo digne d’un film d’horreur qu’ilsvivent est précisément ce que le Xanax est censéfaire disparaître. Trois ans et demi d’instabilitééconomique chronique, les alertes mail inces-santes, les voix insistantes des prophètes-expertsqui clament que la catastrophe nucléaire, éco-logique, politique ou terroriste est inéluctableont transformé un pays déprimé en un pays enétat d’anxiété permanente. The New York Timesconsacre une chronique hebdomadaire à l’anxiétésur son site, partant du principe que les Améri-cains sont inquiets.

Les bourreaux de travail paniqués ont rem-placé les tire-au-flanc boudeurs comme carica-tures de l’époque, et le Xanax a éclipsé le Prozaccomme emblème de l’humeur nationale. [L’hu-moriste et animateur de télévision] Jon Stewarta vanté “la douceur, le calme, la sérénité et la som-nolence” que procure le Xanax, et son confrèreBill Maher s’est demandé si Barack Obama lui-même n’en consommait pas : “Il est éloquent etimperturbable. Il est si calme et maître de lui…” Legroupe U2 et le chanteur Lil Wayne ont écrit deschansons sur le Xanax, et Meghan, la fille deJohn McCain, avoue dans son autobiographie,Dirty Sexy Politics, publiée en 2010, s’être bourréede Xanax la veille de l’élection présidentielle

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de 2008 et être tombée dans les pommes“tout habillée et maquillée”. Quand les médias ontsuggéré que c’était peut-être un cocktail d’alcool,de Valium et de Xanax qui était à l’origine de lamort de Whitney Houston, on a eu l’étrangeimpression que c’était inévitable. Les grossesdéfonces à la coke conviennent à des époquesplus pétillantes ; aujourd’hui, les gens forcent ladose pour tenter de s’apaiser.

L’anxiété peut être paralysante et gâcher lavie de ceux qui en souffrent de façon aiguë. Maisl’anxiété fonctionnelle, qui touche à peu près tousles gens que je connais, est plus floue. Ce n’estpas tout à fait une maladie, ni même une patho-logie, mais plutôt une sorte d’addiction. Ceux quien souffrent se concentrent dans des endroitscomme New York, où l’hyperactivité et l’impa-tience sont les valeurs les plus prisées, et dansdes secteurs d’activité fondés sur des délais impla-cables et des contrats à la limite du réalisable. Ce sont des personnes, disent les psys, qui entre-tiennent une croyance superstitieuse dans le pou-voir magique de leur inquiétude. Elles pensentque c’est le moteur qui les fait avancer, qui leurpermet d’être toujours sur la brèche, de travaillerle week-end ou dès 5 heures du matin, jusqu’à cequ’enfin elles n’en puissent plus. Et c’est là queles comprimés entrent en scène.

“Je me sers de mon anxiété pour me surpasser”,m’explique une cadre d’une agence de relationspubliques. “Un certain niveau d’anxiété fait de moiune meilleure salariée mais une personne moins heu-reuse, de sorte que je dois sans arrêt chercher un équi-libre entre les deux. Si je ne redoutais pas enpermanence de me faire virer ou de passer pour uneratée, je serais peut-être une paresseuse.” Elle ditprendre un comprimé de 0,25 mg de Rivotril parsemaine, soit le soir avant de se coucher si sontravail l’a trop stressée, soit le matin dans le métroquand elle angoisse avant une journée très char-gée. Les anxiolytiques sont le salut de ceux qui

n’ont pas la possibilité de remettre quoi que cesoit à plus tard.

Le Xanax et ses semblables – Valium, Témesta,Rivotril et autres membres de cette famille demédicaments appelés benzodiazépines – suppri-ment l’activité des neurotransmetteurs qui inter-prètent la peur. Ils diffèrent les uns des autrespar la durée d’action et la puissance ; ceux quipénètrent le plus rapidement dans le cerveau(Valium et Xanax) sont ceux qui ont le plus d’effet.Mais tous soulagent les palpitations, les penséestourbillonnantes et l’hyperventilation qui accom-pagnent la cousine névrotique de la peur qu’estl’anxiété, et tous le font plus ou moins instanta-nément. Les prescriptions de benzodiazépinesaux Etats-Unis ont augmenté de 17 % depuis 2006pour atteindre près de 94 millions par an ; cellesde l’alprazolam, le Xanax générique, ont augmentéde 23 % au cours de la même période, ce qui enfait, avec 46 millions de prescriptions en 2010, lepremier médicament psychopharmaceutique etle onzième de tous les médicaments.

Comme un gros bisou“Les benzodiazépines”, remarque le psychiatre Ste-phen Stahl, président du Neuroscience Educa-tion Institute de Carlsbad, en Californie, etconsultant auprès des laboratoires pharmaceu-tiques, “sont la plus grande invention depuis les corn-flakes. Elles donnent d’excellents résultats. Elles sonttrès bon marché et agissent en profondeur.”

Les benzodiazépines peuvent également êtreextrêmement addictives, et on peut mesurer leurpopularité aux usages illicites qui en sont faits.Selon la SAMHSA, l’organisme américain chargédes toxicomanies et de la santé mentale, lenombre de personnes en cure de désintoxicationpour abus de benzodiazépines a triplé entre 1998et 2008. Bien que l’on associe les benzodiazé-pines à l’activité frénétique des élites profes-sionnelles (les autopsies de Michael Jackson et

de l’acteur australien Heath Ledger en ont révéléla présence), le consommateur excessif type deces médicaments est, selon la SAMHSA, unhomme blanc, âgé de 18 à 34 ans, déjà dépendantd’une autre substance (alcool, héroïne, analgé-siques) et sans emploi.

En ces temps anxieux, le Xanax présentebien des vertus. Il fait disparaître les inquié-tudes, quelles qu’elles soient, comme un grosbisou de maman. Les benzodiazépines ontinfailliblement des effets apaisants. Ce quileur vaut la réputation d’être “de l’alcool encachets”, raconte H. Westley Clark, respon-sable des traitements des toxicomanies à laSAMHSA. Et leur consommation est tout aussibanale que celle de l’alcool. De même qu’onsert un petit verre à un ami qui traverse unemauvaise passe, les médecins, ébranlés parl’angoisse de leurs patients, “sympathisent avecleur malaise et leur prescrivent des anxiolytiques”,indique Clark. Il y a beaucoup plus de benzo-diazépines en circulation qu’auparavant, et onles partage beaucoup plus.

Dans mon cercle de connaissances, on se leséchange de bon cœur. C’est une amie qui m’adonné mon premier Rivotril il y a trois ans, lorsde la troisième vague d’une série apparemmentinterminable de licenciements. “Tu sauras queça fait de l’effet quand les idées cesseront de tournerdans ta tête”, m’avait expliqué mon amie enfouillant dans son sac à main pour trouver saboîte de comprimés.

La beauté de la benzodiazépine réside danssa simplicité. Les antidépresseurs comme leProzac ou le Celexa marchent pour l’anxiétécomme pour la dépression, mais il leur faut deuxà trois semaines pour faire effet. Une benzo-diazépine agit immédiatement  : on en prendquand on en a besoin, sans avoir à se lancer dansdes mois ou des années de psychothérapie. Leprécédent anxiolytique que les Américains

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“Traces” (2008)Le photographe colombien Manuel Vázquez a réalisé cette sériedans la gare d’Atocha, à Madrid.

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L’Europe est le continent où la consommationmoyenned’anxiolytiques de type benzodiazépineest la plus élevée. La France y occupe la deuxième placederrière le Portugal,avec 50 DDJ (dosesdéfinies journalières)pour 1 000 habitantspar an, selon les chiffres de l’Agencefrançaise de sécuritésanitaire des produitsde santé (Afssaps). En 2010, un Françaissur cinq a pris au moins une fois de la benzodiazépineou apparenté. Les consommateurssont à 60 % des femmes et résident le plussouvent en milieuurbain. Après avoir fléchi dans les années 2000, la consommation est repartie à la hausseen 2010.

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avaient aimé autant que le Xanax s’appelait Miltown [commercialisé en France sous le nomd’Equanil, il a été retiré du marché en jan-vier 2012]. Découvert par hasard en 1955 par unchercheur qui voulait mettre au point un nou-veau relaxant musculaire, il avait connu un succèsimmédiat. Lauren Bacall, Tennessee Williams,Norman Mailer en prenaient tous et ne cessaientde vanter le soulagement que leur procurait leremède miracle que la presse avait surnommé“l’antalgique des cadres”.

Dans le contexte de la menace nucléaire quipesait à l’époque, il ne serait pas exagéré de direque prendre des anxiolytiques durant la guerrefroide était un acte patriotique. Le médicamentpermettait aux actifs ambitieux (essentiellementdes hommes) de ne pas flancher. Grâce au Miltown, les Américains ont pu gérer le stressde la modernité “tout en faisant leur travail et engagnant un bon salaire, mais aussi en jouant un rôlesocial : en prenant des décisions et en accomplissantdes tâches tout en gardant confiance et en conser-vant la maîtrise de leur vie”, écrit Andrea Tonedans son ouvrage The Age of Anxiety [L’ère del’anxiété]. Ce n’était pas seulement que l’anxiétéétait normale. Ce qui n’était pas normal, c’étaitde ne pas être anxieux.

Les laboratoires Roche lancent le Valium en1963 pour faire tomber le Miltown de son pié-destal. A la différence de ce dernier, qui avait étéun phénomène porté par le bouche-à-oreille, leValium est commercialisé comme un produit deconfort. La cible est la population féminine, quele médicament est censé guérir du stress, deschagrins d’amour et des sautes d’humeur.

Le Valium connaît un succès sans précédent.D’après Andrea Tone, c’est le premier médica-ment à dépasser les 100 millions de dollars dechiffre d’affaires. C’est aussi le premier à fairenaître chez les Américains le soupçon qu’on leurvend une panacée pour une maladie dont ils nesouffrent pas, ou qu’un travail gratifiant, unebonne rigolade ou un mari plus attentionnéauraient pu guérir.

Le Xanax, autorisé à la vente en 1981, repré-sente une avancée technologique considérable.Le Valium peut subsister jusqu’à une centained’heures dans l’organisme. Il a acquis la réputa-tion de donner la gueule de bois à ses consom-mateurs et d’en faire des zombies. Le Xanaxpossède une composition chimique similaire,mais une demi-vie bien plus courte qui fait qu’ildisparaît quelques heures après la prise. Il a prispied sur le marché des anxiolytiques comme trai-tement ponctuel indiqué pour les “troublespaniques”, qui venaient tout juste d’être établiscomme pathologie à part entière. Mais de plus enplus d’Américains se sont rendu compte qu’il

agissait aussi sur la panique quotidienne, celleque suscite le bulletin scolaire décevant d’unenfant dont l’avenir paraît soudain compromisou encore la perspective d’un dîner intime audomicile de son employeur.

Les benzodiazépines ont également bénéfi-cié du Prozac. Bien que de nouvelles recherchesmettent en doute leur efficacité, les antidé-presseurs de la famille des inhibiteurs sélectifsde la recapture de la sérotonine (ISRS) ont révo-lutionné la façon dont on traite les troublesmentaux mineurs. Avant le Prozac, une per-sonne souffrant de dépression légère oud’anxiété se tournait vers la psychothérapie,une méthode coûteuse, longue et pas forcé-ment efficace, ou prenait des antidépresseurstricycliques, qui avaient souvent des effetssecondaires désagréables. Depuis le Prozac,cette personne peut prendre un médicamentbeaucoup moins nocif et se le faire prescrirepar un généraliste. Ainsi, depuis une dizained’années, même si les médecins et les labora-toires pharmaceutiques continuent de recom-mander un traitement médicamenteux associé àune psychothérapie, les personnes souffrant detroubles mentaux mineurs cherchent de plus enplus à se faire aider par les seuls médicaments.

Il se peut que la période que nous vivonsjustifie un recours accru aux benzodiazépines.Ronald Kessler, épidémiologiste à l’universitéHarvard, mène des études de long terme pour lesInstituts nationaux de santé (NIH). Il a établiqu’un quart des Américains se verront diagnos-tiquer un épisode anxieux – anxiété généralisée,panique, phobies, syndrome de stress post- traumatique, trouble obsessionnel compulsif –au cours de leur existence. Cette proportion, sou-ligne-t-il, n’a pas varié depuis des décennies. MaisKessler ne prend pas en compte dans ses étudesles accès d’“anxiété situationnelle”, comme ils lesappellent, et qui surviennent dans des momentsde stress : difficultés à rembourser son emprunt

immobilier, pension de retraite amputée, enfantenvoyé combattre à l’étranger. Une benzodiazé-pine, explique Kessler, peut constituer uneréponse raisonnable à une “situation grave”. Demême que la mère épuisée d’un nourrisson peutboire deux tasses de café le matin au lieu d’uneseule, un banquier risquant de faire les frais d’unerestructuration pourra prendre un Xanax avantl’entrevue avec son patron. “Cela ne relève plus dela science, observe Kessler, mais il se peut que lasolution pharmacologique soit la meilleure.”

Tout, dès lors, est une question de degré. Lescrises auxquelles les gens sont confrontés en cetteannée 2012 sont individuelles et circonstancielles,mais elles sont également mondiales et abstraites,et résultent, pour beaucoup, du sentiment obsé-dant que les destins de tous les habitants de laplanète sont étroitement liés et que la tâche deprotéger la civilisation contre toute une série decatastrophes inévitables semble n’incomber àpersonne. L’anxiété situationnelle résulte aujour-d’hui de menaces qui sont à la fois partout et nullepart. Comment les pays endettés de la zone europarviendront-ils à rembourser ? Comment Israëlpeut-il stopper le programme nucléaire iraniensans déclencher le conflit international le plusinextricable depuis la Seconde Guerre mondiale ?Comment pouvez-vous être sûr à 100 % que lemelon que vous avez mangé à midi n’était pascontaminé par la listeria et qu’il ne vous rendrapas, vous-même, vos enfants ou vos invités, mor-tellement malades ? [Une intoxication alimen-taire de ce type a fait 15 morts en septembredernier aux Etats-Unis.]

Pris de frénésieVenons-en à l’essentiel : les réalités modernesjustifient-elles une dépendance accrue au Xanax ?Steven Hayes, psychologue clinicien à l’univer-sité du Nevada, pense que les benzodiazépinescomblent un espace que l’évolution n’avait pasencore comblé. Comme nous essayons de gérerle nombre d’informations en croissance expo-nentielle auxquelles nous sommes confrontés,“notre attention perd de sa souplesse, notre esprits’emballe et, avant qu’on ait pu s’en rendre compte,on se trouve pris de frénésie”. Les êtres humains nesont pas suffisamment préparés pour faire faceà tous ces nouveaux signaux. Du fait qu’une tellesouplesse est pour l’instant absente, souligneHayes, les gens ont besoin d’une passerelle – uncomprimé – entre ce que la vie leur réserve et cequ’ils sont en mesure de gérer.

Les psychologues souhaitent que les gens neconsomment pas autant de benzodiazépines et,en particulier, de Xanax. Ils disent cela en partiepar obligation professionnelle. Mais ils émettentégalement un jugement de valeur. Ils sont

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Il a été établi qu’un quartdes Américains se verront diagnostiquerun épisode anxieux au cours de leur existence

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L’auteure

Lisa Miller, 49 ans, est une journalisteaméricaine spécialistedu fait religieux. Elle tient une chroniquesur la question dans l’hebdomadaireNewsweek, où elletravaille depuis 2000.Elle a reçu plusieursprix pour ses enquêteset reportages sur des phénomènes de société. En 2010, elle a publié Heaven:Our EnduringFascination with theAfterlife (Au ciel : la fascination jamais démentie pour l’au-delà). Plusd’informations sur sonsite : lisaxmiller.com.

Deux photos dela série “Lonely Crowd” de Manuel Vázquez.

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Le photographe

Manuel Vázquez(Colombie, 1976)s’intéresse dans sontravail à la théâtralitéde la vie et des espacesurbains. Il s’est formé à la photographie à Madrid, New York et Londres, où il résideactuellement. Les photographies quenous publions dans cespages sont tirées de sesprojets Traces (2008)et Lonely Crowd (2010).(manuelv.net)

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O Globo São Paulo

On y a vu le rappeur Mano Brown,ainsi que l’universitaire et critique respectée HeloisaBuarque de Hollanda, l’éditeurLuiz Schwarcz, la comédienneZezé Motta. Les écrivains Julio

Ludemir et Marcelino Freire y ont participé. Maisce ne sont pas eux les vedettes des soirées de laCooperativa Cultural da Periferia [Coopérativeculturelle de la périphérie] – plus connue sous lenom de Cooperifa –, qui rassemblent plus de300 personnes tous les mercredis, à 21 heures, auBar do Zé Batidão à Piraporinha, un quartier de labanlieue sud-ouest de São Paulo, surnommé dansles années 1980 le “Vietnam du Brésil” en raisonde la violence qui y régnait.

La nuit appartient aux habitants de la péri-phérie. Femmes au foyer, garçons de courses,chauffeurs de taxi, étudiants, employées demaison et ouvriers s’emparent du micro pourréciter quelques vers devant un auditoire atten-tif et respectueux. C’est la plus grande soirée poé-tique du Brésil. Lancée en 2001 par le poète SérgioVaz, elle a essaimé dans tout le pays, de Salvadorà Brasília, en passant par Rio de Janeiro. Rien qu’àSão Paulo, on recense une cinquantaine d’évé-nements du même genre. “Dans la région de Rio,j’ai vu ce que font les gens de Poesia na Esquina dansle quartier Cidade de Deus, de Chá com Letras dansla favela Vila Aliança et de Desmaio Públiko, à Nova

Iguaçu. Ils s’inspirent du modèle créé par la Cooperifapour donner un nouvel élan à la poésie locale”,témoigne Julio Ludemir.

Selon Sérgio Vaz, la banlieue vit une effer-vescence culturelle comparable à celle qu’aconnue la classe moyenne dans les années 1960et 1970 : “C’est à la fois notre bossa nova, notre tropicalisme et notre printemps de Prague !”

Vaz a lu son premier livre à 12 ans. Ou a tenté,du moins. “Je suis porté sur le mysticisme, et monpère avait dans sa bibliothèque Présence des extra-terrestres [d’Erich von Däniken]. Je ne suis pas arrivéà le lire et j’en ai pris un autre, Cent Ans de soli-tude [de Gabriel García Márquez].” A 13 ans, il com-mence à travailler dans la mercerie paternelle,qui deviendra beaucoup plus tard le fameux Bardo Zé Batidão. “Ce qui était ma senzala [maison desesclaves dans une plantation] est devenu mon qui-lombo [communauté d’esclaves fugitifs]”, dit-il, lais-sant entendre qu’il travaillait dur dans la merceriede son père.

Un jour, Vaz a entendu la chanson Pra nãodizer que não falei das flores [Pour qu’on ne disepas que je n’ai pas parlé des fleurs, célèbre hymneà la résistance sous la dictature] ; plus tard, il esttombé sur les mémoires du poète chilien PabloNeruda, J’avoue que j’ai vécu, et sur les poèmes deFerreira Gullar [poète brésilien né en 1930]. C’estainsi qu’il a trouvé sa voie. “Mais j’ai mis du tempsà assumer cette passion de la littérature. C’était plutôtincongru là où je vivais. On me fuyait. Quand je m’as-seyais quelque part, les gens se levaient, en pensant :‘Tiens, voilà le casse-pieds qui arrive.’”

”J’en sors requinqué”La première soirée a eu lieu dans un bar. Un amiavait suggéré qu’on récite de la poésie, un autrea dit : “A ton tour”, et c’est ainsi que tout a com-mencé. Il n’y avait pas plus de quinze personnesà la première soirée. “J’appelais les copains en lesmenaçant : ‘Si vous ne venez pas, je ne vous adresseplus jamais la parole.’”

Et puis, tout à coup, c’est devenu un espaced’expression pour tous ceux qui sont privés detribune. C’est incroyable tout ce que les gens ontà dire. Et, aujourd’hui, malgré la concurrence dufoot et des telenovelas, le bar ne désemplit pas.“La plupart des gens viennent comme s’ils allaient àla messe”, raconte Vaz.

Heloisa Buarque de Hollanda en est témoin.“Sérgio est à l’origine de l’un des mouvements cultu-rels les plus importants de ces dernières années. L’éner-gie qui se dégage de ces soirées, je ne l’ai vue que dansles stades de foot ou dans les cultes charismatiques.La Cooperifa est le signe des mutations que nouspromet peut-être ce siècle.”

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convaincus que les Américains se senti-raient mieux et seraient en meilleure santé s’ilsapprenaient à gérer leur anxiété sans recouriraux médicaments. Un comprimé peut être unebéquille, note Doug Mennin, psychologuespécialiste de l’anxiété au Hunter College deNew York, qui traite les anxieux fonctionnels.Plus vous en consommez, moins vous êtes capablede traverser seul les remous de l’existence. “Jesuis new-yorkais, souligne Mennin, et je suis en per-manence témoin de la dépendance aux cachets. Je disà mes patients qu’ils ne doivent pas baisser les brastrop vite. Si vous traversez une période difficile etque vous vous dites : ‘Je vais prendre un cachet’,la prochaine fois que vous rencontrerez le même pro-blème, vous chercherez aussitôt à vous procurer descachets. Alors que, si vous n’aviez pas de cachet, vousvous en sortiriez probablement très bien.” Le cer-veau est un muscle, poursuit Mennin. Avec unpeu de pratique, on peut très bien lui apprendreà gérer l’anxiété.

Tel un ami fidèleMennin, Hayes et d’autres spécialistes del’anxiété s’intéressent vivement à un nouveautype de traitement qui a l’air de marcher mêmechez les anxieux les plus réfractaires. On appellecette méthode “thérapie de l’acceptation” ou “thé-rapie de pleine conscience”. Au lieu de chercher àmontrer à l’anxieux que son anxiété est irration-nelle, infondée, exagérée ou nocive pour sa santéphysique, ses relations intimes et son bonheurpersonnel (ce qui est le protocole des thérapiesclassiques), le psy s’efforce de lui apprendre àconsidérer son anxiété avec le détachement d’unmoine bouddhiste. L’anxieux ne se laisse plus sub-merger par son anxiété. Il n’essaie pas de la fuir.Il constate qu’elle est là, mais résiste à l’envie derépondre à son injonction.

Je suis pour ma part très sceptique à l’égardde ces méthodes. En théorie, je veux bien croirequ’apprendre à considérer froidement monanxiété comme un monstre poilu que je peuxplanquer dans mon sac à main, comme le suggèreMennin, m’aiderait à apaiser mon pouls durantmes nuits d’insomnie, mais je me méfie de touttraitement qui me demanderait davantage d’ef-forts et d’argent, et me tiendrait éloignée de montravail et de ma famille. Et ce scepticisme, je lepartage avec tous les autres anxieux.

Un traitement, ce n’est pas non plus ce quesouhaite la cadre de l’agence de relations publiquesqui prend du Rivotril de temps en temps. “Monexpérience personnelle m’a appris que, jusqu’à un certain niveau, l’anxiété est salutaire, confie-t-elle.J’évolue dans un monde qui me bombarde d’exigencesexcessives et, parfois, j’ai besoin d’aide.”

Si les anxieux vivent une histoire d’amour, cen’est pas avec les cachets, mais avec l’anxiété elle-même. Elle est comme le conjoint qu’on se col-tine pour le meilleur et pour le pire, qui peut àl’occasion vous rendre dingue, mais qui est à cepoint lié à vous que vous ne pouvez pas imaginervotre cœur battre sans lui. L’anxiété vit à vos côtésjour et nuit, elle vous tient la main, elle vouspousse à agir, vous exhorte à vous lever, à en fairetoujours plus. Jamais satisfaite, toujours pres-sante, elle veut vous voir gagner, impressionner,enthousiasmer, exceller. Et, comme dans uncouple, vous obtempérez, en général de bonnegrâce, parce que votre anxiété dicte le rythme devotre vie. Et puis, un beau matin, elle vous saisità la gorge, vous êtes à bout de nerfs, vous avezenvie de pleurer et vous êtes incapable de répondreà son appel. Et, tel un ami fidèle, le Xanax est là,qui vous promet un répit, un moment de quié-tude, une pause. Parce que, en vérité – et là je parlepour moi –, la tranquillité d’esprit, je n’en ai envieque de temps en temps. Mais une vie tranquille,ça, je n’en veux pas. Lisa Miller

Culture

Au Brésil, poésie rimeavec périphérieLancées par le poète Sérgio Vaz dans la banlieue de São Paulo, les soirées de la Cooperifa sont devenues le fer de lanced’un véritable mouvement culturel.

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Marcelino Freire est du même avis. “Chaquefois que j’y vais, j’en sors requinqué. En 2012, on célèbreles 90 ans de la Semaine d’art moderne [qui donnanaissance, en février 1922, au mouvement modernistebrésilien]. Vaz et sa soirée ressuscitent cet espritanthropophage [du nom d’un courant issu du moder-nisme qui prônait l’appropriation des cultures étran-gères], novateur, provocateur des modernistes.”

La comparaison est tout à fait pertinente.“Cooperifa s’inspire du mouvement anthropophage.Tout ce que les gens créent en périphérie, la classemoyenne et les intellectuels se l’approprient. Nousavons donc décidé de prendre les choses du centre etde les replacer à la périphérie, en leur donnant descouleurs nouvelles”, explique Vaz, qui a créé en 2007la Semaine d’art moderne périphérique, trans-formée depuis en manifestation culturelle.

Balles perduesTout au long de la soirée, la parole se fraie unchemin dans l’assistance. “Ce sont des nuits cathar-tiques. On voit son voisin réciter un poème et on sedit : ‘S’il écrit, moi aussi, je le peux.’” L’idée, tou-tefois, est de former des lecteurs plutôt que desécrivains. Ce qui n’empêche pas de nouveauxtalents d’éclore. Près de cinquante lancementsde livres ont eu lieu dans le bar depuis le débutdes soirées, en 2001. Et cela a incité certains àcommencer des études ou à retourner à l’école.

Vaz a été désigné en 2009 par le magazineEpoca comme l’une des cent personnalités lesplus influentes du Brésil et il a remporté de nom-breux prix. Il va investir la dotation de sa dernièrerécompense en date, décernée par le gouverneurde l’Etat de São Paulo, dans la construction d’unespace culturel en banlieue. “Dans le centre de SãoPaulo, ils ont la Maison du savoir. Mais, comme il ya beaucoup de choses que les gens ignorent, nous,nous allons créer la Maison de l’ignorance, pourapprendre ensemble”, explique le poète.

L’écrivain Julio Ludemir est un des fans décla-rés de Sérgio Vaz. “Il est le poète brésilien le plusimportant du moment. Non pas tant en raison de laqualité de ses textes, bien que le fait qu’il soit un auteurcomplexe et inspiré me permette de lui octroyer cestatut, mais parce qu’il a apporté l’activité poétiquedans les quartiers pauvres et reculés de São Paulo.”

Né en 1964 dans l’Etat du Minas Gerais, SérgioVaz avait 3 ans lorsque sa famille s’est installéedans la banlieue de São Paulo. Souvent qualifiéde “poète activiste”, il écrit dans son dernier livre,Literatura, pão e poesia [Littérature, pain et poésie],

sur des sujets qui vont du premier amour et del’amitié aux mendiants et aux balles perdues. Voicipar exemple ce qu’il écrit sur le Père Noël : “Pournous, il a toujours été quelqu’un d’extrêmement dis-courtois. Nous l’avons invité chez nous et il n’a jamaishonoré l’invitation.”

“Les paroliers de la bossa nova évoquaient dansleurs chansons [dans les années 1960] une barqueglissant sur les flots. C’est ce qu’ils voyaient lorsqu’ilsouvraient la fenêtre. Moi, quand je l’ouvre, je vois laviolence, les inégalités, les trafics.” Vaz dit qu’il écritpour ne pas “devenir fou”. “Ce n’est pas un choix.Si j’avais pu choisir, je serais devenu ingénieur.”Mauro Ventura

Manifeste

La voix de la périphérieLe poète Sérgio Vaz a publié en 2007 sur son blog un Manifeste de l’anthropophagiepériphérique. Ce texte est un hommage etun clin d’œil au Manifeste anthropophage,signé en 1928 par le poète Oswald deAndrade, fondateur du modernismebrésilien. En voici des extraits :

“La périphérie nous unit par l’amour, par la douleur et par la couleur.Des chemins de traverse et des ruellesviendra la voix qui crie contre le silence qui nous punit. Voilà que surgit des collinesun peuple beau et intelligent, qui galopecontre le passé. Pour un avenir dégagé pour tous les Brésiliens.Pour une banlieue qui réclame de l’art et de la culture, et une université de la diversité.Contre l’art sponsorisé par ceux quicorrompent la liberté de choix. Pour la poésie périphérique qui jaillit à la porte des cafés.Pour le théâtre qui s’en fiche d’“avoir ou ne pas avoir”.Pour le cinéma réel qui transmet l’illusion.Pour les arts plastiques qui veulentremplacer les baraques en bois par du solide.Pour la danse qui se défoule dans le lac des cygnes.Pour la musique qui ne berce pas les endormis.Pour la littérature de rue qui se réveille sur les trottoirs.La périphérie unie est au centre de toutes les choses.Contre le racisme, l’intolérance et les injustices dont l’art actuel ne parle pas.Contre l’artiste sourd-muet et les parolesqui ne parlent pas.Il faut extraire de l’art un nouveau typed’artiste : l’artiste-citoyen. Celui qui nerévolutionne pas le monde dans son art,mais ne pactise pas non plus avecla médiocrité qui abrutit un peuple privéd’opportunités. Un artiste au service de la collectivité, du pays. Un artiste qui,armé de la seule vérité, exerce lui-même la révolution.Contre l’art endimanché qui défèque dans notre salon et nous hypnotise au fonddu canapé.Contre cette barbarie qu’est le manque de bibliothèques, de cinémas, de musées,de théâtres et d’espaces pour accéder à la culture.Contre les bourreaux et les victimes du système.Contre les lâches et les érudits de l’aquarium.Contre l’artiste complaisant, esclave de la vanité.Contre les vampires des subventionspubliques et de l’art privé.L’art qui libère ne peut venir de la main qui asservit.Pour une périphérie qui nous unit parl’amour, par la douleur et par la couleur.TOUT EST À NOUS !”Sérgio Vaz, Colecionador de pedras(colecionadordepedras.blogspot.fr)

Sérgio Vaz“Si j’avais pu choisir, je seraisdevenu ingénieur.”

SoiréesFemmes au foyer, chauffeurs de taxi et employées de maisons’emparent du micro pour réciterquelques vers.

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Jornal de Letras (extraits) Lisbonne

Anatomia dos Mártires* [Anatomiedes martyrs], le cinquième romande João Tordo, confirme la visionesthétique développée par l’auteurdans ses précédents livres, à savoirla priorité accordée à la capacité

de raconter une histoire dans un style réaliste– un style qui, par sa complexité lexicale, se rap-proche du journalisme de qualité.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le per-sonnage principal est un journaliste et si toutel’intrigue tourne autour du reportage qu’il écritsur la condition de héros-martyr pour le maga-zine du week-end d’un quotidien de référence.

De même que les romans de la série O Reino[“Le Royaume”, en partie traduite aux éditionsViviane Hamy], de Gonçalo M. Tavares, et DeixamFalar as Pedras, de David Machado, Anatomia dosMártires peut être considéré, de façon embléma-tique, comme l’acte d’affranchissement d’unenouvelle génération qui n’a pas connu l’empireet la guerre coloniale [1961-1974], qui n’a pasconnu l’autoritarisme de la dictature [1926-1974]et qui est née ou a grandi avec la démocratie etla prospérité apportée par l’Europe. Pour cettegénération (incarnée par le personnage du jeunejournaliste), formée dans le libre choix, la plura-lité d’opinions et la tolérance politique, l’exis-tence de martyrs politiques (le personnage réel :Catarina Eufémia) ou religieux (le personnagefictif : Francis Dumas), dominés par un esprit deprosélytisme dogmatique, de lien sacré, n’a plusaucun sens.

Emblème de lutteLa diversité d’opinions et la tolérance multicul-turelle constituent l’humus idéologique dont ilsse sont nourris depuis la naissance. Une paysanneinnocente abattue parce qu’elle réclamait du painest une réalité scandaleuse aux yeux de cette géné-ration. Le reportage du jeune journaliste, qui éta-blit un parallèle entre les deux types de sacrifice,en vertu de l’idée que tout martyr-héros est quel-qu’un qui a la raison de son côté mais qui échouenéanmoins, suscite les réactions indignées del’ancienne génération antifasciste, qui se plaintau rédacteur en chef (Raul Cinzas).

De fait, cette nouvelle génération portugaiseà la mentalité européenne ne connaît plus lacondition de “héros” – ni les héros de l’empire,popularisés par la propagande de la dictature, niceux de l’opposition et de sa lutte épique contrela dictature de Salazar. Aujourd’hui, au XXIe siècle,l’état d’esprit portugais, dans le droit fil de l’eu-ropéen, se recompose, se recentre, générant unementalité individualiste, hédoniste et pragma-tique, pour laquelle tout héros-martyr est soit unperdant glorifié par les circonstances (l’Améri-cain Francis Dumas, déifié par une biographie),soit un citoyen s’opposant à l’adversité de lamisère et de l’humiliation (Catarina Eufémia),mythifié par la suite par l’idéologie politique (leParti communiste portugais) qui érige son actionen emblème de lutte et de militantisme.

Affaiblissement des idéologiesOn ne peut comprendre Anatomia dos Mártiresqu’en tenant compte de l’altération radicale dela structure mentale qui s’est opérée récemmentau sein de la société portugaise : l’exaltation d’unehistoire glorieuse de lutte (le père du journaliste ;le rédacteur en chef Raul Cinzas ; le frère de l’Ir-landaise Lorna Figges, militant de l’IRA) a dis-paru au profit d’une histoire factuelle et relativiste,d’une philosophie pragmatique et d’une socio- logie globale et comparative représentées dansle roman par le personnage du jeune journaliste.Le père de ce dernier et Cinzas incarnent à mer-veille la décadence de l’ancien état d’esprit por-tugais, à travers des signes de décadence corporelle(maladies, solitude, alcoolisme), des indices phy-siques de l’affaiblissement des idéologies quiavaient porté la “révolution des œillets” en 1974.

Le jeune journaliste est aussi dubitatif sur lemythe historique de Catarina martyre qu’indécis

sur l’orientation à donner à sa vie personnelle etprofessionnelle : il tombe amoureux fou de Lorna,répudie Gilda, sa petite amie, abandonne la rédac-tion du journal, entre en conflit avec son père,vieux militant de gauche, et ne trouve de récon-fort que dans les discussions avec Afonso, son amispéculateur financier. Il déconstruit la légendepolitique de Catarina martyre, combattante del’égalité et de la justice, en la ramenant au statutde Catarina femme-mère-travailleuse exploitée,en quête de nourriture pour ses enfants, brutale-ment et impunément assassinée de trois ballesdans le dos par le lieutenant de gendarmerie Car-rajola. C’est-à-dire qu’“il réduit le mythe aux faitsexistentiels et circonstanciels de l’Histoire”, sans inter-férence de l’idéologie, considérée comme illusoire.Le narrateur établit un parallèle entre la mort deCatarina et celle de Dumas – prophète présuméd’une vie sainte, dont la rédemption définitivesera atteinte par le silence –, tous deux devenusmartyrs pour rien (si Catarina n’avait pas été assas-sinée, la démocratie aurait quand même été ins-taurée ; Dumas s’est jeté du haut d’un immeuble,mais le monde n’a en rien changé).

Résultat d’une pensée sceptique et indivi-dualiste fortement ancrée dans la société, lescroyances collectives sont aujourd’hui considé-rées comme vraies et fausses à la fois : faussesparce qu’elles masquent et fantasment la réalitéexistentielle, brute  ; vraies car elles aident àdonner du sens à la vie et au monde, commel’illustre la scène finale du roman, après la mortdu père du narrateur, l’une des plus belles fins del’histoire de la littérature portugaise, réaliste,épique et lyrique à la fois.Miguel Real* Ed. Dom Quixote, Lisbonne, 2011. Pas encore traduit enfrançais.

Le livre

Héros et martyrsLe Portugais João Tordo enquête dans son nouveau roman sur l’une des figures mythiques de la résistance à la dictature de Salazar. Un voyagecritique au cœur du passé récent.

Biographie

Né à Lisbonne en 1975,João Tordo est le filsd’un célèbre chanteurproche du Particommuniste portugais,Fernando Tordo. Après des études de philosophie, il partétudier le journalismeet l’écriture à Londres,puis à New York. Un temps journalisteet scénariste de sériestélé, il publie son premier romanen 2004. En 2009, il remporte le prixSaramago (réservé aux moins de 35 ans)pour son troisièmeroman, Le Domaine du temps (Actes Sud,2010), et devient l’un des chefs de filede la jeune générationdes lettresportugaises. Actes Sud vient de publier Le BonHiver, son avant-dernier roman, paruau Portugal en 2010(joaotordo.blogs.sapo.pt).

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Prospect Londres

ly a des gens qui détestent le football. Mais quin’aime pas le tennis ? Si les matchs de footsont le plus souvent ennuyeux, les matchs detennis ne déçoivent que rarement (commequand un inconnu se fraie héroïquement unchemin dans le grand chelem avant de capi-

tuler, impuissant, en finale). Le niveau d’un matchde tennis de moyenne importance est surhumain.

C’est d’autant plus remarquable qu’il est extrê-mement difficile de jouer au tennis. Non pas debien jouer mais de jouer tout court. (A côté, lesquash est facile.) Le tennis, c’est comme le piano– pas marrant tant qu’on ne sait pas en jouer aumoins un peu. Et il en va du court comme du cla-vier : commencer jeune est un énorme avantage.

La première chose à faire, c’est le service – etil est extrêmement difficile de servir, d’envoyerla balle par-dessus le filet et dans le carré de

service. (J’ai beau mesurer 1,85 m et jouer autennis depuis des années, il m’arrive encore régu-lièrement, au mépris de plusieurs lois de la bio-mécanique, d’envoyer ma balle de service dans lebas du filet.) Mais attendez, nous avons sauté uneétape. Avant de frapper un service, il faut faireautre chose : il faut lancer la balle avec le bras nonlanceur, celui qui ne sert en général à rien. Celancer de balle est essentiel et très difficile à maî-triser  ; mais revenons encore à une étape enarrière. L’important n’est pas seulement la façonde lancer la balle, mais la façon de la tenir avantde la lancer. Au début, je la lançais toujours tropen arrière, si bien qu’au lieu de la frapper quandelle se trouvait à une soixantaine de centimètresdevant moi, je la frappais juste au-dessus de matête (soumettant ainsi mon bas du dos à un effortcoûteux du point de vue des séances de kiné). J’aidonc dû revoir ma façon de tenir la balle (en incli-nant la main vers le bas et en écartant grand

Sports

La beauté du tennis sauvera le mondeA l’approche du tournoi de Roland-Garros,qui débute le 22 mai, le journaliste et romancier britannique Geoff Dyerévoque sa passion pour le plus gracieux et difficile des sports. Et rend hommage au jeu aérien de Roger Federer.

Maria SharapovaLa joueuse russe lors desInternationaux de France 2011 à Roland-Garros.

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les doigts sitôt la balle lâchée). Ne vousinquiétez pas, je ne vais pas vous asséner un courscomplet de tennis (comme si j’en étais capable !).Ce que je veux dire, c’est que les enseignementsque l’on retire de la façon de servir se retrouventdans tous les aspects du jeu : un changementinfime de position d’une partie distante et appa-remment non concernée du corps, une partie quin’intervient pas directement dans la frappe, aurades conséquences incalculables sur l’endroit oùatterrira la balle. Il n’est donc pas surprenantque nous regardions avec fascination ceux quimaîtrisent le moindre aspect de ce jeu immen-sément difficile exercer leur activité immensé-ment lucrative sur la terre battue parisienne oule gazon de Wimbledon.

Mais voilà le beau côté du tennis : en dépit dugouffre immense qui nous sépare, eux et nous,tout ce qui arrive aux meilleurs joueurs pendantun match du grand chelem peut aussi arriver àun joueur moyen sur n’importe quelle surface.Vous traversez des phases où vous renvoyez laballe avec aisance et fluidité, et puis, soudain, surun point important, vous sentez vos épaules senouer. Vous êtes en train de battre votre adver-saire à plate couture – un set en votre faveur, etvous menez 4-0 dans le deuxième – et sans aucuneraison vous ratez deux balles faciles ; votre adver-saire remonte et avant que vous ayez pu faire quoique ce soit, le match se transforme en un préci-pice avec vous au fond. Le romancier Arda-shir Vakil, un de mes anciens partenaires de tennis,décrit cette descente progressive aux enfers avecune précision atroce dans Beach Boy, mais chacunde nous en a été témoin à Wimbledon. Quandune équipe de football est menée 3 à 0 troisminutes avant la fin, elle n’a aucune chance del’emporter. Au tennis, vous pouvez être à un pointde la défaite et en même temps vous n’êtes aumaximum qu’à cinq points d’un nouveau jeu, pre-mière d’une série d’occasions de vous refaire.Dans aucun autre sport, le système de décomptedes points n’a cette tendance inhérente à encou-rager les remontées. Ou à les stopper net.

Quelques gnons bien sentisCela fait du tennis un spectacle aussi passionnantqu’éprouvant pour les nerfs, mais pas pour autantfacile à décrire. Bien au contraire. Raconter unmatch pose à peu près les mêmes problèmes quedécrire une scène de sexe. En général, il n’y a quedeux personnes impliquées (les rencontres dedoubles, franchement, sont d’un intérêt mineur)et le lexique est dans les deux cas restreint, desorte qu’on en est réduit à d’infinies variationssur les lobs, volées, coups droits, revers, et à unassortiment de verbes (“propulser”, “frapper”,“renvoyer”, “rater”). Le contraste avec la richelittérature de la boxe ne saurait être plus net. Lemeilleur livre sur le tennis est sans doute Levelsof the Game, du journaliste et romancier américainJohn McPhee, qui raconte un match opposantArthur Ashe et Clark Graebner en 1968. Mais iln’existe pour le tennis aucun équivalent duCombat du siècle de Norman Mailer [Gallimard,coll. Folio, 2002] ou de King of the World deDavid Remnick. Cela est dû, entre autres, au faitque la boxe est souvent la représentation symbolique de problématiques raciales (MaxSchmeling contre Joe  Louis) ou politiques(Muhammad Ali contre n’importe qui) plus larges,alors que le tennis renvoie toujours et unique-ment au tennis. D’où le besoin de personnalités.

Je sais, je sais… La personnalité dans le tennisest, selon la formule dévastatrice de Martin Amis,“l’exact synonyme d’un mot de sept lettres commen-çant par c et finissant par d (et comportant égale-ment, dans l’ordre, un o, deux n, un a et un r)”. Maisle tennis n’est pas seulement devenu populaire àl’ère de personnalités comme John McEnroe ou

Jimmy Connors – il est devenu populaire grâce àeux, à leurs échanges de grossièretés dans unWimbledon sous la coupe de juges de ligne narcoleptiques et d’officiers en retraite recon-vertis en arbitres. D’ailleurs, la remarque d’Amisappelle immédiatement une réplique à laConnors : “Qu’est-ce qu’il y a de mal à être unconnard, hein, connard ?”

Les personnalités ont sans aucun douteapporté au jeu une intensité nouvelle et grossière,et le poing triomphalement serré peut en êtreconsidéré comme l’expression gestuelle emblé-matique. A l’époque où Julian Barnes pigeaitcomme critique télé à The Observer, il avait adoptéune position très collet monté à l’égard de cetajout au répertoire des gestes sacrés. Il faut quecela cesse, martelait-il. Or le geste est resté ets’est popularisé. Au point que, quand on ne le faitpas, c’est pris pour un signe de faiblesse, unmanque de volonté et de confiance en soi. Lepoing triomphalement serré fait autant partieintégrante du jeu que de bons coups de fond de court. Aux yeux de beaucoup, le fait que TimHenman excelle au service volée n’a jamais toutà fait compensé sa réticence initiale à brandir sonpoing fermé, ni – une fois qu’il a intégré le gesteà son jeu – son incapacité à le faire de façonconvaincante. A l’opposé, une partie de l’attraitjuvénile d’Andy Murray tenait à sa façon sponta-née et naturelle de serrer son poing d’Ecossais.Contredisant ceux qui pensent que le poing serréest l’apanage des garçons, Maria Sharapova le pra-tique avec suffisamment de férocité pour laisserpenser que si les choses tournaient au vinaigre,elle serait capable, elle aussi, de distribuerquelques gnons bien sentis.

Il ne faut toutefois par voir dans l’omnipré-sence de ce poing serré un symptôme de la gros-sièreté croissante du sport et de la société engénéral. Rafael Nadal est tout à la fois le plusmusclé des serreurs de poing – n’est-ce pas ainsiqu’il a acquis ses biceps ? – et le sportif le plus

gracieux et le plus charmant qui soit. Si de telsétalages d’émotion sont désormais ouvertementencouragés, c’est parce qu’à l’âge d’or grossierde Connors et McEnroe a succédé, inévita-blement, la non-époque lugubre d’IvanLendl, pour qui le tennis consistait en une seulechose : l’annulation de la personnalité. Heureu-sement, à la même époque, le tennis féminin seportait bien grâce à Steffi Graf et à MartinaNavratilova.

Intensité silencieuseJe ne prétends pas ici résumer l’histoire du tennis ;toutes ces remarques ne sont qu’un prélude àl’idée que je veux exposer et dont la banalité mêmepourrait s’avérer instructive. Etre un bon joueurde tennis n’est pas suffisant pour captiver lepublic, pas même ceux qui s’intéressent de prèsà ce sport. Tout le monde se souvient de l’in-tensité silencieuse de Bjorn Borg, mais je doisfaire un effort pour me remémorer son compa-triote suédois Stefan Edberg, une figure à laTrotski qui a été en quelque sorte effacée – deson propre fait – de nos photos mentales dupassé. Pourtant tous les joueurs sont semblablesà Edberg en ce sens qu’en définitive ce sont d’ex-cellents joueurs. Sauf que certains d’entre euxvous incitent à penser qu’il faut beaucoup plusqu’être bon joueur ; et qu’ils sont tous bons,chacun à sa manière. Ce qui nous amène, inévi-tablement, à Roger Federer.

Dans le football, on s’imagine souvent que jeustylé et victoire sont incompatibles. Il y a bienentendu des exceptions, mais devant une tellealternative, la plupart des entraîneurs préfére-ront la deuxième option à la première. Avec Fede-rer, cette distinction entre l’utilitaire et la grâce,l’efficacité et le style a définitivement cessé d’êtrepertinente. Le jeu le plus efficace, en termes derésultats mais aussi d’efforts physiques, était aussile plus gracieux. Cela est illustré par un coup bienprécis : le chorégraphique revers à une main. (Al’opposé, la façon la plus moche de jouer au tennisest de frapper à deux mains les coups droitscomme les gauches, dans le “style” de la mons-trueusement efficace Monica Seles.)

A son apogée – apogée qui est sans doute der-rière lui – Federer a représenté le summum de la“tennissité”, de toutes les avancées en matièrede technologie, de forme physique, d’entraîne-ment, de technique et de solidité mentale. Auregard de l’histoire du tennis, ce long intermèded’apesanteur – avant que Federer ne succombe àla gravité incarnée par son très terrestre rivalNadal – nous a permis de croire à la phrase deDostoïevski tatouée sur le bras du joueur serbeJanko Tipsarevic : “La beauté sauvera le monde.”Le monde du tennis, en tout cas.Geoff Dyer

A lire

� Rafa (JC Lattès,2012). Dans sonautobiographie, écrite en collaboration avec le journalisteJohn Carlin,Rafael Nadal évoque sa trajectoire hors du commun.

� Silences de Federer(La Différence, 2011).L’essai consacré au jeudu champion suissepar le philosopheAndré Scala.

� L’Erotique du tennis(Hermann, 2011).L’universitaireFranck Evrard explore les dessousd’un art qu’il pratiqueen amateur.

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er Poing serréRafael Nadal célébrant sa victoire.Ici, à Key Biscayne (Floride), en mars 2012.

Avec Federer, la distinctionentre l’utilitaire et la grâce,l’efficacité et le style a définitivement cesséd’être pertinente

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Insolites

Dans votre travail, plusieurs choses ris-quent de vous faire passer l’arme à gaucheprématurément, notamment :votre trajet domicile-bureau,votre café du matin,vos collègues,votre chaise,votre déjeuner,votre trajet bureau-domicile.Vous pouvez désormais ajouter un élémentà cette liste létale : votre messagerie. Unenouvelle étude, réalisée conjointement parl’Université de Californie, à Irvine, et l’ar-mée américaine, a mesuré le pouvoir stres-sant de l’usage d’une boîte mail sur ungroupe de treize fonctionnaires de l’arméetravaillant dans des “bureaux en zone péri-urbaine”. Les chercheurs ont divisé lescobayes en deux groupes : les premiersrenonçaient à leur messagerie pendant cinqjours (argh !), les autres pouvaient conti-nuer librement à faire joujou sur leur boîtemail. Tous les sujets étaient reliés à des car-diofréquencemètres et leurs ordinateursétaient équipés de capteurs relevant la fré-quence à laquelle les sujets passaient d’unefenêtre à l’autre. Conclusion : les personnes qui avaient accèsà leur messagerie changeaient de fenêtredeux fois plus souvent que le groupe témoin– les sujets qui utilisaient leur boîte mailchangeaient de fenêtre 37 fois par heure enmoyenne, contre 18 pour ceux qui en étaientprivés. Le fait de passer sans arrêt d’unefenêtre à l’autre n’était pas sans incidencesur la santé : les accros aux courriels étaientconstamment en état d’alerte, comme entémoignait leur rythme cardiaque. Ceux

qui pratiquaient l’abstinence, à l’inverse,“affichaient des fréquences cardiaques plusnaturelles, variables”.Par ailleurs, ceux qui n’avaient pas accès àleur messagerie ont déclaré s’être sentisplus productifs et avoir eu plus de facilitéà rester concentrés sur leurs tâches pro-fessionnelles. Ils ont également rapportéavoir été soumis à “moins d’interruptionsstressantes et chronophages” que leurs col-lègues connectés à leur messagerie.Autrement dit, résume Gloria Mark, pro-fesseure d’informatique à l’Université deCalifornie et coauteure de l’étude, “les tra-vailleurs privés de leur messagerie électro-nique se dispersent moins et sont moins sujetsau stress”. Ce qui n’est pas négligeable,quand on sait qu’il existe un lien entre lestress et tout un éventail de problèmesde santé, dont les troubles cardiaques, lesmaladies auto-immunes, l’obésité et ladépression.Malheureusement, les révélations decette étude sur les “boîtes mail tueuses”(ou en tout cas dangereuses) ne font pasavancer le schmilblick. Car si nos boîtesmail sont susceptibles de générer dustress, quelle autre option avons-nous ?Renoncer à sa messagerie pendant cinqjours au nom de la science est une chose,s’en passer pendant cinq jours, ou plus,en est une autre. Ce n’est pas commecesser de fumer, dire non aux frites, ouse mettre au footing : se priver de cour-riels est une décision qui, indirectement,affecte toute personne susceptible devous envoyer un message – et toute per-sonne à qui vous auriez pu en envoyer un.

Courrier international | n° 1124 | du 17 au 23 mai 2012 � 55

Attention, votre boîte mail peut tuer

Déguisés en pandas, des chercheurs chi-nois transportent un panda géant vers sonnouvel environnement. Tao Tao, 21 mois,a été transféré en altitude dans une cageen bambou. L’animal, qui a grandi en cage,en est à la troisième phase de sa réintro-duction dans la nature, note le quotidien

China Daily. Jusqu’à l’automne, il vivraavec sa mère, Cao Cao, dans une zone fores-tière de 24 hectares sous l’œil de 200 camé-ras. Il y croisera d’autres pandas ainsi quede faux léopards et de fausses panthèresdes neiges reproduisant le feulement deces prédateurs. Tao Tao apprendra ainsi

à craindre ses ennemis naturels. Leschercheurs du centre de conservation etde recherche sur les pandas géants deWolong ont élevé Tao Tao avec le mini-mum d’interférences, revêtant des costumesde pandas quand ils s’approchaient de lui,indique le quotidien chinois.

Les contrôlessans queue ?C’est 1 800 livresPoireauter pendant des heures, c’estbon pour le commun des mortels. A l’aéroport londonien de Heathrow,moyennant 1 800 livres (2 240 euros),les passagers peuvent éviter de faire la queue au contrôle des passeports,rapporte The Sunday Times. Alors queles voyageurs lambda peuvent faire le pied de grue jusqu’à trois heures, lesVIP sont cueillis par une limousine à leurdescente d’avion et emmenés dans un salon privé, où on leur sert à boirependant que leurs papiers sontcontrôlés et qu’on leur apporte leursbagages. La révélation de ce “servicesecret” fait des vagues à l’heure des compressions de personnel dansles aéroports. Selon The Observer,certains contrôles ont dû êtreabandonnés faute d’effectifs, les douaniers étant affectés à la vérification des passeports.

X : le troisièmesexe canadien

Le panda Tao Tao déménage

Le vrai travail ou le

sabre

Le président gambien ne badine

pas avec la sécurité. A

yant surpris

son garde du corps en plein sommeil,

Yahya Jammeh a châtié l’impudent

à coups de sabre. L’homme avait

piqué du nez “après une épuisante

journée avec la première dame”,

rapporte Rewmi.c

om. L’offi

cier,

Bajerreh Manneh, b

lessé, s’est réfugié

au Sénégal, indique le

portail

d’info

rmation sénégalais.

En ce sens, la messagerie électroniqueest un sujet de santé publique au sens leplus littéral qui soit. Il convient de sou-ligner la taille restreinte de l’échantillonde cette étude, et les raisons qui l’expli-quent : les chercheurs ont eu du mal àtrouver des sujets disposés à se passer demessagerie électronique pendant cinqjours – et capables de le faire. Gloria Markexplique que “se passer d’e-mails au tra-vail peut être une bonne idée” pour préve-nir l’apparition du stress et retrouver unbien-être physique et cognitif global. Etc’est sans doute vrai. Il y a toutefoisquelque chose qui, à long terme, pourraits’avérer plus stressant encore que d’avoiraccès à ses e-mails : en être privé.Megan Garber, The Atlantic, Washington

Après le M pour masculin et le F pourféminin, une troisième mention pourraitbientôt voir le jour sur les passeportscanadiens : le X pour les personnestransgenres – qu’elles se soient ou nonfait opérer. Cette option existe depuisl’automne dernier en Australie, écrit lesite canadien La Presse. Les Australiens“intersexués”, qui ont une anatomie “ne permettant pas qu’un sexe plus qu’unautre leur soit formellement assigné ouqui ne se reconnaissent ni comme hommeni comme femme peuvent faire inscrireun X”, écrit le site. Seule condition àremplir :fournir une attestation médicale.La province du Québec pourrait adopterla même politique, et l’étendre auxactes de naissance.

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