Dostoïevski Une dame russe sur les eaux minérales

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Dostoïevski : Une dame russe sur les eaux minérales Dans un épisode de L’Adolescent (Подросток, 1875, publi é en feuilleton dans Отечественные за- писки « Annales de la Patrie »), Dostoïevski utilise comme cheval de bataille le comique absurde qui va de pair avec le pseudo-bilinguisme snob : des personnages appartenant ou essayant de faire croire qu’ils appartiennent à un milieu social dont la caractéristique la plus voyante est l’oisiveté (avec ou sans les moyens financiers qui vont de pair avec ce mode de vie), parsèment leur discours de bribes de ce qui passe pour du français aux yeux des intéressés. Il est difficile de confondre avec La Guerre et la paix. Andréïev (« le grand dadais ») et Trichatov, couple de comparses parasites du fameux Maurice Lambert (dont le narrateur souligne le nez long et aquilin, si français : « нос длинный, с горбом, как у французов »), font un de leurs numéros pour taper Arkadi Makarovitch Dolgorouki d’un rouble (rouble argent ou métal, bien sûr, et non pas rouble papier) : Да, я - Долгорукий, а вы почему знаете? Длинный вдруг шепнул что-то милови-дно- му мальчику, тот нахмурился и сделал отри- ца-тельный жест; но длинный вдруг обра- тился ко мне: Monseigneur le prince, vous n’avez pas de rouble d’argent pour nous, pas deux, mais un seul, voulez- vous? — Ax, какой ты скверный, крикнул маль- чик. Nous vous rendons, — заключил длинный, грубо и неловко выговаривая французские слова. Он, знаете, - циник, усмехнулся мне мальчик, и вы думаете, что он не умеет по- французски? Он как парижанин говорит, а он только передразнивает русских, которым в обществе ужасно хочется вслух говорить между собою по-французски, а сами не умеют... Dans les wagons, — пояснил длинный. Ну да, и в вагонах; ах, какой ты скучный! нечего пояснять-то. Вот тоже охота прики- ды-ваться дураком. « Oui, je suis Dolgorouki, mais comment le savez-vous ? Le grand murmura soudain quelque chose au beau jeune homme, qui fronça les sourcils et fit un signe de dénégation ; mais le grand s’adres- sa soudain à moi : — Monseigneur le prince, vous n’avez pas de rou- ble d’argent pour nous, pas deux, mais un seul, vou- lez-vous? — Ah ! ce que tu peux être un sale type, s’écria le jeune homme. — Nous vous rendons, acheva le grand, en pro- férant les mots français de façon grossière et malhabile. — C’est un cynique, vous savez, m’expliqua le jeune avec un sourire ; et vous le croyez igno- rant en français ? Il le parle comme un Parisien, mais seulement il imite les Russes qui, en soci- été, tiennent horriblement à parler français entre eux, mais en sont incapables… — Dans les wagons, expliqua le grand. — Eh bien oui, aussi dans les wagons ; ah ! ce que tu peux être ennuyeux ! pas la peine d’ex- pliquer en détail. Mais voilà : il faut toujours que tu cherches à passer pour un imbécile. » L’argument de l’imitation avancé par Trichatov pour la défense de son compagnon n’est qu’un rideau de fumée, insuffisant pour expliquer aussi bien « Nous vous rendons » (nous vous le ren- drons) que « Nous avons un rouble d’argent que nous avons prêté chez notre nouvel ami » (emprunté à ; confusion entretenue par le couple ausleihen / entleihen ?). Mais le clou reste l’échange suivant (Al- phonsine Carlovna de Verdun, chanteuse française, est la maîtresse de Lambert) :

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La lecture enrichissante de «l'Adolescent», de Dostoïevski, m'a fait jeter sur le papier des remarques de forme et de fond, que j'ai souhaité faire partager.

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Dostoïevski : Une dame russe sur les eaux minérales Dans un épisode de L’Adolescent (Подросток, 1875, publié en feuilleton dans Отечественные за-писки « Annales de la Patrie »), Dostoïevski utilise comme cheval de bataille le comique absurde qui va de pair avec le pseudo-bilinguisme snob : des personnages appartenant ou essayant de faire croire qu’ils appartiennent à un milieu social dont la caractéristique la plus voyante est l’oisiveté (avec ou sans les moyens financiers qui vont de pair avec ce mode de vie), parsèment leur discours de bribes de ce qui passe pour du français aux yeux des intéressés. Il est difficile de confondre avec La Guerre et la paix.

Andréïev (« le grand dadais ») et Trichatov, couple de comparses parasites du fameux Maurice Lambert (dont le narrateur souligne le nez long et aquilin, si français : « нос длинный, с горбом, как у французов »), font un de leurs numéros pour taper Arkadi Makarovitch Dolgorouki d’un rouble (rouble argent ou métal, bien sûr, et non pas rouble papier) :

— Да, я - Долгорукий, а вы почему знаете? Длинный вдруг шепнул что-то милови-дно-му мальчику, тот нахмурился и сделал отри-ца-тельный жест; но длинный вдруг обра-тился ко мне: — Monseigneur le prince, vous n’avez pas de rouble d’argent pour nous, pas deux, mais un seul, voulez-vous? — Ax, какой ты скверный, — крикнул маль-чик. — Nous vous rendons, — заключил длинный, грубо и неловко выговаривая французские слова. — Он, знаете, - циник, — усмехнулся мне мальчик, — и вы думаете, что он не умеет по-французски? Он как парижанин говорит, а он только передразнивает русских, которым в обществе ужасно хочется вслух говорить между собою по-французски, а сами не умеют... — Dans les wagons, — пояснил длинный. — Ну да, и в вагонах; ах, какой ты скучный! нечего пояснять-то. Вот тоже охота прики-ды-ваться дураком.

« Oui, je suis Dolgorouki, mais comment le savez-vous ? Le grand murmura soudain quelque chose au beau jeune homme, qui fronça les sourcils et fit un signe de dénégation ; mais le grand s’adres-sa soudain à moi : — Monseigneur le prince, vous n’avez pas de rou-ble d’argent pour nous, pas deux, mais un seul, vou-lez-vous? — Ah ! ce que tu peux être un sale type, s’écria le jeune homme. — Nous vous rendons, acheva le grand, en pro-férant les mots français de façon grossière et malhabile. — C’est un cynique, vous savez, m’expliqua le jeune avec un sourire ; et vous le croyez igno-rant en français ? Il le parle comme un Parisien, mais seulement il imite les Russes qui, en soci-été, tiennent horriblement à parler français entre eux, mais en sont incapables… — Dans les wagons, expliqua le grand. — Eh bien oui, aussi dans les wagons ; ah ! ce que tu peux être ennuyeux ! pas la peine d’ex-pliquer en détail. Mais voilà : il faut toujours que tu cherches à passer pour un imbécile. »

L’argument de l’imitation avancé par Trichatov pour la défense de son compagnon n’est qu’un rideau de fumée, insuffisant pour expliquer aussi bien « Nous vous rendons » (nous vous le ren-drons) que « Nous avons un rouble d’argent que nous avons prêté chez notre nouvel ami » (emprunté à ; confusion entretenue par le couple ausleihen / entleihen ?). Mais le clou reste l’échange suivant (Al-phonsine Carlovna de Verdun, chanteuse française, est la maîtresse de Lambert) :

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« Mademoiselle Alphonsine, avez-vous vendu votre bologne? — спросил он. — Qu’est que ça, ma bologne? Младший объяснил, что « ma bologne » озна-чает болонку. — Tiens, quel est ce baragouin? — Je parle comme une dame russe sur les eaux minérales, — заметил le grand dadais, всё еще с протянутой шеей. — Qu’est que ça qu’une dame russe sur les eaux minérales et... où est donc votre jolie montre, que Lambert vous a donnée? — обратилась она вдруг к младшему. »

« Mademoiselle Alphonsine, avez-vous vendu votre bologne?, demanda-t-il [Andréïev]. — Qu’est que ça, ma bologne? Le jeune [Trichatov] expliqua que « ma bolo-gne » signifiait Болонка [bolonka]. — Tiens, quel est ce baragouin? — Je parle comme une dame russe sur les eaux minérales, remarqua le grand dadais en conti-nuant à tendre le cou. [Al’phonsina est en train de lui faire son nœud de cravate.] — Qu’est que ça qu’une dame russe sur les eaux minérales et... où est donc votre jolie montre, que Lambert vous a donnée?, demanda-t-elle sou-dain au jeune. »

Болонка [bolonka] correspond à « (cane) bolognese, bichon bolognais », chien de manchon ou d’appartement, dont il existe bien des variétés : Цветная Болонка, Французская Б., Маль-тийская Б., c�est-à-dire coloré, français, maltais, (etc. ; hors dictionnaires, on trouve maintenant « bolonka », dont devraient s’emparer amateurs de mots croisés et autres jeux de lettres). Quant à la dame russe sur les eaux minérales, elle fait une cure dans une station thermale, une ville d’eau(x) ; bref, il s’agit d’une curiste (russe, конечно).

Pour susciter la réflexion chez le lecteur, Dostoïevski lui souffle la question qui est centrale à ce thème : « Tiens, quel est ce baragouin? »

Andréïev relaie (sous une forme un peu particulière…) une préoccupation exacerbée, une exas-pération quasi-obsessionnelle de l’auteur touchant les questions langagières. Le personnage cite le Journal des Débats et l’Indépendance belge (une des publications préférées de Dostoïevski) pour y relever que le comte Волонев [Valoniev] y est appelé Wallonieff : aspect sérieux, la transcrip-tion (désuète) était allemande — ça a été longtemps le cas dans les publications françaises — et inadaptée ; aspect drolatique, la forme doit être analogique de Wallon (prononcé « vallon »). Détail cocasse : dans la version allemande, Der Jüngling, le pétard est mouillé car „ …und den Grafen W. nennen sie immer comte Wallonieff “ donne l’impression que c’est sur l’équivalence (cor-recte) Graf ~ comte que porte la critique.

Dans le registre farcesque, le grand dadais, dans un restaurant, se conduit avec grossièreté à l’égard de deux Polonais, conversant entre eux et dans leur langue, qui ont le malheur de défor-mer le nom de Madier de Montjau [Noël-François-Alfred, 1814-1892]. Le narrateur explique avec minutie qu’ils prononçaient « не МадьЕ де МонжО, а МАдье де МОнжо » (donc en fai-sant remonter l’accent tonique sur l’avant-dernière syllabe), habitude qu’ont, à l’en croire, de nombreux Polonais, « по привычке очень многих Поляков ». Beau sujet de querelle ! Au pas-sage, on aura remarqué l’emploi du cyrillique pour le le patronyme du député et avocat, moyen de veiller à ce que le lecteur russophone puisse avoir une chance de suivre.

Dostoïevski joue en virtuose des différents registres linguistiques et typographiques. Sous la plume du narrateur, les mots français et les mots étrangers en général sont revêtus de leur

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parure russe : Фатер (Vater), Форштадт (Vorstadt), Кипсек (keepsake), фру-фру (froufrou), Бонмо (bon mot), бельфам (belle femme), турнюр (tournure, faux-cul)… Il y a flottement entre trans-cription, translittération et remodelage. La première forme française parlée du roman est Атанде!, c’est-à-dire « attendez » écrit en cyrillique de façon à noter la prononciation du grand dadais, incapable d’articuler /ã/ autrement qu’en décom-posant /a/+/n/. Soit le nom que porte le héros : Долгорукий / Dolgorouki. L’écrivain obtient un effet de la façon suivante : à plusieurs reprises, le personnage est appelé « Dolgorowky » (écrit en caractères latins) par le même comparse qui s’ingénie à prononcer à la russe la translittération française telle qu’on aurait pu la trouver dans le Journal des Débats et l’Indépendance belge. Donc, le grand dadais tantôt prononce le français avec un accent russe très marqué, tantôt s’évertue à prononcer de travers un nom russe pour en critiquer la transcription en français (et, bien sûr, narguer celui qui porte ce patronyme). Un véritable jeu de piste. On pourrait penser que le défaut de la cuirasse est le français parlé par la Française du roman, Alphonsine ; mais ses propos sont rapportés par Dolgorouki (le récit est écrit à la première per-sonne), lequel, n’étant pas expert en la matière, peut très bien introduire des fautes là où l’original n’est pas censé en comporter : « de quoi m'aurait servi de le découvrir plutôt ? » (plus tôt), « c’est ici près », et c’est d’ailleurs ce qu’il fait avec d’autres personnages : « C'est moi qui connaît les femmes! » (connais). Au surplus, c’est l’usage même du français qui est critiqué, y compris chez le narrateur, et le roman n’est pas un manuel de langue.

Les textes entrelardés de passages dans plusieurs langues ne font pas l’affaire des traducteurs, qui partent pour la bataille en ordre dispersé, sans stratégie commune, et s’exposent à devoir briller dans des idiomes où leur maîtrise est moins assurée. Et on ne peut pas exclure qu’ils soient, parfois, trahis par l’imprimeur qui, lui, y perd son latin (Projekt Gutenberg-De, hébergé par Der Spiegel, dont l’excellence n’est pas en cause, fait parler Balzac et Maupassant du « Bois de Bologne », près de Paris). Quand Alphonsine dit (dans l’original) « ça ne vaut pas la peine de mettre votre chouba » (sachant que Шуба est une pelisse), elle passe d’une langue à l’autre [et il suffirait d’une note explicative, mais les lecteurs de fiction les ont en horreur] ; Hermann Röhl (1971) : „ça ne vaut pas la peine de mettre votre Pelz“ — pourquoi le terme allemand ? Quand Мамзель de Verdun apprend au narrateur, dans un état second, que Lambert « a assassiné ce pope russe, monsieur, il lui arracha sa barbe rousse pour la vendre à un artiste en cheveux au pont des Maré-chaux, tout près de la Maison de monsieur Andrieux », Constance Clara Garnett lui fait dire : « il a assassiné ce pape russe, monsieur », et on comprend que le jeune homme soit perturbé. Nous le sommes presque autant que lui en lisant, dans la même traduction : « chère enfant, je nous aime. » Question : un tel amour peut-il être payé de retour ?