DÉLIBÉRER EN RÉGIME DE DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE …

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Université de Montréal DÉLIBÉRER EN RÉGIME DE DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE : LA FORME DE VIE POLITIQUE À LAUNE DE LA RAISON PRATIQUE par Maxime Huot Couture Département de science politique Faculté des arts et des sciences Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures et postdoctorales en vue de l’obtention du grade de M. Sc. en science politique Juillet 2017 © Maxime Huot Couture, 2017

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Universiteacute de Montreacuteal

DEacuteLIBEacuteRER EN REacuteGIME DE DEacuteMOCRATIE REPREacuteSENTATIVE LA FORME DE VIE POLITIQUE Agrave

LrsquoAUNE DE LA RAISON PRATIQUE

par Maxime Huot Couture

Deacutepartement de science politique

Faculteacute des arts et des sciences

Meacutemoire preacutesenteacute agrave la Faculteacute des eacutetudes supeacuterieures et postdoctorales

en vue de lrsquoobtention du grade de M Sc

en science politique

Juillet 2017

copy Maxime Huot Couture 2017

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Reacutesumeacute

Les gouvernements repreacutesentatifs contemporains font face agrave des transformations sociales qui

encouragent la recherche drsquoune nouvelle politique deacutemocratique autant en theacuteorie qursquoen

pratique Une des avenues les plus influentes et prometteuses renvoie agrave lrsquoideacutee de laquo deacutemocratie

deacutelibeacuterative raquo qui promeut un ideacuteal de conversation publique et de participation politique afin

drsquoassurer la leacutegitimiteacute des normes communes La preacutesente recherche propose drsquoanalyser cette

ideacutee dans une perspective aristoteacutelicienne et de deacutegager certains critegraveres pour lrsquoeacutevaluation drsquoun

bon raisonnement deacutelibeacuteratif Nous mettrons notamment de lrsquoavant une conception de la raison

pratique qui insiste sur lrsquoadeacutequation de la deacutelibeacuteration agrave lrsquoaction qursquoelle est censeacutee causer afin

de montrer le potentiel eacutepisteacutemique de lrsquoaction elle-mecircme Nous verrons alors que lrsquoeacutetude de la

deacutelibeacuteration politique ne peut se passer drsquoune reacuteflexion sur la forme de vie commune qui encadre

lrsquoexercice deacutelibeacuteratif En plus des textes drsquoAristote notre recherche srsquoappuie principalement sur

deux philosophes contemporains Alasdair MacIntyre et Pierre Manent

Mots cleacutes deacutelibeacuteration deacutemocratie deacutelibeacuterative rationaliteacute pratique rheacutetorique Aristote

Alasdair MacIntyre Pierre Manent

Abstract

Contemporary representative regimes confront social changes that led to new ideas about

democratic government in theory as well as in practice One of the most influential of these is

laquo deliberative democracy raquo which promotes public conversation and political participation as a

mode of producing legitimate social norms The present work seeks to investigate this idea in

an Aristotelian framework and to draw criterions for the evaluation of an appropriate

deliberative reasoning It will especially put forth a conception of pratical reason which insists

on the needed consistency between deliberation and the action it is supposed to produce in order

to demonstrate the epistemic potential of action itself It will thereafter be shown that the study

of political deliberation must include a reflexion on the common form of life that frames the

deliberative practice In addition to the works of Aristotle this research leans upon those of the

philosophers Alasdair MacIntyre and Pierre Manent

Keywords deliberation deliberative democracy practical rationality rhetoric Aristotle

Alasdair MacIntyre Pierre Manent

iii

TABLE DES MATIEgraveRES

Remerciements iv

Introduction 5

Revue de litteacuterature 9

Chapitre 1 - La deacutelibeacuteration dans la philosophie pratique drsquoAristote 21

11 La deacutelibeacuteration comme recherche pratique 21

12 La deacutelibeacuteration politique comme exercice rheacutetorique 32

13 Les institutions de la deacutelibeacuteration et la fonction du citoyen 43

Chapitre 2 ndash La deacutelibeacuteration sans forme politique critique de lrsquoabstraction 52

21 Raison universelle et choix deacutelibeacutereacute 56

22 Lrsquoagent retrouveacute la mise en commun des fins et lrsquoautoriteacute du bien 72

Chapitre 3 ndash Deacutelibeacuteration deacutemocratique la forme nationale et la forme locale 82

31 Individuation collective et raison commune 82

32 La nation et le gouvernement repreacutesentatif 96

33 Participation politique et deacutemocratie 103

Conclusion 111

Bibliographie 118

iv

Remerciements

Tout drsquoabord un remerciement speacutecial va agrave mon directeur de recherche M Charles Blattberg

pour sa patience son deacutevouement et sa recherche sincegravere de la veacuteriteacute Il mrsquoa transmis toute

lrsquoimportance de lrsquoeacutecoute et de lrsquohumiliteacute dans la conversation philosophique politique et

morale

Je souhaite eacutegalement remercier le Deacutepartement de science politique de lrsquoUniversiteacute de

Montreacuteal pour lrsquoexcellent accompagnement acadeacutemique ainsi que pour les nombreux

possibiliteacutes drsquoenrichissement qui nous sont offertes

De plus un grand merci au Centre interuniversitaire de recherche en eacutethique (CREacute) pour

son soutien et son accueil ses seacuteminaires stimulants et les nombreux fruits de son travail

acharneacute de recherche philosophique

Finalement je remercie Franccedilois Clecrsquoh et Joseacute-Freacutedeacuterique Biron pour nos discussions

animeacutees mais toujours amicales Antoine Pageau St-Hilaire pour avoir partageacute avec moi son

savoir ainsi que maintes reacutefeacuterences ma famille pour sa preacutesence et son aide inconditionnelle

et finalement Noeacutemie Brassard pour avoir endureacute avec patience mes trop nombreuses

tergiversations et doleacuteances

Il est bon de proposer agrave lrsquohomme toutes les exigences de la

vie toute la pleacutenitude cacheacutee de ses œuvres pour raffermir

en lui avec la force drsquoaffirmer et de croire le courage drsquoagir

- Maurice Blondel LrsquoAction (1893)

Introduction

La plupart des socieacuteteacutes occidentales connaissent depuis la moitieacute du XXe siegravecle drsquoimportantes

transformations Des pheacutenomegravenes comme le deacuteveloppement des droits individuels la

judiciarisation de la sphegravere politique et lrsquoouverture des frontiegraveres au commerce et agrave

lrsquoimmigration ont certainement eu un impact important sur la vie politique des Eacutetats et des

nations Drsquoaucuns ont alors consideacutereacute que les deacutemocraties contemporaines eacutetaient confronteacutees

agrave une forme ou une autre de laquo crise de la repreacutesentation1 raquo Dans cette perspective la capaciteacute

du gouvernement repreacutesentatif drsquoassurer la leacutegitimiteacute des normes communes se serait en effet

peu agrave peu eacuterodeacutee Crsquoest que lrsquoideacuteal drsquoeacutegaliteacute devant la loi leacutegitimant la repreacutesentation laisserait

aujourdrsquohui davantage de place agrave un autre ideacuteal fort de la moderniteacute soit la reconnaissance des

particulariteacutes au sein de la sphegravere publique2 Cette exigence de reconnaissance modifierait alors

lrsquoutilisation des institutions deacutemocratiques conccedilues de moins en moins comme possibiliteacutes

drsquoaffirmation de la laquo volonteacute geacuteneacuterale raquo et de plus en plus comme instruments de coordination

des revendications particuliegraveres3 Que lrsquoon considegravere ces mutations comme lrsquoaffirmation drsquoune

1 Sur cette laquo crise de la repreacutesentation raquo contemporaine voir notamment Marie-Anne Cohendet 2004 laquo Une crise

de la repreacutesentation politique raquo Citeacutes 2(18) 41-61 Myriam Revault drsquoAllones 2012 laquo Les paradoxes de la

repreacutesentation politique raquo Eacutetudes 419 629-638 Bernard Manin 2012 Principes du gouvernement repreacutesentatif

Paris Flammarion Daniel Bougnoux 2006 La crise de la repreacutesentation Paris Eacuteditions La Deacutecouverte 2 Ou laquo politique de la diffeacuterence raquo Sur ces deux ideacuteaux Cf Charles Taylor 2012 Multiculturalisme Paris

Flammarion 3 Pour une analyse sociologique de ce pheacutenomegravene cf Jean-Franccedilois Thuot 1998 La fin de la repreacutesentation et les

formes contemporaines de la deacutemocratie Montreacuteal Eacuteditions Nota Bene Nous remercions M Marc Chevrier pour

cette reacutefeacuterence

6

deacutemocratie authentique ou comme un mouvement de la laquo deacutemocratie contre elle-mecircme4 raquo

celles-ci ont des conseacutequences qui ne sont pas neacutegligeables pour lrsquoanalyse et la bonne conduite

de la vie publique deacutemocratique Pour cette raison plusieurs theacuteoriciens et praticiens ont

proposeacute une reacuteinterpreacutetation et une transformation des institutions et des proceacutedures de la

deacutemocratie repreacutesentative

Une des propositions les plus influentes en ce sens est celle de la laquo deacutemocratie deacutelibeacuterative raquo

qui corrigerait les lacunes actuelles du gouvernement repreacutesentatif en insistant sur lrsquoeacutechange

civique comme justification des normes communes Face agrave cet laquo impeacuteratif deacutelibeacuteratif5 raquo la

meacutethode actuelle drsquoagreacutegation des preacutefeacuterences par le vote eacutelectoral apparaicirct insuffisante Dans

son ensemble lrsquoideacutee de la deacutemocratie deacutelibeacuterative tout en voulant conserver certains acquis

libeacuteraux tels que lrsquoEacutetat de droit propose alors une certaine reacuteactualisation de lrsquoassociation

reacutepublicaine entre citoyenneteacute et prise de parole publique6 En effet selon le reacutepublicanisme

classique le sujet politique est une communauteacute de parole et drsquoaction et la recherche des normes

collectives adeacutequates se fait par la conversatio civilis propre au gouvernement de citoyens libres

et eacutegaux (Blattberg 2000)

Cette proposition se heurte toutefois agrave plusieurs difficulteacutes agrave commencer par son inteacutegration

aux reacutegimes repreacutesentatifs actuels Apregraves avoir identifieacute quelques-unes (cf Revue de litteacuterature)

4 Cf Gauchet Marcel 2002 La deacutemocratie contre elle-mecircme Paris Gallimard et plus reacutecemment Gauchet M

2017 LAvegravenement de la deacutemocratie t 4 Le Nouveau Monde Paris Gallimard 5 laquo Un changement ideacuteologique accompagne les transformations actuelles des pratiques de deacutecision dans les

deacutemocraties contemporaines Il passe par la valorisation constante et systeacutematique de certains thegravemes la discussion

le deacutebat la concertation la consultation la participation le partenariat la gouvernance raquo (Blondiaux et Sintomer

2002 17) Les auteurs soulignent que ce mouvement est agrave la fois pragmatique et theacuteorique 6 Par exemple lrsquoapproche influente drsquoHabermas laquo associe au processus deacutemocratique des connotations normatives

plus fortes que ne le fait le modegravele libeacuteral mais plus faibles que ne le fait le modegravele reacutepublicain raquo (Habermas 1997

322)

7

nous proposerons de consideacuterer cette promesse deacutelibeacuterative agrave la lumiegravere drsquoune approche

speacutecifique de la rationaliteacute pratique et plus geacuteneacuteralement de la politique soit la philosophie

aristoteacutelicienne qui connaicirct drsquoailleurs un regain drsquointeacuterecirct important dans les derniegraveres anneacutees au

sein de la theacuteorie politique7 Nous verrons que cette approche possegravede les ressources pour

expliquer certaines carences de la rationaliteacute pratique conduite au sein des reacutegimes

contemporaines de deacutemocratie repreacutesentative ainsi que pour offrir des voies agrave la reconstruction

drsquoune certaine capaciteacute drsquoaction collective reconstruction dont la neacutecessiteacute est bien sucircr agrave ce

stade insuffisamment justifieacutee

Afin de mener agrave bien cet objectif de recherche trois hypothegraveses seront proposeacutees et

deacuteveloppeacutees La premiegravere a trait agrave lrsquointerpreacutetation de la philosophie pratique aristoteacutelicienne

Nous suggeacuterons que trop peu drsquoattention a eacuteteacute confeacutereacutee agrave la nature du processus de formation

de la volonteacute chez Aristote en comparaison avec les propositions normatives substantielles que

lrsquoon retrouve dans sa philosophie telles que la vertu la nature du bonheur lrsquoEacutetat ideacuteal etc

Ensuite nous croyons que lrsquoapproche aristoteacutelicienne nous montre une voie qui reacutesout la tension

entre lrsquoaspect eacutethique de la deacutelibeacuteration sa leacutegitimiteacute et sa dimension eacutepisteacutemique ou formelle

soit la validiteacute de ses principes et conclusions notamment par lrsquointermeacutediaire de son analyse du

reacutegime politique Finalement nous posons que plusieurs difficulteacutes theacuteoriques ainsi que

pratiques propres agrave la deacutemocratie contemporaine renvoient agrave une compreacutehension inadeacutequate de

7 Cf Enrico Berti 1990 laquo La philosophie pratique dAristote et sa reacutehabilitation reacutecente raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale 92 (2) 249-266 Et pour une revue de la litteacuterature reacutecente cf Thornton Lockwood

Agrave paraicirctre laquo Scholarship on Aristotlersquos Ethical and Political Philosophy (2011-2016) raquo dans Aristotlersquos Ethics and

Politics Oxford Bibliography Online

8

la dimension pratique de la deacutelibeacuteration crsquoest-agrave-dire son rapport agrave lrsquoaction Nous proposons que

la deacutelibeacuteration politique ne puisse ecirctre adeacutequatement comprise qursquoen reacutefeacuterence agrave cette finaliteacute

et comme mouvement vers ce terme Ainsi nous tenterons de montrer que lrsquoexercice de la

rationaliteacute pratique se mesure agrave la maniegravere dont celle-ci rend possible lrsquoaccomplissement drsquoune

action eacutethique et politique choisie et que cet accomplissement ne peut se produire que dans une

forme de vie commune posseacutedant des institutions sociales et politiques faisant autoriteacute

Nous deacutevelopperons ces hypothegraveses et tenterons drsquoen montrer la validiteacute agrave travers trois

chapitres Le premier exposera la conception de la deacutelibeacuteration et plus geacuteneacuteralement de la

rationaliteacute pratique que lrsquoon peut retrouver dans lrsquoœuvre drsquoAristote Cette partie se voudra plus

descriptive et permettra de situer certaines probleacutematiques ainsi que drsquoidentifier les ressources

les plus pertinentes de lrsquoapproche aristoteacutelicienne afin de les traiter Vu lrsquoampleur et la

complexiteacute de la litteacuterature savante sur Aristote nous devrons parfois choisir certaines

interpreacutetations sans justification exhaustive Le deuxiegraveme chapitre traitera plus speacutecifiquement

de la probleacutematique de la rationaliteacute pratique dans un reacutegime de deacutemocratie libeacuterale ainsi que

de la question de lrsquoautogouvernement Nous nous appuierons notamment sur deux philosophes

contemporains Alasdair MacIntyre et Pierre Manent qui srsquoinscrivent dans la perspective

aristoteacutelicienne Puis le troisiegraveme et dernier chapitre traitera de la forme de vie commune

capable drsquoincarner le type de rationaliteacute pratique qui aura eacuteteacute mise de lrsquoavant et ainsi de

reacutepondre complegravetement au problegraveme de la leacutegitimiteacute et de lrsquoaction Nous comparerons alors

deux propositions avanceacutees respectivement par MacIntyre et Manent celle drsquoune vie politique

nationale et celle drsquoune vie politique locale

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Revue de litteacuterature

La penseacutee et la science politiques des trente derniegraveres anneacutees ont notamment connu un

laquo tournant deacutelibeacuteratif 8 raquo lors duquel une attention accrue a eacuteteacute porteacutee agrave la pratique de la

deacutelibeacuteration publique dans un reacutegime deacutemocratique Bien sucircr celle-ci nrsquoest pas un thegraveme

nouveau de la philosophie politique DrsquoAristote en passant par les Federalist Papers il a

toujours eacuteteacute un eacuteleacutement majeur de la theacuteorie politique (Thompson 2008) Dans une perspective

theacuteorique la philosophie contemporaine srsquoest pencheacutee sur la pratique de la deacutelibeacuteration

collective notamment afin de deacutepasser lrsquoalternative weacuteberienne entre une rationaliteacute qui eacutetudie

la pratique humaine de faccedilon deacutesengageacutee et drsquoautre part une rationaliteacute instrumentale qui

cherche les moyens drsquoatteindre une fin radicalement choisie crsquoest-agrave-dire qui ne peut faire lrsquoobjet

drsquoune justification rationnelle La question qui se pose est alors celle de savoir comment

produire une justification rationnelle des normes tout en assurant leur leacutegitimiteacute

Plusieurs reacuteponses ont eacuteteacute avanceacutees motiveacutees par le deacutefi que posait la theacuteorie de Weber

ainsi que par lrsquoimpression drsquoune emprise de plus en plus importante de pratiques et de

justifications simplement instrumentales comme la neacutegociation ou lrsquoagreacutegation de preacutefeacuterences

notamment baseacutees sur les theacuteories du laquo choix social raquo (Garsten 2011 163) Parmi ces reacuteponses

la theacuteorie de la deacutemocratie deacutelibeacuterative demeure une des plus influentes Elle se distingue

drsquoautres theacuteories de la deacutemocratie telles que la laquo deacutemocratie participative raquo qui insiste sur la

leacutegitimiteacute du reacutegime en promouvant une plus grande participation politique ou alors la

laquo deacutemocratie agonistique raquo qui insiste sur le caractegravere indeacutepassable du conflit politique et qui

8 Une expression introduite par John Dryzek (2000) dans Deliberative democracy and beyond Liberals Critics

Contestation Oxford Oxford University Press

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conclut en faveur drsquoune forme de deacutecisionnisme (Mouffe 2013) La deacutemocratie deacutelibeacuterative

pour sa part promeut le consensus politique par lrsquointermeacutediaire de la discussion publique Pour

ce faire la plupart de ses theacuteoriciens deacuteveloppent des conditions formelles agrave la deacutelibeacuteration Agrave

la suite de Bubner (1993 360) nous pouvons de faccedilon geacuteneacuterale en relever trois drsquoabord un

postulat drsquoeacutegaliteacute formelle entre tous les participants de la discussion ensuite certaines

conditions drsquoauthenticiteacute du discours et de reacuteciprociteacute entre les participants finalement une

certaine obligation de renoncer aux laquo grands discours raquo et agrave lrsquoinfluence rheacutetorique

Sur ce dernier point les tenants de la deacutemocratie deacutelibeacuterative sont toutefois diviseacutes Drsquoune

faccedilon quelque peu simplifieacutee on retrouve drsquoun cocircteacute lrsquoapproche laquo eacutepisteacutemique raquo de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative qui insiste sur la neacutecessiteacute drsquoune proceacutedure normative afin drsquoassurer la validiteacute et

lrsquouniversaliteacute des jugements Nous pouvons ici mentionner des penseurs comme Habermas

(1999 1997) Rawls (1993) ou Benhabib (1996) De lrsquoautre cocircteacute certaines theacuteories de la

deacutemocratie deacutelibeacuterative rejettent le proceacuteduralisme du moins dans sa version normative pour

plutocirct promouvoir lrsquoaspect eacutethique de la deacutelibeacuteration en encadrant la discussion par des principes

fonctionnels Cette approche est alors geacuteneacuteralement plus favorable agrave la rheacutetorique car elle vise

agrave ouvrir la discussion publique agrave une plus grande diversiteacute de points de vue et ainsi agrave augmenter

la leacutegitimiteacute des normes Nous retrouvons dans cette cateacutegorie des theacuteoriciens comme Manin

(2011 1985) Gutmann et Thompson (1996) ou Dryzek (2000 2010)

Ces approches ont toutefois en commun drsquoinsister sur le processus de formation de la

volonteacute collective le processus deacutemocratique des normes porte laquo toute la charge de la

leacutegitimation raquo (Habermas 1997 480) Cette position srsquoest deacuteveloppeacutee notamment comme une

critique de Rousseau tout comme de Kant qui ont voulu justifier les normes morales et

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politiques par un rapport de soi agrave soi qui srsquoincarne dans la Volonteacute geacuteneacuterale ou lrsquoimpeacuteratif

cateacutegorique bref dans un exercice monologique Or dans une deacutemocratie libeacuterale qui serait

marqueacutee par un plus grand laquo pluralisme raquo et un affaiblissement de la leacutegitimiteacute du gouvernement

repreacutesentatif il conviendrait de revoir cette meacutethode de justification agrave la lumiegravere des possibiliteacutes

du dialogue public

Tout en saluant lrsquoeffort et la contribution positive de lrsquoapproche de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative plusieurs auteurs notamment issus de la tradition aristoteacutelicienne ont toutefois eacuteteacute

grandement critiques agrave son eacutegard La premiegravere accusation a drsquoabord eacuteteacute celle drsquoideacutealisme La

deacutemocratie deacutelibeacuterative ne prendrait pas assez en compte les exigences et les deacuteterminants

concrets de la politique notamment le souci de saisir lrsquooccasion [opportunity] qui limite le temps

de la discussion (Bubner 1993) le rocircle essentiel et ineacutevitable qursquoy joue lrsquointeacuterecirct ou les passions

(Abizadeh 2002 Dryzek 2010 Garsten 2011 Nussbaum 1986) ainsi que les situations

drsquoineacutegaliteacutes reacuteelles par rapport auxquelles la deacutelibeacuteration doit se conformer (Blattberg 2003

Garsten 2011)

Certains penseurs de la deacutemocratie deacutelibeacuterative eacutechappent bien sucircr agrave quelques-unes de ces

critiques notamment ceux qui acceptent une forme de rheacutetorique au sein du discours public

Toutefois cette laquo concession raquo se fait trop souvent au nom drsquoun supposeacute manque de teneur

motivationnelle de la seule raison Ainsi la rheacutetorique qui fait utilisation des eacutemotions et du

caractegravere de lrsquoorateur et de lrsquoaudience ne serait qursquoun ajout un laquo apport motivationnel raquo mais

qui doit ecirctre limiteacute par lrsquoargumentation rationnelle (Abizadeh 2007 Garsten 2011) Or cette

approche mobiliserait une fausse seacuteparation entre motivation et persuasion ou alors dans les

termes drsquoHabermas (1997) entre la laquo facticiteacute raquo qui renvoie agrave lrsquoethos particulier drsquoune

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communauteacute politique (ie eacutemotions identification) et la laquo validiteacute raquo qui est constitueacutee par des

composantes purement rationnelles de discours crsquoest-agrave-dire la veacuteriteacute des affirmations la

justesse des normes qui preacutesident agrave leur interaction et la sinceacuteriteacute de leurs propos (Langlois 2003

565) Comme lrsquoa montreacute de faccedilon convaincante Arash Abizadeh (2007) srsquoappuyant sur Aristote

ces deux eacuteleacutements bien que non assimilables sont toutefois reacuteconciliables en fait la facticiteacute

est en partie constitutive de la validiteacute puisque cette derniegravere suppose un vocabulaire commun

et une orientation commune (cf aussi Descombes 2007 346) La rheacutetorique en tant qursquoelle

identifie les moyens de persuader notamment en se rapportant agrave lrsquoethos du groupe peut servir

la validiteacute en produisant une discussion intelligible pour tous En ce sens le discours rheacutetorique

a avant tout lrsquoavantage de produire une motivation agrave entrer en discussion en-deccedila des reacutesultats

viseacutes En tant qursquoelle se soucie des fins du dialogue et non seulement de sa forme la rheacutetorique

permet lrsquoimpulsion neacutecessaire agrave la discussion collective puisqursquoon ne commence rien sans

objectif initial

Outre la forme du discours promue par la deacutemocratie deacutelibeacuterative la critique

aristoteacutelicienne a eacutegalement cibleacute ses postulats laquo meacutetaeacutethiques raquo qui seraient particuliegraverement

forts au sein du proceacuteduralisme de Juumlrgen Habermas et de John Rawls Ces postulats

contiendraient des preacutesupposeacutes substantiels non reconnus notamment quant agrave la nature de la

liberteacute humaine (Taylor 1994) ou de la rationaliteacute (Salkever 2002) qui peacutetitionnent en fait pour

les conceptions dominantes de la moderniteacute Or cela va agrave lrsquoencontre de lrsquoobjectif proceacuteduraliste

qui consiste agrave substituer agrave des theacuteories morales substantielles une proceacutedure impartiale baseacutee sur

lrsquouniversaliteacute et lrsquoabstraction de principes eacutethiques particuliers Bref on peut reprocher au

proceacuteduralisme de fonder leur theacuteorie formelle sur une situation politique historiquement situeacutee

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soit lrsquoexpeacuterience de la deacutemocratie libeacuterale (Manent 2010b) ce qui ferme la porte agrave une

discussion qui porterait sur les principes propres de ce reacutegime (Gutmann et Thompson 2002

Weinstock 2001) Notons que cette critique pourrait aussi valoir pour certaines approches non

proceacutedurales de la deacutemocratie deacutelibeacuterative notamment agrave travers leur utilisation du concept de

laquo raisonnable raquo pour limiter la discussion (Weinstock 2001)

Cette probleacutematique provient drsquoune tension entre la leacutegitimiteacute des normes crsquoest-agrave-dire

lrsquoautoriteacute qui est apte agrave les promulguer et leur caractegravere formel crsquoest-agrave-dire la reacutepartition des

avantages que celles-ci promeuvent (eg lrsquoeacutegaliteacute) (Descombes 2007) Ainsi la deacutemocratie

deacutelibeacuterative tout comme le reacutegime de deacutemocratie libeacuterale en geacuteneacuteral aurait agrave faire face agrave ce que

Bonnie Honig (2007) par exemple a nommeacute le laquo paradoxe de la deacutemocratie constitutionnelle raquo

pour laquelle la souveraineteacute se situe agrave la fois dans les lois et dans le peuple Autrement dit alors

que la discussion des normes et la production drsquoun consentement seraient une condition de la

liberteacute politique la constitution qui encadre cette discussion est neacutecessairement non directement

choisie par les participants (sauf dans le cas drsquoune assembleacutee constituante) Or les regravegles

constitutionnelles sont elle-mecircmes une condition du bon deacuteroulement de la discussion et donc

de la liberteacute Bien sucircr ce paradoxe est en fait une deacuteclinaison du problegraveme par excellence de la

philosophie politique moderne agrave savoir la conciliation entre lrsquointeacutegration sociale et le pouvoir

politique drsquoune part et la liberteacute des citoyens drsquoautre part

Selon Habermas ces deux aspects du reacutegime deacutemocratique moderne ne sont pas

irreacuteconciliables Ils se reacuteunissent lorsque le fardeau de la leacutegitimiteacute est orienteacute vers lrsquoavenir ougrave

chaque geacuteneacuteration a la responsabiliteacute drsquoactualiser la laquo substance normative raquo de la constitution

en faveur drsquoun eacutelargissement des droits (Habermas 1997 Honig 2007 8-11) La question qui

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se pose est alors celle de savoir si une certaine substance demeurera agrave la suite drsquoun processus de

reacutevision continuel une probleacutematique que nous devrons traiter Or la solution de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative ougrave le processus deacutemocratique est garant de la leacutegitimiteacute des normes srsquoexpose agrave un

problegraveme plus profond bien mis en lumiegravere par Descombes (2007)

Dans sa critique de ce qursquoil appelle laquo le contrat social drsquoHabermas raquo Descombes deacutebute en

identifiant agrave la suite de la tradition scolastique trois aspects de la justice drsquoune norme ou drsquoune

loi sa leacutegitimiteacute (eg lrsquoautoriteacute qui la promulgue nrsquoest pas sortie de ses attributions) sa forme

(eg le respect de lrsquoeacutegaliteacute proportionnelle) et sa fin (ie le contenu de la loi en rapport agrave lrsquointeacuterecirct

geacuteneacuteral) (Descombes 2007 321) Selon Descombes le proceacuteduralisme consiste en une certaine

fusion de la leacutegitimiteacute et de la forme justifieacutee par le fait qursquoun processus formel (ici

deacutemocratique) rendrait plus leacutegitimes les normes dont la promulgation obeacuteit au positivisme

juridique La loi est conseacutequemment assimileacutee au droit aux rapports de justice entre individus

Cela permettrait notamment drsquoeacuteviter les deacutebats de fond sur le contenu et la fin des normes un

deacutebat qui poserait problegraveme dans une socieacuteteacute dite laquo pluraliste raquo

Il y a toutefois deux lacunes dans cette theacuteorie selon Descombes Drsquoabord dans les socieacuteteacutes

modernes le droit est deacutejagrave fondeacute positivement Sa leacutegitimiteacute nrsquoappartient plus agrave une sphegravere

transcendante ou agrave un ordre cosmique mais agrave lrsquoautoriteacute politique accepteacutee par les citoyens Sur

ce point les socieacuteteacutes contemporaines ne sont donc pas laquo pluralistes raquo puisque cette justification

est la mecircme pour tous (il nrsquoy pas de droit divin pour un roi ou de privilegraveges pour des notables)

Ensuite le reacutegime deacutemocratique reacuteclame en soi ce qursquoil appelle une laquo philosophie reacutealiste du

droit raquo (2007 324-325) Autrement dit des citoyens libres doivent pouvoir se prononcer sur les

finaliteacutes de la loi sur leur contenu eacutethique

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La leacutegitimation nrsquoest pas donc suffisante car elle revient agrave placer la souveraineteacute dans la

proceacutedure comme le veut drsquoailleurs Habermas Bien sucircr ce dernier ne conteste pas que les

citoyens puissent discuter du contenu des lois mais la teneur normative de leurs points de vue

devra ecirctre laquo filtreacutee raquo par la proceacutedure ceux-ci seront transformeacutes en laquo preacutefeacuterences subjectives raquo

qui devront trouver place au sein drsquoun ensemble de rapports (le droit) et non au sein du bien

commun (la loi) (Descombes 2007 325-326) Nous pouvons remarquer ici une influence

reacuteciproque entre la leacutegitimation par lrsquouniversalisation et la subjectivation (ou particularisation)

des discours moraux sur lequel il sera important de revenir Ainsi le problegraveme demeure

comment une telle proceacutedure motiverait-elle les citoyens agrave entrer dans une discussion si le

reacutesultat est connu drsquoavance soit la proceacutedure elle-mecircme qui srsquoincarne dans une deacutemocratisation

par lrsquoeacutelargissement du consentement Encore une fois pas de principe sans fin ou dans les

mots drsquoAristote pas drsquoarkhē sans telos

Il faut alors pouvoir deacuteterminer comment au sein de la vie politique un principe peut ecirctre

vraiment principe crsquoest-agrave-dire causer directement un commencement (principio) un

mouvement une action9 Selon les consideacuterations preacuteceacutedentes il faudrait pour cela se deacutefaire

de lrsquoexigence de leacutegitimation comprise comme une assimilation de la leacutegitimiteacute (lrsquoautoriteacute de

la loi) et de la forme (la reacutepartition induite par la loi) et plus positivement eacutelaborer une theacuteorie

9 Cette probleacutematique dans sa dimension meacutetaphysique a eacuteteacute traiteacutee par Aristote qui au livre A de sa Meacutetaphysique

reproche agrave Platon de nrsquoavoir identifieacute que deux types de cause soit la cause mateacuterielle et la cause formelle Or

Aristote se demande comment les Formes de Platon peuvent ecirctre justement causes ou principes puisqursquoelles sont

seacutepareacutees du sensible Platon ferait deacutependre la reacutealiteacute sensible de principes formels mais sans expliquer comment

ceux-ci deacuteterminent cette reacutealiteacute Crsquoest ainsi qursquoAristote (Met Λ 10) pour pallier agrave cette lacune introduit les

notions de cause finale et de cause efficiente au sein drsquoune theacuteorie des essences agrave la fois seacutepareacutees (comme principe

commun drsquouniteacute et drsquoecirctre) et immanentes aux choses (comme manifestation ordonneacutee de lrsquoeacutetant) Cf Roux Sylvain

2006 laquo Le bien comme principe Aristote contre les platoniciens raquo Dans B Mabille dir Le principe Paris Vrin

43-69

16

de la deacutelibeacuteration politique qui prenne en compte la question de la finaliteacute des institutions

politiques et sociales Crsquoest ce que nous tenterons tout au long des chapitres suivants

Malgreacute ces critiques la theacuteorie de la deacutemocratie deacutelibeacuterative preacutesente selon nous trois forces

qursquoil convient de garder agrave lrsquoesprit diagnostic que nous partageons notamment avec Salkever

(2002) la prise en compte de la complexiteacute sociale moderne le souci de questionner certains

concepts englobants comme le Peuple ou la Volonteacute geacuteneacuterale et finalement la promotion drsquoune

discussion publique rationnelle (comprise ici simplement comme une discussion qui donne des

raisons) Alors que devant certaines difficulteacutes de penser et drsquointroduire la deacutelibeacuteration au sein

de la sphegravere publique drsquoun Eacutetat moderne une partie de la litteacuterature concerneacutee par la discussion

civique est plutocirct passeacutee de la laquo deacutemocratie deacutelibeacuterative raquo agrave la laquo deacutelibeacuteration deacutemocratique raquo en

se concentrant sur les laquo mini-publics raquo ou les assembleacutees locales (Chambers 2009) il est de

notre avis que le projet initial de cette theacuteorie doit ecirctre poursuivi crsquoest-agrave-dire celui de consideacuterer

la possibiliteacute de rendre un reacutegime globalement plus deacutelibeacuteratif

Comme lrsquoa bien formuleacute Wilson (2011 259) il nous faut alors laquo ecirctre capable de

comprendre et drsquoeacutevaluer des proceacutedures drsquointeacutegration par la deacutelibeacuteration agrave un niveau de degreacute

et complexiteacute adeacutequat raquo autrement dit de laquo lier des eacutevaluations holistes et agrave lrsquoeacutechelle du reacutegime

aux actions et dispositions des individus qui constituent ce reacutegime raquo Agrave cet eacutegard lrsquoapproche

aristoteacutelicienne peut nous ecirctre utile en ce qursquoelle ne seacutepare pas les dispositions des individus et

du reacutegime tout en insistant sur la rationaliteacute des institutions politiques De plus comme

lrsquoaffirme Monique Canto-Sperber (2001 26) cette approche agrave lrsquoinstar des philosophies

Notre traduction laquo Thus we need to be able to conceive and evaluate processes of deliberative integration at a

suitable level of scale and complexity raquo [hellip] laquo connecting holistic regime-level assessments to the actions and

qualities of the individuals who constitutes the regime raquo

17

antiques en geacuteneacuteral a des laquo ambitions eacutepisteacutemologiques raquo plus modestes En effet plutocirct que

des proceacutedures universelles laquo on y trouve [hellip] un modegravele qui procegravede par inteacuteriorisation et

explicitation du consensus moral et contribue ainsi agrave lrsquoameacutelioration de la capaciteacute de la personne

agrave deacutelibeacuterer et agrave deacutecider raquo (Canto-Sperber 2001 26)

Au sein de la litteacuterature on peut retrouver cette meacutethode et cette ambition appliqueacutees aux

problegravemes preacutesenteacutees dans un eacutechange indirect entre le philosophe eacutecossais Alasdair MacIntyre

et le philosophe franccedilais Pierre Manent dont les œuvres respectives consideacuterables et respecteacutees

srsquoinspirent de la philosophie drsquoAristote Leurs travaux peuvent nous aider agrave introduire la

question de la finaliteacute au sein drsquoune theacuteorie de la deacutelibeacuteration politique qui implique une

reacuteflexion sur la nature de la raison pratique individuelle et collective ainsi que sur la forme de

vie permettant son eacutepanouissement

Cet eacutechange a deacutebuteacute en 2005 avec la publication drsquoune biographie intellectuelle drsquoAlasdair

MacIntyre en langue franccedilaise reacutedigeacutee par Eacutemile Perreau-Saussine dans laquelle Pierre Manent

signe la preacuteface Ce dernier souligne drsquoabord le meacuterite de MacIntyre laquo drsquoavoir identifieacute la lacune

centrale dans notre approche du monde humain raquo crsquoest-agrave-dire laquo le deacutefaut drsquoune compreacutehension

adeacutequate de lrsquoagir humain et lrsquoabandon de son registre lsquopratiquersquo raquo (Manent 2005 2) ndash une tacircche

agrave laquelle srsquoattardera speacutecifiquement Manent quelques anneacutees plus tard (2015a 2015b 2014b)

Pour ce dernier lrsquoaction politique des deacutemocraties contemporaines laquo consiste dans cette eacutetrange

suspension de lrsquoaction raquo qui rend impeacuterieux laquo la deacutefinition du cadre de la deacutelibeacuteration et de

lrsquoaction raquo (Manent 2014 12) Cette redeacutecouverte de la pratique dans toute son ampleur si nous

osons dire est donc un thegraveme commun aux deux auteurs et constitue lrsquoarriegravere-fond de ce

meacutemoire Ainsi avant une science politique proprement dite il faudrait aujourdrsquohui une science

18

de lrsquoaction politique laquo une science franchement approximative raquo (Manent 2015b 86-7)

puisque plus pratique que la science politique des reacutegimes et que lrsquoon peut aussi retrouver chez

Aristote

Or srsquoils acceptent tous les deux les eacuteleacutements principaux de la conception aristoteacutelicienne de

la raison pratique certaines divergences sont inteacuteressantes agrave consideacuterer Drsquoabord selon Manent

MacIntyre nrsquoaurait pas su voir dans toute son ampleur laquo la marque ou [le] coefficient politique raquo

(2005 5) que porte lrsquoaction rationnelle Il aurait fait de lrsquohomme un laquo animal social raquo plutocirct

qursquoun laquo animal politique raquo confineacute agrave la communauteacute laquo subpolitique raquo Or puisque cette analyse

tend agrave ignorer la politique comme horizon de la pratique elle se deacutetourne eacutegalement de ce qui

la fonde Ainsi insister sur la transmission naturelle des pratiques et la validiteacute des traditions

occulterait les possibiliteacutes et lrsquointeacutegriteacute de la raison et ce surtout par rapport agrave la possibiliteacute de

propositions universelles sur la pratique humaine et la politique Cela eacutetait lrsquoagenda drsquoAristote

qursquoon ne doit donc pas laquo loger dans le quartier des artisans avec interdiction drsquoen sortir raquo (2005

6)

Cette discussion des thegraveses de MacIntyre a pu reacutecemment prendre la forme drsquoun deacutebat

gracircce agrave un dossier dirigeacute par le philosophe Vincent Descombes (2013a) sur la reacuteception de

MacIntyre en France Ce dernier revient alors sur les critiques de Manent Il affirme que la

conception aristoteacutelicienne de la fonction (ergon) de lrsquohomme comme animal politique ne peut

ecirctre effectivement actualiseacutee qursquoau sein de communauteacutes restreintes dont les membres partagent

un mecircme telos (MacIntyre 2013b 204) Et MacIntyre laquo sauve raquo Aristote laquo de sa propre

incoheacuterence raquo en affirmant la neacutecessiteacute pour tous de se deacutevelopper selon cette nature Une

veacuteritable deacutemocratie permettra donc agrave tous de deacutevelopper les vertus eacutethiques et intellectuelles

19

ce qui nrsquoest faisable qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune forme de vie locale ougrave tous peuvent prendre part agrave la

deacutelibeacuteration Selon le philosophe eacutecossais une extension systeacutematique de lrsquoexcellence agrave travers

une praxis partageacutee est impossible dans les socieacuteteacutes libeacuterales modernes qui ne partagent pas de

fins substantielles et mecircme qui laquo srsquointerdisent de se repreacutesenter comme des communauteacutes

drsquoidentification raquo au nom drsquoune laquo exigence de pluralisme raquo (Descombes 2013a 151) Alors que

pour MacIntyre lrsquoEacutetat-nation est en soi impropre agrave lrsquoexercice de la rationaliteacute pratique Manent

considegravere que crsquoest toujours dans le cadre national du moins en Occident que laquo la vie humaine

trouve sa tension propre et reacutevegravele ses enjeux raquo (Manent 2010a 54) puisqursquoeacutetant toujours le

cadre du gouvernement effectif

Nous croyons donc que le deacutebat entre Pierre Manent et MacIntyre est particuliegraverement

pertinent pour une eacutetude de la deacutelibeacuteration politique dans une perspective aristoteacutelicienne en

plus des contributions reacutecentes sur la pertinence de la rheacutetorique dans lrsquoeacutetude des deacutemocraties

libeacuterales modernes Cette rencontre permettra eacutegalement un dialogue entre deux traditions

philosophiques parfois isoleacutees la tradition de philosophie morale anglo-saxonne et la tradition

franccedilaise de philosophie politique ou ici plus preacuteciseacutement ce qursquoon a nommeacute le laquo renouveau

franccedilais de la philosophie politique 10 raquo Outre lrsquoarticle de Vincent Descombes (2013a)

seulement deux recherches qui sont des thegraveses de doctorat ont agrave notre connaissance rassembleacute

ces auteurs soit Brown (2016) et Cordell Paris (2009) Ainsi nous espeacuterons eacutegalement

contribuer agrave la diffusion de leurs travaux au Queacutebec qui sans ecirctre ignoreacutes demeurent somme

toute peu eacutetudieacutes et mobiliseacutes Finalement afin drsquoenrichir la perspective aristoteacutelicienne que

nous adoptons et de mieux saisir ses probleacutematiques et sa pertinence actuelle nous nous

10 Cf Couture Yves 2007 laquo Le renouveau franccedilais de la philosophie politique raquo Monde commun 1(1) 3-28

20

appuierons aussi sur des travaux contemporains concernant le rapport entre la philosophie

pratique drsquoAristote et la reacuteflexion politique contemporaine notamment ceux de Stephen

Salkever (1990 2000 2002) Monique Canto-Sperber (2001) Aristide Tessitore et al (2002) et

Terence Marshall (2009)

Il nous faut encore justifier le choix meacutethodologique de consacrer un chapitre entier aux

textes drsquoAristote Deux raisons peuvent ecirctre mises de lrsquoavant en plus de celle qui a eacuteteacute eacutevoqueacutee

concernant le thegraveme de la formation de la volonteacute politique dans la litteacuterature aristoteacutelicienne

Drsquoabord lrsquointerpreacutetation drsquoAristote et de sa science pratique est un eacuteleacutement constitutif du deacutebat

entre MacIntyre et Manent Ensuite la theacuteorie aristoteacutelicienne de la deacutelibeacuteration a eacuteteacute

deacuteveloppeacutee dans un cadre bien preacutecis soit la citeacute grecque Nous voulons alors renverser

lrsquoobjection qui affirme pour cette raison les limites des analyses drsquoAristote Le fait qursquoAristote

ait penseacute certaines manifestations de la raison pratique agrave lrsquointeacuterieur drsquoune forme politique

speacutecifique nous permettra de montrer plus clairement le lien theacuteorique qui unit les deux Et si

lrsquoexpeacuterience politique grecque et lrsquoexpeacuterience politique moderne restent diffeacuterentes il nrsquoen

demeure pas moins qursquoelles sont des expeacuteriences politiques et donc que nous pouvons en

abstraire des fondements similaires

CHAPITRE 1 - LA DEacuteLIBEacuteRATION DANS LA PHILOSOPHIE PRATIQUE DrsquoARISTOTE

Nous devons drsquoabord examiner les fondements drsquoune theacuteorie de la deacutelibeacuteration dans lrsquoœuvre

drsquoAristote11 Nous pouvons en trouver les eacuteleacutements principaux au sein de trois ouvrages majeurs

de sa philosophie pratique soit lrsquoEacutethique agrave Nicomaque la Politique et la Rheacutetorique Ce premier

chapitre sera eacutegalement lrsquooccasion de preacutecisions meacutethodologiques puisque nos hypothegraveses

impliquent directement une certaine question de meacutethode en ce qui concerne la reacuteflexion sur le

domaine pratique Nous fournirons ici des deacutetails sur la philosophie aristoteacutelicienne qui ne

seront pas neacutecessairement reprises dans les chapitres suivants notamment parce qursquoils auront

servi agrave poser certaines bases de compreacutehension et eacutegalement parce que certaines deacutemonstrations

sont tenues pour acquises dans les philosophies drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent

11 La deacutelibeacuteration comme recherche pratique

111 La connaissance et les diffeacuterentes manifestations de la raison

La deacutelibeacuteration est une activiteacute de recherche intellectuelle En ce sens elle possegravede sa

laquo meacutethode raquo propre qui est deacutetermineacutee par lrsquoobjet qursquoelle recherche (EN I 1) En effet pour

Aristote diffeacuterents modes de connaissance adviennent selon lrsquoecirctre qui est agrave connaicirctre Et comme

lrsquoecirctre se prend en plusieurs acceptations (Met Γ 2 1003a33) lrsquointellect connaicirctra de diffeacuterentes

faccedilons Aristote distingue alors quatre excellences de lrsquointellect et de la raison la sagesse

(sophia) qui connaicirct les premiers principes des choses la science (episteme) qui deacutemontre les

11 Toutes les reacutefeacuterences agrave Aristote placeacutees entre parenthegraveses utilisent les chiffres de Bekker et renvoient au titre

latin Sauf avis contraire elles correspondent aux eacuteditions suivantes Eacutethique agrave Nicomaque (EN) trad Tricot Vrin

(2012) Eacutethique agrave Eudegraveme (EE) trad Dalimier GF (2013) Politique (Pol) trad Tricot Vrin (2005) Rheacutetorique

(Rhet) trad Lauxerois Pocket (2007) Topiques (Top) trad Tricot Vrin (2012) De lrsquoacircme (DA) trad Tricot

Vrin (2010) Meacutetaphysique (Met) trad Tricot Vrin tome 1 (2000) et tome 2 (2004) Constitution drsquoAthegravenes (CA)

trad Mathieu et Haussoulier Belles Lettres (2016)

22

causes des pheacutenomegravenes la raison pratique (praxis) qui vise lrsquoaction bonne et lrsquoart (poeisis) ou

technique (tekhnē) qui concerne la production (EN VI 3-8) Chaque forme de la raison possegravede

une logique qui lui est propre la dialectique pour la sagesse lrsquoanalytique et la syntheacutetique pour

la science la deacutelibeacuteration pour la raison pratique et les regravegles techniques pour lrsquoart (EN VI

Marshall 2009 16) Pour choisir la meacutethode qui convient au pheacutenomegravene que lrsquoon veut eacutetudier

il faut alors logiquement avoir une certaine compreacutehension preacutealable de celui-ci (EN I 1

1094b29 sq Marshall 200914-15)

Crsquoest la raison pour laquelle Aristote deacutegage un des postulats fondamentaux de son

eacutepisteacutemologie laquo Il faut en effet partir des choses connues et une chose est dite connue en

deux sens soit pour nous soit drsquoune maniegravere absolue Sans doute devons-nous partir des choses

qui sont connues pour nous raquo (EN I 2 1095b sq) Ce sont alors les pheacutenomegravenes tels que perccedilu

par lrsquoagent connaissant qui constituent des principes pour le deacuteveloppement de la connaissance

principes qui pourront ecirctre mieux compris agrave la suite drsquoune meilleure compreacutehension des

pheacutenomegravenes en question Autrement dit crsquoest par un va-et-vient entre lrsquoobjet de la recherche et

la recherche elle-mecircme guideacutee par des hypothegraveses approximatives que la connaissance est

possible Dans ce processus toutes les formes de la raison peuvent avoir une part bien qursquoune

seule permette lrsquoaccegraves direct agrave lrsquoessence de lrsquoobjet eacutetudieacute 12 Cette faccedilon drsquoentrevoir la

connaissance diffegravere bien sucircr consideacuterablement de lrsquoeacutepisteacutemologie moderne non seulement

parce qursquoelle postule une diversiteacute des formes de la raison mais eacutegalement car elle reacutecuse toute

12 laquo Rather what is most valuable about the Aristotelian approach is that it can give us a new way of thinking about

human affairs a way that permits a conversation among various forms of inquiry by freeing social science from its

present pervasive concern with the supposed dichotomy between nature and uniqueness and between science and

practical discourse raquo (Salkever 1990 103 nous soulignons)

23

distinction cateacutegorique entre lrsquoecirctre et le devoir-ecirctre (Marshall 2009 17 MacIntyre 2013a 58)

Pour Aristote on ne peut comprendre complegravetement une chose que dans sa manifestation la

meilleure ce qui se deacutevoile agrave travers lrsquoexpeacuterience et lrsquoinduction (Salkever 1990 97)

112 Lrsquoobjet de la raison pratique et la deacutelibeacuteration comme meacutethode

Qursquoest-ce qui distingue lrsquoexercice speacutecifiquement pratique de la raison Comme lrsquoeacutecrit

Marshall (2009 70) laquo tout autant qursquoen philosophie premiegravere les questions que lrsquoon pose quant

agrave lrsquoobjet de la praxis seraient aussi orienteacutees lsquoagrave jamaisrsquo par lrsquoecirctre que lrsquoon cherche agrave comprendre

[hellip] raquo Au niveau pratique cet ecirctre est le bien humain sous diverses formes puisque toutes

choses tendent vers quelque bien (EN I 1 1094a) Or le bien humain est soumis agrave des

circonstances changeantes et nrsquoa pas lrsquoimmuabiliteacute des lois de la nature bien qursquoil puisse

preacutesenter une certaine reacutegulariteacute Ainsi pour Aristote laquo la deacutelibeacuteration a lieu dans les choses

qui tout en se produisant avec freacutequence demeurent incertaines dans leur aboutissement ainsi

que lagrave ougrave lrsquoissue est indeacutetermineacutee raquo (EN III 5 1112b8-9) Autrement dit nous deacutelibeacuterons sur

les choses laquo qui deacutependent de nous raquo (EN III 5 1112a31)

Comme le souligne Pierre Manent (2014b 552) le laquo nous raquo dans cette phrase drsquoAristote

peut signifier deux choses Drsquoune part une communauteacute deacutetermineacutee et particuliegravere et drsquoautre

part lrsquoensemble des ecirctres humains lrsquoespegravece humaine La deacutelibeacuteration se conduit donc par rapport

aux choses humaines en geacuteneacuteral ce qui est agrave la porteacutee drsquoun ecirctre humain et par rapport agrave ce qui

concerne un agent particulier individuel ou collectif Il faut comprendre cette distinction non

pas comme une alternative mais comme un rapport compleacutementaire entre lrsquouniversel et le

particulier Ainsi lorsqursquoun agent deacutelibegravere sur ce qursquoil doit faire ici et maintenant il deacutelibegravere

par le fait mecircme sur quelque chose qui est accessible au champ de lrsquoaction humaine en geacuteneacuteral

24

Cela implique alors qursquoil y ait possibiliteacute drsquoune science du genre drsquoaction qursquoest lrsquoaction

humaine sui generis

Nous devons ainsi distinguer deux types de discours pratique Drsquoabord il y a pour Aristote

la possibiliteacute drsquoun discours theacuteorique mettant en lumiegravere lrsquouniversaliteacute et la reacutegulariteacute dans le

domaine contingent des choses humaines Bien que laquo les choses belles et les choses justes qui

sont lrsquoobjet de la Politique donnent lieu agrave de telles divergences et de telles incertitudes qursquoon a

pu croire qursquoelles existaient seulement par convention et non par nature raquo (EN I 1 1094b14-

16) ce que nous pouvons appeler la laquo raison pratique universelle raquo peut connaicirctre certains

principes de lrsquoaction humaine et de la politique Cette connaissance nrsquoa ni la rigueur

deacutemonstrative de la science ni la rigueur technique de lrsquoart tout en srsquoapparentant au deux (cf

EN I 1094b12 sq EN VI) Elle peut ecirctre dite science lorsqursquoelle traite des choses humaines

les plus universelles comme les reacutegimes politiques bien que cette qualification implique plutocirct

une similitude (EN VI 3 1139b18) elle srsquoapparente agrave un art puisqursquoelle vise agrave produire un

eacutetat des choses conformeacutement agrave certaines regravegles celles de la nature ou celles drsquoune socieacuteteacute

particuliegravere En effet le but drsquoune laquo enquecircte sur le bien des individus et des citeacutes raquo est une

laquo forme de politique raquo et a pour fin laquo non pas la connaissance mais lrsquoaction raquo (EN I 1 1094b7-

11 1095a6) En somme la raison pratique dans sa manifestation theacuteorique est une laquo science

pratique [qui] deacutelibegravere lagrave mecircme ougrave elle nrsquoagit pas raquo (Manent 2014b 552) Elle permet plutocirct de

guider la deacutelibeacuteration de ceux qui agissent au-delagrave du particularisme de leur situation

Dans tous les cas la raison pratique doit partir des faits et non des principes (EN I 2 1095b

sq) Aristote ajoute que laquo si le fait eacutetait suffisamment clair nous serions dispenseacutes de connaicirctre

en sus le pourquoi raquo Selon lui lrsquoeacutethique et la politique en tant qursquoobjet de connaissance visent

25

en effet moins le pourquoi que lrsquoaction (Tricot 2007 45) Crsquoest alors la laquo raison pratique

particuliegravere raquo qui servira agrave deacuteterminer la bonne action agrave faire ici et maintenant Ce mouvement

de penseacutee constitue ce qursquoAristote nomme la deacutelibeacuteration qui porte sur les moyens drsquoatteindre

une fin (EN III 5) Elle srsquoapparente ainsi davantage agrave un calcul qursquoune opinion (EN VI 10)

Or il ne faut pas assimiler cette notion de calcul agrave la signification ordinaire du mot La

deacutelibeacuteration est en fait une dianoia terme quelque peu eacutetranger agrave la conception moderne de la

rationaliteacute crsquoest-agrave-dire un eacutetat cognitif de recherche (zetesis) qui est preacutealable agrave lrsquoassertion Cette

recherche nrsquoest ni inductive ni deacuteductive mais met plutocirct en œuvre laquo un travail de comparaisons

de geacuteneacuteralisations de classements agrave partir drsquoun mateacuteriau psychologique tregraves diversifieacute

(croyances images souvenirs infeacuterences etc) raquo (Canto-Sperber 2001 521)

Crsquoest ainsi qursquoAristote souligne que lrsquoerreur dans la deacutelibeacuteration peut porter sur lrsquouniversel

comme sur le particulier (EN VI 9 1142a20) Par exemple un agent peut penser faussement

que lrsquoamitieacute est une mauvaise chose et eacuteviter ce type de relation ou alors identifier de faccedilon

erroneacutee telle personne comme une amie De ce fait la deacutelibeacuteration pour ecirctre bonne a besoin de

lrsquoaide drsquoune raison plus theacuteorique plus universelle qui informerait ici par exemple une opinion

sur la nature de lrsquoamitieacute Toutefois lrsquoobjet propre de la deacutelibeacuteration demeure le particulier

puisque lrsquoaction se manifeste dans les faits particuliers Degraves lors selon Aristote plus la

connaissance des circonstances particuliegraveres sera grande plus un agent sera le principe de sa

propre action13 crsquoest-agrave-dire qursquoil agira davantage en connaissance de cause laquo Si toute action

volontaire nest pas toujours deacutelibeacutereacutement choisie toute action deacutelibeacutereacutement choisie relegraveve

13 Selon une distinction classique il produira alors un actus humanus un acte humain plutocirct qursquoun simple actus

hominis un acte de lrsquohomme Cf Somme theacuteologique Ia IIae 1 1

26

drsquoune connaissance de cause car personne nrsquoignore ce qursquoest son choix deacutelibeacutereacute raquo (Rhet I 10

1368b)

Cet aspect volontaire (ou a contrario non volontaire) de lrsquoaction a drsquoimportantes

implications morales En effet une action pleinement volontaire engage davantage lrsquoagent qui

en porte la responsabiliteacute plus complegravetement envers lui-mecircme et ceux qui sont concerneacutes Cela

implique que lrsquoacte de lrsquoagent ndash et lrsquoagent lui-mecircme ndash est alors plus exposeacute au blacircme ou agrave la

louange En fait ce qui sera objet drsquoun tel jugement est moins lrsquoaction en tant que telle que le

choix deacutelibeacutereacute (prohairesis) qui est derriegravere Crsquoest le choix qui contient la teneur morale de

lrsquoacte car il fait voir le caractegravere de lrsquoagent et donc la nature veacuteritable de ses intentions (EN III

4 1111b5-1112a3 EE II 11 1228a sq Rhet I 9 1367b) Degraves lors lrsquoobjectif veacuteritable de la

deacutelibeacuteration en tant qursquoexercice de penseacutee dianoeacutetique est davantage le choix pratique que

lrsquoaction laquo Lrsquoobjet de la deacutelibeacuteration et lrsquoobjet du choix sont identiques [hellip] puisque crsquoest la

chose jugeacutee preacutefeacuterable agrave la suite de la deacutelibeacuteration qui est choisie raquo (EN III 5 1113a3-5) Ainsi

le dernier terme de la deacutelibeacuteration le choix sera le premier dans lrsquoordre de la geacuteneacuteration de

lrsquoaction crsquoest-agrave-dire en sera la cause immeacutediate (EN III 5 1112b15-24) Cette distinction en

implique une autre lrsquoaction eacutethique est pour Aristote agrave la fois un acte interne (energeia) qui

trouve sa fin en lui-mecircme nrsquoeacutetant donc jamais acheveacute (Fiasse 2001 324) et un mouvement

externe (kinesis) (EN I 1 1094a15-20 Met Θ) Le premier renvoie agrave la laquo bonteacute raquo intrinsegraveque

de lrsquoacte et lrsquoautre agrave ce qursquoil produit agrave sa fin exteacuterieure Nous retrouverons cette distinction

plus loin

Il faut examiner avec plus de deacutetails le mouvement de penseacutee de la deacutelibeacuteration et les

eacuteleacutements qui le constituent selon les analyses drsquoAristote Encore une fois celles-ci obeacuteissent agrave

27

son approche eacutepisteacutemologie geacuteneacuterale La connaissance qursquoAristote veut transmettre ici dans le

domaine pratique et ce tout autant drsquoun point de vue theacuteorique que du point de vue de lrsquoagent

est tributaire de trois eacuteleacutements inseacuteparables un jugement sur ce qui est une ideacutee de ce qui

devrait ecirctre et finalement un ensemble de principes qui permettent de passer de lrsquoun agrave lrsquoautre

(Canto-Sperber 2001 28 MacIntyre 2013a 54) Son analyse de la raison pratique voudra donc

mettre en lumiegravere les potentialiteacutes de la deacutelibeacuteration agrave partir de ce qui semble ecirctre la meilleure

faccedilon de deacutelibeacuterer ainsi qursquoen fonction du bien que peut amener une telle excellence

Aristote vise par lagrave non seulement agrave offrir une laquo cible raquo geacuteneacuterale capable de guider lrsquoaction

mais plus encore agrave expliciter la bonne deacutelibeacuteration qui conduit agrave la compreacutehension de cette cible

afin de donner les moyens agrave ses lecteurs de la construire agrave leur tour et selon la situation pratique

qui est la leur En ce sens Aristote respecte le champ propre de la raison pratique et ne vise pas

agrave remplacer la deacutelibeacuteration par la simple application de regravegles Sa science de lrsquoaction nrsquoest pas

elle-mecircme une fin en soi (EN II 1103b26-29 VI 13) elle vise agrave former des agents vertueux

plus que seulement laquo habiles raquo (cf EN VI 13) Finalement comme le souligne Manent (2014b

553) si nous consideacuterons qursquoune telle science est impossible nous retrouverons lrsquoalternative

weacutebeacuterienne et laquo la connaissance des choses humaines se trouvera distribueacutee ou deacutemembreacutee entre

le point de vue de celui qui agit effectivement et le point de vue de celui qui regarde les choses

humaines comme il regarde les choses qui ne changent pas et ne sont pas objet de deacutelibeacuteration raquo

113 Le mouvement de la deacutelibeacuteration du deacutesir au choix

Un raisonnement speacutecifiquement pratique doit reacutepondre concregravetement agrave la question laquo Que

faire raquo Mais cette question si elle se veut pratique nrsquoest bien sucircr pas poseacutee laquo dans lrsquoabsolu raquo

Selon Aristote lrsquoorientation premiegravere de la raison pratique deacutepend de deux faculteacutes le deacutesir

28

(orexis) et la raison discursive (logistikon) La raison considegravere le bien drsquoun objet ou drsquoun eacutetat

des choses pour lrsquoagent Or comme lrsquoaffirme Aristote elle ne meut pas sans le deacutesir (DA III

10 433a23-24) La raison permettra toutefois de donner un poids suffisant agrave la laquo bonteacute raquo drsquoune

chose ou drsquoune action et non seulement agrave sa deacutesirabiliteacute appeacutetitive (epithumia) afin qursquoelle

fasse lrsquoobjet drsquoun souhait raisonneacute (boulegravesis) On peut alors dire qursquoAristote pose ainsi laquo une

meacutediation entre ce qui deacutesire sans penser et ce qui calcule sans mouvoir raquo (Monteils-Laeng 2013

443) Bref le souhait est un deacutesir du bien il srsquoinscrit dans un laquo horizon intentionnel geacuteneacuteral raquo

dans une laquo aspiration solidaire drsquoune certaine conception de la vie que lrsquoon voudrait mener parce

qursquoon la croit bonne raquo (Monteils-Laeng 2013 444) Cette conception construit en quelque sorte

la laquo preacutemisse majeure raquo du raisonnement pratique qursquoAristote reacutesume de la faccedilon suivante

laquo Puisque la fin crsquoest-agrave-dire le souverain Bien est de telle nature raquo (EN VI 13 1144a31) Mais

en geacuteneacuteral la conception ultime du bien pour un agent particulier se preacutesente sous une forme

speacutecifique dans le cadre drsquoune situation particuliegravere puisqursquoil nrsquoy a pas de deacutesir sans objet

concret du deacutesir Cette laquo preacutemisse majeure raquo du raisonnement pratique nrsquoest donc pas prise

absolument dans une laquo acceptabiliteacute inconditionnelle raquo mais pour son laquo adeacutequation agrave la

situation raquo (Wiggins 1980 234)

Le souhait donne tout de mecircme un but (telos) agrave lrsquoagent qui sera le principe (arkhē) eacuteloigneacute

de son raisonnement En effet le souhait nrsquoest pas encore un principe effectif de lrsquoaction ou une

cause immeacutediate puisqursquoon peut souhaiter certaines choses qui ne deacutependent pas de nous ou

alors qui ne sont pas directement agrave notre porteacutee (EN III 4 1111b19 sq) Lrsquoaction neacutecessitera

alors une speacutecification de ce but conforme agrave la situation preacutesente qui consiste drsquoabord agrave

deacuteterminer la possibiliteacute de reacutealiser ce qui est envisageacute ici et maintenant puis de quelles faccedilons

29

Cette recherche sera le propre de la deacutelibeacuteration qui deacutesignera les meilleurs moyens de reacutealiser

le but fixeacute La deacutelibeacuteration forme la volonteacute et lui permet de se fixer pleinement (ou de srsquoen

eacutecarter) sur le deacutesir initial qui deviendra selon les mots drsquoAristote un laquo deacutesir deacutelibeacutereacute raquo ou

laquo deacutesir intellectuel raquo (orexis dianoegravetike) crsquoest-agrave-dire une preacutefeacuterence qui conduit agrave un choix

deacutelibeacutereacute (prohairesis) comme nous lrsquoavons vu14 Plus lrsquoobjet du deacutesir est envisageacute comme bon

et vraisemblable dans une situation concregravete plus le deacutesir srsquoancre dans la volonteacute et motive agrave

lrsquoaction15 Mais cette motivation serait insuffisante srsquoil nrsquoy avait pas un commandement de la

raison En effet laquo chacun cesse de rechercher comment il agira quand il a rameneacute agrave lui-mecircme

le principe de son acte et agrave la partie directrice de lui-mecircme car cest cette partie qui choisit raquo

(EN III 1113a5 sq) crsquoest-agrave-dire la raison puisque crsquoest la raison qui dit le logos de lrsquoaction sa

laquo justification raquo Autrement dit lrsquoagent ne se deacutecide pas tant selon un acte de volonteacute que selon

lrsquoappropriation drsquoune bonne raison drsquoagir qui fait de lrsquoagent le principe de son action

Le choix deacutelibeacutereacute est une certaine preacutefeacuterence laquo ce qui a eacuteteacute choisi avant drsquoautres choses raquo

nous dit Aristote (EN III 4 11112a16) Crsquoest que tout agent est confronteacute dans sa vie pratique

agrave une diversiteacute de biens Par exemple un agent qui veut srsquoassurer davantage de temps drsquoeacutetude

deacutelaissera peut-ecirctre dans une certaine mesure drsquoautres biens comme ses devoirs familiaux ou

ses amitieacutes Sa deacutelibeacuteration ne consistera donc pas seulement agrave rechercher les moyens de vivre

la vie theacuteoreacutetique mais eacutegalement agrave mesurer et agrave ordonner les biens qui lui apparaissent comme

14 Le mot prohairesis renvoie chez Aristote au produit de la deacutelibeacuteration qursquoon ne peut traduire simplement par

laquo choix raquo sans quelque deacuteformation En effet pro-hairesis deacutesigne ce qui est vers ou pour (pro) le choix (hairesis)

Lrsquoaction de laquo prohaireser raquo (EN III 4 1112a1-3 to prohairesthai) implique une vie pratique reacutefleacutechie et donc

pleinement volontaire Sur ce point voir notamment Salkever (2000) 15 laquo Possible est aussi ce dont on srsquoeacuteprend et ce qursquoon deacutesire en vertu de notre ecirctre mecircme car le plus souvent nul

de srsquoeacuteprend de ce qui est impossible ni ne le deacutesire raquo (Rhet II 19 1392a)

30

tels et selon lesquels il souhaite vivre Crsquoest pourquoi comme nous lrsquoavons vu la deacutelibeacuteration

est aussi une comparaison un classement Par cette recherche dianoeacutetique elle contribue agrave

produire lrsquoorthos logos du choix dont la traduction laquo droite regravegle raquo fait bien voir cette notion de

mesure de juste milieu sur un spectre de possibiliteacutes En effet selon les circonstances le mecircme

ordonnancement des biens peut prendre diverses formes ou alors ecirctre supplanteacute par un autre

classement temporaire

Or il est important ici de souligner que ce conflit entre divers biens nrsquoest pas seulement

reacutesolu par la deacutelibeacuteration mais qursquoil acquiert une teneur concregravete au moment de cet exercice de

recherche des moyens Au simple stade du souhait il nrsquoy a toujours pas de conflit reacuteel car on

ne peut encore deacuteterminer ce qursquoimpliquera exactement sa concreacutetisation Crsquoest ainsi

qursquoElizabeth Anscombe a pu affirmer que les preacutemisses du raisonnement pratique ne sont

laquo actualiseacutees raquo qursquoau moment de lrsquoaction concregravete (2002 112 on active service) et Aristote que

le principe du raisonnement est drsquoabord une laquo hypothegravese raquo (EE II 11 1227b30 hupoacutethesis)

Comme pour toute recherche il faut avoir une certaine ideacutee de la chose pour deacutebuter et lrsquoon

pourra revenir sur cette hypothegravese agrave la suite de nouvelles observations ou de nouveaux reacutesultats

(cf sect 111)

Crsquoest pour cette raison qursquoAristote affirme qursquoon ne deacutelibegravere pas sur les fins mais sur les

moyens drsquoatteindre les fins (EN III 5 1112b12) Pour bien comprendre cette affirmation il

convient de preacuteciser la structure intentionnelle de la rationaliteacute pratique telle que la conccediloit

Aristote Un agent agit toujours en fonction drsquoune fin une fin qui est un certain bien comme

nous lrsquoavons vu Degraves lors il ne deacutelibegravere pas sur cette fin pour deux raisons Drsquoabord il ne

deacutelibegravere pas sur le fait qursquoil agisse en fonction drsquoun bien qui est ultimement le Souverain bien

31

vers lequel tend lrsquoecirctre humain Par analogie on ne deacutelibegravere pas par exemple sur le fait que lrsquoon

vise le vrai au moment drsquoune recherche theacuteorique Ensuite un agent ne deacutelibegravere pas sur sa

conception du bien celle qursquoil possegravede au moment drsquoagir Cette fin particuliegravere correspond agrave

lrsquoethos de lrsquoagent agrave ses dispositions eacutethiques soit ce qui oriente sa perception des choses et ce

qui lui donne certaines hypothegraveses qui seront les principes de sa deacutelibeacuteration

Lrsquoexercice de la deacutelibeacuteration nrsquoest donc pas seulement en fonction de la fin mais y est plutocirct

directement ordonneacute de faccedilon agrave pouvoir la deacuteterminer eacutegalement16 Crsquoest ce rapport eacutetroit

qursquoAristote veut signifier lorsqursquoil eacutecrit plus preacuteciseacutement que la deacutelibeacuteration porte sur ce qui est

vers la fin (tōn pros to telos) crsquoest-agrave-dire ce qui laquo constitue la fin raquo (Wiggins 1980 224

constituents-to-ends) Car la fin en tant que souhait doit trouver une correspondance dans la

situation particuliegravere La deacutelibeacuteration est donc un exercice drsquoapprofondissement et de

speacutecification de la fin plutocirct que sa simple application (Wiggins 1980) Si la fin speacutecifieacutee est

particuliegravere (eg refuser un pot-de-vin pour ecirctre un bon politicien) lrsquoon dira alors qursquoil y a eu

bonne deacutelibeacuteration laquo en un sens deacutetermineacute raquo alors qursquoune bonne deacutelibeacuteration au sens absolu est

celle qui laquo megravene agrave un reacutesultat correct par rapport agrave la fin prise absolument raquo crsquoest-agrave-dire le bien

ultime de lrsquoagent ou de la citeacute (EN VI 10 1142b31-32)

Ce nrsquoest alors que lorsque lrsquoagent possegravede une expeacuterience concregravete des manifestations

particuliegraveres du bien qursquoil pourra remettre en question ses propres conceptions des fins humaines

Cette nouvelle recherche qui se fait du particulier agrave lrsquouniversel nrsquoest pas une deacutelibeacuteration mais

une recherche proprement dialectique plus laquo theacuteorique raquo Comme lrsquoexplique Alasdair

16 laquo La cause finale (ου ενεκα) nrsquoest pas quelque chose de donneacute mais un but que lrsquoon vise et ougrave lrsquoacteur confegravere agrave

un contenu concret une accentuation positive lieacutee agrave ce qui est profitable agrave son action raquo (Bubner 1993 351)

32

MacIntyre (1993 210) laquo dans la theacuteorie notre raisonnement se fait vers et agrave propos de cette fin

ultime qui est lrsquoarkhē de lrsquoinvestigation et du raisonnement pratiques mais agrave partir de cet arkhē

crsquoest par le raisonnement pratique que nous sommes conduits agrave des conclusions particuliegraveres sur

la faccedilon drsquoagir raquo Et ces conclusions particuliegraveres lorsqursquoelles seront mises en œuvre pourront

informer un nouveau mouvement de penseacutee theacuteorique vers les motivations premiegraveres de lrsquoagent

et ainsi de suite

Il faut maintenant continuer notre examen de la deacutelibeacuteration comprise dans une perspective

aristoteacutelicienne en se penchant sur son exercice politique Nous nous tournerons pour cela vers

le modegravele de discussion politique fourni par la Rheacutetorique qui constitue agrave la fois un traiteacute de

logique et drsquoeacutethique politique Nous viserons agrave extraire lrsquoessentiel des propos drsquoAristote au-

delagrave de leur contexte particulier soit la pratique politique de la citeacute atheacutenienne

12 La deacutelibeacuteration politique comme exercice rheacutetorique

Toute action implique directement ou indirectement une pluraliteacute drsquoindividus La complexiteacute de

la vie pratique demande souvent qursquoun agent se fasse laquo assister drsquoautres personnes pour

deacutelibeacuterer raquo se deacutefiant de sa laquo propre insuffisance agrave discerner ce qursquoil faut faire raquo (EN III 5

1112b9) Cela est drsquoautant plus vrai au niveau politique ougrave les deacutecisions communes ont un

impact significatif sur la vie drsquoun agent singulier La deacutelibeacuteration deacutemocratique est alors en

quelque sorte la deacutelibeacuteration politique par excellence en ce que la deacutecision est soumise agrave une

discussion entre un grand nombre de citoyens eacutegaux qui veulent se gouverner librement Dans

ce contexte lrsquoobjectif de la deacutelibeacuteration est de faire converger par la discussion les diffeacuterentes

opinions afin de former un jugement commun sur la bonne action agrave reacutealiser Dans la perspective

33

de la deacutemocratie deacutelibeacuterative ndash comme de celle de la tradition du reacutepublicanisme classique ndash

lrsquoenjeu est alors que la deacutecision politique ne se reacuteduise pas agrave une coordination des inteacuterecircts sous

forme de compromis ou drsquoalliances mais qursquoelle constitue en un laquo accord sur les principes

directeurs de lrsquoaction et la faccedilon de les interpreacuteter raquo (Canivez 2013 84) Autrement dit dans

cette perspective la parole publique est essentiellement quelque chose qui vise le commun

Encore plus dans une perspective aristoteacutelicienne la parole mecircme deacutepend du commun

La communauteacute politique est pour Aristote une certaine mise en commun des paroles et des

actions Lrsquoaction forme des communauteacutes et lorsqursquoelle est accompagneacutee de paroles de raisons

elle forme notamment des citeacutes Pour Aristote la citeacute est un pheacutenomegravene naturel en ce que les

ecirctres humains doivent srsquoassocier pour vivre (Pol I 2 1252b27 sq) mais elle ne se reacuteduit au

donneacute du naturel puisqursquoelle est aussi en vue du bien vivre Ce bien deacutepend alors de trois

facteurs la nature lrsquohabitude et la raison (Pol VII 13 1331b39-40) Pour Aristote ce sera

lrsquoœuvre propre de la raison drsquoorienter la nature et lrsquohabitude en vue de cet objectif personnel

mais surtout proprement politique Pour ce faire la raison permet de deacutevelopper un langage

commun ce qui fait de lrsquoecirctre humain un laquo animal politique raquo

Mais que lrsquohomme soit un animal politique agrave un plus haut degreacute qursquoune abeille quelconque ou

tout autre animal vivant agrave lrsquoeacutetat greacutegaire cela est eacutevident La nature en effet selon nous ne fait

rien en vain et lrsquohomme seul de tous les animaux possegravede la parole [logos] Or tandis que la

voix [phonē] ne sert qursquoagrave indiquer la joie et la peine et appartient pour ce motif aux autres

animaux eacutegalement [hellip] le discours sert agrave exprimer lrsquoutile et le nuisible et par suite aussi le

juste et lrsquoinjuste car crsquoest le caractegravere propre de lrsquohomme par rapport aux autres animaux drsquoecirctre

le seul agrave avoir le sentiment du bien et du mal du juste et de lrsquoinjuste et des autres notions morales

et crsquoest la communauteacute de ces sentiments qui engendre famille et citeacute (Pol I 2 1253a7-18)

34

Nous voyons ici agrave quel point la parole ou le langage raisonneacute17 est pour Aristote intimement

lieacutee aux fins humaines et ce plus preacuteciseacutement dans la capaciteacute des ecirctres humains de clarifier

collectivement leur bien selon diffeacuterents motifs naturels lrsquoagreacuteable lrsquoutile le noble et

eacuteventuellement le juste (EN I 2-3 V Rhet I 3) Crsquoest en fonction de cette orientation

collective que se produit lrsquouniteacute de la communauteacute politique il srsquoagit de laquo recommencer

constamment agrave fonder et agrave conserver cette uniteacute au moyen du travail rheacutetorique du loacutegos raquo

(Bubner 1993 355)

Quel est cet aspect rheacutetorique de la langue de la parole Analysant le passage concernant

les trois eacuteleacutements de lrsquoexcellence en lien avec cette derniegravere citation de Pol 1253a7-18 Reacutemi

Brague en conclura que avant tout laquo le logos est la capaciteacute de se laisser persuader raquo (Brague

1988 265) Par le langage lrsquoecirctre humain est capable drsquoentendre des propositions drsquo laquo entendre

raison raquo Degraves lors selon Brague lrsquoeacutecoute laquo suppose un rapport particulier au bien preacutesent sous

les espegraveces du lsquomieuxrsquo raquo (1988 265) Le logos permet en effet comme nous venons de le voir

drsquoorienter et laquo drsquoameacuteliorer raquo la nature et lrsquohabitude en fonction drsquoun bien agrave atteindre La parole

commune est rheacutetorique en ce sens ougrave en clarifiant le bien et donc ce qui est mieux elle incite

au changement agrave lrsquoaction et ce au sein du cadre intelligible de la communauteacute De la mecircme

faccedilon Salkever (1990 75-6) commentant eacutegalement Pol 1253a7-18 affirme qursquoAristote ne

soutient

ni que le discours est en vue de la communication drsquoinformation [hellip] ni qursquoil sert lrsquoobjectif

drsquoexprimer ou de constituer une identiteacute construisant un monde humain agrave cocircteacute du monde de la

17 Dans ce dernier passage le mot logos ne renvoie pas exactement agrave la raison comprise comme activiteacute de

recherche intellectuelle ni simplement agrave la langue courante dont la traduction adeacutequate serait laquo dialektos raquo mais

agrave un langage raisonneacute crsquoest-agrave-dire un discours qui dit quelque chose qui eacutemet des propositions compreacutehensibles

Cf Bubner (1993 355) et Brague (1988 263-5)

35

nature Plutocirct le logos rend possible pour nous de deacutecouvrir agrave travers la deacutelibeacuteration les types de

buts en fonction desquels nous pouvons le mieux organiser notre vie ndash ces moyens qui constituent

le bonheur humain

Nous retrouvons ici le rapport mis en lumiegravere preacuteceacutedemment (cf Revue de litteacuterature) entre

les finaliteacutes de lrsquoaction la parole commune et la communauteacute politique Ce nrsquoest qursquoagrave la lumiegravere

des finaliteacutes communes (qui impliquent lrsquoexistence mecircme de la communauteacute) qursquoil est senseacute de

se laisser persuader par des arguments touchant agrave lrsquoagreacuteable agrave lrsquoutile au juste ou au bien Le

discours rheacutetorique dans sa manifestation premiegravere permet le changement vers le mieux agrave

travers une eacutelucidation de ces motifs naturels de lrsquoaction humaine motifs qui se font voir dans

la communauteacute drsquoaction qursquoest la communauteacute politique Cette laquo facticiteacute raquo est donc comme

nous lrsquoavons vu constitutive de la deacutelibeacuteration collective mais demeure un eacuteleacutement qui est en

vue de la validiteacute du discours vrai sur ce qui est plaisant juste ou bien Pour le dire autrement

la communauteacute politique possegravede des caracteacuteristiques fonctionnelles qui permettent de lier les

moyens et les fins de produire un discours vrai sur la bonne action agrave faire Nous reviendrons

sur cette proposition importante

Crsquoest ainsi que Brague (1988 266) propose de distinguer le rheacutetorique de la rheacutetorique

celle-ci consistant plutocirct en une technique de discours bien que les deux ne soient pas

entiegraverement distincts Dans sa Rheacutetorique Aristote nous offre sa vision des principes geacuteneacuteraux

de la rheacutetorique comme art de la persuasion principalement dans sa manifestation politique

Notre traduction laquo In particular Aristotle holds neither that speech is for the sake of communicating information

[hellip] nor that it serves the purpose of expressing or constituting an identity building up a human world alongside

the world of nature Logos rather makes it possible for us to discover through deliberation the kinds of goals in

terms of which we can best organize our lives ndash those means which constitute human happiness raquo

36

Nous savons qursquoun art implique agrave la fois la connaissance de regravegles geacuteneacuterales de production et la

capaciteacute effective de produire quelque chose Dans le cas de la rheacutetorique on peut donc

identifier deux objectifs Drsquoabord celui de persuader crsquoest-agrave-dire drsquoorienter lrsquoaction des

interlocuteurs en les amenant agrave former un jugement concernant une situation particuliegravere (Rhet

II 18 1391b) Ensuite celui de laquo bien voir quels sont pour chaque cas les moyens de

persuader raquo (Rhet I 1 1355b) Nous pouvons en effet distinguer au sein de lrsquoart rheacutetorique

une fin externe la persuasion effective et une fin interne la deacutecouverte des moyens de persuader

dans une situation donneacutee (Abizadeh 2007 464-7 Garsten 2011 174 Garver 1994) Par

exemple lrsquoart du meacutedecin a comme fin externe la santeacute du patient mais eacutegalement un ensemble

de regravegles et de proceacutedures qui constituent des biens internes (Abizadeh 2007 464) Or la

meacutedecine en tant qursquoart nrsquoa pas agrave donner la santeacute mais y conduire aussi loin que possible (Rhet

I 2 1355b) ou mecircme srsquoabstenir de le faire dans certains cas si lrsquoacte entre en contradiction avec

certains biens internes (Abizadeh 2007 464) par exemple un code drsquoeacutethique

La rheacutetorique se distingue alors agrave la fois de la dialectique et de la sophistique Elle se

distingue de la dialectique drsquoabord en ce que cette derniegravere ne vise pas lrsquoaction mais la veacuteriteacute

La dialectique nrsquoest toutefois pas eacutetrangegravere agrave la rheacutetorique car les deux se fondent sur lrsquoopinion

et traite du vraisemblable et du probable (Top I 2 Rhet I 1355a sq) Plus preacuteciseacutement la

rheacutetorique est la branche de la dialectique dont lrsquoobjet de recherche consiste dans les choses laquo agrave

choisir et agrave eacuteviter raquo (Top I 11 104b sq) Bien sucircr cette question peut impliquer la recherche

dialectique laquo de la veacuteriteacute et de la connaissance raquo (Top I 11 104b sq) mais cela implique alors

du temps et un petit nombre de gens ne convenant donc pas agrave la rapiditeacute et au caractegravere

drsquoopportuniteacute de la politique (Arnhart 1981 72) Alors que la dialectique en tant qursquoactiviteacute

37

theacuteorique tend vers les principes premiers la rheacutetorique en tant qursquoactiviteacute pratique tend vers

le particulier La rheacutetorique est donc lrsquooutil par excellence de la politique et bien qursquoil puisse

ecirctre utile de disposer de connaissances techniques (eg lrsquoeacuteconomie) ou scientifiques (eg

lrsquoeacutepideacutemiologie) dans le but de persuader lrsquoart rheacutetorique possegravede toutefois ses moyens propres

soit principalement les lieux communs (Rhet I 2 1355a 4 1359a sq)

Comme lrsquoeacutecrit Aristote lrsquoart rheacutetorique traite des thegraveses opposeacutees et en ce sens peut servir

un orateur mal intentionneacute En tant qursquoart technique de la persuasion la rheacutetorique est

effectivement un instrument moralement neutre (Arnhart 1981 11) drsquoougrave son rejet par certains

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative En effet la rheacutetorique contreviendrait selon au

principe de la reacuteciprociteacute qui implique une complegravete honnecircteteacute et transparence afin de donner

tous les moyens agrave lrsquointerlocteur de formuler une reacuteponse adeacutequate (cf Revue de litteacuterature p

6) Aristote rejette cette objection en affirmant que lrsquoon pourrait faire un mauvais usage de la

plupart des qualiteacutes (la force la santeacute lrsquoargent) qualiteacutes que nous continuons toutefois agrave

consideacuterer comme bonnes (Rhet I 2 1355a-b) Ceci peut alors srsquoappliquer agrave la transparence

De plus la rheacutetorique ne vise pas agrave tromper lrsquoadversaire ou agrave le mener agrave accepter une conclusion

par des moyens fallacieux Elle ne peut donc ecirctre confondue avec la sophistique et ce pour trois

raisons plus preacutecises

Drsquoabord le discours politique doit faire usage de la rheacutetorique puisqursquoil nrsquoa pas les mecircmes

preacutetentions agrave la veacuteriteacute que les sciences ou la philosophie Comme nous lrsquoavons vu pour Aristote

la politique vise plus lrsquoaction que le pourquoi Elle opegravere toujours selon le laquo probable raquo et le

laquo possible raquo On peut alors donner une valeur de veacuteriteacute au discours rheacutetorique que si lrsquoon

considegravere comme Aristote que laquo voir le vrai et voir ce qui srsquoapparente au vrai relegravevent de la

38

mecircme capaciteacute raquo et que laquo les hommes sont suffisamment ouverts au vrai et parviennent le plus

souvent agrave la veacuteriteacute raquo (Rhet I 1 1355) Ce qui est accepteacute par tous ou la plupart lrsquoopinion

reacuteputable (endoxa) est le plus souvent proche de la veacuteriteacute et il faut pouvoir ainsi consideacuterer le

potentiel de veacuteriteacute drsquoun eacutenonceacute geacuteneacuteral et probable Lrsquoargument qui est une des trois laquo preuves raquo

(pisteis) ou moyens rheacutetoriques ne fait pas usage de raisonnements fallacieux mais de

raisonnements probables et en ce sens persuasifs Aristote appelle enthymegraveme ce type

drsquoargument qui procegravede de lrsquoopinion reacuteputable et drsquoun cas particulier ou alors drsquoun signe qui

fournit directement lrsquoeacutevidence de la conclusion (Rhet I 2 1356b sq II 22) Lrsquoenthymegraveme est

concerneacute par le particulier ce qui en fait un raisonnement seulement probable et donc imparfait

Dans cette perspective on assimilera le discours rheacutetorique agrave la sophistique si lrsquoon conccediloit

notamment la deacutemonstration apodictique comme le seul critegravere de validiteacute drsquoun argument Nous

reviendrons sur ce point Notons qursquoil est possible qursquoun argument soit persuasif mais

seulement laquo en apparence raquo ce qui se rapprocherait de la sophistique Sur ce point Aristote

souligne qursquoune connaissance de lrsquoart rheacutetorique aidera agrave distinguer ce qui est vraiment persuasif

ce qui ne lrsquoest qursquoen apparence (Rhet I 2 1355b)

En effet encore une fois la rheacutetorique ne vise pas directement agrave persuader (Rhet I 2

1355b) mais avant tout agrave trouver les moyens de la persuasion La rheacutetorique devient sophistique

lorsqursquoelle est concerneacutee exclusivement par sa fin externe En effet si lrsquoon vise seulement lrsquoeffet

de la persuasion le choix ou lrsquoaction de lrsquointerlocuteur sans prendre en compte les meacuterites de

lrsquoargument ou les faccedilons de persuader (eg laquo tous les moyens sont bons raquo) alors la rheacutetorique

devient laquo pleacutebiscitaire raquo (Chambers 2009 337) La connaissance rheacutetorique permettra plutocirct de

39

se deacutefendre contre un tel discours sophistique (Garsten 2006 119-35) avec la confiance que le

vrai et le meilleur se precirctera toujours mieux agrave la persuasion (Rhet I 2 1355a)

Cette consideacuteration nous megravene agrave la derniegravere raison de la distinction entre rheacutetorique et

sophistique qui tient en la subordination de la rheacutetorique au discours rheacutetorique en geacuteneacuteral qui

permet agrave la communauteacute politique de clarifier les biens et donc les fins qursquoelle vise en commun

Comme le souligne Ronald Beiner ces fins ne sont pas poursuivies de faccedilon rheacutetorique mais

elles sont plutocirct laquo inextricablement raquo situeacutees au sein drsquoun meacutedium rheacutetorique voire constitueacutees

rheacutetoriquement (1983 95) Un discours deacutelibeacuteratif ne peut avoir un effet positif drsquoorientation

que srsquoil srsquointegravegre agrave un cadre eacutethique plus large celui des dispositions et des opinions geacuteneacuterales

de lrsquolaquo audience raquo de la communauteacute politique

Crsquoest pourquoi les deux autres types de preuves rheacutetoriques la confiance en lrsquoorateur et

lrsquoappel aux eacutemotions sont drsquoune grande importance Puisque les arguments deacutelibeacuteratifs sont la

plupart du temps seulement probables le public doit pouvoir faire confiance (ou pas) agrave lrsquoorateur

selon ses capaciteacutes de discernement son excellence et sa bienveillance (Rhet II 1 1377b) Bien

sucircr cette confiance doit aussi laquo naicirctre du discours lui-mecircme raquo et non drsquoun simple preacutejugeacute

favorable (Rhet I 2 135a) Cette condition est valable eacutegalement pour la troisiegraveme preuve

lrsquoappel aux eacutemotions Pour Aristote les eacutemotions ne sont pas deacutenueacutees de rationaliteacute 18

puisqursquoelles expriment une certaine compreacutehension drsquoune situation perccedilue Elles peuvent donc

servir agrave diriger la bonne action et mecircme la permettre par leur contenu motivationnel De fait

nous avons vu qursquoil nrsquoy avait pas drsquoaction sans deacutesir initial drsquoune fin quelconque Lrsquoappel aux

18 Comme lrsquoa montreacute Martha Nussbaum (1986) de faccedilon convaincante

40

passions dans la pratique rheacutetorique est la reacuteponse agrave cette caracteacuteristique de lrsquoaction humaine

Aristote a effectivement le souci drsquoancrer le jugement politique dans les dispositions eacutethiques

des citoyens afin de motiver une action effective ou alors au moins un acte interne qui consiste

en une nouvelle orientation du deacutesir

Nous voyons comment la conception aristoteacutelicienne de la deacutelibeacuteration politique srsquoeacuteloigne

des approches laquo eacutepisteacutemiques raquo qui viseraient un ideacuteal de conversation civique comprise

comme un eacutechange laquo dialectique raquo ou comme laquo une entreprise commune drsquointerpreacutetation raquo

(Blattberg 2009 215) Le discours rheacutetorique vise en effet moins lrsquointercompreacutehension que la

persuasion ce qui implique un certain rapport asymeacutetrique entre lrsquoorateur et lrsquoauditeur Nous

remettons ici agrave plus tard la question de la teneur reacutealiste de ce cadre drsquoanalyse19 Ce qursquoil faut

souligner est la seacuteparation nette mais non pas totale que veut faire voir Aristote entre la

deacutelibeacuteration politique et la laquo discussion raquo qui vise la compreacutehension et lrsquoatteinte de la veacuteriteacute En

effet cette derniegravere est deacutetermineacutee par la nature de la dialectique dont les regravegles de lrsquoart sont

analyseacutees dans les Topiques Alors qursquoil est naturel que le rheacuteteur ait une intention preacutecise

(lrsquoaction) par rapport au reacutesultat de son discours le dialecticien qui possegravede une telle intention

est pour Aristote un sophiste (Rhet I 1 1355b)

Bien que cette distinction peut sembler exageacutereacutement tranchante elle est due agrave la prise en

compte du kairos inheacuterent agrave la vie politique En effet bien que la notion de kairos soit

polyseacutemique chez Aristote celui-ci en fait un eacuteleacutement important de sa philosophie pratique Agrave

travers ces divers sens on entrevoit un lien entre le kairos comme une modaliteacute du Bien sous la

19 On peut toutefois proposer drsquoembleacutee que cette structure nrsquoest pas eacutetrangegravere agrave la manifestation courante du

discours public dans les deacutemocraties contemporaines ougrave les repreacutesentants se disputent lrsquoalleacutegeance drsquoune

laquo audience raquo large drsquoun public qui eacutecoute plus qursquoil ne discute

41

cateacutegorie du temps (eg saisir lopportuniteacute) (EN I 4 1096a26 EE I 8 1217b32) et comme

situation particuliegravere qui ne se reacutepeacutetera pas comme telle (Rhet I 7 1365a20) Le kairos renvoie

donc agrave un certain infleacutechissement de la situation qui laquo impose sa propre norme raquo (Rodrigo et

Tordesillas 1993 405) Crsquoest ainsi qursquoAristote utilise ce concept dans lrsquoexemple drsquoun capitaine

qui prend la deacutecision de jeter sa cargaison par-dessus bord afin drsquoempecirccher un navire de couler

(EN III 1 1110a-15) Le kairos peut donc rendre relatif un principe absolu (eg un bon

capitaine conserve toujours sa cargaison) Et crsquoest aussi pourquoi il peut faire lrsquoobjet drsquoun usage

sophistique Nous retrouvons alors le problegraveme initial de lrsquoaspect sophistique de la rheacutetorique

politique auquel les mecircmes solutions srsquoappliquent

Lrsquoexemple du capitaine renvoie eacutegalement agrave lrsquoautoriteacute neacutecessaire agrave la saisie du kairos En

politique ce sera alors au gouvernement de lier de faccedilon heureuse lrsquoopportuniteacute qui est le

laquo critegravere fondamental de la deacutelibeacuteration raquo (Arnhart 1981 72) et la bonne orientation du discours

et de lrsquoaction Ce sont en effet les gouvernants qui tranchent et il leur revient donc drsquoecirctre

sensibles au kairos La contingence des affaires humaines demande une capaciteacute et une volonteacute

de juger et de discriminer de produire un choix deacutelibeacutereacute qui srsquoexpose aux blacircmes et aux

louanges En ce sens la sensibiliteacute au kairos lorsqursquoelle megravene agrave lrsquoaction favorise davantage le

jugement public qursquoune tentative drsquoocculter ce kairos agrave lrsquoaide drsquoun discours abstrait Sans cette

prise en compte de la contingence et de lrsquoopportuniteacute toute deacutemarche theacuteorique ou pratique de

laquo conversation civique raquo conccedilue seulement comme un exercice dialectique se condamnera

effectivement agrave lrsquoabstraction Ce faisant les approches qui adoptent ce point de vue se

transforment en fait en theacuteories critiques agrave partir drsquoun ideacuteal communicationnel qui pourrait

srsquoactualiser dans toutes les institutions de la vie humaine mais ne peuvent expliquer le rapport

42

du discours politique agrave la forme de gouvernement soit le reacutegime politique qui comme nous le

verrons agrave lrsquoinstant est un eacuteleacutement deacutecisif de la rheacutetorique deacutelibeacuterative

La solution drsquoAristote nous semble plus convaincante et consiste agrave accepter le

commandement propre au kairos et agrave offrir une theacuteorie institutionnelle de la deacutelibeacuteration et de

la deacutecision reacutepondant agrave la neacutecessiteacute drsquoagir en fonction des circonstances changeantes bref une

philosophie politique Pour Aristote le conseil (rechercher ou eacuteviter quelque chose) prend sa

forme la plus eacuteleveacutee dans la leacutegislation qui est un des sujets principaux de la rheacutetorique

deacutelibeacuterative (Rhet I 4 1359b) et mecircme le plus englobant et exhaustif puisqursquoil concerne la fin

de lrsquoactiviteacute humaine le bien-vivre (Arnhart 1981 57)

Crsquoest pourquoi selon Aristote il faut assurer la primauteacute du discours deacutelibeacuteratif ou politique

sur les autres notamment sur la rheacutetorique judiciaire (Rhet I 1 1354b) En effet laquo le discours

politique est moins capable de ruser que le discours judiciaire raquo (Rhet I 1 1354b) puisqursquoil

concerne des choses susceptibles drsquointeacuteresser un grand nombre de personnes comme la loi Il

sera alors plus facile de discerner si les propos de lrsquoorateur reacutepondent agrave la reacutealiteacute puisque cette

reacutealiteacute est partageacutee par ceux qui jugent et deacutelibegraverent Pour ce faire il est important pour Aristote

que la deacutelibeacuteration politique se conduise en preacutesence des citoyens Cela motive les orateurs agrave

discuter du bien commun et non de leur bien personnel puisque leurs discours est soumis au

regard des autres et agrave lrsquoopinion partageacutee aller agrave lrsquoencontre de ce qui est reacuteputable (endoxa)

implique le risque drsquoune perte reacuteputation et de la honte20 (Rhet II 6 1384a Nieuwenburg

2004)

20 laquo Avec ses pairs on rivalise sur le terrain des honneurs on se soucie de lrsquoavis des gens senseacutes dans lrsquoideacutee qursquoils

sont ouverts agrave la veacuteriteacute [hellip] On a plus honte de ce qui se fait sous leurs yeux de maniegravere ouverte [hellip] raquo (Rhet II

43

Agrave cet eacutegard la connaissance des lois qui expriment le caractegravere de chaque reacutegime et donc

ses laquo opinions reacuteputables raquo est laquo le point essentiel et deacutecisif entre tous quant agrave la capaciteacute de

persuader et de bien conseiller raquo (Rhet I 8 1365b) Le reacutegime politique en tranchant la question

pratique par excellence celle de la justice donne en quelque sorte des principes en fonction

desquels la deacutelibeacuteration doit srsquoexercer tout comme lrsquoagent individuel a besoin laquo drsquohypothegraveses raquo

sous la forme de conceptions geacuteneacuterales du bien qui puissent motiver sa recherche pratique De

cette faccedilon le reacutegime politique pour Aristote est lrsquoeacuteleacutement qui regroupe les trois types de

preuve puisqursquoil deacutetermine les preacutemisses de lrsquoargument lrsquoautoriteacute reconnue et les dispositions

eacutethiques de lrsquoaudience

Nous voyons donc toute lrsquoimportance des institutions politiques pour la conduite de la

deacutelibeacuteration Crsquoest la nature de ces institutions qursquoil faut maintenant examiner En effet outre la

question de savoir comment deacutelibeacuterer il faut eacutegalement deacuteterminer qui deacutelibegravere

13 Les institutions de la deacutelibeacuteration et la fonction du citoyen

Nous avons vu qursquoAristote considegravere le reacutegime politique comme un eacuteleacutement essentiel voire le

plus essentiel de la deacutelibeacuteration et conseacutequemment de la rheacutetorique Le reacutegime en lui-mecircme est

une certaine incarnation de la rationaliteacute pratique au niveau collectif Puisqursquoil se deacutefinit par la

loi et que la loi deacutesigne un bien (ou un mal) alors le reacutegime donne eacutegalement une fin geacuteneacuterale

au raisonnement pratique collectif et individuel laquo il ne faut pas laisser dans lrsquoombre la fin que

6 1384a) Et aussi Arnhart (1981 71) laquo [hellip] this remark suggests that the considerations governing menrsquos public

appearances are in some sense closer to the truth than the desires that rule menrsquos actions when they are unseen As

members of communities men approach the truth more closely than they do as individuals As individuals ordinary

men often allow their judgements to be distorted by their appetites but as members of communities they make

judgments that manifest a sense of justice raquo

44

vise chaque forme de gouvernement car crsquoest la fin qui fait la preacutefeacuterence du choix La fin que

vise la deacutemocratie crsquoest la liberteacute lrsquooligarchie crsquoest lrsquoargent lrsquoaristocratie vise lrsquoeacuteducation et

les institutions et la tyrannie vise agrave se proteacuteger elle-mecircme (Rhet I 8 1366a) En plus de la

promotion drsquoune fin diffeacuterents reacutegimes impliquent eacutegalement diffeacuterentes faccedilons de prendre les

moyens pour reacutealiser la fin crsquoest-agrave-dire drsquoassurer le gouvernement agrave travers diffeacuterentes charges

publiques (arkhai) Ainsi dans la deacutemocratie atheacutenienne crsquoest le tirage au sort qui preacuteside agrave la

distribution des magistratures (Rhet I 8 11365b) bien que plusieurs charges soient eacutegalement

eacutelectives (CA 61 Manin 2012)

Collectivement crsquoest la deacutelibeacuteration qui donnera du mouvement agrave ce dispositif propre agrave un

reacutegime puisque la deacutelibeacuteration est pour Aristote une fonction de gouvernement dont lrsquoactiviteacute

est propre agrave causer un changement Comme nous le savons crsquoest agrave partir de cette activiteacute qursquoil

deacutefinit la citoyenneteacute laquo Un citoyen au sens absolu ne se deacutefinit par aucun autre caractegravere plus

adeacutequat que par la participation aux fonctions judiciaires et aux fonctions publiques en geacuteneacuteral raquo

(Pol III 1 1275a22) Et parmi les fonctions publiques assureacutees par les citoyens laquo la fonction

deacutelibeacuterative est une des plus importantes raquo (Pol IV 4 1291a25 sq) Or si tous les citoyens

peuvent prendre part aux fonctions politiques de la citeacute tous ne le font pas en mecircme temps En

effet en deacutemocratie les citoyens gouvernent et sont gouverneacutes agrave tour de rocircle21 Preacutecisons ce

rapport entre gouvernants et gouverneacutes

21 Et pour Aristote ce sont ideacutealement les mecircmes crsquoest-agrave-dire que les citoyens ayant atteint un acircge mucircr devront

gouverner alors que les plus jeunes seront gouverneacutes et ainsi de suite selon les geacuteneacuterations qui se succegravedent Cf

Pol VII 14) Mais crsquoest la distinction elle-mecircme entre gouvernants et gouverneacutes qui nous inteacuteressera ici plus que

ses diffeacuterentes modaliteacutes

45

Drsquoabord cette distinction ne va pas agrave lrsquoencontre de lrsquoautoriteacute souveraine de lrsquoAssembleacutee

des citoyens propre au reacutegime deacutemocratique (Pol III 1 1275a25 sq) Cette autoriteacute confegravere en

fait aux citoyens en position de subordination une certaine charge laquo indeacutetermineacutee raquo qui

consistera principalement agrave juger les deacutecisions des magistrats Ensuite Aristote insiste sur

lrsquoimportance de meacutelanger le peuple (la masse des citoyens) avec les notables au sein des charges

deacutelibeacuteratives (Pol IV 14 1298b20) puisque chacun possegravede un titre leacutegitime agrave gouverner (Pol

III 14) Finalement le rapport entre gouvernants et gouverneacutes nrsquoen est pas un pour Aristote de

domination comme le maicirctre domine lrsquoesclave et la raison domine le corps mais drsquoune sorte

diffeacuterente qui est similaire agrave lrsquoautoriteacute de lrsquointelligence sur le deacutesir (Pol I 5 1254b2) crsquoest-agrave-

dire une relation de persuasion

En ce sens crsquoest bien la deacutelibeacuteration comme exercice de la raison qui permet le

gouvernement drsquohommes libres crsquoest-agrave-dire une autoriteacute qui est politique et non tyrannique

Tout comme dans le raisonnement individuel ougrave la deacutelibeacuteration dirige le deacutesir vers quelque

chose qui lui semble effectivement bon la partie deacutelibeacuterative et dirigeante de la citeacute en donnant

des raisons drsquoagir comprises au sens rheacutetorique guide le peuple assembleacute vers lrsquoatteinte drsquoun

bien Lrsquoautoriteacute nrsquoest pas fondeacutee sur la force mais sur la persuasion Cette activiteacute entre les

parties de la citeacute preacutedeacutetermineacutee par le reacutegime politique et guideacutee par la partie commandante et

deacutelibeacuterative permet alors lrsquouniteacute neacutecessaire au discours mecircme crsquoest-agrave-dire lrsquouniteacute drsquoune

communauteacute drsquoaction qui met en commun lrsquoatteinte des motifs naturels de lrsquoagir humain Ainsi

laquo une action appartient agrave la citeacute en tant que tout quand elle provient de citoyens engageacutes dans

les activiteacutes de deacutelibeacuterer et de juger que demandent leurs fonctions (deacutefinies et indeacutefinies) Crsquoest

46

en ce sens que la deacutelibeacuteration est centrale pour lrsquoagentialiteacute politique raquo (Garsten 2013 333) La

seule faccedilon pour une communauteacute drsquoagir sur elle-mecircme crsquoest-agrave-dire de srsquoautogouverner est de

produire non pas seulement un mouvement transitif entre lrsquointeacuterieur et lrsquoexteacuterieur mais un

mouvement immanent agrave ses diffeacuterentes parties soit la clarification des biens internes agrave la

communauteacute par la parole qui oriente le deacutesir

La deacutelibeacuteration des gouvernants est donc le principe drsquoune action partageacutee par la

communauteacute politique Comment srsquoeffectue exactement le laquo partage raquo de cette action Il passe

justement par la nature du principe que constitue la deacutelibeacuteration politique comprise au sens du

rheacutetorique Nous avons vu que la deacutelibeacuteration vise un bien qui puisse srsquoactualiser dans le

contexte particulier drsquoune communauteacute politique crsquoest-agrave-dire une certaine finaliteacute Nous avons

mentionneacute eacutegalement que le bien compris ainsi devait srsquoincarner concregravetement dans un choix

pratique lequel peut prendre diffeacuterentes formes selon les circonstances particuliegraveres tant qursquoil

est conseacutequent avec la finaliteacute viseacutee

Crsquoest ainsi que laquo lrsquoaction commune raquo peut incarner le mecircme principe agrave travers diffeacuterents

agents et pour reprendre lrsquoexpression de Vincent Descombes agrave des niveaux diffeacuterents drsquoune

laquo eacutechelle des degreacutes de lrsquoagir raquo La causaliteacute drsquoun principe final et deacutesireacute nrsquoest pas meacutecanique

ni lineacuteaire mais teacuteleacuteologique en ce sens ougrave les moyens choisis constituent eux-mecircmes la fin en

lrsquoactualisant concregravetement De ce fait la reacutealisation du principe peut se faire selon la

Notre traduction laquo [hellip] an action belongs to the city as a whole when it emerges from citizens engaging in the

activities of deliberating and judging called for by their (indefinite and definite) offices This is the sense in which

deliberation is central to political agency raquo

47

contribution drsquoune pluraliteacute drsquoagents qui ont leurs opeacuterations propres22 Tous les agents de cette

action partageacutee peuvent alors inteacutegrer et modifier le principe qui eacutetait leur point de deacutepart

comme un agent individuel modifie sa fin agrave travers sa deacutelibeacuteration et son action (cf sect113)

Crsquoest ainsi que selon Aristote le principe suprecircme de lrsquoaction drsquoune citeacute est la loi qui

constitue le reacutesultat de lrsquoopeacuteration propre des gouvernants23 et qui deviendra le principe des

exeacutecutants dont lrsquoopeacuteration propre est de deacutecreacuteter pour ensuite servir de point de deacutepart de la

deacutelibeacuteration des citoyens Autrement dit la loi du reacutegime est la regravegle drsquoaction des citoyens

lrsquoorthos logos qui guide le choix des moyens Il ne faut donc pas eacutetablir une distinction trop

stricte entre lrsquoexcellence des leacutegislateurs des exeacutecutants et des citoyens En effet tout comme

ces derniers doivent avoir une certaine compreacutehension de la loi pour pouvoir bien lrsquoappliquer

ou lui obeacuteir en toute liberteacute le bon leacutegislateur doit posseacuteder une certaine connaissance du

particulier De ce fait laquo le veacuteritable politique est ensemble celui qui peut faire les lois justes et

celui qui peut deacutecreacuteter et agir justement raquo (Bodeacuteuumls 2004 317-318 n 1) Le bon citoyen en tant

qursquoagent immeacutediat est donc aussi celui qui comprend la loi peut bien lrsquoappliquer et ceci en en

ayant inteacutegreacute le principe crsquoest-agrave-dire en agissant en vue de celui-ci Tous doivent alors posseacuteder

une forme de prudence24 crsquoest-agrave-dire de sagesse pratique Il y aurait seulement une diffeacuterence

dans le degreacute drsquouniversaliteacute de leur deacutelibeacuteration propre

22 Sur la causaliteacute teacuteleacuteologique cf notamment Paul Ricoeur 1986 Du texte agrave laction Essais dhermeacuteneutique II

Paris Eacuteditions du Seuil ainsi que Charles Taylor 1964 The Explanation of Behaviour Londres Routledge and

Kegan Paul 23 Agrave laquelle prend part lrsquoautoriteacute souveraine de lrsquoAssembleacutee des citoyens mais ce sont les gouvernants qui sont la

laquo partie directrice raquo qui choisit Rappelons-nous que laquo chacun cesse de rechercher comment il agira quand il a

rameneacute agrave lui-mecircme le principe de son acte et agrave la partie directrice de lui-mecircme car cest cette partie qui choisit raquo

(EN III 1113a5 sq) 24 laquo De la prudence appliqueacutee agrave la citeacute une premiegravere espegravece en tant qursquoelle a sous sa deacutependance toutes les autres

est leacutegislative lrsquoautre espegravece en tant que portant sur les choses particuliegraveres reccediloit le nom qui lui est drsquoailleurs

48

Alors que nous avons examineacute dans la section preacuteceacutedente lrsquoaspect laquo eacutepisteacutemique raquo de la

deacutelibeacuteration comprise selon une approche aristoteacutelicienne nous sommes maintenant en mesure

de reacutesumer lrsquoaspect laquo eacutethique raquo Drsquoabord il est clair que le lien entre deacutelibeacuteration politique et

deacutemocratie est moins fort chez Aristote que dans les theacuteories contemporaines Celui-ci vise en

effet plus la rectitude du discours selon le bien humain que la participation effective du grand

nombre Autrement dit la fonction politique de deacutelibeacuterer nrsquoest pas un travail de leacutegitimation

elle fait plutocirct partie du rocircle du citoyen et constitue donc davantage en un devoir Toutefois il

serait faux drsquoaffirmer qursquoAristote ne considegravere pas la preacutetention leacutegitime du peuple agrave prendre

part aux deacutelibeacuterations cette participation eacutetant mecircme pour lui constitutive de la viseacutee

eacutepisteacutemique comme elle est pour les theacuteories de la deacutemocratie deacutelibeacuterative

Il est en effet manifeste qursquoAristote ait consideacutereacute drsquoun meilleur œil la participation laquo du

grand nombre raquo aux deacutecisions politiques que son maicirctre Platon Dans sa Politique il fait valoir

plusieurs arguments favorables agrave une certaine forme de deacutemocratie notamment celui que le

jugement de la multitude peut ecirctre supeacuterieur agrave celui du petit nombre puisque chacun y apporte

un peu de sagesse pratique (Pol III 11 1281a40 sq) Cette rectitude de jugement est eacutegalement

due au fait que le peuple constituant le plus grand nombre drsquohabitants saura juger de ce qui le

concerne En effet est aussi bon juge de la qualiteacute drsquoune maison celui qui y habite que celui qui

est disposeacute agrave la construire (Pol III 11 1281a19-20) Et comme crsquoest la vertu des citoyens qui

fait la vertu de lrsquoEacutetat il faut que tous puissent devenir vertueux par une certaine participation

aux affaires politiques qui exercera leur jugement (Pol VII 9 1329a22 13 1332a30-35)

commun avec la preacuteceacutedente de politique raquo (EN VI 8 1141b21 sq) Aristote ajoutera ensuite agrave cette liste la

prudence qui concerne la vie domestique

49

Toutefois cette capaciteacute de la multitude agrave bien deacutelibeacuterer doit pour Aristote ecirctre actualiseacutee

au sein de plusieurs institutions qui confegraverent aux citoyens des fonctions propres Cet

arrangement institutionnel doit ecirctre varieacute afin drsquoeacuteviter la deacutelibeacuteration en laquo comiteacute pleacutenier raquo

(Wilson 2011 269) ce qui caracteacuteriserait pour Aristote la pire forme de deacutemocratie soit une

tyrannie de la majoriteacute Bref le potentiel eacutepisteacutemique de la deacutemocratie est assureacute par des

limitations structurelles agrave la discussion publique plus que par des limitations normatives (Yack

2006 423) agrave la diffeacuterence de certaines approches de la deacutemocratie deacutelibeacuterative25

Ces consideacuterations nous montrent encore une fois lrsquoimportance de lrsquoidentification de

certains biens internes agrave une pratique ici la participation et la persuasion leacutegitimes qui sont

constitutifs du bien externe soit dans le cas preacutesent la validiteacute du jugement et le bien de la

communauteacute Il faut toutefois selon Aristote toujours garder en vue le bien externe qui est la

raison drsquoecirctre de la pratique en question Il y a donc une exigence de deacutelibeacuterer en vue du bien

commun de la communauteacute politique Sans cette orientation de la deacutelibeacuteration le choix drsquoaction

qui en deacutecoulera ne pourra ecirctre attribueacute agrave la citeacute en entier (Garsten 2013) En effet nous savons

que la deacutelibeacuteration en tant qursquoelle megravene vers un choix reacutefleacutechi rend lrsquoaction plus imputable agrave

lrsquoagent Or si une action politique a eacuteteacute causeacutee par un individu ou un groupe drsquoindividus ayant

deacutelibeacutereacute en vue de leur bien personnel et non en vue du bien commun les conseacutequences leur en

seront imputables Ceux qui ne veulent pas entrer dans une deacutelibeacuteration commune ne visent pas

le bien commun car ils ne se soumettent pas au jugement public et agrave la situation eacutethique que cet

exercice implique qui implique notamment les sentiments de confiance et de honte

25 Telle que lrsquolaquo eacutethique de la discussion raquo drsquoHabermas ougrave la deacutelibeacuteration est soumise agrave des critegraveres

communicationnels

50

Nous pouvons voir que le but de la deacutelibeacuteration selon Aristote est davantage le mouvement

interne de la citeacute qui consiste agrave fonder et conserver dans le travail rheacutetorique du logos lrsquouniteacute

de la communauteacute que la convergence des preacutefeacuterences comme cela peut lrsquoecirctre pour certains

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative Aristote ne veut pas laquo homogeacuteneacuteiser raquo les points de

vue mais harmoniser par la meacutediation du reacutegime politique ses diffeacuterentes parties distinctes (et

constitutives) qui ont toutes une preacutetention valable agrave srsquoimposer au tout qursquoest la citeacute (Pol III

14 II 1261a20-25) Drsquoailleurs que la discussion produise neacutecessairement une convergence des

preacutefeacuterences est une position qui a eacuteteacute mise en doute par plusieurs travaux empiriques26

Aristote nous montre plutocirct une alternative pour la production drsquoune action commune par

la deacutelibeacuteration et ce malgreacute les conflits et la diversiteacute des biens preacutesents dans la citeacute il faut que

les citoyens puissent srsquoidentifier agrave la communauteacute dans un processus de mise en commun des

motifs de lrsquoaction En effet si la fonction du citoyen est de prendre part aux institutions

deacutelibeacuteratives et judiciaires elle est aussi laquo drsquoassurer le salut de la communauteacute raquo (Pol III 4

1276b25 sq) et donc la continuiteacute de son existence qui deacutepend de certains biens internes

Lrsquoactiviteacute drsquoune telle communauteacute permet alors pour reprendre les mots de MacIntyre laquo un

mode public commun pour repreacutesenter le conflit politique raquo (MacIntyre 2013a 136) Pour

MacIntyre qui commente par cette phrase la deacutemocratie atheacutenienne la preacutemisse de cette

repreacutesentation du conflit est lrsquouniteacute des penchants et des biens humains au sein de la citeacute Cette

uniteacute est pour MacIntyre aussi entretenue par le travail rheacutetorique drsquoun logos partageacute les

26 Cf notamment Cass Sunstein 2006 Infotopia How Many Minds Produce Knowledge New York Oxford

University Press James Surowiecki 2005 The Wisdom of Crowds New York Doubleday Lynn M Sanders

1997 laquo Against Deliberation raquo Political Theory 25 (3) 347

51

diffeacuterentes dimensions de la parole ndash politique dramatique et philosophique ndash srsquoaffectent et se

nourrissent dans le cadre drsquoun souci pour la critique et lrsquoameacutelioration de lrsquoordre commun

(MacIntyre 2013a 135-156) Or ajoute-t-il appliquant la reacuteflexion agrave la moderniteacute occidentale

laquo il sera important de voir comment ces possibiliteacutes se sont fermeacutees agrave nous raquo (MacIntyre 2013a

136) La citeacute nrsquoeacutetant plus le cadre politique des socieacuteteacutes modernes la deacutelibeacuteration collective

peut-elle encore susciter ce travail rheacutetorique de la raison qui lui donnait son effectiviteacute en liant

eacutetroitement fins et moyens La deacutemocratie moderne peut-elle srsquoeacutemanciper drsquoune forme de vie

politique particuliegravere dans la recherche et lrsquoactualisation de ses principes Le chapitre suivant

visera agrave donner des pistes de reacuteponse agrave ces questions

CHAPITRE 2 ndash LA DEacuteLIBEacuteRATION SANS FORME POLITIQUE CRITIQUE DE

LrsquoABSTRACTION

Agrave travers une analyse aristoteacutelicienne nous avons pu mettre de lrsquoavant trois moments principaux

de la deacutelibeacuteration comme exercice de la rationaliteacute pratique individuelle et collective Drsquoabord

celle-ci trouve son point de deacutepart dans certaines conceptions du bien qui forment des principes

lorsqursquoils sont souhaiteacutes deacutesireacutes La deacutelibeacuteration permettra alors drsquoactualiser ces biens agrave travers

un exercice drsquoidentification et drsquoapprofondissement des fins au sein de situations particuliegraveres

qui se terminera par un choix deacutelibeacutereacute (eg une deacutecision politique) Ce choix motivera agrave son

tour des actions concregravetes qui sont relieacutees au principe initial par une causaliteacute teacuteleacuteologique

Drsquoautre part nous avons identifieacute une distinction laquo meacutethodologique raquo entre biensfins externes

et biensfins internes qui permet de mieux comprendre la relation entre lrsquoaspect eacutepisteacutemique de

la deacutelibeacuteration et son aspect eacutethique entre validiteacute et facticiteacute cette derniegravere eacutetant constitutive

de la premiegravere agrave travers le discours rheacutetorique Finalement le facteur principal drsquoune analyse

politique de la deacutelibeacuteration est apparu ecirctre le reacutegime politique qui permet le mouvement interne

de la citeacute par un commandement leacutegitime puisqursquoissu de principes laquo reacuteputables raquo et ouvert agrave la

reacutevision notamment gracircce agrave une alternance entre gouvernants et gouverneacutes

Ces analyses sont-elles encore pertinentes pour une eacutetude de la deacutelibeacuteration en reacutegime

contemporain de deacutemocratie repreacutesentative Nrsquoy a-t-il pas drsquoimportantes diffeacuterences entre la

citeacute grecque qui est le cadre drsquoanalyse drsquoAristote et les laquo Eacutetats-nations raquo modernes Par

exemple il nrsquoest plus justifiable aujourdrsquohui en Occident du moins de concevoir comme le

faisait Aristote une partie de la population comme de simples instruments telle que les esclaves

53

et les laboureurs (Pol VII 8 1328a20) ou alors comme une classe plus basse comme les

femmes et les artisans En effet au fondement de la construction de lrsquoEacutetat moderne se trouve

une nouvelle conception de lrsquoecirctre humain 27 qui apparaicirct notoirement dans les theacuteories

contractualistes de Thomas Hobbes et de John Locke celle drsquoun individu jouissant de la liberteacute

drsquoun laquo eacutetat de nature raquo qui preacutecegravede la socieacuteteacute civile Nous le savons cet individu est alors conccedilu

comme titulaire de droits naturels et ce avant toute institution civile Puisque la liberteacute

individuelle preacutecegravede la loi il faut que cette derniegravere fasse lrsquoobjet drsquoun consentement initial pour

avoir autoriteacute Ainsi la souveraineteacute politique ne reacutesidera plus dans un pouvoir de droit divin ni

dans celui de lrsquoheacutereacutediteacute et de la tradition mais sera deacutetenue par les individus assembleacutes qui

forment le peuple ou la nation LrsquoEacutetat moderne devient alors le lieu de la repreacutesentation de cette

souveraineteacute dont la puissance est agrave la fois assureacutee et limiteacutee par les droits individuels qui le

preacutecegravedent

Crsquoest dans ce contexte intellectuel et politique speacutecifiquement laquo moderne raquo que le concept

de leacutegitimiteacute fait son apparition (Goyard-Fabre 2003) En effet ni le vocable ni lrsquoideacutee de

leacutegitimiteacute nrsquoappartenaient agrave lrsquohorizon politique des Grecs (Goyard-Fabre 2003 388) Dans la

moderniteacute occidentale la leacutegitimiteacute du pouvoir srsquoincarnera de plus en plus dans le droit positif

crsquoest-agrave-dire le droit promulgueacute par lrsquoautoriteacute politique deacutesigneacutee par le peuple souverain Bref

comme lrsquoaffirme Simone Goyard-Fabre un point de non-retour est atteint agrave la suite des courants

contractualistes et laquo la rationalisation de lrsquoideacutee de leacutegitimiteacute doit lrsquoapparenter aux racines

deacutemocratiques de lrsquoautoriteacute civile en laquelle srsquoexprime la lsquovolonteacute geacuteneacuteralersquo raquo (2003 389)

27 Bien sucircr lrsquoanthropologie moderne des Lumiegraveres heacuterite drsquoun long deacuteveloppement politique philosophique et

religieux que nous ne pouvons ici expliciter

54

La leacutegitimiteacute de lrsquoideacutee deacutemocratique moderne est alors intimement lieacute au droit politique la

puissance souveraine provient du peuple constitueacute drsquoindividus titulaires de droits fondamentaux

dont celui de prendre part au gouvernement La deacutemocratie moderne se deacutefinit alors par une

aporie aussi feacuteconde puisse-t-elle avoir eacuteteacute la leacutegitimiteacute des lois politiques est garantie par le

le reacutegime deacutemocratique or ce mecircme reacutegime implique en principe le libre choix des sources de

la leacutegitimiteacute Cette difficulteacute autant pratique que theacuteorique a provoqueacute une certaine laquo crise de

leacutegitimation raquo comprise seulement comme une neacutecessiteacute nouvelle drsquoassurer lrsquoacceptation des

normes communes au-delagrave de lrsquoeacutetat de faits des socieacuteteacutes (Tenzer 1994 174-5)

Agrave partir de ces tensions internes la deacutemocratie moderne connaicirctra des mutations dans sa

conception de la leacutegitimiteacute celle-ci ne sera plus comprise agrave partir des institutions sociales et

politiques communes mais comme autoinstitution de la socieacuteteacute par elle-mecircme ce qui implique

le laquo partage de lrsquoautonomie raquo en permettant agrave tous de choisir les normes collectives (Bernardi

2003 53-4) Degraves lors comme lrsquoaffirme Simone Goyard-Fabre (2003) laquo la question de la

leacutegitimation du pouvoir a supplanteacute le problegraveme de sa leacutegitimiteacute raquo (2003 392) En effet les

institutions ne deacutetenant plus un capital de leacutegitimiteacute suffisant celle-ci se deacuteplacera dans la

proceacutedure deacutemocratique que permettent ces institutions ce qui aura pour conseacutequence

drsquoinstaurer laquo un rapport permanent direct ou indirect entre gouvernants et gouverneacutes ceux-ci

voulant trouver en ceux-lagrave la reacuteponse agrave leurs demandes et la satisfaction de leurs attentes raquo (2003

392) une analyse partageacutee eacutegalement par Tenzer (1994 180-184) Cette nouvelle forme de

lrsquoaction politique neacutecessite que la leacutegitimiteacute devienne un principe a priori plus qursquoun principe

contextuel Bref alors que la moderniteacute fondait la leacutegitimiteacute du droit sur le fait deacutemocratique la

moderniteacute avanceacutee deacuteplace la leacutegitimiteacute dans la forme sans le fait et donc dans la proceacutedure Il

55

convient alors de se demander si le concept de leacutegitimiteacute qui permet une deacutecision politique non-

dominatrice si lrsquoon peut dire est reacuteellement valide a priori crsquoest-agrave-dire au-delagrave de toute forme

de vie commune Or cet a priori modifie moins la deacutecision politique que la question pratique

initiale Comme lrsquoeacutecrit Manent (2007c 394) cette derniegravere est alors moins laquo Que faire raquo que

laquo Qui suis-je comme sujet drsquoune action possible raquo Autrement dit la deacutelibeacuteration serait moins

directement pratique elle inclurait un premier moment laquo theacuteorique raquo ougrave lrsquoagent fait valoir son

statut de sujet autonome qui lui donne un droit au consentement

Dans ce chapitre nous voudrons en quelque sorte montrer que (pour renverser lrsquoexpression

de N Tenzer28) lrsquohistoire des modes de leacutegitimation est en fait lrsquohistoire des formes politiques

et que cette derniegravere est aussi lrsquohistoire de la raison pratique Le problegraveme se preacutesente encore

une fois comme lrsquoocculation de la notion de finaliteacute qui est eacutegalement cause de lrsquoaction Selon

Bernardi (2003 52-3) une des principales diffeacuterences entre la deacutelibeacuteration comme

autogouvernement et la deacutelibeacuteration comme autoinstitution est que la premiegravere implique une

discussion sur les moyens en fonction de fins donneacutees alors que la seconde porte eacutegalement sur

les fins collectives Nous avons eu lrsquooccasion dans le chapitre preacuteceacutedent de preacutesenter la relation

entre fins et moyens telle que la comprenait Aristote Agrave lrsquoaide de ce bagage theacuteorique nous

pourrons maintenant montrer les limites de la compreacutehension de la deacutelibeacuteration comme

autoinstitution Pour aborder cet enjeu il nous faudra avoir eacutegalement recours agrave des auteurs

aristoteacuteliciens contemporains principalement Alasdair MacIntyre et Pierre Manent Ceux-ci ont

bien montreacute comment lrsquoexercice drsquoautoinstitution requiert une abstraction de la raison pratique

qui appauvrit lrsquoaction ce qui a pour effet paradoxalement de rendre difficile ce mecircme objectif

28 laquo Lrsquohistoire des formes politiques est lrsquohistoire des modes de leacutegitimation raquo (Tenzer 1994 164)

56

drsquoautoinstitution Une des preuves que nous voudrons avancer agrave ce propos est que lrsquoabstraction

propre agrave une raison pratique qui se veut davantage laquo formelle raquo et donc universelle tend dans les

faits agrave une raison pratique technique et particuliegravere Et la cause de cette limitation tient justement

dans le fait que la position moderne qui situe la normativiteacute dans les fins occulte justement la

rationaliteacute de la prise des moyens ainsi que leur rapport ontologique aux fins La conseacutequence

est une difficulteacute agrave traiter en commun le conflit politique Bref il est creacutedible drsquoanalyser la

deacutelibeacuteration deacutemocratique actuelle comme eacutetant en fonction drsquoun objectif drsquoautoinstitution de la

socieacuteteacute agrave lrsquoaide de la discussion sur les fins mais la thegravese ici deacutefendue affirme plutocirct que cette

autoinstitution est impossible et que tenter sa reacutealisation ne peut que faire obstacle agrave la

deacutelibeacuteration comme autogouvernement qui seule permet le libre choix des regravegles communes de

lrsquoaction

La section suivante aura pour but drsquoexposer la nature de cette raison pratique abstraite ou

laquo theacuteorique raquo voulant garantir et consolider lrsquoaspect deacutemocratique des socieacuteteacutes contemporaines

Nous verrons comment elle srsquoincarne dans un certain discours des droits de lrsquohomme et

comment lrsquoabstraction drsquoune forme de vie commune peut avoir des conseacutequences importantes

pour la capaciteacute des deacutemocraties agrave se gouverner elle-mecircme que nous examinerons avec les

exemples du marcheacute et de la laquo gouvernance raquo

21 Raison universelle et choix deacutelibeacutereacute

Afin drsquoexaminer la nature drsquoun raisonnement universel qui se voudrait pratique prenons

lrsquoexemple de quelques aspects du proceacuteduralisme eacutepisteacutemique drsquoHabermas qui permet de bien

rendre compte de lrsquoideacutee drsquoautoinstitution de la socieacuteteacute par la deacutelibeacuteration Selon ce dernier afin

de deacutelibeacuterer rationnellement sur des normes il faut drsquoabord que la communication integravegre un

57

principe drsquouniversalisation (laquo principe U raquo) qui veut que laquo les conseacutequences et les effets

secondaires qui dune maniegravere preacutevisible deacutecoulent dune observation universelle de la norme

dans lrsquointention de satisfaire lrsquointeacuterecirct de tout un chacun peuvent ecirctre accepteacutes sans contrainte

par tous raquo (Habermas 1999 86-87) Notons qursquoHabermas compare alors la communauteacute qui

adopte un tel principe agrave une communauteacute scientifique de recherche de la veacuteriteacute dont lrsquoexistence

neacutecessite des laquo attitudes performatives raquo telles que la bonne foi ou la reconnaissance de la

compeacutetence (Habermas 1999 108) Ce qui srsquoen suit est alors la neacutecessiteacute drsquoinfeacuterer un principe

eacutethique le laquo principe D raquo selon lequel laquo ne peuvent preacutetendre agrave la validiteacute que les normes qui

sont accepteacutees (ou pourraient lrsquoecirctre) par toutes les personnes concerneacutees en tant qursquoelles

participent agrave une discussion pratique raquo (Habermas 1999 114)

Pour le reacutesumer drsquoune faccedilon scheacutematique la discussion politique servirait selon cette

approche agrave construire (drsquoougrave la critique du monologisme kantien) une preacutemisse majeure qui

pourrait ecirctre consentie par tous Vu les inteacuterecircts divergents la norme construite devra ecirctre assez

universelle et assez abstraite pour atteindre cet objectif et conseacutequemment les participants agrave la

discussion devront mettre de cocircteacute leurs deacutesirs et leurs inteacuterecircts particuliers La preacutemisse mineure

pour sa part consistera en lrsquoapplication de la norme universelle agrave un cas particulier Par exemple

confeacuterer tel droit social universel agrave tel groupe particulier de telle socieacuteteacute

Or agrave cette eacutetape la deacutelibeacuteration est exclue En effet deacutelibeacuterer reviendrait ici comme

lrsquoexprime Descombes (2007 126) laquo agrave changer une valeur intrinsegraveque (faire lrsquoaction par devoir

par moraliteacute) en une valeur extrinsegraveque [hellip] raquo Autrement dit si une norme apparaicirct universelle

il faut absolument trouver une faccedilon de lrsquoappliquer elle ne peut simplement ecirctre eacutecarteacutee au

moment de consideacuterer la bonne politique agrave conduire ici et maintenant Crsquoest pourquoi la

58

conclusion drsquoun tel syllogisme normatif prendra la forme deacuteontique nous devons eacutelaborer telle

politique porteuse de la norme pour ce groupe Refuser cet impeacuteratif reviendrait alors agrave priver

un individu ou un groupe drsquoun attribut qui lui revienne de droit vu leur participation agrave

lrsquouniversaliteacute de la norme en question

Nous pouvons remarquer drsquoembleacutee la diffeacuterence qui existe entre le principe pratique

proceacuteduraliste et le principe pratique aristoteacutelicien Au sein de la pratique un principe geacuteneacuteral

demeure pour Aristote une hypothegravese pour autant qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute deacutelibeacutereacute et speacutecifieacute (et peut-

ecirctre eacutecarteacute) au sein drsquoune situation particuliegravere Il ne srsquoagit donc pas de la simple application

drsquoune ideacutee ou drsquoun bien Cela tient dans sa teneur teacuteleacuteologique un principe pratique affirme un

bien avant drsquoaffirmer un rapport entre des personnes Pour sa part le principe deacuteontologique

vise agrave recommander telle norme universelle qursquoil srsquoagirait drsquoappliquer agrave une situation

particuliegravere Il srsquoagit dans ce cas de constituer laquo une filiegravere universelle des normes particuliegraveres

de lrsquoagir raquo pour reprendre une expression originale de Charles De Koninck (2015b 218) et

donc agrave vouloir eacutechapper agrave la contingence des situations humaines ainsi qursquoagrave la particulariteacute de

la personne ou du groupe qui agit Le problegraveme est que laquo le fruit drsquoun raisonnement agrave partir de

la seule loi ne pourrait ecirctre qursquoune conclusion geacuteneacuterale relevant de la science pratique raquo (De

Koninck 2015b 218) Le proceacuteduralisme eacutepisteacutemique fait donc fi de la distinction entre

rationaliteacute pratique et science pratique entre raison pratique universelle et raison pratique

particuliegravere (cf sect112)29 La conseacutequence de cette conception est que au moment de lrsquoaction

29 Thomas drsquoAquin reacutesume ainsi la diffeacuterence de causaliteacute entre la raison universelle et la raison particuliegravere laquo [La

raison pratique universelle] meut comme cause premiegravere et en repos la particuliegravere elle comme cause prochaine

et drsquoune certaine maniegravere appliqueacutee au mouvement car les actes et les mouvements prennent place au sein drsquoobjets

particuliers [hellip] raquo Commentaire du Traiteacute de lrsquoacircme drsquoAristote trad J-M Vernier Paris Vrin p 403 Cf aussi

Descombes (2007 113) laquo Le raisonnement deacuteontologique qui conclut que le sujet est soumis agrave telle ou telle

obligation est en reacutealiteacute un raisonnement theacuteorique qui se trouve porter sur une matiegravere pratique raquo

59

une telle norme est drsquoabord neacutegative elle restreint le problegraveme pratique mais ne donne pas de

directives positives pour une action agrave faire hic et nunc (Anscombe 2002 Descombes 2007)

La raison de cette difficulteacute tient dans une conception logique et donc theacuteorique de

lrsquouniversaliteacute (tous doivent accepter la norme) qui srsquoappuie sur la raison scientifique En effet

lrsquouniversaliteacute scientifique implique la subsomption des singuliers crsquoest-agrave-dire des individus

sous une espegravece Par exemple le concept de cheval est en tant qursquoespegravece une abstraction de

cas singuliers Il peut ensuite ecirctre appliqueacute agrave un cas nouveau ce cheval-ci et ce agrave tort ou agrave raison

La validiteacute de lrsquouniversel logique tient alors dans sa possibiliteacute agrave ecirctre preacutediqueacute de tous les

individus concerneacutes On ne pourrait pas deacutecider en voyant tel cheval de lui refuser le titre de

cheval simplement parce qursquoil ne nous convient pas dans la situation preacutesente drsquoavoir affaire agrave

un cheval Un principe moral universel obeacuteit alors agrave la mecircme structure il fait abstraction des

caracteacuteristiques particuliegraveres des individus afin de fonder agrave partir de lrsquouniversaliteacute de lrsquoespegravece

(lrsquohumaniteacute) une norme qui se preacutediquerait de chaque individu

Ainsi la validiteacute drsquoune norme universelle ou proceacutedurale deacutepend de son application dans

un grand nombre de cas effectifs et dans tous les cas potentiels alors que la norme comprise

prudentiellement est applicable dans un grand nombre de cas parce qursquoelle est valide Celle-lagrave

nrsquoadmet pas de deacuterogation tandis que celle-ci admet non seulement la deacuterogation mais sa

souplesse produit justement le respect qursquoon peut en avoir En effet drsquoun point de vue

aristoteacutelicien un principe est drsquoautant plus solide que la diversiteacute de ses possibiliteacutes

drsquoapplication et de non-application ne compromet pas dans la pratique sa validiteacute La raison en

est que contrairement agrave une theacuteorie proceacutedurale ou intersubjective lrsquoessence de ce qui fait

60

autoriteacute la leacutegitimiteacute reacuteside drsquoun point de vue aristoteacutelicien agrave lrsquoexteacuterieur de la volonteacute qui veut

lrsquoappliquer

Par exemple30 tous (ou presque) srsquoaccordent aujourdrsquohui pour affirmer que le vote eacutelectoral

est une pratique bonne et mecircme que lrsquoaction de se rendre aux urnes est un devoir Or la theacuteorie

proceacuteduraliste forte ne peut rendre compte du fait que malgreacute un nombre important drsquoabstentions

agrave chaque eacutelection le vote conserve sa validiteacute et est toujours une action encourageacutee Le vote

nrsquoest donc pas un devoir parce que tous srsquoy sentent soumis et y consentent mais parce qursquoil est

lrsquoattribut du citoyen en reacutegime deacutemocratique Le vote est un principe universel seulement dans

la mesure ougrave il est lieacute agrave une fonction particuliegravere (ie citoyen de tel Eacutetat) qui se rencontre sous

diverses formes au sein de toutes ou de la plupart des communauteacutes politiques Nous retrouvons

ici lrsquoimportance des caracteacuteristiques fonctionnelles de la vie en commun et plus largement de

lrsquoaction (cf sect12) qui permettent drsquoidentifier des fins externes et des principes inheacuterents agrave

lrsquoactualisation de celles-ci Ainsi le citoyen en tant que citoyen doit voter mais ce devoir nrsquoa

pas la rigiditeacute drsquoun impeacuteratif cateacutegorique31 il est un moyen en fin drsquoune fin adapteacute aux

circonstances et donc un moyen qui constitue la fin dans ce cas-ci lrsquoexistence mecircme drsquoun

reacutegime deacutemocratique repreacutesentatif

Crsquoest que comme le souligne Alasdair MacIntyre (2013a 68) une laquo proprieacuteteacute

drsquouniversalisation raquo fait deacutefaut aux laquo revendications sur la possession le besoin ou le deacutesir drsquoun

bien mecircme si crsquoest un bien universellement neacutecessaire au mecircme titre que les revendications de

30 Nous empruntons ici un exemple donneacute par Pierre Manent lors de son seacuteminaire 2012-2013 agrave lrsquoEHESS 31 Sur cette diffeacuterence entre lrsquoutilisation du verbe devoir dans la moraliteacute universaliste et dans lrsquoeacutethique

aristoteacutelicienne on se rapportera notamment agrave Elizabeth Anscombe 1958 laquo Modern moral philosophy raquo

Philosophy 33 (124) 1-19

61

droits raquo Ce qui distingue les premiegraveres des secondes ajoute-t-il est le fait qursquoelles preacutesupposent

laquo lrsquoexistence drsquoun ensemble de regravegles socialement eacutetablies raquo Afin de clarifier les consideacuterations

preacuteceacutedentes examinons alors cette proprieacuteteacute drsquouniversalisation des droits individuels une

notion qui serait aujourdrsquohui laquo la reacutefeacuterence politique et morale commune en Occident raquo (Manent

2001 163)

211 Les droits individuels et la nature du conflit politique

Comme nous lrsquoavons mentionneacute cette proprieacuteteacute drsquouniversalisation tient drsquoabord dans le fait

qursquoils sont attribueacutes agrave chaque individu en fonction de son appartenance agrave lrsquoespegravece humaine32

Cette attribution ne se fait donc pas selon un contexte social ou une fonction propre agrave lrsquoindividu

Ne srsquoinscrivant plus dans une finaliteacute geacuteneacuterale et partageacutee les droits deviennent alors des

principes moraux (Chevrier 2011 319) au sens deacuteontologique crsquoest-agrave-dire dire des principes

inconditionnels qui se situent hors de la pratique elle-mecircme en tant que biens externes agrave

atteindre La leacutegitimiteacute des normes nrsquoest plus assureacutee par le droit le droit devient lui-mecircme la

leacutegitimiteacute Crsquoest ainsi que selon Manent (2001 289) laquo au souverain qui dit le droit succegravede ou

veut succeacuteder le droit souverain raquo au sein des reacutegimes deacutemocratiques qui integravegrent cette

compreacutehension des droits individuels Dans cette perspective la leacutegitimiteacute devient processus de

leacutegitimination qui provoque une extension indeacutefinie du droit (Manent 2001 179) Or ce

deacuteveloppement implique alors une hausse du caractegravere adversarial de la politique un

32Par exemple lrsquoarticle premier de la Deacuteclaration universelle des droits de lrsquohomme de lrsquoOrganisation des Nations-

Unies se lit comme suit laquo Tous les ecirctres humains naissent libres et eacutegaux en digniteacute et en droits Ils sont doueacutes de

raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraterniteacute raquo

62

changement qui srsquoincarne notamment dans lrsquoautoriteacute grandissante des cours de justice au

deacutetriment de celle des parlements33

Rappelons ici la critique que fit Aristote de la rheacutetorique judiciaire en ajoutant que celle-ci

eacutemana drsquoun contexte ougrave les tribunaux de justice gagnaient en pouvoir agrave Athegravenes (Garsten 2006

120) Aristote critiqua alors lrsquousage sophistique de la rheacutetorique qui se deacuteployait dans le cadre

judiciaire et qui consistait agrave laquo parler hors de la question raquo (Rhet I 1 1354b) Selon lui les

rheacuteteurs sophistiques visaient agrave lrsquoaide de sentiments et de faits eacutetrangers au cas particulier agrave

influencer ceux qui jugent (Garsten 2006 123-4) Cela eacutetait possible notamment du fait que les

litiges eacutetaient moins exposeacutes au jugement public le cas en question nrsquointeacuteressant pas

directement la communauteacute ni les juges eux-mecircmes La rheacutetorique se transformait alors en

performance technique ougrave il srsquoagit seulement de produire un reacutesultat Crsquoest pourquoi la

rheacutetorique deacutelibeacuterative devait pour Aristote avoir prioriteacute sur la rheacutetorique judiciaire celle-lagrave

eacutechappe moins facilement aux exigences du bien commun et est donc davantage porteacutee agrave

relativiser les revendications en fonction de la diversiteacute des biens preacutesents dans la communauteacute

politique des biens qui engagent directement les citoyens

Degraves lors comme le reacutesume Chevrier (2011 322)

lrsquoemprise du droit sur la socieacuteteacute et le politique srsquoaccompagne de la prospeacuteriteacute de la dogmatique

juridique et de lrsquoabsolutisation des conflits politiques et moraux qui reconvertis dans le langage

des droits se precirctent difficilement aux compromis Crsquoest la deacutelibeacuteration politique qui se

dogmatise sous lrsquoinfluence de la culture des droits

33 Cf Neal Tate et Torbjoumlrn Vallinder dir 1995 The global expansion of judicial power New York New York

University Press Aussi pour une eacutetude de ce pheacutenomegravene au Canada cf Frederick Lee Morton et Rainer Knopff

2000 The Charter Revolution and the Court Party Toronto University of Toronto Press

63

En effet conformeacutement agrave la nature critique drsquoun raisonnement pratique universel ou

deacuteontologique le droit ainsi compris devient un rapport agrave soi laquo en tant qursquoopposable agrave lrsquoautre raquo

(Manent 2007c 395) Or cette opposition se preacutesentant sous une norme cateacutegorique nrsquoa pas agrave

de donner de raisons proprement dites (MacIntyre 2013a 70) Le droit ainsi compris est pour

MacIntyre neacutecessairement incommensurable aux autres biens et revendications Il devient ainsi

un outil de protestation laquo la veacuteheacutemence affirmative des protestataires vient de ce que

lrsquoincommensurabiliteacute leur interdit de gagner une discussion leur suffisance indigneacutee vient de

ce que lrsquoincommensurabiliteacute leur interdit eacutegalement de la perdre raquo (MacIntyre 2013a 71) Dans

ce contexte34 laquo lrsquoeacutenonciation de tout principe universel se reacuteduit finalement agrave lrsquoexpression des

preacutefeacuterences drsquoune volonteacute individuelle pour cette volonteacute les principes nrsquoont et ne peuvent

avoir que lrsquoautoriteacute qursquoelle choisit de leur confeacuterer en les adoptant raquo (MacIntyre 2013a 22) Et

lrsquoexpression drsquoune preacutefeacuterence particuliegravere doit comme nous lrsquoavons vu ecirctre pris en compte

dans un jugement pratique dont la leacutegitimiteacute se veut laquo universelle raquo

Cette conception de lrsquoagent politique et des principes de la deacutelibeacuteration modifie alors pour

MacIntyre et Manent le sens que lrsquoon donne agrave la diversiteacute des opinions et au deacutebat politique

Elle ne serait plus celle des diffeacuterents motifs drsquoaction et de gouvernement diffeacuterents biens sous

la forme de lrsquoutile du noble ou du juste mais celle drsquoune valorisation personnelle de certains

objectifs des laquo preacutefeacuterences raquo (MacIntyre 1993) ou des laquo valeurs raquo (Manent 2007b) Pour

Manent la deacutemocratie contemporaine se voudrait degraves lors de plus en plus le laquo cadre formel de

34 Qui est celui de ce que MacIntyre appelle lrsquolaquo eacutemotivisme raquo qui est une position philosophique qui postule que

chaque eacutenonceacute eacutevaluatif est en fait un eacutenonceacute factuel qui renvoie aux preacutefeacuterences personnelles du locuteur Pour

MacIntyre lrsquoeacutemotivisme voit juste non en tant que philosophie de la signification mais en tant que sociologie

contemporaine de lrsquousage Une des causes de lrsquoeacutemotivisme serait lrsquoabstraction des principes moraux propres aux

theacuteories des Lumiegraveres dont la signification ne se fait plus voir dans la reacutealiteacute Pour cette discussion cf MacIntyre

(2013a 9-36)

64

toutes les expeacuteriences possibles raquo (2007b 198 nous soulignons) et de moins en moins celui de

lrsquoexpeacuterience reacuteelle La quecircte drsquouniversaliteacute deacutetacheacutee du particulier conduirait alors deacutelier la

parole de lrsquoaction agrave proclamer la leacutegitimiteacute des fins indeacutependamment de celle des moyens ce

qui conduirait dans les faits agrave laquo une eacutetrange suspension de lrsquoaction raquo (Manent 2014b 558) Cela

confegravererait agrave lrsquoagent contemporain la possibiliteacute de se poser comme sujet drsquoune infiniteacute

drsquoattributs sans devoir justifier cette attribution dans le contexte des affaires communes ougrave une

revendication se heurte agrave un ensemble drsquoautres biens concrets

En effet lorsque le principe de lrsquoaction est compris drsquoabord comme objet de choix

indeacutependamment des moyens concrets qui la constituent la fin devient soumise agrave laquo la bigarrure

de la repreacutesentation raquo (Manent 2014b 6) crsquoest-agrave-dire agrave une diversiteacute presque infinie Comme le

souligne Aristote un souhait mecircme si rationnel peut porter en fait sur toutes choses mecircme sur

les choses qui ne laquo deacutependent pas de nous raquo et donc qui ne sont pas objets de deacutelibeacuteration (EN

III 4 1111b20 sq) Crsquoest pourquoi le bien qui motive ce souhait est tributaire de moyens

circonstanciels qui permettent sa reacutealisation effective De ce fait en conclut Manent (2014b

554)

la diversiteacute nrsquoapparaicirct comme la modaliteacute la plus significative du pheacutenomegravene humain que si

lrsquoaction humaine est regardeacutee principalement dans ses fins deacuteclareacutees au lieu drsquoecirctre reconnue dans

ses moyens effectifs La diversiteacute ne vient au premier plan que lorsque nous reacuteduisons lrsquoaction agrave

sa premiegravere et moindre moitieacute celle qui consiste agrave lsquoposer la finrsquo agrave manifester un vœu agrave produire

une image

Ainsi une telle conception du laquo pluralisme raquo qui peut justifier une proceacutedure de leacutegitimation

nrsquoapparaicirct que lorsque lrsquoon comprend la vie pratique comme position de la fin et surtout position

65

de la fin sans les moyens Le pluralisme inheacuterent agrave toute socieacuteteacute ne serait alors plus pour

MacIntyre un laquo dialogue ordonneacute de points de vue croiseacutes raquo mais un laquo meacutelange discordant de

fragments mal assortis raquo (2013a 13) crsquoest-agrave-dire des fins laquo poseacutees raquo par chacun qui ne nouent

plus un lien agrave travers un but commun et qui par ce fait mecircme ne peuvent plus fournir de veacuteritables

fins agrave lrsquoagent (des motifs drsquoaction concregravete) mais seulement un argumentaire critique non

falsifiable

Crsquoest ainsi que lorsque lrsquoon perd de vue lrsquointeacutegration reacuteciproque des fins et des moyens la

vie humaine risque drsquoapparaicirctre plus dans sa diversiteacute que sa reacutegulariteacute et que le deacutebat apparaicirctra

comme une laquo guerre des dieux raquo sans justification possible Car la prise en consideacuteration de

cette inteacutegration limite dans les faits la vie eacutethique les motifs reacuteels de lrsquoaction eacutetant pour leur

part laquo en nombre tregraves limiteacute raquo (Manent 2014b 554) Par exemple un discours politique qui

affirmerait les valeurs de la deacutemocratie de lrsquoautonomie de la solidariteacute etc nrsquoaurait en soi

aucune teneur pratique et donc aucun contenu moral puisqursquoil lui faudrait speacutecifier des faccedilons

drsquoagir en vue de ces valeurs Comme lrsquoeacutecrit Vincent Descombes laquo une chose est de reconnaicirctre

une valeur en principe une autre est de srsquoy conformer ici et maintenant raquo (Descombes 2013b

128) Or leur actualisation ne peut consister simplement en une laquo application raquo non seulement

parce que leur contenu nrsquoest pas directement tangible mais eacutegalement parce qursquoun bien doit

parfois ecirctre laisseacute de cocircteacute pour en promouvoir un autre plus adapteacute agrave la situation particuliegravere

Crsquoest finalement ce qursquoAristote entend par la vertu de prudence qui est une disposition propre

de lrsquoagent avant drsquoecirctre une caracteacuteristique de lrsquoacte35

35 laquo Lrsquoapplication drsquoune loi doit toujours ecirctre un acte de prudence circa singularia contingentia et ougrave le jugement

deacutepend de la condition du deacutesir Nulle loi ne saurait rendre hors de propos ni la connaissance de la contingence ni

66

Crsquoest pourquoi le nœud de la vie pratique est le choix des moyens plus que la position de la

fin Celui-lagrave reacuteveacutelera le caractegravere et les intentions de lrsquoagent et sera lrsquoobjet de la justification et

du jugement Cela est drsquoautant plus vrai de lrsquoaction politique puisque laquo les motifs humains

nrsquoaccegravedent agrave la clarteacute de la connaissance que lorsqursquoils produisent une action qui srsquoinscrit

visiblement dans lrsquoespace public raquo (Manent 2014b 6) Or les droits individuels lorsqursquoils sont

pris comme principes absolus nrsquoont plus pour Manent et MacIntyre agrave justifier leur preacutetention

selon diffeacuterents biens assurant la bonne activiteacute de la communauteacute politique car ils ne jugent

pas agrave proprement parler les diffeacuterentes actions et leurs conseacutequences ils ne peuvent que les

autoriser ou les interdire Comme lrsquoexprime Manent (2015a 24) leur sens srsquoeacutepuise dans

lrsquoautorisation qursquoils donnent

Bien sucircr les droits universels et lrsquoexpression des preacutefeacuterences particuliegraveres qursquoils permettent

au sein de la sphegravere publique ne sont pas sans effet sur lrsquoaction La raison universelle qui

srsquoapparente davantage agrave une raison theacuteorique a bien une porteacutee pratique quoiqursquoindirecte Cette

laquo indeacutependance raquo lui confegravere une autoriteacute qui permet souvent heureusement de critiquer les

obligations particuliegraveres drsquoun contexte social donneacute Toutefois le pendant du gain en autoriteacute

de lrsquoabstraction des normes est lrsquoaffaiblissement des capaciteacutes drsquoaction eacutethique deacutelibeacutereacutee En

effet le discours abstrait du droit tend agrave occulter les aspects eacutethiques qui lui sont sous-jacents et

diminue alors lrsquointeacuterecirct de les examiner et de srsquoy confronter au sein drsquoune discussion rationnelle

partageacutee (Blattberg 2009) La raison universelle tout comme les droits individuels nrsquooffre pas

de logos propre au choix des moyens Son rocircle eacutetant drsquoautoriser ou de restreindre lrsquoaction rien

la disposition du deacutesir raquo (De Koninck 2015b 220) C De Koninck entend ici par laquo disposition du deacutesir raquo les vertus

et les vices qui donnent des fins immeacutediates agrave lrsquoagent

67

ne garantit la capaciteacute de lrsquoagent drsquoagir rationnellement et volontairement agrave la suite de cet

impeacuteratif Bref comme lrsquoaffirme Charles Blattberg (2009 46) laquo en ce qui concerne lrsquoeacutethique

lrsquoabstraction affaiblit [disempowers] raquo Crsquoest pourquoi selon Aristote ainsi que selon

MacIntyre et Manent la rheacutetorique judiciaire doit se placer sous la rheacutetorique deacutelibeacuterative qui

vise agrave combler lrsquoespace et lrsquoindeacutetermination qui existe entre lrsquoagent et lrsquoaction par un

mouvement inteacuterieur le choix deacutelibeacutereacute qui prenne en compte les dispositions des individus

ainsi qursquoun mouvement exteacuterieur lrsquoaction

Le problegraveme est que le concept geacuteneacuterique drsquohumaniteacute deacutenueacute drsquoautres attributs particuliers

perd de sa teneur fonctionnelle et les biens internes propres que celle-ci permet habituellement

drsquoidentifier Cette indeacutetermination risque alors drsquoecirctre laquo une invitation agrave avancer une

deacutetermination arbitraire lsquoideacuteologiquersquo de celle-ci raquo (Manent 2010b 382) car la dimension

eacutethique de la vie pratique est en quelque sorte laisseacutee agrave elle-mecircme elle ne trouve plus de

principes auxquels se rapporter36 Ainsi comme le souligne eacutegalement Mary Ann Glendon

(1991 171)37 le danger est que seacutepareacutes de la substance sociale qui leur confegravere leur sens et leur

laquo authenticiteacute raquo les droits en viennent agrave servir moins la digniteacute humaine que les deacutesirs

laquo pressants et sans fin raquo des individus Autrement dit la raison pratique universelle qui

srsquoapparente agrave la raison scientifique de par ses conclusions laquo theacuteoriques raquo se transforme en raison

36 Manent (2014b 557) deacutecrit ainsi lrsquoideacuteologie laquo Crsquoest preacuteciseacutement le rocircle de lrsquoideacuteologie de rattacher toutes les

actions possibles agrave un ensemble deacutetermineacute et clos de paroles raquo Cf aussi Marshall (2009 203) laquo Or les

conseacutequences de cet ancrage des droits du citoyen dans le sentiment de lrsquohumaniteacute se manifestent non seulement

par leur deacutepassement de lrsquoesprit inteacuteresseacute et du rationalisme scientifique comme fondements de la perception

humaine mais eacutegalement par lrsquoabneacutegation du raisonnement deacutelibeacuteratoire ou de la modeacuteration qursquoil suppose et elles

favorisent par contre des jugements politiques cateacutegoriques geacuteneacuteraliseacutes voire universels Eacutetant lrsquoarchecirc mecircme du

jugement pratique le sentiment de lrsquohumaniteacute agrave la diffeacuterence de la geacuteneacuterositeacute classique nrsquoaura pas de juste milieu

pour le mesurer raquo 37 On se reacutefeacuterera eacutegalement agrave cet ouvrage pour une deacutemonstration plus empirique (situeacutee au Eacutetats-Unis) des

conclusions qui preacutecegravedent

68

technique lorsqursquoelle nrsquoest pas suppleacuteeacutee par une raison pratique particuliegravere il srsquoagit alors

seulement drsquoappliquer un modegravele drsquoatteindre une fin exteacuterieure38 Et comme nous le verrons

maintenant il est possible que ce scheacutema laquo technique raquo produise des conseacutequences indeacutesireacutees et

des choix non deacutelibeacutereacutes au sein des reacutegimes deacutemocratiques contemporains

212 De la raison universelle agrave la raison technique les exemples de la gouvernance et

du marcheacute

Il va sans dire qursquoun agent ne peut renoncer agrave discriminer entre les biens ou les diffeacuterents modes

de vie qui srsquooffrent agrave lui Mais comment alors choisir lagrave ougrave la deacutelibeacuteration peine agrave deacuteterminer

rationnellement les moyens de lrsquoaction vu lrsquoabstraction de ses principes Lorsque la

deacutelibeacuteration nrsquoa plus les moyens de guider former commander rationnellement les volonteacutes

individuelles mais seulement de deacuteterminer les conditions de leur libre expression alors la vie

eacutethique est en quelque sorte laisseacutee agrave elle-mecircme comme nous lrsquoavons analyseacute preacuteceacutedemment

Or nous sommes ici en face drsquoun certain paradoxe Drsquoune part toute action doit neacutecessairement

avoir eacuteteacute motiveacutee de quelque faccedilon Selon la perspective aristoteacutelicienne les principes effectifs

de lrsquoaction se retrouvent toujours parmi certaines laquo opinions reacuteputables raquo sur le bien dont les

plus geacuteneacuterales sont transmises notamment par le reacutegime politique Drsquoautre part nous avons vu

que les principes de la deacutemocratie contemporaine et drsquoune certaine faccedilon de la deacutemocratie en

38 Selon une expression de Charles de Koninck il y a alors laquo tentative de contourner par lrsquoart les difficulteacutes de

lrsquoaction raquo (De Koninck 2015c) Cf aussi Cordell Paris (2014 201-2) laquo le rationalisme kantien exclut le calcul

deacutelibeacuteratif au nom drsquoune loi qui se veut impeacuterative La certitude de lrsquoimpeacuteratif cateacutegorique entend rompre avec la

recherche toujours incertaine du bien de mecircme que la volonteacute deacutetermineacutee par la raison agrave lrsquoexclusion des passions

entend se substituer au lsquodeacutesir deacutelibeacuteratifrsquo qursquoest la prohairegravesis [hellip] Car lrsquoaction srsquooriente deacutesormais non plus en

fonction de la situation drsquoaction mais en fonction de la regravegle elle-mecircme regravegle penseacutee comme une veacuteriteacute absolue et

non pas une veacuteriteacute pratique Lrsquoobeacuteissance se substitue agrave la deacutelibeacuteration le devoir agrave lrsquoaction raquo

69

geacuteneacuteral (cf sect13) invitent les individus agrave deacuteterminer librement leurs fins et en garantissent la

possibiliteacute par les droits individuels

Pour Manent le paradoxe qui srsquoen suit srsquoexprime alors de la faccedilon suivante laquo la loi

nouvelle ayant abandonneacute tout critegravere rationnel ou objectif du bien et du juste se commande agrave

elle-mecircme de ne pas commander raquo et entend ainsi laquo commander agrave une vie sans loi raquo (Manent

2014c 302) La quecircte drsquoune laquo action sans loi raquo se concreacutetise alors selon Manent laquo dans la

seacuteparation moderne entre lrsquoinstitution politique sources des lois et la socieacuteteacute lieu des actions

lsquosans loirsquo mais guideacutees par les lsquointeacuterecirctsrsquo et les lsquovaleursrsquo raquo (2015a 21) Ces deux principes sont

alors garantis par laquo ces conditions geacuteneacuterales de lrsquoaction que sont lrsquoEacutetat de droit et le marcheacute raquo

(Manent 2007 395) deux institutions qui deacuteterminent autant pour Manent que pour MacIntyre

une part importante de la vie commune des deacutemocraties contemporaines En effet avec la

moraliteacute des droits universels laquo lrsquoeacutethique de lrsquoEacutetat raquo et laquo lrsquoeacutethique du marcheacute raquo sont les deux

autres composantes de ce que MacIntyre (2016a) a reacutecemment identifieacute comme le laquo point de

vue dominant raquo actuel

Dans le domaine de lrsquoeacuteconomie qui remplit la sphegravere eacutethique laisseacutee vide par la politique

il nrsquoy a plus possibiliteacute drsquoorthos logos de juste mesure deacutetermineacutee par la deacutelibeacuteration et le

dialogue tel qursquoil pourrait y en avoir par exemple sur le laquo juste prix raquo de certains biens (Manent

2015a 21 MacIntyre 2016 93-101) Le marcheacute commande le prix sans que les deacutelibeacuterations

des citoyens puissent y jouer un rocircle sinon une somme de deacutelibeacuterations seacutepareacutees et

instrumentales sur la maximisation de lrsquoutiliteacute Tel que le souligne MacIntyre (2016a 127) le

trait de caractegravere voire lrsquoobligation speacutecifique agrave cette activiteacute dont le cadre est le marcheacute est ce

qursquoAristote nommait la pleonexia laquo lrsquoesprit drsquoacquisition raquo qui tend agrave faire deacutesirer plus que sa

70

juste part (EN V 2 1129a31-b10) Degraves lors alors que lrsquoeacutethique du marcheacute promeut la

multiplication des deacutesirs comme moyens drsquoarriver agrave la laquo maximisation de lrsquoutiliteacute raquo (MacIntyre

2016a 127-33) le gouvernement trouverait de plus en plus sa leacutegitimiteacute dans lrsquoentreprise de

satisfaction de ceux-ci (MacIntyre 2016a 126) Les agences bureaucratiques se multiplient alors

afin de coordonner lrsquoactiviteacute grandissante de la sphegravere de lrsquoeacuteconomie qui adopte le principe de

libre concurrence (MacIntyre 2016a 124 Manent 2014a 313) Lorsque cette coordination

assure les laquo conditions de lrsquoaction raquo sans en questionner ou en deacuteterminer la regravegle et donc la

finaliteacute alors le gouvernement est remplaceacute par la laquo gouvernance raquo (Manent 2014a)

Ce deacuteploiement du laquo deacutesir drsquoacqueacuterir raquo dans les socieacuteteacutes modernes et contemporaines

entrainerait alors un changement important de perspective politique selon Manent

laquo Lintelligibiliteacute de la vie collective paraicirctra venir des moins en moins de la somme des actions

intentionnelles des socieacutetaires quils soient personnes priveacutees ou mecircme gouvernants et de plus

en plus du systegraveme formeacute par la somme des circonstances et la somme des conseacutequences raquo

(2014a 312) Or sans une prise intelligible de laquo lrsquointention collective raquo des fins preacutesentes au

sein de la socieacuteteacute (qui est le propre du discours rheacutetorique tel que lrsquoenvisage Aristote)

lrsquointeacutegration des fins et des moyens est de plus en plus difficile agrave concevoir Sur ce point la

conseacutequence est alors une difficulteacute agrave reacuteviser les fins agrave la suite des deacutelibeacuterations et des actions

des socieacutetaires agrave effectuer un retour aux principes 39 La raison commune devient alors

davantage technique en ce qursquoelle peine agrave consideacuterer les biens internes agrave la pratique des biens

39 Charles De Koninck (2015a 110) donne sur ce point lrsquoexemple suivant laquo On srsquoeacutetudie agrave srsquoeacutelever agrave un ordre de

pourparlers et drsquoententes de notre part si deacutetacheacute de tout principe qursquoil peut se nouer ndash sans qursquoon srsquoen aperccediloive ndash

des alliances entre les gouvernements de nations dont les conceptions de la vie en geacuteneacuteral ou du bien-ecirctre politique

en particulier sont les plus opposeacutees possibles voire mortellement contraires raquo

71

en soi qui permettent de relativiser la fin exteacuterieure Alors que la raison pratique vise agrave

circonscrire le deacutesir agrave un objet possible bon et mesureacute la raison technique ne peut que

maximiser celui qui se preacutesente agrave elle sans reacuteelle capaciteacute de choisir volontairement de

deacutevelopper une vie laquo prohaiumlreacutetique raquo (MacIntyre 2016 133) Tandis que le gouvernement de soi

par soi vise agrave assurer cette emprise volontaire sur les principes de la vie commune ce choix laquo la

gouvernance raquo reculerait en fait laquo devant lrsquoampleur des possibles politiques que la proaiumlresis

srsquoefforce de maicirctriser raquo (Manent 2010b 124) Voulant ouvrir des possibiliteacutes de plus en plus

vastes au niveau des fins la politique contemporaine serait en fait de plus en plus restreinte au

niveau des moyens ceux-ci eacutetant de plus en plus preacutedeacutetermineacutes par la neacutecessiteacute celle du marcheacute

et de la laquo providence raquo eacuteconomique40 et celle de la coordination bureaucratique notamment

En somme embrassant des principes abstraits les socieacuteteacutes actuelles occulteraient le sens et

les exigences de la deacutemocratie comme laquo gouvernement de soi raquo un oubli dont la conseacutequence

est selon Pierre Manent et Alasdair MacIntyre laquo le despotisme eacuteclaireacute deacutesignation exacte pour

la somme drsquoagences administrations cours de justice et commissions qui dans le deacutesordre

mais drsquoun esprit unanime nous donnent de plus en plus meacuteticuleusement la regravegle raquo (2006 58-

9) bref une autoriteacute qui tend vers une forme de domination ineacutegalitaire (MacIntyre 2016 126-

127) Alors que pour Aristote seuls des citoyens pouvaient gouverner des citoyens libres il

semble aujourdrsquohui que laquo plusieurs choses gouvernent les hommes raquo selon une formule de

Montesquieu (Esprit des lois XIX 4 cf Manent 2010b 36 1997 114) Le problegraveme est que

40 laquo Sous le nom de marcheacute mondial nous avons construit un systegraveme drsquoaction que lrsquoon peut ne peut mieux deacutecrire

que comme une Providence artificielle agrave la fois la seule chose que nous puissions faire et le mieux que nous

puissions faire cest de reacutepondre avec dociliteacute aux indications du marcheacute mondial chacune drsquoelles ayant pour elle

la force surhumaine du Tout et de son autoriteacute raquo (Manent 2015b 109)

72

dans ce contexte ces autres laquo choses raquo qui gouvernent les citoyens ne sont pas objet de

deacutelibeacuteration rationnelle et donc de choix volontaire Srsquoil nrsquoy a deacutelibeacuteration que sur les choses

qui laquo deacutependent de nous raquo alors il nrsquoy a plus deacutelibeacuteration lorsque certaines forces humaines et

socieacutetales ne deacutependent plus drsquoun laquo nous raquo particulier Si cette analyse srsquoavegravere juste comment

alors retrouver une emprise des deacutemocraties sur elles-mecircmes et sur les actions intentionnelles

qui srsquoy deacuteploient

22 Lrsquoagent retrouveacute la mise en commun des fins et lrsquoautoriteacute du bien

Nous venons de voir les lacunes de certains principes pratiques que lrsquoon peut retrouver selon

MacIntyre et Manent dans les reacutegimes deacutemocratiques actuels Notamment nous avons deacutecrit la

possibiliteacute drsquoune nouvelle compreacutehension des droits et de lrsquoexpression des preacutefeacuterences qui srsquoest

deacutetacheacutee du cadre particulier drsquoune communauteacute politique afin de promouvoir un certain type

drsquouniversaliteacute Cette universaliteacute serait toutefois lrsquoobjet non pas de la raison pratique mais de la

raison theacuteorique et scientifique en ce qursquoelle fait fi de toute deacutetermination particuliegravere au-delagrave

de lrsquoindividualiteacute mecircme Nous pouvons dire que en adoptant cette laquo eacutepisteacutemologie raquo des

affaires humaines la deacutemocratie deacutelibeacuterative surtout dans sa version eacutepisteacutemique forte ne serait

pas alors une alternative au modegravele du contrat social mais seulement une transformation de ce

modegravele Cette transformation proviendrait notamment drsquoune certaine compreacutehension de

lrsquoautoriteacute propre agrave la loi et aux normes en geacuteneacuteral comme nous allons maintenant le voir

221 Lrsquoautoriteacute de la loi et le travail de leacutegitimation

Alors que le contrat social de la moderniteacute inaugurale situait la souveraineteacute au sein du peuple

ou de ses repreacutesentants la deacutemocratie libeacuterale actuelle laisserait place agrave une laquo souveraineteacute

73

illimiteacutee de lrsquoindividu particulier raquo (Manent 2015b 128) Comme nous lrsquoavons mentionneacute

lrsquoobjectif est de donner la possibiliteacute agrave tous les individus concerneacutes par des normes de faire un

acte de consentement Dans ses conditions un consensus de cette ampleur requiert lrsquoabstraction

et la possibiliteacute de reacuteviser toutes les normes agrave partir de cette abstraction Ainsi dans cette

perspective laquo au lieu que ce soit le contrat qui rende possible la politique la politique est une

suite perpeacutetuelle de conclusions du contrat raquo comme lrsquoanalyse Bubner (1993 364) Autrement

dit lrsquoindividu deacutelibeacuterant est maintenant appeleacute agrave choisir et promouvoir ses fins agrave travers un

dialogue intersubjectif qui se transforme alors dans un eacutechange de laquo preacutefeacuterences raquo individuelles

Lrsquoabstraction propre agrave certains principes de deacutelibeacuteration prenant la forme de laquo valeurs raquo ou

drsquoimpeacuteratifs constituerait alors en une laquo disqualification de tous les contenus de vie

partageables au motif qursquoils nrsquoont pas eacuteteacute choisis par chacun ou qursquoils nrsquoagreacuteent pas agrave chacun raquo

(Manent 2015b 129)

Le problegraveme est que la discussion collective ne trouve plus alors dans les fins laquo poseacutees raquo

comme principes lrsquoarkhē neacutecessaire agrave lrsquoorientation concregravete de la pratique Faute drsquoun principe

directement causal le dialogue devient alors lui-mecircme une fin mais une fin qui demeure dans

lrsquoabstraction des deacuteterminants concrets de la pratique

Avec la tendance agrave transformer le flux de la pratique en dialogue permanent les contenus qui

proviennent des opinions diverses et des conflits drsquointeacuterecircts de la politique srsquoeacutegarent La substance

du dialogue ideacuteal devient ludique aussi longtemps qursquoelle est soustraite en tant que thegraveme

hypotheacutetique de la discussion agrave la structure de lrsquoaction qui fixe des buts (Bubner 1993 362)

74

Dans cette optique il nrsquoy a plus possibiliteacute laquo drsquoengagements veacuteritablement inconditionnels raquo

(MacIntyre 2016b 188)41 qui puissent offrir de veacuteritables motivations agrave lrsquoaccord politique et agrave

lrsquoaction commune En effet alors que la discussion collective comprise comme discussion des

fins et non des moyens tend agrave devenir elle-mecircme la norme par un processus de leacutegitimation ses

possibiliteacutes se reacutetreacutecissent dans les faits par la fragilisation de lrsquoautoriteacute des principes qui la

sous-tendent Ainsi tel que lrsquoaffirme Pierre Manent (2015a 24)

la regravegle des mœurs parmi nous est donc suspendue agrave un fil tregraves cassant Lrsquointerroger crsquoest la

reacuteformer Elle ne supporte pas drsquoecirctre interrogeacutee tout en eacutetant tranquillement suivie comme crsquoeacutetait

le cas avant lrsquoirruption de la liberteacute absolue lorsqursquoun essaim de raisons disparates bombinait

autour des actions principales de la vie humaine

Cela est ducirc au fait que comme nous lrsquoavons vu les regravegles drsquoaction preacutesentes au sein drsquoun ordre

politique et social ne proviennent pas drsquoune universaliteacute sans faille mais reposent laquo sur une

pluraliteacute de raisons ou de lsquonon sans raisonrsquo raquo crsquoest-agrave-dire une pluraliteacute de motifs concrets drsquoagir

selon ou contre elles ce qui confegravere aux institutions qui les incarnent une stabiliteacute et laquo une

amplitude inteacuterieure raquo (Manent 2015a 23) Dans cette perspective les opinions conflictuelles

visent agrave rendre raison de lrsquoadeacutequation ou de lrsquoinadeacutequation des lois et des normes agrave lrsquoexpeacuterience

qursquoen font les citoyens libres au sein de la communauteacute politique La parole publique est alors

laquo le veacutehicule qui clarifie les buts viseacutes et dont on suppose comme allant de soi le caractegravere

recteur par principe pour lrsquoaction de sorte que lrsquointervention du logos conduise agrave la

41 Crsquoest ainsi que la deacutelibeacuteration politique servirait dans les mots drsquoHabermas agrave laquo expeacuterimenter le processus

[institutionnel] comme ouvert et incomplet raquo et de laquo rallumer la radicaliteacute deacutemocratique des braises de la position

originelle de la vie civique drsquoune socieacuteteacute raquo en consideacuterant la constitution laquo comme un projet raquo (Habermas 1995

128)

75

consolidation de la communauteacute drsquoaction raquo (Bubner 1993 363) Crsquoest de cette faccedilon qursquoil est

possible de laquo secouer le joug de la loi sans donner naissance au sujet raquo (Manent 2007 397)

Ce contraste entre un exercice de liberteacute politique qui deacutelibegravererait sur la loi tout en la

conservant et un autre qui ferait de mecircme tout en provoquant une perte drsquoorientation de la vie

pratique peut paraicirctre eacutenigmatique Une premiegravere voie de clarification nous est montreacutee par

Vincent Descombes (2004) Dans un raisonnement pratique individuel ou collectif il ne srsquoagit

pas pour un agent ou pour les citoyens drsquoune communauteacute de se laquo donner une loi raquo ndash un

exercice que mettent de lrsquoavant les theacuteories du contrat social ndash mais de srsquoapproprier le principe

de la loi crsquoest-agrave-dire le bien qursquoelle promeut ou la fin vers laquelle elle tend Crsquoest pourquoi les

anciens Grecs utilisaient une voix moyenne pour deacutesigner le fait drsquoobeacuteir librement agrave une norme

La voix moyenne introduit une laquo nuance subjective raquo ougrave laquo lrsquoaction accomplie possegravede aux yeux

du sujet une signification personnelle (Descombes 2004 103) Ce rapport agrave soi nrsquoest toutefois

pas agrave proprement parler reacuteflexif au sens drsquoune laquo auto-affection du sujet par lui-mecircme raquo (2004

103) Or la moderniteacute politique aurait confondu le moyen et le reacutefleacutechi en affirmant la possibiliteacute

qursquoun peuple se donne des lois en se les imposant agrave lui-mecircme Il y a lagrave pour Descombes laquo un

exercice eacutenigmatique de schizophreacutenie politique pas un reacutegime de souveraineteacute politique raquo

(2004 103)

Les faiblesses contemporaines de la deacutelibeacuteration politique trouveraient donc deacutejagrave leur

source dans la conception moderne du contrat social Celui-ci en tant qursquoil est purement formel

ne peut produire lrsquoarkhē neacutecessaire agrave un reacutegime de souveraineteacute politique et donc agrave une

deacutelibeacuteration collective tourneacutee vers des moyens communs drsquoatteindre certains biens Le contrat

social en tant que seul principe de leacutegitimiteacute possegravederait donc une teneur plus neacutegative que

76

positive et devrait alors ecirctre constamment reacuteactualiseacute afin drsquoecirctre rendu laquo reacuteel raquo Crsquoest ce que

permet aujourdrsquohui selon Pierre Manent et Alasdair MacIntyre entre autres penseurs

aristoteacuteliciens lrsquoassociation entre le langage des droits et celui des preacutefeacuterences personnelles ou

de laquo lrsquoutiliteacute raquo

Pour ces deux philosophes les deacutemocraties libeacuterales actuelles auraient alors besoin drsquoune

certaine science pratique sans laquelle le jugement sur les affaires humaines tombera drsquoune part

dans un reacutealisme eacutetroit voire meacutecanique qursquoils associent notamment agrave la sphegravere de lrsquoeacuteconomie

et de la bureaucratie eacutetatique et drsquoautre part dans un ideacutealisme abstrait dont les droits de

lrsquohomme et lrsquoideacutee drsquohumaniteacute sont les manifestations les plus influentes Selon eux crsquoest

justement cette science que nous fournit Aristote La force de la science pratique aristoteacutelicienne

est de mettre en lumiegravere la deacutemarche qui conduit du particulier agrave lrsquouniversel et de lrsquouniversel

au particulier tout en conservant le caractegravere speacutecifiquement pratique de la reacuteflexion sur les

affaires humaines crsquoest-agrave-dire un monde de contingence qui trouve sa stabiliteacute dans la loi et

dans le reacutegime politique La probabiliteacute ainsi que la geacuteneacuteraliteacute est donc le premier aspect de la

rationaliteacute pratique que lrsquoapproche aristoteacutelicienne permet de recouvrer afin drsquoeacuteviter des

jugements trop cateacutegoriques qui veulent deacutepasser la contingence ou des jugements trop

particuliers qui se soumettent agrave celle-ci

De cette faccedilon crsquoest la nature mecircme des normes veacutehiculeacutees par les institutions politiques et

sociales qui pourra ecirctre repenseacutee en tant que celles-ci offrent des principes qui ne peuvent valoir

pour tous les cas mais qui orientent neacuteanmoins la vie pratique drsquoune faccedilon irremplaccedilable Car

bien que critiquables ces normes ou opinions substantielles sur le bien sont pour Aristote des

solutions agrave des problegravemes poseacutes par la nature de lrsquoecirctre humain crsquoest-agrave-dire dans la perspective

77

drsquoune fin partageacutee par tous (Salkever 2000 5) Ainsi les notions de nature et de finaliteacute serait

le deuxiegraveme aspect essentiel agrave reacuteinteacutegrer dans une perspective aristoteacutelicienne au discours

moral et politique contemporain mais sans le deacutetacher du premier celui du geacuteneacuteral et du

probable Nous aurions alors ce que Stephen Salkever (2002 2000) a nommeacute une laquo eacutethique des

questions naturelles42 raquo Cette deacutemarche pourrait permettre drsquoorienter la discussion politique et

la recherche effective et reacutefleacutechie des moyens en lui fournissant certains principes autres que

celui du contrat social

222 La loi naturelle et les finaliteacutes partageacutees de lrsquoaction

Afin drsquoexpliciter une telle deacutemarche Alasdair MacIntyre et Pierre Manent mobilisent tous

deux au contraire de Salkever un concept de loi naturelle43 Leurs conceptions de la loi naturelle

sont toutefois tregraves pregraves de lrsquoeacutethique des questions naturelles promue par ce dernier Nous devons

les eacutelaborer quelque peu ici bien que sommairement Drsquoabord les deux penseurs insistent sur

la loi naturelle comme principe de formation de la volonteacute plutocirct que comme une laquo somme de

propositions deacuteduites drsquoun savoir religieux meacutetaphysique ou scientifique raquo (Manent 2017a 1)

Plutocirct la loi naturelle serait selon la deacutefinition de Manent un laquo reacuteseau ouvert drsquoeacuteleacutements

drsquoorientation intrinsegraveques agrave la vie pratique raquo sans lesquels laquo il ne pourrait y avoir ni choix ni

reacuteflexion (2017a 1)44 De mecircme pour MacIntyre la loi naturelle se preacutesente comme un

42 laquo [hellip] Aristotlersquos stress on questions itself reflects a definite sense of what human nature and human excellence

or virtue is ndash a particular collection of tasks and abilities that properly understood suggests what I want to call

natural questions rather than natural laws or principles raquo (Salkever 2000 4) 43 Il serait toutefois plus exact de parler dans le cas drsquoAristote de laquo juste naturel raquo (dikaion phusikon) Cf EN V

10 1134b18 sq 44 Manent nrsquoa que tregraves peu traiteacute explicitement de la loi naturelle Or ce laquo manque raquo sera combleacute par la publication

prochaine drsquoune seacuterie de confeacuterences intituleacutee laquo La question de la loi naturelle de la meacutetaphysique agrave la philosophie

politique raquo dans le cadre de la Chaire de meacutetaphysique Eacutetienne Gilson qui lui a eacuteteacute attribueacutee en 2016-2017 Les

consideacuterations preacutesentes srsquoappuient entre autres sur le reacutesumeacute de ces confeacuterences

78

ensemble de conditions ou de principes premiers propres agrave toute pratique partageacutee qui se veut

rationnelle permettant ainsi de trouver un fondement et une orientation aux conflits drsquoopinion

sur lrsquoaction bonne (MacIntyre 2006a 69)

Agrave lrsquoaune de lrsquoexercice de la deacutelibeacuteration collective MacIntyre identifie quelques-unes de

ces conditions Drsquoabord la recherche de la veacuteriteacute doit ecirctre un objectif premier pour tous et ce

au-delagrave des inteacuterecircts particuliers Ensuite cette condition implique eacutegalement que chaque

participant doive ecirctre agrave lrsquoabri de toute menace ou coercition envers sa personne ou ses biens

Finalement il faut que toute proposition soit honnecircte et ne vise pas agrave tromper (MacIntyre 2016a

56-7 2006a 77-9) Selon MacIntyre ces laquo preacutesupposeacutes raquo de la discussion rationnelle

srsquoassimilent aux preacuteceptes de la loi naturelle puisqursquoils permettent lrsquoactualisation de la nature

rationnelle de lrsquoecirctre humain actualisation qui implique toujours la conversation le logos (2016a

57 2006a 79 1999 111-2) Bien qursquoils puissent srsquoincarner de diffeacuterentes faccedilons ces preacuteceptes

ont tout de mecircme une porteacutee universelle ils nrsquoadmettent pas drsquoexception ils sont les mecircmes

pour tous en tout lieu et ils ne constituent pas en des conclusions mais identifient certaines

conditions que tous doivent accepter et qui devront faire autoriteacute dans lrsquoorientation de la

deacutelibeacuteration Cependant ils deacutependent drsquoune condition plus geacuteneacuterale celle drsquoune communauteacute

drsquoaction qui possegravede des biens internes partageacutes et ougrave les membres conduisent une deacutelibeacuteration

sur les moyens afin drsquoactualiser ces biens (MacIntyre 2006a 70 74) Crsquoest seulement dans ce

contexte que le retour reacutefleacutechi sur les principes pourra conserver une teneur pratique agrave mecircme de

79

deacutevoiler les principes reacutegulateurs de la loi naturelle qui sont en fait eux-mecircmes des biens

intrinsegraveques agrave la pratique45

Pour Manent la loi naturelle trouve son fondement laquo dans le caractegravere naturel des motifs

humains raquo qui donnent une fin deacutesireacutee agrave lrsquoagent soit laquo lrsquoagreacuteable lrsquoutile et le noble raquo (Manent

2017a 6) La loi naturelle est cette deacutefinition toujours approximative laquo comme ce que lrsquoon

cherche raquo de la laquo zone drsquoeacutequilibre raquo entre ces motifs (Manent 2017a 6) Lrsquouniversaliteacute de

lrsquoaction humaine tient alors dans le nombre limiteacute des biens reacuteels qursquoelle poursuit Ceux-ci

seraient plus directement lieacutes agrave lrsquoaction que les droits ou les laquo valeurs raquo puisqursquoils constituent

des principes pouvant motiver directement une deacutelibeacuteration sur les moyens En effet laquo deacutecrire

et interpreacuteter une conduite humaine en termes de motifs crsquoest la concevoir comme issue drsquoune

deacutelibeacuteration au moins implicite raquo (Manent 1997 105) Dans son travail drsquoeacutevaluation la raison

laquo qui discerne et pegravese les motifs raquo a alors neacutecessairement recours laquo agrave un ou des critegraveres

universels qui deacutefinissent ce qui est honnecircte juste noble conforme agrave la hieacuterarchie naturelle des

fins humaines ou agrave la loi morale propre agrave lrsquohomme raquo (Manent 1997 105)

Or lorsqursquoune socieacuteteacute refuse de poser la question du bien celle-ci la rattrapera toujours

mais drsquoune faccedilon moins volontaire Afin de retrouver cette orientation il convient alors selon

Manent de mettre laquo au centre du monde humain la question de la loi raquo (2014c 227) puisque ce

sont les diffeacuterentes lois qui offrent les discours les plus familiers concernant le bien Srsquoil faut

partir des laquo choses qui sont connues pour nous raquo (cf sect111) alors il faut pour Manent partir de

la loi Cela reviendrait agrave adopter laquo une perspective pratique et politique dans laquelle la raison

45 Il faut noter que cette position chez MacIntyre vient agrave la suite drsquoune certaine eacutevolution de sa penseacutee notamment

au moment de la publication de Dependant Rational Animals (1999)

80

vient au premier plan comme raison leacutegislatrice comme raison [hellip] commandante raquo (Manent

2014c 227) En effet la raison pratique est impeacuterative puisqursquoelle identifie un bien pour lrsquoagent

mais elle est aussi deacutelibeacuterative car les manifestations de ce bien sont multiples et sous des

formes changeantes ce qui neacutecessite une recherche et une deacutecision

Bref poser la question de la meilleure regravegle drsquoaction revient pour Manent tout comme pour

MacIntyre agrave poser celle des exigences du bien qui sont deacutecouvertes et eacuteprouveacutees au cours de

lrsquoexpeacuterience humaine mais qui diffegraverent selon les circonstances particuliegraveres Crsquoest de cette

faccedilon que la loi comprise en ce sens naturel est agrave la fois impeacuterative et approximative geacuteneacuterale

et particuliegravere Cependant le problegraveme qui se preacutesente est le suivant le sens de lrsquoaction reacutefleacutechie

se retrouve agrave lrsquoaide drsquoune conception de la loi naturelle alors que justement cette derniegravere se

deacutevoile par une pratique reacutefleacutechie Or comme la loi naturelle est avant tout un discernement de

la raison agrave travers lrsquoexpeacuterience commune il faut alors examiner quelle forme de pratique

partageacutee peut donner lieu agrave une theacuteorisation de la loi naturelle ou pour le dire autrement donner

une reacuteponse agrave la question de savoir comment srsquoincarne la laquo raison commune raquo Nous avons deacutejagrave

rencontreacute une telle tentative chez Aristote dans son analyse de lrsquoorigine et de la finaliteacute des

communauteacutes politiques (cf sect12) Aristote insistait alors sur lrsquoorigine rheacutetorique du logos sur

son adeacutequation aux finaliteacutes naturelles des ecirctres humains De mecircme Alasdair MacIntyre et

Pierre Manent vont donner leur propre explication de ce processus et vont pousser peut-ecirctre plus

loin la compreacutehension du lien entre la raison commune et la constitution (dans tous les sens du

terme) drsquoune communauteacute politique Agrave la lumiegravere de leur conception respective de la loi

naturelle nous pouvons drsquoembleacutee affirmer que la raison commune sera pour Manent de nature

commandante et leacutegislatrice alors que pour MacIntyre elle adoptera une forme plutocirct

81

dialectique Crsquoest donc dans ces termes que sera maintenant poseacutee la question de la forme

politique adeacutequate agrave la deacutelibeacuteration et agrave lrsquoaction crsquoest-agrave-dire la reacuteponse agrave la question laquo Qui

deacutelibegravere raquo Nous verrons comment agrave partir de leur conception de la raison commune

MacIntyre et Manent promeuvent une forme de communauteacute politique diffeacuterente Nous

examinerons ensuite les conseacutequences drsquoune telle compreacutehension sur les possibiliteacutes de

rationaliteacute pratique au sein des deacutemocraties repreacutesentatives contemporaines

CHAPITRE 3 ndash DEacuteLIBEacuteRATION DEacuteMOCRATIQUE LA FORME NATIONALE ET LA

FORME LOCALE

31 Individuation collective et raison commune

Comment Aristote concevait-il lrsquoessence drsquoune communauteacute politique Une reacuteponse agrave cette

question se trouve dans sa discussion de lrsquoidentiteacute drsquoune citeacute crsquoest-agrave-dire dans la faccedilon de savoir

comment une citeacute est la mecircme au cours du temps Apregraves avoir eacutecarteacute des critegraveres qui ne lui

semblaient ecirctre que des accidents de la citeacute comme le territoire ou la population Aristote

choisira un critegravere formel celui du gouvernement laquo il est manifeste que nous devons deacutefinir

lrsquoidentiteacute de lrsquoEacutetat en ayant principalement eacutegard agrave sa constitution raquo (Pol III 3 1276b10-11)46

Or nous savons que pour Aristote le concept de politeia de reacutegime politique ne renvoie pas

seulement aux lois eacutecrites mais plus largement aux dispositions eacutethiques qui orientent la vie

commune (Yack 1985 98) dispositions qui srsquoincarnent au sein drsquoinstitutions sociales (familles

culte etc) comme politiques et leacutegales (Assembleacutee tribunaux Conseil etc) Or ce qui est le

plus deacuteterminant est le gouvernement puisque crsquoest ce vers quoi tendent les institutions sociales

(Pol I 2 1252b30 sq) et donc ce qui les relie

Ce critegravere permet alors de distinguer la citeacute drsquoautres formes de vie commune aux traits

politiques drsquoabord lrsquoethnos qui est une agglomeacuteration eacutetendue posseacutedant une culture partageacutee

mais qui ne dispose pas drsquoinstitutions politiques pour se gouverner elle-mecircme (Pol I 2

46 Car la constitution est ce qui relie les parties de la citeacute Cf Top IV 13 150b22-26 laquo [hellip] il ne suffit pas pour

faire connaicirctre la chose de mentionner les eacuteleacutements drsquoougrave elle procegravede En effet lrsquoessence de chaque composeacute ne

consiste pas seulement dans les eacuteleacutements dont il est formeacute mais encore dans la faccedilon dont ces eacuteleacutements sont reacuteunis

[hellip] raquo

83

1252b20 sq VII 4 1326b sq) Ensuite lrsquoalliance qui est une forme drsquoassociation qui ne prend

en compte que les inteacuterecircts mateacuteriels Un Eacutetat se reacuteduit alors agrave une alliance si sa loi nrsquoest qursquoune

laquo simple caution garantissant les rapports de justice entre les hommes raquo ne srsquointeacuteressant pas agrave

leur bonheur et leur vertu comme crsquoest le cas par exemple pour les alliances entre Eacutetats (Pol

III 9 1280b20-30) Seule la citeacute permet donc drsquoassurer le bien-vivre de ses habitants agrave lrsquoaide

drsquoinstitutions politiques libres (Pol I 2)

Les institutions sociales sont toutefois premiegraveres chronologiquement Comme nous lrsquoavons

vu crsquoest agrave partir de laquo communions raquo (koinonies) plus particuliegraveres que se deacuteveloppe une langue

commune traitant de lrsquoagreacuteable de lrsquoutile et du juste Ainsi pour bien vivre il faut une

communauteacute capable de communiquer Crsquoest ainsi que Vincent Descombes a pu affirmer que la

question politique premiegravere nrsquoest pas celle de savoir au nom de quels autres laquo je raquo peux parler

mais agrave quels autres (2013 148) De mecircme pour Manent laquo ce nrsquoest pas la parole qui produit la

communauteacute mais la communauteacute qui produit et entretient la parole raquo (2006 43) Le facteur

premier drsquoapparition des institutions sociales et politiques se situe en effet dans une pratique

partageacutee celles-ci reacutepondent agrave des besoins et des capaciteacutes dont la satisfaction neacutecessite une

vie commune Crsquoest sur lrsquoadeacutequation (toujours approximative) de ces institutions agrave lrsquoexpeacuterience

partageacutee qursquoest fondeacutee leur rationaliteacute (Descombe 2002) Crsquoest ainsi que comme lrsquoa souligneacute

Pierre Manent une pluraliteacute de raisons ou de laquo non sans raisons raquo a toujours accompagneacute les

institutions sociales celles-ci reacutepondent aux diffeacuterents motifs humains (cf p 68) Crsquoest

eacutegalement en ce sens que les institutions sociales comme politiques peuvent ecirctre dites conformes

ou non agrave la loi naturelle et ce malgreacute lrsquoexistence de deacutesaccords sur la forme exacte qursquoelles

doivent prendre

84

Quel est alors le principe agrave la base de cette individuation collective et de la mise en commun

des diffeacuterents biens humains En tant que cause de la vie commune ce processus en sera aussi

la fin dans ce cas-ci lrsquoexistence mecircme de la communauteacute et sa laquo bonne activiteacute raquo Les

divergences entre Alasdair MacIntyre et Pierre Manent reposent notamment sur leur

compreacutehension de ce moment instituant de la vie politique Pour MacIntyre le principe et la fin

de la vie politique est la pratique qursquoil deacutefinit comme

toute forme coheacuterente et complexe drsquoactiviteacute humaine coopeacuterative socialement eacutetablie par

laquelle les biens internes agrave cette activiteacute sont reacutealiseacutes en tentant drsquoobeacuteir aux normes drsquoexcellence

approprieacutees ce qui provoque une extension systeacutematique de la capaciteacute humaine agrave lrsquoexcellence

et des conceptions humaines des fins et des biens impliqueacutes (MacIntyre 2013a 183)

Crsquoest au sein de pratiques particuliegraveres qursquoun agent apprend agrave raisonner de faccedilon teacuteleacuteologique

agrave ordonner ses deacutesirs afin de mener agrave bien une fin et agrave suivre certaines regravegles qui lui permettront

drsquoacqueacuterir lrsquoexpeacuterience neacutecessaire afin de diriger ses actions drsquoune faccedilon prudente Les

exemples de pratique que donne MacIntyre sont drsquoune grande diversiteacute et impliquent tous

quelques formes de relation interpersonnelle ou sociale jeux drsquoeacutechecs recherche scientifique

artisanat monachisme implication politique etc Les pratiques tendent toutes vers des biens

externes (eg le plaisir la connaissance la beauteacute la sainteteacute le pouvoir) mais neacutecessitent aussi

des biens internes afin de pouvoir exister et perdurer (MacIntyre 2013a 189-190) Alors que ce

sont les institutions qui organisent les premiers ce sont les vertus qui assurent lrsquoactualisation

des seconds En effet les biens internes permettent drsquoidentifier des normes qui assurent la

continuiteacute et lrsquoexcellence de la pratique et donc qui pourront faire lrsquoobjet drsquoun accord commun

bien qursquoeacutegalement drsquointerpreacutetations divergentes Ces critegraveres particuliers drsquoexcellence que

transmettent les pratiques peuvent alors ecirctre eacutetendus agrave lrsquoensemble de la vie drsquoun agent et drsquoun

85

groupe afin drsquoen assurer lrsquoexcellence globale qui prend forme dans un juste ordonnancement

des biens et une capaciteacute agrave les actualiser De plus en tant qursquoactiviteacute coheacuterente et complexe

encadreacutee par des normes les pratiques sont agrave mecircme drsquooffrir une narration de leur deacuteveloppement

crsquoest-agrave-dire de leurs succegraves et de leurs crises ainsi que des vertus et des vices (excegraves ou deacutefaut)

qui y sont respectivement associeacutes Ces narrations seront neacutecessairement construites et

conserveacutees au sein de communauteacutes de pratique particuliegraveres et pourront ainsi constituer des

traditions vivantes infuses drsquoune conception des diverses excellences et des biens qui y sont

associeacutes

Selon MacIntyre cette rationaliteacute propre aux traditions est seule en mesure drsquooffrir des

principes unificateurs agrave la pratique humaine En fait selon lui aucune rationaliteacute ne peut se

comprendre elle-mecircme sans faire reacutefeacuterence au moins implicitement agrave une telle tradition

(MacIntyre 1993 378) qui forme un ensemble de textes faisant autoriteacute de deacutebats de croyances

et de normes veacutehiculeacute agrave travers des pratiques et des cultures particuliegraveres mais sans se limiter

agrave ces derniegraveres (MacIntyre 1990 1993) Crsquoest que au contraire de ce qursquoa pu affirmer Edmund

Burke la tradition nrsquoest pas selon MacIntyre laquo sagesse sans reacuteflexion raquo (citeacute dans MacIntyre

1993 379) mais bien processus drsquoinvestigation rationnelle Ce processus peut constituer agrave son

plus haut degreacute toute une tradition intellectuelle comme lrsquoest devenu par exemple le libeacuteralisme

(MacIntyre 1993) mais peut aussi prendre forme dans une communauteacute particuliegravere comme un

village de pecirccheurs qui megravenerait une recherche sur le bien de son activiteacute agrave travers le temps

Dans tous les cas la tradition permet drsquoordonner rationnellement les diffeacuterents aspects de la vie

pratique Il nrsquoy a donc pas pour MacIntyre des domaines du savoir complegravetement distincts tels

que le politique le leacutegal le religieux lrsquoeacuteconomique etc (MacIntyre 2013b 206)

86

Lrsquouniteacute de ces domaines de la vie pratique est assureacutee par lrsquoidentification drsquoun bien ultime

qui est la fin exteacuterieure viseacutee par la pratique en question et qui lui donne son principe Ainsi

pour MacIntyre la tradition est similaire agrave un art au sens de tekhnē puisqursquoelle implique une

fin bien identifieacutee des regravegles et des critegraveres faisant autoriteacute pour lrsquoatteindre et certaines vertus

speacutecifiques pour suivre ces regravegles et incarner ces critegraveres (MacIntyre 1990 62-3) Degraves lors selon

MacIntyre laquo crsquoest une condition de la discussion rationnelle et de la recherche que certaines

questions soient consideacutereacutees comme reacutesolues de faccedilon concluante par les participants raquo (2006d

216-7) de la mecircme faccedilon que lrsquoapprenti accepte avec confiance lrsquoenseignement du maicirctre avant

de pouvoir exercer un art Toutefois ces principes ne sont pas des deacutemonstrations infaillibles et

doivent ecirctre justifieacutes dialectiquement tout au long du deacuteveloppement de la tradition pendant

lequel se preacutesenteront certainement de nouvelles questions et de nouveaux deacutefis Crsquoest toutefois

gracircce agrave la stabiliteacute de cette autoriteacute narrative de la tradition que le conflit entre diffeacuterents

jugements quant agrave tel ou tel bien peut ecirctre intelligible et que la discussion rationnelle peut

progresser au-delagrave drsquoun simple eacuteclectisme (MacIntyre 1990 87-8) Tout jugement rationnel

concernant la pratique doit alors prendre en compte la dimension narrative qursquoincarnent toutes

institutions ou actions particuliegraveres (MacIntyre 2016a 218) Faire autrement impliquerait de se

condamner agrave lrsquoabstraction47

Pour sa part Pierre Manent ne voit pas dans les pratiques particuliegraveres et les traditions un

principe suffisant agrave lrsquoeacutedification et la perpeacutetuation drsquoune communauteacute politique La faiblesse de

Notre traduction laquo It is a condition of rational discussion and enquiry that certain questions should be understood

by the participants to have been settled conclusively raquo (MacIntyre 2006d 216-7) 47 Nous laissons ici de cocircteacute la question de la rivaliteacute des traditions Notons seulement que pour MacIntyre il nrsquoexiste

laquo aucun ensemble de critegraveres de justification rationnelle indeacutependants permettant de trancher entre les questions

des traditions rivales raquo (MacIntyre 1993 377) Un effort de laquo traduction raquo sera alors neacutecessaire

87

la deacutemarche de MacIntyre qui est aussi une force en un autre sens comme nous le verrons se

situerait laquo dans ce recours agrave une philosophie de lrsquohomme comme lsquoanimal socialrsquo qui deacutedaigne

de srsquointeacuteresser vraiment agrave lrsquohomme comme lsquoanimal politiquersquo raquo (Manent 2005 2) Selon

Manent la conception de la rationaliteacute veacutehiculeacutee par MacIntyre est donc probleacutematique car

laquo fondamentalement apolitique raquo (Manent 2005 2) Si elle est bien inspireacutee drsquoAristote

MacIntyre aurait toutefois laisseacute de cocircteacute toute la richesse et la complexiteacute de la dimension

politique de son œuvre afin de se concentrer sur lrsquohomme social et ses pratiques subpolitiques

Ce serait alors lrsquoapproche de MacIntyre qui souffrirait drsquoabstraction puisqursquoelle ne prendrait

pas en compte les laquo concreacutetisations reacuteelles de lrsquoaction qui ont toujours une marque ou un

coefficient politique raquo (Manent 2005 5) Crsquoest ce coefficient politique que la raison pratique

doit saisir si elle veut comprendre selon Manent laquo la veacuteriteacute du pheacutenomegravene humain raquo dans

toutes ses dimensions (Manent 2005 4)

Il nrsquoest pas certain que Manent eacutevite lrsquoerreur drsquoassocier le concept de tradition chez

MacIntyre agrave celui de coutume ou de culture ou alors agrave un ensemble de pratiques particuliegraveres

historiquement et geacuteographiquement situeacutees comme lorsqursquoil eacutecrit que laquo lrsquoaccent mis sur la

transmission spontaneacutee ou naturelle des pratiques met en danger lrsquointeacutegriteacute et la validiteacute de la

raison raquo (Manent 2005 3) Car si la tradition srsquoappuie bel et bien sur des coutumes ainsi

transmises elle les transcende toutefois autant normativement que geacuteographiquement afin de

constituer une veacuteritable histoire drsquoinvestigation rationnelle dont la continuiteacute fournit des

preacutemisses et des moyens de mener lrsquoenquecircte pratique (MacIntyre 2016a 271-2 1990) Ainsi

comme lrsquoobjecterait MacIntyre poser la question de la laquo veacuteriteacute du pheacutenomegravene humain raquo

neacutecessite avant tout un vocabulaire et des concepts partageacutes Or ce langage moral se serait perdu

88

au cours de la moderniteacute et Manent sous-estimerait lrsquoeacutecart seacuteparant les diffeacuterents discours

contemporains portant sur la justification des normes morales (MacIntyre 2013b 206)

Selon Manent MacIntyre fait ici lrsquoerreur de laquo prendre la condition pour la substance raquo

(2005 4) En effet si la tradition permet effectivement une deacutelibeacuteration plus laquo raffineacutee raquo cette

derniegravere ne doit toutefois pas srsquoy confiner La raison politique en tant que meacutediation entre les

aspirations les plus eacuteleveacutees de lrsquoecirctre humain traite drsquoune matiegravere qui transcende les diffeacuterentes

traditions ou cultures et dont les cateacutegories ont eacuteteacute mises en lumiegravere notamment par Aristote la

tension entre le petit nombre et le grand nombre la justice des reacutegimes les vertus politiques

etc (De Ligio 2014 63-5)

Neacuteanmoins dans ses derniers travaux (2015a 2015b 2014b 2014c 2010b 2006) Manent

a en quelque sorte mis de cocircteacute ces cateacutegories de la science politique ndash sans toutefois les rejeter ndash

afin de se pencher justement sur cette laquo condition raquo de la rationaliteacute pratique crsquoest-agrave-dire une

identiteacute narrative qui fournit aux agents drsquoune communauteacute politique des fins communes et un

langage partageacute bref un certain sens commun une notion qui est peu mobiliseacutee dans ses

ouvrages preacuteceacutedents48 Ce serait en effet agrave travers la question de la forme de vie commune

qursquoapparaicirctrait lrsquointerrogation sur la faccedilon dont les eacuteleacutements humains laquo se rassemblent et

prennent sens raquo (Manent 2006 10) La question de la forme de vie ouvrirait selon lui une

perspective qui nrsquoest pas celle de la seule science politique classique mais aussi celle du sens

et de lrsquohistoire agrave travers les possibiliteacutes drsquoassociation humaine49 Or cette question doit toujours

48 Notons que dans la liste des travaux susmentionneacutes deux sont des essais soit La Raison des nations (2006) et

Situation de la France (2015) Avec ceux-ci Manent vise moins une deacutemarche proprement theacuteorique de

philosophie politique que certaines prises de position en rapport avec lrsquoactualiteacute politique 49 Sur cette question et les deacuteveloppements qursquoelle a susciteacutes dans la penseacutee de Manent on trouvera des indications

preacutecieuses dans Barrera (2014)

89

pour Manent ecirctre eacutetudieacutee agrave lrsquoaune de la raison commandante ougrave se situe la primauteacute de la vie

pratique et la plus grande preacutetention agrave lrsquouniversaliteacute qursquoelle puisse avoir

Ainsi tout comme MacIntyre Manent considegravere lrsquoacte instituant comme le fruit drsquoun

processus historique nourri par la recherche de lrsquoexcellence et de lrsquouniversaliteacute Mais plus

preacuteciseacutement il conccediloit chaque type drsquoassociation humaine comme le reacutesultat drsquoune opeacuteration

propre qui consiste dans ce mouvement vers lrsquouniversaliteacute et qui transforme substantiellement

les eacuteleacutements primitifs crsquoest-agrave-dire les pratiques et les traditions particuliegraveres (Manent 2010b

379) En ce sens les formes que peut prendre cette recherche commune sont neacutecessairement

politiques crsquoest-agrave-dire qursquoelles instituent la possibiliteacute drsquoun gouvernement effectif

Manent deacutenombre quatre formes drsquoassociation humaine qui dans lrsquohistoire se sont

construites agrave partir de discours universels sur le bien la citeacute lrsquoempire lrsquoEacuteglise et la nation Ces

formes politiques comprennent et produisent alors leur particulariteacute comme lrsquoeffet ou le reacutesultat

drsquoune laquo confession ou une proposition drsquohumaniteacute raquo (Manent 2010b 415) Lrsquoempire et lrsquoEacuteglise

sont les formes politiques laquo les moins politiques raquo puisque leur opeacuteration respective deacuteborde le

cadre politique lrsquoacquisition et lrsquoextension pour lrsquoempire la chariteacute et la sanctification pour

lrsquoEacuteglise (Manent 2001 81-83 2010b 382-386) La citeacute et la nation sont les formes les plus

politiques car leur opeacuteration propre consiste justement dans le principe deacutemocratique du

laquo gouvernement de soi par soi raquo (Manent 2010b 414)

Manent insiste sur la deacutetermination concregravete des possibiliteacutes drsquoassociation humaine

Il y a donc un nombre deacutetermineacute de formes politiques Crsquoest une des propositions lsquotheacuteoriquesrsquo les

plus importantes de la science politique Le monde humain en tant qursquoil est politique ne preacutesente

pas une variabiliteacute indeacutefinie il est articuleacute il est ordonneacute (Manent 2001 75)

90

Cette proposition est le pendant de sa critique de la deacutemocratie contemporaine au sein de

laquelle le monde humain serait perccedilu principalement dans laquo lrsquoinfinie diversiteacute raquo des

repreacutesentations des croyances ou des coutumes Crsquoest que cette deacutetermination qui se constate

avec un laquo regard politique raquo repose sur la volonteacute drsquoagir de faccedilon reacutefleacutechie en liant la parole

universalisante aux actes particuliers En effet dans la vie pratique laquo lrsquouniversaliteacute quelle que

soit sa teneur ou sa forme repose sur une opeacuteration universalisante raquo (Manent 2010b 387)

Crsquoest pourquoi tel que nous lrsquoavons vu lrsquohumaniteacute en tant qursquohumaniteacute ne peut constituer pour

Manent un principe universel de la pratique elle nrsquoa pas drsquoopeacuteration propre (Manent 2010b

385-286) Pour cette raison cet ideacuteal drsquoassociation ne peut srsquoeacutedifier et perdurer sinon seulement

en esprit Toute tentative drsquoactualisation sera alors rattrapeacutee par une forme politique veacuteritable et

lrsquoopeacuteration qui est la sienne

Une forme de vie politique permet de poser non pas seulement la question du sens des

pratiques mais de leur justesse ou de leur veacuteriteacute Cette mise en question nrsquoest possible qursquoau

moment ougrave la vie commune atteint un certain degreacute de laquo politisation raquo crsquoest-agrave-dire dans le

deacuteveloppement drsquoune conscience de vie commune et drsquoune volonteacute de raisonner sur lrsquoautoriteacute

des normes et des lois Une forme drsquoassociation politique est donc une faccedilon de laquo lier la

communion au consentement raquo (Manent 2006 20) parfois avec trop de communion ou trop de

consentement mais ideacutealement agrave travers un eacutequilibre reacutefleacutechi entre diffeacuterentes preacutetentions au

bien crsquoest-agrave-dire un travail drsquoautogouvernement De faccedilon geacuteneacuterale crsquoest en effet la loi du

reacutegime politique qui pour Manent est le principe de cette meacutediation entre diffeacuterents motifs

proprement humains Le reacutegime politique tranche alors de faccedilon pratique la question de la juste

reacutepartition entre ces motifs une question qui est laquo insoluble theacuteoriquement raquo

91

Tout reacutegime politique en tant que ce reacutegime politique impose une solution agrave un problegraveme

insoluble Il met autoritairement un terme agrave un dialogue interminable sur la justice sur la

commensurabiliteacute ou lrsquoincommensurabiliteacute des biens Il ordonne une certaine eacutequivalence entre

la vertu la richesse et la liberteacute un certain prix relatif si lrsquoon veut des diffeacuterents eacuteleacutements de la

citeacute En ce sens la pratique politique parce qursquoelle est contrainte drsquoimposer ou drsquoaccepter des

comparaisons ou des eacutequivalences certes approximatives entre les biens accomplit ce que la

theacuteorie politique est incapable de concevoir puisque celle-ci deacutevoile neacutecessairement

lrsquoimpossibiliteacute de telles comparaisons (Manent 1997 237)

Comme divers biens sont leacutegitimes et en concurrence la solution agrave un conflit politique en

est une de modeacuteration et de composition (Manent 1997 240-241) Les diffeacuterentes parties de la

communauteacute qui deacutefendent ces biens doivent alors accepter de limiter leur preacutetention respective

agrave repreacutesenter le tout ndash agrave lrsquouniversaliteacute ndash afin de permettre la stabiliteacute Degraves lors laquo lrsquoactualisation raquo

de lrsquoanimal rationnel en animal politique laquo comporte neacutecessairement une particularisation le

citoyen vit dans ce corps politique selon ce reacutegime raquo (2007a 204) En participant au

gouvernement de leur forme de vie commune les ecirctres humains consentent agrave une certaine

particulariteacute et la raison qui vise lrsquouniversel laquo accepte de perdre un peu drsquoautoriteacute pour acceacuteder

agrave la reacutealiteacute pour devenir reacuteelle raquo (Manent 2007a 204)

Toutefois comme lrsquoaffirme eacutegalement la rationaliteacute des traditions cette solution nrsquoest

jamais fixe En tant que la politique est le lieu de la liberteacute par la mise en commun des paroles

et des actions la meacutediation du reacutegime est toujours en mouvement La meacutediation est une force

dynamique plus que syntheacutetique (Manent 2016 521) Lrsquoaction est commandement mais elle est

aussi commencement puisque les affaires humaines sont sans cesse changeantes Crsquoest ce

mouvement que vise agrave conserver et nourrir la philosophie politique de Manent afin que la citeacute

92

continue agrave entretenir la recherche de son juste critegravere (De Ligio 2014 66) De cette faccedilon la

critique qursquooffre Manent est donc avant tout dirigeacutee contre la paralysie propre agrave un reacutegime

politique qui comprendrait ses laquo principes raquo de laquo maniegravere de plus en plus eacutetroite et unilateacuterale raquo

(Manent 2015b 128)

Pour Manent la forme de vie commune est donc toujours lieacutee agrave un reacutegime politique

particulier bien qursquoelle puisse accueillir des variations Crsquoest le laquo coefficient politique raquo de toute

forme de pratique commune Pour sa part MacIntyre admet ce coefficient politique neacutecessaire

de la raison pratique (2013b 2006c 2006a) Il deacutefend en fait sa conception politique comme

proprement aristoteacutelicienne crsquoest-agrave-dire comme une activiteacute ougrave chaque citoyen actualise sa

nature drsquolaquo animal politique raquo en prenant part agrave une deacutelibeacuteration commune qui est informeacutee par

des preacutemisses partageacutees sur lrsquoordonnancement des biens (MacIntyre 2013b 2006b) Et

MacIntyre laquo sauve raquo Aristote laquo de sa propre incoheacuterence raquo (MacIntyre 2013b 204) en affirmant

la neacutecessiteacute pour tous de se deacutevelopper selon cette nature Lrsquoactiviteacute politique ne renvoie donc

pas pour MacIntyre agrave une forme drsquoassociation humaine preacutecise sinon agrave une certaine pratique

laquo deacutemocratique raquo

Dans cette perspective MacIntyre et Manent srsquoaccordent sur la conclusion que toute forme

drsquoassociation humaine reacuteellement politique est dans une quelconque mesure deacutemocratique

crsquoest-agrave-dire ougrave il y a une certaine participation effective du grand nombre des citoyens

(MacIntyre 1999 141-2 2006b 2013b 204-5 Manent 2006 46-8 2010b) Ils srsquoentendent

eacutegalement sur le fait que cette liberteacute requiert lrsquoexistence de frontiegraveres physiques et spirituelles

qui deacutelimitent et assurent lrsquoexistence drsquoun laquo nous raquo particulier Comme le souligne Manent

(2007a 178) il srsquoagit moins ici drsquoidentiteacute que drsquoidentification Le premier est passif alors que

93

le deuxiegraveme est actif et admet la variation Une communauteacute de deacutelibeacuteration doit aussi ecirctre une

communauteacute drsquoaction ougrave les diffeacuterentes pratiques partageacutees jusqursquoagrave celle du bien politique et

du laquo salut de la communauteacute raquo (cf sect13) srsquoinscrivent dans un espace commun qui reccediloit et

compose les diffeacuterentes preacutetentions agrave lrsquoautoriteacute consideacutereacutees comme leacutegitimes Nous lrsquoavons vu

une deacutelibeacuteration commune qui fait fi dans ses principes drsquoune communauteacute drsquoidentification

afin de tendre agrave une universaliteacute humaine deacutenueacutee de diffeacuterence speacutecifique est condamneacutee agrave

lrsquoabstraction et donc agrave lrsquoatonie voire agrave la domination exteacuterieure Bref la deacutelibeacuteration demande

que les citoyens se reconnaissent dans des institutions sociales et politiques qui fourniront un

appui au conflit drsquoopinions ce qui exige une certaine exclusion ou laquo exclusiviteacute raquo (MacIntyre

2006d 215-6)

La diffeacuterence principale entre MacIntyre et Manent est leur interpreacutetation de lrsquoactiviteacute

politique en lien avec la forme de vie Alors que Manent conccediloit lrsquoopeacuteration civique de la citeacute

comme lrsquoimpulsion donc est heacuteritiegravere la nation (Manent 2010b) MacIntyre voit en quelque sorte

dans la citeacute la forme indeacutepassable de la vie politique soit la forme locale celle qui puisse laquo ecirctre

embrasseacutee facilement drsquoun seul coup drsquoœil raquo (Pol VII 4 1326b24) En effet selon MacIntyre

cette forme est seule en mesure drsquoassurer une communauteacute drsquoidentification qui permette la

deacutelibeacuteration et lrsquoaction commune puisqursquoelle reacuteunit un ensemble de diffeacuterentes institutions et

pratiques au sein drsquoun territoire restreint institutions religieuses acadeacutemiques estheacutetiques et

politiques ne doivent pas ecirctre seacutepareacutees et doivent pouvoir se faire entendre dans lrsquoordre public

qui nrsquoest pas supposeacute ecirctre autre chose que laquo le prolongement raquo de ces conversations particuliegraveres

(MacIntyre 2013b 220)

94

Au contraire lrsquoEacutetat-nation moderne doit son existence agrave la seacuteparation de ces eacuteleacutements

(MacIntyre 2013b 206) et agrave leur confinement dans la sphegravere priveacutee La grandeur laquo deacutemesureacutee raquo

de lrsquoEacutetat-nation est pour MacIntyre un obstacle majeur agrave la deacutelibeacuteration commune et agrave la vie

pratique reacutefleacutechie (1999 131) Agrave ce niveau la pratique se deacuteteacuteriorera neacutecessairement selon lui

en un jeu drsquointeacuterecircts ougrave la force non rationnelle de lrsquoargent et du pouvoir aura un rocircle important

Ainsi on peut dire que MacIntyre conccediloit lrsquoactiviteacute politique de lrsquoEacutetat-nation seulement dans

son aspect laquo technique raquo et utilitaire50 Au contraire de Manent MacIntyre parle donc tregraves peu

de la nation sans lrsquoassocier immeacutediatement agrave lrsquoEacutetat De plus comme nous venons de le voir le

philosophe eacutecossais fonde sa critique de lrsquoEacutetat-nation sur la possibiliteacute de participation et de

deacutelibeacuteration effective de tous les citoyens ou de la plupart drsquoentre eux Il faut maintenant

consideacuterer plus preacuteciseacutement ces deux points lrsquoun agrave la suite de lrsquoautre Nous devons toutefois

avant cela conclure sur les conceptions de la raison commune qui sont avanceacutees par les deux

philosophes

Nous pouvons voir que ce deacutebat reproduit en quelque sorte la tension deacutejagrave identifieacutee entre

lrsquoapproche dialectique et lrsquoapproche rheacutetorique MacIntyre deacutefendant davantage la premiegravere et

Manent la seconde Leurs positions agrave cet eacutegard sont deacutejagrave annonceacutees par leur conception

respective de la loi naturelle En effet nous avons vu que MacIntyre associe ses preacuteceptes

principalement agrave des conditions premiegraveres drsquoune discussion commune Bien sucircr en ce sens il

nrsquoest pas eacuteloigneacute de la conception aristoteacutelicienne du logos rheacutetorique comme clarification des

50 laquo Modern nation-states are governed through a series of compromises between a range of more of less conflicting

economic and social interets [hellip] What determines both bargaining power and such ability is in key part money

money used to provide the resources to sustain political power electoral resources media resources relationships

to corporations And the outcome is that [hellip] the distribution of goods by government in no way reflects a common

mind arrived at through widespread share deliberation governed by norms of rational enquiry raquo (MacIntyre 1999

131)

95

biens partageacutes Or MacIntyre place en quelque sorte cette laquo discussion raquo agrave lrsquoeacutecart des exigences

du kairos politique et lui confegravere un ideacuteal laquo scientifique raquo de recherche de la veacuteriteacute Il semble

concevoir la raison politique comme une entreprise proprement dialectique alors qursquoAristote

pour sa part deacutefinit cette derniegravere soit comme laquo discussion avec la moyenne des gens raquo (Rhet

I 1 1355a) lors de laquo rencontres journaliegraveres raquo (Top I 2 101a30) soit comme moyen de

deacutecouvrir la veacuteriteacute et les principes premiers de chaque science (Top I 2 101a35 sq) Il est

concevable que MacIntyre tente en fait de reacuteunir ces deux aspects au sein drsquoune mecircme pratique

en voulant lui confeacuterer une teneur morale et politique

Toutefois comme nous lrsquoavons vu associer la deacutelibeacuteration politique drsquoabord agrave une

recherche dialectique de la veacuteriteacute ou de la compreacutehension risque drsquoocculter les exigences de

lrsquoaction et du gouvernement effectif Nous avions alors mentionneacute qursquoune telle philosophie de

la discussion civique ne peut qursquoavoir une posture critique Ce nrsquoest donc pas sans raison nous

croyons que Manent souligne cette dimension dans la philosophie de MacIntyre laquo On

comprend comment cet Aristote mutileacute vient servir la posture oppositionnelle dont MacIntyre

ne srsquoest jamais deacuteparti MacIntyre est toujours lsquopourrsquo la communauteacute subpolitique menaceacutee par

lrsquoassociation politique qui monte en puissance et lsquocontrersquo cette derniegravere raquo (Manent 2005 2)

Cette posture serait alors une tentative ajoute Manent de conserver la laquo sana pars raquo de la

pratique humaine dans la communauteacute locale (Manent 2005 3) Il est en effet certain que les

possibiliteacutes de conflits entre toute une gamme de biens sont restreintes lorsqursquoon situe la vie

pratique dans une activiteacute comme la pecircche ou dans une ascegravese comme le monachisme Or la

raison qui assure le gouvernement politique est confronteacutee agrave une tension bien plus grande entre

les opinions de la communauteacute politique par rapport auxquelles elle doit sans cesse trancher un

96

laquo problegraveme insoluble raquo MacIntyre cherche en quelque sorte agrave eacuteviter le commandement propre

agrave la politique un commandement qui produit neacutecessairement une certaine ineacutegaliteacute et une

certaine partialiteacute Il y a en effet une grande diffeacuterence entre lrsquoautoriteacute du maicirctre artisan et celle

du gouvernement Agrave lrsquoinverse si pour Manent la raison doit accepter de perdre en autoriteacute pour

devenir laquo reacuteelle raquo pour produire un reacutegime politique libre il ne semble que MacIntyre soit precirct

agrave faire ce sacrifice

En voulant rapprocher ainsi theacuteorie et pratique51 il est possible que MacIntyre perde de vue

les pleines possibiliteacutes de lrsquoune comme de lrsquoautre Alors qursquoil insiste sur le moment dialectique

de la reacuteflexion sur les principes52 il oublie peut-ecirctre que la dialectique nrsquoest pour Aristote qursquoune

eacutetape vers la sagesse ou la connaissance scientifique Ainsi selon Manent MacIntyre ne

consideacutererait pas suffisamment la possibiliteacute drsquoune science proprement pratique et avant tout

une science politique Comme nous le verrons maintenant cette position lui dissimulerait alors

la nature veacuteritable de lrsquoEacutetat-nation moderne tout en ayant eacutegalement un avantage celui drsquooffrir

une laquo pheacutenomeacutenologie raquo qui clarifie les exigences de lrsquoaction rationnelle (Manent 2005 3)

32 La nation et le gouvernement repreacutesentatif

Notons drsquoembleacutee que MacIntyre ne rejette pas lrsquoexistence mecircme de lrsquoEacutetat-nation qui demeure

neacutecessaire pour assurer certains biens publics tels que la seacutecuriteacute les ressources premiegraveres etc

(MacIntyre 2016b 1999 1313) Or lrsquoEacutetat doit pouvoir limiter la porteacutee de ses propres principes

afin que puissent srsquoeacutepanouir les communauteacutes intermeacutediaires qui incarnent diffeacuterentes pratiques

51 Sur le rapport entre theacuteorie et pratique chez MacIntyre et sur les probleacutematiques qursquoengendrent sa position on

consultera Beiner (2014 183-8) 52 laquo La nature de lrsquoarchē est bien entendu eacutetablie par les investigations theacuteoriques de la dialectique ndash y compris

lrsquoepagōgē issue de lrsquoexpeacuterience du jugement phroneacutetique ndash et non par la deacutelibeacuteration raquo (MacIntyre 1993 146)

97

garantes du deacuteveloppement de la rationaliteacute et des vertus De lrsquoautre cocircteacute ce sera aux groupes

intermeacutediaires de soupeser les coucircts et les beacuteneacutefices dans leur relation avec laquo ces compagnies

drsquoutiliteacute geacuteantes raquo (MacIntyre 1999 132) que sont les Eacutetats-nations En fait la forme de lrsquoEacutetat-

nation ne peut selon MacIntyre que deacuteployer une raison instrumentale puisqursquoil nrsquoa pas lui-

mecircme de discours eacutethique substantiel ou plutocirct la moderniteacute lui refuse tout type de discours sur

le bien (MacIntyre 1993 363-4)

Ce jugement est eacutegalement partageacute par Manent LrsquoEacutetat moderne nrsquoa pas lui-mecircme de parole

car son eacutedification a servi agrave eacutetouffer les paroles autoritaires du roi et de lrsquoEacuteglise (Manent 2010b

15) Il a revendiqueacute le monopole du commandement indeacutependant de toute opinion et reacutegissant

toutes opinions qursquoil confine maintenant agrave la socieacuteteacute civile En ne revendiquant aucun laquo bien

ultime raquo lrsquoEacutetat promeut le bien qui est le plus directement accessible agrave la perception et agrave la

jouissance de tous ndash et donc qui a le moins besoin de laquo parole raquo ndash soit la stabiliteacute et la seacutecuriteacute

Mais comme la vie humaine ne peut pas ecirctre sans parole sans raisons lrsquoEacutetat devra se reacutefeacuterer

constamment agrave la parole de la socieacuteteacute en assumant un rocircle repreacutesentatif (Manent 2014b 557

2010b 32) Selon Manent le problegraveme de la laquo neutraliteacute de lrsquoEacutetat raquo qui seacutepare radicalement les

paroles et les actions est reacutesolu par le dispositif du gouvernement repreacutesentatif veacuteritable

innovation politique de la moderniteacute Or ce qui permet la repreacutesentation est lrsquoexistence drsquoun

peuple agrave repreacutesenter posseacutedant deacutejagrave un langage commun pour avoir une parole commune soit

la forme politique de la nation (Manent 2010b 16-17) La forme nationale preacutecegravede le reacutegime

repreacutesentatif et celui-ci permet agrave la nation drsquoatteindre sa maturiteacute

Le gouvernement repreacutesentatif a bien sucircr un deacutesavantage majeur selon Manent celui

laquo drsquoobscurcir le lieu de lrsquoaction raquo (Manent 2014b 557) Dans un reacutegime repreacutesentatif il y a en

98

effet une certaine incertitude concernant lrsquoidentiteacute de ceux qui deacutelibegraverent et qui agissent

effectivement notamment entre les repreacutesentants et les repreacutesenteacutes La reacuteponse agrave cette question

doit faire avec le laquo double jeu raquo inheacuterent au reacutegime repreacutesentatif lrsquoidentification positive avec

le pouvoir repreacutesentatif ndash qui se divise souvent entre la majoriteacute et lrsquoopposition ndash est

neacutecessairement accompagneacutee drsquoune certaine alieacutenation dans la capaciteacute drsquoaction effective

(Manent 2001 32) Le peuple est censeacute agir agrave travers ses repreacutesentants mais il se sent souvent

mal repreacutesenteacute Plus encore alors que lrsquoEacutetat srsquoarroge le pouvoir politique en confiant les paroles

autoritaires (car substantielles) dans la socieacuteteacute le citoyen lui-mecircme perd de sa capaciteacute drsquoaction

crsquoest-agrave-dire dans celle de faire valoir de nouveaux commencements en liant la parole agrave lrsquoaction

Cette critique a eacuteteacute notoirement avanceacutee par Marx auteur qui inspire une partie de la philosophie

de MacIntyre53

Ce problegraveme serait particuliegraverement preacutegnant au sein des deacutemocraties contemporaines

Nous avons vu que la repreacutesentation srsquoessoufflait au profit des revendications particuliegraveres et

drsquoune demande de participation accrue aux deacutecisions politiques parfois inspireacutee de la

laquo deacutemocratie directe raquo Face agrave cette situation la reacuteponse de Manent sera que le remegravede aux

deacutefauts du gouvernement repreacutesentatif est encore plus de gouvernement repreacutesentatif En effet

selon lui le gouvernement repreacutesentatif est le dispositif qui permet lrsquounion la plus intime et la

plus efficace entre laquo la civilisation et de la liberteacute raquo (2006 46) En tant que son existence et sa

leacutegitimiteacute sont tributaires de la forme nationale le gouvernement repreacutesentatif y inscrit son

action et donne un dynamisme aux diffeacuterentes institutions sociales En ce sens il est aux

53 Cf notamment Alasdair MacIntyre 1968 Marxism and Christianity London Duckworth Pour une biographie

intellectuelle de MacIntyre cf Eacutemile Perreau-Saussine 2005 Alasdair MacIntyre une biographie intellectuelle

Paris Presses Universitaires de France

99

antipodes de la laquo gouvernance raquo qui laquo se ramegravene agrave lrsquoexercice du commandement par un appareil

entiegraverement deacutetacheacute de lrsquoordre politique crsquoest-agrave-dire de tout reacutegime comme de toute forme

politique raquo ainsi que laquo de la question de la veacuteriteacute sur lrsquoordre humain raquo (Manent 2015b 132)

Drsquoun autre cocircteacute la politique repreacutesentative peut favoriser la correction de certains des deacutefauts

ou injustices de la culture nationale par sa capaciteacute de leacutegifeacuterer et de deacutecreacuteter de produire un

commandement effectif Ainsi cette double possibiliteacute permet selon Manent lrsquoadeacutequation entre

une tradition culturelle et la liberteacute des individus

Pour ce faire lrsquoEacutetat-nation demande lrsquoalleacutegeance de tous ces citoyens En effet le

gouvernement repreacutesentatif ne repreacutesente pas tel ou tel groupe particulier mais la nation dans

son ensemble crsquoest-agrave-dire des individus deacutetenteurs de la citoyenneteacute Lrsquoopeacuteration nationale

srsquooppose alors au communalisme qui selon Vincent Descombes (2013b 211) laquo entend fonder

lrsquouniteacute politique du groupe sur la lsquoreligion de groupersquo plutocirct que sur lrsquoadheacutesion libre des citoyens

agrave leurs institutions politiques raquo Un des vecteurs de lrsquoapparition de lrsquoEacutetat moderne fut

effectivement le principe de laiumlciteacute qui exclut la pratique religieuse des institutions politiques

afin de confeacuterer une certaine liberteacute de conscience aux individus On peut alors affirmer encore

avec Descombes (2013b 212) qursquoune socieacuteteacute laquo ne peut pas se deacutefinir comme nation tant qursquoelle

nrsquoa pas accepteacute de se conformer agrave lrsquoexigence individualiste de la liberteacute de conscience ce qui

implique que la religion doit cesser drsquoy apparaicirctre comme une pratique du groupe pour y devenir

une pratique personnelle raquo La laiumlciteacute permet le gouvernement de soi et le gouvernement de soi

implique un certain individualisme

Cet individualisme reacutepugne agrave MacIntyre qui y associe un certain arbitraire au sein de la

rationaliteacute pratique drsquoun agent qui devra maintenant se deacuteterminer lui-mecircme Ici lrsquoexemple de

100

la religion est particuliegraverement pertinent Pour MacIntyre la religion en tant que pratique

veacutehiculant des normes communes et des visions substantielles de lrsquoexcellence nrsquoest pas

seacuteparable de la rationaliteacute pratique Toutefois selon Manent ce principe de seacuteparation propre agrave

lrsquoEacutetat-nation nrsquoimplique pas la dissolution des coutumes et des normes faisant autoriteacute au sein

de la socieacuteteacute (Manent 2015b) Au contraire le gouvernement repreacutesentatif est pour Manent la

faccedilon dont une socieacuteteacute culturellement et historiquement situeacutee peut avoir prise sur elle-mecircme

La sphegravere publique libeacuterale donc laiumlque permet la repreacutesentation du conflit tout en jugeant

celui-ci agrave partir de quelque chose de commun soit des mœurs des pratiques une histoire une

religion etc eacuteleacutements qui perdurent au sein de la socieacuteteacute Et mecircme lrsquoexistence du

gouvernement repreacutesentatif est la condition de lrsquoeacutepanouissement des groupes particuliers et de

leur liberteacute puisque le commandement politique puisant sa leacutegitime drsquoune communauteacute

drsquoidentification nrsquoest pas ainsi eacutetranger aux citoyens Tel ne serait pas le cas par exemple au

sein de lrsquoempire ougrave bien que les communauteacutes particuliegraveres puissent parfois ecirctre preacuteserveacutees nul

ne pourrait nier qursquoelles disposent de moins de liberteacute pour deacutelibeacuterer sur leur bien Au contraire

de ce qursquoaffirme MacIntyre mourir pour la nation nrsquoeacutequivaudrait pas alors agrave laquo mourir pour la

compagnie de teacuteleacutephone raquo (1994 303) comme pourrait lrsquoattester diverses formes de patriotisme

et de nationalisme au cours du siegravecle dernier

Ainsi au sein du reacutegime du gouvernement repreacutesentatif les citoyens laquo choisissent leurs

repreacutesentants pour ecirctre bien repreacutesenteacutes cela est certain mais aussi et drsquoabord afin drsquoecirctre bien

gouverneacutes raquo (Manent 2017b) Et ce bon gouvernement nrsquoest pas en soi tributaire drsquoune

Notre traduction Le passage complet se lit ainsi laquo Nevertheless even in a representative republic the basis of

political life does not lie in the mechanism of representation Not only would it be hard to believe in the sincerity

of a politician who would say ldquomy policy is to represent yourdquo in fact this would be a sufficient reason not to choose

101

conception partageacutee du monde Plutocirct un bon reacutegime politique permet de recevoir le conflit des

liberteacutes agrave lrsquoaide drsquoune juste tension entre les possibiliteacutes ouvertes par ces liberteacutes et une certaine

preacutetention agrave la veacuteriteacute sur le tout La vertu politique neacutecessite alors des compromis que les

pratiques particuliegraveres nrsquoont pas agrave faire En visant agrave conserver cette laquo pureteacute raquo de la pratique

MacIntyre occulte le veacuteritable exercice de la prudence politique Si MacIntyre ne croit pas que

le raisonnement pratique aristoteacutelicien puisse se deacuteployer dans lrsquoEacutetat moderne (MacIntyre 2016a

176) crsquoest qursquoil oublie que la prudence est eacutegalement leacutegislatrice un raisonnement pratique nrsquoa

pas neacutecessairement agrave se conclure en une action pour celui qui le conduit car crsquoest le choix

deacutelibeacutereacute qui confegravere agrave lrsquoaction son principe Ainsi la leacutegislation eacutetatique peut constituer en un

raisonnement pratique aristoteacutelicien dont la conclusion constituera le principe des juges et des

administrateurs ainsi que des citoyens (cf sect13)

En somme selon Manent MacIntyre serait trop peu sensible aux ressources eacutethiques du

gouvernement repreacutesentatif malgreacute leur apparente diminution ainsi qursquoagrave lrsquoimportance qursquoy

joue la laquo raison commandante raquo pour assurer la liberteacute des individus face agrave la domination

eacutetrangegravere que celle-ci soit directement politique ou commerciale (cf sect213) Ce dernier ne

reconnaicirctrait pas assez la deacutependance des institutions sociales envers le pouvoir politique une

relation qui pour Aristote srsquoanalyse au niveau du reacutegime politique dans la faccedilon qursquoont les

citoyens de se gouverner politiquement MacIntyre ne srsquointeacuteresse somme toute que tregraves peu agrave la

question du reacutegime et par lagrave occulte certaines possibiliteacutes ouvertes agrave la raison pratique pour se

such a person as a representative The French like the citizens of other republics choose their representatives in

order to be well-represented to be sure but also and first of all in order to be well-governed raquo

102

deacuteployer dans la moderniteacute par la meacutediation de la deacutemocratie repreacutesentative et de la forme

nationale qui lrsquoinstitue

Les arguments de Manent sur la leacutegitimiteacute et la neacutecessiteacute du gouvernement repreacutesentatif

national nous semblent ici deacutecisifs En tant que communauteacute drsquoidentification ce dispositif

politique possegravede les ressources pour offrir des principes propices agrave une deacutelibeacuteration reacutefleacutechie

chez les citoyens Bien sucircr lrsquouniteacute politique de la parole et de lrsquoaction du gouvernement

repreacutesentatif et de la socieacuteteacute demande un effort consideacuterable et constant de dialogue et de mise

en commun des motifs pratiques En face des mutations politiques actuelles des deacutemocraties

occidentales il srsquoagit alors de savoir laquo si la nation preacutecairement balanceacutee entre perseacuteveacuterer dans

lrsquoecirctre et se laisser disloquer par la force des flux peut ecirctre encore le cadre et lrsquoagent drsquoune

deacutelibeacuteration et drsquoune action qui ouvrent un avenir deacutesirable et signifiant pour tous ces citoyens raquo

(Manent 2015b 127-8) Pour ce faire la nation doit trouver une faccedilon drsquoactualiser ses ressources

eacutethiques et politiques La solution reacuteside autant pour Manent que MacIntyre dans le

rapprochement entre lrsquohomme et le citoyen crsquoest-agrave-dire dans une certaine participation des

citoyens aux affaires publiques Conformeacutement agrave ses inspirations marxistes MacIntyre conccediloit

lrsquoideacuteal de la praxis dans lrsquoabolition de la distance entre les deux alors que Manent plus libeacuteral

veut conserver une distinction suivant en cela la philosophie pratique aristoteacutelicienne les vertus

du citoyen deacutependent du type de reacutegime politique alors que la vertu drsquoun homme de bien est la

mecircme partout (Pol III 4) Nous verrons maintenant quelles possibiliteacutes peuvent ecirctre accessibles

au gouvernement repreacutesentatif afin de proceacuteder agrave un tel rapprochement agrave une actualisation des

vertus citoyennes et donc des biens qui y sont associeacutes

103

33 Participation politique et deacutemocratie

Nous avons vu qursquoAristote consideacuterait la participation deacutemocratique aux affaires publiques

comme bonne et mecircme neacutecessaire agrave stabiliteacute de lrsquoEacutetat (Pol III 11 1281b25 sq) Le laquo grand

nombre raquo en tant que somme de compeacutetences particuliegraveres possegravede selon Aristote des capaciteacutes

de juger adeacutequates Seulement tous ne peuvent gouverner en mecircme temps Ainsi la vertu de la

plupart des citoyens lorsqursquoils seront gouverneacutes sera davantage lrsquolaquo opinion vraie raquo que la

prudence (Pol III 4 1277b25-30) autrement dit le bon jugement sur les propositions des

orateurs et des magistrats plus que la capaciteacute directe de traiter des probleacutematiques drsquoaffaires

publiques qui demandent parfois de lrsquoexpertise Un tel exercice preacuteparera les citoyens agrave exercer

agrave leur tour le gouvernement et la vertu de prudence (Pol VII 14) crsquoest le principe de

lrsquoalternance des gouvernants et des gouverneacutes (cf sect13)

On peut donc identifier un lien entre la participation politique lrsquoattachement agrave lrsquoEacutetat (ou agrave

la communauteacute) et lrsquoacceptation preacutealable du commandement ou de lrsquoautoriteacute leacutegitimes Nous

avons retrouveacute ces trois pocircles dans les approches drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent

Tous deux visent alors agrave actualiser ce rapport mais de faccedilon diffeacuterente Selon Manent cette

actualisation doit se faire comme nous venons de le voir au niveau de lrsquoEacutetat-nation Cela

passera neacutecessairement par des actions politiques renvoyant agrave un horizon signifiant pour une

communauteacute Il srsquoagit drsquoabord pour Manent de laquo ranimer la repreacutesentation la conscience et la

volonteacute drsquoune vie commune le sentiment qursquoil est deacutesirable de participer agrave une forme de vie raquo

(Manent 2015b 121) Le gouvernement repreacutesentatif doit alors retrouver le sens du

commandement crsquoest-agrave-dire deacutecider de prendre des moyens concrets pour assurer lrsquouniteacute de la

nation au-delagrave des groupes particuliers mais sans en faire fi (Manent 2015b 135-136) Cela

104

nrsquoexclut pas le deacutebat mais drsquoun type ougrave le gouvernement doit laquo prendre position raquo et laquo guider

lrsquoaction publique drsquoune maniegravere qui tiennent compte des conditions preacutesentes raquo (Manent 2015b

139) crsquoest-agrave-dire des circonstances particuliegraveres et de lrsquoensemble des motifs humains derriegravere

les deacutesaccords

Bien que cela demande de la confiance et de la deacutefeacuterence de la part des citoyens un

gouvernement qui assume ainsi son caractegravere repreacutesentatif et national contribuera agrave susciter de

tels sentiments Pour ce faire il faut selon Manent que la deacutelibeacuteration politique soit laquo nourrie raquo

par des laquo propositions sur lrsquohistoire passeacutee raquo qui laquo motivent et encourant la deacutecision politique

prudente sans que celle-ci soit deacuteductible de celle-lagrave raquo (Manent 2015b 87) Bref il srsquoagit de

retrouver une narration commune propre agrave la laquo rationaliteacute des traditions raquo

Conformeacutement au scheacutema de la rationaliteacute des traditions si une telle narration srsquoeacutepuise elle

doit retrouver sens au sein des pratiques particuliegraveres ougrave les participants peuvent faire des choix

reacutefleacutechis conformes aux standards de la pratique Il faut alors reacuteduire le champ de la pratique

laquo Srsquoil doit y avoir une pratique qui implique la participation agrave une deacutelibeacuteration partageacutee et si

cette deacutelibeacuteration doit ecirctre effective dans la prise de deacutecision alors les communauteacutes de pratique

devront se constituer agrave une eacutechelle reacuteduite [hellip] (MacIntyre 2006b 39) Toutefois comme nous

lrsquoavons vu les principes de la raison pratique afin drsquoassurer agrave la fois la liberteacute et la rationaliteacute

doivent partir du reacutegime politique ce qui inclut une certaine mise agrave lrsquoeacutecart des communauteacutes

particuliegraveres de la sphegravere du commandement politique Une telle participation bien qursquoagrave eacutechelle

reacuteduite se doit donc drsquoecirctre en lien avec lrsquoactiviteacute politique eacutetatique Crsquoest en ce sens que la

Notre traduction laquo If there is to be practice that involves widely shared participation in deliberation and if that

deliberation is to be effective in decision-making then communities of practice will have to be small-scale local

communities [hellip] raquo

105

solution au problegraveme de la deacutelibeacuteration dans les deacutemocraties contemporaines ne peut ecirctre le

communalisme MacIntyre a toutefois raison drsquoaffirmer que laquo la dimension politique de la vie

humaine reccediloit son expression dans des formes institutionnaliseacutees de deacutelibeacuteration par lesquelles

les agents humains ont la capaciteacute de se diriger eux-mecircmes et drsquoeacuteduquer les autres agrave se diriger

ainsi vers lrsquoaccomplissement des biens et du Bien raquo (MacIntyre 2013b 206) Ainsi la raison

deacutelibeacuterative doit se deacuteployer au sein drsquoinstitutions qui confegraverent une certaine fonction politique

ici celle du citoyen qui concerne le bien commun soit lrsquoexistence mecircme de la communauteacute et

de son mouvement vers la bonne activiteacute ou le laquo bien-vivre raquo

Il apparaicirct alors qursquoune solution au problegraveme de la deacutelibeacuteration rationnelle dans les

deacutemocraties contemporaines reacuteside dans un renforcement de la forme nationale et du

gouvernement repreacutesentatif tel que lrsquoa preacuteconiseacute Manent mais en y adjoignant la possibiliteacute

drsquoune participation effective des citoyens au sein des institutions politiques comme le promeut

MacIntyre et ce par lrsquointermeacutediaire drsquoune fonction politique La deacutelibeacuteration doit retrouver son

rocircle drsquoarkhē agrave la fois au sens de cause et au sens de charge politique Degraves lors il serait possible

peut-ecirctre paradoxalement agrave premiegravere vue de mener agrave bien la solution reacutepublicaine de Manent agrave

lrsquoaide drsquoun dispositif deacutemocratique en impliquant les citoyens dans les charges publiques Cette

mesure permettrait notamment lrsquoactualisation de la deacutemocratie comme reacutegime de gouvernement

plutocirct que cadre drsquoexpression des particulariteacutes Pour ce faire il faut ici agrave nouveau invoquer la

distinction faite par Aristote entre gouvernants et gouverneacutes qui en implique eacutegalement une

autre entre une fonction politique deacutetermineacutee et une fonction politique indeacutetermineacutee (cf sect13)

Notre traduction laquo The political dimension of human life receives its expression in those institutionalized forms

of deliberation through which human agents are able to direct themselves and to educate others as to how to direct

themselves towards the achievement of those goods and that good raquo

106

Nous avons vu que la distinction entre gouvernants et gouverneacutes ainsi que la rotation entre

les deux preacutevue dans un reacutegime deacutemocratique permettait agrave la communauteacute drsquoassurer un

mouvement interne qui puisse contribuer agrave sa bonne activiteacute crsquoest-agrave-dire agrave la vertu de ses

citoyens La premiegravere des vertus drsquoun reacutegime politique est en quelque sorte la modeacuteration vu la

pluraliteacute des biens leacutegitimes pouvant faire objet de revendications La distinction entre

gouvernants et gouverneacutes permet alors de modeacuterer les revendications des uns et des autres et

surtout des gouvernants jugeacutes par les gouverneacutes tout en assurant qursquoil y ait possibiliteacute drsquoun

commandement effectif pouvant permettre lrsquoactiviteacute reacutefleacutechie Cet eacutequilibre suppose toutefois

que le rapport entre gouvernants et gouverneacutes nrsquoen soit pas un de domination mais de persuasion

Cela est favoriseacute lorsque les gouverneacutes de par leur statut de citoyen participent agrave une fonction

politique qursquoAristote qualifie drsquo laquo indeacutetermineacutee raquo puisqursquoelle ne correspond pas agrave une

magistrature preacutecise Il srsquoagit toutefois bien drsquoune fonction qui srsquoexerce au sein drsquoinstitutions

speacutecifiques telles que les jurys les comiteacutes de redressement des comptes ou lrsquoAssembleacutee des

citoyens

Comme lrsquoa souligneacute Garsten (2011 174-7) ces institutions donnent des fins particuliegraveres

des engagements et des standards aux citoyens qui y exercent une fonction Cette activiteacute de

gouvernement est ce qui permet laquo drsquoaligner les fins externes et internes raquo (Garsten 2011 175)

car elle ne peut se deacutetacher du choix effectif des moyens En effet comme le souligne Manent

laquo lrsquoordre politique est lrsquoordre de la vie humaine qui peut [hellip] le moins eacutechapper agrave lrsquoobligation

de chercher les moyens Celui qui gouverne est par excellence celui qui deacutelibegravere sur les

moyens raquo (Manent 2014b 554) Selon Garsten (2011 175-6) diffeacuterentes fonctions politiques

permettent eacutegalement de fournir des critegraveres de jugement plus preacutecis aux citoyens agrave travers

107

diffeacuterents types de buts et donc de rheacutetoriques Cela permet drsquoeacuteviter notamment que les citoyens

jugent agrave partir drsquointeacuterecircts et de preacutefeacuterences individuelles54 un standard qui est par exemple

particuliegraverement mobiliseacute au sein des campagnes eacutelectorales actuelles et qui est propre agrave la

rheacutetorique publicitaire entiegraverement axeacutee sur les fins externes (Garsten 2011 176)

En fait ces propositions visent avant tout agrave confeacuterer de lrsquoactiviteacute au dispositif actuel de la

deacutemocratie repreacutesentative que Bernard Manin a notamment qualifieacute de laquo deacutemocratie du

public raquo et qui serait deacutefinie par une dimension passive et reacuteactive de lrsquoexpression politique chez

les citoyens (Manin 2012 284) En engageant les citoyens dans le gouvernement politique cette

activiteacute pourrait alors motiver les deacutemocraties contemporaines agrave laquo entretenir la recherche de leur

juste critegravere raquo plutocirct qursquoagrave promouvoir des normes abstraites qui risquent de susciter le deacutesinteacuterecirct

Ainsi au contraire du proceacuteduralisme eacutepisteacutemique le but est de rendre les citoyens plus

inteacuteresseacutes crsquoest-agrave-dire soucieux des conseacutequences des revendications particuliegraveres sur le bien-

ecirctre de la communauteacute dans son ensemble55

Crsquoest eacutegalement de cette faccedilon que les citoyens peuvent deacutevelopper un certain laquo caractegravere

deacutelibeacuteratif raquo Le kairos propre agrave la politique demande un exercice de calcul et de prudence ainsi

qursquoune responsabilisation face aux conseacutequences qui en deacutecoulent En effet nous avons vu que

54 De mecircme sur le rapport entre la fonction politique et le jugement objectif et responsable Boumlckenfoumlrde (2000

305) eacutecrit laquo Si lrsquoon conccediloit la position des organes indeacutependants de direction formellement repreacutesentatifs comme

eacutetant celle drsquoune fonction (Amt) on deacutecouvre alors la base sur laquelle la liberteacute agrave lrsquoeacutegard des obligations

particuliegraveres et des instructions de base [hellip] ne retombe pas dans la sphegravere du bon plaisir de la volonteacute laquo nue raquo du

titulaire individuel de lrsquoautoriteacute Au concept de fonction appartient lrsquoideacutee du service pour autrui lrsquoorientation sur

des missions et des responsabiliteacutes qui se distinguent des inteacuterecircts propres [hellip] raquo 55 Sur ce point Crystal Cordell Paris (2016 105) rapprochant la conception politique de Madison agrave celle drsquoAristote

eacutecrit laquo In contrast to Rawlsian and Habermasian deliberation Madisonian deliberation adopts the criteria of

political capacity and judgment (ldquowisdomrdquo) rather than procedural objectivity a simultaneously affective and

rational attachment to the particular political regime rather than a purely rational commitment to the universal

principle of autonomy raquo

108

la deacutelibeacuteration rend le choix plus volontaire ce qui implique une exposition aux blacircmes et aux

louanges Le blacircme potentiel ou actuel peut mener au sentiment de honte qui est laquo la semi-vertu

de celui qui apprend raquo et qui peut donc susciter la deacutefeacuterence (Nieuwenburg 2004 456) crsquoest-agrave-

dire une motivation agrave juger et agir minutieusement en vue du bien commun

De plus la participation politique telle que deacutecrite permettrait de laquo clarifier raquo le lieu de

lrsquoaction en preacutecisant et confirmant lrsquoaspect deacutemocratique des socieacuteteacutes libeacuterales actuelles Alors

que la souveraineteacute du laquo peuple raquo de par son abstraction aurait contribueacute au deacuteveloppement de

la laquo souveraineteacute illimiteacutee de lrsquoindividu particulier raquo (cf p 66) un dispositif politique plus

participatif pourrait reacutetablir la souveraineteacute dans un juste milieu plus identifiable Aristote eacutecrit

par exemple

Peut-ecirctre en effet est-il correct aussi de proceacuteder comme le font les deacutemocraties car ce nrsquoest

pas le juge ni le membre du Conseil ou de lrsquoAssembleacutee pris individuellement qui deacutetient

lrsquoautoriteacute mais bien le Tribunal tout entier le Conseil et le Peuple [ie lrsquoAssembleacutee du peuple]

dont chacun de ceux que nous avons nommeacutes nrsquoest qursquoune fraction (et jrsquoentends par fraction celui

qui fait partie du Conseil ou de lrsquoAssembleacutee ou du Tribunal) raquo (Pol III 11 1282a28 sq)

Ici la souveraineteacute reacuteside non pas dans lrsquoindividu deacutetenteurs de droits ou alors dans le peuple

comme ensemble non deacutetermineacute mais dans les citoyens rassembleacutes selon diffeacuterentes fonctions

politiques Ce nrsquoest pas sans raison qursquoAristote apregraves cette analyse peut affirmer que la

souveraineteacute doit reacutesider dans les lois (Pol III 11 1282b1-2) car ce sont les lois qui deacuteterminent

ceux qui exercent les charges Cette conception de la souveraineteacute pourrait alors favoriser la

deacutelibeacuteration agrave partir de la loi et donc en vue du bien commun

109

Notons que ces consideacuterations institutionnelles srsquoapparentent agrave certaines thegraveses avanceacutees

par le courant laquo non eacutepisteacutemique raquo de la deacutemocratie deacutelibeacuterative qui vise notamment un juste

milieu entre une proceacutedure universelle appuyeacutee par des normes de communication et une

deacutelibeacuteration deacutemocratique ponctuellement mise en oeuvre au sein de laquo mini-publics raquo Cette

conception est par exemple porteacutee par lrsquoideacutee de laquo systegraveme deacutelibeacuteratif raquo qui renvoie agrave une

laquo division fonctionnelle du travail raquo de la deacutelibeacuteration tout en insistant sur le caractegravere inteacutegreacute

des instances deacutelibeacuteratives au sein drsquoun Eacutetat (Parkinson et Mansbridge 2012 1-7 Warren 2007)

Un tel laquo design institutionnel raquo doit toutefois ecirctre consideacutereacute comme un moyen plus qursquoune

fin puisque la rectitude du jugement politique deacutepend avant tout des connaissances et des vertus

de ceux qui lrsquoexercent Il y a donc bien sucircr une dimension eacutepisteacutemique qursquoil faille prendre en

compte Comme nous lrsquoavons vu cette dimension ne se reacuteduit pas agrave lrsquoexpertise bureaucratique

bien que celle-ci puisse ecirctre neacutecessaire Ce sera alors la tacircche des philosophes et des savants de

permettre aux personnes ordinaires drsquoarticuler les preacutesuppositions impliqueacutees dans leurs actions

meacuteconnues jusqursquoalors pour que ces personnes deviennent capables de critiquer ces

preacutesuppositions et de srsquoengager dans une deacutelibeacuteration critique et autocritique avec les autres au

sein de leurs foyer lieu de travail eacutecole clinique et communauteacute politique locale raquo (MacIntyre

2013b 207)

Ici la deacutelibeacuteration politique retrouve le problegraveme de lrsquoeacuteducation souvent laisseacute de cocircteacute par les

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative (Salkever 2002) La philosophie pratique

aristoteacutelicienne en tant qursquoelle preacutesente une deacutemarche de remise en question des opinions

Notre traduction laquo For one task of the philosopher is to enable plain persons to articulate the hitherto

unrecognized presuppositions of their actions so that they become able to criticize those presuppositions and to

engage in critical and self critical deliberation with others in their household workplace school clinic local

political society raquo

110

reacuteputables preacutesentes au sein de tout reacutegime politique peut dans cette perspective ecirctre utile (cf

sect22) Cette remise en question est possible agrave partir de certains critegraveres comme lrsquoexplication

teacuteleacuteologique de la nature ou les dispositions de caractegravere qui sont plus laquo fonctionnels raquo que

cateacutegoriques et qui demandent donc un exercice de discernement56 Les œuvres drsquoAlasdair

MacIntyre et de Pierre Manent pour leur part nous montrent comment ces critegraveres peuvent

fournir une compreacutehension profonde de la vie sociale et politique contemporaine

56 laquo From an Aristotelian perspective modernity appears not as an error but as a successful cultural movement that

has unnecessarily excluded certains possibilites which are in fact compatible with its central commitments

commitments shared by Plato and Aristotle The shared commitments are persistent causal inquiry in science and

freedom from repressive control in morals and politics the unnecessarily excluded possibilities are teleological

explanation in science and agent morality in practical matters raquo (Salkever 1990 159) Sur la question de lrsquoeacuteducation

agrave laquo lrsquoeacutethique des questions naturelles raquo voir notamment Salkever (2000 1990) et MacIntyre (1999)

111

Conclusion

En conclusion la theacuteorisation de la deacutelibeacuteration politique nrsquoest pas indeacutependante drsquoun ensemble

de facteurs propres agrave toute activiteacute politique Dans le but drsquoanalyser ce qui serait une conception

exhaustive de la deacutelibeacuteration politique dans une perspective aristoteacutelicienne nous avons eacuteteacute

conduits agrave mener une reacuteflexion sur quatre thegravemes particuliers

Drsquoabord il a eacuteteacute question de la nature de la rationaliteacute pratique Nous avons alors insisteacute sur

sur son aspect pratique crsquoest-agrave-dire sur une deacutelibeacuteration qui motive un choix et une action

particuliegravere ici et maintenant Sans un tel lien causal direct entre les principes de la pratique et

lrsquoaction elle-mecircme nous avons vu que cette derniegravere eacutetait laisseacutee agrave un certain arbitraire puisqursquoil

srsquoagirait alors drsquoappliquer un principe mais sans possibiliteacute drsquoun autre exercice rationnel pour

faire cette application Cet obstacle est notamment la conseacutequence de principes abstraits voulus

indeacutependants de tout contexte social particulier auxquels nous avons associeacute lrsquoexemple des

droits individuels Face agrave cette rationaliteacute qui voudrait trouver des principes universels et

laquo cateacutegoriques raquo nous avons deacutecrit la deacutelibeacuteration comme un exercice dianoeacutetique soit une

recherche qui calcule compare et soupegravese les diffeacuterentes possibiliteacutes pour une fin souhaiteacutee en

fonction drsquoun contexte

Cela nous a ensuite conduits agrave reacutefleacutechir sur la nature de lrsquoautoriteacute des principes orientant la

deacutelibeacuteration notamment ceux qui srsquoincarnent dans la loi et les institutions sociales drsquoune

communauteacute politique crsquoest-agrave-dire dans son reacutegime politique Nous avons consideacutereacute la

dimension naturelle de la communauteacute politique en tant que mise en commun de certaines fins

et de certains moyens qui sont inteacutegreacutes par une action constante de la communauteacute sur elle-

mecircme La discussion collective sur ces dimensions du bien est plus en mesure de fournir un

112

arriegravere-plan commun pour repreacutesenter le deacutesaccord au sein de la citeacute puisque celles-ci sont

constitutives de la communauteacute mecircme Cette dimension de la vie politique nrsquoest toutefois

perceptible que si lrsquoon considegravere la finaliteacute des institutions communes soit les biens qui les sous-

tendent Cette finaliteacute est alors ce qui permet aux citoyens de srsquoidentifier au tout de la

communauteacute politique et drsquoagir en commun par le partage de certains principes au sein drsquoune

causaliteacute teacuteleacuteologique et non pas meacutecanique cette derniegravere srsquoapparentant davantage agrave la

domination et non au gouvernement de soi par soi Il y a causaliteacute teacuteleacuteologique lorsque la

deacutelibeacuteration est conduite selon une certaine fonction qui renvoie agrave quelque chose agrave faire agrave une

fin plus ou moins deacutefinie Nous avons alors consideacutereacute lrsquoexercice mecircme de la citoyenneteacute comme

la possibiliteacute drsquoune telle fonction

Une reacuteflexion sur la deacutelibeacuteration politique renvoie en effet neacutecessairement agrave une reacuteflexion

sur la citoyenneteacute Nous avons vu que selon Aristote la citoyenneteacute trouve sa deacutefinition mecircme

dans lrsquoactiviteacute de deacutelibeacuterer Cette fonction peut alors ecirctre deacutefinie crsquoest-agrave-dire srsquoinscrire dans une

charge politique exeacutecutante ou alors indeacutefinie ce qui implique une participation politique moins

deacuteterminante mais tout de mecircme primordiale puisqursquoelle consiste dans lrsquoactiviteacute de juger les

propositions des gouvernants Nous avons alors fait remarquer que cette structure avait un

parallegravele fort avec la deacutemocratie repreacutesentative contemporaine ougrave un laquo public raquo juge les

gouvernants de faccedilon formelle (les eacutelections) et informelle (lrsquoopinion publique) Or ce jugement

apparaicirct aujourdrsquohui accompagneacute drsquoune certaine passiviteacute car exteacuterieur agrave lrsquoactiviteacute politique

proprement dite Nous avons alors voulu nous inspirer du point de vue aristoteacutelicien afin de

proposer un moyen de rendre la deacutelibeacuteration publique plus active et donc plus deacutelibeacuterative car

plus conforme agrave la raison pratique qui consiste dans un mouvement des principes agrave lrsquoaction Ce

113

moyen consiste agrave favoriser la participation des citoyens au sein drsquoinstitutions deacutelibeacuteratives lieacutees

agrave la vie politique nationale En effet crsquoest principalement agrave ce niveau que nous sont apparues

non seulement la possibiliteacute drsquoune identification agrave des normes communes et drsquoune confiance

envers les gouvernants mais eacutegalement celle du commandement politique inheacuterent agrave toute

deacutelibeacuteration La prise en compte de ces deux aspects permet alors le gouvernement de soi par

soi propre agrave la deacutemocratie comme reacutegime politique

Le quatriegraveme thegraveme geacuteneacuteral que nous avons abordeacute regroupe en quelque sorte tous les

autres crsquoest la dimension rheacutetorique du discours public Nous avons vu que la rheacutetorique nrsquoest

pas seulement un art instrumental visant la persuasion mais surtout une faccedilon drsquoorienter en

commun les motifs drsquoaction au sein de la communauteacute politique En ce sens le discours

rheacutetorique prend en consideacuteration la speacutecificiteacute du domaine politique ougrave diffeacuterentes

revendications sur le bien sont en concurrence mais ougrave le deacutebat est sans cesse trancheacute de faccedilon

temporaire par la disposition du reacutegime politique par ses lois et ses deacutecrets Nous avons tenteacute

de montrer pourquoi la politique ne pouvait ecirctre le lieu de la conversation laquo dialectique raquo bien

qursquoelle puisse y faire une certaine place En effet le kairos propre agrave la politique implique des

circonstances toujours changeantes que le jugement doit prendre en consideacuteration Ce sont alors

les gouvernants qui sont le plus disposeacutes agrave avoir cette vue drsquoensemble et agrave proposer un plan

drsquoaction particulier Toutefois dans un reacutegime politique libre cette proposition doit

srsquoaccompagner de persuasion crsquoest-agrave-dire de bonnes raisons drsquoadheacuterer au plan drsquoaction ou agrave la

norme en question que ces raisons soient la confiance envers lrsquoorateur un exemple du passeacute ou

un sentiment lieacutee agrave la noblesse de la proposition Il ne srsquoagit donc pas de laquo tromper raquo lrsquoaudience

des citoyens ou de prendre tous les moyens neacutecessaires agrave la persuasion En effet nous avons

114

identifieacute au sein de la pratique rheacutetorique comme au sein de lrsquoaction en geacuteneacuteral une distinction

entre biens internes et biens externes Il convient parfois drsquoeacutecarter la fin externe viseacutee afin de

promouvoir certains biens qui sont intrinsegraveques agrave la pratique La rheacutetorique deacutelibeacuterative ne vise

effectivement pas seulement agrave persuader et agrave motiver une action particuliegravere mais eacutegalement agrave

produire un mouvement interne chez les interlocuteurs crsquoest-agrave-dire un changement dans leurs

dispositions eacutethiques dans leurs deacutesirs et leurs souhaits Nous retrouvons ici toute lrsquoimportance

accordeacutee par Aristote au caractegravere de lrsquoagent et aux vertus du reacutegime politique

Afin drsquoactualiser la philosophie pratique drsquoAristote et de la penser en lien avec les reacutegimes

contemporains de deacutemocratie repreacutesentative nous nous sommes tourneacutes principalement vers les

travaux drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent deux philosophes srsquoinscrivant au sein de

lrsquoapproche aristoteacutelicienne tout en ayant deacuteveloppeacute une vision sociale et politique originale

Comme nous lrsquoavons montreacute ceux-ci partagent une mecircme critique drsquoune certaine conception

moderne et contemporaine de la rationaliteacute pratique qui oscille entre un universalisme abstrait

et un particularisme reposant plus sur la volonteacute que sur la raison Ce double aspect serait alors

la conseacutequence drsquoun refus de vivre politiquement drsquoinscrire son action ainsi que sa justification

dans le contexte des affaires communes Lrsquoideacuteal de la laquo diffeacuterence raquo reviendrait alors agrave

relativiser la politique au nom de lrsquoexpression de lrsquoindividualiteacute Or par ce fait mecircme les

individus qui agissent toujours bien sucircr au sein drsquoune communauteacute politique ne disposent plus

drsquoune prise rationnelle sur lrsquoensemble de leur vie pratique qui ne peut ecirctre assureacutee que par

lrsquoautogouvernement deacutemocratique

Crsquoest sur la nature de cet autogouvernement que sont apparues les plus grandes divergences

entre Alasdair MacIntyre et Pierre Manent Nous avons vu que le premier reacutecuse toute possibiliteacute

115

de deacutelibeacuteration rationnelle au sein de la forme de lrsquoEacutetat-nation Selon lui lrsquoEacutetat-nation nrsquoest pas

en mesure de fournir une conception substantielle du Bien qui permette drsquoordonner les biens

particuliers et donc de fournir des preacutemisses rationnelles agrave lrsquoaction Cette laquo vie reacutefleacutechie raquo ne

pourrait alors srsquoincarner qursquoau sein de pratiques particuliegraveres dont la continuiteacute est assureacutee par

de petites communauteacutes Pour Manent et nous lui avions ici donneacute raison MacIntyre fait

lrsquoerreur de ne pas percevoir la nature exacte de la recherche humaine drsquoune association politique

effective qui se fait toujours en fonction de laquo propositions universelles drsquohumaniteacute raquo Ainsi la

nation loin de nrsquoecirctre qursquoun simple instrument est selon Manent la condition actuelle de la

liberteacute politique en Occident En effet elle est la forme politique qui permette de lier la

laquo communion au consentement raquo puisqursquoelle constitue en une communauteacute drsquoidentification

dans laquelle les citoyens vivent selon des biens partageacutes Crsquoest donc dans lrsquoEacutetat-nation que la

deacutelibeacuteration politique peut atteindre toute sa porteacutee et son effectiviteacute

Cette divergence sur la forme de vie commune apte agrave produire une deacutelibeacuteration rationnelle

provient chez les deux penseurs drsquoune conception diffeacuterente de la raison pratique universelle

crsquoest-agrave-dire des dimensions et des possibiliteacutes de la science pratique de la veacuteriteacute sur la pratique

Pour Manent la nature humaine produit une reacutegulariteacute qui se deacuteploie surtout dans la vie politique

lieu des plus hautes actions accompagneacutees de parole Ainsi il y a bien une science du politique

qui puisse juger de la justice des diffeacuterentes associations humaines indeacutependamment de

lrsquohistoire et de la laquo narration raquo que lrsquoon en fait Pour sa part MacIntyre refuse la possibiliteacute

drsquoune science politique strictement comparative puisque le jugement politique est toujours

historiquement et socialement situeacute La rectitude de la pratique ne peut alors ecirctre consideacutereacutee

qursquoen fonction de la narration qui accompagne toujours les actions et les institutions Bien que

116

Manent accorde que cette dimension de la connaissance pratique soit importante elle nrsquoen est

pour lui que la condition et non la substance Tout en acceptant le point de vue plus anhistorique

de Manent nous avons toutefois voulu montrer toute lrsquoimportance de cette laquo condition raquo Les

travaux de MacIntyre sont alors une contribution preacutecieuse agrave la dimension laquo eacuteducative raquo de la

philosophie pratique aristoteacutelicienne crsquoest-agrave-dire les conditions de deacuteveloppement des vertus

du jugement pratique et drsquoune reacuteflexion sur les deacutesirs et les besoins propres agrave la nature humaine

des eacuteleacutements qui sont tous essentiels agrave une deacutelibeacuteration rationnelle

Finalement agrave la suite de notre analyse plusieurs questions demeurent bien sucircr en suspens

Drsquoabord la psychologie de lrsquoaction preacutesenteacutee notamment au premier chapitre reste agrave eacutetayer

drsquoune part dans lrsquoœuvre drsquoAristote elle-mecircme notamment quant agrave sa description des vertus

secondaires propres au jugement pratique et agrave son analyse du laquo mouvement des animaux raquo au

sein des traiteacutes biologiques et drsquoautre part en fonction des recherches reacutecentes dans ce domaine

Drsquoailleurs plusieurs travaux continuent agrave recourir aux distinctions aristoteacuteliciennes entre le deacutesir

la croyance et le choix deacutelibeacutereacute (la volonteacute) Il faudrait voir plus preacuteciseacutement comment ces

eacuteleacutements interagissent au sein de deacutelibeacuterations collectives Sur ce point les travaux empiriques

notamment lrsquoeacutetude de laquo mini-publics raquo peuvent ecirctre utiles

De plus agrave un niveau plus pratique notre analyse des possibiliteacutes institutionnelles de la

deacutelibeacuteration deacutemocratique est bien sucircr geacuteneacuterale et incomplegravete Une telle eacutetude doit eacutegalement

prendre en consideacuteration les particulariteacutes constitutionnelles des diffeacuterentes deacutemocraties Par

exemple plusieurs voix dont des professeurs se sont reacutecemment fait entendre afin de proposer

117

une reacuteforme du seacutenat canadien qui srsquoappuierait sur le tirage au sort de citoyens 57 Notre

recherche a plutocirct consisteacute dans une tentative drsquoidentification de certains principes devant guider

ce genre de changements institutionnels Ainsi bien que la structure de la deacutelibeacuteration soit

importante notamment dans le but de lrsquoassocier au commandement politique et donc agrave une

certaine activiteacute lrsquoorientation du discours lrsquoest tout autant Une deacutelibeacuteration qui nrsquoaccepte que

des propositions concernant des rapports de reacuteciprociteacute et non des propositions concernant

certains biens qui valent pour tous et dans la plupart des cas ne pourra se deacuteployer comme raison

speacutecifiquement pratique Or cette perspective ne peut ecirctre adopteacutee qursquoen reconnaissant

lrsquointeacutegration des fins et des moyens ainsi que celle de la socieacuteteacute et du gouvernement au sein

drsquoune sphegravere politique dont la fonction est essentiellement architectonique Ce nrsquoest alors que

dans la mesure ougrave les individus pourront se comprendre comme citoyens et donc comme

laquo animaux deacutependants rationnels raquo (MacIntyre 1999) que cette nature du politique pourra ecirctre

reacuteapproprieacutee et utiliseacutee pour le bien vers lequel tous tendent en veacuteriteacute

57 Cf Arash Abizadeh laquo Lets replace Canadas Senate with a randomly selected citizen assembly raquo Montreal

Gazette mercredi 07 deacutecembre 2016 et aussi les confeacuterences de lrsquoatelier laquo Representation Bicameralism and

Sortition With Application to the Canadian Senate raquo co-organiseacute par le Centre pour lrsquoeacutetude de la citoyenneteacute

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Page 2: DÉLIBÉRER EN RÉGIME DE DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE …

ii

Reacutesumeacute

Les gouvernements repreacutesentatifs contemporains font face agrave des transformations sociales qui

encouragent la recherche drsquoune nouvelle politique deacutemocratique autant en theacuteorie qursquoen

pratique Une des avenues les plus influentes et prometteuses renvoie agrave lrsquoideacutee de laquo deacutemocratie

deacutelibeacuterative raquo qui promeut un ideacuteal de conversation publique et de participation politique afin

drsquoassurer la leacutegitimiteacute des normes communes La preacutesente recherche propose drsquoanalyser cette

ideacutee dans une perspective aristoteacutelicienne et de deacutegager certains critegraveres pour lrsquoeacutevaluation drsquoun

bon raisonnement deacutelibeacuteratif Nous mettrons notamment de lrsquoavant une conception de la raison

pratique qui insiste sur lrsquoadeacutequation de la deacutelibeacuteration agrave lrsquoaction qursquoelle est censeacutee causer afin

de montrer le potentiel eacutepisteacutemique de lrsquoaction elle-mecircme Nous verrons alors que lrsquoeacutetude de la

deacutelibeacuteration politique ne peut se passer drsquoune reacuteflexion sur la forme de vie commune qui encadre

lrsquoexercice deacutelibeacuteratif En plus des textes drsquoAristote notre recherche srsquoappuie principalement sur

deux philosophes contemporains Alasdair MacIntyre et Pierre Manent

Mots cleacutes deacutelibeacuteration deacutemocratie deacutelibeacuterative rationaliteacute pratique rheacutetorique Aristote

Alasdair MacIntyre Pierre Manent

Abstract

Contemporary representative regimes confront social changes that led to new ideas about

democratic government in theory as well as in practice One of the most influential of these is

laquo deliberative democracy raquo which promotes public conversation and political participation as a

mode of producing legitimate social norms The present work seeks to investigate this idea in

an Aristotelian framework and to draw criterions for the evaluation of an appropriate

deliberative reasoning It will especially put forth a conception of pratical reason which insists

on the needed consistency between deliberation and the action it is supposed to produce in order

to demonstrate the epistemic potential of action itself It will thereafter be shown that the study

of political deliberation must include a reflexion on the common form of life that frames the

deliberative practice In addition to the works of Aristotle this research leans upon those of the

philosophers Alasdair MacIntyre and Pierre Manent

Keywords deliberation deliberative democracy practical rationality rhetoric Aristotle

Alasdair MacIntyre Pierre Manent

iii

TABLE DES MATIEgraveRES

Remerciements iv

Introduction 5

Revue de litteacuterature 9

Chapitre 1 - La deacutelibeacuteration dans la philosophie pratique drsquoAristote 21

11 La deacutelibeacuteration comme recherche pratique 21

12 La deacutelibeacuteration politique comme exercice rheacutetorique 32

13 Les institutions de la deacutelibeacuteration et la fonction du citoyen 43

Chapitre 2 ndash La deacutelibeacuteration sans forme politique critique de lrsquoabstraction 52

21 Raison universelle et choix deacutelibeacutereacute 56

22 Lrsquoagent retrouveacute la mise en commun des fins et lrsquoautoriteacute du bien 72

Chapitre 3 ndash Deacutelibeacuteration deacutemocratique la forme nationale et la forme locale 82

31 Individuation collective et raison commune 82

32 La nation et le gouvernement repreacutesentatif 96

33 Participation politique et deacutemocratie 103

Conclusion 111

Bibliographie 118

iv

Remerciements

Tout drsquoabord un remerciement speacutecial va agrave mon directeur de recherche M Charles Blattberg

pour sa patience son deacutevouement et sa recherche sincegravere de la veacuteriteacute Il mrsquoa transmis toute

lrsquoimportance de lrsquoeacutecoute et de lrsquohumiliteacute dans la conversation philosophique politique et

morale

Je souhaite eacutegalement remercier le Deacutepartement de science politique de lrsquoUniversiteacute de

Montreacuteal pour lrsquoexcellent accompagnement acadeacutemique ainsi que pour les nombreux

possibiliteacutes drsquoenrichissement qui nous sont offertes

De plus un grand merci au Centre interuniversitaire de recherche en eacutethique (CREacute) pour

son soutien et son accueil ses seacuteminaires stimulants et les nombreux fruits de son travail

acharneacute de recherche philosophique

Finalement je remercie Franccedilois Clecrsquoh et Joseacute-Freacutedeacuterique Biron pour nos discussions

animeacutees mais toujours amicales Antoine Pageau St-Hilaire pour avoir partageacute avec moi son

savoir ainsi que maintes reacutefeacuterences ma famille pour sa preacutesence et son aide inconditionnelle

et finalement Noeacutemie Brassard pour avoir endureacute avec patience mes trop nombreuses

tergiversations et doleacuteances

Il est bon de proposer agrave lrsquohomme toutes les exigences de la

vie toute la pleacutenitude cacheacutee de ses œuvres pour raffermir

en lui avec la force drsquoaffirmer et de croire le courage drsquoagir

- Maurice Blondel LrsquoAction (1893)

Introduction

La plupart des socieacuteteacutes occidentales connaissent depuis la moitieacute du XXe siegravecle drsquoimportantes

transformations Des pheacutenomegravenes comme le deacuteveloppement des droits individuels la

judiciarisation de la sphegravere politique et lrsquoouverture des frontiegraveres au commerce et agrave

lrsquoimmigration ont certainement eu un impact important sur la vie politique des Eacutetats et des

nations Drsquoaucuns ont alors consideacutereacute que les deacutemocraties contemporaines eacutetaient confronteacutees

agrave une forme ou une autre de laquo crise de la repreacutesentation1 raquo Dans cette perspective la capaciteacute

du gouvernement repreacutesentatif drsquoassurer la leacutegitimiteacute des normes communes se serait en effet

peu agrave peu eacuterodeacutee Crsquoest que lrsquoideacuteal drsquoeacutegaliteacute devant la loi leacutegitimant la repreacutesentation laisserait

aujourdrsquohui davantage de place agrave un autre ideacuteal fort de la moderniteacute soit la reconnaissance des

particulariteacutes au sein de la sphegravere publique2 Cette exigence de reconnaissance modifierait alors

lrsquoutilisation des institutions deacutemocratiques conccedilues de moins en moins comme possibiliteacutes

drsquoaffirmation de la laquo volonteacute geacuteneacuterale raquo et de plus en plus comme instruments de coordination

des revendications particuliegraveres3 Que lrsquoon considegravere ces mutations comme lrsquoaffirmation drsquoune

1 Sur cette laquo crise de la repreacutesentation raquo contemporaine voir notamment Marie-Anne Cohendet 2004 laquo Une crise

de la repreacutesentation politique raquo Citeacutes 2(18) 41-61 Myriam Revault drsquoAllones 2012 laquo Les paradoxes de la

repreacutesentation politique raquo Eacutetudes 419 629-638 Bernard Manin 2012 Principes du gouvernement repreacutesentatif

Paris Flammarion Daniel Bougnoux 2006 La crise de la repreacutesentation Paris Eacuteditions La Deacutecouverte 2 Ou laquo politique de la diffeacuterence raquo Sur ces deux ideacuteaux Cf Charles Taylor 2012 Multiculturalisme Paris

Flammarion 3 Pour une analyse sociologique de ce pheacutenomegravene cf Jean-Franccedilois Thuot 1998 La fin de la repreacutesentation et les

formes contemporaines de la deacutemocratie Montreacuteal Eacuteditions Nota Bene Nous remercions M Marc Chevrier pour

cette reacutefeacuterence

6

deacutemocratie authentique ou comme un mouvement de la laquo deacutemocratie contre elle-mecircme4 raquo

celles-ci ont des conseacutequences qui ne sont pas neacutegligeables pour lrsquoanalyse et la bonne conduite

de la vie publique deacutemocratique Pour cette raison plusieurs theacuteoriciens et praticiens ont

proposeacute une reacuteinterpreacutetation et une transformation des institutions et des proceacutedures de la

deacutemocratie repreacutesentative

Une des propositions les plus influentes en ce sens est celle de la laquo deacutemocratie deacutelibeacuterative raquo

qui corrigerait les lacunes actuelles du gouvernement repreacutesentatif en insistant sur lrsquoeacutechange

civique comme justification des normes communes Face agrave cet laquo impeacuteratif deacutelibeacuteratif5 raquo la

meacutethode actuelle drsquoagreacutegation des preacutefeacuterences par le vote eacutelectoral apparaicirct insuffisante Dans

son ensemble lrsquoideacutee de la deacutemocratie deacutelibeacuterative tout en voulant conserver certains acquis

libeacuteraux tels que lrsquoEacutetat de droit propose alors une certaine reacuteactualisation de lrsquoassociation

reacutepublicaine entre citoyenneteacute et prise de parole publique6 En effet selon le reacutepublicanisme

classique le sujet politique est une communauteacute de parole et drsquoaction et la recherche des normes

collectives adeacutequates se fait par la conversatio civilis propre au gouvernement de citoyens libres

et eacutegaux (Blattberg 2000)

Cette proposition se heurte toutefois agrave plusieurs difficulteacutes agrave commencer par son inteacutegration

aux reacutegimes repreacutesentatifs actuels Apregraves avoir identifieacute quelques-unes (cf Revue de litteacuterature)

4 Cf Gauchet Marcel 2002 La deacutemocratie contre elle-mecircme Paris Gallimard et plus reacutecemment Gauchet M

2017 LAvegravenement de la deacutemocratie t 4 Le Nouveau Monde Paris Gallimard 5 laquo Un changement ideacuteologique accompagne les transformations actuelles des pratiques de deacutecision dans les

deacutemocraties contemporaines Il passe par la valorisation constante et systeacutematique de certains thegravemes la discussion

le deacutebat la concertation la consultation la participation le partenariat la gouvernance raquo (Blondiaux et Sintomer

2002 17) Les auteurs soulignent que ce mouvement est agrave la fois pragmatique et theacuteorique 6 Par exemple lrsquoapproche influente drsquoHabermas laquo associe au processus deacutemocratique des connotations normatives

plus fortes que ne le fait le modegravele libeacuteral mais plus faibles que ne le fait le modegravele reacutepublicain raquo (Habermas 1997

322)

7

nous proposerons de consideacuterer cette promesse deacutelibeacuterative agrave la lumiegravere drsquoune approche

speacutecifique de la rationaliteacute pratique et plus geacuteneacuteralement de la politique soit la philosophie

aristoteacutelicienne qui connaicirct drsquoailleurs un regain drsquointeacuterecirct important dans les derniegraveres anneacutees au

sein de la theacuteorie politique7 Nous verrons que cette approche possegravede les ressources pour

expliquer certaines carences de la rationaliteacute pratique conduite au sein des reacutegimes

contemporaines de deacutemocratie repreacutesentative ainsi que pour offrir des voies agrave la reconstruction

drsquoune certaine capaciteacute drsquoaction collective reconstruction dont la neacutecessiteacute est bien sucircr agrave ce

stade insuffisamment justifieacutee

Afin de mener agrave bien cet objectif de recherche trois hypothegraveses seront proposeacutees et

deacuteveloppeacutees La premiegravere a trait agrave lrsquointerpreacutetation de la philosophie pratique aristoteacutelicienne

Nous suggeacuterons que trop peu drsquoattention a eacuteteacute confeacutereacutee agrave la nature du processus de formation

de la volonteacute chez Aristote en comparaison avec les propositions normatives substantielles que

lrsquoon retrouve dans sa philosophie telles que la vertu la nature du bonheur lrsquoEacutetat ideacuteal etc

Ensuite nous croyons que lrsquoapproche aristoteacutelicienne nous montre une voie qui reacutesout la tension

entre lrsquoaspect eacutethique de la deacutelibeacuteration sa leacutegitimiteacute et sa dimension eacutepisteacutemique ou formelle

soit la validiteacute de ses principes et conclusions notamment par lrsquointermeacutediaire de son analyse du

reacutegime politique Finalement nous posons que plusieurs difficulteacutes theacuteoriques ainsi que

pratiques propres agrave la deacutemocratie contemporaine renvoient agrave une compreacutehension inadeacutequate de

7 Cf Enrico Berti 1990 laquo La philosophie pratique dAristote et sa reacutehabilitation reacutecente raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale 92 (2) 249-266 Et pour une revue de la litteacuterature reacutecente cf Thornton Lockwood

Agrave paraicirctre laquo Scholarship on Aristotlersquos Ethical and Political Philosophy (2011-2016) raquo dans Aristotlersquos Ethics and

Politics Oxford Bibliography Online

8

la dimension pratique de la deacutelibeacuteration crsquoest-agrave-dire son rapport agrave lrsquoaction Nous proposons que

la deacutelibeacuteration politique ne puisse ecirctre adeacutequatement comprise qursquoen reacutefeacuterence agrave cette finaliteacute

et comme mouvement vers ce terme Ainsi nous tenterons de montrer que lrsquoexercice de la

rationaliteacute pratique se mesure agrave la maniegravere dont celle-ci rend possible lrsquoaccomplissement drsquoune

action eacutethique et politique choisie et que cet accomplissement ne peut se produire que dans une

forme de vie commune posseacutedant des institutions sociales et politiques faisant autoriteacute

Nous deacutevelopperons ces hypothegraveses et tenterons drsquoen montrer la validiteacute agrave travers trois

chapitres Le premier exposera la conception de la deacutelibeacuteration et plus geacuteneacuteralement de la

rationaliteacute pratique que lrsquoon peut retrouver dans lrsquoœuvre drsquoAristote Cette partie se voudra plus

descriptive et permettra de situer certaines probleacutematiques ainsi que drsquoidentifier les ressources

les plus pertinentes de lrsquoapproche aristoteacutelicienne afin de les traiter Vu lrsquoampleur et la

complexiteacute de la litteacuterature savante sur Aristote nous devrons parfois choisir certaines

interpreacutetations sans justification exhaustive Le deuxiegraveme chapitre traitera plus speacutecifiquement

de la probleacutematique de la rationaliteacute pratique dans un reacutegime de deacutemocratie libeacuterale ainsi que

de la question de lrsquoautogouvernement Nous nous appuierons notamment sur deux philosophes

contemporains Alasdair MacIntyre et Pierre Manent qui srsquoinscrivent dans la perspective

aristoteacutelicienne Puis le troisiegraveme et dernier chapitre traitera de la forme de vie commune

capable drsquoincarner le type de rationaliteacute pratique qui aura eacuteteacute mise de lrsquoavant et ainsi de

reacutepondre complegravetement au problegraveme de la leacutegitimiteacute et de lrsquoaction Nous comparerons alors

deux propositions avanceacutees respectivement par MacIntyre et Manent celle drsquoune vie politique

nationale et celle drsquoune vie politique locale

9

Revue de litteacuterature

La penseacutee et la science politiques des trente derniegraveres anneacutees ont notamment connu un

laquo tournant deacutelibeacuteratif 8 raquo lors duquel une attention accrue a eacuteteacute porteacutee agrave la pratique de la

deacutelibeacuteration publique dans un reacutegime deacutemocratique Bien sucircr celle-ci nrsquoest pas un thegraveme

nouveau de la philosophie politique DrsquoAristote en passant par les Federalist Papers il a

toujours eacuteteacute un eacuteleacutement majeur de la theacuteorie politique (Thompson 2008) Dans une perspective

theacuteorique la philosophie contemporaine srsquoest pencheacutee sur la pratique de la deacutelibeacuteration

collective notamment afin de deacutepasser lrsquoalternative weacuteberienne entre une rationaliteacute qui eacutetudie

la pratique humaine de faccedilon deacutesengageacutee et drsquoautre part une rationaliteacute instrumentale qui

cherche les moyens drsquoatteindre une fin radicalement choisie crsquoest-agrave-dire qui ne peut faire lrsquoobjet

drsquoune justification rationnelle La question qui se pose est alors celle de savoir comment

produire une justification rationnelle des normes tout en assurant leur leacutegitimiteacute

Plusieurs reacuteponses ont eacuteteacute avanceacutees motiveacutees par le deacutefi que posait la theacuteorie de Weber

ainsi que par lrsquoimpression drsquoune emprise de plus en plus importante de pratiques et de

justifications simplement instrumentales comme la neacutegociation ou lrsquoagreacutegation de preacutefeacuterences

notamment baseacutees sur les theacuteories du laquo choix social raquo (Garsten 2011 163) Parmi ces reacuteponses

la theacuteorie de la deacutemocratie deacutelibeacuterative demeure une des plus influentes Elle se distingue

drsquoautres theacuteories de la deacutemocratie telles que la laquo deacutemocratie participative raquo qui insiste sur la

leacutegitimiteacute du reacutegime en promouvant une plus grande participation politique ou alors la

laquo deacutemocratie agonistique raquo qui insiste sur le caractegravere indeacutepassable du conflit politique et qui

8 Une expression introduite par John Dryzek (2000) dans Deliberative democracy and beyond Liberals Critics

Contestation Oxford Oxford University Press

10

conclut en faveur drsquoune forme de deacutecisionnisme (Mouffe 2013) La deacutemocratie deacutelibeacuterative

pour sa part promeut le consensus politique par lrsquointermeacutediaire de la discussion publique Pour

ce faire la plupart de ses theacuteoriciens deacuteveloppent des conditions formelles agrave la deacutelibeacuteration Agrave

la suite de Bubner (1993 360) nous pouvons de faccedilon geacuteneacuterale en relever trois drsquoabord un

postulat drsquoeacutegaliteacute formelle entre tous les participants de la discussion ensuite certaines

conditions drsquoauthenticiteacute du discours et de reacuteciprociteacute entre les participants finalement une

certaine obligation de renoncer aux laquo grands discours raquo et agrave lrsquoinfluence rheacutetorique

Sur ce dernier point les tenants de la deacutemocratie deacutelibeacuterative sont toutefois diviseacutes Drsquoune

faccedilon quelque peu simplifieacutee on retrouve drsquoun cocircteacute lrsquoapproche laquo eacutepisteacutemique raquo de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative qui insiste sur la neacutecessiteacute drsquoune proceacutedure normative afin drsquoassurer la validiteacute et

lrsquouniversaliteacute des jugements Nous pouvons ici mentionner des penseurs comme Habermas

(1999 1997) Rawls (1993) ou Benhabib (1996) De lrsquoautre cocircteacute certaines theacuteories de la

deacutemocratie deacutelibeacuterative rejettent le proceacuteduralisme du moins dans sa version normative pour

plutocirct promouvoir lrsquoaspect eacutethique de la deacutelibeacuteration en encadrant la discussion par des principes

fonctionnels Cette approche est alors geacuteneacuteralement plus favorable agrave la rheacutetorique car elle vise

agrave ouvrir la discussion publique agrave une plus grande diversiteacute de points de vue et ainsi agrave augmenter

la leacutegitimiteacute des normes Nous retrouvons dans cette cateacutegorie des theacuteoriciens comme Manin

(2011 1985) Gutmann et Thompson (1996) ou Dryzek (2000 2010)

Ces approches ont toutefois en commun drsquoinsister sur le processus de formation de la

volonteacute collective le processus deacutemocratique des normes porte laquo toute la charge de la

leacutegitimation raquo (Habermas 1997 480) Cette position srsquoest deacuteveloppeacutee notamment comme une

critique de Rousseau tout comme de Kant qui ont voulu justifier les normes morales et

11

politiques par un rapport de soi agrave soi qui srsquoincarne dans la Volonteacute geacuteneacuterale ou lrsquoimpeacuteratif

cateacutegorique bref dans un exercice monologique Or dans une deacutemocratie libeacuterale qui serait

marqueacutee par un plus grand laquo pluralisme raquo et un affaiblissement de la leacutegitimiteacute du gouvernement

repreacutesentatif il conviendrait de revoir cette meacutethode de justification agrave la lumiegravere des possibiliteacutes

du dialogue public

Tout en saluant lrsquoeffort et la contribution positive de lrsquoapproche de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative plusieurs auteurs notamment issus de la tradition aristoteacutelicienne ont toutefois eacuteteacute

grandement critiques agrave son eacutegard La premiegravere accusation a drsquoabord eacuteteacute celle drsquoideacutealisme La

deacutemocratie deacutelibeacuterative ne prendrait pas assez en compte les exigences et les deacuteterminants

concrets de la politique notamment le souci de saisir lrsquooccasion [opportunity] qui limite le temps

de la discussion (Bubner 1993) le rocircle essentiel et ineacutevitable qursquoy joue lrsquointeacuterecirct ou les passions

(Abizadeh 2002 Dryzek 2010 Garsten 2011 Nussbaum 1986) ainsi que les situations

drsquoineacutegaliteacutes reacuteelles par rapport auxquelles la deacutelibeacuteration doit se conformer (Blattberg 2003

Garsten 2011)

Certains penseurs de la deacutemocratie deacutelibeacuterative eacutechappent bien sucircr agrave quelques-unes de ces

critiques notamment ceux qui acceptent une forme de rheacutetorique au sein du discours public

Toutefois cette laquo concession raquo se fait trop souvent au nom drsquoun supposeacute manque de teneur

motivationnelle de la seule raison Ainsi la rheacutetorique qui fait utilisation des eacutemotions et du

caractegravere de lrsquoorateur et de lrsquoaudience ne serait qursquoun ajout un laquo apport motivationnel raquo mais

qui doit ecirctre limiteacute par lrsquoargumentation rationnelle (Abizadeh 2007 Garsten 2011) Or cette

approche mobiliserait une fausse seacuteparation entre motivation et persuasion ou alors dans les

termes drsquoHabermas (1997) entre la laquo facticiteacute raquo qui renvoie agrave lrsquoethos particulier drsquoune

12

communauteacute politique (ie eacutemotions identification) et la laquo validiteacute raquo qui est constitueacutee par des

composantes purement rationnelles de discours crsquoest-agrave-dire la veacuteriteacute des affirmations la

justesse des normes qui preacutesident agrave leur interaction et la sinceacuteriteacute de leurs propos (Langlois 2003

565) Comme lrsquoa montreacute de faccedilon convaincante Arash Abizadeh (2007) srsquoappuyant sur Aristote

ces deux eacuteleacutements bien que non assimilables sont toutefois reacuteconciliables en fait la facticiteacute

est en partie constitutive de la validiteacute puisque cette derniegravere suppose un vocabulaire commun

et une orientation commune (cf aussi Descombes 2007 346) La rheacutetorique en tant qursquoelle

identifie les moyens de persuader notamment en se rapportant agrave lrsquoethos du groupe peut servir

la validiteacute en produisant une discussion intelligible pour tous En ce sens le discours rheacutetorique

a avant tout lrsquoavantage de produire une motivation agrave entrer en discussion en-deccedila des reacutesultats

viseacutes En tant qursquoelle se soucie des fins du dialogue et non seulement de sa forme la rheacutetorique

permet lrsquoimpulsion neacutecessaire agrave la discussion collective puisqursquoon ne commence rien sans

objectif initial

Outre la forme du discours promue par la deacutemocratie deacutelibeacuterative la critique

aristoteacutelicienne a eacutegalement cibleacute ses postulats laquo meacutetaeacutethiques raquo qui seraient particuliegraverement

forts au sein du proceacuteduralisme de Juumlrgen Habermas et de John Rawls Ces postulats

contiendraient des preacutesupposeacutes substantiels non reconnus notamment quant agrave la nature de la

liberteacute humaine (Taylor 1994) ou de la rationaliteacute (Salkever 2002) qui peacutetitionnent en fait pour

les conceptions dominantes de la moderniteacute Or cela va agrave lrsquoencontre de lrsquoobjectif proceacuteduraliste

qui consiste agrave substituer agrave des theacuteories morales substantielles une proceacutedure impartiale baseacutee sur

lrsquouniversaliteacute et lrsquoabstraction de principes eacutethiques particuliers Bref on peut reprocher au

proceacuteduralisme de fonder leur theacuteorie formelle sur une situation politique historiquement situeacutee

13

soit lrsquoexpeacuterience de la deacutemocratie libeacuterale (Manent 2010b) ce qui ferme la porte agrave une

discussion qui porterait sur les principes propres de ce reacutegime (Gutmann et Thompson 2002

Weinstock 2001) Notons que cette critique pourrait aussi valoir pour certaines approches non

proceacutedurales de la deacutemocratie deacutelibeacuterative notamment agrave travers leur utilisation du concept de

laquo raisonnable raquo pour limiter la discussion (Weinstock 2001)

Cette probleacutematique provient drsquoune tension entre la leacutegitimiteacute des normes crsquoest-agrave-dire

lrsquoautoriteacute qui est apte agrave les promulguer et leur caractegravere formel crsquoest-agrave-dire la reacutepartition des

avantages que celles-ci promeuvent (eg lrsquoeacutegaliteacute) (Descombes 2007) Ainsi la deacutemocratie

deacutelibeacuterative tout comme le reacutegime de deacutemocratie libeacuterale en geacuteneacuteral aurait agrave faire face agrave ce que

Bonnie Honig (2007) par exemple a nommeacute le laquo paradoxe de la deacutemocratie constitutionnelle raquo

pour laquelle la souveraineteacute se situe agrave la fois dans les lois et dans le peuple Autrement dit alors

que la discussion des normes et la production drsquoun consentement seraient une condition de la

liberteacute politique la constitution qui encadre cette discussion est neacutecessairement non directement

choisie par les participants (sauf dans le cas drsquoune assembleacutee constituante) Or les regravegles

constitutionnelles sont elle-mecircmes une condition du bon deacuteroulement de la discussion et donc

de la liberteacute Bien sucircr ce paradoxe est en fait une deacuteclinaison du problegraveme par excellence de la

philosophie politique moderne agrave savoir la conciliation entre lrsquointeacutegration sociale et le pouvoir

politique drsquoune part et la liberteacute des citoyens drsquoautre part

Selon Habermas ces deux aspects du reacutegime deacutemocratique moderne ne sont pas

irreacuteconciliables Ils se reacuteunissent lorsque le fardeau de la leacutegitimiteacute est orienteacute vers lrsquoavenir ougrave

chaque geacuteneacuteration a la responsabiliteacute drsquoactualiser la laquo substance normative raquo de la constitution

en faveur drsquoun eacutelargissement des droits (Habermas 1997 Honig 2007 8-11) La question qui

14

se pose est alors celle de savoir si une certaine substance demeurera agrave la suite drsquoun processus de

reacutevision continuel une probleacutematique que nous devrons traiter Or la solution de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative ougrave le processus deacutemocratique est garant de la leacutegitimiteacute des normes srsquoexpose agrave un

problegraveme plus profond bien mis en lumiegravere par Descombes (2007)

Dans sa critique de ce qursquoil appelle laquo le contrat social drsquoHabermas raquo Descombes deacutebute en

identifiant agrave la suite de la tradition scolastique trois aspects de la justice drsquoune norme ou drsquoune

loi sa leacutegitimiteacute (eg lrsquoautoriteacute qui la promulgue nrsquoest pas sortie de ses attributions) sa forme

(eg le respect de lrsquoeacutegaliteacute proportionnelle) et sa fin (ie le contenu de la loi en rapport agrave lrsquointeacuterecirct

geacuteneacuteral) (Descombes 2007 321) Selon Descombes le proceacuteduralisme consiste en une certaine

fusion de la leacutegitimiteacute et de la forme justifieacutee par le fait qursquoun processus formel (ici

deacutemocratique) rendrait plus leacutegitimes les normes dont la promulgation obeacuteit au positivisme

juridique La loi est conseacutequemment assimileacutee au droit aux rapports de justice entre individus

Cela permettrait notamment drsquoeacuteviter les deacutebats de fond sur le contenu et la fin des normes un

deacutebat qui poserait problegraveme dans une socieacuteteacute dite laquo pluraliste raquo

Il y a toutefois deux lacunes dans cette theacuteorie selon Descombes Drsquoabord dans les socieacuteteacutes

modernes le droit est deacutejagrave fondeacute positivement Sa leacutegitimiteacute nrsquoappartient plus agrave une sphegravere

transcendante ou agrave un ordre cosmique mais agrave lrsquoautoriteacute politique accepteacutee par les citoyens Sur

ce point les socieacuteteacutes contemporaines ne sont donc pas laquo pluralistes raquo puisque cette justification

est la mecircme pour tous (il nrsquoy pas de droit divin pour un roi ou de privilegraveges pour des notables)

Ensuite le reacutegime deacutemocratique reacuteclame en soi ce qursquoil appelle une laquo philosophie reacutealiste du

droit raquo (2007 324-325) Autrement dit des citoyens libres doivent pouvoir se prononcer sur les

finaliteacutes de la loi sur leur contenu eacutethique

15

La leacutegitimation nrsquoest pas donc suffisante car elle revient agrave placer la souveraineteacute dans la

proceacutedure comme le veut drsquoailleurs Habermas Bien sucircr ce dernier ne conteste pas que les

citoyens puissent discuter du contenu des lois mais la teneur normative de leurs points de vue

devra ecirctre laquo filtreacutee raquo par la proceacutedure ceux-ci seront transformeacutes en laquo preacutefeacuterences subjectives raquo

qui devront trouver place au sein drsquoun ensemble de rapports (le droit) et non au sein du bien

commun (la loi) (Descombes 2007 325-326) Nous pouvons remarquer ici une influence

reacuteciproque entre la leacutegitimation par lrsquouniversalisation et la subjectivation (ou particularisation)

des discours moraux sur lequel il sera important de revenir Ainsi le problegraveme demeure

comment une telle proceacutedure motiverait-elle les citoyens agrave entrer dans une discussion si le

reacutesultat est connu drsquoavance soit la proceacutedure elle-mecircme qui srsquoincarne dans une deacutemocratisation

par lrsquoeacutelargissement du consentement Encore une fois pas de principe sans fin ou dans les

mots drsquoAristote pas drsquoarkhē sans telos

Il faut alors pouvoir deacuteterminer comment au sein de la vie politique un principe peut ecirctre

vraiment principe crsquoest-agrave-dire causer directement un commencement (principio) un

mouvement une action9 Selon les consideacuterations preacuteceacutedentes il faudrait pour cela se deacutefaire

de lrsquoexigence de leacutegitimation comprise comme une assimilation de la leacutegitimiteacute (lrsquoautoriteacute de

la loi) et de la forme (la reacutepartition induite par la loi) et plus positivement eacutelaborer une theacuteorie

9 Cette probleacutematique dans sa dimension meacutetaphysique a eacuteteacute traiteacutee par Aristote qui au livre A de sa Meacutetaphysique

reproche agrave Platon de nrsquoavoir identifieacute que deux types de cause soit la cause mateacuterielle et la cause formelle Or

Aristote se demande comment les Formes de Platon peuvent ecirctre justement causes ou principes puisqursquoelles sont

seacutepareacutees du sensible Platon ferait deacutependre la reacutealiteacute sensible de principes formels mais sans expliquer comment

ceux-ci deacuteterminent cette reacutealiteacute Crsquoest ainsi qursquoAristote (Met Λ 10) pour pallier agrave cette lacune introduit les

notions de cause finale et de cause efficiente au sein drsquoune theacuteorie des essences agrave la fois seacutepareacutees (comme principe

commun drsquouniteacute et drsquoecirctre) et immanentes aux choses (comme manifestation ordonneacutee de lrsquoeacutetant) Cf Roux Sylvain

2006 laquo Le bien comme principe Aristote contre les platoniciens raquo Dans B Mabille dir Le principe Paris Vrin

43-69

16

de la deacutelibeacuteration politique qui prenne en compte la question de la finaliteacute des institutions

politiques et sociales Crsquoest ce que nous tenterons tout au long des chapitres suivants

Malgreacute ces critiques la theacuteorie de la deacutemocratie deacutelibeacuterative preacutesente selon nous trois forces

qursquoil convient de garder agrave lrsquoesprit diagnostic que nous partageons notamment avec Salkever

(2002) la prise en compte de la complexiteacute sociale moderne le souci de questionner certains

concepts englobants comme le Peuple ou la Volonteacute geacuteneacuterale et finalement la promotion drsquoune

discussion publique rationnelle (comprise ici simplement comme une discussion qui donne des

raisons) Alors que devant certaines difficulteacutes de penser et drsquointroduire la deacutelibeacuteration au sein

de la sphegravere publique drsquoun Eacutetat moderne une partie de la litteacuterature concerneacutee par la discussion

civique est plutocirct passeacutee de la laquo deacutemocratie deacutelibeacuterative raquo agrave la laquo deacutelibeacuteration deacutemocratique raquo en

se concentrant sur les laquo mini-publics raquo ou les assembleacutees locales (Chambers 2009) il est de

notre avis que le projet initial de cette theacuteorie doit ecirctre poursuivi crsquoest-agrave-dire celui de consideacuterer

la possibiliteacute de rendre un reacutegime globalement plus deacutelibeacuteratif

Comme lrsquoa bien formuleacute Wilson (2011 259) il nous faut alors laquo ecirctre capable de

comprendre et drsquoeacutevaluer des proceacutedures drsquointeacutegration par la deacutelibeacuteration agrave un niveau de degreacute

et complexiteacute adeacutequat raquo autrement dit de laquo lier des eacutevaluations holistes et agrave lrsquoeacutechelle du reacutegime

aux actions et dispositions des individus qui constituent ce reacutegime raquo Agrave cet eacutegard lrsquoapproche

aristoteacutelicienne peut nous ecirctre utile en ce qursquoelle ne seacutepare pas les dispositions des individus et

du reacutegime tout en insistant sur la rationaliteacute des institutions politiques De plus comme

lrsquoaffirme Monique Canto-Sperber (2001 26) cette approche agrave lrsquoinstar des philosophies

Notre traduction laquo Thus we need to be able to conceive and evaluate processes of deliberative integration at a

suitable level of scale and complexity raquo [hellip] laquo connecting holistic regime-level assessments to the actions and

qualities of the individuals who constitutes the regime raquo

17

antiques en geacuteneacuteral a des laquo ambitions eacutepisteacutemologiques raquo plus modestes En effet plutocirct que

des proceacutedures universelles laquo on y trouve [hellip] un modegravele qui procegravede par inteacuteriorisation et

explicitation du consensus moral et contribue ainsi agrave lrsquoameacutelioration de la capaciteacute de la personne

agrave deacutelibeacuterer et agrave deacutecider raquo (Canto-Sperber 2001 26)

Au sein de la litteacuterature on peut retrouver cette meacutethode et cette ambition appliqueacutees aux

problegravemes preacutesenteacutees dans un eacutechange indirect entre le philosophe eacutecossais Alasdair MacIntyre

et le philosophe franccedilais Pierre Manent dont les œuvres respectives consideacuterables et respecteacutees

srsquoinspirent de la philosophie drsquoAristote Leurs travaux peuvent nous aider agrave introduire la

question de la finaliteacute au sein drsquoune theacuteorie de la deacutelibeacuteration politique qui implique une

reacuteflexion sur la nature de la raison pratique individuelle et collective ainsi que sur la forme de

vie permettant son eacutepanouissement

Cet eacutechange a deacutebuteacute en 2005 avec la publication drsquoune biographie intellectuelle drsquoAlasdair

MacIntyre en langue franccedilaise reacutedigeacutee par Eacutemile Perreau-Saussine dans laquelle Pierre Manent

signe la preacuteface Ce dernier souligne drsquoabord le meacuterite de MacIntyre laquo drsquoavoir identifieacute la lacune

centrale dans notre approche du monde humain raquo crsquoest-agrave-dire laquo le deacutefaut drsquoune compreacutehension

adeacutequate de lrsquoagir humain et lrsquoabandon de son registre lsquopratiquersquo raquo (Manent 2005 2) ndash une tacircche

agrave laquelle srsquoattardera speacutecifiquement Manent quelques anneacutees plus tard (2015a 2015b 2014b)

Pour ce dernier lrsquoaction politique des deacutemocraties contemporaines laquo consiste dans cette eacutetrange

suspension de lrsquoaction raquo qui rend impeacuterieux laquo la deacutefinition du cadre de la deacutelibeacuteration et de

lrsquoaction raquo (Manent 2014 12) Cette redeacutecouverte de la pratique dans toute son ampleur si nous

osons dire est donc un thegraveme commun aux deux auteurs et constitue lrsquoarriegravere-fond de ce

meacutemoire Ainsi avant une science politique proprement dite il faudrait aujourdrsquohui une science

18

de lrsquoaction politique laquo une science franchement approximative raquo (Manent 2015b 86-7)

puisque plus pratique que la science politique des reacutegimes et que lrsquoon peut aussi retrouver chez

Aristote

Or srsquoils acceptent tous les deux les eacuteleacutements principaux de la conception aristoteacutelicienne de

la raison pratique certaines divergences sont inteacuteressantes agrave consideacuterer Drsquoabord selon Manent

MacIntyre nrsquoaurait pas su voir dans toute son ampleur laquo la marque ou [le] coefficient politique raquo

(2005 5) que porte lrsquoaction rationnelle Il aurait fait de lrsquohomme un laquo animal social raquo plutocirct

qursquoun laquo animal politique raquo confineacute agrave la communauteacute laquo subpolitique raquo Or puisque cette analyse

tend agrave ignorer la politique comme horizon de la pratique elle se deacutetourne eacutegalement de ce qui

la fonde Ainsi insister sur la transmission naturelle des pratiques et la validiteacute des traditions

occulterait les possibiliteacutes et lrsquointeacutegriteacute de la raison et ce surtout par rapport agrave la possibiliteacute de

propositions universelles sur la pratique humaine et la politique Cela eacutetait lrsquoagenda drsquoAristote

qursquoon ne doit donc pas laquo loger dans le quartier des artisans avec interdiction drsquoen sortir raquo (2005

6)

Cette discussion des thegraveses de MacIntyre a pu reacutecemment prendre la forme drsquoun deacutebat

gracircce agrave un dossier dirigeacute par le philosophe Vincent Descombes (2013a) sur la reacuteception de

MacIntyre en France Ce dernier revient alors sur les critiques de Manent Il affirme que la

conception aristoteacutelicienne de la fonction (ergon) de lrsquohomme comme animal politique ne peut

ecirctre effectivement actualiseacutee qursquoau sein de communauteacutes restreintes dont les membres partagent

un mecircme telos (MacIntyre 2013b 204) Et MacIntyre laquo sauve raquo Aristote laquo de sa propre

incoheacuterence raquo en affirmant la neacutecessiteacute pour tous de se deacutevelopper selon cette nature Une

veacuteritable deacutemocratie permettra donc agrave tous de deacutevelopper les vertus eacutethiques et intellectuelles

19

ce qui nrsquoest faisable qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune forme de vie locale ougrave tous peuvent prendre part agrave la

deacutelibeacuteration Selon le philosophe eacutecossais une extension systeacutematique de lrsquoexcellence agrave travers

une praxis partageacutee est impossible dans les socieacuteteacutes libeacuterales modernes qui ne partagent pas de

fins substantielles et mecircme qui laquo srsquointerdisent de se repreacutesenter comme des communauteacutes

drsquoidentification raquo au nom drsquoune laquo exigence de pluralisme raquo (Descombes 2013a 151) Alors que

pour MacIntyre lrsquoEacutetat-nation est en soi impropre agrave lrsquoexercice de la rationaliteacute pratique Manent

considegravere que crsquoest toujours dans le cadre national du moins en Occident que laquo la vie humaine

trouve sa tension propre et reacutevegravele ses enjeux raquo (Manent 2010a 54) puisqursquoeacutetant toujours le

cadre du gouvernement effectif

Nous croyons donc que le deacutebat entre Pierre Manent et MacIntyre est particuliegraverement

pertinent pour une eacutetude de la deacutelibeacuteration politique dans une perspective aristoteacutelicienne en

plus des contributions reacutecentes sur la pertinence de la rheacutetorique dans lrsquoeacutetude des deacutemocraties

libeacuterales modernes Cette rencontre permettra eacutegalement un dialogue entre deux traditions

philosophiques parfois isoleacutees la tradition de philosophie morale anglo-saxonne et la tradition

franccedilaise de philosophie politique ou ici plus preacuteciseacutement ce qursquoon a nommeacute le laquo renouveau

franccedilais de la philosophie politique 10 raquo Outre lrsquoarticle de Vincent Descombes (2013a)

seulement deux recherches qui sont des thegraveses de doctorat ont agrave notre connaissance rassembleacute

ces auteurs soit Brown (2016) et Cordell Paris (2009) Ainsi nous espeacuterons eacutegalement

contribuer agrave la diffusion de leurs travaux au Queacutebec qui sans ecirctre ignoreacutes demeurent somme

toute peu eacutetudieacutes et mobiliseacutes Finalement afin drsquoenrichir la perspective aristoteacutelicienne que

nous adoptons et de mieux saisir ses probleacutematiques et sa pertinence actuelle nous nous

10 Cf Couture Yves 2007 laquo Le renouveau franccedilais de la philosophie politique raquo Monde commun 1(1) 3-28

20

appuierons aussi sur des travaux contemporains concernant le rapport entre la philosophie

pratique drsquoAristote et la reacuteflexion politique contemporaine notamment ceux de Stephen

Salkever (1990 2000 2002) Monique Canto-Sperber (2001) Aristide Tessitore et al (2002) et

Terence Marshall (2009)

Il nous faut encore justifier le choix meacutethodologique de consacrer un chapitre entier aux

textes drsquoAristote Deux raisons peuvent ecirctre mises de lrsquoavant en plus de celle qui a eacuteteacute eacutevoqueacutee

concernant le thegraveme de la formation de la volonteacute politique dans la litteacuterature aristoteacutelicienne

Drsquoabord lrsquointerpreacutetation drsquoAristote et de sa science pratique est un eacuteleacutement constitutif du deacutebat

entre MacIntyre et Manent Ensuite la theacuteorie aristoteacutelicienne de la deacutelibeacuteration a eacuteteacute

deacuteveloppeacutee dans un cadre bien preacutecis soit la citeacute grecque Nous voulons alors renverser

lrsquoobjection qui affirme pour cette raison les limites des analyses drsquoAristote Le fait qursquoAristote

ait penseacute certaines manifestations de la raison pratique agrave lrsquointeacuterieur drsquoune forme politique

speacutecifique nous permettra de montrer plus clairement le lien theacuteorique qui unit les deux Et si

lrsquoexpeacuterience politique grecque et lrsquoexpeacuterience politique moderne restent diffeacuterentes il nrsquoen

demeure pas moins qursquoelles sont des expeacuteriences politiques et donc que nous pouvons en

abstraire des fondements similaires

CHAPITRE 1 - LA DEacuteLIBEacuteRATION DANS LA PHILOSOPHIE PRATIQUE DrsquoARISTOTE

Nous devons drsquoabord examiner les fondements drsquoune theacuteorie de la deacutelibeacuteration dans lrsquoœuvre

drsquoAristote11 Nous pouvons en trouver les eacuteleacutements principaux au sein de trois ouvrages majeurs

de sa philosophie pratique soit lrsquoEacutethique agrave Nicomaque la Politique et la Rheacutetorique Ce premier

chapitre sera eacutegalement lrsquooccasion de preacutecisions meacutethodologiques puisque nos hypothegraveses

impliquent directement une certaine question de meacutethode en ce qui concerne la reacuteflexion sur le

domaine pratique Nous fournirons ici des deacutetails sur la philosophie aristoteacutelicienne qui ne

seront pas neacutecessairement reprises dans les chapitres suivants notamment parce qursquoils auront

servi agrave poser certaines bases de compreacutehension et eacutegalement parce que certaines deacutemonstrations

sont tenues pour acquises dans les philosophies drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent

11 La deacutelibeacuteration comme recherche pratique

111 La connaissance et les diffeacuterentes manifestations de la raison

La deacutelibeacuteration est une activiteacute de recherche intellectuelle En ce sens elle possegravede sa

laquo meacutethode raquo propre qui est deacutetermineacutee par lrsquoobjet qursquoelle recherche (EN I 1) En effet pour

Aristote diffeacuterents modes de connaissance adviennent selon lrsquoecirctre qui est agrave connaicirctre Et comme

lrsquoecirctre se prend en plusieurs acceptations (Met Γ 2 1003a33) lrsquointellect connaicirctra de diffeacuterentes

faccedilons Aristote distingue alors quatre excellences de lrsquointellect et de la raison la sagesse

(sophia) qui connaicirct les premiers principes des choses la science (episteme) qui deacutemontre les

11 Toutes les reacutefeacuterences agrave Aristote placeacutees entre parenthegraveses utilisent les chiffres de Bekker et renvoient au titre

latin Sauf avis contraire elles correspondent aux eacuteditions suivantes Eacutethique agrave Nicomaque (EN) trad Tricot Vrin

(2012) Eacutethique agrave Eudegraveme (EE) trad Dalimier GF (2013) Politique (Pol) trad Tricot Vrin (2005) Rheacutetorique

(Rhet) trad Lauxerois Pocket (2007) Topiques (Top) trad Tricot Vrin (2012) De lrsquoacircme (DA) trad Tricot

Vrin (2010) Meacutetaphysique (Met) trad Tricot Vrin tome 1 (2000) et tome 2 (2004) Constitution drsquoAthegravenes (CA)

trad Mathieu et Haussoulier Belles Lettres (2016)

22

causes des pheacutenomegravenes la raison pratique (praxis) qui vise lrsquoaction bonne et lrsquoart (poeisis) ou

technique (tekhnē) qui concerne la production (EN VI 3-8) Chaque forme de la raison possegravede

une logique qui lui est propre la dialectique pour la sagesse lrsquoanalytique et la syntheacutetique pour

la science la deacutelibeacuteration pour la raison pratique et les regravegles techniques pour lrsquoart (EN VI

Marshall 2009 16) Pour choisir la meacutethode qui convient au pheacutenomegravene que lrsquoon veut eacutetudier

il faut alors logiquement avoir une certaine compreacutehension preacutealable de celui-ci (EN I 1

1094b29 sq Marshall 200914-15)

Crsquoest la raison pour laquelle Aristote deacutegage un des postulats fondamentaux de son

eacutepisteacutemologie laquo Il faut en effet partir des choses connues et une chose est dite connue en

deux sens soit pour nous soit drsquoune maniegravere absolue Sans doute devons-nous partir des choses

qui sont connues pour nous raquo (EN I 2 1095b sq) Ce sont alors les pheacutenomegravenes tels que perccedilu

par lrsquoagent connaissant qui constituent des principes pour le deacuteveloppement de la connaissance

principes qui pourront ecirctre mieux compris agrave la suite drsquoune meilleure compreacutehension des

pheacutenomegravenes en question Autrement dit crsquoest par un va-et-vient entre lrsquoobjet de la recherche et

la recherche elle-mecircme guideacutee par des hypothegraveses approximatives que la connaissance est

possible Dans ce processus toutes les formes de la raison peuvent avoir une part bien qursquoune

seule permette lrsquoaccegraves direct agrave lrsquoessence de lrsquoobjet eacutetudieacute 12 Cette faccedilon drsquoentrevoir la

connaissance diffegravere bien sucircr consideacuterablement de lrsquoeacutepisteacutemologie moderne non seulement

parce qursquoelle postule une diversiteacute des formes de la raison mais eacutegalement car elle reacutecuse toute

12 laquo Rather what is most valuable about the Aristotelian approach is that it can give us a new way of thinking about

human affairs a way that permits a conversation among various forms of inquiry by freeing social science from its

present pervasive concern with the supposed dichotomy between nature and uniqueness and between science and

practical discourse raquo (Salkever 1990 103 nous soulignons)

23

distinction cateacutegorique entre lrsquoecirctre et le devoir-ecirctre (Marshall 2009 17 MacIntyre 2013a 58)

Pour Aristote on ne peut comprendre complegravetement une chose que dans sa manifestation la

meilleure ce qui se deacutevoile agrave travers lrsquoexpeacuterience et lrsquoinduction (Salkever 1990 97)

112 Lrsquoobjet de la raison pratique et la deacutelibeacuteration comme meacutethode

Qursquoest-ce qui distingue lrsquoexercice speacutecifiquement pratique de la raison Comme lrsquoeacutecrit

Marshall (2009 70) laquo tout autant qursquoen philosophie premiegravere les questions que lrsquoon pose quant

agrave lrsquoobjet de la praxis seraient aussi orienteacutees lsquoagrave jamaisrsquo par lrsquoecirctre que lrsquoon cherche agrave comprendre

[hellip] raquo Au niveau pratique cet ecirctre est le bien humain sous diverses formes puisque toutes

choses tendent vers quelque bien (EN I 1 1094a) Or le bien humain est soumis agrave des

circonstances changeantes et nrsquoa pas lrsquoimmuabiliteacute des lois de la nature bien qursquoil puisse

preacutesenter une certaine reacutegulariteacute Ainsi pour Aristote laquo la deacutelibeacuteration a lieu dans les choses

qui tout en se produisant avec freacutequence demeurent incertaines dans leur aboutissement ainsi

que lagrave ougrave lrsquoissue est indeacutetermineacutee raquo (EN III 5 1112b8-9) Autrement dit nous deacutelibeacuterons sur

les choses laquo qui deacutependent de nous raquo (EN III 5 1112a31)

Comme le souligne Pierre Manent (2014b 552) le laquo nous raquo dans cette phrase drsquoAristote

peut signifier deux choses Drsquoune part une communauteacute deacutetermineacutee et particuliegravere et drsquoautre

part lrsquoensemble des ecirctres humains lrsquoespegravece humaine La deacutelibeacuteration se conduit donc par rapport

aux choses humaines en geacuteneacuteral ce qui est agrave la porteacutee drsquoun ecirctre humain et par rapport agrave ce qui

concerne un agent particulier individuel ou collectif Il faut comprendre cette distinction non

pas comme une alternative mais comme un rapport compleacutementaire entre lrsquouniversel et le

particulier Ainsi lorsqursquoun agent deacutelibegravere sur ce qursquoil doit faire ici et maintenant il deacutelibegravere

par le fait mecircme sur quelque chose qui est accessible au champ de lrsquoaction humaine en geacuteneacuteral

24

Cela implique alors qursquoil y ait possibiliteacute drsquoune science du genre drsquoaction qursquoest lrsquoaction

humaine sui generis

Nous devons ainsi distinguer deux types de discours pratique Drsquoabord il y a pour Aristote

la possibiliteacute drsquoun discours theacuteorique mettant en lumiegravere lrsquouniversaliteacute et la reacutegulariteacute dans le

domaine contingent des choses humaines Bien que laquo les choses belles et les choses justes qui

sont lrsquoobjet de la Politique donnent lieu agrave de telles divergences et de telles incertitudes qursquoon a

pu croire qursquoelles existaient seulement par convention et non par nature raquo (EN I 1 1094b14-

16) ce que nous pouvons appeler la laquo raison pratique universelle raquo peut connaicirctre certains

principes de lrsquoaction humaine et de la politique Cette connaissance nrsquoa ni la rigueur

deacutemonstrative de la science ni la rigueur technique de lrsquoart tout en srsquoapparentant au deux (cf

EN I 1094b12 sq EN VI) Elle peut ecirctre dite science lorsqursquoelle traite des choses humaines

les plus universelles comme les reacutegimes politiques bien que cette qualification implique plutocirct

une similitude (EN VI 3 1139b18) elle srsquoapparente agrave un art puisqursquoelle vise agrave produire un

eacutetat des choses conformeacutement agrave certaines regravegles celles de la nature ou celles drsquoune socieacuteteacute

particuliegravere En effet le but drsquoune laquo enquecircte sur le bien des individus et des citeacutes raquo est une

laquo forme de politique raquo et a pour fin laquo non pas la connaissance mais lrsquoaction raquo (EN I 1 1094b7-

11 1095a6) En somme la raison pratique dans sa manifestation theacuteorique est une laquo science

pratique [qui] deacutelibegravere lagrave mecircme ougrave elle nrsquoagit pas raquo (Manent 2014b 552) Elle permet plutocirct de

guider la deacutelibeacuteration de ceux qui agissent au-delagrave du particularisme de leur situation

Dans tous les cas la raison pratique doit partir des faits et non des principes (EN I 2 1095b

sq) Aristote ajoute que laquo si le fait eacutetait suffisamment clair nous serions dispenseacutes de connaicirctre

en sus le pourquoi raquo Selon lui lrsquoeacutethique et la politique en tant qursquoobjet de connaissance visent

25

en effet moins le pourquoi que lrsquoaction (Tricot 2007 45) Crsquoest alors la laquo raison pratique

particuliegravere raquo qui servira agrave deacuteterminer la bonne action agrave faire ici et maintenant Ce mouvement

de penseacutee constitue ce qursquoAristote nomme la deacutelibeacuteration qui porte sur les moyens drsquoatteindre

une fin (EN III 5) Elle srsquoapparente ainsi davantage agrave un calcul qursquoune opinion (EN VI 10)

Or il ne faut pas assimiler cette notion de calcul agrave la signification ordinaire du mot La

deacutelibeacuteration est en fait une dianoia terme quelque peu eacutetranger agrave la conception moderne de la

rationaliteacute crsquoest-agrave-dire un eacutetat cognitif de recherche (zetesis) qui est preacutealable agrave lrsquoassertion Cette

recherche nrsquoest ni inductive ni deacuteductive mais met plutocirct en œuvre laquo un travail de comparaisons

de geacuteneacuteralisations de classements agrave partir drsquoun mateacuteriau psychologique tregraves diversifieacute

(croyances images souvenirs infeacuterences etc) raquo (Canto-Sperber 2001 521)

Crsquoest ainsi qursquoAristote souligne que lrsquoerreur dans la deacutelibeacuteration peut porter sur lrsquouniversel

comme sur le particulier (EN VI 9 1142a20) Par exemple un agent peut penser faussement

que lrsquoamitieacute est une mauvaise chose et eacuteviter ce type de relation ou alors identifier de faccedilon

erroneacutee telle personne comme une amie De ce fait la deacutelibeacuteration pour ecirctre bonne a besoin de

lrsquoaide drsquoune raison plus theacuteorique plus universelle qui informerait ici par exemple une opinion

sur la nature de lrsquoamitieacute Toutefois lrsquoobjet propre de la deacutelibeacuteration demeure le particulier

puisque lrsquoaction se manifeste dans les faits particuliers Degraves lors selon Aristote plus la

connaissance des circonstances particuliegraveres sera grande plus un agent sera le principe de sa

propre action13 crsquoest-agrave-dire qursquoil agira davantage en connaissance de cause laquo Si toute action

volontaire nest pas toujours deacutelibeacutereacutement choisie toute action deacutelibeacutereacutement choisie relegraveve

13 Selon une distinction classique il produira alors un actus humanus un acte humain plutocirct qursquoun simple actus

hominis un acte de lrsquohomme Cf Somme theacuteologique Ia IIae 1 1

26

drsquoune connaissance de cause car personne nrsquoignore ce qursquoest son choix deacutelibeacutereacute raquo (Rhet I 10

1368b)

Cet aspect volontaire (ou a contrario non volontaire) de lrsquoaction a drsquoimportantes

implications morales En effet une action pleinement volontaire engage davantage lrsquoagent qui

en porte la responsabiliteacute plus complegravetement envers lui-mecircme et ceux qui sont concerneacutes Cela

implique que lrsquoacte de lrsquoagent ndash et lrsquoagent lui-mecircme ndash est alors plus exposeacute au blacircme ou agrave la

louange En fait ce qui sera objet drsquoun tel jugement est moins lrsquoaction en tant que telle que le

choix deacutelibeacutereacute (prohairesis) qui est derriegravere Crsquoest le choix qui contient la teneur morale de

lrsquoacte car il fait voir le caractegravere de lrsquoagent et donc la nature veacuteritable de ses intentions (EN III

4 1111b5-1112a3 EE II 11 1228a sq Rhet I 9 1367b) Degraves lors lrsquoobjectif veacuteritable de la

deacutelibeacuteration en tant qursquoexercice de penseacutee dianoeacutetique est davantage le choix pratique que

lrsquoaction laquo Lrsquoobjet de la deacutelibeacuteration et lrsquoobjet du choix sont identiques [hellip] puisque crsquoest la

chose jugeacutee preacutefeacuterable agrave la suite de la deacutelibeacuteration qui est choisie raquo (EN III 5 1113a3-5) Ainsi

le dernier terme de la deacutelibeacuteration le choix sera le premier dans lrsquoordre de la geacuteneacuteration de

lrsquoaction crsquoest-agrave-dire en sera la cause immeacutediate (EN III 5 1112b15-24) Cette distinction en

implique une autre lrsquoaction eacutethique est pour Aristote agrave la fois un acte interne (energeia) qui

trouve sa fin en lui-mecircme nrsquoeacutetant donc jamais acheveacute (Fiasse 2001 324) et un mouvement

externe (kinesis) (EN I 1 1094a15-20 Met Θ) Le premier renvoie agrave la laquo bonteacute raquo intrinsegraveque

de lrsquoacte et lrsquoautre agrave ce qursquoil produit agrave sa fin exteacuterieure Nous retrouverons cette distinction

plus loin

Il faut examiner avec plus de deacutetails le mouvement de penseacutee de la deacutelibeacuteration et les

eacuteleacutements qui le constituent selon les analyses drsquoAristote Encore une fois celles-ci obeacuteissent agrave

27

son approche eacutepisteacutemologie geacuteneacuterale La connaissance qursquoAristote veut transmettre ici dans le

domaine pratique et ce tout autant drsquoun point de vue theacuteorique que du point de vue de lrsquoagent

est tributaire de trois eacuteleacutements inseacuteparables un jugement sur ce qui est une ideacutee de ce qui

devrait ecirctre et finalement un ensemble de principes qui permettent de passer de lrsquoun agrave lrsquoautre

(Canto-Sperber 2001 28 MacIntyre 2013a 54) Son analyse de la raison pratique voudra donc

mettre en lumiegravere les potentialiteacutes de la deacutelibeacuteration agrave partir de ce qui semble ecirctre la meilleure

faccedilon de deacutelibeacuterer ainsi qursquoen fonction du bien que peut amener une telle excellence

Aristote vise par lagrave non seulement agrave offrir une laquo cible raquo geacuteneacuterale capable de guider lrsquoaction

mais plus encore agrave expliciter la bonne deacutelibeacuteration qui conduit agrave la compreacutehension de cette cible

afin de donner les moyens agrave ses lecteurs de la construire agrave leur tour et selon la situation pratique

qui est la leur En ce sens Aristote respecte le champ propre de la raison pratique et ne vise pas

agrave remplacer la deacutelibeacuteration par la simple application de regravegles Sa science de lrsquoaction nrsquoest pas

elle-mecircme une fin en soi (EN II 1103b26-29 VI 13) elle vise agrave former des agents vertueux

plus que seulement laquo habiles raquo (cf EN VI 13) Finalement comme le souligne Manent (2014b

553) si nous consideacuterons qursquoune telle science est impossible nous retrouverons lrsquoalternative

weacutebeacuterienne et laquo la connaissance des choses humaines se trouvera distribueacutee ou deacutemembreacutee entre

le point de vue de celui qui agit effectivement et le point de vue de celui qui regarde les choses

humaines comme il regarde les choses qui ne changent pas et ne sont pas objet de deacutelibeacuteration raquo

113 Le mouvement de la deacutelibeacuteration du deacutesir au choix

Un raisonnement speacutecifiquement pratique doit reacutepondre concregravetement agrave la question laquo Que

faire raquo Mais cette question si elle se veut pratique nrsquoest bien sucircr pas poseacutee laquo dans lrsquoabsolu raquo

Selon Aristote lrsquoorientation premiegravere de la raison pratique deacutepend de deux faculteacutes le deacutesir

28

(orexis) et la raison discursive (logistikon) La raison considegravere le bien drsquoun objet ou drsquoun eacutetat

des choses pour lrsquoagent Or comme lrsquoaffirme Aristote elle ne meut pas sans le deacutesir (DA III

10 433a23-24) La raison permettra toutefois de donner un poids suffisant agrave la laquo bonteacute raquo drsquoune

chose ou drsquoune action et non seulement agrave sa deacutesirabiliteacute appeacutetitive (epithumia) afin qursquoelle

fasse lrsquoobjet drsquoun souhait raisonneacute (boulegravesis) On peut alors dire qursquoAristote pose ainsi laquo une

meacutediation entre ce qui deacutesire sans penser et ce qui calcule sans mouvoir raquo (Monteils-Laeng 2013

443) Bref le souhait est un deacutesir du bien il srsquoinscrit dans un laquo horizon intentionnel geacuteneacuteral raquo

dans une laquo aspiration solidaire drsquoune certaine conception de la vie que lrsquoon voudrait mener parce

qursquoon la croit bonne raquo (Monteils-Laeng 2013 444) Cette conception construit en quelque sorte

la laquo preacutemisse majeure raquo du raisonnement pratique qursquoAristote reacutesume de la faccedilon suivante

laquo Puisque la fin crsquoest-agrave-dire le souverain Bien est de telle nature raquo (EN VI 13 1144a31) Mais

en geacuteneacuteral la conception ultime du bien pour un agent particulier se preacutesente sous une forme

speacutecifique dans le cadre drsquoune situation particuliegravere puisqursquoil nrsquoy a pas de deacutesir sans objet

concret du deacutesir Cette laquo preacutemisse majeure raquo du raisonnement pratique nrsquoest donc pas prise

absolument dans une laquo acceptabiliteacute inconditionnelle raquo mais pour son laquo adeacutequation agrave la

situation raquo (Wiggins 1980 234)

Le souhait donne tout de mecircme un but (telos) agrave lrsquoagent qui sera le principe (arkhē) eacuteloigneacute

de son raisonnement En effet le souhait nrsquoest pas encore un principe effectif de lrsquoaction ou une

cause immeacutediate puisqursquoon peut souhaiter certaines choses qui ne deacutependent pas de nous ou

alors qui ne sont pas directement agrave notre porteacutee (EN III 4 1111b19 sq) Lrsquoaction neacutecessitera

alors une speacutecification de ce but conforme agrave la situation preacutesente qui consiste drsquoabord agrave

deacuteterminer la possibiliteacute de reacutealiser ce qui est envisageacute ici et maintenant puis de quelles faccedilons

29

Cette recherche sera le propre de la deacutelibeacuteration qui deacutesignera les meilleurs moyens de reacutealiser

le but fixeacute La deacutelibeacuteration forme la volonteacute et lui permet de se fixer pleinement (ou de srsquoen

eacutecarter) sur le deacutesir initial qui deviendra selon les mots drsquoAristote un laquo deacutesir deacutelibeacutereacute raquo ou

laquo deacutesir intellectuel raquo (orexis dianoegravetike) crsquoest-agrave-dire une preacutefeacuterence qui conduit agrave un choix

deacutelibeacutereacute (prohairesis) comme nous lrsquoavons vu14 Plus lrsquoobjet du deacutesir est envisageacute comme bon

et vraisemblable dans une situation concregravete plus le deacutesir srsquoancre dans la volonteacute et motive agrave

lrsquoaction15 Mais cette motivation serait insuffisante srsquoil nrsquoy avait pas un commandement de la

raison En effet laquo chacun cesse de rechercher comment il agira quand il a rameneacute agrave lui-mecircme

le principe de son acte et agrave la partie directrice de lui-mecircme car cest cette partie qui choisit raquo

(EN III 1113a5 sq) crsquoest-agrave-dire la raison puisque crsquoest la raison qui dit le logos de lrsquoaction sa

laquo justification raquo Autrement dit lrsquoagent ne se deacutecide pas tant selon un acte de volonteacute que selon

lrsquoappropriation drsquoune bonne raison drsquoagir qui fait de lrsquoagent le principe de son action

Le choix deacutelibeacutereacute est une certaine preacutefeacuterence laquo ce qui a eacuteteacute choisi avant drsquoautres choses raquo

nous dit Aristote (EN III 4 11112a16) Crsquoest que tout agent est confronteacute dans sa vie pratique

agrave une diversiteacute de biens Par exemple un agent qui veut srsquoassurer davantage de temps drsquoeacutetude

deacutelaissera peut-ecirctre dans une certaine mesure drsquoautres biens comme ses devoirs familiaux ou

ses amitieacutes Sa deacutelibeacuteration ne consistera donc pas seulement agrave rechercher les moyens de vivre

la vie theacuteoreacutetique mais eacutegalement agrave mesurer et agrave ordonner les biens qui lui apparaissent comme

14 Le mot prohairesis renvoie chez Aristote au produit de la deacutelibeacuteration qursquoon ne peut traduire simplement par

laquo choix raquo sans quelque deacuteformation En effet pro-hairesis deacutesigne ce qui est vers ou pour (pro) le choix (hairesis)

Lrsquoaction de laquo prohaireser raquo (EN III 4 1112a1-3 to prohairesthai) implique une vie pratique reacutefleacutechie et donc

pleinement volontaire Sur ce point voir notamment Salkever (2000) 15 laquo Possible est aussi ce dont on srsquoeacuteprend et ce qursquoon deacutesire en vertu de notre ecirctre mecircme car le plus souvent nul

de srsquoeacuteprend de ce qui est impossible ni ne le deacutesire raquo (Rhet II 19 1392a)

30

tels et selon lesquels il souhaite vivre Crsquoest pourquoi comme nous lrsquoavons vu la deacutelibeacuteration

est aussi une comparaison un classement Par cette recherche dianoeacutetique elle contribue agrave

produire lrsquoorthos logos du choix dont la traduction laquo droite regravegle raquo fait bien voir cette notion de

mesure de juste milieu sur un spectre de possibiliteacutes En effet selon les circonstances le mecircme

ordonnancement des biens peut prendre diverses formes ou alors ecirctre supplanteacute par un autre

classement temporaire

Or il est important ici de souligner que ce conflit entre divers biens nrsquoest pas seulement

reacutesolu par la deacutelibeacuteration mais qursquoil acquiert une teneur concregravete au moment de cet exercice de

recherche des moyens Au simple stade du souhait il nrsquoy a toujours pas de conflit reacuteel car on

ne peut encore deacuteterminer ce qursquoimpliquera exactement sa concreacutetisation Crsquoest ainsi

qursquoElizabeth Anscombe a pu affirmer que les preacutemisses du raisonnement pratique ne sont

laquo actualiseacutees raquo qursquoau moment de lrsquoaction concregravete (2002 112 on active service) et Aristote que

le principe du raisonnement est drsquoabord une laquo hypothegravese raquo (EE II 11 1227b30 hupoacutethesis)

Comme pour toute recherche il faut avoir une certaine ideacutee de la chose pour deacutebuter et lrsquoon

pourra revenir sur cette hypothegravese agrave la suite de nouvelles observations ou de nouveaux reacutesultats

(cf sect 111)

Crsquoest pour cette raison qursquoAristote affirme qursquoon ne deacutelibegravere pas sur les fins mais sur les

moyens drsquoatteindre les fins (EN III 5 1112b12) Pour bien comprendre cette affirmation il

convient de preacuteciser la structure intentionnelle de la rationaliteacute pratique telle que la conccediloit

Aristote Un agent agit toujours en fonction drsquoune fin une fin qui est un certain bien comme

nous lrsquoavons vu Degraves lors il ne deacutelibegravere pas sur cette fin pour deux raisons Drsquoabord il ne

deacutelibegravere pas sur le fait qursquoil agisse en fonction drsquoun bien qui est ultimement le Souverain bien

31

vers lequel tend lrsquoecirctre humain Par analogie on ne deacutelibegravere pas par exemple sur le fait que lrsquoon

vise le vrai au moment drsquoune recherche theacuteorique Ensuite un agent ne deacutelibegravere pas sur sa

conception du bien celle qursquoil possegravede au moment drsquoagir Cette fin particuliegravere correspond agrave

lrsquoethos de lrsquoagent agrave ses dispositions eacutethiques soit ce qui oriente sa perception des choses et ce

qui lui donne certaines hypothegraveses qui seront les principes de sa deacutelibeacuteration

Lrsquoexercice de la deacutelibeacuteration nrsquoest donc pas seulement en fonction de la fin mais y est plutocirct

directement ordonneacute de faccedilon agrave pouvoir la deacuteterminer eacutegalement16 Crsquoest ce rapport eacutetroit

qursquoAristote veut signifier lorsqursquoil eacutecrit plus preacuteciseacutement que la deacutelibeacuteration porte sur ce qui est

vers la fin (tōn pros to telos) crsquoest-agrave-dire ce qui laquo constitue la fin raquo (Wiggins 1980 224

constituents-to-ends) Car la fin en tant que souhait doit trouver une correspondance dans la

situation particuliegravere La deacutelibeacuteration est donc un exercice drsquoapprofondissement et de

speacutecification de la fin plutocirct que sa simple application (Wiggins 1980) Si la fin speacutecifieacutee est

particuliegravere (eg refuser un pot-de-vin pour ecirctre un bon politicien) lrsquoon dira alors qursquoil y a eu

bonne deacutelibeacuteration laquo en un sens deacutetermineacute raquo alors qursquoune bonne deacutelibeacuteration au sens absolu est

celle qui laquo megravene agrave un reacutesultat correct par rapport agrave la fin prise absolument raquo crsquoest-agrave-dire le bien

ultime de lrsquoagent ou de la citeacute (EN VI 10 1142b31-32)

Ce nrsquoest alors que lorsque lrsquoagent possegravede une expeacuterience concregravete des manifestations

particuliegraveres du bien qursquoil pourra remettre en question ses propres conceptions des fins humaines

Cette nouvelle recherche qui se fait du particulier agrave lrsquouniversel nrsquoest pas une deacutelibeacuteration mais

une recherche proprement dialectique plus laquo theacuteorique raquo Comme lrsquoexplique Alasdair

16 laquo La cause finale (ου ενεκα) nrsquoest pas quelque chose de donneacute mais un but que lrsquoon vise et ougrave lrsquoacteur confegravere agrave

un contenu concret une accentuation positive lieacutee agrave ce qui est profitable agrave son action raquo (Bubner 1993 351)

32

MacIntyre (1993 210) laquo dans la theacuteorie notre raisonnement se fait vers et agrave propos de cette fin

ultime qui est lrsquoarkhē de lrsquoinvestigation et du raisonnement pratiques mais agrave partir de cet arkhē

crsquoest par le raisonnement pratique que nous sommes conduits agrave des conclusions particuliegraveres sur

la faccedilon drsquoagir raquo Et ces conclusions particuliegraveres lorsqursquoelles seront mises en œuvre pourront

informer un nouveau mouvement de penseacutee theacuteorique vers les motivations premiegraveres de lrsquoagent

et ainsi de suite

Il faut maintenant continuer notre examen de la deacutelibeacuteration comprise dans une perspective

aristoteacutelicienne en se penchant sur son exercice politique Nous nous tournerons pour cela vers

le modegravele de discussion politique fourni par la Rheacutetorique qui constitue agrave la fois un traiteacute de

logique et drsquoeacutethique politique Nous viserons agrave extraire lrsquoessentiel des propos drsquoAristote au-

delagrave de leur contexte particulier soit la pratique politique de la citeacute atheacutenienne

12 La deacutelibeacuteration politique comme exercice rheacutetorique

Toute action implique directement ou indirectement une pluraliteacute drsquoindividus La complexiteacute de

la vie pratique demande souvent qursquoun agent se fasse laquo assister drsquoautres personnes pour

deacutelibeacuterer raquo se deacutefiant de sa laquo propre insuffisance agrave discerner ce qursquoil faut faire raquo (EN III 5

1112b9) Cela est drsquoautant plus vrai au niveau politique ougrave les deacutecisions communes ont un

impact significatif sur la vie drsquoun agent singulier La deacutelibeacuteration deacutemocratique est alors en

quelque sorte la deacutelibeacuteration politique par excellence en ce que la deacutecision est soumise agrave une

discussion entre un grand nombre de citoyens eacutegaux qui veulent se gouverner librement Dans

ce contexte lrsquoobjectif de la deacutelibeacuteration est de faire converger par la discussion les diffeacuterentes

opinions afin de former un jugement commun sur la bonne action agrave reacutealiser Dans la perspective

33

de la deacutemocratie deacutelibeacuterative ndash comme de celle de la tradition du reacutepublicanisme classique ndash

lrsquoenjeu est alors que la deacutecision politique ne se reacuteduise pas agrave une coordination des inteacuterecircts sous

forme de compromis ou drsquoalliances mais qursquoelle constitue en un laquo accord sur les principes

directeurs de lrsquoaction et la faccedilon de les interpreacuteter raquo (Canivez 2013 84) Autrement dit dans

cette perspective la parole publique est essentiellement quelque chose qui vise le commun

Encore plus dans une perspective aristoteacutelicienne la parole mecircme deacutepend du commun

La communauteacute politique est pour Aristote une certaine mise en commun des paroles et des

actions Lrsquoaction forme des communauteacutes et lorsqursquoelle est accompagneacutee de paroles de raisons

elle forme notamment des citeacutes Pour Aristote la citeacute est un pheacutenomegravene naturel en ce que les

ecirctres humains doivent srsquoassocier pour vivre (Pol I 2 1252b27 sq) mais elle ne se reacuteduit au

donneacute du naturel puisqursquoelle est aussi en vue du bien vivre Ce bien deacutepend alors de trois

facteurs la nature lrsquohabitude et la raison (Pol VII 13 1331b39-40) Pour Aristote ce sera

lrsquoœuvre propre de la raison drsquoorienter la nature et lrsquohabitude en vue de cet objectif personnel

mais surtout proprement politique Pour ce faire la raison permet de deacutevelopper un langage

commun ce qui fait de lrsquoecirctre humain un laquo animal politique raquo

Mais que lrsquohomme soit un animal politique agrave un plus haut degreacute qursquoune abeille quelconque ou

tout autre animal vivant agrave lrsquoeacutetat greacutegaire cela est eacutevident La nature en effet selon nous ne fait

rien en vain et lrsquohomme seul de tous les animaux possegravede la parole [logos] Or tandis que la

voix [phonē] ne sert qursquoagrave indiquer la joie et la peine et appartient pour ce motif aux autres

animaux eacutegalement [hellip] le discours sert agrave exprimer lrsquoutile et le nuisible et par suite aussi le

juste et lrsquoinjuste car crsquoest le caractegravere propre de lrsquohomme par rapport aux autres animaux drsquoecirctre

le seul agrave avoir le sentiment du bien et du mal du juste et de lrsquoinjuste et des autres notions morales

et crsquoest la communauteacute de ces sentiments qui engendre famille et citeacute (Pol I 2 1253a7-18)

34

Nous voyons ici agrave quel point la parole ou le langage raisonneacute17 est pour Aristote intimement

lieacutee aux fins humaines et ce plus preacuteciseacutement dans la capaciteacute des ecirctres humains de clarifier

collectivement leur bien selon diffeacuterents motifs naturels lrsquoagreacuteable lrsquoutile le noble et

eacuteventuellement le juste (EN I 2-3 V Rhet I 3) Crsquoest en fonction de cette orientation

collective que se produit lrsquouniteacute de la communauteacute politique il srsquoagit de laquo recommencer

constamment agrave fonder et agrave conserver cette uniteacute au moyen du travail rheacutetorique du loacutegos raquo

(Bubner 1993 355)

Quel est cet aspect rheacutetorique de la langue de la parole Analysant le passage concernant

les trois eacuteleacutements de lrsquoexcellence en lien avec cette derniegravere citation de Pol 1253a7-18 Reacutemi

Brague en conclura que avant tout laquo le logos est la capaciteacute de se laisser persuader raquo (Brague

1988 265) Par le langage lrsquoecirctre humain est capable drsquoentendre des propositions drsquo laquo entendre

raison raquo Degraves lors selon Brague lrsquoeacutecoute laquo suppose un rapport particulier au bien preacutesent sous

les espegraveces du lsquomieuxrsquo raquo (1988 265) Le logos permet en effet comme nous venons de le voir

drsquoorienter et laquo drsquoameacuteliorer raquo la nature et lrsquohabitude en fonction drsquoun bien agrave atteindre La parole

commune est rheacutetorique en ce sens ougrave en clarifiant le bien et donc ce qui est mieux elle incite

au changement agrave lrsquoaction et ce au sein du cadre intelligible de la communauteacute De la mecircme

faccedilon Salkever (1990 75-6) commentant eacutegalement Pol 1253a7-18 affirme qursquoAristote ne

soutient

ni que le discours est en vue de la communication drsquoinformation [hellip] ni qursquoil sert lrsquoobjectif

drsquoexprimer ou de constituer une identiteacute construisant un monde humain agrave cocircteacute du monde de la

17 Dans ce dernier passage le mot logos ne renvoie pas exactement agrave la raison comprise comme activiteacute de

recherche intellectuelle ni simplement agrave la langue courante dont la traduction adeacutequate serait laquo dialektos raquo mais

agrave un langage raisonneacute crsquoest-agrave-dire un discours qui dit quelque chose qui eacutemet des propositions compreacutehensibles

Cf Bubner (1993 355) et Brague (1988 263-5)

35

nature Plutocirct le logos rend possible pour nous de deacutecouvrir agrave travers la deacutelibeacuteration les types de

buts en fonction desquels nous pouvons le mieux organiser notre vie ndash ces moyens qui constituent

le bonheur humain

Nous retrouvons ici le rapport mis en lumiegravere preacuteceacutedemment (cf Revue de litteacuterature) entre

les finaliteacutes de lrsquoaction la parole commune et la communauteacute politique Ce nrsquoest qursquoagrave la lumiegravere

des finaliteacutes communes (qui impliquent lrsquoexistence mecircme de la communauteacute) qursquoil est senseacute de

se laisser persuader par des arguments touchant agrave lrsquoagreacuteable agrave lrsquoutile au juste ou au bien Le

discours rheacutetorique dans sa manifestation premiegravere permet le changement vers le mieux agrave

travers une eacutelucidation de ces motifs naturels de lrsquoaction humaine motifs qui se font voir dans

la communauteacute drsquoaction qursquoest la communauteacute politique Cette laquo facticiteacute raquo est donc comme

nous lrsquoavons vu constitutive de la deacutelibeacuteration collective mais demeure un eacuteleacutement qui est en

vue de la validiteacute du discours vrai sur ce qui est plaisant juste ou bien Pour le dire autrement

la communauteacute politique possegravede des caracteacuteristiques fonctionnelles qui permettent de lier les

moyens et les fins de produire un discours vrai sur la bonne action agrave faire Nous reviendrons

sur cette proposition importante

Crsquoest ainsi que Brague (1988 266) propose de distinguer le rheacutetorique de la rheacutetorique

celle-ci consistant plutocirct en une technique de discours bien que les deux ne soient pas

entiegraverement distincts Dans sa Rheacutetorique Aristote nous offre sa vision des principes geacuteneacuteraux

de la rheacutetorique comme art de la persuasion principalement dans sa manifestation politique

Notre traduction laquo In particular Aristotle holds neither that speech is for the sake of communicating information

[hellip] nor that it serves the purpose of expressing or constituting an identity building up a human world alongside

the world of nature Logos rather makes it possible for us to discover through deliberation the kinds of goals in

terms of which we can best organize our lives ndash those means which constitute human happiness raquo

36

Nous savons qursquoun art implique agrave la fois la connaissance de regravegles geacuteneacuterales de production et la

capaciteacute effective de produire quelque chose Dans le cas de la rheacutetorique on peut donc

identifier deux objectifs Drsquoabord celui de persuader crsquoest-agrave-dire drsquoorienter lrsquoaction des

interlocuteurs en les amenant agrave former un jugement concernant une situation particuliegravere (Rhet

II 18 1391b) Ensuite celui de laquo bien voir quels sont pour chaque cas les moyens de

persuader raquo (Rhet I 1 1355b) Nous pouvons en effet distinguer au sein de lrsquoart rheacutetorique

une fin externe la persuasion effective et une fin interne la deacutecouverte des moyens de persuader

dans une situation donneacutee (Abizadeh 2007 464-7 Garsten 2011 174 Garver 1994) Par

exemple lrsquoart du meacutedecin a comme fin externe la santeacute du patient mais eacutegalement un ensemble

de regravegles et de proceacutedures qui constituent des biens internes (Abizadeh 2007 464) Or la

meacutedecine en tant qursquoart nrsquoa pas agrave donner la santeacute mais y conduire aussi loin que possible (Rhet

I 2 1355b) ou mecircme srsquoabstenir de le faire dans certains cas si lrsquoacte entre en contradiction avec

certains biens internes (Abizadeh 2007 464) par exemple un code drsquoeacutethique

La rheacutetorique se distingue alors agrave la fois de la dialectique et de la sophistique Elle se

distingue de la dialectique drsquoabord en ce que cette derniegravere ne vise pas lrsquoaction mais la veacuteriteacute

La dialectique nrsquoest toutefois pas eacutetrangegravere agrave la rheacutetorique car les deux se fondent sur lrsquoopinion

et traite du vraisemblable et du probable (Top I 2 Rhet I 1355a sq) Plus preacuteciseacutement la

rheacutetorique est la branche de la dialectique dont lrsquoobjet de recherche consiste dans les choses laquo agrave

choisir et agrave eacuteviter raquo (Top I 11 104b sq) Bien sucircr cette question peut impliquer la recherche

dialectique laquo de la veacuteriteacute et de la connaissance raquo (Top I 11 104b sq) mais cela implique alors

du temps et un petit nombre de gens ne convenant donc pas agrave la rapiditeacute et au caractegravere

drsquoopportuniteacute de la politique (Arnhart 1981 72) Alors que la dialectique en tant qursquoactiviteacute

37

theacuteorique tend vers les principes premiers la rheacutetorique en tant qursquoactiviteacute pratique tend vers

le particulier La rheacutetorique est donc lrsquooutil par excellence de la politique et bien qursquoil puisse

ecirctre utile de disposer de connaissances techniques (eg lrsquoeacuteconomie) ou scientifiques (eg

lrsquoeacutepideacutemiologie) dans le but de persuader lrsquoart rheacutetorique possegravede toutefois ses moyens propres

soit principalement les lieux communs (Rhet I 2 1355a 4 1359a sq)

Comme lrsquoeacutecrit Aristote lrsquoart rheacutetorique traite des thegraveses opposeacutees et en ce sens peut servir

un orateur mal intentionneacute En tant qursquoart technique de la persuasion la rheacutetorique est

effectivement un instrument moralement neutre (Arnhart 1981 11) drsquoougrave son rejet par certains

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative En effet la rheacutetorique contreviendrait selon au

principe de la reacuteciprociteacute qui implique une complegravete honnecircteteacute et transparence afin de donner

tous les moyens agrave lrsquointerlocteur de formuler une reacuteponse adeacutequate (cf Revue de litteacuterature p

6) Aristote rejette cette objection en affirmant que lrsquoon pourrait faire un mauvais usage de la

plupart des qualiteacutes (la force la santeacute lrsquoargent) qualiteacutes que nous continuons toutefois agrave

consideacuterer comme bonnes (Rhet I 2 1355a-b) Ceci peut alors srsquoappliquer agrave la transparence

De plus la rheacutetorique ne vise pas agrave tromper lrsquoadversaire ou agrave le mener agrave accepter une conclusion

par des moyens fallacieux Elle ne peut donc ecirctre confondue avec la sophistique et ce pour trois

raisons plus preacutecises

Drsquoabord le discours politique doit faire usage de la rheacutetorique puisqursquoil nrsquoa pas les mecircmes

preacutetentions agrave la veacuteriteacute que les sciences ou la philosophie Comme nous lrsquoavons vu pour Aristote

la politique vise plus lrsquoaction que le pourquoi Elle opegravere toujours selon le laquo probable raquo et le

laquo possible raquo On peut alors donner une valeur de veacuteriteacute au discours rheacutetorique que si lrsquoon

considegravere comme Aristote que laquo voir le vrai et voir ce qui srsquoapparente au vrai relegravevent de la

38

mecircme capaciteacute raquo et que laquo les hommes sont suffisamment ouverts au vrai et parviennent le plus

souvent agrave la veacuteriteacute raquo (Rhet I 1 1355) Ce qui est accepteacute par tous ou la plupart lrsquoopinion

reacuteputable (endoxa) est le plus souvent proche de la veacuteriteacute et il faut pouvoir ainsi consideacuterer le

potentiel de veacuteriteacute drsquoun eacutenonceacute geacuteneacuteral et probable Lrsquoargument qui est une des trois laquo preuves raquo

(pisteis) ou moyens rheacutetoriques ne fait pas usage de raisonnements fallacieux mais de

raisonnements probables et en ce sens persuasifs Aristote appelle enthymegraveme ce type

drsquoargument qui procegravede de lrsquoopinion reacuteputable et drsquoun cas particulier ou alors drsquoun signe qui

fournit directement lrsquoeacutevidence de la conclusion (Rhet I 2 1356b sq II 22) Lrsquoenthymegraveme est

concerneacute par le particulier ce qui en fait un raisonnement seulement probable et donc imparfait

Dans cette perspective on assimilera le discours rheacutetorique agrave la sophistique si lrsquoon conccediloit

notamment la deacutemonstration apodictique comme le seul critegravere de validiteacute drsquoun argument Nous

reviendrons sur ce point Notons qursquoil est possible qursquoun argument soit persuasif mais

seulement laquo en apparence raquo ce qui se rapprocherait de la sophistique Sur ce point Aristote

souligne qursquoune connaissance de lrsquoart rheacutetorique aidera agrave distinguer ce qui est vraiment persuasif

ce qui ne lrsquoest qursquoen apparence (Rhet I 2 1355b)

En effet encore une fois la rheacutetorique ne vise pas directement agrave persuader (Rhet I 2

1355b) mais avant tout agrave trouver les moyens de la persuasion La rheacutetorique devient sophistique

lorsqursquoelle est concerneacutee exclusivement par sa fin externe En effet si lrsquoon vise seulement lrsquoeffet

de la persuasion le choix ou lrsquoaction de lrsquointerlocuteur sans prendre en compte les meacuterites de

lrsquoargument ou les faccedilons de persuader (eg laquo tous les moyens sont bons raquo) alors la rheacutetorique

devient laquo pleacutebiscitaire raquo (Chambers 2009 337) La connaissance rheacutetorique permettra plutocirct de

39

se deacutefendre contre un tel discours sophistique (Garsten 2006 119-35) avec la confiance que le

vrai et le meilleur se precirctera toujours mieux agrave la persuasion (Rhet I 2 1355a)

Cette consideacuteration nous megravene agrave la derniegravere raison de la distinction entre rheacutetorique et

sophistique qui tient en la subordination de la rheacutetorique au discours rheacutetorique en geacuteneacuteral qui

permet agrave la communauteacute politique de clarifier les biens et donc les fins qursquoelle vise en commun

Comme le souligne Ronald Beiner ces fins ne sont pas poursuivies de faccedilon rheacutetorique mais

elles sont plutocirct laquo inextricablement raquo situeacutees au sein drsquoun meacutedium rheacutetorique voire constitueacutees

rheacutetoriquement (1983 95) Un discours deacutelibeacuteratif ne peut avoir un effet positif drsquoorientation

que srsquoil srsquointegravegre agrave un cadre eacutethique plus large celui des dispositions et des opinions geacuteneacuterales

de lrsquolaquo audience raquo de la communauteacute politique

Crsquoest pourquoi les deux autres types de preuves rheacutetoriques la confiance en lrsquoorateur et

lrsquoappel aux eacutemotions sont drsquoune grande importance Puisque les arguments deacutelibeacuteratifs sont la

plupart du temps seulement probables le public doit pouvoir faire confiance (ou pas) agrave lrsquoorateur

selon ses capaciteacutes de discernement son excellence et sa bienveillance (Rhet II 1 1377b) Bien

sucircr cette confiance doit aussi laquo naicirctre du discours lui-mecircme raquo et non drsquoun simple preacutejugeacute

favorable (Rhet I 2 135a) Cette condition est valable eacutegalement pour la troisiegraveme preuve

lrsquoappel aux eacutemotions Pour Aristote les eacutemotions ne sont pas deacutenueacutees de rationaliteacute 18

puisqursquoelles expriment une certaine compreacutehension drsquoune situation perccedilue Elles peuvent donc

servir agrave diriger la bonne action et mecircme la permettre par leur contenu motivationnel De fait

nous avons vu qursquoil nrsquoy avait pas drsquoaction sans deacutesir initial drsquoune fin quelconque Lrsquoappel aux

18 Comme lrsquoa montreacute Martha Nussbaum (1986) de faccedilon convaincante

40

passions dans la pratique rheacutetorique est la reacuteponse agrave cette caracteacuteristique de lrsquoaction humaine

Aristote a effectivement le souci drsquoancrer le jugement politique dans les dispositions eacutethiques

des citoyens afin de motiver une action effective ou alors au moins un acte interne qui consiste

en une nouvelle orientation du deacutesir

Nous voyons comment la conception aristoteacutelicienne de la deacutelibeacuteration politique srsquoeacuteloigne

des approches laquo eacutepisteacutemiques raquo qui viseraient un ideacuteal de conversation civique comprise

comme un eacutechange laquo dialectique raquo ou comme laquo une entreprise commune drsquointerpreacutetation raquo

(Blattberg 2009 215) Le discours rheacutetorique vise en effet moins lrsquointercompreacutehension que la

persuasion ce qui implique un certain rapport asymeacutetrique entre lrsquoorateur et lrsquoauditeur Nous

remettons ici agrave plus tard la question de la teneur reacutealiste de ce cadre drsquoanalyse19 Ce qursquoil faut

souligner est la seacuteparation nette mais non pas totale que veut faire voir Aristote entre la

deacutelibeacuteration politique et la laquo discussion raquo qui vise la compreacutehension et lrsquoatteinte de la veacuteriteacute En

effet cette derniegravere est deacutetermineacutee par la nature de la dialectique dont les regravegles de lrsquoart sont

analyseacutees dans les Topiques Alors qursquoil est naturel que le rheacuteteur ait une intention preacutecise

(lrsquoaction) par rapport au reacutesultat de son discours le dialecticien qui possegravede une telle intention

est pour Aristote un sophiste (Rhet I 1 1355b)

Bien que cette distinction peut sembler exageacutereacutement tranchante elle est due agrave la prise en

compte du kairos inheacuterent agrave la vie politique En effet bien que la notion de kairos soit

polyseacutemique chez Aristote celui-ci en fait un eacuteleacutement important de sa philosophie pratique Agrave

travers ces divers sens on entrevoit un lien entre le kairos comme une modaliteacute du Bien sous la

19 On peut toutefois proposer drsquoembleacutee que cette structure nrsquoest pas eacutetrangegravere agrave la manifestation courante du

discours public dans les deacutemocraties contemporaines ougrave les repreacutesentants se disputent lrsquoalleacutegeance drsquoune

laquo audience raquo large drsquoun public qui eacutecoute plus qursquoil ne discute

41

cateacutegorie du temps (eg saisir lopportuniteacute) (EN I 4 1096a26 EE I 8 1217b32) et comme

situation particuliegravere qui ne se reacutepeacutetera pas comme telle (Rhet I 7 1365a20) Le kairos renvoie

donc agrave un certain infleacutechissement de la situation qui laquo impose sa propre norme raquo (Rodrigo et

Tordesillas 1993 405) Crsquoest ainsi qursquoAristote utilise ce concept dans lrsquoexemple drsquoun capitaine

qui prend la deacutecision de jeter sa cargaison par-dessus bord afin drsquoempecirccher un navire de couler

(EN III 1 1110a-15) Le kairos peut donc rendre relatif un principe absolu (eg un bon

capitaine conserve toujours sa cargaison) Et crsquoest aussi pourquoi il peut faire lrsquoobjet drsquoun usage

sophistique Nous retrouvons alors le problegraveme initial de lrsquoaspect sophistique de la rheacutetorique

politique auquel les mecircmes solutions srsquoappliquent

Lrsquoexemple du capitaine renvoie eacutegalement agrave lrsquoautoriteacute neacutecessaire agrave la saisie du kairos En

politique ce sera alors au gouvernement de lier de faccedilon heureuse lrsquoopportuniteacute qui est le

laquo critegravere fondamental de la deacutelibeacuteration raquo (Arnhart 1981 72) et la bonne orientation du discours

et de lrsquoaction Ce sont en effet les gouvernants qui tranchent et il leur revient donc drsquoecirctre

sensibles au kairos La contingence des affaires humaines demande une capaciteacute et une volonteacute

de juger et de discriminer de produire un choix deacutelibeacutereacute qui srsquoexpose aux blacircmes et aux

louanges En ce sens la sensibiliteacute au kairos lorsqursquoelle megravene agrave lrsquoaction favorise davantage le

jugement public qursquoune tentative drsquoocculter ce kairos agrave lrsquoaide drsquoun discours abstrait Sans cette

prise en compte de la contingence et de lrsquoopportuniteacute toute deacutemarche theacuteorique ou pratique de

laquo conversation civique raquo conccedilue seulement comme un exercice dialectique se condamnera

effectivement agrave lrsquoabstraction Ce faisant les approches qui adoptent ce point de vue se

transforment en fait en theacuteories critiques agrave partir drsquoun ideacuteal communicationnel qui pourrait

srsquoactualiser dans toutes les institutions de la vie humaine mais ne peuvent expliquer le rapport

42

du discours politique agrave la forme de gouvernement soit le reacutegime politique qui comme nous le

verrons agrave lrsquoinstant est un eacuteleacutement deacutecisif de la rheacutetorique deacutelibeacuterative

La solution drsquoAristote nous semble plus convaincante et consiste agrave accepter le

commandement propre au kairos et agrave offrir une theacuteorie institutionnelle de la deacutelibeacuteration et de

la deacutecision reacutepondant agrave la neacutecessiteacute drsquoagir en fonction des circonstances changeantes bref une

philosophie politique Pour Aristote le conseil (rechercher ou eacuteviter quelque chose) prend sa

forme la plus eacuteleveacutee dans la leacutegislation qui est un des sujets principaux de la rheacutetorique

deacutelibeacuterative (Rhet I 4 1359b) et mecircme le plus englobant et exhaustif puisqursquoil concerne la fin

de lrsquoactiviteacute humaine le bien-vivre (Arnhart 1981 57)

Crsquoest pourquoi selon Aristote il faut assurer la primauteacute du discours deacutelibeacuteratif ou politique

sur les autres notamment sur la rheacutetorique judiciaire (Rhet I 1 1354b) En effet laquo le discours

politique est moins capable de ruser que le discours judiciaire raquo (Rhet I 1 1354b) puisqursquoil

concerne des choses susceptibles drsquointeacuteresser un grand nombre de personnes comme la loi Il

sera alors plus facile de discerner si les propos de lrsquoorateur reacutepondent agrave la reacutealiteacute puisque cette

reacutealiteacute est partageacutee par ceux qui jugent et deacutelibegraverent Pour ce faire il est important pour Aristote

que la deacutelibeacuteration politique se conduise en preacutesence des citoyens Cela motive les orateurs agrave

discuter du bien commun et non de leur bien personnel puisque leurs discours est soumis au

regard des autres et agrave lrsquoopinion partageacutee aller agrave lrsquoencontre de ce qui est reacuteputable (endoxa)

implique le risque drsquoune perte reacuteputation et de la honte20 (Rhet II 6 1384a Nieuwenburg

2004)

20 laquo Avec ses pairs on rivalise sur le terrain des honneurs on se soucie de lrsquoavis des gens senseacutes dans lrsquoideacutee qursquoils

sont ouverts agrave la veacuteriteacute [hellip] On a plus honte de ce qui se fait sous leurs yeux de maniegravere ouverte [hellip] raquo (Rhet II

43

Agrave cet eacutegard la connaissance des lois qui expriment le caractegravere de chaque reacutegime et donc

ses laquo opinions reacuteputables raquo est laquo le point essentiel et deacutecisif entre tous quant agrave la capaciteacute de

persuader et de bien conseiller raquo (Rhet I 8 1365b) Le reacutegime politique en tranchant la question

pratique par excellence celle de la justice donne en quelque sorte des principes en fonction

desquels la deacutelibeacuteration doit srsquoexercer tout comme lrsquoagent individuel a besoin laquo drsquohypothegraveses raquo

sous la forme de conceptions geacuteneacuterales du bien qui puissent motiver sa recherche pratique De

cette faccedilon le reacutegime politique pour Aristote est lrsquoeacuteleacutement qui regroupe les trois types de

preuve puisqursquoil deacutetermine les preacutemisses de lrsquoargument lrsquoautoriteacute reconnue et les dispositions

eacutethiques de lrsquoaudience

Nous voyons donc toute lrsquoimportance des institutions politiques pour la conduite de la

deacutelibeacuteration Crsquoest la nature de ces institutions qursquoil faut maintenant examiner En effet outre la

question de savoir comment deacutelibeacuterer il faut eacutegalement deacuteterminer qui deacutelibegravere

13 Les institutions de la deacutelibeacuteration et la fonction du citoyen

Nous avons vu qursquoAristote considegravere le reacutegime politique comme un eacuteleacutement essentiel voire le

plus essentiel de la deacutelibeacuteration et conseacutequemment de la rheacutetorique Le reacutegime en lui-mecircme est

une certaine incarnation de la rationaliteacute pratique au niveau collectif Puisqursquoil se deacutefinit par la

loi et que la loi deacutesigne un bien (ou un mal) alors le reacutegime donne eacutegalement une fin geacuteneacuterale

au raisonnement pratique collectif et individuel laquo il ne faut pas laisser dans lrsquoombre la fin que

6 1384a) Et aussi Arnhart (1981 71) laquo [hellip] this remark suggests that the considerations governing menrsquos public

appearances are in some sense closer to the truth than the desires that rule menrsquos actions when they are unseen As

members of communities men approach the truth more closely than they do as individuals As individuals ordinary

men often allow their judgements to be distorted by their appetites but as members of communities they make

judgments that manifest a sense of justice raquo

44

vise chaque forme de gouvernement car crsquoest la fin qui fait la preacutefeacuterence du choix La fin que

vise la deacutemocratie crsquoest la liberteacute lrsquooligarchie crsquoest lrsquoargent lrsquoaristocratie vise lrsquoeacuteducation et

les institutions et la tyrannie vise agrave se proteacuteger elle-mecircme (Rhet I 8 1366a) En plus de la

promotion drsquoune fin diffeacuterents reacutegimes impliquent eacutegalement diffeacuterentes faccedilons de prendre les

moyens pour reacutealiser la fin crsquoest-agrave-dire drsquoassurer le gouvernement agrave travers diffeacuterentes charges

publiques (arkhai) Ainsi dans la deacutemocratie atheacutenienne crsquoest le tirage au sort qui preacuteside agrave la

distribution des magistratures (Rhet I 8 11365b) bien que plusieurs charges soient eacutegalement

eacutelectives (CA 61 Manin 2012)

Collectivement crsquoest la deacutelibeacuteration qui donnera du mouvement agrave ce dispositif propre agrave un

reacutegime puisque la deacutelibeacuteration est pour Aristote une fonction de gouvernement dont lrsquoactiviteacute

est propre agrave causer un changement Comme nous le savons crsquoest agrave partir de cette activiteacute qursquoil

deacutefinit la citoyenneteacute laquo Un citoyen au sens absolu ne se deacutefinit par aucun autre caractegravere plus

adeacutequat que par la participation aux fonctions judiciaires et aux fonctions publiques en geacuteneacuteral raquo

(Pol III 1 1275a22) Et parmi les fonctions publiques assureacutees par les citoyens laquo la fonction

deacutelibeacuterative est une des plus importantes raquo (Pol IV 4 1291a25 sq) Or si tous les citoyens

peuvent prendre part aux fonctions politiques de la citeacute tous ne le font pas en mecircme temps En

effet en deacutemocratie les citoyens gouvernent et sont gouverneacutes agrave tour de rocircle21 Preacutecisons ce

rapport entre gouvernants et gouverneacutes

21 Et pour Aristote ce sont ideacutealement les mecircmes crsquoest-agrave-dire que les citoyens ayant atteint un acircge mucircr devront

gouverner alors que les plus jeunes seront gouverneacutes et ainsi de suite selon les geacuteneacuterations qui se succegravedent Cf

Pol VII 14) Mais crsquoest la distinction elle-mecircme entre gouvernants et gouverneacutes qui nous inteacuteressera ici plus que

ses diffeacuterentes modaliteacutes

45

Drsquoabord cette distinction ne va pas agrave lrsquoencontre de lrsquoautoriteacute souveraine de lrsquoAssembleacutee

des citoyens propre au reacutegime deacutemocratique (Pol III 1 1275a25 sq) Cette autoriteacute confegravere en

fait aux citoyens en position de subordination une certaine charge laquo indeacutetermineacutee raquo qui

consistera principalement agrave juger les deacutecisions des magistrats Ensuite Aristote insiste sur

lrsquoimportance de meacutelanger le peuple (la masse des citoyens) avec les notables au sein des charges

deacutelibeacuteratives (Pol IV 14 1298b20) puisque chacun possegravede un titre leacutegitime agrave gouverner (Pol

III 14) Finalement le rapport entre gouvernants et gouverneacutes nrsquoen est pas un pour Aristote de

domination comme le maicirctre domine lrsquoesclave et la raison domine le corps mais drsquoune sorte

diffeacuterente qui est similaire agrave lrsquoautoriteacute de lrsquointelligence sur le deacutesir (Pol I 5 1254b2) crsquoest-agrave-

dire une relation de persuasion

En ce sens crsquoest bien la deacutelibeacuteration comme exercice de la raison qui permet le

gouvernement drsquohommes libres crsquoest-agrave-dire une autoriteacute qui est politique et non tyrannique

Tout comme dans le raisonnement individuel ougrave la deacutelibeacuteration dirige le deacutesir vers quelque

chose qui lui semble effectivement bon la partie deacutelibeacuterative et dirigeante de la citeacute en donnant

des raisons drsquoagir comprises au sens rheacutetorique guide le peuple assembleacute vers lrsquoatteinte drsquoun

bien Lrsquoautoriteacute nrsquoest pas fondeacutee sur la force mais sur la persuasion Cette activiteacute entre les

parties de la citeacute preacutedeacutetermineacutee par le reacutegime politique et guideacutee par la partie commandante et

deacutelibeacuterative permet alors lrsquouniteacute neacutecessaire au discours mecircme crsquoest-agrave-dire lrsquouniteacute drsquoune

communauteacute drsquoaction qui met en commun lrsquoatteinte des motifs naturels de lrsquoagir humain Ainsi

laquo une action appartient agrave la citeacute en tant que tout quand elle provient de citoyens engageacutes dans

les activiteacutes de deacutelibeacuterer et de juger que demandent leurs fonctions (deacutefinies et indeacutefinies) Crsquoest

46

en ce sens que la deacutelibeacuteration est centrale pour lrsquoagentialiteacute politique raquo (Garsten 2013 333) La

seule faccedilon pour une communauteacute drsquoagir sur elle-mecircme crsquoest-agrave-dire de srsquoautogouverner est de

produire non pas seulement un mouvement transitif entre lrsquointeacuterieur et lrsquoexteacuterieur mais un

mouvement immanent agrave ses diffeacuterentes parties soit la clarification des biens internes agrave la

communauteacute par la parole qui oriente le deacutesir

La deacutelibeacuteration des gouvernants est donc le principe drsquoune action partageacutee par la

communauteacute politique Comment srsquoeffectue exactement le laquo partage raquo de cette action Il passe

justement par la nature du principe que constitue la deacutelibeacuteration politique comprise au sens du

rheacutetorique Nous avons vu que la deacutelibeacuteration vise un bien qui puisse srsquoactualiser dans le

contexte particulier drsquoune communauteacute politique crsquoest-agrave-dire une certaine finaliteacute Nous avons

mentionneacute eacutegalement que le bien compris ainsi devait srsquoincarner concregravetement dans un choix

pratique lequel peut prendre diffeacuterentes formes selon les circonstances particuliegraveres tant qursquoil

est conseacutequent avec la finaliteacute viseacutee

Crsquoest ainsi que laquo lrsquoaction commune raquo peut incarner le mecircme principe agrave travers diffeacuterents

agents et pour reprendre lrsquoexpression de Vincent Descombes agrave des niveaux diffeacuterents drsquoune

laquo eacutechelle des degreacutes de lrsquoagir raquo La causaliteacute drsquoun principe final et deacutesireacute nrsquoest pas meacutecanique

ni lineacuteaire mais teacuteleacuteologique en ce sens ougrave les moyens choisis constituent eux-mecircmes la fin en

lrsquoactualisant concregravetement De ce fait la reacutealisation du principe peut se faire selon la

Notre traduction laquo [hellip] an action belongs to the city as a whole when it emerges from citizens engaging in the

activities of deliberating and judging called for by their (indefinite and definite) offices This is the sense in which

deliberation is central to political agency raquo

47

contribution drsquoune pluraliteacute drsquoagents qui ont leurs opeacuterations propres22 Tous les agents de cette

action partageacutee peuvent alors inteacutegrer et modifier le principe qui eacutetait leur point de deacutepart

comme un agent individuel modifie sa fin agrave travers sa deacutelibeacuteration et son action (cf sect113)

Crsquoest ainsi que selon Aristote le principe suprecircme de lrsquoaction drsquoune citeacute est la loi qui

constitue le reacutesultat de lrsquoopeacuteration propre des gouvernants23 et qui deviendra le principe des

exeacutecutants dont lrsquoopeacuteration propre est de deacutecreacuteter pour ensuite servir de point de deacutepart de la

deacutelibeacuteration des citoyens Autrement dit la loi du reacutegime est la regravegle drsquoaction des citoyens

lrsquoorthos logos qui guide le choix des moyens Il ne faut donc pas eacutetablir une distinction trop

stricte entre lrsquoexcellence des leacutegislateurs des exeacutecutants et des citoyens En effet tout comme

ces derniers doivent avoir une certaine compreacutehension de la loi pour pouvoir bien lrsquoappliquer

ou lui obeacuteir en toute liberteacute le bon leacutegislateur doit posseacuteder une certaine connaissance du

particulier De ce fait laquo le veacuteritable politique est ensemble celui qui peut faire les lois justes et

celui qui peut deacutecreacuteter et agir justement raquo (Bodeacuteuumls 2004 317-318 n 1) Le bon citoyen en tant

qursquoagent immeacutediat est donc aussi celui qui comprend la loi peut bien lrsquoappliquer et ceci en en

ayant inteacutegreacute le principe crsquoest-agrave-dire en agissant en vue de celui-ci Tous doivent alors posseacuteder

une forme de prudence24 crsquoest-agrave-dire de sagesse pratique Il y aurait seulement une diffeacuterence

dans le degreacute drsquouniversaliteacute de leur deacutelibeacuteration propre

22 Sur la causaliteacute teacuteleacuteologique cf notamment Paul Ricoeur 1986 Du texte agrave laction Essais dhermeacuteneutique II

Paris Eacuteditions du Seuil ainsi que Charles Taylor 1964 The Explanation of Behaviour Londres Routledge and

Kegan Paul 23 Agrave laquelle prend part lrsquoautoriteacute souveraine de lrsquoAssembleacutee des citoyens mais ce sont les gouvernants qui sont la

laquo partie directrice raquo qui choisit Rappelons-nous que laquo chacun cesse de rechercher comment il agira quand il a

rameneacute agrave lui-mecircme le principe de son acte et agrave la partie directrice de lui-mecircme car cest cette partie qui choisit raquo

(EN III 1113a5 sq) 24 laquo De la prudence appliqueacutee agrave la citeacute une premiegravere espegravece en tant qursquoelle a sous sa deacutependance toutes les autres

est leacutegislative lrsquoautre espegravece en tant que portant sur les choses particuliegraveres reccediloit le nom qui lui est drsquoailleurs

48

Alors que nous avons examineacute dans la section preacuteceacutedente lrsquoaspect laquo eacutepisteacutemique raquo de la

deacutelibeacuteration comprise selon une approche aristoteacutelicienne nous sommes maintenant en mesure

de reacutesumer lrsquoaspect laquo eacutethique raquo Drsquoabord il est clair que le lien entre deacutelibeacuteration politique et

deacutemocratie est moins fort chez Aristote que dans les theacuteories contemporaines Celui-ci vise en

effet plus la rectitude du discours selon le bien humain que la participation effective du grand

nombre Autrement dit la fonction politique de deacutelibeacuterer nrsquoest pas un travail de leacutegitimation

elle fait plutocirct partie du rocircle du citoyen et constitue donc davantage en un devoir Toutefois il

serait faux drsquoaffirmer qursquoAristote ne considegravere pas la preacutetention leacutegitime du peuple agrave prendre

part aux deacutelibeacuterations cette participation eacutetant mecircme pour lui constitutive de la viseacutee

eacutepisteacutemique comme elle est pour les theacuteories de la deacutemocratie deacutelibeacuterative

Il est en effet manifeste qursquoAristote ait consideacutereacute drsquoun meilleur œil la participation laquo du

grand nombre raquo aux deacutecisions politiques que son maicirctre Platon Dans sa Politique il fait valoir

plusieurs arguments favorables agrave une certaine forme de deacutemocratie notamment celui que le

jugement de la multitude peut ecirctre supeacuterieur agrave celui du petit nombre puisque chacun y apporte

un peu de sagesse pratique (Pol III 11 1281a40 sq) Cette rectitude de jugement est eacutegalement

due au fait que le peuple constituant le plus grand nombre drsquohabitants saura juger de ce qui le

concerne En effet est aussi bon juge de la qualiteacute drsquoune maison celui qui y habite que celui qui

est disposeacute agrave la construire (Pol III 11 1281a19-20) Et comme crsquoest la vertu des citoyens qui

fait la vertu de lrsquoEacutetat il faut que tous puissent devenir vertueux par une certaine participation

aux affaires politiques qui exercera leur jugement (Pol VII 9 1329a22 13 1332a30-35)

commun avec la preacuteceacutedente de politique raquo (EN VI 8 1141b21 sq) Aristote ajoutera ensuite agrave cette liste la

prudence qui concerne la vie domestique

49

Toutefois cette capaciteacute de la multitude agrave bien deacutelibeacuterer doit pour Aristote ecirctre actualiseacutee

au sein de plusieurs institutions qui confegraverent aux citoyens des fonctions propres Cet

arrangement institutionnel doit ecirctre varieacute afin drsquoeacuteviter la deacutelibeacuteration en laquo comiteacute pleacutenier raquo

(Wilson 2011 269) ce qui caracteacuteriserait pour Aristote la pire forme de deacutemocratie soit une

tyrannie de la majoriteacute Bref le potentiel eacutepisteacutemique de la deacutemocratie est assureacute par des

limitations structurelles agrave la discussion publique plus que par des limitations normatives (Yack

2006 423) agrave la diffeacuterence de certaines approches de la deacutemocratie deacutelibeacuterative25

Ces consideacuterations nous montrent encore une fois lrsquoimportance de lrsquoidentification de

certains biens internes agrave une pratique ici la participation et la persuasion leacutegitimes qui sont

constitutifs du bien externe soit dans le cas preacutesent la validiteacute du jugement et le bien de la

communauteacute Il faut toutefois selon Aristote toujours garder en vue le bien externe qui est la

raison drsquoecirctre de la pratique en question Il y a donc une exigence de deacutelibeacuterer en vue du bien

commun de la communauteacute politique Sans cette orientation de la deacutelibeacuteration le choix drsquoaction

qui en deacutecoulera ne pourra ecirctre attribueacute agrave la citeacute en entier (Garsten 2013) En effet nous savons

que la deacutelibeacuteration en tant qursquoelle megravene vers un choix reacutefleacutechi rend lrsquoaction plus imputable agrave

lrsquoagent Or si une action politique a eacuteteacute causeacutee par un individu ou un groupe drsquoindividus ayant

deacutelibeacutereacute en vue de leur bien personnel et non en vue du bien commun les conseacutequences leur en

seront imputables Ceux qui ne veulent pas entrer dans une deacutelibeacuteration commune ne visent pas

le bien commun car ils ne se soumettent pas au jugement public et agrave la situation eacutethique que cet

exercice implique qui implique notamment les sentiments de confiance et de honte

25 Telle que lrsquolaquo eacutethique de la discussion raquo drsquoHabermas ougrave la deacutelibeacuteration est soumise agrave des critegraveres

communicationnels

50

Nous pouvons voir que le but de la deacutelibeacuteration selon Aristote est davantage le mouvement

interne de la citeacute qui consiste agrave fonder et conserver dans le travail rheacutetorique du logos lrsquouniteacute

de la communauteacute que la convergence des preacutefeacuterences comme cela peut lrsquoecirctre pour certains

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative Aristote ne veut pas laquo homogeacuteneacuteiser raquo les points de

vue mais harmoniser par la meacutediation du reacutegime politique ses diffeacuterentes parties distinctes (et

constitutives) qui ont toutes une preacutetention valable agrave srsquoimposer au tout qursquoest la citeacute (Pol III

14 II 1261a20-25) Drsquoailleurs que la discussion produise neacutecessairement une convergence des

preacutefeacuterences est une position qui a eacuteteacute mise en doute par plusieurs travaux empiriques26

Aristote nous montre plutocirct une alternative pour la production drsquoune action commune par

la deacutelibeacuteration et ce malgreacute les conflits et la diversiteacute des biens preacutesents dans la citeacute il faut que

les citoyens puissent srsquoidentifier agrave la communauteacute dans un processus de mise en commun des

motifs de lrsquoaction En effet si la fonction du citoyen est de prendre part aux institutions

deacutelibeacuteratives et judiciaires elle est aussi laquo drsquoassurer le salut de la communauteacute raquo (Pol III 4

1276b25 sq) et donc la continuiteacute de son existence qui deacutepend de certains biens internes

Lrsquoactiviteacute drsquoune telle communauteacute permet alors pour reprendre les mots de MacIntyre laquo un

mode public commun pour repreacutesenter le conflit politique raquo (MacIntyre 2013a 136) Pour

MacIntyre qui commente par cette phrase la deacutemocratie atheacutenienne la preacutemisse de cette

repreacutesentation du conflit est lrsquouniteacute des penchants et des biens humains au sein de la citeacute Cette

uniteacute est pour MacIntyre aussi entretenue par le travail rheacutetorique drsquoun logos partageacute les

26 Cf notamment Cass Sunstein 2006 Infotopia How Many Minds Produce Knowledge New York Oxford

University Press James Surowiecki 2005 The Wisdom of Crowds New York Doubleday Lynn M Sanders

1997 laquo Against Deliberation raquo Political Theory 25 (3) 347

51

diffeacuterentes dimensions de la parole ndash politique dramatique et philosophique ndash srsquoaffectent et se

nourrissent dans le cadre drsquoun souci pour la critique et lrsquoameacutelioration de lrsquoordre commun

(MacIntyre 2013a 135-156) Or ajoute-t-il appliquant la reacuteflexion agrave la moderniteacute occidentale

laquo il sera important de voir comment ces possibiliteacutes se sont fermeacutees agrave nous raquo (MacIntyre 2013a

136) La citeacute nrsquoeacutetant plus le cadre politique des socieacuteteacutes modernes la deacutelibeacuteration collective

peut-elle encore susciter ce travail rheacutetorique de la raison qui lui donnait son effectiviteacute en liant

eacutetroitement fins et moyens La deacutemocratie moderne peut-elle srsquoeacutemanciper drsquoune forme de vie

politique particuliegravere dans la recherche et lrsquoactualisation de ses principes Le chapitre suivant

visera agrave donner des pistes de reacuteponse agrave ces questions

CHAPITRE 2 ndash LA DEacuteLIBEacuteRATION SANS FORME POLITIQUE CRITIQUE DE

LrsquoABSTRACTION

Agrave travers une analyse aristoteacutelicienne nous avons pu mettre de lrsquoavant trois moments principaux

de la deacutelibeacuteration comme exercice de la rationaliteacute pratique individuelle et collective Drsquoabord

celle-ci trouve son point de deacutepart dans certaines conceptions du bien qui forment des principes

lorsqursquoils sont souhaiteacutes deacutesireacutes La deacutelibeacuteration permettra alors drsquoactualiser ces biens agrave travers

un exercice drsquoidentification et drsquoapprofondissement des fins au sein de situations particuliegraveres

qui se terminera par un choix deacutelibeacutereacute (eg une deacutecision politique) Ce choix motivera agrave son

tour des actions concregravetes qui sont relieacutees au principe initial par une causaliteacute teacuteleacuteologique

Drsquoautre part nous avons identifieacute une distinction laquo meacutethodologique raquo entre biensfins externes

et biensfins internes qui permet de mieux comprendre la relation entre lrsquoaspect eacutepisteacutemique de

la deacutelibeacuteration et son aspect eacutethique entre validiteacute et facticiteacute cette derniegravere eacutetant constitutive

de la premiegravere agrave travers le discours rheacutetorique Finalement le facteur principal drsquoune analyse

politique de la deacutelibeacuteration est apparu ecirctre le reacutegime politique qui permet le mouvement interne

de la citeacute par un commandement leacutegitime puisqursquoissu de principes laquo reacuteputables raquo et ouvert agrave la

reacutevision notamment gracircce agrave une alternance entre gouvernants et gouverneacutes

Ces analyses sont-elles encore pertinentes pour une eacutetude de la deacutelibeacuteration en reacutegime

contemporain de deacutemocratie repreacutesentative Nrsquoy a-t-il pas drsquoimportantes diffeacuterences entre la

citeacute grecque qui est le cadre drsquoanalyse drsquoAristote et les laquo Eacutetats-nations raquo modernes Par

exemple il nrsquoest plus justifiable aujourdrsquohui en Occident du moins de concevoir comme le

faisait Aristote une partie de la population comme de simples instruments telle que les esclaves

53

et les laboureurs (Pol VII 8 1328a20) ou alors comme une classe plus basse comme les

femmes et les artisans En effet au fondement de la construction de lrsquoEacutetat moderne se trouve

une nouvelle conception de lrsquoecirctre humain 27 qui apparaicirct notoirement dans les theacuteories

contractualistes de Thomas Hobbes et de John Locke celle drsquoun individu jouissant de la liberteacute

drsquoun laquo eacutetat de nature raquo qui preacutecegravede la socieacuteteacute civile Nous le savons cet individu est alors conccedilu

comme titulaire de droits naturels et ce avant toute institution civile Puisque la liberteacute

individuelle preacutecegravede la loi il faut que cette derniegravere fasse lrsquoobjet drsquoun consentement initial pour

avoir autoriteacute Ainsi la souveraineteacute politique ne reacutesidera plus dans un pouvoir de droit divin ni

dans celui de lrsquoheacutereacutediteacute et de la tradition mais sera deacutetenue par les individus assembleacutes qui

forment le peuple ou la nation LrsquoEacutetat moderne devient alors le lieu de la repreacutesentation de cette

souveraineteacute dont la puissance est agrave la fois assureacutee et limiteacutee par les droits individuels qui le

preacutecegravedent

Crsquoest dans ce contexte intellectuel et politique speacutecifiquement laquo moderne raquo que le concept

de leacutegitimiteacute fait son apparition (Goyard-Fabre 2003) En effet ni le vocable ni lrsquoideacutee de

leacutegitimiteacute nrsquoappartenaient agrave lrsquohorizon politique des Grecs (Goyard-Fabre 2003 388) Dans la

moderniteacute occidentale la leacutegitimiteacute du pouvoir srsquoincarnera de plus en plus dans le droit positif

crsquoest-agrave-dire le droit promulgueacute par lrsquoautoriteacute politique deacutesigneacutee par le peuple souverain Bref

comme lrsquoaffirme Simone Goyard-Fabre un point de non-retour est atteint agrave la suite des courants

contractualistes et laquo la rationalisation de lrsquoideacutee de leacutegitimiteacute doit lrsquoapparenter aux racines

deacutemocratiques de lrsquoautoriteacute civile en laquelle srsquoexprime la lsquovolonteacute geacuteneacuteralersquo raquo (2003 389)

27 Bien sucircr lrsquoanthropologie moderne des Lumiegraveres heacuterite drsquoun long deacuteveloppement politique philosophique et

religieux que nous ne pouvons ici expliciter

54

La leacutegitimiteacute de lrsquoideacutee deacutemocratique moderne est alors intimement lieacute au droit politique la

puissance souveraine provient du peuple constitueacute drsquoindividus titulaires de droits fondamentaux

dont celui de prendre part au gouvernement La deacutemocratie moderne se deacutefinit alors par une

aporie aussi feacuteconde puisse-t-elle avoir eacuteteacute la leacutegitimiteacute des lois politiques est garantie par le

le reacutegime deacutemocratique or ce mecircme reacutegime implique en principe le libre choix des sources de

la leacutegitimiteacute Cette difficulteacute autant pratique que theacuteorique a provoqueacute une certaine laquo crise de

leacutegitimation raquo comprise seulement comme une neacutecessiteacute nouvelle drsquoassurer lrsquoacceptation des

normes communes au-delagrave de lrsquoeacutetat de faits des socieacuteteacutes (Tenzer 1994 174-5)

Agrave partir de ces tensions internes la deacutemocratie moderne connaicirctra des mutations dans sa

conception de la leacutegitimiteacute celle-ci ne sera plus comprise agrave partir des institutions sociales et

politiques communes mais comme autoinstitution de la socieacuteteacute par elle-mecircme ce qui implique

le laquo partage de lrsquoautonomie raquo en permettant agrave tous de choisir les normes collectives (Bernardi

2003 53-4) Degraves lors comme lrsquoaffirme Simone Goyard-Fabre (2003) laquo la question de la

leacutegitimation du pouvoir a supplanteacute le problegraveme de sa leacutegitimiteacute raquo (2003 392) En effet les

institutions ne deacutetenant plus un capital de leacutegitimiteacute suffisant celle-ci se deacuteplacera dans la

proceacutedure deacutemocratique que permettent ces institutions ce qui aura pour conseacutequence

drsquoinstaurer laquo un rapport permanent direct ou indirect entre gouvernants et gouverneacutes ceux-ci

voulant trouver en ceux-lagrave la reacuteponse agrave leurs demandes et la satisfaction de leurs attentes raquo (2003

392) une analyse partageacutee eacutegalement par Tenzer (1994 180-184) Cette nouvelle forme de

lrsquoaction politique neacutecessite que la leacutegitimiteacute devienne un principe a priori plus qursquoun principe

contextuel Bref alors que la moderniteacute fondait la leacutegitimiteacute du droit sur le fait deacutemocratique la

moderniteacute avanceacutee deacuteplace la leacutegitimiteacute dans la forme sans le fait et donc dans la proceacutedure Il

55

convient alors de se demander si le concept de leacutegitimiteacute qui permet une deacutecision politique non-

dominatrice si lrsquoon peut dire est reacuteellement valide a priori crsquoest-agrave-dire au-delagrave de toute forme

de vie commune Or cet a priori modifie moins la deacutecision politique que la question pratique

initiale Comme lrsquoeacutecrit Manent (2007c 394) cette derniegravere est alors moins laquo Que faire raquo que

laquo Qui suis-je comme sujet drsquoune action possible raquo Autrement dit la deacutelibeacuteration serait moins

directement pratique elle inclurait un premier moment laquo theacuteorique raquo ougrave lrsquoagent fait valoir son

statut de sujet autonome qui lui donne un droit au consentement

Dans ce chapitre nous voudrons en quelque sorte montrer que (pour renverser lrsquoexpression

de N Tenzer28) lrsquohistoire des modes de leacutegitimation est en fait lrsquohistoire des formes politiques

et que cette derniegravere est aussi lrsquohistoire de la raison pratique Le problegraveme se preacutesente encore

une fois comme lrsquoocculation de la notion de finaliteacute qui est eacutegalement cause de lrsquoaction Selon

Bernardi (2003 52-3) une des principales diffeacuterences entre la deacutelibeacuteration comme

autogouvernement et la deacutelibeacuteration comme autoinstitution est que la premiegravere implique une

discussion sur les moyens en fonction de fins donneacutees alors que la seconde porte eacutegalement sur

les fins collectives Nous avons eu lrsquooccasion dans le chapitre preacuteceacutedent de preacutesenter la relation

entre fins et moyens telle que la comprenait Aristote Agrave lrsquoaide de ce bagage theacuteorique nous

pourrons maintenant montrer les limites de la compreacutehension de la deacutelibeacuteration comme

autoinstitution Pour aborder cet enjeu il nous faudra avoir eacutegalement recours agrave des auteurs

aristoteacuteliciens contemporains principalement Alasdair MacIntyre et Pierre Manent Ceux-ci ont

bien montreacute comment lrsquoexercice drsquoautoinstitution requiert une abstraction de la raison pratique

qui appauvrit lrsquoaction ce qui a pour effet paradoxalement de rendre difficile ce mecircme objectif

28 laquo Lrsquohistoire des formes politiques est lrsquohistoire des modes de leacutegitimation raquo (Tenzer 1994 164)

56

drsquoautoinstitution Une des preuves que nous voudrons avancer agrave ce propos est que lrsquoabstraction

propre agrave une raison pratique qui se veut davantage laquo formelle raquo et donc universelle tend dans les

faits agrave une raison pratique technique et particuliegravere Et la cause de cette limitation tient justement

dans le fait que la position moderne qui situe la normativiteacute dans les fins occulte justement la

rationaliteacute de la prise des moyens ainsi que leur rapport ontologique aux fins La conseacutequence

est une difficulteacute agrave traiter en commun le conflit politique Bref il est creacutedible drsquoanalyser la

deacutelibeacuteration deacutemocratique actuelle comme eacutetant en fonction drsquoun objectif drsquoautoinstitution de la

socieacuteteacute agrave lrsquoaide de la discussion sur les fins mais la thegravese ici deacutefendue affirme plutocirct que cette

autoinstitution est impossible et que tenter sa reacutealisation ne peut que faire obstacle agrave la

deacutelibeacuteration comme autogouvernement qui seule permet le libre choix des regravegles communes de

lrsquoaction

La section suivante aura pour but drsquoexposer la nature de cette raison pratique abstraite ou

laquo theacuteorique raquo voulant garantir et consolider lrsquoaspect deacutemocratique des socieacuteteacutes contemporaines

Nous verrons comment elle srsquoincarne dans un certain discours des droits de lrsquohomme et

comment lrsquoabstraction drsquoune forme de vie commune peut avoir des conseacutequences importantes

pour la capaciteacute des deacutemocraties agrave se gouverner elle-mecircme que nous examinerons avec les

exemples du marcheacute et de la laquo gouvernance raquo

21 Raison universelle et choix deacutelibeacutereacute

Afin drsquoexaminer la nature drsquoun raisonnement universel qui se voudrait pratique prenons

lrsquoexemple de quelques aspects du proceacuteduralisme eacutepisteacutemique drsquoHabermas qui permet de bien

rendre compte de lrsquoideacutee drsquoautoinstitution de la socieacuteteacute par la deacutelibeacuteration Selon ce dernier afin

de deacutelibeacuterer rationnellement sur des normes il faut drsquoabord que la communication integravegre un

57

principe drsquouniversalisation (laquo principe U raquo) qui veut que laquo les conseacutequences et les effets

secondaires qui dune maniegravere preacutevisible deacutecoulent dune observation universelle de la norme

dans lrsquointention de satisfaire lrsquointeacuterecirct de tout un chacun peuvent ecirctre accepteacutes sans contrainte

par tous raquo (Habermas 1999 86-87) Notons qursquoHabermas compare alors la communauteacute qui

adopte un tel principe agrave une communauteacute scientifique de recherche de la veacuteriteacute dont lrsquoexistence

neacutecessite des laquo attitudes performatives raquo telles que la bonne foi ou la reconnaissance de la

compeacutetence (Habermas 1999 108) Ce qui srsquoen suit est alors la neacutecessiteacute drsquoinfeacuterer un principe

eacutethique le laquo principe D raquo selon lequel laquo ne peuvent preacutetendre agrave la validiteacute que les normes qui

sont accepteacutees (ou pourraient lrsquoecirctre) par toutes les personnes concerneacutees en tant qursquoelles

participent agrave une discussion pratique raquo (Habermas 1999 114)

Pour le reacutesumer drsquoune faccedilon scheacutematique la discussion politique servirait selon cette

approche agrave construire (drsquoougrave la critique du monologisme kantien) une preacutemisse majeure qui

pourrait ecirctre consentie par tous Vu les inteacuterecircts divergents la norme construite devra ecirctre assez

universelle et assez abstraite pour atteindre cet objectif et conseacutequemment les participants agrave la

discussion devront mettre de cocircteacute leurs deacutesirs et leurs inteacuterecircts particuliers La preacutemisse mineure

pour sa part consistera en lrsquoapplication de la norme universelle agrave un cas particulier Par exemple

confeacuterer tel droit social universel agrave tel groupe particulier de telle socieacuteteacute

Or agrave cette eacutetape la deacutelibeacuteration est exclue En effet deacutelibeacuterer reviendrait ici comme

lrsquoexprime Descombes (2007 126) laquo agrave changer une valeur intrinsegraveque (faire lrsquoaction par devoir

par moraliteacute) en une valeur extrinsegraveque [hellip] raquo Autrement dit si une norme apparaicirct universelle

il faut absolument trouver une faccedilon de lrsquoappliquer elle ne peut simplement ecirctre eacutecarteacutee au

moment de consideacuterer la bonne politique agrave conduire ici et maintenant Crsquoest pourquoi la

58

conclusion drsquoun tel syllogisme normatif prendra la forme deacuteontique nous devons eacutelaborer telle

politique porteuse de la norme pour ce groupe Refuser cet impeacuteratif reviendrait alors agrave priver

un individu ou un groupe drsquoun attribut qui lui revienne de droit vu leur participation agrave

lrsquouniversaliteacute de la norme en question

Nous pouvons remarquer drsquoembleacutee la diffeacuterence qui existe entre le principe pratique

proceacuteduraliste et le principe pratique aristoteacutelicien Au sein de la pratique un principe geacuteneacuteral

demeure pour Aristote une hypothegravese pour autant qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute deacutelibeacutereacute et speacutecifieacute (et peut-

ecirctre eacutecarteacute) au sein drsquoune situation particuliegravere Il ne srsquoagit donc pas de la simple application

drsquoune ideacutee ou drsquoun bien Cela tient dans sa teneur teacuteleacuteologique un principe pratique affirme un

bien avant drsquoaffirmer un rapport entre des personnes Pour sa part le principe deacuteontologique

vise agrave recommander telle norme universelle qursquoil srsquoagirait drsquoappliquer agrave une situation

particuliegravere Il srsquoagit dans ce cas de constituer laquo une filiegravere universelle des normes particuliegraveres

de lrsquoagir raquo pour reprendre une expression originale de Charles De Koninck (2015b 218) et

donc agrave vouloir eacutechapper agrave la contingence des situations humaines ainsi qursquoagrave la particulariteacute de

la personne ou du groupe qui agit Le problegraveme est que laquo le fruit drsquoun raisonnement agrave partir de

la seule loi ne pourrait ecirctre qursquoune conclusion geacuteneacuterale relevant de la science pratique raquo (De

Koninck 2015b 218) Le proceacuteduralisme eacutepisteacutemique fait donc fi de la distinction entre

rationaliteacute pratique et science pratique entre raison pratique universelle et raison pratique

particuliegravere (cf sect112)29 La conseacutequence de cette conception est que au moment de lrsquoaction

29 Thomas drsquoAquin reacutesume ainsi la diffeacuterence de causaliteacute entre la raison universelle et la raison particuliegravere laquo [La

raison pratique universelle] meut comme cause premiegravere et en repos la particuliegravere elle comme cause prochaine

et drsquoune certaine maniegravere appliqueacutee au mouvement car les actes et les mouvements prennent place au sein drsquoobjets

particuliers [hellip] raquo Commentaire du Traiteacute de lrsquoacircme drsquoAristote trad J-M Vernier Paris Vrin p 403 Cf aussi

Descombes (2007 113) laquo Le raisonnement deacuteontologique qui conclut que le sujet est soumis agrave telle ou telle

obligation est en reacutealiteacute un raisonnement theacuteorique qui se trouve porter sur une matiegravere pratique raquo

59

une telle norme est drsquoabord neacutegative elle restreint le problegraveme pratique mais ne donne pas de

directives positives pour une action agrave faire hic et nunc (Anscombe 2002 Descombes 2007)

La raison de cette difficulteacute tient dans une conception logique et donc theacuteorique de

lrsquouniversaliteacute (tous doivent accepter la norme) qui srsquoappuie sur la raison scientifique En effet

lrsquouniversaliteacute scientifique implique la subsomption des singuliers crsquoest-agrave-dire des individus

sous une espegravece Par exemple le concept de cheval est en tant qursquoespegravece une abstraction de

cas singuliers Il peut ensuite ecirctre appliqueacute agrave un cas nouveau ce cheval-ci et ce agrave tort ou agrave raison

La validiteacute de lrsquouniversel logique tient alors dans sa possibiliteacute agrave ecirctre preacutediqueacute de tous les

individus concerneacutes On ne pourrait pas deacutecider en voyant tel cheval de lui refuser le titre de

cheval simplement parce qursquoil ne nous convient pas dans la situation preacutesente drsquoavoir affaire agrave

un cheval Un principe moral universel obeacuteit alors agrave la mecircme structure il fait abstraction des

caracteacuteristiques particuliegraveres des individus afin de fonder agrave partir de lrsquouniversaliteacute de lrsquoespegravece

(lrsquohumaniteacute) une norme qui se preacutediquerait de chaque individu

Ainsi la validiteacute drsquoune norme universelle ou proceacutedurale deacutepend de son application dans

un grand nombre de cas effectifs et dans tous les cas potentiels alors que la norme comprise

prudentiellement est applicable dans un grand nombre de cas parce qursquoelle est valide Celle-lagrave

nrsquoadmet pas de deacuterogation tandis que celle-ci admet non seulement la deacuterogation mais sa

souplesse produit justement le respect qursquoon peut en avoir En effet drsquoun point de vue

aristoteacutelicien un principe est drsquoautant plus solide que la diversiteacute de ses possibiliteacutes

drsquoapplication et de non-application ne compromet pas dans la pratique sa validiteacute La raison en

est que contrairement agrave une theacuteorie proceacutedurale ou intersubjective lrsquoessence de ce qui fait

60

autoriteacute la leacutegitimiteacute reacuteside drsquoun point de vue aristoteacutelicien agrave lrsquoexteacuterieur de la volonteacute qui veut

lrsquoappliquer

Par exemple30 tous (ou presque) srsquoaccordent aujourdrsquohui pour affirmer que le vote eacutelectoral

est une pratique bonne et mecircme que lrsquoaction de se rendre aux urnes est un devoir Or la theacuteorie

proceacuteduraliste forte ne peut rendre compte du fait que malgreacute un nombre important drsquoabstentions

agrave chaque eacutelection le vote conserve sa validiteacute et est toujours une action encourageacutee Le vote

nrsquoest donc pas un devoir parce que tous srsquoy sentent soumis et y consentent mais parce qursquoil est

lrsquoattribut du citoyen en reacutegime deacutemocratique Le vote est un principe universel seulement dans

la mesure ougrave il est lieacute agrave une fonction particuliegravere (ie citoyen de tel Eacutetat) qui se rencontre sous

diverses formes au sein de toutes ou de la plupart des communauteacutes politiques Nous retrouvons

ici lrsquoimportance des caracteacuteristiques fonctionnelles de la vie en commun et plus largement de

lrsquoaction (cf sect12) qui permettent drsquoidentifier des fins externes et des principes inheacuterents agrave

lrsquoactualisation de celles-ci Ainsi le citoyen en tant que citoyen doit voter mais ce devoir nrsquoa

pas la rigiditeacute drsquoun impeacuteratif cateacutegorique31 il est un moyen en fin drsquoune fin adapteacute aux

circonstances et donc un moyen qui constitue la fin dans ce cas-ci lrsquoexistence mecircme drsquoun

reacutegime deacutemocratique repreacutesentatif

Crsquoest que comme le souligne Alasdair MacIntyre (2013a 68) une laquo proprieacuteteacute

drsquouniversalisation raquo fait deacutefaut aux laquo revendications sur la possession le besoin ou le deacutesir drsquoun

bien mecircme si crsquoest un bien universellement neacutecessaire au mecircme titre que les revendications de

30 Nous empruntons ici un exemple donneacute par Pierre Manent lors de son seacuteminaire 2012-2013 agrave lrsquoEHESS 31 Sur cette diffeacuterence entre lrsquoutilisation du verbe devoir dans la moraliteacute universaliste et dans lrsquoeacutethique

aristoteacutelicienne on se rapportera notamment agrave Elizabeth Anscombe 1958 laquo Modern moral philosophy raquo

Philosophy 33 (124) 1-19

61

droits raquo Ce qui distingue les premiegraveres des secondes ajoute-t-il est le fait qursquoelles preacutesupposent

laquo lrsquoexistence drsquoun ensemble de regravegles socialement eacutetablies raquo Afin de clarifier les consideacuterations

preacuteceacutedentes examinons alors cette proprieacuteteacute drsquouniversalisation des droits individuels une

notion qui serait aujourdrsquohui laquo la reacutefeacuterence politique et morale commune en Occident raquo (Manent

2001 163)

211 Les droits individuels et la nature du conflit politique

Comme nous lrsquoavons mentionneacute cette proprieacuteteacute drsquouniversalisation tient drsquoabord dans le fait

qursquoils sont attribueacutes agrave chaque individu en fonction de son appartenance agrave lrsquoespegravece humaine32

Cette attribution ne se fait donc pas selon un contexte social ou une fonction propre agrave lrsquoindividu

Ne srsquoinscrivant plus dans une finaliteacute geacuteneacuterale et partageacutee les droits deviennent alors des

principes moraux (Chevrier 2011 319) au sens deacuteontologique crsquoest-agrave-dire dire des principes

inconditionnels qui se situent hors de la pratique elle-mecircme en tant que biens externes agrave

atteindre La leacutegitimiteacute des normes nrsquoest plus assureacutee par le droit le droit devient lui-mecircme la

leacutegitimiteacute Crsquoest ainsi que selon Manent (2001 289) laquo au souverain qui dit le droit succegravede ou

veut succeacuteder le droit souverain raquo au sein des reacutegimes deacutemocratiques qui integravegrent cette

compreacutehension des droits individuels Dans cette perspective la leacutegitimiteacute devient processus de

leacutegitimination qui provoque une extension indeacutefinie du droit (Manent 2001 179) Or ce

deacuteveloppement implique alors une hausse du caractegravere adversarial de la politique un

32Par exemple lrsquoarticle premier de la Deacuteclaration universelle des droits de lrsquohomme de lrsquoOrganisation des Nations-

Unies se lit comme suit laquo Tous les ecirctres humains naissent libres et eacutegaux en digniteacute et en droits Ils sont doueacutes de

raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraterniteacute raquo

62

changement qui srsquoincarne notamment dans lrsquoautoriteacute grandissante des cours de justice au

deacutetriment de celle des parlements33

Rappelons ici la critique que fit Aristote de la rheacutetorique judiciaire en ajoutant que celle-ci

eacutemana drsquoun contexte ougrave les tribunaux de justice gagnaient en pouvoir agrave Athegravenes (Garsten 2006

120) Aristote critiqua alors lrsquousage sophistique de la rheacutetorique qui se deacuteployait dans le cadre

judiciaire et qui consistait agrave laquo parler hors de la question raquo (Rhet I 1 1354b) Selon lui les

rheacuteteurs sophistiques visaient agrave lrsquoaide de sentiments et de faits eacutetrangers au cas particulier agrave

influencer ceux qui jugent (Garsten 2006 123-4) Cela eacutetait possible notamment du fait que les

litiges eacutetaient moins exposeacutes au jugement public le cas en question nrsquointeacuteressant pas

directement la communauteacute ni les juges eux-mecircmes La rheacutetorique se transformait alors en

performance technique ougrave il srsquoagit seulement de produire un reacutesultat Crsquoest pourquoi la

rheacutetorique deacutelibeacuterative devait pour Aristote avoir prioriteacute sur la rheacutetorique judiciaire celle-lagrave

eacutechappe moins facilement aux exigences du bien commun et est donc davantage porteacutee agrave

relativiser les revendications en fonction de la diversiteacute des biens preacutesents dans la communauteacute

politique des biens qui engagent directement les citoyens

Degraves lors comme le reacutesume Chevrier (2011 322)

lrsquoemprise du droit sur la socieacuteteacute et le politique srsquoaccompagne de la prospeacuteriteacute de la dogmatique

juridique et de lrsquoabsolutisation des conflits politiques et moraux qui reconvertis dans le langage

des droits se precirctent difficilement aux compromis Crsquoest la deacutelibeacuteration politique qui se

dogmatise sous lrsquoinfluence de la culture des droits

33 Cf Neal Tate et Torbjoumlrn Vallinder dir 1995 The global expansion of judicial power New York New York

University Press Aussi pour une eacutetude de ce pheacutenomegravene au Canada cf Frederick Lee Morton et Rainer Knopff

2000 The Charter Revolution and the Court Party Toronto University of Toronto Press

63

En effet conformeacutement agrave la nature critique drsquoun raisonnement pratique universel ou

deacuteontologique le droit ainsi compris devient un rapport agrave soi laquo en tant qursquoopposable agrave lrsquoautre raquo

(Manent 2007c 395) Or cette opposition se preacutesentant sous une norme cateacutegorique nrsquoa pas agrave

de donner de raisons proprement dites (MacIntyre 2013a 70) Le droit ainsi compris est pour

MacIntyre neacutecessairement incommensurable aux autres biens et revendications Il devient ainsi

un outil de protestation laquo la veacuteheacutemence affirmative des protestataires vient de ce que

lrsquoincommensurabiliteacute leur interdit de gagner une discussion leur suffisance indigneacutee vient de

ce que lrsquoincommensurabiliteacute leur interdit eacutegalement de la perdre raquo (MacIntyre 2013a 71) Dans

ce contexte34 laquo lrsquoeacutenonciation de tout principe universel se reacuteduit finalement agrave lrsquoexpression des

preacutefeacuterences drsquoune volonteacute individuelle pour cette volonteacute les principes nrsquoont et ne peuvent

avoir que lrsquoautoriteacute qursquoelle choisit de leur confeacuterer en les adoptant raquo (MacIntyre 2013a 22) Et

lrsquoexpression drsquoune preacutefeacuterence particuliegravere doit comme nous lrsquoavons vu ecirctre pris en compte

dans un jugement pratique dont la leacutegitimiteacute se veut laquo universelle raquo

Cette conception de lrsquoagent politique et des principes de la deacutelibeacuteration modifie alors pour

MacIntyre et Manent le sens que lrsquoon donne agrave la diversiteacute des opinions et au deacutebat politique

Elle ne serait plus celle des diffeacuterents motifs drsquoaction et de gouvernement diffeacuterents biens sous

la forme de lrsquoutile du noble ou du juste mais celle drsquoune valorisation personnelle de certains

objectifs des laquo preacutefeacuterences raquo (MacIntyre 1993) ou des laquo valeurs raquo (Manent 2007b) Pour

Manent la deacutemocratie contemporaine se voudrait degraves lors de plus en plus le laquo cadre formel de

34 Qui est celui de ce que MacIntyre appelle lrsquolaquo eacutemotivisme raquo qui est une position philosophique qui postule que

chaque eacutenonceacute eacutevaluatif est en fait un eacutenonceacute factuel qui renvoie aux preacutefeacuterences personnelles du locuteur Pour

MacIntyre lrsquoeacutemotivisme voit juste non en tant que philosophie de la signification mais en tant que sociologie

contemporaine de lrsquousage Une des causes de lrsquoeacutemotivisme serait lrsquoabstraction des principes moraux propres aux

theacuteories des Lumiegraveres dont la signification ne se fait plus voir dans la reacutealiteacute Pour cette discussion cf MacIntyre

(2013a 9-36)

64

toutes les expeacuteriences possibles raquo (2007b 198 nous soulignons) et de moins en moins celui de

lrsquoexpeacuterience reacuteelle La quecircte drsquouniversaliteacute deacutetacheacutee du particulier conduirait alors deacutelier la

parole de lrsquoaction agrave proclamer la leacutegitimiteacute des fins indeacutependamment de celle des moyens ce

qui conduirait dans les faits agrave laquo une eacutetrange suspension de lrsquoaction raquo (Manent 2014b 558) Cela

confegravererait agrave lrsquoagent contemporain la possibiliteacute de se poser comme sujet drsquoune infiniteacute

drsquoattributs sans devoir justifier cette attribution dans le contexte des affaires communes ougrave une

revendication se heurte agrave un ensemble drsquoautres biens concrets

En effet lorsque le principe de lrsquoaction est compris drsquoabord comme objet de choix

indeacutependamment des moyens concrets qui la constituent la fin devient soumise agrave laquo la bigarrure

de la repreacutesentation raquo (Manent 2014b 6) crsquoest-agrave-dire agrave une diversiteacute presque infinie Comme le

souligne Aristote un souhait mecircme si rationnel peut porter en fait sur toutes choses mecircme sur

les choses qui ne laquo deacutependent pas de nous raquo et donc qui ne sont pas objets de deacutelibeacuteration (EN

III 4 1111b20 sq) Crsquoest pourquoi le bien qui motive ce souhait est tributaire de moyens

circonstanciels qui permettent sa reacutealisation effective De ce fait en conclut Manent (2014b

554)

la diversiteacute nrsquoapparaicirct comme la modaliteacute la plus significative du pheacutenomegravene humain que si

lrsquoaction humaine est regardeacutee principalement dans ses fins deacuteclareacutees au lieu drsquoecirctre reconnue dans

ses moyens effectifs La diversiteacute ne vient au premier plan que lorsque nous reacuteduisons lrsquoaction agrave

sa premiegravere et moindre moitieacute celle qui consiste agrave lsquoposer la finrsquo agrave manifester un vœu agrave produire

une image

Ainsi une telle conception du laquo pluralisme raquo qui peut justifier une proceacutedure de leacutegitimation

nrsquoapparaicirct que lorsque lrsquoon comprend la vie pratique comme position de la fin et surtout position

65

de la fin sans les moyens Le pluralisme inheacuterent agrave toute socieacuteteacute ne serait alors plus pour

MacIntyre un laquo dialogue ordonneacute de points de vue croiseacutes raquo mais un laquo meacutelange discordant de

fragments mal assortis raquo (2013a 13) crsquoest-agrave-dire des fins laquo poseacutees raquo par chacun qui ne nouent

plus un lien agrave travers un but commun et qui par ce fait mecircme ne peuvent plus fournir de veacuteritables

fins agrave lrsquoagent (des motifs drsquoaction concregravete) mais seulement un argumentaire critique non

falsifiable

Crsquoest ainsi que lorsque lrsquoon perd de vue lrsquointeacutegration reacuteciproque des fins et des moyens la

vie humaine risque drsquoapparaicirctre plus dans sa diversiteacute que sa reacutegulariteacute et que le deacutebat apparaicirctra

comme une laquo guerre des dieux raquo sans justification possible Car la prise en consideacuteration de

cette inteacutegration limite dans les faits la vie eacutethique les motifs reacuteels de lrsquoaction eacutetant pour leur

part laquo en nombre tregraves limiteacute raquo (Manent 2014b 554) Par exemple un discours politique qui

affirmerait les valeurs de la deacutemocratie de lrsquoautonomie de la solidariteacute etc nrsquoaurait en soi

aucune teneur pratique et donc aucun contenu moral puisqursquoil lui faudrait speacutecifier des faccedilons

drsquoagir en vue de ces valeurs Comme lrsquoeacutecrit Vincent Descombes laquo une chose est de reconnaicirctre

une valeur en principe une autre est de srsquoy conformer ici et maintenant raquo (Descombes 2013b

128) Or leur actualisation ne peut consister simplement en une laquo application raquo non seulement

parce que leur contenu nrsquoest pas directement tangible mais eacutegalement parce qursquoun bien doit

parfois ecirctre laisseacute de cocircteacute pour en promouvoir un autre plus adapteacute agrave la situation particuliegravere

Crsquoest finalement ce qursquoAristote entend par la vertu de prudence qui est une disposition propre

de lrsquoagent avant drsquoecirctre une caracteacuteristique de lrsquoacte35

35 laquo Lrsquoapplication drsquoune loi doit toujours ecirctre un acte de prudence circa singularia contingentia et ougrave le jugement

deacutepend de la condition du deacutesir Nulle loi ne saurait rendre hors de propos ni la connaissance de la contingence ni

66

Crsquoest pourquoi le nœud de la vie pratique est le choix des moyens plus que la position de la

fin Celui-lagrave reacuteveacutelera le caractegravere et les intentions de lrsquoagent et sera lrsquoobjet de la justification et

du jugement Cela est drsquoautant plus vrai de lrsquoaction politique puisque laquo les motifs humains

nrsquoaccegravedent agrave la clarteacute de la connaissance que lorsqursquoils produisent une action qui srsquoinscrit

visiblement dans lrsquoespace public raquo (Manent 2014b 6) Or les droits individuels lorsqursquoils sont

pris comme principes absolus nrsquoont plus pour Manent et MacIntyre agrave justifier leur preacutetention

selon diffeacuterents biens assurant la bonne activiteacute de la communauteacute politique car ils ne jugent

pas agrave proprement parler les diffeacuterentes actions et leurs conseacutequences ils ne peuvent que les

autoriser ou les interdire Comme lrsquoexprime Manent (2015a 24) leur sens srsquoeacutepuise dans

lrsquoautorisation qursquoils donnent

Bien sucircr les droits universels et lrsquoexpression des preacutefeacuterences particuliegraveres qursquoils permettent

au sein de la sphegravere publique ne sont pas sans effet sur lrsquoaction La raison universelle qui

srsquoapparente davantage agrave une raison theacuteorique a bien une porteacutee pratique quoiqursquoindirecte Cette

laquo indeacutependance raquo lui confegravere une autoriteacute qui permet souvent heureusement de critiquer les

obligations particuliegraveres drsquoun contexte social donneacute Toutefois le pendant du gain en autoriteacute

de lrsquoabstraction des normes est lrsquoaffaiblissement des capaciteacutes drsquoaction eacutethique deacutelibeacutereacutee En

effet le discours abstrait du droit tend agrave occulter les aspects eacutethiques qui lui sont sous-jacents et

diminue alors lrsquointeacuterecirct de les examiner et de srsquoy confronter au sein drsquoune discussion rationnelle

partageacutee (Blattberg 2009) La raison universelle tout comme les droits individuels nrsquooffre pas

de logos propre au choix des moyens Son rocircle eacutetant drsquoautoriser ou de restreindre lrsquoaction rien

la disposition du deacutesir raquo (De Koninck 2015b 220) C De Koninck entend ici par laquo disposition du deacutesir raquo les vertus

et les vices qui donnent des fins immeacutediates agrave lrsquoagent

67

ne garantit la capaciteacute de lrsquoagent drsquoagir rationnellement et volontairement agrave la suite de cet

impeacuteratif Bref comme lrsquoaffirme Charles Blattberg (2009 46) laquo en ce qui concerne lrsquoeacutethique

lrsquoabstraction affaiblit [disempowers] raquo Crsquoest pourquoi selon Aristote ainsi que selon

MacIntyre et Manent la rheacutetorique judiciaire doit se placer sous la rheacutetorique deacutelibeacuterative qui

vise agrave combler lrsquoespace et lrsquoindeacutetermination qui existe entre lrsquoagent et lrsquoaction par un

mouvement inteacuterieur le choix deacutelibeacutereacute qui prenne en compte les dispositions des individus

ainsi qursquoun mouvement exteacuterieur lrsquoaction

Le problegraveme est que le concept geacuteneacuterique drsquohumaniteacute deacutenueacute drsquoautres attributs particuliers

perd de sa teneur fonctionnelle et les biens internes propres que celle-ci permet habituellement

drsquoidentifier Cette indeacutetermination risque alors drsquoecirctre laquo une invitation agrave avancer une

deacutetermination arbitraire lsquoideacuteologiquersquo de celle-ci raquo (Manent 2010b 382) car la dimension

eacutethique de la vie pratique est en quelque sorte laisseacutee agrave elle-mecircme elle ne trouve plus de

principes auxquels se rapporter36 Ainsi comme le souligne eacutegalement Mary Ann Glendon

(1991 171)37 le danger est que seacutepareacutes de la substance sociale qui leur confegravere leur sens et leur

laquo authenticiteacute raquo les droits en viennent agrave servir moins la digniteacute humaine que les deacutesirs

laquo pressants et sans fin raquo des individus Autrement dit la raison pratique universelle qui

srsquoapparente agrave la raison scientifique de par ses conclusions laquo theacuteoriques raquo se transforme en raison

36 Manent (2014b 557) deacutecrit ainsi lrsquoideacuteologie laquo Crsquoest preacuteciseacutement le rocircle de lrsquoideacuteologie de rattacher toutes les

actions possibles agrave un ensemble deacutetermineacute et clos de paroles raquo Cf aussi Marshall (2009 203) laquo Or les

conseacutequences de cet ancrage des droits du citoyen dans le sentiment de lrsquohumaniteacute se manifestent non seulement

par leur deacutepassement de lrsquoesprit inteacuteresseacute et du rationalisme scientifique comme fondements de la perception

humaine mais eacutegalement par lrsquoabneacutegation du raisonnement deacutelibeacuteratoire ou de la modeacuteration qursquoil suppose et elles

favorisent par contre des jugements politiques cateacutegoriques geacuteneacuteraliseacutes voire universels Eacutetant lrsquoarchecirc mecircme du

jugement pratique le sentiment de lrsquohumaniteacute agrave la diffeacuterence de la geacuteneacuterositeacute classique nrsquoaura pas de juste milieu

pour le mesurer raquo 37 On se reacutefeacuterera eacutegalement agrave cet ouvrage pour une deacutemonstration plus empirique (situeacutee au Eacutetats-Unis) des

conclusions qui preacutecegravedent

68

technique lorsqursquoelle nrsquoest pas suppleacuteeacutee par une raison pratique particuliegravere il srsquoagit alors

seulement drsquoappliquer un modegravele drsquoatteindre une fin exteacuterieure38 Et comme nous le verrons

maintenant il est possible que ce scheacutema laquo technique raquo produise des conseacutequences indeacutesireacutees et

des choix non deacutelibeacutereacutes au sein des reacutegimes deacutemocratiques contemporains

212 De la raison universelle agrave la raison technique les exemples de la gouvernance et

du marcheacute

Il va sans dire qursquoun agent ne peut renoncer agrave discriminer entre les biens ou les diffeacuterents modes

de vie qui srsquooffrent agrave lui Mais comment alors choisir lagrave ougrave la deacutelibeacuteration peine agrave deacuteterminer

rationnellement les moyens de lrsquoaction vu lrsquoabstraction de ses principes Lorsque la

deacutelibeacuteration nrsquoa plus les moyens de guider former commander rationnellement les volonteacutes

individuelles mais seulement de deacuteterminer les conditions de leur libre expression alors la vie

eacutethique est en quelque sorte laisseacutee agrave elle-mecircme comme nous lrsquoavons analyseacute preacuteceacutedemment

Or nous sommes ici en face drsquoun certain paradoxe Drsquoune part toute action doit neacutecessairement

avoir eacuteteacute motiveacutee de quelque faccedilon Selon la perspective aristoteacutelicienne les principes effectifs

de lrsquoaction se retrouvent toujours parmi certaines laquo opinions reacuteputables raquo sur le bien dont les

plus geacuteneacuterales sont transmises notamment par le reacutegime politique Drsquoautre part nous avons vu

que les principes de la deacutemocratie contemporaine et drsquoune certaine faccedilon de la deacutemocratie en

38 Selon une expression de Charles de Koninck il y a alors laquo tentative de contourner par lrsquoart les difficulteacutes de

lrsquoaction raquo (De Koninck 2015c) Cf aussi Cordell Paris (2014 201-2) laquo le rationalisme kantien exclut le calcul

deacutelibeacuteratif au nom drsquoune loi qui se veut impeacuterative La certitude de lrsquoimpeacuteratif cateacutegorique entend rompre avec la

recherche toujours incertaine du bien de mecircme que la volonteacute deacutetermineacutee par la raison agrave lrsquoexclusion des passions

entend se substituer au lsquodeacutesir deacutelibeacuteratifrsquo qursquoest la prohairegravesis [hellip] Car lrsquoaction srsquooriente deacutesormais non plus en

fonction de la situation drsquoaction mais en fonction de la regravegle elle-mecircme regravegle penseacutee comme une veacuteriteacute absolue et

non pas une veacuteriteacute pratique Lrsquoobeacuteissance se substitue agrave la deacutelibeacuteration le devoir agrave lrsquoaction raquo

69

geacuteneacuteral (cf sect13) invitent les individus agrave deacuteterminer librement leurs fins et en garantissent la

possibiliteacute par les droits individuels

Pour Manent le paradoxe qui srsquoen suit srsquoexprime alors de la faccedilon suivante laquo la loi

nouvelle ayant abandonneacute tout critegravere rationnel ou objectif du bien et du juste se commande agrave

elle-mecircme de ne pas commander raquo et entend ainsi laquo commander agrave une vie sans loi raquo (Manent

2014c 302) La quecircte drsquoune laquo action sans loi raquo se concreacutetise alors selon Manent laquo dans la

seacuteparation moderne entre lrsquoinstitution politique sources des lois et la socieacuteteacute lieu des actions

lsquosans loirsquo mais guideacutees par les lsquointeacuterecirctsrsquo et les lsquovaleursrsquo raquo (2015a 21) Ces deux principes sont

alors garantis par laquo ces conditions geacuteneacuterales de lrsquoaction que sont lrsquoEacutetat de droit et le marcheacute raquo

(Manent 2007 395) deux institutions qui deacuteterminent autant pour Manent que pour MacIntyre

une part importante de la vie commune des deacutemocraties contemporaines En effet avec la

moraliteacute des droits universels laquo lrsquoeacutethique de lrsquoEacutetat raquo et laquo lrsquoeacutethique du marcheacute raquo sont les deux

autres composantes de ce que MacIntyre (2016a) a reacutecemment identifieacute comme le laquo point de

vue dominant raquo actuel

Dans le domaine de lrsquoeacuteconomie qui remplit la sphegravere eacutethique laisseacutee vide par la politique

il nrsquoy a plus possibiliteacute drsquoorthos logos de juste mesure deacutetermineacutee par la deacutelibeacuteration et le

dialogue tel qursquoil pourrait y en avoir par exemple sur le laquo juste prix raquo de certains biens (Manent

2015a 21 MacIntyre 2016 93-101) Le marcheacute commande le prix sans que les deacutelibeacuterations

des citoyens puissent y jouer un rocircle sinon une somme de deacutelibeacuterations seacutepareacutees et

instrumentales sur la maximisation de lrsquoutiliteacute Tel que le souligne MacIntyre (2016a 127) le

trait de caractegravere voire lrsquoobligation speacutecifique agrave cette activiteacute dont le cadre est le marcheacute est ce

qursquoAristote nommait la pleonexia laquo lrsquoesprit drsquoacquisition raquo qui tend agrave faire deacutesirer plus que sa

70

juste part (EN V 2 1129a31-b10) Degraves lors alors que lrsquoeacutethique du marcheacute promeut la

multiplication des deacutesirs comme moyens drsquoarriver agrave la laquo maximisation de lrsquoutiliteacute raquo (MacIntyre

2016a 127-33) le gouvernement trouverait de plus en plus sa leacutegitimiteacute dans lrsquoentreprise de

satisfaction de ceux-ci (MacIntyre 2016a 126) Les agences bureaucratiques se multiplient alors

afin de coordonner lrsquoactiviteacute grandissante de la sphegravere de lrsquoeacuteconomie qui adopte le principe de

libre concurrence (MacIntyre 2016a 124 Manent 2014a 313) Lorsque cette coordination

assure les laquo conditions de lrsquoaction raquo sans en questionner ou en deacuteterminer la regravegle et donc la

finaliteacute alors le gouvernement est remplaceacute par la laquo gouvernance raquo (Manent 2014a)

Ce deacuteploiement du laquo deacutesir drsquoacqueacuterir raquo dans les socieacuteteacutes modernes et contemporaines

entrainerait alors un changement important de perspective politique selon Manent

laquo Lintelligibiliteacute de la vie collective paraicirctra venir des moins en moins de la somme des actions

intentionnelles des socieacutetaires quils soient personnes priveacutees ou mecircme gouvernants et de plus

en plus du systegraveme formeacute par la somme des circonstances et la somme des conseacutequences raquo

(2014a 312) Or sans une prise intelligible de laquo lrsquointention collective raquo des fins preacutesentes au

sein de la socieacuteteacute (qui est le propre du discours rheacutetorique tel que lrsquoenvisage Aristote)

lrsquointeacutegration des fins et des moyens est de plus en plus difficile agrave concevoir Sur ce point la

conseacutequence est alors une difficulteacute agrave reacuteviser les fins agrave la suite des deacutelibeacuterations et des actions

des socieacutetaires agrave effectuer un retour aux principes 39 La raison commune devient alors

davantage technique en ce qursquoelle peine agrave consideacuterer les biens internes agrave la pratique des biens

39 Charles De Koninck (2015a 110) donne sur ce point lrsquoexemple suivant laquo On srsquoeacutetudie agrave srsquoeacutelever agrave un ordre de

pourparlers et drsquoententes de notre part si deacutetacheacute de tout principe qursquoil peut se nouer ndash sans qursquoon srsquoen aperccediloive ndash

des alliances entre les gouvernements de nations dont les conceptions de la vie en geacuteneacuteral ou du bien-ecirctre politique

en particulier sont les plus opposeacutees possibles voire mortellement contraires raquo

71

en soi qui permettent de relativiser la fin exteacuterieure Alors que la raison pratique vise agrave

circonscrire le deacutesir agrave un objet possible bon et mesureacute la raison technique ne peut que

maximiser celui qui se preacutesente agrave elle sans reacuteelle capaciteacute de choisir volontairement de

deacutevelopper une vie laquo prohaiumlreacutetique raquo (MacIntyre 2016 133) Tandis que le gouvernement de soi

par soi vise agrave assurer cette emprise volontaire sur les principes de la vie commune ce choix laquo la

gouvernance raquo reculerait en fait laquo devant lrsquoampleur des possibles politiques que la proaiumlresis

srsquoefforce de maicirctriser raquo (Manent 2010b 124) Voulant ouvrir des possibiliteacutes de plus en plus

vastes au niveau des fins la politique contemporaine serait en fait de plus en plus restreinte au

niveau des moyens ceux-ci eacutetant de plus en plus preacutedeacutetermineacutes par la neacutecessiteacute celle du marcheacute

et de la laquo providence raquo eacuteconomique40 et celle de la coordination bureaucratique notamment

En somme embrassant des principes abstraits les socieacuteteacutes actuelles occulteraient le sens et

les exigences de la deacutemocratie comme laquo gouvernement de soi raquo un oubli dont la conseacutequence

est selon Pierre Manent et Alasdair MacIntyre laquo le despotisme eacuteclaireacute deacutesignation exacte pour

la somme drsquoagences administrations cours de justice et commissions qui dans le deacutesordre

mais drsquoun esprit unanime nous donnent de plus en plus meacuteticuleusement la regravegle raquo (2006 58-

9) bref une autoriteacute qui tend vers une forme de domination ineacutegalitaire (MacIntyre 2016 126-

127) Alors que pour Aristote seuls des citoyens pouvaient gouverner des citoyens libres il

semble aujourdrsquohui que laquo plusieurs choses gouvernent les hommes raquo selon une formule de

Montesquieu (Esprit des lois XIX 4 cf Manent 2010b 36 1997 114) Le problegraveme est que

40 laquo Sous le nom de marcheacute mondial nous avons construit un systegraveme drsquoaction que lrsquoon peut ne peut mieux deacutecrire

que comme une Providence artificielle agrave la fois la seule chose que nous puissions faire et le mieux que nous

puissions faire cest de reacutepondre avec dociliteacute aux indications du marcheacute mondial chacune drsquoelles ayant pour elle

la force surhumaine du Tout et de son autoriteacute raquo (Manent 2015b 109)

72

dans ce contexte ces autres laquo choses raquo qui gouvernent les citoyens ne sont pas objet de

deacutelibeacuteration rationnelle et donc de choix volontaire Srsquoil nrsquoy a deacutelibeacuteration que sur les choses

qui laquo deacutependent de nous raquo alors il nrsquoy a plus deacutelibeacuteration lorsque certaines forces humaines et

socieacutetales ne deacutependent plus drsquoun laquo nous raquo particulier Si cette analyse srsquoavegravere juste comment

alors retrouver une emprise des deacutemocraties sur elles-mecircmes et sur les actions intentionnelles

qui srsquoy deacuteploient

22 Lrsquoagent retrouveacute la mise en commun des fins et lrsquoautoriteacute du bien

Nous venons de voir les lacunes de certains principes pratiques que lrsquoon peut retrouver selon

MacIntyre et Manent dans les reacutegimes deacutemocratiques actuels Notamment nous avons deacutecrit la

possibiliteacute drsquoune nouvelle compreacutehension des droits et de lrsquoexpression des preacutefeacuterences qui srsquoest

deacutetacheacutee du cadre particulier drsquoune communauteacute politique afin de promouvoir un certain type

drsquouniversaliteacute Cette universaliteacute serait toutefois lrsquoobjet non pas de la raison pratique mais de la

raison theacuteorique et scientifique en ce qursquoelle fait fi de toute deacutetermination particuliegravere au-delagrave

de lrsquoindividualiteacute mecircme Nous pouvons dire que en adoptant cette laquo eacutepisteacutemologie raquo des

affaires humaines la deacutemocratie deacutelibeacuterative surtout dans sa version eacutepisteacutemique forte ne serait

pas alors une alternative au modegravele du contrat social mais seulement une transformation de ce

modegravele Cette transformation proviendrait notamment drsquoune certaine compreacutehension de

lrsquoautoriteacute propre agrave la loi et aux normes en geacuteneacuteral comme nous allons maintenant le voir

221 Lrsquoautoriteacute de la loi et le travail de leacutegitimation

Alors que le contrat social de la moderniteacute inaugurale situait la souveraineteacute au sein du peuple

ou de ses repreacutesentants la deacutemocratie libeacuterale actuelle laisserait place agrave une laquo souveraineteacute

73

illimiteacutee de lrsquoindividu particulier raquo (Manent 2015b 128) Comme nous lrsquoavons mentionneacute

lrsquoobjectif est de donner la possibiliteacute agrave tous les individus concerneacutes par des normes de faire un

acte de consentement Dans ses conditions un consensus de cette ampleur requiert lrsquoabstraction

et la possibiliteacute de reacuteviser toutes les normes agrave partir de cette abstraction Ainsi dans cette

perspective laquo au lieu que ce soit le contrat qui rende possible la politique la politique est une

suite perpeacutetuelle de conclusions du contrat raquo comme lrsquoanalyse Bubner (1993 364) Autrement

dit lrsquoindividu deacutelibeacuterant est maintenant appeleacute agrave choisir et promouvoir ses fins agrave travers un

dialogue intersubjectif qui se transforme alors dans un eacutechange de laquo preacutefeacuterences raquo individuelles

Lrsquoabstraction propre agrave certains principes de deacutelibeacuteration prenant la forme de laquo valeurs raquo ou

drsquoimpeacuteratifs constituerait alors en une laquo disqualification de tous les contenus de vie

partageables au motif qursquoils nrsquoont pas eacuteteacute choisis par chacun ou qursquoils nrsquoagreacuteent pas agrave chacun raquo

(Manent 2015b 129)

Le problegraveme est que la discussion collective ne trouve plus alors dans les fins laquo poseacutees raquo

comme principes lrsquoarkhē neacutecessaire agrave lrsquoorientation concregravete de la pratique Faute drsquoun principe

directement causal le dialogue devient alors lui-mecircme une fin mais une fin qui demeure dans

lrsquoabstraction des deacuteterminants concrets de la pratique

Avec la tendance agrave transformer le flux de la pratique en dialogue permanent les contenus qui

proviennent des opinions diverses et des conflits drsquointeacuterecircts de la politique srsquoeacutegarent La substance

du dialogue ideacuteal devient ludique aussi longtemps qursquoelle est soustraite en tant que thegraveme

hypotheacutetique de la discussion agrave la structure de lrsquoaction qui fixe des buts (Bubner 1993 362)

74

Dans cette optique il nrsquoy a plus possibiliteacute laquo drsquoengagements veacuteritablement inconditionnels raquo

(MacIntyre 2016b 188)41 qui puissent offrir de veacuteritables motivations agrave lrsquoaccord politique et agrave

lrsquoaction commune En effet alors que la discussion collective comprise comme discussion des

fins et non des moyens tend agrave devenir elle-mecircme la norme par un processus de leacutegitimation ses

possibiliteacutes se reacutetreacutecissent dans les faits par la fragilisation de lrsquoautoriteacute des principes qui la

sous-tendent Ainsi tel que lrsquoaffirme Pierre Manent (2015a 24)

la regravegle des mœurs parmi nous est donc suspendue agrave un fil tregraves cassant Lrsquointerroger crsquoest la

reacuteformer Elle ne supporte pas drsquoecirctre interrogeacutee tout en eacutetant tranquillement suivie comme crsquoeacutetait

le cas avant lrsquoirruption de la liberteacute absolue lorsqursquoun essaim de raisons disparates bombinait

autour des actions principales de la vie humaine

Cela est ducirc au fait que comme nous lrsquoavons vu les regravegles drsquoaction preacutesentes au sein drsquoun ordre

politique et social ne proviennent pas drsquoune universaliteacute sans faille mais reposent laquo sur une

pluraliteacute de raisons ou de lsquonon sans raisonrsquo raquo crsquoest-agrave-dire une pluraliteacute de motifs concrets drsquoagir

selon ou contre elles ce qui confegravere aux institutions qui les incarnent une stabiliteacute et laquo une

amplitude inteacuterieure raquo (Manent 2015a 23) Dans cette perspective les opinions conflictuelles

visent agrave rendre raison de lrsquoadeacutequation ou de lrsquoinadeacutequation des lois et des normes agrave lrsquoexpeacuterience

qursquoen font les citoyens libres au sein de la communauteacute politique La parole publique est alors

laquo le veacutehicule qui clarifie les buts viseacutes et dont on suppose comme allant de soi le caractegravere

recteur par principe pour lrsquoaction de sorte que lrsquointervention du logos conduise agrave la

41 Crsquoest ainsi que la deacutelibeacuteration politique servirait dans les mots drsquoHabermas agrave laquo expeacuterimenter le processus

[institutionnel] comme ouvert et incomplet raquo et de laquo rallumer la radicaliteacute deacutemocratique des braises de la position

originelle de la vie civique drsquoune socieacuteteacute raquo en consideacuterant la constitution laquo comme un projet raquo (Habermas 1995

128)

75

consolidation de la communauteacute drsquoaction raquo (Bubner 1993 363) Crsquoest de cette faccedilon qursquoil est

possible de laquo secouer le joug de la loi sans donner naissance au sujet raquo (Manent 2007 397)

Ce contraste entre un exercice de liberteacute politique qui deacutelibegravererait sur la loi tout en la

conservant et un autre qui ferait de mecircme tout en provoquant une perte drsquoorientation de la vie

pratique peut paraicirctre eacutenigmatique Une premiegravere voie de clarification nous est montreacutee par

Vincent Descombes (2004) Dans un raisonnement pratique individuel ou collectif il ne srsquoagit

pas pour un agent ou pour les citoyens drsquoune communauteacute de se laquo donner une loi raquo ndash un

exercice que mettent de lrsquoavant les theacuteories du contrat social ndash mais de srsquoapproprier le principe

de la loi crsquoest-agrave-dire le bien qursquoelle promeut ou la fin vers laquelle elle tend Crsquoest pourquoi les

anciens Grecs utilisaient une voix moyenne pour deacutesigner le fait drsquoobeacuteir librement agrave une norme

La voix moyenne introduit une laquo nuance subjective raquo ougrave laquo lrsquoaction accomplie possegravede aux yeux

du sujet une signification personnelle (Descombes 2004 103) Ce rapport agrave soi nrsquoest toutefois

pas agrave proprement parler reacuteflexif au sens drsquoune laquo auto-affection du sujet par lui-mecircme raquo (2004

103) Or la moderniteacute politique aurait confondu le moyen et le reacutefleacutechi en affirmant la possibiliteacute

qursquoun peuple se donne des lois en se les imposant agrave lui-mecircme Il y a lagrave pour Descombes laquo un

exercice eacutenigmatique de schizophreacutenie politique pas un reacutegime de souveraineteacute politique raquo

(2004 103)

Les faiblesses contemporaines de la deacutelibeacuteration politique trouveraient donc deacutejagrave leur

source dans la conception moderne du contrat social Celui-ci en tant qursquoil est purement formel

ne peut produire lrsquoarkhē neacutecessaire agrave un reacutegime de souveraineteacute politique et donc agrave une

deacutelibeacuteration collective tourneacutee vers des moyens communs drsquoatteindre certains biens Le contrat

social en tant que seul principe de leacutegitimiteacute possegravederait donc une teneur plus neacutegative que

76

positive et devrait alors ecirctre constamment reacuteactualiseacute afin drsquoecirctre rendu laquo reacuteel raquo Crsquoest ce que

permet aujourdrsquohui selon Pierre Manent et Alasdair MacIntyre entre autres penseurs

aristoteacuteliciens lrsquoassociation entre le langage des droits et celui des preacutefeacuterences personnelles ou

de laquo lrsquoutiliteacute raquo

Pour ces deux philosophes les deacutemocraties libeacuterales actuelles auraient alors besoin drsquoune

certaine science pratique sans laquelle le jugement sur les affaires humaines tombera drsquoune part

dans un reacutealisme eacutetroit voire meacutecanique qursquoils associent notamment agrave la sphegravere de lrsquoeacuteconomie

et de la bureaucratie eacutetatique et drsquoautre part dans un ideacutealisme abstrait dont les droits de

lrsquohomme et lrsquoideacutee drsquohumaniteacute sont les manifestations les plus influentes Selon eux crsquoest

justement cette science que nous fournit Aristote La force de la science pratique aristoteacutelicienne

est de mettre en lumiegravere la deacutemarche qui conduit du particulier agrave lrsquouniversel et de lrsquouniversel

au particulier tout en conservant le caractegravere speacutecifiquement pratique de la reacuteflexion sur les

affaires humaines crsquoest-agrave-dire un monde de contingence qui trouve sa stabiliteacute dans la loi et

dans le reacutegime politique La probabiliteacute ainsi que la geacuteneacuteraliteacute est donc le premier aspect de la

rationaliteacute pratique que lrsquoapproche aristoteacutelicienne permet de recouvrer afin drsquoeacuteviter des

jugements trop cateacutegoriques qui veulent deacutepasser la contingence ou des jugements trop

particuliers qui se soumettent agrave celle-ci

De cette faccedilon crsquoest la nature mecircme des normes veacutehiculeacutees par les institutions politiques et

sociales qui pourra ecirctre repenseacutee en tant que celles-ci offrent des principes qui ne peuvent valoir

pour tous les cas mais qui orientent neacuteanmoins la vie pratique drsquoune faccedilon irremplaccedilable Car

bien que critiquables ces normes ou opinions substantielles sur le bien sont pour Aristote des

solutions agrave des problegravemes poseacutes par la nature de lrsquoecirctre humain crsquoest-agrave-dire dans la perspective

77

drsquoune fin partageacutee par tous (Salkever 2000 5) Ainsi les notions de nature et de finaliteacute serait

le deuxiegraveme aspect essentiel agrave reacuteinteacutegrer dans une perspective aristoteacutelicienne au discours

moral et politique contemporain mais sans le deacutetacher du premier celui du geacuteneacuteral et du

probable Nous aurions alors ce que Stephen Salkever (2002 2000) a nommeacute une laquo eacutethique des

questions naturelles42 raquo Cette deacutemarche pourrait permettre drsquoorienter la discussion politique et

la recherche effective et reacutefleacutechie des moyens en lui fournissant certains principes autres que

celui du contrat social

222 La loi naturelle et les finaliteacutes partageacutees de lrsquoaction

Afin drsquoexpliciter une telle deacutemarche Alasdair MacIntyre et Pierre Manent mobilisent tous

deux au contraire de Salkever un concept de loi naturelle43 Leurs conceptions de la loi naturelle

sont toutefois tregraves pregraves de lrsquoeacutethique des questions naturelles promue par ce dernier Nous devons

les eacutelaborer quelque peu ici bien que sommairement Drsquoabord les deux penseurs insistent sur

la loi naturelle comme principe de formation de la volonteacute plutocirct que comme une laquo somme de

propositions deacuteduites drsquoun savoir religieux meacutetaphysique ou scientifique raquo (Manent 2017a 1)

Plutocirct la loi naturelle serait selon la deacutefinition de Manent un laquo reacuteseau ouvert drsquoeacuteleacutements

drsquoorientation intrinsegraveques agrave la vie pratique raquo sans lesquels laquo il ne pourrait y avoir ni choix ni

reacuteflexion (2017a 1)44 De mecircme pour MacIntyre la loi naturelle se preacutesente comme un

42 laquo [hellip] Aristotlersquos stress on questions itself reflects a definite sense of what human nature and human excellence

or virtue is ndash a particular collection of tasks and abilities that properly understood suggests what I want to call

natural questions rather than natural laws or principles raquo (Salkever 2000 4) 43 Il serait toutefois plus exact de parler dans le cas drsquoAristote de laquo juste naturel raquo (dikaion phusikon) Cf EN V

10 1134b18 sq 44 Manent nrsquoa que tregraves peu traiteacute explicitement de la loi naturelle Or ce laquo manque raquo sera combleacute par la publication

prochaine drsquoune seacuterie de confeacuterences intituleacutee laquo La question de la loi naturelle de la meacutetaphysique agrave la philosophie

politique raquo dans le cadre de la Chaire de meacutetaphysique Eacutetienne Gilson qui lui a eacuteteacute attribueacutee en 2016-2017 Les

consideacuterations preacutesentes srsquoappuient entre autres sur le reacutesumeacute de ces confeacuterences

78

ensemble de conditions ou de principes premiers propres agrave toute pratique partageacutee qui se veut

rationnelle permettant ainsi de trouver un fondement et une orientation aux conflits drsquoopinion

sur lrsquoaction bonne (MacIntyre 2006a 69)

Agrave lrsquoaune de lrsquoexercice de la deacutelibeacuteration collective MacIntyre identifie quelques-unes de

ces conditions Drsquoabord la recherche de la veacuteriteacute doit ecirctre un objectif premier pour tous et ce

au-delagrave des inteacuterecircts particuliers Ensuite cette condition implique eacutegalement que chaque

participant doive ecirctre agrave lrsquoabri de toute menace ou coercition envers sa personne ou ses biens

Finalement il faut que toute proposition soit honnecircte et ne vise pas agrave tromper (MacIntyre 2016a

56-7 2006a 77-9) Selon MacIntyre ces laquo preacutesupposeacutes raquo de la discussion rationnelle

srsquoassimilent aux preacuteceptes de la loi naturelle puisqursquoils permettent lrsquoactualisation de la nature

rationnelle de lrsquoecirctre humain actualisation qui implique toujours la conversation le logos (2016a

57 2006a 79 1999 111-2) Bien qursquoils puissent srsquoincarner de diffeacuterentes faccedilons ces preacuteceptes

ont tout de mecircme une porteacutee universelle ils nrsquoadmettent pas drsquoexception ils sont les mecircmes

pour tous en tout lieu et ils ne constituent pas en des conclusions mais identifient certaines

conditions que tous doivent accepter et qui devront faire autoriteacute dans lrsquoorientation de la

deacutelibeacuteration Cependant ils deacutependent drsquoune condition plus geacuteneacuterale celle drsquoune communauteacute

drsquoaction qui possegravede des biens internes partageacutes et ougrave les membres conduisent une deacutelibeacuteration

sur les moyens afin drsquoactualiser ces biens (MacIntyre 2006a 70 74) Crsquoest seulement dans ce

contexte que le retour reacutefleacutechi sur les principes pourra conserver une teneur pratique agrave mecircme de

79

deacutevoiler les principes reacutegulateurs de la loi naturelle qui sont en fait eux-mecircmes des biens

intrinsegraveques agrave la pratique45

Pour Manent la loi naturelle trouve son fondement laquo dans le caractegravere naturel des motifs

humains raquo qui donnent une fin deacutesireacutee agrave lrsquoagent soit laquo lrsquoagreacuteable lrsquoutile et le noble raquo (Manent

2017a 6) La loi naturelle est cette deacutefinition toujours approximative laquo comme ce que lrsquoon

cherche raquo de la laquo zone drsquoeacutequilibre raquo entre ces motifs (Manent 2017a 6) Lrsquouniversaliteacute de

lrsquoaction humaine tient alors dans le nombre limiteacute des biens reacuteels qursquoelle poursuit Ceux-ci

seraient plus directement lieacutes agrave lrsquoaction que les droits ou les laquo valeurs raquo puisqursquoils constituent

des principes pouvant motiver directement une deacutelibeacuteration sur les moyens En effet laquo deacutecrire

et interpreacuteter une conduite humaine en termes de motifs crsquoest la concevoir comme issue drsquoune

deacutelibeacuteration au moins implicite raquo (Manent 1997 105) Dans son travail drsquoeacutevaluation la raison

laquo qui discerne et pegravese les motifs raquo a alors neacutecessairement recours laquo agrave un ou des critegraveres

universels qui deacutefinissent ce qui est honnecircte juste noble conforme agrave la hieacuterarchie naturelle des

fins humaines ou agrave la loi morale propre agrave lrsquohomme raquo (Manent 1997 105)

Or lorsqursquoune socieacuteteacute refuse de poser la question du bien celle-ci la rattrapera toujours

mais drsquoune faccedilon moins volontaire Afin de retrouver cette orientation il convient alors selon

Manent de mettre laquo au centre du monde humain la question de la loi raquo (2014c 227) puisque ce

sont les diffeacuterentes lois qui offrent les discours les plus familiers concernant le bien Srsquoil faut

partir des laquo choses qui sont connues pour nous raquo (cf sect111) alors il faut pour Manent partir de

la loi Cela reviendrait agrave adopter laquo une perspective pratique et politique dans laquelle la raison

45 Il faut noter que cette position chez MacIntyre vient agrave la suite drsquoune certaine eacutevolution de sa penseacutee notamment

au moment de la publication de Dependant Rational Animals (1999)

80

vient au premier plan comme raison leacutegislatrice comme raison [hellip] commandante raquo (Manent

2014c 227) En effet la raison pratique est impeacuterative puisqursquoelle identifie un bien pour lrsquoagent

mais elle est aussi deacutelibeacuterative car les manifestations de ce bien sont multiples et sous des

formes changeantes ce qui neacutecessite une recherche et une deacutecision

Bref poser la question de la meilleure regravegle drsquoaction revient pour Manent tout comme pour

MacIntyre agrave poser celle des exigences du bien qui sont deacutecouvertes et eacuteprouveacutees au cours de

lrsquoexpeacuterience humaine mais qui diffegraverent selon les circonstances particuliegraveres Crsquoest de cette

faccedilon que la loi comprise en ce sens naturel est agrave la fois impeacuterative et approximative geacuteneacuterale

et particuliegravere Cependant le problegraveme qui se preacutesente est le suivant le sens de lrsquoaction reacutefleacutechie

se retrouve agrave lrsquoaide drsquoune conception de la loi naturelle alors que justement cette derniegravere se

deacutevoile par une pratique reacutefleacutechie Or comme la loi naturelle est avant tout un discernement de

la raison agrave travers lrsquoexpeacuterience commune il faut alors examiner quelle forme de pratique

partageacutee peut donner lieu agrave une theacuteorisation de la loi naturelle ou pour le dire autrement donner

une reacuteponse agrave la question de savoir comment srsquoincarne la laquo raison commune raquo Nous avons deacutejagrave

rencontreacute une telle tentative chez Aristote dans son analyse de lrsquoorigine et de la finaliteacute des

communauteacutes politiques (cf sect12) Aristote insistait alors sur lrsquoorigine rheacutetorique du logos sur

son adeacutequation aux finaliteacutes naturelles des ecirctres humains De mecircme Alasdair MacIntyre et

Pierre Manent vont donner leur propre explication de ce processus et vont pousser peut-ecirctre plus

loin la compreacutehension du lien entre la raison commune et la constitution (dans tous les sens du

terme) drsquoune communauteacute politique Agrave la lumiegravere de leur conception respective de la loi

naturelle nous pouvons drsquoembleacutee affirmer que la raison commune sera pour Manent de nature

commandante et leacutegislatrice alors que pour MacIntyre elle adoptera une forme plutocirct

81

dialectique Crsquoest donc dans ces termes que sera maintenant poseacutee la question de la forme

politique adeacutequate agrave la deacutelibeacuteration et agrave lrsquoaction crsquoest-agrave-dire la reacuteponse agrave la question laquo Qui

deacutelibegravere raquo Nous verrons comment agrave partir de leur conception de la raison commune

MacIntyre et Manent promeuvent une forme de communauteacute politique diffeacuterente Nous

examinerons ensuite les conseacutequences drsquoune telle compreacutehension sur les possibiliteacutes de

rationaliteacute pratique au sein des deacutemocraties repreacutesentatives contemporaines

CHAPITRE 3 ndash DEacuteLIBEacuteRATION DEacuteMOCRATIQUE LA FORME NATIONALE ET LA

FORME LOCALE

31 Individuation collective et raison commune

Comment Aristote concevait-il lrsquoessence drsquoune communauteacute politique Une reacuteponse agrave cette

question se trouve dans sa discussion de lrsquoidentiteacute drsquoune citeacute crsquoest-agrave-dire dans la faccedilon de savoir

comment une citeacute est la mecircme au cours du temps Apregraves avoir eacutecarteacute des critegraveres qui ne lui

semblaient ecirctre que des accidents de la citeacute comme le territoire ou la population Aristote

choisira un critegravere formel celui du gouvernement laquo il est manifeste que nous devons deacutefinir

lrsquoidentiteacute de lrsquoEacutetat en ayant principalement eacutegard agrave sa constitution raquo (Pol III 3 1276b10-11)46

Or nous savons que pour Aristote le concept de politeia de reacutegime politique ne renvoie pas

seulement aux lois eacutecrites mais plus largement aux dispositions eacutethiques qui orientent la vie

commune (Yack 1985 98) dispositions qui srsquoincarnent au sein drsquoinstitutions sociales (familles

culte etc) comme politiques et leacutegales (Assembleacutee tribunaux Conseil etc) Or ce qui est le

plus deacuteterminant est le gouvernement puisque crsquoest ce vers quoi tendent les institutions sociales

(Pol I 2 1252b30 sq) et donc ce qui les relie

Ce critegravere permet alors de distinguer la citeacute drsquoautres formes de vie commune aux traits

politiques drsquoabord lrsquoethnos qui est une agglomeacuteration eacutetendue posseacutedant une culture partageacutee

mais qui ne dispose pas drsquoinstitutions politiques pour se gouverner elle-mecircme (Pol I 2

46 Car la constitution est ce qui relie les parties de la citeacute Cf Top IV 13 150b22-26 laquo [hellip] il ne suffit pas pour

faire connaicirctre la chose de mentionner les eacuteleacutements drsquoougrave elle procegravede En effet lrsquoessence de chaque composeacute ne

consiste pas seulement dans les eacuteleacutements dont il est formeacute mais encore dans la faccedilon dont ces eacuteleacutements sont reacuteunis

[hellip] raquo

83

1252b20 sq VII 4 1326b sq) Ensuite lrsquoalliance qui est une forme drsquoassociation qui ne prend

en compte que les inteacuterecircts mateacuteriels Un Eacutetat se reacuteduit alors agrave une alliance si sa loi nrsquoest qursquoune

laquo simple caution garantissant les rapports de justice entre les hommes raquo ne srsquointeacuteressant pas agrave

leur bonheur et leur vertu comme crsquoest le cas par exemple pour les alliances entre Eacutetats (Pol

III 9 1280b20-30) Seule la citeacute permet donc drsquoassurer le bien-vivre de ses habitants agrave lrsquoaide

drsquoinstitutions politiques libres (Pol I 2)

Les institutions sociales sont toutefois premiegraveres chronologiquement Comme nous lrsquoavons

vu crsquoest agrave partir de laquo communions raquo (koinonies) plus particuliegraveres que se deacuteveloppe une langue

commune traitant de lrsquoagreacuteable de lrsquoutile et du juste Ainsi pour bien vivre il faut une

communauteacute capable de communiquer Crsquoest ainsi que Vincent Descombes a pu affirmer que la

question politique premiegravere nrsquoest pas celle de savoir au nom de quels autres laquo je raquo peux parler

mais agrave quels autres (2013 148) De mecircme pour Manent laquo ce nrsquoest pas la parole qui produit la

communauteacute mais la communauteacute qui produit et entretient la parole raquo (2006 43) Le facteur

premier drsquoapparition des institutions sociales et politiques se situe en effet dans une pratique

partageacutee celles-ci reacutepondent agrave des besoins et des capaciteacutes dont la satisfaction neacutecessite une

vie commune Crsquoest sur lrsquoadeacutequation (toujours approximative) de ces institutions agrave lrsquoexpeacuterience

partageacutee qursquoest fondeacutee leur rationaliteacute (Descombe 2002) Crsquoest ainsi que comme lrsquoa souligneacute

Pierre Manent une pluraliteacute de raisons ou de laquo non sans raisons raquo a toujours accompagneacute les

institutions sociales celles-ci reacutepondent aux diffeacuterents motifs humains (cf p 68) Crsquoest

eacutegalement en ce sens que les institutions sociales comme politiques peuvent ecirctre dites conformes

ou non agrave la loi naturelle et ce malgreacute lrsquoexistence de deacutesaccords sur la forme exacte qursquoelles

doivent prendre

84

Quel est alors le principe agrave la base de cette individuation collective et de la mise en commun

des diffeacuterents biens humains En tant que cause de la vie commune ce processus en sera aussi

la fin dans ce cas-ci lrsquoexistence mecircme de la communauteacute et sa laquo bonne activiteacute raquo Les

divergences entre Alasdair MacIntyre et Pierre Manent reposent notamment sur leur

compreacutehension de ce moment instituant de la vie politique Pour MacIntyre le principe et la fin

de la vie politique est la pratique qursquoil deacutefinit comme

toute forme coheacuterente et complexe drsquoactiviteacute humaine coopeacuterative socialement eacutetablie par

laquelle les biens internes agrave cette activiteacute sont reacutealiseacutes en tentant drsquoobeacuteir aux normes drsquoexcellence

approprieacutees ce qui provoque une extension systeacutematique de la capaciteacute humaine agrave lrsquoexcellence

et des conceptions humaines des fins et des biens impliqueacutes (MacIntyre 2013a 183)

Crsquoest au sein de pratiques particuliegraveres qursquoun agent apprend agrave raisonner de faccedilon teacuteleacuteologique

agrave ordonner ses deacutesirs afin de mener agrave bien une fin et agrave suivre certaines regravegles qui lui permettront

drsquoacqueacuterir lrsquoexpeacuterience neacutecessaire afin de diriger ses actions drsquoune faccedilon prudente Les

exemples de pratique que donne MacIntyre sont drsquoune grande diversiteacute et impliquent tous

quelques formes de relation interpersonnelle ou sociale jeux drsquoeacutechecs recherche scientifique

artisanat monachisme implication politique etc Les pratiques tendent toutes vers des biens

externes (eg le plaisir la connaissance la beauteacute la sainteteacute le pouvoir) mais neacutecessitent aussi

des biens internes afin de pouvoir exister et perdurer (MacIntyre 2013a 189-190) Alors que ce

sont les institutions qui organisent les premiers ce sont les vertus qui assurent lrsquoactualisation

des seconds En effet les biens internes permettent drsquoidentifier des normes qui assurent la

continuiteacute et lrsquoexcellence de la pratique et donc qui pourront faire lrsquoobjet drsquoun accord commun

bien qursquoeacutegalement drsquointerpreacutetations divergentes Ces critegraveres particuliers drsquoexcellence que

transmettent les pratiques peuvent alors ecirctre eacutetendus agrave lrsquoensemble de la vie drsquoun agent et drsquoun

85

groupe afin drsquoen assurer lrsquoexcellence globale qui prend forme dans un juste ordonnancement

des biens et une capaciteacute agrave les actualiser De plus en tant qursquoactiviteacute coheacuterente et complexe

encadreacutee par des normes les pratiques sont agrave mecircme drsquooffrir une narration de leur deacuteveloppement

crsquoest-agrave-dire de leurs succegraves et de leurs crises ainsi que des vertus et des vices (excegraves ou deacutefaut)

qui y sont respectivement associeacutes Ces narrations seront neacutecessairement construites et

conserveacutees au sein de communauteacutes de pratique particuliegraveres et pourront ainsi constituer des

traditions vivantes infuses drsquoune conception des diverses excellences et des biens qui y sont

associeacutes

Selon MacIntyre cette rationaliteacute propre aux traditions est seule en mesure drsquooffrir des

principes unificateurs agrave la pratique humaine En fait selon lui aucune rationaliteacute ne peut se

comprendre elle-mecircme sans faire reacutefeacuterence au moins implicitement agrave une telle tradition

(MacIntyre 1993 378) qui forme un ensemble de textes faisant autoriteacute de deacutebats de croyances

et de normes veacutehiculeacute agrave travers des pratiques et des cultures particuliegraveres mais sans se limiter

agrave ces derniegraveres (MacIntyre 1990 1993) Crsquoest que au contraire de ce qursquoa pu affirmer Edmund

Burke la tradition nrsquoest pas selon MacIntyre laquo sagesse sans reacuteflexion raquo (citeacute dans MacIntyre

1993 379) mais bien processus drsquoinvestigation rationnelle Ce processus peut constituer agrave son

plus haut degreacute toute une tradition intellectuelle comme lrsquoest devenu par exemple le libeacuteralisme

(MacIntyre 1993) mais peut aussi prendre forme dans une communauteacute particuliegravere comme un

village de pecirccheurs qui megravenerait une recherche sur le bien de son activiteacute agrave travers le temps

Dans tous les cas la tradition permet drsquoordonner rationnellement les diffeacuterents aspects de la vie

pratique Il nrsquoy a donc pas pour MacIntyre des domaines du savoir complegravetement distincts tels

que le politique le leacutegal le religieux lrsquoeacuteconomique etc (MacIntyre 2013b 206)

86

Lrsquouniteacute de ces domaines de la vie pratique est assureacutee par lrsquoidentification drsquoun bien ultime

qui est la fin exteacuterieure viseacutee par la pratique en question et qui lui donne son principe Ainsi

pour MacIntyre la tradition est similaire agrave un art au sens de tekhnē puisqursquoelle implique une

fin bien identifieacutee des regravegles et des critegraveres faisant autoriteacute pour lrsquoatteindre et certaines vertus

speacutecifiques pour suivre ces regravegles et incarner ces critegraveres (MacIntyre 1990 62-3) Degraves lors selon

MacIntyre laquo crsquoest une condition de la discussion rationnelle et de la recherche que certaines

questions soient consideacutereacutees comme reacutesolues de faccedilon concluante par les participants raquo (2006d

216-7) de la mecircme faccedilon que lrsquoapprenti accepte avec confiance lrsquoenseignement du maicirctre avant

de pouvoir exercer un art Toutefois ces principes ne sont pas des deacutemonstrations infaillibles et

doivent ecirctre justifieacutes dialectiquement tout au long du deacuteveloppement de la tradition pendant

lequel se preacutesenteront certainement de nouvelles questions et de nouveaux deacutefis Crsquoest toutefois

gracircce agrave la stabiliteacute de cette autoriteacute narrative de la tradition que le conflit entre diffeacuterents

jugements quant agrave tel ou tel bien peut ecirctre intelligible et que la discussion rationnelle peut

progresser au-delagrave drsquoun simple eacuteclectisme (MacIntyre 1990 87-8) Tout jugement rationnel

concernant la pratique doit alors prendre en compte la dimension narrative qursquoincarnent toutes

institutions ou actions particuliegraveres (MacIntyre 2016a 218) Faire autrement impliquerait de se

condamner agrave lrsquoabstraction47

Pour sa part Pierre Manent ne voit pas dans les pratiques particuliegraveres et les traditions un

principe suffisant agrave lrsquoeacutedification et la perpeacutetuation drsquoune communauteacute politique La faiblesse de

Notre traduction laquo It is a condition of rational discussion and enquiry that certain questions should be understood

by the participants to have been settled conclusively raquo (MacIntyre 2006d 216-7) 47 Nous laissons ici de cocircteacute la question de la rivaliteacute des traditions Notons seulement que pour MacIntyre il nrsquoexiste

laquo aucun ensemble de critegraveres de justification rationnelle indeacutependants permettant de trancher entre les questions

des traditions rivales raquo (MacIntyre 1993 377) Un effort de laquo traduction raquo sera alors neacutecessaire

87

la deacutemarche de MacIntyre qui est aussi une force en un autre sens comme nous le verrons se

situerait laquo dans ce recours agrave une philosophie de lrsquohomme comme lsquoanimal socialrsquo qui deacutedaigne

de srsquointeacuteresser vraiment agrave lrsquohomme comme lsquoanimal politiquersquo raquo (Manent 2005 2) Selon

Manent la conception de la rationaliteacute veacutehiculeacutee par MacIntyre est donc probleacutematique car

laquo fondamentalement apolitique raquo (Manent 2005 2) Si elle est bien inspireacutee drsquoAristote

MacIntyre aurait toutefois laisseacute de cocircteacute toute la richesse et la complexiteacute de la dimension

politique de son œuvre afin de se concentrer sur lrsquohomme social et ses pratiques subpolitiques

Ce serait alors lrsquoapproche de MacIntyre qui souffrirait drsquoabstraction puisqursquoelle ne prendrait

pas en compte les laquo concreacutetisations reacuteelles de lrsquoaction qui ont toujours une marque ou un

coefficient politique raquo (Manent 2005 5) Crsquoest ce coefficient politique que la raison pratique

doit saisir si elle veut comprendre selon Manent laquo la veacuteriteacute du pheacutenomegravene humain raquo dans

toutes ses dimensions (Manent 2005 4)

Il nrsquoest pas certain que Manent eacutevite lrsquoerreur drsquoassocier le concept de tradition chez

MacIntyre agrave celui de coutume ou de culture ou alors agrave un ensemble de pratiques particuliegraveres

historiquement et geacuteographiquement situeacutees comme lorsqursquoil eacutecrit que laquo lrsquoaccent mis sur la

transmission spontaneacutee ou naturelle des pratiques met en danger lrsquointeacutegriteacute et la validiteacute de la

raison raquo (Manent 2005 3) Car si la tradition srsquoappuie bel et bien sur des coutumes ainsi

transmises elle les transcende toutefois autant normativement que geacuteographiquement afin de

constituer une veacuteritable histoire drsquoinvestigation rationnelle dont la continuiteacute fournit des

preacutemisses et des moyens de mener lrsquoenquecircte pratique (MacIntyre 2016a 271-2 1990) Ainsi

comme lrsquoobjecterait MacIntyre poser la question de la laquo veacuteriteacute du pheacutenomegravene humain raquo

neacutecessite avant tout un vocabulaire et des concepts partageacutes Or ce langage moral se serait perdu

88

au cours de la moderniteacute et Manent sous-estimerait lrsquoeacutecart seacuteparant les diffeacuterents discours

contemporains portant sur la justification des normes morales (MacIntyre 2013b 206)

Selon Manent MacIntyre fait ici lrsquoerreur de laquo prendre la condition pour la substance raquo

(2005 4) En effet si la tradition permet effectivement une deacutelibeacuteration plus laquo raffineacutee raquo cette

derniegravere ne doit toutefois pas srsquoy confiner La raison politique en tant que meacutediation entre les

aspirations les plus eacuteleveacutees de lrsquoecirctre humain traite drsquoune matiegravere qui transcende les diffeacuterentes

traditions ou cultures et dont les cateacutegories ont eacuteteacute mises en lumiegravere notamment par Aristote la

tension entre le petit nombre et le grand nombre la justice des reacutegimes les vertus politiques

etc (De Ligio 2014 63-5)

Neacuteanmoins dans ses derniers travaux (2015a 2015b 2014b 2014c 2010b 2006) Manent

a en quelque sorte mis de cocircteacute ces cateacutegories de la science politique ndash sans toutefois les rejeter ndash

afin de se pencher justement sur cette laquo condition raquo de la rationaliteacute pratique crsquoest-agrave-dire une

identiteacute narrative qui fournit aux agents drsquoune communauteacute politique des fins communes et un

langage partageacute bref un certain sens commun une notion qui est peu mobiliseacutee dans ses

ouvrages preacuteceacutedents48 Ce serait en effet agrave travers la question de la forme de vie commune

qursquoapparaicirctrait lrsquointerrogation sur la faccedilon dont les eacuteleacutements humains laquo se rassemblent et

prennent sens raquo (Manent 2006 10) La question de la forme de vie ouvrirait selon lui une

perspective qui nrsquoest pas celle de la seule science politique classique mais aussi celle du sens

et de lrsquohistoire agrave travers les possibiliteacutes drsquoassociation humaine49 Or cette question doit toujours

48 Notons que dans la liste des travaux susmentionneacutes deux sont des essais soit La Raison des nations (2006) et

Situation de la France (2015) Avec ceux-ci Manent vise moins une deacutemarche proprement theacuteorique de

philosophie politique que certaines prises de position en rapport avec lrsquoactualiteacute politique 49 Sur cette question et les deacuteveloppements qursquoelle a susciteacutes dans la penseacutee de Manent on trouvera des indications

preacutecieuses dans Barrera (2014)

89

pour Manent ecirctre eacutetudieacutee agrave lrsquoaune de la raison commandante ougrave se situe la primauteacute de la vie

pratique et la plus grande preacutetention agrave lrsquouniversaliteacute qursquoelle puisse avoir

Ainsi tout comme MacIntyre Manent considegravere lrsquoacte instituant comme le fruit drsquoun

processus historique nourri par la recherche de lrsquoexcellence et de lrsquouniversaliteacute Mais plus

preacuteciseacutement il conccediloit chaque type drsquoassociation humaine comme le reacutesultat drsquoune opeacuteration

propre qui consiste dans ce mouvement vers lrsquouniversaliteacute et qui transforme substantiellement

les eacuteleacutements primitifs crsquoest-agrave-dire les pratiques et les traditions particuliegraveres (Manent 2010b

379) En ce sens les formes que peut prendre cette recherche commune sont neacutecessairement

politiques crsquoest-agrave-dire qursquoelles instituent la possibiliteacute drsquoun gouvernement effectif

Manent deacutenombre quatre formes drsquoassociation humaine qui dans lrsquohistoire se sont

construites agrave partir de discours universels sur le bien la citeacute lrsquoempire lrsquoEacuteglise et la nation Ces

formes politiques comprennent et produisent alors leur particulariteacute comme lrsquoeffet ou le reacutesultat

drsquoune laquo confession ou une proposition drsquohumaniteacute raquo (Manent 2010b 415) Lrsquoempire et lrsquoEacuteglise

sont les formes politiques laquo les moins politiques raquo puisque leur opeacuteration respective deacuteborde le

cadre politique lrsquoacquisition et lrsquoextension pour lrsquoempire la chariteacute et la sanctification pour

lrsquoEacuteglise (Manent 2001 81-83 2010b 382-386) La citeacute et la nation sont les formes les plus

politiques car leur opeacuteration propre consiste justement dans le principe deacutemocratique du

laquo gouvernement de soi par soi raquo (Manent 2010b 414)

Manent insiste sur la deacutetermination concregravete des possibiliteacutes drsquoassociation humaine

Il y a donc un nombre deacutetermineacute de formes politiques Crsquoest une des propositions lsquotheacuteoriquesrsquo les

plus importantes de la science politique Le monde humain en tant qursquoil est politique ne preacutesente

pas une variabiliteacute indeacutefinie il est articuleacute il est ordonneacute (Manent 2001 75)

90

Cette proposition est le pendant de sa critique de la deacutemocratie contemporaine au sein de

laquelle le monde humain serait perccedilu principalement dans laquo lrsquoinfinie diversiteacute raquo des

repreacutesentations des croyances ou des coutumes Crsquoest que cette deacutetermination qui se constate

avec un laquo regard politique raquo repose sur la volonteacute drsquoagir de faccedilon reacutefleacutechie en liant la parole

universalisante aux actes particuliers En effet dans la vie pratique laquo lrsquouniversaliteacute quelle que

soit sa teneur ou sa forme repose sur une opeacuteration universalisante raquo (Manent 2010b 387)

Crsquoest pourquoi tel que nous lrsquoavons vu lrsquohumaniteacute en tant qursquohumaniteacute ne peut constituer pour

Manent un principe universel de la pratique elle nrsquoa pas drsquoopeacuteration propre (Manent 2010b

385-286) Pour cette raison cet ideacuteal drsquoassociation ne peut srsquoeacutedifier et perdurer sinon seulement

en esprit Toute tentative drsquoactualisation sera alors rattrapeacutee par une forme politique veacuteritable et

lrsquoopeacuteration qui est la sienne

Une forme de vie politique permet de poser non pas seulement la question du sens des

pratiques mais de leur justesse ou de leur veacuteriteacute Cette mise en question nrsquoest possible qursquoau

moment ougrave la vie commune atteint un certain degreacute de laquo politisation raquo crsquoest-agrave-dire dans le

deacuteveloppement drsquoune conscience de vie commune et drsquoune volonteacute de raisonner sur lrsquoautoriteacute

des normes et des lois Une forme drsquoassociation politique est donc une faccedilon de laquo lier la

communion au consentement raquo (Manent 2006 20) parfois avec trop de communion ou trop de

consentement mais ideacutealement agrave travers un eacutequilibre reacutefleacutechi entre diffeacuterentes preacutetentions au

bien crsquoest-agrave-dire un travail drsquoautogouvernement De faccedilon geacuteneacuterale crsquoest en effet la loi du

reacutegime politique qui pour Manent est le principe de cette meacutediation entre diffeacuterents motifs

proprement humains Le reacutegime politique tranche alors de faccedilon pratique la question de la juste

reacutepartition entre ces motifs une question qui est laquo insoluble theacuteoriquement raquo

91

Tout reacutegime politique en tant que ce reacutegime politique impose une solution agrave un problegraveme

insoluble Il met autoritairement un terme agrave un dialogue interminable sur la justice sur la

commensurabiliteacute ou lrsquoincommensurabiliteacute des biens Il ordonne une certaine eacutequivalence entre

la vertu la richesse et la liberteacute un certain prix relatif si lrsquoon veut des diffeacuterents eacuteleacutements de la

citeacute En ce sens la pratique politique parce qursquoelle est contrainte drsquoimposer ou drsquoaccepter des

comparaisons ou des eacutequivalences certes approximatives entre les biens accomplit ce que la

theacuteorie politique est incapable de concevoir puisque celle-ci deacutevoile neacutecessairement

lrsquoimpossibiliteacute de telles comparaisons (Manent 1997 237)

Comme divers biens sont leacutegitimes et en concurrence la solution agrave un conflit politique en

est une de modeacuteration et de composition (Manent 1997 240-241) Les diffeacuterentes parties de la

communauteacute qui deacutefendent ces biens doivent alors accepter de limiter leur preacutetention respective

agrave repreacutesenter le tout ndash agrave lrsquouniversaliteacute ndash afin de permettre la stabiliteacute Degraves lors laquo lrsquoactualisation raquo

de lrsquoanimal rationnel en animal politique laquo comporte neacutecessairement une particularisation le

citoyen vit dans ce corps politique selon ce reacutegime raquo (2007a 204) En participant au

gouvernement de leur forme de vie commune les ecirctres humains consentent agrave une certaine

particulariteacute et la raison qui vise lrsquouniversel laquo accepte de perdre un peu drsquoautoriteacute pour acceacuteder

agrave la reacutealiteacute pour devenir reacuteelle raquo (Manent 2007a 204)

Toutefois comme lrsquoaffirme eacutegalement la rationaliteacute des traditions cette solution nrsquoest

jamais fixe En tant que la politique est le lieu de la liberteacute par la mise en commun des paroles

et des actions la meacutediation du reacutegime est toujours en mouvement La meacutediation est une force

dynamique plus que syntheacutetique (Manent 2016 521) Lrsquoaction est commandement mais elle est

aussi commencement puisque les affaires humaines sont sans cesse changeantes Crsquoest ce

mouvement que vise agrave conserver et nourrir la philosophie politique de Manent afin que la citeacute

92

continue agrave entretenir la recherche de son juste critegravere (De Ligio 2014 66) De cette faccedilon la

critique qursquooffre Manent est donc avant tout dirigeacutee contre la paralysie propre agrave un reacutegime

politique qui comprendrait ses laquo principes raquo de laquo maniegravere de plus en plus eacutetroite et unilateacuterale raquo

(Manent 2015b 128)

Pour Manent la forme de vie commune est donc toujours lieacutee agrave un reacutegime politique

particulier bien qursquoelle puisse accueillir des variations Crsquoest le laquo coefficient politique raquo de toute

forme de pratique commune Pour sa part MacIntyre admet ce coefficient politique neacutecessaire

de la raison pratique (2013b 2006c 2006a) Il deacutefend en fait sa conception politique comme

proprement aristoteacutelicienne crsquoest-agrave-dire comme une activiteacute ougrave chaque citoyen actualise sa

nature drsquolaquo animal politique raquo en prenant part agrave une deacutelibeacuteration commune qui est informeacutee par

des preacutemisses partageacutees sur lrsquoordonnancement des biens (MacIntyre 2013b 2006b) Et

MacIntyre laquo sauve raquo Aristote laquo de sa propre incoheacuterence raquo (MacIntyre 2013b 204) en affirmant

la neacutecessiteacute pour tous de se deacutevelopper selon cette nature Lrsquoactiviteacute politique ne renvoie donc

pas pour MacIntyre agrave une forme drsquoassociation humaine preacutecise sinon agrave une certaine pratique

laquo deacutemocratique raquo

Dans cette perspective MacIntyre et Manent srsquoaccordent sur la conclusion que toute forme

drsquoassociation humaine reacuteellement politique est dans une quelconque mesure deacutemocratique

crsquoest-agrave-dire ougrave il y a une certaine participation effective du grand nombre des citoyens

(MacIntyre 1999 141-2 2006b 2013b 204-5 Manent 2006 46-8 2010b) Ils srsquoentendent

eacutegalement sur le fait que cette liberteacute requiert lrsquoexistence de frontiegraveres physiques et spirituelles

qui deacutelimitent et assurent lrsquoexistence drsquoun laquo nous raquo particulier Comme le souligne Manent

(2007a 178) il srsquoagit moins ici drsquoidentiteacute que drsquoidentification Le premier est passif alors que

93

le deuxiegraveme est actif et admet la variation Une communauteacute de deacutelibeacuteration doit aussi ecirctre une

communauteacute drsquoaction ougrave les diffeacuterentes pratiques partageacutees jusqursquoagrave celle du bien politique et

du laquo salut de la communauteacute raquo (cf sect13) srsquoinscrivent dans un espace commun qui reccediloit et

compose les diffeacuterentes preacutetentions agrave lrsquoautoriteacute consideacutereacutees comme leacutegitimes Nous lrsquoavons vu

une deacutelibeacuteration commune qui fait fi dans ses principes drsquoune communauteacute drsquoidentification

afin de tendre agrave une universaliteacute humaine deacutenueacutee de diffeacuterence speacutecifique est condamneacutee agrave

lrsquoabstraction et donc agrave lrsquoatonie voire agrave la domination exteacuterieure Bref la deacutelibeacuteration demande

que les citoyens se reconnaissent dans des institutions sociales et politiques qui fourniront un

appui au conflit drsquoopinions ce qui exige une certaine exclusion ou laquo exclusiviteacute raquo (MacIntyre

2006d 215-6)

La diffeacuterence principale entre MacIntyre et Manent est leur interpreacutetation de lrsquoactiviteacute

politique en lien avec la forme de vie Alors que Manent conccediloit lrsquoopeacuteration civique de la citeacute

comme lrsquoimpulsion donc est heacuteritiegravere la nation (Manent 2010b) MacIntyre voit en quelque sorte

dans la citeacute la forme indeacutepassable de la vie politique soit la forme locale celle qui puisse laquo ecirctre

embrasseacutee facilement drsquoun seul coup drsquoœil raquo (Pol VII 4 1326b24) En effet selon MacIntyre

cette forme est seule en mesure drsquoassurer une communauteacute drsquoidentification qui permette la

deacutelibeacuteration et lrsquoaction commune puisqursquoelle reacuteunit un ensemble de diffeacuterentes institutions et

pratiques au sein drsquoun territoire restreint institutions religieuses acadeacutemiques estheacutetiques et

politiques ne doivent pas ecirctre seacutepareacutees et doivent pouvoir se faire entendre dans lrsquoordre public

qui nrsquoest pas supposeacute ecirctre autre chose que laquo le prolongement raquo de ces conversations particuliegraveres

(MacIntyre 2013b 220)

94

Au contraire lrsquoEacutetat-nation moderne doit son existence agrave la seacuteparation de ces eacuteleacutements

(MacIntyre 2013b 206) et agrave leur confinement dans la sphegravere priveacutee La grandeur laquo deacutemesureacutee raquo

de lrsquoEacutetat-nation est pour MacIntyre un obstacle majeur agrave la deacutelibeacuteration commune et agrave la vie

pratique reacutefleacutechie (1999 131) Agrave ce niveau la pratique se deacuteteacuteriorera neacutecessairement selon lui

en un jeu drsquointeacuterecircts ougrave la force non rationnelle de lrsquoargent et du pouvoir aura un rocircle important

Ainsi on peut dire que MacIntyre conccediloit lrsquoactiviteacute politique de lrsquoEacutetat-nation seulement dans

son aspect laquo technique raquo et utilitaire50 Au contraire de Manent MacIntyre parle donc tregraves peu

de la nation sans lrsquoassocier immeacutediatement agrave lrsquoEacutetat De plus comme nous venons de le voir le

philosophe eacutecossais fonde sa critique de lrsquoEacutetat-nation sur la possibiliteacute de participation et de

deacutelibeacuteration effective de tous les citoyens ou de la plupart drsquoentre eux Il faut maintenant

consideacuterer plus preacuteciseacutement ces deux points lrsquoun agrave la suite de lrsquoautre Nous devons toutefois

avant cela conclure sur les conceptions de la raison commune qui sont avanceacutees par les deux

philosophes

Nous pouvons voir que ce deacutebat reproduit en quelque sorte la tension deacutejagrave identifieacutee entre

lrsquoapproche dialectique et lrsquoapproche rheacutetorique MacIntyre deacutefendant davantage la premiegravere et

Manent la seconde Leurs positions agrave cet eacutegard sont deacutejagrave annonceacutees par leur conception

respective de la loi naturelle En effet nous avons vu que MacIntyre associe ses preacuteceptes

principalement agrave des conditions premiegraveres drsquoune discussion commune Bien sucircr en ce sens il

nrsquoest pas eacuteloigneacute de la conception aristoteacutelicienne du logos rheacutetorique comme clarification des

50 laquo Modern nation-states are governed through a series of compromises between a range of more of less conflicting

economic and social interets [hellip] What determines both bargaining power and such ability is in key part money

money used to provide the resources to sustain political power electoral resources media resources relationships

to corporations And the outcome is that [hellip] the distribution of goods by government in no way reflects a common

mind arrived at through widespread share deliberation governed by norms of rational enquiry raquo (MacIntyre 1999

131)

95

biens partageacutes Or MacIntyre place en quelque sorte cette laquo discussion raquo agrave lrsquoeacutecart des exigences

du kairos politique et lui confegravere un ideacuteal laquo scientifique raquo de recherche de la veacuteriteacute Il semble

concevoir la raison politique comme une entreprise proprement dialectique alors qursquoAristote

pour sa part deacutefinit cette derniegravere soit comme laquo discussion avec la moyenne des gens raquo (Rhet

I 1 1355a) lors de laquo rencontres journaliegraveres raquo (Top I 2 101a30) soit comme moyen de

deacutecouvrir la veacuteriteacute et les principes premiers de chaque science (Top I 2 101a35 sq) Il est

concevable que MacIntyre tente en fait de reacuteunir ces deux aspects au sein drsquoune mecircme pratique

en voulant lui confeacuterer une teneur morale et politique

Toutefois comme nous lrsquoavons vu associer la deacutelibeacuteration politique drsquoabord agrave une

recherche dialectique de la veacuteriteacute ou de la compreacutehension risque drsquoocculter les exigences de

lrsquoaction et du gouvernement effectif Nous avions alors mentionneacute qursquoune telle philosophie de

la discussion civique ne peut qursquoavoir une posture critique Ce nrsquoest donc pas sans raison nous

croyons que Manent souligne cette dimension dans la philosophie de MacIntyre laquo On

comprend comment cet Aristote mutileacute vient servir la posture oppositionnelle dont MacIntyre

ne srsquoest jamais deacuteparti MacIntyre est toujours lsquopourrsquo la communauteacute subpolitique menaceacutee par

lrsquoassociation politique qui monte en puissance et lsquocontrersquo cette derniegravere raquo (Manent 2005 2)

Cette posture serait alors une tentative ajoute Manent de conserver la laquo sana pars raquo de la

pratique humaine dans la communauteacute locale (Manent 2005 3) Il est en effet certain que les

possibiliteacutes de conflits entre toute une gamme de biens sont restreintes lorsqursquoon situe la vie

pratique dans une activiteacute comme la pecircche ou dans une ascegravese comme le monachisme Or la

raison qui assure le gouvernement politique est confronteacutee agrave une tension bien plus grande entre

les opinions de la communauteacute politique par rapport auxquelles elle doit sans cesse trancher un

96

laquo problegraveme insoluble raquo MacIntyre cherche en quelque sorte agrave eacuteviter le commandement propre

agrave la politique un commandement qui produit neacutecessairement une certaine ineacutegaliteacute et une

certaine partialiteacute Il y a en effet une grande diffeacuterence entre lrsquoautoriteacute du maicirctre artisan et celle

du gouvernement Agrave lrsquoinverse si pour Manent la raison doit accepter de perdre en autoriteacute pour

devenir laquo reacuteelle raquo pour produire un reacutegime politique libre il ne semble que MacIntyre soit precirct

agrave faire ce sacrifice

En voulant rapprocher ainsi theacuteorie et pratique51 il est possible que MacIntyre perde de vue

les pleines possibiliteacutes de lrsquoune comme de lrsquoautre Alors qursquoil insiste sur le moment dialectique

de la reacuteflexion sur les principes52 il oublie peut-ecirctre que la dialectique nrsquoest pour Aristote qursquoune

eacutetape vers la sagesse ou la connaissance scientifique Ainsi selon Manent MacIntyre ne

consideacutererait pas suffisamment la possibiliteacute drsquoune science proprement pratique et avant tout

une science politique Comme nous le verrons maintenant cette position lui dissimulerait alors

la nature veacuteritable de lrsquoEacutetat-nation moderne tout en ayant eacutegalement un avantage celui drsquooffrir

une laquo pheacutenomeacutenologie raquo qui clarifie les exigences de lrsquoaction rationnelle (Manent 2005 3)

32 La nation et le gouvernement repreacutesentatif

Notons drsquoembleacutee que MacIntyre ne rejette pas lrsquoexistence mecircme de lrsquoEacutetat-nation qui demeure

neacutecessaire pour assurer certains biens publics tels que la seacutecuriteacute les ressources premiegraveres etc

(MacIntyre 2016b 1999 1313) Or lrsquoEacutetat doit pouvoir limiter la porteacutee de ses propres principes

afin que puissent srsquoeacutepanouir les communauteacutes intermeacutediaires qui incarnent diffeacuterentes pratiques

51 Sur le rapport entre theacuteorie et pratique chez MacIntyre et sur les probleacutematiques qursquoengendrent sa position on

consultera Beiner (2014 183-8) 52 laquo La nature de lrsquoarchē est bien entendu eacutetablie par les investigations theacuteoriques de la dialectique ndash y compris

lrsquoepagōgē issue de lrsquoexpeacuterience du jugement phroneacutetique ndash et non par la deacutelibeacuteration raquo (MacIntyre 1993 146)

97

garantes du deacuteveloppement de la rationaliteacute et des vertus De lrsquoautre cocircteacute ce sera aux groupes

intermeacutediaires de soupeser les coucircts et les beacuteneacutefices dans leur relation avec laquo ces compagnies

drsquoutiliteacute geacuteantes raquo (MacIntyre 1999 132) que sont les Eacutetats-nations En fait la forme de lrsquoEacutetat-

nation ne peut selon MacIntyre que deacuteployer une raison instrumentale puisqursquoil nrsquoa pas lui-

mecircme de discours eacutethique substantiel ou plutocirct la moderniteacute lui refuse tout type de discours sur

le bien (MacIntyre 1993 363-4)

Ce jugement est eacutegalement partageacute par Manent LrsquoEacutetat moderne nrsquoa pas lui-mecircme de parole

car son eacutedification a servi agrave eacutetouffer les paroles autoritaires du roi et de lrsquoEacuteglise (Manent 2010b

15) Il a revendiqueacute le monopole du commandement indeacutependant de toute opinion et reacutegissant

toutes opinions qursquoil confine maintenant agrave la socieacuteteacute civile En ne revendiquant aucun laquo bien

ultime raquo lrsquoEacutetat promeut le bien qui est le plus directement accessible agrave la perception et agrave la

jouissance de tous ndash et donc qui a le moins besoin de laquo parole raquo ndash soit la stabiliteacute et la seacutecuriteacute

Mais comme la vie humaine ne peut pas ecirctre sans parole sans raisons lrsquoEacutetat devra se reacutefeacuterer

constamment agrave la parole de la socieacuteteacute en assumant un rocircle repreacutesentatif (Manent 2014b 557

2010b 32) Selon Manent le problegraveme de la laquo neutraliteacute de lrsquoEacutetat raquo qui seacutepare radicalement les

paroles et les actions est reacutesolu par le dispositif du gouvernement repreacutesentatif veacuteritable

innovation politique de la moderniteacute Or ce qui permet la repreacutesentation est lrsquoexistence drsquoun

peuple agrave repreacutesenter posseacutedant deacutejagrave un langage commun pour avoir une parole commune soit

la forme politique de la nation (Manent 2010b 16-17) La forme nationale preacutecegravede le reacutegime

repreacutesentatif et celui-ci permet agrave la nation drsquoatteindre sa maturiteacute

Le gouvernement repreacutesentatif a bien sucircr un deacutesavantage majeur selon Manent celui

laquo drsquoobscurcir le lieu de lrsquoaction raquo (Manent 2014b 557) Dans un reacutegime repreacutesentatif il y a en

98

effet une certaine incertitude concernant lrsquoidentiteacute de ceux qui deacutelibegraverent et qui agissent

effectivement notamment entre les repreacutesentants et les repreacutesenteacutes La reacuteponse agrave cette question

doit faire avec le laquo double jeu raquo inheacuterent au reacutegime repreacutesentatif lrsquoidentification positive avec

le pouvoir repreacutesentatif ndash qui se divise souvent entre la majoriteacute et lrsquoopposition ndash est

neacutecessairement accompagneacutee drsquoune certaine alieacutenation dans la capaciteacute drsquoaction effective

(Manent 2001 32) Le peuple est censeacute agir agrave travers ses repreacutesentants mais il se sent souvent

mal repreacutesenteacute Plus encore alors que lrsquoEacutetat srsquoarroge le pouvoir politique en confiant les paroles

autoritaires (car substantielles) dans la socieacuteteacute le citoyen lui-mecircme perd de sa capaciteacute drsquoaction

crsquoest-agrave-dire dans celle de faire valoir de nouveaux commencements en liant la parole agrave lrsquoaction

Cette critique a eacuteteacute notoirement avanceacutee par Marx auteur qui inspire une partie de la philosophie

de MacIntyre53

Ce problegraveme serait particuliegraverement preacutegnant au sein des deacutemocraties contemporaines

Nous avons vu que la repreacutesentation srsquoessoufflait au profit des revendications particuliegraveres et

drsquoune demande de participation accrue aux deacutecisions politiques parfois inspireacutee de la

laquo deacutemocratie directe raquo Face agrave cette situation la reacuteponse de Manent sera que le remegravede aux

deacutefauts du gouvernement repreacutesentatif est encore plus de gouvernement repreacutesentatif En effet

selon lui le gouvernement repreacutesentatif est le dispositif qui permet lrsquounion la plus intime et la

plus efficace entre laquo la civilisation et de la liberteacute raquo (2006 46) En tant que son existence et sa

leacutegitimiteacute sont tributaires de la forme nationale le gouvernement repreacutesentatif y inscrit son

action et donne un dynamisme aux diffeacuterentes institutions sociales En ce sens il est aux

53 Cf notamment Alasdair MacIntyre 1968 Marxism and Christianity London Duckworth Pour une biographie

intellectuelle de MacIntyre cf Eacutemile Perreau-Saussine 2005 Alasdair MacIntyre une biographie intellectuelle

Paris Presses Universitaires de France

99

antipodes de la laquo gouvernance raquo qui laquo se ramegravene agrave lrsquoexercice du commandement par un appareil

entiegraverement deacutetacheacute de lrsquoordre politique crsquoest-agrave-dire de tout reacutegime comme de toute forme

politique raquo ainsi que laquo de la question de la veacuteriteacute sur lrsquoordre humain raquo (Manent 2015b 132)

Drsquoun autre cocircteacute la politique repreacutesentative peut favoriser la correction de certains des deacutefauts

ou injustices de la culture nationale par sa capaciteacute de leacutegifeacuterer et de deacutecreacuteter de produire un

commandement effectif Ainsi cette double possibiliteacute permet selon Manent lrsquoadeacutequation entre

une tradition culturelle et la liberteacute des individus

Pour ce faire lrsquoEacutetat-nation demande lrsquoalleacutegeance de tous ces citoyens En effet le

gouvernement repreacutesentatif ne repreacutesente pas tel ou tel groupe particulier mais la nation dans

son ensemble crsquoest-agrave-dire des individus deacutetenteurs de la citoyenneteacute Lrsquoopeacuteration nationale

srsquooppose alors au communalisme qui selon Vincent Descombes (2013b 211) laquo entend fonder

lrsquouniteacute politique du groupe sur la lsquoreligion de groupersquo plutocirct que sur lrsquoadheacutesion libre des citoyens

agrave leurs institutions politiques raquo Un des vecteurs de lrsquoapparition de lrsquoEacutetat moderne fut

effectivement le principe de laiumlciteacute qui exclut la pratique religieuse des institutions politiques

afin de confeacuterer une certaine liberteacute de conscience aux individus On peut alors affirmer encore

avec Descombes (2013b 212) qursquoune socieacuteteacute laquo ne peut pas se deacutefinir comme nation tant qursquoelle

nrsquoa pas accepteacute de se conformer agrave lrsquoexigence individualiste de la liberteacute de conscience ce qui

implique que la religion doit cesser drsquoy apparaicirctre comme une pratique du groupe pour y devenir

une pratique personnelle raquo La laiumlciteacute permet le gouvernement de soi et le gouvernement de soi

implique un certain individualisme

Cet individualisme reacutepugne agrave MacIntyre qui y associe un certain arbitraire au sein de la

rationaliteacute pratique drsquoun agent qui devra maintenant se deacuteterminer lui-mecircme Ici lrsquoexemple de

100

la religion est particuliegraverement pertinent Pour MacIntyre la religion en tant que pratique

veacutehiculant des normes communes et des visions substantielles de lrsquoexcellence nrsquoest pas

seacuteparable de la rationaliteacute pratique Toutefois selon Manent ce principe de seacuteparation propre agrave

lrsquoEacutetat-nation nrsquoimplique pas la dissolution des coutumes et des normes faisant autoriteacute au sein

de la socieacuteteacute (Manent 2015b) Au contraire le gouvernement repreacutesentatif est pour Manent la

faccedilon dont une socieacuteteacute culturellement et historiquement situeacutee peut avoir prise sur elle-mecircme

La sphegravere publique libeacuterale donc laiumlque permet la repreacutesentation du conflit tout en jugeant

celui-ci agrave partir de quelque chose de commun soit des mœurs des pratiques une histoire une

religion etc eacuteleacutements qui perdurent au sein de la socieacuteteacute Et mecircme lrsquoexistence du

gouvernement repreacutesentatif est la condition de lrsquoeacutepanouissement des groupes particuliers et de

leur liberteacute puisque le commandement politique puisant sa leacutegitime drsquoune communauteacute

drsquoidentification nrsquoest pas ainsi eacutetranger aux citoyens Tel ne serait pas le cas par exemple au

sein de lrsquoempire ougrave bien que les communauteacutes particuliegraveres puissent parfois ecirctre preacuteserveacutees nul

ne pourrait nier qursquoelles disposent de moins de liberteacute pour deacutelibeacuterer sur leur bien Au contraire

de ce qursquoaffirme MacIntyre mourir pour la nation nrsquoeacutequivaudrait pas alors agrave laquo mourir pour la

compagnie de teacuteleacutephone raquo (1994 303) comme pourrait lrsquoattester diverses formes de patriotisme

et de nationalisme au cours du siegravecle dernier

Ainsi au sein du reacutegime du gouvernement repreacutesentatif les citoyens laquo choisissent leurs

repreacutesentants pour ecirctre bien repreacutesenteacutes cela est certain mais aussi et drsquoabord afin drsquoecirctre bien

gouverneacutes raquo (Manent 2017b) Et ce bon gouvernement nrsquoest pas en soi tributaire drsquoune

Notre traduction Le passage complet se lit ainsi laquo Nevertheless even in a representative republic the basis of

political life does not lie in the mechanism of representation Not only would it be hard to believe in the sincerity

of a politician who would say ldquomy policy is to represent yourdquo in fact this would be a sufficient reason not to choose

101

conception partageacutee du monde Plutocirct un bon reacutegime politique permet de recevoir le conflit des

liberteacutes agrave lrsquoaide drsquoune juste tension entre les possibiliteacutes ouvertes par ces liberteacutes et une certaine

preacutetention agrave la veacuteriteacute sur le tout La vertu politique neacutecessite alors des compromis que les

pratiques particuliegraveres nrsquoont pas agrave faire En visant agrave conserver cette laquo pureteacute raquo de la pratique

MacIntyre occulte le veacuteritable exercice de la prudence politique Si MacIntyre ne croit pas que

le raisonnement pratique aristoteacutelicien puisse se deacuteployer dans lrsquoEacutetat moderne (MacIntyre 2016a

176) crsquoest qursquoil oublie que la prudence est eacutegalement leacutegislatrice un raisonnement pratique nrsquoa

pas neacutecessairement agrave se conclure en une action pour celui qui le conduit car crsquoest le choix

deacutelibeacutereacute qui confegravere agrave lrsquoaction son principe Ainsi la leacutegislation eacutetatique peut constituer en un

raisonnement pratique aristoteacutelicien dont la conclusion constituera le principe des juges et des

administrateurs ainsi que des citoyens (cf sect13)

En somme selon Manent MacIntyre serait trop peu sensible aux ressources eacutethiques du

gouvernement repreacutesentatif malgreacute leur apparente diminution ainsi qursquoagrave lrsquoimportance qursquoy

joue la laquo raison commandante raquo pour assurer la liberteacute des individus face agrave la domination

eacutetrangegravere que celle-ci soit directement politique ou commerciale (cf sect213) Ce dernier ne

reconnaicirctrait pas assez la deacutependance des institutions sociales envers le pouvoir politique une

relation qui pour Aristote srsquoanalyse au niveau du reacutegime politique dans la faccedilon qursquoont les

citoyens de se gouverner politiquement MacIntyre ne srsquointeacuteresse somme toute que tregraves peu agrave la

question du reacutegime et par lagrave occulte certaines possibiliteacutes ouvertes agrave la raison pratique pour se

such a person as a representative The French like the citizens of other republics choose their representatives in

order to be well-represented to be sure but also and first of all in order to be well-governed raquo

102

deacuteployer dans la moderniteacute par la meacutediation de la deacutemocratie repreacutesentative et de la forme

nationale qui lrsquoinstitue

Les arguments de Manent sur la leacutegitimiteacute et la neacutecessiteacute du gouvernement repreacutesentatif

national nous semblent ici deacutecisifs En tant que communauteacute drsquoidentification ce dispositif

politique possegravede les ressources pour offrir des principes propices agrave une deacutelibeacuteration reacutefleacutechie

chez les citoyens Bien sucircr lrsquouniteacute politique de la parole et de lrsquoaction du gouvernement

repreacutesentatif et de la socieacuteteacute demande un effort consideacuterable et constant de dialogue et de mise

en commun des motifs pratiques En face des mutations politiques actuelles des deacutemocraties

occidentales il srsquoagit alors de savoir laquo si la nation preacutecairement balanceacutee entre perseacuteveacuterer dans

lrsquoecirctre et se laisser disloquer par la force des flux peut ecirctre encore le cadre et lrsquoagent drsquoune

deacutelibeacuteration et drsquoune action qui ouvrent un avenir deacutesirable et signifiant pour tous ces citoyens raquo

(Manent 2015b 127-8) Pour ce faire la nation doit trouver une faccedilon drsquoactualiser ses ressources

eacutethiques et politiques La solution reacuteside autant pour Manent que MacIntyre dans le

rapprochement entre lrsquohomme et le citoyen crsquoest-agrave-dire dans une certaine participation des

citoyens aux affaires publiques Conformeacutement agrave ses inspirations marxistes MacIntyre conccediloit

lrsquoideacuteal de la praxis dans lrsquoabolition de la distance entre les deux alors que Manent plus libeacuteral

veut conserver une distinction suivant en cela la philosophie pratique aristoteacutelicienne les vertus

du citoyen deacutependent du type de reacutegime politique alors que la vertu drsquoun homme de bien est la

mecircme partout (Pol III 4) Nous verrons maintenant quelles possibiliteacutes peuvent ecirctre accessibles

au gouvernement repreacutesentatif afin de proceacuteder agrave un tel rapprochement agrave une actualisation des

vertus citoyennes et donc des biens qui y sont associeacutes

103

33 Participation politique et deacutemocratie

Nous avons vu qursquoAristote consideacuterait la participation deacutemocratique aux affaires publiques

comme bonne et mecircme neacutecessaire agrave stabiliteacute de lrsquoEacutetat (Pol III 11 1281b25 sq) Le laquo grand

nombre raquo en tant que somme de compeacutetences particuliegraveres possegravede selon Aristote des capaciteacutes

de juger adeacutequates Seulement tous ne peuvent gouverner en mecircme temps Ainsi la vertu de la

plupart des citoyens lorsqursquoils seront gouverneacutes sera davantage lrsquolaquo opinion vraie raquo que la

prudence (Pol III 4 1277b25-30) autrement dit le bon jugement sur les propositions des

orateurs et des magistrats plus que la capaciteacute directe de traiter des probleacutematiques drsquoaffaires

publiques qui demandent parfois de lrsquoexpertise Un tel exercice preacuteparera les citoyens agrave exercer

agrave leur tour le gouvernement et la vertu de prudence (Pol VII 14) crsquoest le principe de

lrsquoalternance des gouvernants et des gouverneacutes (cf sect13)

On peut donc identifier un lien entre la participation politique lrsquoattachement agrave lrsquoEacutetat (ou agrave

la communauteacute) et lrsquoacceptation preacutealable du commandement ou de lrsquoautoriteacute leacutegitimes Nous

avons retrouveacute ces trois pocircles dans les approches drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent

Tous deux visent alors agrave actualiser ce rapport mais de faccedilon diffeacuterente Selon Manent cette

actualisation doit se faire comme nous venons de le voir au niveau de lrsquoEacutetat-nation Cela

passera neacutecessairement par des actions politiques renvoyant agrave un horizon signifiant pour une

communauteacute Il srsquoagit drsquoabord pour Manent de laquo ranimer la repreacutesentation la conscience et la

volonteacute drsquoune vie commune le sentiment qursquoil est deacutesirable de participer agrave une forme de vie raquo

(Manent 2015b 121) Le gouvernement repreacutesentatif doit alors retrouver le sens du

commandement crsquoest-agrave-dire deacutecider de prendre des moyens concrets pour assurer lrsquouniteacute de la

nation au-delagrave des groupes particuliers mais sans en faire fi (Manent 2015b 135-136) Cela

104

nrsquoexclut pas le deacutebat mais drsquoun type ougrave le gouvernement doit laquo prendre position raquo et laquo guider

lrsquoaction publique drsquoune maniegravere qui tiennent compte des conditions preacutesentes raquo (Manent 2015b

139) crsquoest-agrave-dire des circonstances particuliegraveres et de lrsquoensemble des motifs humains derriegravere

les deacutesaccords

Bien que cela demande de la confiance et de la deacutefeacuterence de la part des citoyens un

gouvernement qui assume ainsi son caractegravere repreacutesentatif et national contribuera agrave susciter de

tels sentiments Pour ce faire il faut selon Manent que la deacutelibeacuteration politique soit laquo nourrie raquo

par des laquo propositions sur lrsquohistoire passeacutee raquo qui laquo motivent et encourant la deacutecision politique

prudente sans que celle-ci soit deacuteductible de celle-lagrave raquo (Manent 2015b 87) Bref il srsquoagit de

retrouver une narration commune propre agrave la laquo rationaliteacute des traditions raquo

Conformeacutement au scheacutema de la rationaliteacute des traditions si une telle narration srsquoeacutepuise elle

doit retrouver sens au sein des pratiques particuliegraveres ougrave les participants peuvent faire des choix

reacutefleacutechis conformes aux standards de la pratique Il faut alors reacuteduire le champ de la pratique

laquo Srsquoil doit y avoir une pratique qui implique la participation agrave une deacutelibeacuteration partageacutee et si

cette deacutelibeacuteration doit ecirctre effective dans la prise de deacutecision alors les communauteacutes de pratique

devront se constituer agrave une eacutechelle reacuteduite [hellip] (MacIntyre 2006b 39) Toutefois comme nous

lrsquoavons vu les principes de la raison pratique afin drsquoassurer agrave la fois la liberteacute et la rationaliteacute

doivent partir du reacutegime politique ce qui inclut une certaine mise agrave lrsquoeacutecart des communauteacutes

particuliegraveres de la sphegravere du commandement politique Une telle participation bien qursquoagrave eacutechelle

reacuteduite se doit donc drsquoecirctre en lien avec lrsquoactiviteacute politique eacutetatique Crsquoest en ce sens que la

Notre traduction laquo If there is to be practice that involves widely shared participation in deliberation and if that

deliberation is to be effective in decision-making then communities of practice will have to be small-scale local

communities [hellip] raquo

105

solution au problegraveme de la deacutelibeacuteration dans les deacutemocraties contemporaines ne peut ecirctre le

communalisme MacIntyre a toutefois raison drsquoaffirmer que laquo la dimension politique de la vie

humaine reccediloit son expression dans des formes institutionnaliseacutees de deacutelibeacuteration par lesquelles

les agents humains ont la capaciteacute de se diriger eux-mecircmes et drsquoeacuteduquer les autres agrave se diriger

ainsi vers lrsquoaccomplissement des biens et du Bien raquo (MacIntyre 2013b 206) Ainsi la raison

deacutelibeacuterative doit se deacuteployer au sein drsquoinstitutions qui confegraverent une certaine fonction politique

ici celle du citoyen qui concerne le bien commun soit lrsquoexistence mecircme de la communauteacute et

de son mouvement vers la bonne activiteacute ou le laquo bien-vivre raquo

Il apparaicirct alors qursquoune solution au problegraveme de la deacutelibeacuteration rationnelle dans les

deacutemocraties contemporaines reacuteside dans un renforcement de la forme nationale et du

gouvernement repreacutesentatif tel que lrsquoa preacuteconiseacute Manent mais en y adjoignant la possibiliteacute

drsquoune participation effective des citoyens au sein des institutions politiques comme le promeut

MacIntyre et ce par lrsquointermeacutediaire drsquoune fonction politique La deacutelibeacuteration doit retrouver son

rocircle drsquoarkhē agrave la fois au sens de cause et au sens de charge politique Degraves lors il serait possible

peut-ecirctre paradoxalement agrave premiegravere vue de mener agrave bien la solution reacutepublicaine de Manent agrave

lrsquoaide drsquoun dispositif deacutemocratique en impliquant les citoyens dans les charges publiques Cette

mesure permettrait notamment lrsquoactualisation de la deacutemocratie comme reacutegime de gouvernement

plutocirct que cadre drsquoexpression des particulariteacutes Pour ce faire il faut ici agrave nouveau invoquer la

distinction faite par Aristote entre gouvernants et gouverneacutes qui en implique eacutegalement une

autre entre une fonction politique deacutetermineacutee et une fonction politique indeacutetermineacutee (cf sect13)

Notre traduction laquo The political dimension of human life receives its expression in those institutionalized forms

of deliberation through which human agents are able to direct themselves and to educate others as to how to direct

themselves towards the achievement of those goods and that good raquo

106

Nous avons vu que la distinction entre gouvernants et gouverneacutes ainsi que la rotation entre

les deux preacutevue dans un reacutegime deacutemocratique permettait agrave la communauteacute drsquoassurer un

mouvement interne qui puisse contribuer agrave sa bonne activiteacute crsquoest-agrave-dire agrave la vertu de ses

citoyens La premiegravere des vertus drsquoun reacutegime politique est en quelque sorte la modeacuteration vu la

pluraliteacute des biens leacutegitimes pouvant faire objet de revendications La distinction entre

gouvernants et gouverneacutes permet alors de modeacuterer les revendications des uns et des autres et

surtout des gouvernants jugeacutes par les gouverneacutes tout en assurant qursquoil y ait possibiliteacute drsquoun

commandement effectif pouvant permettre lrsquoactiviteacute reacutefleacutechie Cet eacutequilibre suppose toutefois

que le rapport entre gouvernants et gouverneacutes nrsquoen soit pas un de domination mais de persuasion

Cela est favoriseacute lorsque les gouverneacutes de par leur statut de citoyen participent agrave une fonction

politique qursquoAristote qualifie drsquo laquo indeacutetermineacutee raquo puisqursquoelle ne correspond pas agrave une

magistrature preacutecise Il srsquoagit toutefois bien drsquoune fonction qui srsquoexerce au sein drsquoinstitutions

speacutecifiques telles que les jurys les comiteacutes de redressement des comptes ou lrsquoAssembleacutee des

citoyens

Comme lrsquoa souligneacute Garsten (2011 174-7) ces institutions donnent des fins particuliegraveres

des engagements et des standards aux citoyens qui y exercent une fonction Cette activiteacute de

gouvernement est ce qui permet laquo drsquoaligner les fins externes et internes raquo (Garsten 2011 175)

car elle ne peut se deacutetacher du choix effectif des moyens En effet comme le souligne Manent

laquo lrsquoordre politique est lrsquoordre de la vie humaine qui peut [hellip] le moins eacutechapper agrave lrsquoobligation

de chercher les moyens Celui qui gouverne est par excellence celui qui deacutelibegravere sur les

moyens raquo (Manent 2014b 554) Selon Garsten (2011 175-6) diffeacuterentes fonctions politiques

permettent eacutegalement de fournir des critegraveres de jugement plus preacutecis aux citoyens agrave travers

107

diffeacuterents types de buts et donc de rheacutetoriques Cela permet drsquoeacuteviter notamment que les citoyens

jugent agrave partir drsquointeacuterecircts et de preacutefeacuterences individuelles54 un standard qui est par exemple

particuliegraverement mobiliseacute au sein des campagnes eacutelectorales actuelles et qui est propre agrave la

rheacutetorique publicitaire entiegraverement axeacutee sur les fins externes (Garsten 2011 176)

En fait ces propositions visent avant tout agrave confeacuterer de lrsquoactiviteacute au dispositif actuel de la

deacutemocratie repreacutesentative que Bernard Manin a notamment qualifieacute de laquo deacutemocratie du

public raquo et qui serait deacutefinie par une dimension passive et reacuteactive de lrsquoexpression politique chez

les citoyens (Manin 2012 284) En engageant les citoyens dans le gouvernement politique cette

activiteacute pourrait alors motiver les deacutemocraties contemporaines agrave laquo entretenir la recherche de leur

juste critegravere raquo plutocirct qursquoagrave promouvoir des normes abstraites qui risquent de susciter le deacutesinteacuterecirct

Ainsi au contraire du proceacuteduralisme eacutepisteacutemique le but est de rendre les citoyens plus

inteacuteresseacutes crsquoest-agrave-dire soucieux des conseacutequences des revendications particuliegraveres sur le bien-

ecirctre de la communauteacute dans son ensemble55

Crsquoest eacutegalement de cette faccedilon que les citoyens peuvent deacutevelopper un certain laquo caractegravere

deacutelibeacuteratif raquo Le kairos propre agrave la politique demande un exercice de calcul et de prudence ainsi

qursquoune responsabilisation face aux conseacutequences qui en deacutecoulent En effet nous avons vu que

54 De mecircme sur le rapport entre la fonction politique et le jugement objectif et responsable Boumlckenfoumlrde (2000

305) eacutecrit laquo Si lrsquoon conccediloit la position des organes indeacutependants de direction formellement repreacutesentatifs comme

eacutetant celle drsquoune fonction (Amt) on deacutecouvre alors la base sur laquelle la liberteacute agrave lrsquoeacutegard des obligations

particuliegraveres et des instructions de base [hellip] ne retombe pas dans la sphegravere du bon plaisir de la volonteacute laquo nue raquo du

titulaire individuel de lrsquoautoriteacute Au concept de fonction appartient lrsquoideacutee du service pour autrui lrsquoorientation sur

des missions et des responsabiliteacutes qui se distinguent des inteacuterecircts propres [hellip] raquo 55 Sur ce point Crystal Cordell Paris (2016 105) rapprochant la conception politique de Madison agrave celle drsquoAristote

eacutecrit laquo In contrast to Rawlsian and Habermasian deliberation Madisonian deliberation adopts the criteria of

political capacity and judgment (ldquowisdomrdquo) rather than procedural objectivity a simultaneously affective and

rational attachment to the particular political regime rather than a purely rational commitment to the universal

principle of autonomy raquo

108

la deacutelibeacuteration rend le choix plus volontaire ce qui implique une exposition aux blacircmes et aux

louanges Le blacircme potentiel ou actuel peut mener au sentiment de honte qui est laquo la semi-vertu

de celui qui apprend raquo et qui peut donc susciter la deacutefeacuterence (Nieuwenburg 2004 456) crsquoest-agrave-

dire une motivation agrave juger et agir minutieusement en vue du bien commun

De plus la participation politique telle que deacutecrite permettrait de laquo clarifier raquo le lieu de

lrsquoaction en preacutecisant et confirmant lrsquoaspect deacutemocratique des socieacuteteacutes libeacuterales actuelles Alors

que la souveraineteacute du laquo peuple raquo de par son abstraction aurait contribueacute au deacuteveloppement de

la laquo souveraineteacute illimiteacutee de lrsquoindividu particulier raquo (cf p 66) un dispositif politique plus

participatif pourrait reacutetablir la souveraineteacute dans un juste milieu plus identifiable Aristote eacutecrit

par exemple

Peut-ecirctre en effet est-il correct aussi de proceacuteder comme le font les deacutemocraties car ce nrsquoest

pas le juge ni le membre du Conseil ou de lrsquoAssembleacutee pris individuellement qui deacutetient

lrsquoautoriteacute mais bien le Tribunal tout entier le Conseil et le Peuple [ie lrsquoAssembleacutee du peuple]

dont chacun de ceux que nous avons nommeacutes nrsquoest qursquoune fraction (et jrsquoentends par fraction celui

qui fait partie du Conseil ou de lrsquoAssembleacutee ou du Tribunal) raquo (Pol III 11 1282a28 sq)

Ici la souveraineteacute reacuteside non pas dans lrsquoindividu deacutetenteurs de droits ou alors dans le peuple

comme ensemble non deacutetermineacute mais dans les citoyens rassembleacutes selon diffeacuterentes fonctions

politiques Ce nrsquoest pas sans raison qursquoAristote apregraves cette analyse peut affirmer que la

souveraineteacute doit reacutesider dans les lois (Pol III 11 1282b1-2) car ce sont les lois qui deacuteterminent

ceux qui exercent les charges Cette conception de la souveraineteacute pourrait alors favoriser la

deacutelibeacuteration agrave partir de la loi et donc en vue du bien commun

109

Notons que ces consideacuterations institutionnelles srsquoapparentent agrave certaines thegraveses avanceacutees

par le courant laquo non eacutepisteacutemique raquo de la deacutemocratie deacutelibeacuterative qui vise notamment un juste

milieu entre une proceacutedure universelle appuyeacutee par des normes de communication et une

deacutelibeacuteration deacutemocratique ponctuellement mise en oeuvre au sein de laquo mini-publics raquo Cette

conception est par exemple porteacutee par lrsquoideacutee de laquo systegraveme deacutelibeacuteratif raquo qui renvoie agrave une

laquo division fonctionnelle du travail raquo de la deacutelibeacuteration tout en insistant sur le caractegravere inteacutegreacute

des instances deacutelibeacuteratives au sein drsquoun Eacutetat (Parkinson et Mansbridge 2012 1-7 Warren 2007)

Un tel laquo design institutionnel raquo doit toutefois ecirctre consideacutereacute comme un moyen plus qursquoune

fin puisque la rectitude du jugement politique deacutepend avant tout des connaissances et des vertus

de ceux qui lrsquoexercent Il y a donc bien sucircr une dimension eacutepisteacutemique qursquoil faille prendre en

compte Comme nous lrsquoavons vu cette dimension ne se reacuteduit pas agrave lrsquoexpertise bureaucratique

bien que celle-ci puisse ecirctre neacutecessaire Ce sera alors la tacircche des philosophes et des savants de

permettre aux personnes ordinaires drsquoarticuler les preacutesuppositions impliqueacutees dans leurs actions

meacuteconnues jusqursquoalors pour que ces personnes deviennent capables de critiquer ces

preacutesuppositions et de srsquoengager dans une deacutelibeacuteration critique et autocritique avec les autres au

sein de leurs foyer lieu de travail eacutecole clinique et communauteacute politique locale raquo (MacIntyre

2013b 207)

Ici la deacutelibeacuteration politique retrouve le problegraveme de lrsquoeacuteducation souvent laisseacute de cocircteacute par les

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative (Salkever 2002) La philosophie pratique

aristoteacutelicienne en tant qursquoelle preacutesente une deacutemarche de remise en question des opinions

Notre traduction laquo For one task of the philosopher is to enable plain persons to articulate the hitherto

unrecognized presuppositions of their actions so that they become able to criticize those presuppositions and to

engage in critical and self critical deliberation with others in their household workplace school clinic local

political society raquo

110

reacuteputables preacutesentes au sein de tout reacutegime politique peut dans cette perspective ecirctre utile (cf

sect22) Cette remise en question est possible agrave partir de certains critegraveres comme lrsquoexplication

teacuteleacuteologique de la nature ou les dispositions de caractegravere qui sont plus laquo fonctionnels raquo que

cateacutegoriques et qui demandent donc un exercice de discernement56 Les œuvres drsquoAlasdair

MacIntyre et de Pierre Manent pour leur part nous montrent comment ces critegraveres peuvent

fournir une compreacutehension profonde de la vie sociale et politique contemporaine

56 laquo From an Aristotelian perspective modernity appears not as an error but as a successful cultural movement that

has unnecessarily excluded certains possibilites which are in fact compatible with its central commitments

commitments shared by Plato and Aristotle The shared commitments are persistent causal inquiry in science and

freedom from repressive control in morals and politics the unnecessarily excluded possibilities are teleological

explanation in science and agent morality in practical matters raquo (Salkever 1990 159) Sur la question de lrsquoeacuteducation

agrave laquo lrsquoeacutethique des questions naturelles raquo voir notamment Salkever (2000 1990) et MacIntyre (1999)

111

Conclusion

En conclusion la theacuteorisation de la deacutelibeacuteration politique nrsquoest pas indeacutependante drsquoun ensemble

de facteurs propres agrave toute activiteacute politique Dans le but drsquoanalyser ce qui serait une conception

exhaustive de la deacutelibeacuteration politique dans une perspective aristoteacutelicienne nous avons eacuteteacute

conduits agrave mener une reacuteflexion sur quatre thegravemes particuliers

Drsquoabord il a eacuteteacute question de la nature de la rationaliteacute pratique Nous avons alors insisteacute sur

sur son aspect pratique crsquoest-agrave-dire sur une deacutelibeacuteration qui motive un choix et une action

particuliegravere ici et maintenant Sans un tel lien causal direct entre les principes de la pratique et

lrsquoaction elle-mecircme nous avons vu que cette derniegravere eacutetait laisseacutee agrave un certain arbitraire puisqursquoil

srsquoagirait alors drsquoappliquer un principe mais sans possibiliteacute drsquoun autre exercice rationnel pour

faire cette application Cet obstacle est notamment la conseacutequence de principes abstraits voulus

indeacutependants de tout contexte social particulier auxquels nous avons associeacute lrsquoexemple des

droits individuels Face agrave cette rationaliteacute qui voudrait trouver des principes universels et

laquo cateacutegoriques raquo nous avons deacutecrit la deacutelibeacuteration comme un exercice dianoeacutetique soit une

recherche qui calcule compare et soupegravese les diffeacuterentes possibiliteacutes pour une fin souhaiteacutee en

fonction drsquoun contexte

Cela nous a ensuite conduits agrave reacutefleacutechir sur la nature de lrsquoautoriteacute des principes orientant la

deacutelibeacuteration notamment ceux qui srsquoincarnent dans la loi et les institutions sociales drsquoune

communauteacute politique crsquoest-agrave-dire dans son reacutegime politique Nous avons consideacutereacute la

dimension naturelle de la communauteacute politique en tant que mise en commun de certaines fins

et de certains moyens qui sont inteacutegreacutes par une action constante de la communauteacute sur elle-

mecircme La discussion collective sur ces dimensions du bien est plus en mesure de fournir un

112

arriegravere-plan commun pour repreacutesenter le deacutesaccord au sein de la citeacute puisque celles-ci sont

constitutives de la communauteacute mecircme Cette dimension de la vie politique nrsquoest toutefois

perceptible que si lrsquoon considegravere la finaliteacute des institutions communes soit les biens qui les sous-

tendent Cette finaliteacute est alors ce qui permet aux citoyens de srsquoidentifier au tout de la

communauteacute politique et drsquoagir en commun par le partage de certains principes au sein drsquoune

causaliteacute teacuteleacuteologique et non pas meacutecanique cette derniegravere srsquoapparentant davantage agrave la

domination et non au gouvernement de soi par soi Il y a causaliteacute teacuteleacuteologique lorsque la

deacutelibeacuteration est conduite selon une certaine fonction qui renvoie agrave quelque chose agrave faire agrave une

fin plus ou moins deacutefinie Nous avons alors consideacutereacute lrsquoexercice mecircme de la citoyenneteacute comme

la possibiliteacute drsquoune telle fonction

Une reacuteflexion sur la deacutelibeacuteration politique renvoie en effet neacutecessairement agrave une reacuteflexion

sur la citoyenneteacute Nous avons vu que selon Aristote la citoyenneteacute trouve sa deacutefinition mecircme

dans lrsquoactiviteacute de deacutelibeacuterer Cette fonction peut alors ecirctre deacutefinie crsquoest-agrave-dire srsquoinscrire dans une

charge politique exeacutecutante ou alors indeacutefinie ce qui implique une participation politique moins

deacuteterminante mais tout de mecircme primordiale puisqursquoelle consiste dans lrsquoactiviteacute de juger les

propositions des gouvernants Nous avons alors fait remarquer que cette structure avait un

parallegravele fort avec la deacutemocratie repreacutesentative contemporaine ougrave un laquo public raquo juge les

gouvernants de faccedilon formelle (les eacutelections) et informelle (lrsquoopinion publique) Or ce jugement

apparaicirct aujourdrsquohui accompagneacute drsquoune certaine passiviteacute car exteacuterieur agrave lrsquoactiviteacute politique

proprement dite Nous avons alors voulu nous inspirer du point de vue aristoteacutelicien afin de

proposer un moyen de rendre la deacutelibeacuteration publique plus active et donc plus deacutelibeacuterative car

plus conforme agrave la raison pratique qui consiste dans un mouvement des principes agrave lrsquoaction Ce

113

moyen consiste agrave favoriser la participation des citoyens au sein drsquoinstitutions deacutelibeacuteratives lieacutees

agrave la vie politique nationale En effet crsquoest principalement agrave ce niveau que nous sont apparues

non seulement la possibiliteacute drsquoune identification agrave des normes communes et drsquoune confiance

envers les gouvernants mais eacutegalement celle du commandement politique inheacuterent agrave toute

deacutelibeacuteration La prise en compte de ces deux aspects permet alors le gouvernement de soi par

soi propre agrave la deacutemocratie comme reacutegime politique

Le quatriegraveme thegraveme geacuteneacuteral que nous avons abordeacute regroupe en quelque sorte tous les

autres crsquoest la dimension rheacutetorique du discours public Nous avons vu que la rheacutetorique nrsquoest

pas seulement un art instrumental visant la persuasion mais surtout une faccedilon drsquoorienter en

commun les motifs drsquoaction au sein de la communauteacute politique En ce sens le discours

rheacutetorique prend en consideacuteration la speacutecificiteacute du domaine politique ougrave diffeacuterentes

revendications sur le bien sont en concurrence mais ougrave le deacutebat est sans cesse trancheacute de faccedilon

temporaire par la disposition du reacutegime politique par ses lois et ses deacutecrets Nous avons tenteacute

de montrer pourquoi la politique ne pouvait ecirctre le lieu de la conversation laquo dialectique raquo bien

qursquoelle puisse y faire une certaine place En effet le kairos propre agrave la politique implique des

circonstances toujours changeantes que le jugement doit prendre en consideacuteration Ce sont alors

les gouvernants qui sont le plus disposeacutes agrave avoir cette vue drsquoensemble et agrave proposer un plan

drsquoaction particulier Toutefois dans un reacutegime politique libre cette proposition doit

srsquoaccompagner de persuasion crsquoest-agrave-dire de bonnes raisons drsquoadheacuterer au plan drsquoaction ou agrave la

norme en question que ces raisons soient la confiance envers lrsquoorateur un exemple du passeacute ou

un sentiment lieacutee agrave la noblesse de la proposition Il ne srsquoagit donc pas de laquo tromper raquo lrsquoaudience

des citoyens ou de prendre tous les moyens neacutecessaires agrave la persuasion En effet nous avons

114

identifieacute au sein de la pratique rheacutetorique comme au sein de lrsquoaction en geacuteneacuteral une distinction

entre biens internes et biens externes Il convient parfois drsquoeacutecarter la fin externe viseacutee afin de

promouvoir certains biens qui sont intrinsegraveques agrave la pratique La rheacutetorique deacutelibeacuterative ne vise

effectivement pas seulement agrave persuader et agrave motiver une action particuliegravere mais eacutegalement agrave

produire un mouvement interne chez les interlocuteurs crsquoest-agrave-dire un changement dans leurs

dispositions eacutethiques dans leurs deacutesirs et leurs souhaits Nous retrouvons ici toute lrsquoimportance

accordeacutee par Aristote au caractegravere de lrsquoagent et aux vertus du reacutegime politique

Afin drsquoactualiser la philosophie pratique drsquoAristote et de la penser en lien avec les reacutegimes

contemporains de deacutemocratie repreacutesentative nous nous sommes tourneacutes principalement vers les

travaux drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent deux philosophes srsquoinscrivant au sein de

lrsquoapproche aristoteacutelicienne tout en ayant deacuteveloppeacute une vision sociale et politique originale

Comme nous lrsquoavons montreacute ceux-ci partagent une mecircme critique drsquoune certaine conception

moderne et contemporaine de la rationaliteacute pratique qui oscille entre un universalisme abstrait

et un particularisme reposant plus sur la volonteacute que sur la raison Ce double aspect serait alors

la conseacutequence drsquoun refus de vivre politiquement drsquoinscrire son action ainsi que sa justification

dans le contexte des affaires communes Lrsquoideacuteal de la laquo diffeacuterence raquo reviendrait alors agrave

relativiser la politique au nom de lrsquoexpression de lrsquoindividualiteacute Or par ce fait mecircme les

individus qui agissent toujours bien sucircr au sein drsquoune communauteacute politique ne disposent plus

drsquoune prise rationnelle sur lrsquoensemble de leur vie pratique qui ne peut ecirctre assureacutee que par

lrsquoautogouvernement deacutemocratique

Crsquoest sur la nature de cet autogouvernement que sont apparues les plus grandes divergences

entre Alasdair MacIntyre et Pierre Manent Nous avons vu que le premier reacutecuse toute possibiliteacute

115

de deacutelibeacuteration rationnelle au sein de la forme de lrsquoEacutetat-nation Selon lui lrsquoEacutetat-nation nrsquoest pas

en mesure de fournir une conception substantielle du Bien qui permette drsquoordonner les biens

particuliers et donc de fournir des preacutemisses rationnelles agrave lrsquoaction Cette laquo vie reacutefleacutechie raquo ne

pourrait alors srsquoincarner qursquoau sein de pratiques particuliegraveres dont la continuiteacute est assureacutee par

de petites communauteacutes Pour Manent et nous lui avions ici donneacute raison MacIntyre fait

lrsquoerreur de ne pas percevoir la nature exacte de la recherche humaine drsquoune association politique

effective qui se fait toujours en fonction de laquo propositions universelles drsquohumaniteacute raquo Ainsi la

nation loin de nrsquoecirctre qursquoun simple instrument est selon Manent la condition actuelle de la

liberteacute politique en Occident En effet elle est la forme politique qui permette de lier la

laquo communion au consentement raquo puisqursquoelle constitue en une communauteacute drsquoidentification

dans laquelle les citoyens vivent selon des biens partageacutes Crsquoest donc dans lrsquoEacutetat-nation que la

deacutelibeacuteration politique peut atteindre toute sa porteacutee et son effectiviteacute

Cette divergence sur la forme de vie commune apte agrave produire une deacutelibeacuteration rationnelle

provient chez les deux penseurs drsquoune conception diffeacuterente de la raison pratique universelle

crsquoest-agrave-dire des dimensions et des possibiliteacutes de la science pratique de la veacuteriteacute sur la pratique

Pour Manent la nature humaine produit une reacutegulariteacute qui se deacuteploie surtout dans la vie politique

lieu des plus hautes actions accompagneacutees de parole Ainsi il y a bien une science du politique

qui puisse juger de la justice des diffeacuterentes associations humaines indeacutependamment de

lrsquohistoire et de la laquo narration raquo que lrsquoon en fait Pour sa part MacIntyre refuse la possibiliteacute

drsquoune science politique strictement comparative puisque le jugement politique est toujours

historiquement et socialement situeacute La rectitude de la pratique ne peut alors ecirctre consideacutereacutee

qursquoen fonction de la narration qui accompagne toujours les actions et les institutions Bien que

116

Manent accorde que cette dimension de la connaissance pratique soit importante elle nrsquoen est

pour lui que la condition et non la substance Tout en acceptant le point de vue plus anhistorique

de Manent nous avons toutefois voulu montrer toute lrsquoimportance de cette laquo condition raquo Les

travaux de MacIntyre sont alors une contribution preacutecieuse agrave la dimension laquo eacuteducative raquo de la

philosophie pratique aristoteacutelicienne crsquoest-agrave-dire les conditions de deacuteveloppement des vertus

du jugement pratique et drsquoune reacuteflexion sur les deacutesirs et les besoins propres agrave la nature humaine

des eacuteleacutements qui sont tous essentiels agrave une deacutelibeacuteration rationnelle

Finalement agrave la suite de notre analyse plusieurs questions demeurent bien sucircr en suspens

Drsquoabord la psychologie de lrsquoaction preacutesenteacutee notamment au premier chapitre reste agrave eacutetayer

drsquoune part dans lrsquoœuvre drsquoAristote elle-mecircme notamment quant agrave sa description des vertus

secondaires propres au jugement pratique et agrave son analyse du laquo mouvement des animaux raquo au

sein des traiteacutes biologiques et drsquoautre part en fonction des recherches reacutecentes dans ce domaine

Drsquoailleurs plusieurs travaux continuent agrave recourir aux distinctions aristoteacuteliciennes entre le deacutesir

la croyance et le choix deacutelibeacutereacute (la volonteacute) Il faudrait voir plus preacuteciseacutement comment ces

eacuteleacutements interagissent au sein de deacutelibeacuterations collectives Sur ce point les travaux empiriques

notamment lrsquoeacutetude de laquo mini-publics raquo peuvent ecirctre utiles

De plus agrave un niveau plus pratique notre analyse des possibiliteacutes institutionnelles de la

deacutelibeacuteration deacutemocratique est bien sucircr geacuteneacuterale et incomplegravete Une telle eacutetude doit eacutegalement

prendre en consideacuteration les particulariteacutes constitutionnelles des diffeacuterentes deacutemocraties Par

exemple plusieurs voix dont des professeurs se sont reacutecemment fait entendre afin de proposer

117

une reacuteforme du seacutenat canadien qui srsquoappuierait sur le tirage au sort de citoyens 57 Notre

recherche a plutocirct consisteacute dans une tentative drsquoidentification de certains principes devant guider

ce genre de changements institutionnels Ainsi bien que la structure de la deacutelibeacuteration soit

importante notamment dans le but de lrsquoassocier au commandement politique et donc agrave une

certaine activiteacute lrsquoorientation du discours lrsquoest tout autant Une deacutelibeacuteration qui nrsquoaccepte que

des propositions concernant des rapports de reacuteciprociteacute et non des propositions concernant

certains biens qui valent pour tous et dans la plupart des cas ne pourra se deacuteployer comme raison

speacutecifiquement pratique Or cette perspective ne peut ecirctre adopteacutee qursquoen reconnaissant

lrsquointeacutegration des fins et des moyens ainsi que celle de la socieacuteteacute et du gouvernement au sein

drsquoune sphegravere politique dont la fonction est essentiellement architectonique Ce nrsquoest alors que

dans la mesure ougrave les individus pourront se comprendre comme citoyens et donc comme

laquo animaux deacutependants rationnels raquo (MacIntyre 1999) que cette nature du politique pourra ecirctre

reacuteapproprieacutee et utiliseacutee pour le bien vers lequel tous tendent en veacuteriteacute

57 Cf Arash Abizadeh laquo Lets replace Canadas Senate with a randomly selected citizen assembly raquo Montreal

Gazette mercredi 07 deacutecembre 2016 et aussi les confeacuterences de lrsquoatelier laquo Representation Bicameralism and

Sortition With Application to the Canadian Senate raquo co-organiseacute par le Centre pour lrsquoeacutetude de la citoyenneteacute

deacutemocratique (CEacuteCD) le Groupe de recherche sur les eacutetudes constitutionnelles (RGCS) et le Groupe de recherche

en philosophie politique de Montreacuteal (Gripp) 09 deacutecembre 2016 httpcsdc-cecdcaworkshop-representation-

bicameralism-sortition-application-canadian-senate

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Page 3: DÉLIBÉRER EN RÉGIME DE DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE …

iii

TABLE DES MATIEgraveRES

Remerciements iv

Introduction 5

Revue de litteacuterature 9

Chapitre 1 - La deacutelibeacuteration dans la philosophie pratique drsquoAristote 21

11 La deacutelibeacuteration comme recherche pratique 21

12 La deacutelibeacuteration politique comme exercice rheacutetorique 32

13 Les institutions de la deacutelibeacuteration et la fonction du citoyen 43

Chapitre 2 ndash La deacutelibeacuteration sans forme politique critique de lrsquoabstraction 52

21 Raison universelle et choix deacutelibeacutereacute 56

22 Lrsquoagent retrouveacute la mise en commun des fins et lrsquoautoriteacute du bien 72

Chapitre 3 ndash Deacutelibeacuteration deacutemocratique la forme nationale et la forme locale 82

31 Individuation collective et raison commune 82

32 La nation et le gouvernement repreacutesentatif 96

33 Participation politique et deacutemocratie 103

Conclusion 111

Bibliographie 118

iv

Remerciements

Tout drsquoabord un remerciement speacutecial va agrave mon directeur de recherche M Charles Blattberg

pour sa patience son deacutevouement et sa recherche sincegravere de la veacuteriteacute Il mrsquoa transmis toute

lrsquoimportance de lrsquoeacutecoute et de lrsquohumiliteacute dans la conversation philosophique politique et

morale

Je souhaite eacutegalement remercier le Deacutepartement de science politique de lrsquoUniversiteacute de

Montreacuteal pour lrsquoexcellent accompagnement acadeacutemique ainsi que pour les nombreux

possibiliteacutes drsquoenrichissement qui nous sont offertes

De plus un grand merci au Centre interuniversitaire de recherche en eacutethique (CREacute) pour

son soutien et son accueil ses seacuteminaires stimulants et les nombreux fruits de son travail

acharneacute de recherche philosophique

Finalement je remercie Franccedilois Clecrsquoh et Joseacute-Freacutedeacuterique Biron pour nos discussions

animeacutees mais toujours amicales Antoine Pageau St-Hilaire pour avoir partageacute avec moi son

savoir ainsi que maintes reacutefeacuterences ma famille pour sa preacutesence et son aide inconditionnelle

et finalement Noeacutemie Brassard pour avoir endureacute avec patience mes trop nombreuses

tergiversations et doleacuteances

Il est bon de proposer agrave lrsquohomme toutes les exigences de la

vie toute la pleacutenitude cacheacutee de ses œuvres pour raffermir

en lui avec la force drsquoaffirmer et de croire le courage drsquoagir

- Maurice Blondel LrsquoAction (1893)

Introduction

La plupart des socieacuteteacutes occidentales connaissent depuis la moitieacute du XXe siegravecle drsquoimportantes

transformations Des pheacutenomegravenes comme le deacuteveloppement des droits individuels la

judiciarisation de la sphegravere politique et lrsquoouverture des frontiegraveres au commerce et agrave

lrsquoimmigration ont certainement eu un impact important sur la vie politique des Eacutetats et des

nations Drsquoaucuns ont alors consideacutereacute que les deacutemocraties contemporaines eacutetaient confronteacutees

agrave une forme ou une autre de laquo crise de la repreacutesentation1 raquo Dans cette perspective la capaciteacute

du gouvernement repreacutesentatif drsquoassurer la leacutegitimiteacute des normes communes se serait en effet

peu agrave peu eacuterodeacutee Crsquoest que lrsquoideacuteal drsquoeacutegaliteacute devant la loi leacutegitimant la repreacutesentation laisserait

aujourdrsquohui davantage de place agrave un autre ideacuteal fort de la moderniteacute soit la reconnaissance des

particulariteacutes au sein de la sphegravere publique2 Cette exigence de reconnaissance modifierait alors

lrsquoutilisation des institutions deacutemocratiques conccedilues de moins en moins comme possibiliteacutes

drsquoaffirmation de la laquo volonteacute geacuteneacuterale raquo et de plus en plus comme instruments de coordination

des revendications particuliegraveres3 Que lrsquoon considegravere ces mutations comme lrsquoaffirmation drsquoune

1 Sur cette laquo crise de la repreacutesentation raquo contemporaine voir notamment Marie-Anne Cohendet 2004 laquo Une crise

de la repreacutesentation politique raquo Citeacutes 2(18) 41-61 Myriam Revault drsquoAllones 2012 laquo Les paradoxes de la

repreacutesentation politique raquo Eacutetudes 419 629-638 Bernard Manin 2012 Principes du gouvernement repreacutesentatif

Paris Flammarion Daniel Bougnoux 2006 La crise de la repreacutesentation Paris Eacuteditions La Deacutecouverte 2 Ou laquo politique de la diffeacuterence raquo Sur ces deux ideacuteaux Cf Charles Taylor 2012 Multiculturalisme Paris

Flammarion 3 Pour une analyse sociologique de ce pheacutenomegravene cf Jean-Franccedilois Thuot 1998 La fin de la repreacutesentation et les

formes contemporaines de la deacutemocratie Montreacuteal Eacuteditions Nota Bene Nous remercions M Marc Chevrier pour

cette reacutefeacuterence

6

deacutemocratie authentique ou comme un mouvement de la laquo deacutemocratie contre elle-mecircme4 raquo

celles-ci ont des conseacutequences qui ne sont pas neacutegligeables pour lrsquoanalyse et la bonne conduite

de la vie publique deacutemocratique Pour cette raison plusieurs theacuteoriciens et praticiens ont

proposeacute une reacuteinterpreacutetation et une transformation des institutions et des proceacutedures de la

deacutemocratie repreacutesentative

Une des propositions les plus influentes en ce sens est celle de la laquo deacutemocratie deacutelibeacuterative raquo

qui corrigerait les lacunes actuelles du gouvernement repreacutesentatif en insistant sur lrsquoeacutechange

civique comme justification des normes communes Face agrave cet laquo impeacuteratif deacutelibeacuteratif5 raquo la

meacutethode actuelle drsquoagreacutegation des preacutefeacuterences par le vote eacutelectoral apparaicirct insuffisante Dans

son ensemble lrsquoideacutee de la deacutemocratie deacutelibeacuterative tout en voulant conserver certains acquis

libeacuteraux tels que lrsquoEacutetat de droit propose alors une certaine reacuteactualisation de lrsquoassociation

reacutepublicaine entre citoyenneteacute et prise de parole publique6 En effet selon le reacutepublicanisme

classique le sujet politique est une communauteacute de parole et drsquoaction et la recherche des normes

collectives adeacutequates se fait par la conversatio civilis propre au gouvernement de citoyens libres

et eacutegaux (Blattberg 2000)

Cette proposition se heurte toutefois agrave plusieurs difficulteacutes agrave commencer par son inteacutegration

aux reacutegimes repreacutesentatifs actuels Apregraves avoir identifieacute quelques-unes (cf Revue de litteacuterature)

4 Cf Gauchet Marcel 2002 La deacutemocratie contre elle-mecircme Paris Gallimard et plus reacutecemment Gauchet M

2017 LAvegravenement de la deacutemocratie t 4 Le Nouveau Monde Paris Gallimard 5 laquo Un changement ideacuteologique accompagne les transformations actuelles des pratiques de deacutecision dans les

deacutemocraties contemporaines Il passe par la valorisation constante et systeacutematique de certains thegravemes la discussion

le deacutebat la concertation la consultation la participation le partenariat la gouvernance raquo (Blondiaux et Sintomer

2002 17) Les auteurs soulignent que ce mouvement est agrave la fois pragmatique et theacuteorique 6 Par exemple lrsquoapproche influente drsquoHabermas laquo associe au processus deacutemocratique des connotations normatives

plus fortes que ne le fait le modegravele libeacuteral mais plus faibles que ne le fait le modegravele reacutepublicain raquo (Habermas 1997

322)

7

nous proposerons de consideacuterer cette promesse deacutelibeacuterative agrave la lumiegravere drsquoune approche

speacutecifique de la rationaliteacute pratique et plus geacuteneacuteralement de la politique soit la philosophie

aristoteacutelicienne qui connaicirct drsquoailleurs un regain drsquointeacuterecirct important dans les derniegraveres anneacutees au

sein de la theacuteorie politique7 Nous verrons que cette approche possegravede les ressources pour

expliquer certaines carences de la rationaliteacute pratique conduite au sein des reacutegimes

contemporaines de deacutemocratie repreacutesentative ainsi que pour offrir des voies agrave la reconstruction

drsquoune certaine capaciteacute drsquoaction collective reconstruction dont la neacutecessiteacute est bien sucircr agrave ce

stade insuffisamment justifieacutee

Afin de mener agrave bien cet objectif de recherche trois hypothegraveses seront proposeacutees et

deacuteveloppeacutees La premiegravere a trait agrave lrsquointerpreacutetation de la philosophie pratique aristoteacutelicienne

Nous suggeacuterons que trop peu drsquoattention a eacuteteacute confeacutereacutee agrave la nature du processus de formation

de la volonteacute chez Aristote en comparaison avec les propositions normatives substantielles que

lrsquoon retrouve dans sa philosophie telles que la vertu la nature du bonheur lrsquoEacutetat ideacuteal etc

Ensuite nous croyons que lrsquoapproche aristoteacutelicienne nous montre une voie qui reacutesout la tension

entre lrsquoaspect eacutethique de la deacutelibeacuteration sa leacutegitimiteacute et sa dimension eacutepisteacutemique ou formelle

soit la validiteacute de ses principes et conclusions notamment par lrsquointermeacutediaire de son analyse du

reacutegime politique Finalement nous posons que plusieurs difficulteacutes theacuteoriques ainsi que

pratiques propres agrave la deacutemocratie contemporaine renvoient agrave une compreacutehension inadeacutequate de

7 Cf Enrico Berti 1990 laquo La philosophie pratique dAristote et sa reacutehabilitation reacutecente raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale 92 (2) 249-266 Et pour une revue de la litteacuterature reacutecente cf Thornton Lockwood

Agrave paraicirctre laquo Scholarship on Aristotlersquos Ethical and Political Philosophy (2011-2016) raquo dans Aristotlersquos Ethics and

Politics Oxford Bibliography Online

8

la dimension pratique de la deacutelibeacuteration crsquoest-agrave-dire son rapport agrave lrsquoaction Nous proposons que

la deacutelibeacuteration politique ne puisse ecirctre adeacutequatement comprise qursquoen reacutefeacuterence agrave cette finaliteacute

et comme mouvement vers ce terme Ainsi nous tenterons de montrer que lrsquoexercice de la

rationaliteacute pratique se mesure agrave la maniegravere dont celle-ci rend possible lrsquoaccomplissement drsquoune

action eacutethique et politique choisie et que cet accomplissement ne peut se produire que dans une

forme de vie commune posseacutedant des institutions sociales et politiques faisant autoriteacute

Nous deacutevelopperons ces hypothegraveses et tenterons drsquoen montrer la validiteacute agrave travers trois

chapitres Le premier exposera la conception de la deacutelibeacuteration et plus geacuteneacuteralement de la

rationaliteacute pratique que lrsquoon peut retrouver dans lrsquoœuvre drsquoAristote Cette partie se voudra plus

descriptive et permettra de situer certaines probleacutematiques ainsi que drsquoidentifier les ressources

les plus pertinentes de lrsquoapproche aristoteacutelicienne afin de les traiter Vu lrsquoampleur et la

complexiteacute de la litteacuterature savante sur Aristote nous devrons parfois choisir certaines

interpreacutetations sans justification exhaustive Le deuxiegraveme chapitre traitera plus speacutecifiquement

de la probleacutematique de la rationaliteacute pratique dans un reacutegime de deacutemocratie libeacuterale ainsi que

de la question de lrsquoautogouvernement Nous nous appuierons notamment sur deux philosophes

contemporains Alasdair MacIntyre et Pierre Manent qui srsquoinscrivent dans la perspective

aristoteacutelicienne Puis le troisiegraveme et dernier chapitre traitera de la forme de vie commune

capable drsquoincarner le type de rationaliteacute pratique qui aura eacuteteacute mise de lrsquoavant et ainsi de

reacutepondre complegravetement au problegraveme de la leacutegitimiteacute et de lrsquoaction Nous comparerons alors

deux propositions avanceacutees respectivement par MacIntyre et Manent celle drsquoune vie politique

nationale et celle drsquoune vie politique locale

9

Revue de litteacuterature

La penseacutee et la science politiques des trente derniegraveres anneacutees ont notamment connu un

laquo tournant deacutelibeacuteratif 8 raquo lors duquel une attention accrue a eacuteteacute porteacutee agrave la pratique de la

deacutelibeacuteration publique dans un reacutegime deacutemocratique Bien sucircr celle-ci nrsquoest pas un thegraveme

nouveau de la philosophie politique DrsquoAristote en passant par les Federalist Papers il a

toujours eacuteteacute un eacuteleacutement majeur de la theacuteorie politique (Thompson 2008) Dans une perspective

theacuteorique la philosophie contemporaine srsquoest pencheacutee sur la pratique de la deacutelibeacuteration

collective notamment afin de deacutepasser lrsquoalternative weacuteberienne entre une rationaliteacute qui eacutetudie

la pratique humaine de faccedilon deacutesengageacutee et drsquoautre part une rationaliteacute instrumentale qui

cherche les moyens drsquoatteindre une fin radicalement choisie crsquoest-agrave-dire qui ne peut faire lrsquoobjet

drsquoune justification rationnelle La question qui se pose est alors celle de savoir comment

produire une justification rationnelle des normes tout en assurant leur leacutegitimiteacute

Plusieurs reacuteponses ont eacuteteacute avanceacutees motiveacutees par le deacutefi que posait la theacuteorie de Weber

ainsi que par lrsquoimpression drsquoune emprise de plus en plus importante de pratiques et de

justifications simplement instrumentales comme la neacutegociation ou lrsquoagreacutegation de preacutefeacuterences

notamment baseacutees sur les theacuteories du laquo choix social raquo (Garsten 2011 163) Parmi ces reacuteponses

la theacuteorie de la deacutemocratie deacutelibeacuterative demeure une des plus influentes Elle se distingue

drsquoautres theacuteories de la deacutemocratie telles que la laquo deacutemocratie participative raquo qui insiste sur la

leacutegitimiteacute du reacutegime en promouvant une plus grande participation politique ou alors la

laquo deacutemocratie agonistique raquo qui insiste sur le caractegravere indeacutepassable du conflit politique et qui

8 Une expression introduite par John Dryzek (2000) dans Deliberative democracy and beyond Liberals Critics

Contestation Oxford Oxford University Press

10

conclut en faveur drsquoune forme de deacutecisionnisme (Mouffe 2013) La deacutemocratie deacutelibeacuterative

pour sa part promeut le consensus politique par lrsquointermeacutediaire de la discussion publique Pour

ce faire la plupart de ses theacuteoriciens deacuteveloppent des conditions formelles agrave la deacutelibeacuteration Agrave

la suite de Bubner (1993 360) nous pouvons de faccedilon geacuteneacuterale en relever trois drsquoabord un

postulat drsquoeacutegaliteacute formelle entre tous les participants de la discussion ensuite certaines

conditions drsquoauthenticiteacute du discours et de reacuteciprociteacute entre les participants finalement une

certaine obligation de renoncer aux laquo grands discours raquo et agrave lrsquoinfluence rheacutetorique

Sur ce dernier point les tenants de la deacutemocratie deacutelibeacuterative sont toutefois diviseacutes Drsquoune

faccedilon quelque peu simplifieacutee on retrouve drsquoun cocircteacute lrsquoapproche laquo eacutepisteacutemique raquo de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative qui insiste sur la neacutecessiteacute drsquoune proceacutedure normative afin drsquoassurer la validiteacute et

lrsquouniversaliteacute des jugements Nous pouvons ici mentionner des penseurs comme Habermas

(1999 1997) Rawls (1993) ou Benhabib (1996) De lrsquoautre cocircteacute certaines theacuteories de la

deacutemocratie deacutelibeacuterative rejettent le proceacuteduralisme du moins dans sa version normative pour

plutocirct promouvoir lrsquoaspect eacutethique de la deacutelibeacuteration en encadrant la discussion par des principes

fonctionnels Cette approche est alors geacuteneacuteralement plus favorable agrave la rheacutetorique car elle vise

agrave ouvrir la discussion publique agrave une plus grande diversiteacute de points de vue et ainsi agrave augmenter

la leacutegitimiteacute des normes Nous retrouvons dans cette cateacutegorie des theacuteoriciens comme Manin

(2011 1985) Gutmann et Thompson (1996) ou Dryzek (2000 2010)

Ces approches ont toutefois en commun drsquoinsister sur le processus de formation de la

volonteacute collective le processus deacutemocratique des normes porte laquo toute la charge de la

leacutegitimation raquo (Habermas 1997 480) Cette position srsquoest deacuteveloppeacutee notamment comme une

critique de Rousseau tout comme de Kant qui ont voulu justifier les normes morales et

11

politiques par un rapport de soi agrave soi qui srsquoincarne dans la Volonteacute geacuteneacuterale ou lrsquoimpeacuteratif

cateacutegorique bref dans un exercice monologique Or dans une deacutemocratie libeacuterale qui serait

marqueacutee par un plus grand laquo pluralisme raquo et un affaiblissement de la leacutegitimiteacute du gouvernement

repreacutesentatif il conviendrait de revoir cette meacutethode de justification agrave la lumiegravere des possibiliteacutes

du dialogue public

Tout en saluant lrsquoeffort et la contribution positive de lrsquoapproche de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative plusieurs auteurs notamment issus de la tradition aristoteacutelicienne ont toutefois eacuteteacute

grandement critiques agrave son eacutegard La premiegravere accusation a drsquoabord eacuteteacute celle drsquoideacutealisme La

deacutemocratie deacutelibeacuterative ne prendrait pas assez en compte les exigences et les deacuteterminants

concrets de la politique notamment le souci de saisir lrsquooccasion [opportunity] qui limite le temps

de la discussion (Bubner 1993) le rocircle essentiel et ineacutevitable qursquoy joue lrsquointeacuterecirct ou les passions

(Abizadeh 2002 Dryzek 2010 Garsten 2011 Nussbaum 1986) ainsi que les situations

drsquoineacutegaliteacutes reacuteelles par rapport auxquelles la deacutelibeacuteration doit se conformer (Blattberg 2003

Garsten 2011)

Certains penseurs de la deacutemocratie deacutelibeacuterative eacutechappent bien sucircr agrave quelques-unes de ces

critiques notamment ceux qui acceptent une forme de rheacutetorique au sein du discours public

Toutefois cette laquo concession raquo se fait trop souvent au nom drsquoun supposeacute manque de teneur

motivationnelle de la seule raison Ainsi la rheacutetorique qui fait utilisation des eacutemotions et du

caractegravere de lrsquoorateur et de lrsquoaudience ne serait qursquoun ajout un laquo apport motivationnel raquo mais

qui doit ecirctre limiteacute par lrsquoargumentation rationnelle (Abizadeh 2007 Garsten 2011) Or cette

approche mobiliserait une fausse seacuteparation entre motivation et persuasion ou alors dans les

termes drsquoHabermas (1997) entre la laquo facticiteacute raquo qui renvoie agrave lrsquoethos particulier drsquoune

12

communauteacute politique (ie eacutemotions identification) et la laquo validiteacute raquo qui est constitueacutee par des

composantes purement rationnelles de discours crsquoest-agrave-dire la veacuteriteacute des affirmations la

justesse des normes qui preacutesident agrave leur interaction et la sinceacuteriteacute de leurs propos (Langlois 2003

565) Comme lrsquoa montreacute de faccedilon convaincante Arash Abizadeh (2007) srsquoappuyant sur Aristote

ces deux eacuteleacutements bien que non assimilables sont toutefois reacuteconciliables en fait la facticiteacute

est en partie constitutive de la validiteacute puisque cette derniegravere suppose un vocabulaire commun

et une orientation commune (cf aussi Descombes 2007 346) La rheacutetorique en tant qursquoelle

identifie les moyens de persuader notamment en se rapportant agrave lrsquoethos du groupe peut servir

la validiteacute en produisant une discussion intelligible pour tous En ce sens le discours rheacutetorique

a avant tout lrsquoavantage de produire une motivation agrave entrer en discussion en-deccedila des reacutesultats

viseacutes En tant qursquoelle se soucie des fins du dialogue et non seulement de sa forme la rheacutetorique

permet lrsquoimpulsion neacutecessaire agrave la discussion collective puisqursquoon ne commence rien sans

objectif initial

Outre la forme du discours promue par la deacutemocratie deacutelibeacuterative la critique

aristoteacutelicienne a eacutegalement cibleacute ses postulats laquo meacutetaeacutethiques raquo qui seraient particuliegraverement

forts au sein du proceacuteduralisme de Juumlrgen Habermas et de John Rawls Ces postulats

contiendraient des preacutesupposeacutes substantiels non reconnus notamment quant agrave la nature de la

liberteacute humaine (Taylor 1994) ou de la rationaliteacute (Salkever 2002) qui peacutetitionnent en fait pour

les conceptions dominantes de la moderniteacute Or cela va agrave lrsquoencontre de lrsquoobjectif proceacuteduraliste

qui consiste agrave substituer agrave des theacuteories morales substantielles une proceacutedure impartiale baseacutee sur

lrsquouniversaliteacute et lrsquoabstraction de principes eacutethiques particuliers Bref on peut reprocher au

proceacuteduralisme de fonder leur theacuteorie formelle sur une situation politique historiquement situeacutee

13

soit lrsquoexpeacuterience de la deacutemocratie libeacuterale (Manent 2010b) ce qui ferme la porte agrave une

discussion qui porterait sur les principes propres de ce reacutegime (Gutmann et Thompson 2002

Weinstock 2001) Notons que cette critique pourrait aussi valoir pour certaines approches non

proceacutedurales de la deacutemocratie deacutelibeacuterative notamment agrave travers leur utilisation du concept de

laquo raisonnable raquo pour limiter la discussion (Weinstock 2001)

Cette probleacutematique provient drsquoune tension entre la leacutegitimiteacute des normes crsquoest-agrave-dire

lrsquoautoriteacute qui est apte agrave les promulguer et leur caractegravere formel crsquoest-agrave-dire la reacutepartition des

avantages que celles-ci promeuvent (eg lrsquoeacutegaliteacute) (Descombes 2007) Ainsi la deacutemocratie

deacutelibeacuterative tout comme le reacutegime de deacutemocratie libeacuterale en geacuteneacuteral aurait agrave faire face agrave ce que

Bonnie Honig (2007) par exemple a nommeacute le laquo paradoxe de la deacutemocratie constitutionnelle raquo

pour laquelle la souveraineteacute se situe agrave la fois dans les lois et dans le peuple Autrement dit alors

que la discussion des normes et la production drsquoun consentement seraient une condition de la

liberteacute politique la constitution qui encadre cette discussion est neacutecessairement non directement

choisie par les participants (sauf dans le cas drsquoune assembleacutee constituante) Or les regravegles

constitutionnelles sont elle-mecircmes une condition du bon deacuteroulement de la discussion et donc

de la liberteacute Bien sucircr ce paradoxe est en fait une deacuteclinaison du problegraveme par excellence de la

philosophie politique moderne agrave savoir la conciliation entre lrsquointeacutegration sociale et le pouvoir

politique drsquoune part et la liberteacute des citoyens drsquoautre part

Selon Habermas ces deux aspects du reacutegime deacutemocratique moderne ne sont pas

irreacuteconciliables Ils se reacuteunissent lorsque le fardeau de la leacutegitimiteacute est orienteacute vers lrsquoavenir ougrave

chaque geacuteneacuteration a la responsabiliteacute drsquoactualiser la laquo substance normative raquo de la constitution

en faveur drsquoun eacutelargissement des droits (Habermas 1997 Honig 2007 8-11) La question qui

14

se pose est alors celle de savoir si une certaine substance demeurera agrave la suite drsquoun processus de

reacutevision continuel une probleacutematique que nous devrons traiter Or la solution de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative ougrave le processus deacutemocratique est garant de la leacutegitimiteacute des normes srsquoexpose agrave un

problegraveme plus profond bien mis en lumiegravere par Descombes (2007)

Dans sa critique de ce qursquoil appelle laquo le contrat social drsquoHabermas raquo Descombes deacutebute en

identifiant agrave la suite de la tradition scolastique trois aspects de la justice drsquoune norme ou drsquoune

loi sa leacutegitimiteacute (eg lrsquoautoriteacute qui la promulgue nrsquoest pas sortie de ses attributions) sa forme

(eg le respect de lrsquoeacutegaliteacute proportionnelle) et sa fin (ie le contenu de la loi en rapport agrave lrsquointeacuterecirct

geacuteneacuteral) (Descombes 2007 321) Selon Descombes le proceacuteduralisme consiste en une certaine

fusion de la leacutegitimiteacute et de la forme justifieacutee par le fait qursquoun processus formel (ici

deacutemocratique) rendrait plus leacutegitimes les normes dont la promulgation obeacuteit au positivisme

juridique La loi est conseacutequemment assimileacutee au droit aux rapports de justice entre individus

Cela permettrait notamment drsquoeacuteviter les deacutebats de fond sur le contenu et la fin des normes un

deacutebat qui poserait problegraveme dans une socieacuteteacute dite laquo pluraliste raquo

Il y a toutefois deux lacunes dans cette theacuteorie selon Descombes Drsquoabord dans les socieacuteteacutes

modernes le droit est deacutejagrave fondeacute positivement Sa leacutegitimiteacute nrsquoappartient plus agrave une sphegravere

transcendante ou agrave un ordre cosmique mais agrave lrsquoautoriteacute politique accepteacutee par les citoyens Sur

ce point les socieacuteteacutes contemporaines ne sont donc pas laquo pluralistes raquo puisque cette justification

est la mecircme pour tous (il nrsquoy pas de droit divin pour un roi ou de privilegraveges pour des notables)

Ensuite le reacutegime deacutemocratique reacuteclame en soi ce qursquoil appelle une laquo philosophie reacutealiste du

droit raquo (2007 324-325) Autrement dit des citoyens libres doivent pouvoir se prononcer sur les

finaliteacutes de la loi sur leur contenu eacutethique

15

La leacutegitimation nrsquoest pas donc suffisante car elle revient agrave placer la souveraineteacute dans la

proceacutedure comme le veut drsquoailleurs Habermas Bien sucircr ce dernier ne conteste pas que les

citoyens puissent discuter du contenu des lois mais la teneur normative de leurs points de vue

devra ecirctre laquo filtreacutee raquo par la proceacutedure ceux-ci seront transformeacutes en laquo preacutefeacuterences subjectives raquo

qui devront trouver place au sein drsquoun ensemble de rapports (le droit) et non au sein du bien

commun (la loi) (Descombes 2007 325-326) Nous pouvons remarquer ici une influence

reacuteciproque entre la leacutegitimation par lrsquouniversalisation et la subjectivation (ou particularisation)

des discours moraux sur lequel il sera important de revenir Ainsi le problegraveme demeure

comment une telle proceacutedure motiverait-elle les citoyens agrave entrer dans une discussion si le

reacutesultat est connu drsquoavance soit la proceacutedure elle-mecircme qui srsquoincarne dans une deacutemocratisation

par lrsquoeacutelargissement du consentement Encore une fois pas de principe sans fin ou dans les

mots drsquoAristote pas drsquoarkhē sans telos

Il faut alors pouvoir deacuteterminer comment au sein de la vie politique un principe peut ecirctre

vraiment principe crsquoest-agrave-dire causer directement un commencement (principio) un

mouvement une action9 Selon les consideacuterations preacuteceacutedentes il faudrait pour cela se deacutefaire

de lrsquoexigence de leacutegitimation comprise comme une assimilation de la leacutegitimiteacute (lrsquoautoriteacute de

la loi) et de la forme (la reacutepartition induite par la loi) et plus positivement eacutelaborer une theacuteorie

9 Cette probleacutematique dans sa dimension meacutetaphysique a eacuteteacute traiteacutee par Aristote qui au livre A de sa Meacutetaphysique

reproche agrave Platon de nrsquoavoir identifieacute que deux types de cause soit la cause mateacuterielle et la cause formelle Or

Aristote se demande comment les Formes de Platon peuvent ecirctre justement causes ou principes puisqursquoelles sont

seacutepareacutees du sensible Platon ferait deacutependre la reacutealiteacute sensible de principes formels mais sans expliquer comment

ceux-ci deacuteterminent cette reacutealiteacute Crsquoest ainsi qursquoAristote (Met Λ 10) pour pallier agrave cette lacune introduit les

notions de cause finale et de cause efficiente au sein drsquoune theacuteorie des essences agrave la fois seacutepareacutees (comme principe

commun drsquouniteacute et drsquoecirctre) et immanentes aux choses (comme manifestation ordonneacutee de lrsquoeacutetant) Cf Roux Sylvain

2006 laquo Le bien comme principe Aristote contre les platoniciens raquo Dans B Mabille dir Le principe Paris Vrin

43-69

16

de la deacutelibeacuteration politique qui prenne en compte la question de la finaliteacute des institutions

politiques et sociales Crsquoest ce que nous tenterons tout au long des chapitres suivants

Malgreacute ces critiques la theacuteorie de la deacutemocratie deacutelibeacuterative preacutesente selon nous trois forces

qursquoil convient de garder agrave lrsquoesprit diagnostic que nous partageons notamment avec Salkever

(2002) la prise en compte de la complexiteacute sociale moderne le souci de questionner certains

concepts englobants comme le Peuple ou la Volonteacute geacuteneacuterale et finalement la promotion drsquoune

discussion publique rationnelle (comprise ici simplement comme une discussion qui donne des

raisons) Alors que devant certaines difficulteacutes de penser et drsquointroduire la deacutelibeacuteration au sein

de la sphegravere publique drsquoun Eacutetat moderne une partie de la litteacuterature concerneacutee par la discussion

civique est plutocirct passeacutee de la laquo deacutemocratie deacutelibeacuterative raquo agrave la laquo deacutelibeacuteration deacutemocratique raquo en

se concentrant sur les laquo mini-publics raquo ou les assembleacutees locales (Chambers 2009) il est de

notre avis que le projet initial de cette theacuteorie doit ecirctre poursuivi crsquoest-agrave-dire celui de consideacuterer

la possibiliteacute de rendre un reacutegime globalement plus deacutelibeacuteratif

Comme lrsquoa bien formuleacute Wilson (2011 259) il nous faut alors laquo ecirctre capable de

comprendre et drsquoeacutevaluer des proceacutedures drsquointeacutegration par la deacutelibeacuteration agrave un niveau de degreacute

et complexiteacute adeacutequat raquo autrement dit de laquo lier des eacutevaluations holistes et agrave lrsquoeacutechelle du reacutegime

aux actions et dispositions des individus qui constituent ce reacutegime raquo Agrave cet eacutegard lrsquoapproche

aristoteacutelicienne peut nous ecirctre utile en ce qursquoelle ne seacutepare pas les dispositions des individus et

du reacutegime tout en insistant sur la rationaliteacute des institutions politiques De plus comme

lrsquoaffirme Monique Canto-Sperber (2001 26) cette approche agrave lrsquoinstar des philosophies

Notre traduction laquo Thus we need to be able to conceive and evaluate processes of deliberative integration at a

suitable level of scale and complexity raquo [hellip] laquo connecting holistic regime-level assessments to the actions and

qualities of the individuals who constitutes the regime raquo

17

antiques en geacuteneacuteral a des laquo ambitions eacutepisteacutemologiques raquo plus modestes En effet plutocirct que

des proceacutedures universelles laquo on y trouve [hellip] un modegravele qui procegravede par inteacuteriorisation et

explicitation du consensus moral et contribue ainsi agrave lrsquoameacutelioration de la capaciteacute de la personne

agrave deacutelibeacuterer et agrave deacutecider raquo (Canto-Sperber 2001 26)

Au sein de la litteacuterature on peut retrouver cette meacutethode et cette ambition appliqueacutees aux

problegravemes preacutesenteacutees dans un eacutechange indirect entre le philosophe eacutecossais Alasdair MacIntyre

et le philosophe franccedilais Pierre Manent dont les œuvres respectives consideacuterables et respecteacutees

srsquoinspirent de la philosophie drsquoAristote Leurs travaux peuvent nous aider agrave introduire la

question de la finaliteacute au sein drsquoune theacuteorie de la deacutelibeacuteration politique qui implique une

reacuteflexion sur la nature de la raison pratique individuelle et collective ainsi que sur la forme de

vie permettant son eacutepanouissement

Cet eacutechange a deacutebuteacute en 2005 avec la publication drsquoune biographie intellectuelle drsquoAlasdair

MacIntyre en langue franccedilaise reacutedigeacutee par Eacutemile Perreau-Saussine dans laquelle Pierre Manent

signe la preacuteface Ce dernier souligne drsquoabord le meacuterite de MacIntyre laquo drsquoavoir identifieacute la lacune

centrale dans notre approche du monde humain raquo crsquoest-agrave-dire laquo le deacutefaut drsquoune compreacutehension

adeacutequate de lrsquoagir humain et lrsquoabandon de son registre lsquopratiquersquo raquo (Manent 2005 2) ndash une tacircche

agrave laquelle srsquoattardera speacutecifiquement Manent quelques anneacutees plus tard (2015a 2015b 2014b)

Pour ce dernier lrsquoaction politique des deacutemocraties contemporaines laquo consiste dans cette eacutetrange

suspension de lrsquoaction raquo qui rend impeacuterieux laquo la deacutefinition du cadre de la deacutelibeacuteration et de

lrsquoaction raquo (Manent 2014 12) Cette redeacutecouverte de la pratique dans toute son ampleur si nous

osons dire est donc un thegraveme commun aux deux auteurs et constitue lrsquoarriegravere-fond de ce

meacutemoire Ainsi avant une science politique proprement dite il faudrait aujourdrsquohui une science

18

de lrsquoaction politique laquo une science franchement approximative raquo (Manent 2015b 86-7)

puisque plus pratique que la science politique des reacutegimes et que lrsquoon peut aussi retrouver chez

Aristote

Or srsquoils acceptent tous les deux les eacuteleacutements principaux de la conception aristoteacutelicienne de

la raison pratique certaines divergences sont inteacuteressantes agrave consideacuterer Drsquoabord selon Manent

MacIntyre nrsquoaurait pas su voir dans toute son ampleur laquo la marque ou [le] coefficient politique raquo

(2005 5) que porte lrsquoaction rationnelle Il aurait fait de lrsquohomme un laquo animal social raquo plutocirct

qursquoun laquo animal politique raquo confineacute agrave la communauteacute laquo subpolitique raquo Or puisque cette analyse

tend agrave ignorer la politique comme horizon de la pratique elle se deacutetourne eacutegalement de ce qui

la fonde Ainsi insister sur la transmission naturelle des pratiques et la validiteacute des traditions

occulterait les possibiliteacutes et lrsquointeacutegriteacute de la raison et ce surtout par rapport agrave la possibiliteacute de

propositions universelles sur la pratique humaine et la politique Cela eacutetait lrsquoagenda drsquoAristote

qursquoon ne doit donc pas laquo loger dans le quartier des artisans avec interdiction drsquoen sortir raquo (2005

6)

Cette discussion des thegraveses de MacIntyre a pu reacutecemment prendre la forme drsquoun deacutebat

gracircce agrave un dossier dirigeacute par le philosophe Vincent Descombes (2013a) sur la reacuteception de

MacIntyre en France Ce dernier revient alors sur les critiques de Manent Il affirme que la

conception aristoteacutelicienne de la fonction (ergon) de lrsquohomme comme animal politique ne peut

ecirctre effectivement actualiseacutee qursquoau sein de communauteacutes restreintes dont les membres partagent

un mecircme telos (MacIntyre 2013b 204) Et MacIntyre laquo sauve raquo Aristote laquo de sa propre

incoheacuterence raquo en affirmant la neacutecessiteacute pour tous de se deacutevelopper selon cette nature Une

veacuteritable deacutemocratie permettra donc agrave tous de deacutevelopper les vertus eacutethiques et intellectuelles

19

ce qui nrsquoest faisable qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune forme de vie locale ougrave tous peuvent prendre part agrave la

deacutelibeacuteration Selon le philosophe eacutecossais une extension systeacutematique de lrsquoexcellence agrave travers

une praxis partageacutee est impossible dans les socieacuteteacutes libeacuterales modernes qui ne partagent pas de

fins substantielles et mecircme qui laquo srsquointerdisent de se repreacutesenter comme des communauteacutes

drsquoidentification raquo au nom drsquoune laquo exigence de pluralisme raquo (Descombes 2013a 151) Alors que

pour MacIntyre lrsquoEacutetat-nation est en soi impropre agrave lrsquoexercice de la rationaliteacute pratique Manent

considegravere que crsquoest toujours dans le cadre national du moins en Occident que laquo la vie humaine

trouve sa tension propre et reacutevegravele ses enjeux raquo (Manent 2010a 54) puisqursquoeacutetant toujours le

cadre du gouvernement effectif

Nous croyons donc que le deacutebat entre Pierre Manent et MacIntyre est particuliegraverement

pertinent pour une eacutetude de la deacutelibeacuteration politique dans une perspective aristoteacutelicienne en

plus des contributions reacutecentes sur la pertinence de la rheacutetorique dans lrsquoeacutetude des deacutemocraties

libeacuterales modernes Cette rencontre permettra eacutegalement un dialogue entre deux traditions

philosophiques parfois isoleacutees la tradition de philosophie morale anglo-saxonne et la tradition

franccedilaise de philosophie politique ou ici plus preacuteciseacutement ce qursquoon a nommeacute le laquo renouveau

franccedilais de la philosophie politique 10 raquo Outre lrsquoarticle de Vincent Descombes (2013a)

seulement deux recherches qui sont des thegraveses de doctorat ont agrave notre connaissance rassembleacute

ces auteurs soit Brown (2016) et Cordell Paris (2009) Ainsi nous espeacuterons eacutegalement

contribuer agrave la diffusion de leurs travaux au Queacutebec qui sans ecirctre ignoreacutes demeurent somme

toute peu eacutetudieacutes et mobiliseacutes Finalement afin drsquoenrichir la perspective aristoteacutelicienne que

nous adoptons et de mieux saisir ses probleacutematiques et sa pertinence actuelle nous nous

10 Cf Couture Yves 2007 laquo Le renouveau franccedilais de la philosophie politique raquo Monde commun 1(1) 3-28

20

appuierons aussi sur des travaux contemporains concernant le rapport entre la philosophie

pratique drsquoAristote et la reacuteflexion politique contemporaine notamment ceux de Stephen

Salkever (1990 2000 2002) Monique Canto-Sperber (2001) Aristide Tessitore et al (2002) et

Terence Marshall (2009)

Il nous faut encore justifier le choix meacutethodologique de consacrer un chapitre entier aux

textes drsquoAristote Deux raisons peuvent ecirctre mises de lrsquoavant en plus de celle qui a eacuteteacute eacutevoqueacutee

concernant le thegraveme de la formation de la volonteacute politique dans la litteacuterature aristoteacutelicienne

Drsquoabord lrsquointerpreacutetation drsquoAristote et de sa science pratique est un eacuteleacutement constitutif du deacutebat

entre MacIntyre et Manent Ensuite la theacuteorie aristoteacutelicienne de la deacutelibeacuteration a eacuteteacute

deacuteveloppeacutee dans un cadre bien preacutecis soit la citeacute grecque Nous voulons alors renverser

lrsquoobjection qui affirme pour cette raison les limites des analyses drsquoAristote Le fait qursquoAristote

ait penseacute certaines manifestations de la raison pratique agrave lrsquointeacuterieur drsquoune forme politique

speacutecifique nous permettra de montrer plus clairement le lien theacuteorique qui unit les deux Et si

lrsquoexpeacuterience politique grecque et lrsquoexpeacuterience politique moderne restent diffeacuterentes il nrsquoen

demeure pas moins qursquoelles sont des expeacuteriences politiques et donc que nous pouvons en

abstraire des fondements similaires

CHAPITRE 1 - LA DEacuteLIBEacuteRATION DANS LA PHILOSOPHIE PRATIQUE DrsquoARISTOTE

Nous devons drsquoabord examiner les fondements drsquoune theacuteorie de la deacutelibeacuteration dans lrsquoœuvre

drsquoAristote11 Nous pouvons en trouver les eacuteleacutements principaux au sein de trois ouvrages majeurs

de sa philosophie pratique soit lrsquoEacutethique agrave Nicomaque la Politique et la Rheacutetorique Ce premier

chapitre sera eacutegalement lrsquooccasion de preacutecisions meacutethodologiques puisque nos hypothegraveses

impliquent directement une certaine question de meacutethode en ce qui concerne la reacuteflexion sur le

domaine pratique Nous fournirons ici des deacutetails sur la philosophie aristoteacutelicienne qui ne

seront pas neacutecessairement reprises dans les chapitres suivants notamment parce qursquoils auront

servi agrave poser certaines bases de compreacutehension et eacutegalement parce que certaines deacutemonstrations

sont tenues pour acquises dans les philosophies drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent

11 La deacutelibeacuteration comme recherche pratique

111 La connaissance et les diffeacuterentes manifestations de la raison

La deacutelibeacuteration est une activiteacute de recherche intellectuelle En ce sens elle possegravede sa

laquo meacutethode raquo propre qui est deacutetermineacutee par lrsquoobjet qursquoelle recherche (EN I 1) En effet pour

Aristote diffeacuterents modes de connaissance adviennent selon lrsquoecirctre qui est agrave connaicirctre Et comme

lrsquoecirctre se prend en plusieurs acceptations (Met Γ 2 1003a33) lrsquointellect connaicirctra de diffeacuterentes

faccedilons Aristote distingue alors quatre excellences de lrsquointellect et de la raison la sagesse

(sophia) qui connaicirct les premiers principes des choses la science (episteme) qui deacutemontre les

11 Toutes les reacutefeacuterences agrave Aristote placeacutees entre parenthegraveses utilisent les chiffres de Bekker et renvoient au titre

latin Sauf avis contraire elles correspondent aux eacuteditions suivantes Eacutethique agrave Nicomaque (EN) trad Tricot Vrin

(2012) Eacutethique agrave Eudegraveme (EE) trad Dalimier GF (2013) Politique (Pol) trad Tricot Vrin (2005) Rheacutetorique

(Rhet) trad Lauxerois Pocket (2007) Topiques (Top) trad Tricot Vrin (2012) De lrsquoacircme (DA) trad Tricot

Vrin (2010) Meacutetaphysique (Met) trad Tricot Vrin tome 1 (2000) et tome 2 (2004) Constitution drsquoAthegravenes (CA)

trad Mathieu et Haussoulier Belles Lettres (2016)

22

causes des pheacutenomegravenes la raison pratique (praxis) qui vise lrsquoaction bonne et lrsquoart (poeisis) ou

technique (tekhnē) qui concerne la production (EN VI 3-8) Chaque forme de la raison possegravede

une logique qui lui est propre la dialectique pour la sagesse lrsquoanalytique et la syntheacutetique pour

la science la deacutelibeacuteration pour la raison pratique et les regravegles techniques pour lrsquoart (EN VI

Marshall 2009 16) Pour choisir la meacutethode qui convient au pheacutenomegravene que lrsquoon veut eacutetudier

il faut alors logiquement avoir une certaine compreacutehension preacutealable de celui-ci (EN I 1

1094b29 sq Marshall 200914-15)

Crsquoest la raison pour laquelle Aristote deacutegage un des postulats fondamentaux de son

eacutepisteacutemologie laquo Il faut en effet partir des choses connues et une chose est dite connue en

deux sens soit pour nous soit drsquoune maniegravere absolue Sans doute devons-nous partir des choses

qui sont connues pour nous raquo (EN I 2 1095b sq) Ce sont alors les pheacutenomegravenes tels que perccedilu

par lrsquoagent connaissant qui constituent des principes pour le deacuteveloppement de la connaissance

principes qui pourront ecirctre mieux compris agrave la suite drsquoune meilleure compreacutehension des

pheacutenomegravenes en question Autrement dit crsquoest par un va-et-vient entre lrsquoobjet de la recherche et

la recherche elle-mecircme guideacutee par des hypothegraveses approximatives que la connaissance est

possible Dans ce processus toutes les formes de la raison peuvent avoir une part bien qursquoune

seule permette lrsquoaccegraves direct agrave lrsquoessence de lrsquoobjet eacutetudieacute 12 Cette faccedilon drsquoentrevoir la

connaissance diffegravere bien sucircr consideacuterablement de lrsquoeacutepisteacutemologie moderne non seulement

parce qursquoelle postule une diversiteacute des formes de la raison mais eacutegalement car elle reacutecuse toute

12 laquo Rather what is most valuable about the Aristotelian approach is that it can give us a new way of thinking about

human affairs a way that permits a conversation among various forms of inquiry by freeing social science from its

present pervasive concern with the supposed dichotomy between nature and uniqueness and between science and

practical discourse raquo (Salkever 1990 103 nous soulignons)

23

distinction cateacutegorique entre lrsquoecirctre et le devoir-ecirctre (Marshall 2009 17 MacIntyre 2013a 58)

Pour Aristote on ne peut comprendre complegravetement une chose que dans sa manifestation la

meilleure ce qui se deacutevoile agrave travers lrsquoexpeacuterience et lrsquoinduction (Salkever 1990 97)

112 Lrsquoobjet de la raison pratique et la deacutelibeacuteration comme meacutethode

Qursquoest-ce qui distingue lrsquoexercice speacutecifiquement pratique de la raison Comme lrsquoeacutecrit

Marshall (2009 70) laquo tout autant qursquoen philosophie premiegravere les questions que lrsquoon pose quant

agrave lrsquoobjet de la praxis seraient aussi orienteacutees lsquoagrave jamaisrsquo par lrsquoecirctre que lrsquoon cherche agrave comprendre

[hellip] raquo Au niveau pratique cet ecirctre est le bien humain sous diverses formes puisque toutes

choses tendent vers quelque bien (EN I 1 1094a) Or le bien humain est soumis agrave des

circonstances changeantes et nrsquoa pas lrsquoimmuabiliteacute des lois de la nature bien qursquoil puisse

preacutesenter une certaine reacutegulariteacute Ainsi pour Aristote laquo la deacutelibeacuteration a lieu dans les choses

qui tout en se produisant avec freacutequence demeurent incertaines dans leur aboutissement ainsi

que lagrave ougrave lrsquoissue est indeacutetermineacutee raquo (EN III 5 1112b8-9) Autrement dit nous deacutelibeacuterons sur

les choses laquo qui deacutependent de nous raquo (EN III 5 1112a31)

Comme le souligne Pierre Manent (2014b 552) le laquo nous raquo dans cette phrase drsquoAristote

peut signifier deux choses Drsquoune part une communauteacute deacutetermineacutee et particuliegravere et drsquoautre

part lrsquoensemble des ecirctres humains lrsquoespegravece humaine La deacutelibeacuteration se conduit donc par rapport

aux choses humaines en geacuteneacuteral ce qui est agrave la porteacutee drsquoun ecirctre humain et par rapport agrave ce qui

concerne un agent particulier individuel ou collectif Il faut comprendre cette distinction non

pas comme une alternative mais comme un rapport compleacutementaire entre lrsquouniversel et le

particulier Ainsi lorsqursquoun agent deacutelibegravere sur ce qursquoil doit faire ici et maintenant il deacutelibegravere

par le fait mecircme sur quelque chose qui est accessible au champ de lrsquoaction humaine en geacuteneacuteral

24

Cela implique alors qursquoil y ait possibiliteacute drsquoune science du genre drsquoaction qursquoest lrsquoaction

humaine sui generis

Nous devons ainsi distinguer deux types de discours pratique Drsquoabord il y a pour Aristote

la possibiliteacute drsquoun discours theacuteorique mettant en lumiegravere lrsquouniversaliteacute et la reacutegulariteacute dans le

domaine contingent des choses humaines Bien que laquo les choses belles et les choses justes qui

sont lrsquoobjet de la Politique donnent lieu agrave de telles divergences et de telles incertitudes qursquoon a

pu croire qursquoelles existaient seulement par convention et non par nature raquo (EN I 1 1094b14-

16) ce que nous pouvons appeler la laquo raison pratique universelle raquo peut connaicirctre certains

principes de lrsquoaction humaine et de la politique Cette connaissance nrsquoa ni la rigueur

deacutemonstrative de la science ni la rigueur technique de lrsquoart tout en srsquoapparentant au deux (cf

EN I 1094b12 sq EN VI) Elle peut ecirctre dite science lorsqursquoelle traite des choses humaines

les plus universelles comme les reacutegimes politiques bien que cette qualification implique plutocirct

une similitude (EN VI 3 1139b18) elle srsquoapparente agrave un art puisqursquoelle vise agrave produire un

eacutetat des choses conformeacutement agrave certaines regravegles celles de la nature ou celles drsquoune socieacuteteacute

particuliegravere En effet le but drsquoune laquo enquecircte sur le bien des individus et des citeacutes raquo est une

laquo forme de politique raquo et a pour fin laquo non pas la connaissance mais lrsquoaction raquo (EN I 1 1094b7-

11 1095a6) En somme la raison pratique dans sa manifestation theacuteorique est une laquo science

pratique [qui] deacutelibegravere lagrave mecircme ougrave elle nrsquoagit pas raquo (Manent 2014b 552) Elle permet plutocirct de

guider la deacutelibeacuteration de ceux qui agissent au-delagrave du particularisme de leur situation

Dans tous les cas la raison pratique doit partir des faits et non des principes (EN I 2 1095b

sq) Aristote ajoute que laquo si le fait eacutetait suffisamment clair nous serions dispenseacutes de connaicirctre

en sus le pourquoi raquo Selon lui lrsquoeacutethique et la politique en tant qursquoobjet de connaissance visent

25

en effet moins le pourquoi que lrsquoaction (Tricot 2007 45) Crsquoest alors la laquo raison pratique

particuliegravere raquo qui servira agrave deacuteterminer la bonne action agrave faire ici et maintenant Ce mouvement

de penseacutee constitue ce qursquoAristote nomme la deacutelibeacuteration qui porte sur les moyens drsquoatteindre

une fin (EN III 5) Elle srsquoapparente ainsi davantage agrave un calcul qursquoune opinion (EN VI 10)

Or il ne faut pas assimiler cette notion de calcul agrave la signification ordinaire du mot La

deacutelibeacuteration est en fait une dianoia terme quelque peu eacutetranger agrave la conception moderne de la

rationaliteacute crsquoest-agrave-dire un eacutetat cognitif de recherche (zetesis) qui est preacutealable agrave lrsquoassertion Cette

recherche nrsquoest ni inductive ni deacuteductive mais met plutocirct en œuvre laquo un travail de comparaisons

de geacuteneacuteralisations de classements agrave partir drsquoun mateacuteriau psychologique tregraves diversifieacute

(croyances images souvenirs infeacuterences etc) raquo (Canto-Sperber 2001 521)

Crsquoest ainsi qursquoAristote souligne que lrsquoerreur dans la deacutelibeacuteration peut porter sur lrsquouniversel

comme sur le particulier (EN VI 9 1142a20) Par exemple un agent peut penser faussement

que lrsquoamitieacute est une mauvaise chose et eacuteviter ce type de relation ou alors identifier de faccedilon

erroneacutee telle personne comme une amie De ce fait la deacutelibeacuteration pour ecirctre bonne a besoin de

lrsquoaide drsquoune raison plus theacuteorique plus universelle qui informerait ici par exemple une opinion

sur la nature de lrsquoamitieacute Toutefois lrsquoobjet propre de la deacutelibeacuteration demeure le particulier

puisque lrsquoaction se manifeste dans les faits particuliers Degraves lors selon Aristote plus la

connaissance des circonstances particuliegraveres sera grande plus un agent sera le principe de sa

propre action13 crsquoest-agrave-dire qursquoil agira davantage en connaissance de cause laquo Si toute action

volontaire nest pas toujours deacutelibeacutereacutement choisie toute action deacutelibeacutereacutement choisie relegraveve

13 Selon une distinction classique il produira alors un actus humanus un acte humain plutocirct qursquoun simple actus

hominis un acte de lrsquohomme Cf Somme theacuteologique Ia IIae 1 1

26

drsquoune connaissance de cause car personne nrsquoignore ce qursquoest son choix deacutelibeacutereacute raquo (Rhet I 10

1368b)

Cet aspect volontaire (ou a contrario non volontaire) de lrsquoaction a drsquoimportantes

implications morales En effet une action pleinement volontaire engage davantage lrsquoagent qui

en porte la responsabiliteacute plus complegravetement envers lui-mecircme et ceux qui sont concerneacutes Cela

implique que lrsquoacte de lrsquoagent ndash et lrsquoagent lui-mecircme ndash est alors plus exposeacute au blacircme ou agrave la

louange En fait ce qui sera objet drsquoun tel jugement est moins lrsquoaction en tant que telle que le

choix deacutelibeacutereacute (prohairesis) qui est derriegravere Crsquoest le choix qui contient la teneur morale de

lrsquoacte car il fait voir le caractegravere de lrsquoagent et donc la nature veacuteritable de ses intentions (EN III

4 1111b5-1112a3 EE II 11 1228a sq Rhet I 9 1367b) Degraves lors lrsquoobjectif veacuteritable de la

deacutelibeacuteration en tant qursquoexercice de penseacutee dianoeacutetique est davantage le choix pratique que

lrsquoaction laquo Lrsquoobjet de la deacutelibeacuteration et lrsquoobjet du choix sont identiques [hellip] puisque crsquoest la

chose jugeacutee preacutefeacuterable agrave la suite de la deacutelibeacuteration qui est choisie raquo (EN III 5 1113a3-5) Ainsi

le dernier terme de la deacutelibeacuteration le choix sera le premier dans lrsquoordre de la geacuteneacuteration de

lrsquoaction crsquoest-agrave-dire en sera la cause immeacutediate (EN III 5 1112b15-24) Cette distinction en

implique une autre lrsquoaction eacutethique est pour Aristote agrave la fois un acte interne (energeia) qui

trouve sa fin en lui-mecircme nrsquoeacutetant donc jamais acheveacute (Fiasse 2001 324) et un mouvement

externe (kinesis) (EN I 1 1094a15-20 Met Θ) Le premier renvoie agrave la laquo bonteacute raquo intrinsegraveque

de lrsquoacte et lrsquoautre agrave ce qursquoil produit agrave sa fin exteacuterieure Nous retrouverons cette distinction

plus loin

Il faut examiner avec plus de deacutetails le mouvement de penseacutee de la deacutelibeacuteration et les

eacuteleacutements qui le constituent selon les analyses drsquoAristote Encore une fois celles-ci obeacuteissent agrave

27

son approche eacutepisteacutemologie geacuteneacuterale La connaissance qursquoAristote veut transmettre ici dans le

domaine pratique et ce tout autant drsquoun point de vue theacuteorique que du point de vue de lrsquoagent

est tributaire de trois eacuteleacutements inseacuteparables un jugement sur ce qui est une ideacutee de ce qui

devrait ecirctre et finalement un ensemble de principes qui permettent de passer de lrsquoun agrave lrsquoautre

(Canto-Sperber 2001 28 MacIntyre 2013a 54) Son analyse de la raison pratique voudra donc

mettre en lumiegravere les potentialiteacutes de la deacutelibeacuteration agrave partir de ce qui semble ecirctre la meilleure

faccedilon de deacutelibeacuterer ainsi qursquoen fonction du bien que peut amener une telle excellence

Aristote vise par lagrave non seulement agrave offrir une laquo cible raquo geacuteneacuterale capable de guider lrsquoaction

mais plus encore agrave expliciter la bonne deacutelibeacuteration qui conduit agrave la compreacutehension de cette cible

afin de donner les moyens agrave ses lecteurs de la construire agrave leur tour et selon la situation pratique

qui est la leur En ce sens Aristote respecte le champ propre de la raison pratique et ne vise pas

agrave remplacer la deacutelibeacuteration par la simple application de regravegles Sa science de lrsquoaction nrsquoest pas

elle-mecircme une fin en soi (EN II 1103b26-29 VI 13) elle vise agrave former des agents vertueux

plus que seulement laquo habiles raquo (cf EN VI 13) Finalement comme le souligne Manent (2014b

553) si nous consideacuterons qursquoune telle science est impossible nous retrouverons lrsquoalternative

weacutebeacuterienne et laquo la connaissance des choses humaines se trouvera distribueacutee ou deacutemembreacutee entre

le point de vue de celui qui agit effectivement et le point de vue de celui qui regarde les choses

humaines comme il regarde les choses qui ne changent pas et ne sont pas objet de deacutelibeacuteration raquo

113 Le mouvement de la deacutelibeacuteration du deacutesir au choix

Un raisonnement speacutecifiquement pratique doit reacutepondre concregravetement agrave la question laquo Que

faire raquo Mais cette question si elle se veut pratique nrsquoest bien sucircr pas poseacutee laquo dans lrsquoabsolu raquo

Selon Aristote lrsquoorientation premiegravere de la raison pratique deacutepend de deux faculteacutes le deacutesir

28

(orexis) et la raison discursive (logistikon) La raison considegravere le bien drsquoun objet ou drsquoun eacutetat

des choses pour lrsquoagent Or comme lrsquoaffirme Aristote elle ne meut pas sans le deacutesir (DA III

10 433a23-24) La raison permettra toutefois de donner un poids suffisant agrave la laquo bonteacute raquo drsquoune

chose ou drsquoune action et non seulement agrave sa deacutesirabiliteacute appeacutetitive (epithumia) afin qursquoelle

fasse lrsquoobjet drsquoun souhait raisonneacute (boulegravesis) On peut alors dire qursquoAristote pose ainsi laquo une

meacutediation entre ce qui deacutesire sans penser et ce qui calcule sans mouvoir raquo (Monteils-Laeng 2013

443) Bref le souhait est un deacutesir du bien il srsquoinscrit dans un laquo horizon intentionnel geacuteneacuteral raquo

dans une laquo aspiration solidaire drsquoune certaine conception de la vie que lrsquoon voudrait mener parce

qursquoon la croit bonne raquo (Monteils-Laeng 2013 444) Cette conception construit en quelque sorte

la laquo preacutemisse majeure raquo du raisonnement pratique qursquoAristote reacutesume de la faccedilon suivante

laquo Puisque la fin crsquoest-agrave-dire le souverain Bien est de telle nature raquo (EN VI 13 1144a31) Mais

en geacuteneacuteral la conception ultime du bien pour un agent particulier se preacutesente sous une forme

speacutecifique dans le cadre drsquoune situation particuliegravere puisqursquoil nrsquoy a pas de deacutesir sans objet

concret du deacutesir Cette laquo preacutemisse majeure raquo du raisonnement pratique nrsquoest donc pas prise

absolument dans une laquo acceptabiliteacute inconditionnelle raquo mais pour son laquo adeacutequation agrave la

situation raquo (Wiggins 1980 234)

Le souhait donne tout de mecircme un but (telos) agrave lrsquoagent qui sera le principe (arkhē) eacuteloigneacute

de son raisonnement En effet le souhait nrsquoest pas encore un principe effectif de lrsquoaction ou une

cause immeacutediate puisqursquoon peut souhaiter certaines choses qui ne deacutependent pas de nous ou

alors qui ne sont pas directement agrave notre porteacutee (EN III 4 1111b19 sq) Lrsquoaction neacutecessitera

alors une speacutecification de ce but conforme agrave la situation preacutesente qui consiste drsquoabord agrave

deacuteterminer la possibiliteacute de reacutealiser ce qui est envisageacute ici et maintenant puis de quelles faccedilons

29

Cette recherche sera le propre de la deacutelibeacuteration qui deacutesignera les meilleurs moyens de reacutealiser

le but fixeacute La deacutelibeacuteration forme la volonteacute et lui permet de se fixer pleinement (ou de srsquoen

eacutecarter) sur le deacutesir initial qui deviendra selon les mots drsquoAristote un laquo deacutesir deacutelibeacutereacute raquo ou

laquo deacutesir intellectuel raquo (orexis dianoegravetike) crsquoest-agrave-dire une preacutefeacuterence qui conduit agrave un choix

deacutelibeacutereacute (prohairesis) comme nous lrsquoavons vu14 Plus lrsquoobjet du deacutesir est envisageacute comme bon

et vraisemblable dans une situation concregravete plus le deacutesir srsquoancre dans la volonteacute et motive agrave

lrsquoaction15 Mais cette motivation serait insuffisante srsquoil nrsquoy avait pas un commandement de la

raison En effet laquo chacun cesse de rechercher comment il agira quand il a rameneacute agrave lui-mecircme

le principe de son acte et agrave la partie directrice de lui-mecircme car cest cette partie qui choisit raquo

(EN III 1113a5 sq) crsquoest-agrave-dire la raison puisque crsquoest la raison qui dit le logos de lrsquoaction sa

laquo justification raquo Autrement dit lrsquoagent ne se deacutecide pas tant selon un acte de volonteacute que selon

lrsquoappropriation drsquoune bonne raison drsquoagir qui fait de lrsquoagent le principe de son action

Le choix deacutelibeacutereacute est une certaine preacutefeacuterence laquo ce qui a eacuteteacute choisi avant drsquoautres choses raquo

nous dit Aristote (EN III 4 11112a16) Crsquoest que tout agent est confronteacute dans sa vie pratique

agrave une diversiteacute de biens Par exemple un agent qui veut srsquoassurer davantage de temps drsquoeacutetude

deacutelaissera peut-ecirctre dans une certaine mesure drsquoautres biens comme ses devoirs familiaux ou

ses amitieacutes Sa deacutelibeacuteration ne consistera donc pas seulement agrave rechercher les moyens de vivre

la vie theacuteoreacutetique mais eacutegalement agrave mesurer et agrave ordonner les biens qui lui apparaissent comme

14 Le mot prohairesis renvoie chez Aristote au produit de la deacutelibeacuteration qursquoon ne peut traduire simplement par

laquo choix raquo sans quelque deacuteformation En effet pro-hairesis deacutesigne ce qui est vers ou pour (pro) le choix (hairesis)

Lrsquoaction de laquo prohaireser raquo (EN III 4 1112a1-3 to prohairesthai) implique une vie pratique reacutefleacutechie et donc

pleinement volontaire Sur ce point voir notamment Salkever (2000) 15 laquo Possible est aussi ce dont on srsquoeacuteprend et ce qursquoon deacutesire en vertu de notre ecirctre mecircme car le plus souvent nul

de srsquoeacuteprend de ce qui est impossible ni ne le deacutesire raquo (Rhet II 19 1392a)

30

tels et selon lesquels il souhaite vivre Crsquoest pourquoi comme nous lrsquoavons vu la deacutelibeacuteration

est aussi une comparaison un classement Par cette recherche dianoeacutetique elle contribue agrave

produire lrsquoorthos logos du choix dont la traduction laquo droite regravegle raquo fait bien voir cette notion de

mesure de juste milieu sur un spectre de possibiliteacutes En effet selon les circonstances le mecircme

ordonnancement des biens peut prendre diverses formes ou alors ecirctre supplanteacute par un autre

classement temporaire

Or il est important ici de souligner que ce conflit entre divers biens nrsquoest pas seulement

reacutesolu par la deacutelibeacuteration mais qursquoil acquiert une teneur concregravete au moment de cet exercice de

recherche des moyens Au simple stade du souhait il nrsquoy a toujours pas de conflit reacuteel car on

ne peut encore deacuteterminer ce qursquoimpliquera exactement sa concreacutetisation Crsquoest ainsi

qursquoElizabeth Anscombe a pu affirmer que les preacutemisses du raisonnement pratique ne sont

laquo actualiseacutees raquo qursquoau moment de lrsquoaction concregravete (2002 112 on active service) et Aristote que

le principe du raisonnement est drsquoabord une laquo hypothegravese raquo (EE II 11 1227b30 hupoacutethesis)

Comme pour toute recherche il faut avoir une certaine ideacutee de la chose pour deacutebuter et lrsquoon

pourra revenir sur cette hypothegravese agrave la suite de nouvelles observations ou de nouveaux reacutesultats

(cf sect 111)

Crsquoest pour cette raison qursquoAristote affirme qursquoon ne deacutelibegravere pas sur les fins mais sur les

moyens drsquoatteindre les fins (EN III 5 1112b12) Pour bien comprendre cette affirmation il

convient de preacuteciser la structure intentionnelle de la rationaliteacute pratique telle que la conccediloit

Aristote Un agent agit toujours en fonction drsquoune fin une fin qui est un certain bien comme

nous lrsquoavons vu Degraves lors il ne deacutelibegravere pas sur cette fin pour deux raisons Drsquoabord il ne

deacutelibegravere pas sur le fait qursquoil agisse en fonction drsquoun bien qui est ultimement le Souverain bien

31

vers lequel tend lrsquoecirctre humain Par analogie on ne deacutelibegravere pas par exemple sur le fait que lrsquoon

vise le vrai au moment drsquoune recherche theacuteorique Ensuite un agent ne deacutelibegravere pas sur sa

conception du bien celle qursquoil possegravede au moment drsquoagir Cette fin particuliegravere correspond agrave

lrsquoethos de lrsquoagent agrave ses dispositions eacutethiques soit ce qui oriente sa perception des choses et ce

qui lui donne certaines hypothegraveses qui seront les principes de sa deacutelibeacuteration

Lrsquoexercice de la deacutelibeacuteration nrsquoest donc pas seulement en fonction de la fin mais y est plutocirct

directement ordonneacute de faccedilon agrave pouvoir la deacuteterminer eacutegalement16 Crsquoest ce rapport eacutetroit

qursquoAristote veut signifier lorsqursquoil eacutecrit plus preacuteciseacutement que la deacutelibeacuteration porte sur ce qui est

vers la fin (tōn pros to telos) crsquoest-agrave-dire ce qui laquo constitue la fin raquo (Wiggins 1980 224

constituents-to-ends) Car la fin en tant que souhait doit trouver une correspondance dans la

situation particuliegravere La deacutelibeacuteration est donc un exercice drsquoapprofondissement et de

speacutecification de la fin plutocirct que sa simple application (Wiggins 1980) Si la fin speacutecifieacutee est

particuliegravere (eg refuser un pot-de-vin pour ecirctre un bon politicien) lrsquoon dira alors qursquoil y a eu

bonne deacutelibeacuteration laquo en un sens deacutetermineacute raquo alors qursquoune bonne deacutelibeacuteration au sens absolu est

celle qui laquo megravene agrave un reacutesultat correct par rapport agrave la fin prise absolument raquo crsquoest-agrave-dire le bien

ultime de lrsquoagent ou de la citeacute (EN VI 10 1142b31-32)

Ce nrsquoest alors que lorsque lrsquoagent possegravede une expeacuterience concregravete des manifestations

particuliegraveres du bien qursquoil pourra remettre en question ses propres conceptions des fins humaines

Cette nouvelle recherche qui se fait du particulier agrave lrsquouniversel nrsquoest pas une deacutelibeacuteration mais

une recherche proprement dialectique plus laquo theacuteorique raquo Comme lrsquoexplique Alasdair

16 laquo La cause finale (ου ενεκα) nrsquoest pas quelque chose de donneacute mais un but que lrsquoon vise et ougrave lrsquoacteur confegravere agrave

un contenu concret une accentuation positive lieacutee agrave ce qui est profitable agrave son action raquo (Bubner 1993 351)

32

MacIntyre (1993 210) laquo dans la theacuteorie notre raisonnement se fait vers et agrave propos de cette fin

ultime qui est lrsquoarkhē de lrsquoinvestigation et du raisonnement pratiques mais agrave partir de cet arkhē

crsquoest par le raisonnement pratique que nous sommes conduits agrave des conclusions particuliegraveres sur

la faccedilon drsquoagir raquo Et ces conclusions particuliegraveres lorsqursquoelles seront mises en œuvre pourront

informer un nouveau mouvement de penseacutee theacuteorique vers les motivations premiegraveres de lrsquoagent

et ainsi de suite

Il faut maintenant continuer notre examen de la deacutelibeacuteration comprise dans une perspective

aristoteacutelicienne en se penchant sur son exercice politique Nous nous tournerons pour cela vers

le modegravele de discussion politique fourni par la Rheacutetorique qui constitue agrave la fois un traiteacute de

logique et drsquoeacutethique politique Nous viserons agrave extraire lrsquoessentiel des propos drsquoAristote au-

delagrave de leur contexte particulier soit la pratique politique de la citeacute atheacutenienne

12 La deacutelibeacuteration politique comme exercice rheacutetorique

Toute action implique directement ou indirectement une pluraliteacute drsquoindividus La complexiteacute de

la vie pratique demande souvent qursquoun agent se fasse laquo assister drsquoautres personnes pour

deacutelibeacuterer raquo se deacutefiant de sa laquo propre insuffisance agrave discerner ce qursquoil faut faire raquo (EN III 5

1112b9) Cela est drsquoautant plus vrai au niveau politique ougrave les deacutecisions communes ont un

impact significatif sur la vie drsquoun agent singulier La deacutelibeacuteration deacutemocratique est alors en

quelque sorte la deacutelibeacuteration politique par excellence en ce que la deacutecision est soumise agrave une

discussion entre un grand nombre de citoyens eacutegaux qui veulent se gouverner librement Dans

ce contexte lrsquoobjectif de la deacutelibeacuteration est de faire converger par la discussion les diffeacuterentes

opinions afin de former un jugement commun sur la bonne action agrave reacutealiser Dans la perspective

33

de la deacutemocratie deacutelibeacuterative ndash comme de celle de la tradition du reacutepublicanisme classique ndash

lrsquoenjeu est alors que la deacutecision politique ne se reacuteduise pas agrave une coordination des inteacuterecircts sous

forme de compromis ou drsquoalliances mais qursquoelle constitue en un laquo accord sur les principes

directeurs de lrsquoaction et la faccedilon de les interpreacuteter raquo (Canivez 2013 84) Autrement dit dans

cette perspective la parole publique est essentiellement quelque chose qui vise le commun

Encore plus dans une perspective aristoteacutelicienne la parole mecircme deacutepend du commun

La communauteacute politique est pour Aristote une certaine mise en commun des paroles et des

actions Lrsquoaction forme des communauteacutes et lorsqursquoelle est accompagneacutee de paroles de raisons

elle forme notamment des citeacutes Pour Aristote la citeacute est un pheacutenomegravene naturel en ce que les

ecirctres humains doivent srsquoassocier pour vivre (Pol I 2 1252b27 sq) mais elle ne se reacuteduit au

donneacute du naturel puisqursquoelle est aussi en vue du bien vivre Ce bien deacutepend alors de trois

facteurs la nature lrsquohabitude et la raison (Pol VII 13 1331b39-40) Pour Aristote ce sera

lrsquoœuvre propre de la raison drsquoorienter la nature et lrsquohabitude en vue de cet objectif personnel

mais surtout proprement politique Pour ce faire la raison permet de deacutevelopper un langage

commun ce qui fait de lrsquoecirctre humain un laquo animal politique raquo

Mais que lrsquohomme soit un animal politique agrave un plus haut degreacute qursquoune abeille quelconque ou

tout autre animal vivant agrave lrsquoeacutetat greacutegaire cela est eacutevident La nature en effet selon nous ne fait

rien en vain et lrsquohomme seul de tous les animaux possegravede la parole [logos] Or tandis que la

voix [phonē] ne sert qursquoagrave indiquer la joie et la peine et appartient pour ce motif aux autres

animaux eacutegalement [hellip] le discours sert agrave exprimer lrsquoutile et le nuisible et par suite aussi le

juste et lrsquoinjuste car crsquoest le caractegravere propre de lrsquohomme par rapport aux autres animaux drsquoecirctre

le seul agrave avoir le sentiment du bien et du mal du juste et de lrsquoinjuste et des autres notions morales

et crsquoest la communauteacute de ces sentiments qui engendre famille et citeacute (Pol I 2 1253a7-18)

34

Nous voyons ici agrave quel point la parole ou le langage raisonneacute17 est pour Aristote intimement

lieacutee aux fins humaines et ce plus preacuteciseacutement dans la capaciteacute des ecirctres humains de clarifier

collectivement leur bien selon diffeacuterents motifs naturels lrsquoagreacuteable lrsquoutile le noble et

eacuteventuellement le juste (EN I 2-3 V Rhet I 3) Crsquoest en fonction de cette orientation

collective que se produit lrsquouniteacute de la communauteacute politique il srsquoagit de laquo recommencer

constamment agrave fonder et agrave conserver cette uniteacute au moyen du travail rheacutetorique du loacutegos raquo

(Bubner 1993 355)

Quel est cet aspect rheacutetorique de la langue de la parole Analysant le passage concernant

les trois eacuteleacutements de lrsquoexcellence en lien avec cette derniegravere citation de Pol 1253a7-18 Reacutemi

Brague en conclura que avant tout laquo le logos est la capaciteacute de se laisser persuader raquo (Brague

1988 265) Par le langage lrsquoecirctre humain est capable drsquoentendre des propositions drsquo laquo entendre

raison raquo Degraves lors selon Brague lrsquoeacutecoute laquo suppose un rapport particulier au bien preacutesent sous

les espegraveces du lsquomieuxrsquo raquo (1988 265) Le logos permet en effet comme nous venons de le voir

drsquoorienter et laquo drsquoameacuteliorer raquo la nature et lrsquohabitude en fonction drsquoun bien agrave atteindre La parole

commune est rheacutetorique en ce sens ougrave en clarifiant le bien et donc ce qui est mieux elle incite

au changement agrave lrsquoaction et ce au sein du cadre intelligible de la communauteacute De la mecircme

faccedilon Salkever (1990 75-6) commentant eacutegalement Pol 1253a7-18 affirme qursquoAristote ne

soutient

ni que le discours est en vue de la communication drsquoinformation [hellip] ni qursquoil sert lrsquoobjectif

drsquoexprimer ou de constituer une identiteacute construisant un monde humain agrave cocircteacute du monde de la

17 Dans ce dernier passage le mot logos ne renvoie pas exactement agrave la raison comprise comme activiteacute de

recherche intellectuelle ni simplement agrave la langue courante dont la traduction adeacutequate serait laquo dialektos raquo mais

agrave un langage raisonneacute crsquoest-agrave-dire un discours qui dit quelque chose qui eacutemet des propositions compreacutehensibles

Cf Bubner (1993 355) et Brague (1988 263-5)

35

nature Plutocirct le logos rend possible pour nous de deacutecouvrir agrave travers la deacutelibeacuteration les types de

buts en fonction desquels nous pouvons le mieux organiser notre vie ndash ces moyens qui constituent

le bonheur humain

Nous retrouvons ici le rapport mis en lumiegravere preacuteceacutedemment (cf Revue de litteacuterature) entre

les finaliteacutes de lrsquoaction la parole commune et la communauteacute politique Ce nrsquoest qursquoagrave la lumiegravere

des finaliteacutes communes (qui impliquent lrsquoexistence mecircme de la communauteacute) qursquoil est senseacute de

se laisser persuader par des arguments touchant agrave lrsquoagreacuteable agrave lrsquoutile au juste ou au bien Le

discours rheacutetorique dans sa manifestation premiegravere permet le changement vers le mieux agrave

travers une eacutelucidation de ces motifs naturels de lrsquoaction humaine motifs qui se font voir dans

la communauteacute drsquoaction qursquoest la communauteacute politique Cette laquo facticiteacute raquo est donc comme

nous lrsquoavons vu constitutive de la deacutelibeacuteration collective mais demeure un eacuteleacutement qui est en

vue de la validiteacute du discours vrai sur ce qui est plaisant juste ou bien Pour le dire autrement

la communauteacute politique possegravede des caracteacuteristiques fonctionnelles qui permettent de lier les

moyens et les fins de produire un discours vrai sur la bonne action agrave faire Nous reviendrons

sur cette proposition importante

Crsquoest ainsi que Brague (1988 266) propose de distinguer le rheacutetorique de la rheacutetorique

celle-ci consistant plutocirct en une technique de discours bien que les deux ne soient pas

entiegraverement distincts Dans sa Rheacutetorique Aristote nous offre sa vision des principes geacuteneacuteraux

de la rheacutetorique comme art de la persuasion principalement dans sa manifestation politique

Notre traduction laquo In particular Aristotle holds neither that speech is for the sake of communicating information

[hellip] nor that it serves the purpose of expressing or constituting an identity building up a human world alongside

the world of nature Logos rather makes it possible for us to discover through deliberation the kinds of goals in

terms of which we can best organize our lives ndash those means which constitute human happiness raquo

36

Nous savons qursquoun art implique agrave la fois la connaissance de regravegles geacuteneacuterales de production et la

capaciteacute effective de produire quelque chose Dans le cas de la rheacutetorique on peut donc

identifier deux objectifs Drsquoabord celui de persuader crsquoest-agrave-dire drsquoorienter lrsquoaction des

interlocuteurs en les amenant agrave former un jugement concernant une situation particuliegravere (Rhet

II 18 1391b) Ensuite celui de laquo bien voir quels sont pour chaque cas les moyens de

persuader raquo (Rhet I 1 1355b) Nous pouvons en effet distinguer au sein de lrsquoart rheacutetorique

une fin externe la persuasion effective et une fin interne la deacutecouverte des moyens de persuader

dans une situation donneacutee (Abizadeh 2007 464-7 Garsten 2011 174 Garver 1994) Par

exemple lrsquoart du meacutedecin a comme fin externe la santeacute du patient mais eacutegalement un ensemble

de regravegles et de proceacutedures qui constituent des biens internes (Abizadeh 2007 464) Or la

meacutedecine en tant qursquoart nrsquoa pas agrave donner la santeacute mais y conduire aussi loin que possible (Rhet

I 2 1355b) ou mecircme srsquoabstenir de le faire dans certains cas si lrsquoacte entre en contradiction avec

certains biens internes (Abizadeh 2007 464) par exemple un code drsquoeacutethique

La rheacutetorique se distingue alors agrave la fois de la dialectique et de la sophistique Elle se

distingue de la dialectique drsquoabord en ce que cette derniegravere ne vise pas lrsquoaction mais la veacuteriteacute

La dialectique nrsquoest toutefois pas eacutetrangegravere agrave la rheacutetorique car les deux se fondent sur lrsquoopinion

et traite du vraisemblable et du probable (Top I 2 Rhet I 1355a sq) Plus preacuteciseacutement la

rheacutetorique est la branche de la dialectique dont lrsquoobjet de recherche consiste dans les choses laquo agrave

choisir et agrave eacuteviter raquo (Top I 11 104b sq) Bien sucircr cette question peut impliquer la recherche

dialectique laquo de la veacuteriteacute et de la connaissance raquo (Top I 11 104b sq) mais cela implique alors

du temps et un petit nombre de gens ne convenant donc pas agrave la rapiditeacute et au caractegravere

drsquoopportuniteacute de la politique (Arnhart 1981 72) Alors que la dialectique en tant qursquoactiviteacute

37

theacuteorique tend vers les principes premiers la rheacutetorique en tant qursquoactiviteacute pratique tend vers

le particulier La rheacutetorique est donc lrsquooutil par excellence de la politique et bien qursquoil puisse

ecirctre utile de disposer de connaissances techniques (eg lrsquoeacuteconomie) ou scientifiques (eg

lrsquoeacutepideacutemiologie) dans le but de persuader lrsquoart rheacutetorique possegravede toutefois ses moyens propres

soit principalement les lieux communs (Rhet I 2 1355a 4 1359a sq)

Comme lrsquoeacutecrit Aristote lrsquoart rheacutetorique traite des thegraveses opposeacutees et en ce sens peut servir

un orateur mal intentionneacute En tant qursquoart technique de la persuasion la rheacutetorique est

effectivement un instrument moralement neutre (Arnhart 1981 11) drsquoougrave son rejet par certains

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative En effet la rheacutetorique contreviendrait selon au

principe de la reacuteciprociteacute qui implique une complegravete honnecircteteacute et transparence afin de donner

tous les moyens agrave lrsquointerlocteur de formuler une reacuteponse adeacutequate (cf Revue de litteacuterature p

6) Aristote rejette cette objection en affirmant que lrsquoon pourrait faire un mauvais usage de la

plupart des qualiteacutes (la force la santeacute lrsquoargent) qualiteacutes que nous continuons toutefois agrave

consideacuterer comme bonnes (Rhet I 2 1355a-b) Ceci peut alors srsquoappliquer agrave la transparence

De plus la rheacutetorique ne vise pas agrave tromper lrsquoadversaire ou agrave le mener agrave accepter une conclusion

par des moyens fallacieux Elle ne peut donc ecirctre confondue avec la sophistique et ce pour trois

raisons plus preacutecises

Drsquoabord le discours politique doit faire usage de la rheacutetorique puisqursquoil nrsquoa pas les mecircmes

preacutetentions agrave la veacuteriteacute que les sciences ou la philosophie Comme nous lrsquoavons vu pour Aristote

la politique vise plus lrsquoaction que le pourquoi Elle opegravere toujours selon le laquo probable raquo et le

laquo possible raquo On peut alors donner une valeur de veacuteriteacute au discours rheacutetorique que si lrsquoon

considegravere comme Aristote que laquo voir le vrai et voir ce qui srsquoapparente au vrai relegravevent de la

38

mecircme capaciteacute raquo et que laquo les hommes sont suffisamment ouverts au vrai et parviennent le plus

souvent agrave la veacuteriteacute raquo (Rhet I 1 1355) Ce qui est accepteacute par tous ou la plupart lrsquoopinion

reacuteputable (endoxa) est le plus souvent proche de la veacuteriteacute et il faut pouvoir ainsi consideacuterer le

potentiel de veacuteriteacute drsquoun eacutenonceacute geacuteneacuteral et probable Lrsquoargument qui est une des trois laquo preuves raquo

(pisteis) ou moyens rheacutetoriques ne fait pas usage de raisonnements fallacieux mais de

raisonnements probables et en ce sens persuasifs Aristote appelle enthymegraveme ce type

drsquoargument qui procegravede de lrsquoopinion reacuteputable et drsquoun cas particulier ou alors drsquoun signe qui

fournit directement lrsquoeacutevidence de la conclusion (Rhet I 2 1356b sq II 22) Lrsquoenthymegraveme est

concerneacute par le particulier ce qui en fait un raisonnement seulement probable et donc imparfait

Dans cette perspective on assimilera le discours rheacutetorique agrave la sophistique si lrsquoon conccediloit

notamment la deacutemonstration apodictique comme le seul critegravere de validiteacute drsquoun argument Nous

reviendrons sur ce point Notons qursquoil est possible qursquoun argument soit persuasif mais

seulement laquo en apparence raquo ce qui se rapprocherait de la sophistique Sur ce point Aristote

souligne qursquoune connaissance de lrsquoart rheacutetorique aidera agrave distinguer ce qui est vraiment persuasif

ce qui ne lrsquoest qursquoen apparence (Rhet I 2 1355b)

En effet encore une fois la rheacutetorique ne vise pas directement agrave persuader (Rhet I 2

1355b) mais avant tout agrave trouver les moyens de la persuasion La rheacutetorique devient sophistique

lorsqursquoelle est concerneacutee exclusivement par sa fin externe En effet si lrsquoon vise seulement lrsquoeffet

de la persuasion le choix ou lrsquoaction de lrsquointerlocuteur sans prendre en compte les meacuterites de

lrsquoargument ou les faccedilons de persuader (eg laquo tous les moyens sont bons raquo) alors la rheacutetorique

devient laquo pleacutebiscitaire raquo (Chambers 2009 337) La connaissance rheacutetorique permettra plutocirct de

39

se deacutefendre contre un tel discours sophistique (Garsten 2006 119-35) avec la confiance que le

vrai et le meilleur se precirctera toujours mieux agrave la persuasion (Rhet I 2 1355a)

Cette consideacuteration nous megravene agrave la derniegravere raison de la distinction entre rheacutetorique et

sophistique qui tient en la subordination de la rheacutetorique au discours rheacutetorique en geacuteneacuteral qui

permet agrave la communauteacute politique de clarifier les biens et donc les fins qursquoelle vise en commun

Comme le souligne Ronald Beiner ces fins ne sont pas poursuivies de faccedilon rheacutetorique mais

elles sont plutocirct laquo inextricablement raquo situeacutees au sein drsquoun meacutedium rheacutetorique voire constitueacutees

rheacutetoriquement (1983 95) Un discours deacutelibeacuteratif ne peut avoir un effet positif drsquoorientation

que srsquoil srsquointegravegre agrave un cadre eacutethique plus large celui des dispositions et des opinions geacuteneacuterales

de lrsquolaquo audience raquo de la communauteacute politique

Crsquoest pourquoi les deux autres types de preuves rheacutetoriques la confiance en lrsquoorateur et

lrsquoappel aux eacutemotions sont drsquoune grande importance Puisque les arguments deacutelibeacuteratifs sont la

plupart du temps seulement probables le public doit pouvoir faire confiance (ou pas) agrave lrsquoorateur

selon ses capaciteacutes de discernement son excellence et sa bienveillance (Rhet II 1 1377b) Bien

sucircr cette confiance doit aussi laquo naicirctre du discours lui-mecircme raquo et non drsquoun simple preacutejugeacute

favorable (Rhet I 2 135a) Cette condition est valable eacutegalement pour la troisiegraveme preuve

lrsquoappel aux eacutemotions Pour Aristote les eacutemotions ne sont pas deacutenueacutees de rationaliteacute 18

puisqursquoelles expriment une certaine compreacutehension drsquoune situation perccedilue Elles peuvent donc

servir agrave diriger la bonne action et mecircme la permettre par leur contenu motivationnel De fait

nous avons vu qursquoil nrsquoy avait pas drsquoaction sans deacutesir initial drsquoune fin quelconque Lrsquoappel aux

18 Comme lrsquoa montreacute Martha Nussbaum (1986) de faccedilon convaincante

40

passions dans la pratique rheacutetorique est la reacuteponse agrave cette caracteacuteristique de lrsquoaction humaine

Aristote a effectivement le souci drsquoancrer le jugement politique dans les dispositions eacutethiques

des citoyens afin de motiver une action effective ou alors au moins un acte interne qui consiste

en une nouvelle orientation du deacutesir

Nous voyons comment la conception aristoteacutelicienne de la deacutelibeacuteration politique srsquoeacuteloigne

des approches laquo eacutepisteacutemiques raquo qui viseraient un ideacuteal de conversation civique comprise

comme un eacutechange laquo dialectique raquo ou comme laquo une entreprise commune drsquointerpreacutetation raquo

(Blattberg 2009 215) Le discours rheacutetorique vise en effet moins lrsquointercompreacutehension que la

persuasion ce qui implique un certain rapport asymeacutetrique entre lrsquoorateur et lrsquoauditeur Nous

remettons ici agrave plus tard la question de la teneur reacutealiste de ce cadre drsquoanalyse19 Ce qursquoil faut

souligner est la seacuteparation nette mais non pas totale que veut faire voir Aristote entre la

deacutelibeacuteration politique et la laquo discussion raquo qui vise la compreacutehension et lrsquoatteinte de la veacuteriteacute En

effet cette derniegravere est deacutetermineacutee par la nature de la dialectique dont les regravegles de lrsquoart sont

analyseacutees dans les Topiques Alors qursquoil est naturel que le rheacuteteur ait une intention preacutecise

(lrsquoaction) par rapport au reacutesultat de son discours le dialecticien qui possegravede une telle intention

est pour Aristote un sophiste (Rhet I 1 1355b)

Bien que cette distinction peut sembler exageacutereacutement tranchante elle est due agrave la prise en

compte du kairos inheacuterent agrave la vie politique En effet bien que la notion de kairos soit

polyseacutemique chez Aristote celui-ci en fait un eacuteleacutement important de sa philosophie pratique Agrave

travers ces divers sens on entrevoit un lien entre le kairos comme une modaliteacute du Bien sous la

19 On peut toutefois proposer drsquoembleacutee que cette structure nrsquoest pas eacutetrangegravere agrave la manifestation courante du

discours public dans les deacutemocraties contemporaines ougrave les repreacutesentants se disputent lrsquoalleacutegeance drsquoune

laquo audience raquo large drsquoun public qui eacutecoute plus qursquoil ne discute

41

cateacutegorie du temps (eg saisir lopportuniteacute) (EN I 4 1096a26 EE I 8 1217b32) et comme

situation particuliegravere qui ne se reacutepeacutetera pas comme telle (Rhet I 7 1365a20) Le kairos renvoie

donc agrave un certain infleacutechissement de la situation qui laquo impose sa propre norme raquo (Rodrigo et

Tordesillas 1993 405) Crsquoest ainsi qursquoAristote utilise ce concept dans lrsquoexemple drsquoun capitaine

qui prend la deacutecision de jeter sa cargaison par-dessus bord afin drsquoempecirccher un navire de couler

(EN III 1 1110a-15) Le kairos peut donc rendre relatif un principe absolu (eg un bon

capitaine conserve toujours sa cargaison) Et crsquoest aussi pourquoi il peut faire lrsquoobjet drsquoun usage

sophistique Nous retrouvons alors le problegraveme initial de lrsquoaspect sophistique de la rheacutetorique

politique auquel les mecircmes solutions srsquoappliquent

Lrsquoexemple du capitaine renvoie eacutegalement agrave lrsquoautoriteacute neacutecessaire agrave la saisie du kairos En

politique ce sera alors au gouvernement de lier de faccedilon heureuse lrsquoopportuniteacute qui est le

laquo critegravere fondamental de la deacutelibeacuteration raquo (Arnhart 1981 72) et la bonne orientation du discours

et de lrsquoaction Ce sont en effet les gouvernants qui tranchent et il leur revient donc drsquoecirctre

sensibles au kairos La contingence des affaires humaines demande une capaciteacute et une volonteacute

de juger et de discriminer de produire un choix deacutelibeacutereacute qui srsquoexpose aux blacircmes et aux

louanges En ce sens la sensibiliteacute au kairos lorsqursquoelle megravene agrave lrsquoaction favorise davantage le

jugement public qursquoune tentative drsquoocculter ce kairos agrave lrsquoaide drsquoun discours abstrait Sans cette

prise en compte de la contingence et de lrsquoopportuniteacute toute deacutemarche theacuteorique ou pratique de

laquo conversation civique raquo conccedilue seulement comme un exercice dialectique se condamnera

effectivement agrave lrsquoabstraction Ce faisant les approches qui adoptent ce point de vue se

transforment en fait en theacuteories critiques agrave partir drsquoun ideacuteal communicationnel qui pourrait

srsquoactualiser dans toutes les institutions de la vie humaine mais ne peuvent expliquer le rapport

42

du discours politique agrave la forme de gouvernement soit le reacutegime politique qui comme nous le

verrons agrave lrsquoinstant est un eacuteleacutement deacutecisif de la rheacutetorique deacutelibeacuterative

La solution drsquoAristote nous semble plus convaincante et consiste agrave accepter le

commandement propre au kairos et agrave offrir une theacuteorie institutionnelle de la deacutelibeacuteration et de

la deacutecision reacutepondant agrave la neacutecessiteacute drsquoagir en fonction des circonstances changeantes bref une

philosophie politique Pour Aristote le conseil (rechercher ou eacuteviter quelque chose) prend sa

forme la plus eacuteleveacutee dans la leacutegislation qui est un des sujets principaux de la rheacutetorique

deacutelibeacuterative (Rhet I 4 1359b) et mecircme le plus englobant et exhaustif puisqursquoil concerne la fin

de lrsquoactiviteacute humaine le bien-vivre (Arnhart 1981 57)

Crsquoest pourquoi selon Aristote il faut assurer la primauteacute du discours deacutelibeacuteratif ou politique

sur les autres notamment sur la rheacutetorique judiciaire (Rhet I 1 1354b) En effet laquo le discours

politique est moins capable de ruser que le discours judiciaire raquo (Rhet I 1 1354b) puisqursquoil

concerne des choses susceptibles drsquointeacuteresser un grand nombre de personnes comme la loi Il

sera alors plus facile de discerner si les propos de lrsquoorateur reacutepondent agrave la reacutealiteacute puisque cette

reacutealiteacute est partageacutee par ceux qui jugent et deacutelibegraverent Pour ce faire il est important pour Aristote

que la deacutelibeacuteration politique se conduise en preacutesence des citoyens Cela motive les orateurs agrave

discuter du bien commun et non de leur bien personnel puisque leurs discours est soumis au

regard des autres et agrave lrsquoopinion partageacutee aller agrave lrsquoencontre de ce qui est reacuteputable (endoxa)

implique le risque drsquoune perte reacuteputation et de la honte20 (Rhet II 6 1384a Nieuwenburg

2004)

20 laquo Avec ses pairs on rivalise sur le terrain des honneurs on se soucie de lrsquoavis des gens senseacutes dans lrsquoideacutee qursquoils

sont ouverts agrave la veacuteriteacute [hellip] On a plus honte de ce qui se fait sous leurs yeux de maniegravere ouverte [hellip] raquo (Rhet II

43

Agrave cet eacutegard la connaissance des lois qui expriment le caractegravere de chaque reacutegime et donc

ses laquo opinions reacuteputables raquo est laquo le point essentiel et deacutecisif entre tous quant agrave la capaciteacute de

persuader et de bien conseiller raquo (Rhet I 8 1365b) Le reacutegime politique en tranchant la question

pratique par excellence celle de la justice donne en quelque sorte des principes en fonction

desquels la deacutelibeacuteration doit srsquoexercer tout comme lrsquoagent individuel a besoin laquo drsquohypothegraveses raquo

sous la forme de conceptions geacuteneacuterales du bien qui puissent motiver sa recherche pratique De

cette faccedilon le reacutegime politique pour Aristote est lrsquoeacuteleacutement qui regroupe les trois types de

preuve puisqursquoil deacutetermine les preacutemisses de lrsquoargument lrsquoautoriteacute reconnue et les dispositions

eacutethiques de lrsquoaudience

Nous voyons donc toute lrsquoimportance des institutions politiques pour la conduite de la

deacutelibeacuteration Crsquoest la nature de ces institutions qursquoil faut maintenant examiner En effet outre la

question de savoir comment deacutelibeacuterer il faut eacutegalement deacuteterminer qui deacutelibegravere

13 Les institutions de la deacutelibeacuteration et la fonction du citoyen

Nous avons vu qursquoAristote considegravere le reacutegime politique comme un eacuteleacutement essentiel voire le

plus essentiel de la deacutelibeacuteration et conseacutequemment de la rheacutetorique Le reacutegime en lui-mecircme est

une certaine incarnation de la rationaliteacute pratique au niveau collectif Puisqursquoil se deacutefinit par la

loi et que la loi deacutesigne un bien (ou un mal) alors le reacutegime donne eacutegalement une fin geacuteneacuterale

au raisonnement pratique collectif et individuel laquo il ne faut pas laisser dans lrsquoombre la fin que

6 1384a) Et aussi Arnhart (1981 71) laquo [hellip] this remark suggests that the considerations governing menrsquos public

appearances are in some sense closer to the truth than the desires that rule menrsquos actions when they are unseen As

members of communities men approach the truth more closely than they do as individuals As individuals ordinary

men often allow their judgements to be distorted by their appetites but as members of communities they make

judgments that manifest a sense of justice raquo

44

vise chaque forme de gouvernement car crsquoest la fin qui fait la preacutefeacuterence du choix La fin que

vise la deacutemocratie crsquoest la liberteacute lrsquooligarchie crsquoest lrsquoargent lrsquoaristocratie vise lrsquoeacuteducation et

les institutions et la tyrannie vise agrave se proteacuteger elle-mecircme (Rhet I 8 1366a) En plus de la

promotion drsquoune fin diffeacuterents reacutegimes impliquent eacutegalement diffeacuterentes faccedilons de prendre les

moyens pour reacutealiser la fin crsquoest-agrave-dire drsquoassurer le gouvernement agrave travers diffeacuterentes charges

publiques (arkhai) Ainsi dans la deacutemocratie atheacutenienne crsquoest le tirage au sort qui preacuteside agrave la

distribution des magistratures (Rhet I 8 11365b) bien que plusieurs charges soient eacutegalement

eacutelectives (CA 61 Manin 2012)

Collectivement crsquoest la deacutelibeacuteration qui donnera du mouvement agrave ce dispositif propre agrave un

reacutegime puisque la deacutelibeacuteration est pour Aristote une fonction de gouvernement dont lrsquoactiviteacute

est propre agrave causer un changement Comme nous le savons crsquoest agrave partir de cette activiteacute qursquoil

deacutefinit la citoyenneteacute laquo Un citoyen au sens absolu ne se deacutefinit par aucun autre caractegravere plus

adeacutequat que par la participation aux fonctions judiciaires et aux fonctions publiques en geacuteneacuteral raquo

(Pol III 1 1275a22) Et parmi les fonctions publiques assureacutees par les citoyens laquo la fonction

deacutelibeacuterative est une des plus importantes raquo (Pol IV 4 1291a25 sq) Or si tous les citoyens

peuvent prendre part aux fonctions politiques de la citeacute tous ne le font pas en mecircme temps En

effet en deacutemocratie les citoyens gouvernent et sont gouverneacutes agrave tour de rocircle21 Preacutecisons ce

rapport entre gouvernants et gouverneacutes

21 Et pour Aristote ce sont ideacutealement les mecircmes crsquoest-agrave-dire que les citoyens ayant atteint un acircge mucircr devront

gouverner alors que les plus jeunes seront gouverneacutes et ainsi de suite selon les geacuteneacuterations qui se succegravedent Cf

Pol VII 14) Mais crsquoest la distinction elle-mecircme entre gouvernants et gouverneacutes qui nous inteacuteressera ici plus que

ses diffeacuterentes modaliteacutes

45

Drsquoabord cette distinction ne va pas agrave lrsquoencontre de lrsquoautoriteacute souveraine de lrsquoAssembleacutee

des citoyens propre au reacutegime deacutemocratique (Pol III 1 1275a25 sq) Cette autoriteacute confegravere en

fait aux citoyens en position de subordination une certaine charge laquo indeacutetermineacutee raquo qui

consistera principalement agrave juger les deacutecisions des magistrats Ensuite Aristote insiste sur

lrsquoimportance de meacutelanger le peuple (la masse des citoyens) avec les notables au sein des charges

deacutelibeacuteratives (Pol IV 14 1298b20) puisque chacun possegravede un titre leacutegitime agrave gouverner (Pol

III 14) Finalement le rapport entre gouvernants et gouverneacutes nrsquoen est pas un pour Aristote de

domination comme le maicirctre domine lrsquoesclave et la raison domine le corps mais drsquoune sorte

diffeacuterente qui est similaire agrave lrsquoautoriteacute de lrsquointelligence sur le deacutesir (Pol I 5 1254b2) crsquoest-agrave-

dire une relation de persuasion

En ce sens crsquoest bien la deacutelibeacuteration comme exercice de la raison qui permet le

gouvernement drsquohommes libres crsquoest-agrave-dire une autoriteacute qui est politique et non tyrannique

Tout comme dans le raisonnement individuel ougrave la deacutelibeacuteration dirige le deacutesir vers quelque

chose qui lui semble effectivement bon la partie deacutelibeacuterative et dirigeante de la citeacute en donnant

des raisons drsquoagir comprises au sens rheacutetorique guide le peuple assembleacute vers lrsquoatteinte drsquoun

bien Lrsquoautoriteacute nrsquoest pas fondeacutee sur la force mais sur la persuasion Cette activiteacute entre les

parties de la citeacute preacutedeacutetermineacutee par le reacutegime politique et guideacutee par la partie commandante et

deacutelibeacuterative permet alors lrsquouniteacute neacutecessaire au discours mecircme crsquoest-agrave-dire lrsquouniteacute drsquoune

communauteacute drsquoaction qui met en commun lrsquoatteinte des motifs naturels de lrsquoagir humain Ainsi

laquo une action appartient agrave la citeacute en tant que tout quand elle provient de citoyens engageacutes dans

les activiteacutes de deacutelibeacuterer et de juger que demandent leurs fonctions (deacutefinies et indeacutefinies) Crsquoest

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en ce sens que la deacutelibeacuteration est centrale pour lrsquoagentialiteacute politique raquo (Garsten 2013 333) La

seule faccedilon pour une communauteacute drsquoagir sur elle-mecircme crsquoest-agrave-dire de srsquoautogouverner est de

produire non pas seulement un mouvement transitif entre lrsquointeacuterieur et lrsquoexteacuterieur mais un

mouvement immanent agrave ses diffeacuterentes parties soit la clarification des biens internes agrave la

communauteacute par la parole qui oriente le deacutesir

La deacutelibeacuteration des gouvernants est donc le principe drsquoune action partageacutee par la

communauteacute politique Comment srsquoeffectue exactement le laquo partage raquo de cette action Il passe

justement par la nature du principe que constitue la deacutelibeacuteration politique comprise au sens du

rheacutetorique Nous avons vu que la deacutelibeacuteration vise un bien qui puisse srsquoactualiser dans le

contexte particulier drsquoune communauteacute politique crsquoest-agrave-dire une certaine finaliteacute Nous avons

mentionneacute eacutegalement que le bien compris ainsi devait srsquoincarner concregravetement dans un choix

pratique lequel peut prendre diffeacuterentes formes selon les circonstances particuliegraveres tant qursquoil

est conseacutequent avec la finaliteacute viseacutee

Crsquoest ainsi que laquo lrsquoaction commune raquo peut incarner le mecircme principe agrave travers diffeacuterents

agents et pour reprendre lrsquoexpression de Vincent Descombes agrave des niveaux diffeacuterents drsquoune

laquo eacutechelle des degreacutes de lrsquoagir raquo La causaliteacute drsquoun principe final et deacutesireacute nrsquoest pas meacutecanique

ni lineacuteaire mais teacuteleacuteologique en ce sens ougrave les moyens choisis constituent eux-mecircmes la fin en

lrsquoactualisant concregravetement De ce fait la reacutealisation du principe peut se faire selon la

Notre traduction laquo [hellip] an action belongs to the city as a whole when it emerges from citizens engaging in the

activities of deliberating and judging called for by their (indefinite and definite) offices This is the sense in which

deliberation is central to political agency raquo

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contribution drsquoune pluraliteacute drsquoagents qui ont leurs opeacuterations propres22 Tous les agents de cette

action partageacutee peuvent alors inteacutegrer et modifier le principe qui eacutetait leur point de deacutepart

comme un agent individuel modifie sa fin agrave travers sa deacutelibeacuteration et son action (cf sect113)

Crsquoest ainsi que selon Aristote le principe suprecircme de lrsquoaction drsquoune citeacute est la loi qui

constitue le reacutesultat de lrsquoopeacuteration propre des gouvernants23 et qui deviendra le principe des

exeacutecutants dont lrsquoopeacuteration propre est de deacutecreacuteter pour ensuite servir de point de deacutepart de la

deacutelibeacuteration des citoyens Autrement dit la loi du reacutegime est la regravegle drsquoaction des citoyens

lrsquoorthos logos qui guide le choix des moyens Il ne faut donc pas eacutetablir une distinction trop

stricte entre lrsquoexcellence des leacutegislateurs des exeacutecutants et des citoyens En effet tout comme

ces derniers doivent avoir une certaine compreacutehension de la loi pour pouvoir bien lrsquoappliquer

ou lui obeacuteir en toute liberteacute le bon leacutegislateur doit posseacuteder une certaine connaissance du

particulier De ce fait laquo le veacuteritable politique est ensemble celui qui peut faire les lois justes et

celui qui peut deacutecreacuteter et agir justement raquo (Bodeacuteuumls 2004 317-318 n 1) Le bon citoyen en tant

qursquoagent immeacutediat est donc aussi celui qui comprend la loi peut bien lrsquoappliquer et ceci en en

ayant inteacutegreacute le principe crsquoest-agrave-dire en agissant en vue de celui-ci Tous doivent alors posseacuteder

une forme de prudence24 crsquoest-agrave-dire de sagesse pratique Il y aurait seulement une diffeacuterence

dans le degreacute drsquouniversaliteacute de leur deacutelibeacuteration propre

22 Sur la causaliteacute teacuteleacuteologique cf notamment Paul Ricoeur 1986 Du texte agrave laction Essais dhermeacuteneutique II

Paris Eacuteditions du Seuil ainsi que Charles Taylor 1964 The Explanation of Behaviour Londres Routledge and

Kegan Paul 23 Agrave laquelle prend part lrsquoautoriteacute souveraine de lrsquoAssembleacutee des citoyens mais ce sont les gouvernants qui sont la

laquo partie directrice raquo qui choisit Rappelons-nous que laquo chacun cesse de rechercher comment il agira quand il a

rameneacute agrave lui-mecircme le principe de son acte et agrave la partie directrice de lui-mecircme car cest cette partie qui choisit raquo

(EN III 1113a5 sq) 24 laquo De la prudence appliqueacutee agrave la citeacute une premiegravere espegravece en tant qursquoelle a sous sa deacutependance toutes les autres

est leacutegislative lrsquoautre espegravece en tant que portant sur les choses particuliegraveres reccediloit le nom qui lui est drsquoailleurs

48

Alors que nous avons examineacute dans la section preacuteceacutedente lrsquoaspect laquo eacutepisteacutemique raquo de la

deacutelibeacuteration comprise selon une approche aristoteacutelicienne nous sommes maintenant en mesure

de reacutesumer lrsquoaspect laquo eacutethique raquo Drsquoabord il est clair que le lien entre deacutelibeacuteration politique et

deacutemocratie est moins fort chez Aristote que dans les theacuteories contemporaines Celui-ci vise en

effet plus la rectitude du discours selon le bien humain que la participation effective du grand

nombre Autrement dit la fonction politique de deacutelibeacuterer nrsquoest pas un travail de leacutegitimation

elle fait plutocirct partie du rocircle du citoyen et constitue donc davantage en un devoir Toutefois il

serait faux drsquoaffirmer qursquoAristote ne considegravere pas la preacutetention leacutegitime du peuple agrave prendre

part aux deacutelibeacuterations cette participation eacutetant mecircme pour lui constitutive de la viseacutee

eacutepisteacutemique comme elle est pour les theacuteories de la deacutemocratie deacutelibeacuterative

Il est en effet manifeste qursquoAristote ait consideacutereacute drsquoun meilleur œil la participation laquo du

grand nombre raquo aux deacutecisions politiques que son maicirctre Platon Dans sa Politique il fait valoir

plusieurs arguments favorables agrave une certaine forme de deacutemocratie notamment celui que le

jugement de la multitude peut ecirctre supeacuterieur agrave celui du petit nombre puisque chacun y apporte

un peu de sagesse pratique (Pol III 11 1281a40 sq) Cette rectitude de jugement est eacutegalement

due au fait que le peuple constituant le plus grand nombre drsquohabitants saura juger de ce qui le

concerne En effet est aussi bon juge de la qualiteacute drsquoune maison celui qui y habite que celui qui

est disposeacute agrave la construire (Pol III 11 1281a19-20) Et comme crsquoest la vertu des citoyens qui

fait la vertu de lrsquoEacutetat il faut que tous puissent devenir vertueux par une certaine participation

aux affaires politiques qui exercera leur jugement (Pol VII 9 1329a22 13 1332a30-35)

commun avec la preacuteceacutedente de politique raquo (EN VI 8 1141b21 sq) Aristote ajoutera ensuite agrave cette liste la

prudence qui concerne la vie domestique

49

Toutefois cette capaciteacute de la multitude agrave bien deacutelibeacuterer doit pour Aristote ecirctre actualiseacutee

au sein de plusieurs institutions qui confegraverent aux citoyens des fonctions propres Cet

arrangement institutionnel doit ecirctre varieacute afin drsquoeacuteviter la deacutelibeacuteration en laquo comiteacute pleacutenier raquo

(Wilson 2011 269) ce qui caracteacuteriserait pour Aristote la pire forme de deacutemocratie soit une

tyrannie de la majoriteacute Bref le potentiel eacutepisteacutemique de la deacutemocratie est assureacute par des

limitations structurelles agrave la discussion publique plus que par des limitations normatives (Yack

2006 423) agrave la diffeacuterence de certaines approches de la deacutemocratie deacutelibeacuterative25

Ces consideacuterations nous montrent encore une fois lrsquoimportance de lrsquoidentification de

certains biens internes agrave une pratique ici la participation et la persuasion leacutegitimes qui sont

constitutifs du bien externe soit dans le cas preacutesent la validiteacute du jugement et le bien de la

communauteacute Il faut toutefois selon Aristote toujours garder en vue le bien externe qui est la

raison drsquoecirctre de la pratique en question Il y a donc une exigence de deacutelibeacuterer en vue du bien

commun de la communauteacute politique Sans cette orientation de la deacutelibeacuteration le choix drsquoaction

qui en deacutecoulera ne pourra ecirctre attribueacute agrave la citeacute en entier (Garsten 2013) En effet nous savons

que la deacutelibeacuteration en tant qursquoelle megravene vers un choix reacutefleacutechi rend lrsquoaction plus imputable agrave

lrsquoagent Or si une action politique a eacuteteacute causeacutee par un individu ou un groupe drsquoindividus ayant

deacutelibeacutereacute en vue de leur bien personnel et non en vue du bien commun les conseacutequences leur en

seront imputables Ceux qui ne veulent pas entrer dans une deacutelibeacuteration commune ne visent pas

le bien commun car ils ne se soumettent pas au jugement public et agrave la situation eacutethique que cet

exercice implique qui implique notamment les sentiments de confiance et de honte

25 Telle que lrsquolaquo eacutethique de la discussion raquo drsquoHabermas ougrave la deacutelibeacuteration est soumise agrave des critegraveres

communicationnels

50

Nous pouvons voir que le but de la deacutelibeacuteration selon Aristote est davantage le mouvement

interne de la citeacute qui consiste agrave fonder et conserver dans le travail rheacutetorique du logos lrsquouniteacute

de la communauteacute que la convergence des preacutefeacuterences comme cela peut lrsquoecirctre pour certains

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative Aristote ne veut pas laquo homogeacuteneacuteiser raquo les points de

vue mais harmoniser par la meacutediation du reacutegime politique ses diffeacuterentes parties distinctes (et

constitutives) qui ont toutes une preacutetention valable agrave srsquoimposer au tout qursquoest la citeacute (Pol III

14 II 1261a20-25) Drsquoailleurs que la discussion produise neacutecessairement une convergence des

preacutefeacuterences est une position qui a eacuteteacute mise en doute par plusieurs travaux empiriques26

Aristote nous montre plutocirct une alternative pour la production drsquoune action commune par

la deacutelibeacuteration et ce malgreacute les conflits et la diversiteacute des biens preacutesents dans la citeacute il faut que

les citoyens puissent srsquoidentifier agrave la communauteacute dans un processus de mise en commun des

motifs de lrsquoaction En effet si la fonction du citoyen est de prendre part aux institutions

deacutelibeacuteratives et judiciaires elle est aussi laquo drsquoassurer le salut de la communauteacute raquo (Pol III 4

1276b25 sq) et donc la continuiteacute de son existence qui deacutepend de certains biens internes

Lrsquoactiviteacute drsquoune telle communauteacute permet alors pour reprendre les mots de MacIntyre laquo un

mode public commun pour repreacutesenter le conflit politique raquo (MacIntyre 2013a 136) Pour

MacIntyre qui commente par cette phrase la deacutemocratie atheacutenienne la preacutemisse de cette

repreacutesentation du conflit est lrsquouniteacute des penchants et des biens humains au sein de la citeacute Cette

uniteacute est pour MacIntyre aussi entretenue par le travail rheacutetorique drsquoun logos partageacute les

26 Cf notamment Cass Sunstein 2006 Infotopia How Many Minds Produce Knowledge New York Oxford

University Press James Surowiecki 2005 The Wisdom of Crowds New York Doubleday Lynn M Sanders

1997 laquo Against Deliberation raquo Political Theory 25 (3) 347

51

diffeacuterentes dimensions de la parole ndash politique dramatique et philosophique ndash srsquoaffectent et se

nourrissent dans le cadre drsquoun souci pour la critique et lrsquoameacutelioration de lrsquoordre commun

(MacIntyre 2013a 135-156) Or ajoute-t-il appliquant la reacuteflexion agrave la moderniteacute occidentale

laquo il sera important de voir comment ces possibiliteacutes se sont fermeacutees agrave nous raquo (MacIntyre 2013a

136) La citeacute nrsquoeacutetant plus le cadre politique des socieacuteteacutes modernes la deacutelibeacuteration collective

peut-elle encore susciter ce travail rheacutetorique de la raison qui lui donnait son effectiviteacute en liant

eacutetroitement fins et moyens La deacutemocratie moderne peut-elle srsquoeacutemanciper drsquoune forme de vie

politique particuliegravere dans la recherche et lrsquoactualisation de ses principes Le chapitre suivant

visera agrave donner des pistes de reacuteponse agrave ces questions

CHAPITRE 2 ndash LA DEacuteLIBEacuteRATION SANS FORME POLITIQUE CRITIQUE DE

LrsquoABSTRACTION

Agrave travers une analyse aristoteacutelicienne nous avons pu mettre de lrsquoavant trois moments principaux

de la deacutelibeacuteration comme exercice de la rationaliteacute pratique individuelle et collective Drsquoabord

celle-ci trouve son point de deacutepart dans certaines conceptions du bien qui forment des principes

lorsqursquoils sont souhaiteacutes deacutesireacutes La deacutelibeacuteration permettra alors drsquoactualiser ces biens agrave travers

un exercice drsquoidentification et drsquoapprofondissement des fins au sein de situations particuliegraveres

qui se terminera par un choix deacutelibeacutereacute (eg une deacutecision politique) Ce choix motivera agrave son

tour des actions concregravetes qui sont relieacutees au principe initial par une causaliteacute teacuteleacuteologique

Drsquoautre part nous avons identifieacute une distinction laquo meacutethodologique raquo entre biensfins externes

et biensfins internes qui permet de mieux comprendre la relation entre lrsquoaspect eacutepisteacutemique de

la deacutelibeacuteration et son aspect eacutethique entre validiteacute et facticiteacute cette derniegravere eacutetant constitutive

de la premiegravere agrave travers le discours rheacutetorique Finalement le facteur principal drsquoune analyse

politique de la deacutelibeacuteration est apparu ecirctre le reacutegime politique qui permet le mouvement interne

de la citeacute par un commandement leacutegitime puisqursquoissu de principes laquo reacuteputables raquo et ouvert agrave la

reacutevision notamment gracircce agrave une alternance entre gouvernants et gouverneacutes

Ces analyses sont-elles encore pertinentes pour une eacutetude de la deacutelibeacuteration en reacutegime

contemporain de deacutemocratie repreacutesentative Nrsquoy a-t-il pas drsquoimportantes diffeacuterences entre la

citeacute grecque qui est le cadre drsquoanalyse drsquoAristote et les laquo Eacutetats-nations raquo modernes Par

exemple il nrsquoest plus justifiable aujourdrsquohui en Occident du moins de concevoir comme le

faisait Aristote une partie de la population comme de simples instruments telle que les esclaves

53

et les laboureurs (Pol VII 8 1328a20) ou alors comme une classe plus basse comme les

femmes et les artisans En effet au fondement de la construction de lrsquoEacutetat moderne se trouve

une nouvelle conception de lrsquoecirctre humain 27 qui apparaicirct notoirement dans les theacuteories

contractualistes de Thomas Hobbes et de John Locke celle drsquoun individu jouissant de la liberteacute

drsquoun laquo eacutetat de nature raquo qui preacutecegravede la socieacuteteacute civile Nous le savons cet individu est alors conccedilu

comme titulaire de droits naturels et ce avant toute institution civile Puisque la liberteacute

individuelle preacutecegravede la loi il faut que cette derniegravere fasse lrsquoobjet drsquoun consentement initial pour

avoir autoriteacute Ainsi la souveraineteacute politique ne reacutesidera plus dans un pouvoir de droit divin ni

dans celui de lrsquoheacutereacutediteacute et de la tradition mais sera deacutetenue par les individus assembleacutes qui

forment le peuple ou la nation LrsquoEacutetat moderne devient alors le lieu de la repreacutesentation de cette

souveraineteacute dont la puissance est agrave la fois assureacutee et limiteacutee par les droits individuels qui le

preacutecegravedent

Crsquoest dans ce contexte intellectuel et politique speacutecifiquement laquo moderne raquo que le concept

de leacutegitimiteacute fait son apparition (Goyard-Fabre 2003) En effet ni le vocable ni lrsquoideacutee de

leacutegitimiteacute nrsquoappartenaient agrave lrsquohorizon politique des Grecs (Goyard-Fabre 2003 388) Dans la

moderniteacute occidentale la leacutegitimiteacute du pouvoir srsquoincarnera de plus en plus dans le droit positif

crsquoest-agrave-dire le droit promulgueacute par lrsquoautoriteacute politique deacutesigneacutee par le peuple souverain Bref

comme lrsquoaffirme Simone Goyard-Fabre un point de non-retour est atteint agrave la suite des courants

contractualistes et laquo la rationalisation de lrsquoideacutee de leacutegitimiteacute doit lrsquoapparenter aux racines

deacutemocratiques de lrsquoautoriteacute civile en laquelle srsquoexprime la lsquovolonteacute geacuteneacuteralersquo raquo (2003 389)

27 Bien sucircr lrsquoanthropologie moderne des Lumiegraveres heacuterite drsquoun long deacuteveloppement politique philosophique et

religieux que nous ne pouvons ici expliciter

54

La leacutegitimiteacute de lrsquoideacutee deacutemocratique moderne est alors intimement lieacute au droit politique la

puissance souveraine provient du peuple constitueacute drsquoindividus titulaires de droits fondamentaux

dont celui de prendre part au gouvernement La deacutemocratie moderne se deacutefinit alors par une

aporie aussi feacuteconde puisse-t-elle avoir eacuteteacute la leacutegitimiteacute des lois politiques est garantie par le

le reacutegime deacutemocratique or ce mecircme reacutegime implique en principe le libre choix des sources de

la leacutegitimiteacute Cette difficulteacute autant pratique que theacuteorique a provoqueacute une certaine laquo crise de

leacutegitimation raquo comprise seulement comme une neacutecessiteacute nouvelle drsquoassurer lrsquoacceptation des

normes communes au-delagrave de lrsquoeacutetat de faits des socieacuteteacutes (Tenzer 1994 174-5)

Agrave partir de ces tensions internes la deacutemocratie moderne connaicirctra des mutations dans sa

conception de la leacutegitimiteacute celle-ci ne sera plus comprise agrave partir des institutions sociales et

politiques communes mais comme autoinstitution de la socieacuteteacute par elle-mecircme ce qui implique

le laquo partage de lrsquoautonomie raquo en permettant agrave tous de choisir les normes collectives (Bernardi

2003 53-4) Degraves lors comme lrsquoaffirme Simone Goyard-Fabre (2003) laquo la question de la

leacutegitimation du pouvoir a supplanteacute le problegraveme de sa leacutegitimiteacute raquo (2003 392) En effet les

institutions ne deacutetenant plus un capital de leacutegitimiteacute suffisant celle-ci se deacuteplacera dans la

proceacutedure deacutemocratique que permettent ces institutions ce qui aura pour conseacutequence

drsquoinstaurer laquo un rapport permanent direct ou indirect entre gouvernants et gouverneacutes ceux-ci

voulant trouver en ceux-lagrave la reacuteponse agrave leurs demandes et la satisfaction de leurs attentes raquo (2003

392) une analyse partageacutee eacutegalement par Tenzer (1994 180-184) Cette nouvelle forme de

lrsquoaction politique neacutecessite que la leacutegitimiteacute devienne un principe a priori plus qursquoun principe

contextuel Bref alors que la moderniteacute fondait la leacutegitimiteacute du droit sur le fait deacutemocratique la

moderniteacute avanceacutee deacuteplace la leacutegitimiteacute dans la forme sans le fait et donc dans la proceacutedure Il

55

convient alors de se demander si le concept de leacutegitimiteacute qui permet une deacutecision politique non-

dominatrice si lrsquoon peut dire est reacuteellement valide a priori crsquoest-agrave-dire au-delagrave de toute forme

de vie commune Or cet a priori modifie moins la deacutecision politique que la question pratique

initiale Comme lrsquoeacutecrit Manent (2007c 394) cette derniegravere est alors moins laquo Que faire raquo que

laquo Qui suis-je comme sujet drsquoune action possible raquo Autrement dit la deacutelibeacuteration serait moins

directement pratique elle inclurait un premier moment laquo theacuteorique raquo ougrave lrsquoagent fait valoir son

statut de sujet autonome qui lui donne un droit au consentement

Dans ce chapitre nous voudrons en quelque sorte montrer que (pour renverser lrsquoexpression

de N Tenzer28) lrsquohistoire des modes de leacutegitimation est en fait lrsquohistoire des formes politiques

et que cette derniegravere est aussi lrsquohistoire de la raison pratique Le problegraveme se preacutesente encore

une fois comme lrsquoocculation de la notion de finaliteacute qui est eacutegalement cause de lrsquoaction Selon

Bernardi (2003 52-3) une des principales diffeacuterences entre la deacutelibeacuteration comme

autogouvernement et la deacutelibeacuteration comme autoinstitution est que la premiegravere implique une

discussion sur les moyens en fonction de fins donneacutees alors que la seconde porte eacutegalement sur

les fins collectives Nous avons eu lrsquooccasion dans le chapitre preacuteceacutedent de preacutesenter la relation

entre fins et moyens telle que la comprenait Aristote Agrave lrsquoaide de ce bagage theacuteorique nous

pourrons maintenant montrer les limites de la compreacutehension de la deacutelibeacuteration comme

autoinstitution Pour aborder cet enjeu il nous faudra avoir eacutegalement recours agrave des auteurs

aristoteacuteliciens contemporains principalement Alasdair MacIntyre et Pierre Manent Ceux-ci ont

bien montreacute comment lrsquoexercice drsquoautoinstitution requiert une abstraction de la raison pratique

qui appauvrit lrsquoaction ce qui a pour effet paradoxalement de rendre difficile ce mecircme objectif

28 laquo Lrsquohistoire des formes politiques est lrsquohistoire des modes de leacutegitimation raquo (Tenzer 1994 164)

56

drsquoautoinstitution Une des preuves que nous voudrons avancer agrave ce propos est que lrsquoabstraction

propre agrave une raison pratique qui se veut davantage laquo formelle raquo et donc universelle tend dans les

faits agrave une raison pratique technique et particuliegravere Et la cause de cette limitation tient justement

dans le fait que la position moderne qui situe la normativiteacute dans les fins occulte justement la

rationaliteacute de la prise des moyens ainsi que leur rapport ontologique aux fins La conseacutequence

est une difficulteacute agrave traiter en commun le conflit politique Bref il est creacutedible drsquoanalyser la

deacutelibeacuteration deacutemocratique actuelle comme eacutetant en fonction drsquoun objectif drsquoautoinstitution de la

socieacuteteacute agrave lrsquoaide de la discussion sur les fins mais la thegravese ici deacutefendue affirme plutocirct que cette

autoinstitution est impossible et que tenter sa reacutealisation ne peut que faire obstacle agrave la

deacutelibeacuteration comme autogouvernement qui seule permet le libre choix des regravegles communes de

lrsquoaction

La section suivante aura pour but drsquoexposer la nature de cette raison pratique abstraite ou

laquo theacuteorique raquo voulant garantir et consolider lrsquoaspect deacutemocratique des socieacuteteacutes contemporaines

Nous verrons comment elle srsquoincarne dans un certain discours des droits de lrsquohomme et

comment lrsquoabstraction drsquoune forme de vie commune peut avoir des conseacutequences importantes

pour la capaciteacute des deacutemocraties agrave se gouverner elle-mecircme que nous examinerons avec les

exemples du marcheacute et de la laquo gouvernance raquo

21 Raison universelle et choix deacutelibeacutereacute

Afin drsquoexaminer la nature drsquoun raisonnement universel qui se voudrait pratique prenons

lrsquoexemple de quelques aspects du proceacuteduralisme eacutepisteacutemique drsquoHabermas qui permet de bien

rendre compte de lrsquoideacutee drsquoautoinstitution de la socieacuteteacute par la deacutelibeacuteration Selon ce dernier afin

de deacutelibeacuterer rationnellement sur des normes il faut drsquoabord que la communication integravegre un

57

principe drsquouniversalisation (laquo principe U raquo) qui veut que laquo les conseacutequences et les effets

secondaires qui dune maniegravere preacutevisible deacutecoulent dune observation universelle de la norme

dans lrsquointention de satisfaire lrsquointeacuterecirct de tout un chacun peuvent ecirctre accepteacutes sans contrainte

par tous raquo (Habermas 1999 86-87) Notons qursquoHabermas compare alors la communauteacute qui

adopte un tel principe agrave une communauteacute scientifique de recherche de la veacuteriteacute dont lrsquoexistence

neacutecessite des laquo attitudes performatives raquo telles que la bonne foi ou la reconnaissance de la

compeacutetence (Habermas 1999 108) Ce qui srsquoen suit est alors la neacutecessiteacute drsquoinfeacuterer un principe

eacutethique le laquo principe D raquo selon lequel laquo ne peuvent preacutetendre agrave la validiteacute que les normes qui

sont accepteacutees (ou pourraient lrsquoecirctre) par toutes les personnes concerneacutees en tant qursquoelles

participent agrave une discussion pratique raquo (Habermas 1999 114)

Pour le reacutesumer drsquoune faccedilon scheacutematique la discussion politique servirait selon cette

approche agrave construire (drsquoougrave la critique du monologisme kantien) une preacutemisse majeure qui

pourrait ecirctre consentie par tous Vu les inteacuterecircts divergents la norme construite devra ecirctre assez

universelle et assez abstraite pour atteindre cet objectif et conseacutequemment les participants agrave la

discussion devront mettre de cocircteacute leurs deacutesirs et leurs inteacuterecircts particuliers La preacutemisse mineure

pour sa part consistera en lrsquoapplication de la norme universelle agrave un cas particulier Par exemple

confeacuterer tel droit social universel agrave tel groupe particulier de telle socieacuteteacute

Or agrave cette eacutetape la deacutelibeacuteration est exclue En effet deacutelibeacuterer reviendrait ici comme

lrsquoexprime Descombes (2007 126) laquo agrave changer une valeur intrinsegraveque (faire lrsquoaction par devoir

par moraliteacute) en une valeur extrinsegraveque [hellip] raquo Autrement dit si une norme apparaicirct universelle

il faut absolument trouver une faccedilon de lrsquoappliquer elle ne peut simplement ecirctre eacutecarteacutee au

moment de consideacuterer la bonne politique agrave conduire ici et maintenant Crsquoest pourquoi la

58

conclusion drsquoun tel syllogisme normatif prendra la forme deacuteontique nous devons eacutelaborer telle

politique porteuse de la norme pour ce groupe Refuser cet impeacuteratif reviendrait alors agrave priver

un individu ou un groupe drsquoun attribut qui lui revienne de droit vu leur participation agrave

lrsquouniversaliteacute de la norme en question

Nous pouvons remarquer drsquoembleacutee la diffeacuterence qui existe entre le principe pratique

proceacuteduraliste et le principe pratique aristoteacutelicien Au sein de la pratique un principe geacuteneacuteral

demeure pour Aristote une hypothegravese pour autant qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute deacutelibeacutereacute et speacutecifieacute (et peut-

ecirctre eacutecarteacute) au sein drsquoune situation particuliegravere Il ne srsquoagit donc pas de la simple application

drsquoune ideacutee ou drsquoun bien Cela tient dans sa teneur teacuteleacuteologique un principe pratique affirme un

bien avant drsquoaffirmer un rapport entre des personnes Pour sa part le principe deacuteontologique

vise agrave recommander telle norme universelle qursquoil srsquoagirait drsquoappliquer agrave une situation

particuliegravere Il srsquoagit dans ce cas de constituer laquo une filiegravere universelle des normes particuliegraveres

de lrsquoagir raquo pour reprendre une expression originale de Charles De Koninck (2015b 218) et

donc agrave vouloir eacutechapper agrave la contingence des situations humaines ainsi qursquoagrave la particulariteacute de

la personne ou du groupe qui agit Le problegraveme est que laquo le fruit drsquoun raisonnement agrave partir de

la seule loi ne pourrait ecirctre qursquoune conclusion geacuteneacuterale relevant de la science pratique raquo (De

Koninck 2015b 218) Le proceacuteduralisme eacutepisteacutemique fait donc fi de la distinction entre

rationaliteacute pratique et science pratique entre raison pratique universelle et raison pratique

particuliegravere (cf sect112)29 La conseacutequence de cette conception est que au moment de lrsquoaction

29 Thomas drsquoAquin reacutesume ainsi la diffeacuterence de causaliteacute entre la raison universelle et la raison particuliegravere laquo [La

raison pratique universelle] meut comme cause premiegravere et en repos la particuliegravere elle comme cause prochaine

et drsquoune certaine maniegravere appliqueacutee au mouvement car les actes et les mouvements prennent place au sein drsquoobjets

particuliers [hellip] raquo Commentaire du Traiteacute de lrsquoacircme drsquoAristote trad J-M Vernier Paris Vrin p 403 Cf aussi

Descombes (2007 113) laquo Le raisonnement deacuteontologique qui conclut que le sujet est soumis agrave telle ou telle

obligation est en reacutealiteacute un raisonnement theacuteorique qui se trouve porter sur une matiegravere pratique raquo

59

une telle norme est drsquoabord neacutegative elle restreint le problegraveme pratique mais ne donne pas de

directives positives pour une action agrave faire hic et nunc (Anscombe 2002 Descombes 2007)

La raison de cette difficulteacute tient dans une conception logique et donc theacuteorique de

lrsquouniversaliteacute (tous doivent accepter la norme) qui srsquoappuie sur la raison scientifique En effet

lrsquouniversaliteacute scientifique implique la subsomption des singuliers crsquoest-agrave-dire des individus

sous une espegravece Par exemple le concept de cheval est en tant qursquoespegravece une abstraction de

cas singuliers Il peut ensuite ecirctre appliqueacute agrave un cas nouveau ce cheval-ci et ce agrave tort ou agrave raison

La validiteacute de lrsquouniversel logique tient alors dans sa possibiliteacute agrave ecirctre preacutediqueacute de tous les

individus concerneacutes On ne pourrait pas deacutecider en voyant tel cheval de lui refuser le titre de

cheval simplement parce qursquoil ne nous convient pas dans la situation preacutesente drsquoavoir affaire agrave

un cheval Un principe moral universel obeacuteit alors agrave la mecircme structure il fait abstraction des

caracteacuteristiques particuliegraveres des individus afin de fonder agrave partir de lrsquouniversaliteacute de lrsquoespegravece

(lrsquohumaniteacute) une norme qui se preacutediquerait de chaque individu

Ainsi la validiteacute drsquoune norme universelle ou proceacutedurale deacutepend de son application dans

un grand nombre de cas effectifs et dans tous les cas potentiels alors que la norme comprise

prudentiellement est applicable dans un grand nombre de cas parce qursquoelle est valide Celle-lagrave

nrsquoadmet pas de deacuterogation tandis que celle-ci admet non seulement la deacuterogation mais sa

souplesse produit justement le respect qursquoon peut en avoir En effet drsquoun point de vue

aristoteacutelicien un principe est drsquoautant plus solide que la diversiteacute de ses possibiliteacutes

drsquoapplication et de non-application ne compromet pas dans la pratique sa validiteacute La raison en

est que contrairement agrave une theacuteorie proceacutedurale ou intersubjective lrsquoessence de ce qui fait

60

autoriteacute la leacutegitimiteacute reacuteside drsquoun point de vue aristoteacutelicien agrave lrsquoexteacuterieur de la volonteacute qui veut

lrsquoappliquer

Par exemple30 tous (ou presque) srsquoaccordent aujourdrsquohui pour affirmer que le vote eacutelectoral

est une pratique bonne et mecircme que lrsquoaction de se rendre aux urnes est un devoir Or la theacuteorie

proceacuteduraliste forte ne peut rendre compte du fait que malgreacute un nombre important drsquoabstentions

agrave chaque eacutelection le vote conserve sa validiteacute et est toujours une action encourageacutee Le vote

nrsquoest donc pas un devoir parce que tous srsquoy sentent soumis et y consentent mais parce qursquoil est

lrsquoattribut du citoyen en reacutegime deacutemocratique Le vote est un principe universel seulement dans

la mesure ougrave il est lieacute agrave une fonction particuliegravere (ie citoyen de tel Eacutetat) qui se rencontre sous

diverses formes au sein de toutes ou de la plupart des communauteacutes politiques Nous retrouvons

ici lrsquoimportance des caracteacuteristiques fonctionnelles de la vie en commun et plus largement de

lrsquoaction (cf sect12) qui permettent drsquoidentifier des fins externes et des principes inheacuterents agrave

lrsquoactualisation de celles-ci Ainsi le citoyen en tant que citoyen doit voter mais ce devoir nrsquoa

pas la rigiditeacute drsquoun impeacuteratif cateacutegorique31 il est un moyen en fin drsquoune fin adapteacute aux

circonstances et donc un moyen qui constitue la fin dans ce cas-ci lrsquoexistence mecircme drsquoun

reacutegime deacutemocratique repreacutesentatif

Crsquoest que comme le souligne Alasdair MacIntyre (2013a 68) une laquo proprieacuteteacute

drsquouniversalisation raquo fait deacutefaut aux laquo revendications sur la possession le besoin ou le deacutesir drsquoun

bien mecircme si crsquoest un bien universellement neacutecessaire au mecircme titre que les revendications de

30 Nous empruntons ici un exemple donneacute par Pierre Manent lors de son seacuteminaire 2012-2013 agrave lrsquoEHESS 31 Sur cette diffeacuterence entre lrsquoutilisation du verbe devoir dans la moraliteacute universaliste et dans lrsquoeacutethique

aristoteacutelicienne on se rapportera notamment agrave Elizabeth Anscombe 1958 laquo Modern moral philosophy raquo

Philosophy 33 (124) 1-19

61

droits raquo Ce qui distingue les premiegraveres des secondes ajoute-t-il est le fait qursquoelles preacutesupposent

laquo lrsquoexistence drsquoun ensemble de regravegles socialement eacutetablies raquo Afin de clarifier les consideacuterations

preacuteceacutedentes examinons alors cette proprieacuteteacute drsquouniversalisation des droits individuels une

notion qui serait aujourdrsquohui laquo la reacutefeacuterence politique et morale commune en Occident raquo (Manent

2001 163)

211 Les droits individuels et la nature du conflit politique

Comme nous lrsquoavons mentionneacute cette proprieacuteteacute drsquouniversalisation tient drsquoabord dans le fait

qursquoils sont attribueacutes agrave chaque individu en fonction de son appartenance agrave lrsquoespegravece humaine32

Cette attribution ne se fait donc pas selon un contexte social ou une fonction propre agrave lrsquoindividu

Ne srsquoinscrivant plus dans une finaliteacute geacuteneacuterale et partageacutee les droits deviennent alors des

principes moraux (Chevrier 2011 319) au sens deacuteontologique crsquoest-agrave-dire dire des principes

inconditionnels qui se situent hors de la pratique elle-mecircme en tant que biens externes agrave

atteindre La leacutegitimiteacute des normes nrsquoest plus assureacutee par le droit le droit devient lui-mecircme la

leacutegitimiteacute Crsquoest ainsi que selon Manent (2001 289) laquo au souverain qui dit le droit succegravede ou

veut succeacuteder le droit souverain raquo au sein des reacutegimes deacutemocratiques qui integravegrent cette

compreacutehension des droits individuels Dans cette perspective la leacutegitimiteacute devient processus de

leacutegitimination qui provoque une extension indeacutefinie du droit (Manent 2001 179) Or ce

deacuteveloppement implique alors une hausse du caractegravere adversarial de la politique un

32Par exemple lrsquoarticle premier de la Deacuteclaration universelle des droits de lrsquohomme de lrsquoOrganisation des Nations-

Unies se lit comme suit laquo Tous les ecirctres humains naissent libres et eacutegaux en digniteacute et en droits Ils sont doueacutes de

raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraterniteacute raquo

62

changement qui srsquoincarne notamment dans lrsquoautoriteacute grandissante des cours de justice au

deacutetriment de celle des parlements33

Rappelons ici la critique que fit Aristote de la rheacutetorique judiciaire en ajoutant que celle-ci

eacutemana drsquoun contexte ougrave les tribunaux de justice gagnaient en pouvoir agrave Athegravenes (Garsten 2006

120) Aristote critiqua alors lrsquousage sophistique de la rheacutetorique qui se deacuteployait dans le cadre

judiciaire et qui consistait agrave laquo parler hors de la question raquo (Rhet I 1 1354b) Selon lui les

rheacuteteurs sophistiques visaient agrave lrsquoaide de sentiments et de faits eacutetrangers au cas particulier agrave

influencer ceux qui jugent (Garsten 2006 123-4) Cela eacutetait possible notamment du fait que les

litiges eacutetaient moins exposeacutes au jugement public le cas en question nrsquointeacuteressant pas

directement la communauteacute ni les juges eux-mecircmes La rheacutetorique se transformait alors en

performance technique ougrave il srsquoagit seulement de produire un reacutesultat Crsquoest pourquoi la

rheacutetorique deacutelibeacuterative devait pour Aristote avoir prioriteacute sur la rheacutetorique judiciaire celle-lagrave

eacutechappe moins facilement aux exigences du bien commun et est donc davantage porteacutee agrave

relativiser les revendications en fonction de la diversiteacute des biens preacutesents dans la communauteacute

politique des biens qui engagent directement les citoyens

Degraves lors comme le reacutesume Chevrier (2011 322)

lrsquoemprise du droit sur la socieacuteteacute et le politique srsquoaccompagne de la prospeacuteriteacute de la dogmatique

juridique et de lrsquoabsolutisation des conflits politiques et moraux qui reconvertis dans le langage

des droits se precirctent difficilement aux compromis Crsquoest la deacutelibeacuteration politique qui se

dogmatise sous lrsquoinfluence de la culture des droits

33 Cf Neal Tate et Torbjoumlrn Vallinder dir 1995 The global expansion of judicial power New York New York

University Press Aussi pour une eacutetude de ce pheacutenomegravene au Canada cf Frederick Lee Morton et Rainer Knopff

2000 The Charter Revolution and the Court Party Toronto University of Toronto Press

63

En effet conformeacutement agrave la nature critique drsquoun raisonnement pratique universel ou

deacuteontologique le droit ainsi compris devient un rapport agrave soi laquo en tant qursquoopposable agrave lrsquoautre raquo

(Manent 2007c 395) Or cette opposition se preacutesentant sous une norme cateacutegorique nrsquoa pas agrave

de donner de raisons proprement dites (MacIntyre 2013a 70) Le droit ainsi compris est pour

MacIntyre neacutecessairement incommensurable aux autres biens et revendications Il devient ainsi

un outil de protestation laquo la veacuteheacutemence affirmative des protestataires vient de ce que

lrsquoincommensurabiliteacute leur interdit de gagner une discussion leur suffisance indigneacutee vient de

ce que lrsquoincommensurabiliteacute leur interdit eacutegalement de la perdre raquo (MacIntyre 2013a 71) Dans

ce contexte34 laquo lrsquoeacutenonciation de tout principe universel se reacuteduit finalement agrave lrsquoexpression des

preacutefeacuterences drsquoune volonteacute individuelle pour cette volonteacute les principes nrsquoont et ne peuvent

avoir que lrsquoautoriteacute qursquoelle choisit de leur confeacuterer en les adoptant raquo (MacIntyre 2013a 22) Et

lrsquoexpression drsquoune preacutefeacuterence particuliegravere doit comme nous lrsquoavons vu ecirctre pris en compte

dans un jugement pratique dont la leacutegitimiteacute se veut laquo universelle raquo

Cette conception de lrsquoagent politique et des principes de la deacutelibeacuteration modifie alors pour

MacIntyre et Manent le sens que lrsquoon donne agrave la diversiteacute des opinions et au deacutebat politique

Elle ne serait plus celle des diffeacuterents motifs drsquoaction et de gouvernement diffeacuterents biens sous

la forme de lrsquoutile du noble ou du juste mais celle drsquoune valorisation personnelle de certains

objectifs des laquo preacutefeacuterences raquo (MacIntyre 1993) ou des laquo valeurs raquo (Manent 2007b) Pour

Manent la deacutemocratie contemporaine se voudrait degraves lors de plus en plus le laquo cadre formel de

34 Qui est celui de ce que MacIntyre appelle lrsquolaquo eacutemotivisme raquo qui est une position philosophique qui postule que

chaque eacutenonceacute eacutevaluatif est en fait un eacutenonceacute factuel qui renvoie aux preacutefeacuterences personnelles du locuteur Pour

MacIntyre lrsquoeacutemotivisme voit juste non en tant que philosophie de la signification mais en tant que sociologie

contemporaine de lrsquousage Une des causes de lrsquoeacutemotivisme serait lrsquoabstraction des principes moraux propres aux

theacuteories des Lumiegraveres dont la signification ne se fait plus voir dans la reacutealiteacute Pour cette discussion cf MacIntyre

(2013a 9-36)

64

toutes les expeacuteriences possibles raquo (2007b 198 nous soulignons) et de moins en moins celui de

lrsquoexpeacuterience reacuteelle La quecircte drsquouniversaliteacute deacutetacheacutee du particulier conduirait alors deacutelier la

parole de lrsquoaction agrave proclamer la leacutegitimiteacute des fins indeacutependamment de celle des moyens ce

qui conduirait dans les faits agrave laquo une eacutetrange suspension de lrsquoaction raquo (Manent 2014b 558) Cela

confegravererait agrave lrsquoagent contemporain la possibiliteacute de se poser comme sujet drsquoune infiniteacute

drsquoattributs sans devoir justifier cette attribution dans le contexte des affaires communes ougrave une

revendication se heurte agrave un ensemble drsquoautres biens concrets

En effet lorsque le principe de lrsquoaction est compris drsquoabord comme objet de choix

indeacutependamment des moyens concrets qui la constituent la fin devient soumise agrave laquo la bigarrure

de la repreacutesentation raquo (Manent 2014b 6) crsquoest-agrave-dire agrave une diversiteacute presque infinie Comme le

souligne Aristote un souhait mecircme si rationnel peut porter en fait sur toutes choses mecircme sur

les choses qui ne laquo deacutependent pas de nous raquo et donc qui ne sont pas objets de deacutelibeacuteration (EN

III 4 1111b20 sq) Crsquoest pourquoi le bien qui motive ce souhait est tributaire de moyens

circonstanciels qui permettent sa reacutealisation effective De ce fait en conclut Manent (2014b

554)

la diversiteacute nrsquoapparaicirct comme la modaliteacute la plus significative du pheacutenomegravene humain que si

lrsquoaction humaine est regardeacutee principalement dans ses fins deacuteclareacutees au lieu drsquoecirctre reconnue dans

ses moyens effectifs La diversiteacute ne vient au premier plan que lorsque nous reacuteduisons lrsquoaction agrave

sa premiegravere et moindre moitieacute celle qui consiste agrave lsquoposer la finrsquo agrave manifester un vœu agrave produire

une image

Ainsi une telle conception du laquo pluralisme raquo qui peut justifier une proceacutedure de leacutegitimation

nrsquoapparaicirct que lorsque lrsquoon comprend la vie pratique comme position de la fin et surtout position

65

de la fin sans les moyens Le pluralisme inheacuterent agrave toute socieacuteteacute ne serait alors plus pour

MacIntyre un laquo dialogue ordonneacute de points de vue croiseacutes raquo mais un laquo meacutelange discordant de

fragments mal assortis raquo (2013a 13) crsquoest-agrave-dire des fins laquo poseacutees raquo par chacun qui ne nouent

plus un lien agrave travers un but commun et qui par ce fait mecircme ne peuvent plus fournir de veacuteritables

fins agrave lrsquoagent (des motifs drsquoaction concregravete) mais seulement un argumentaire critique non

falsifiable

Crsquoest ainsi que lorsque lrsquoon perd de vue lrsquointeacutegration reacuteciproque des fins et des moyens la

vie humaine risque drsquoapparaicirctre plus dans sa diversiteacute que sa reacutegulariteacute et que le deacutebat apparaicirctra

comme une laquo guerre des dieux raquo sans justification possible Car la prise en consideacuteration de

cette inteacutegration limite dans les faits la vie eacutethique les motifs reacuteels de lrsquoaction eacutetant pour leur

part laquo en nombre tregraves limiteacute raquo (Manent 2014b 554) Par exemple un discours politique qui

affirmerait les valeurs de la deacutemocratie de lrsquoautonomie de la solidariteacute etc nrsquoaurait en soi

aucune teneur pratique et donc aucun contenu moral puisqursquoil lui faudrait speacutecifier des faccedilons

drsquoagir en vue de ces valeurs Comme lrsquoeacutecrit Vincent Descombes laquo une chose est de reconnaicirctre

une valeur en principe une autre est de srsquoy conformer ici et maintenant raquo (Descombes 2013b

128) Or leur actualisation ne peut consister simplement en une laquo application raquo non seulement

parce que leur contenu nrsquoest pas directement tangible mais eacutegalement parce qursquoun bien doit

parfois ecirctre laisseacute de cocircteacute pour en promouvoir un autre plus adapteacute agrave la situation particuliegravere

Crsquoest finalement ce qursquoAristote entend par la vertu de prudence qui est une disposition propre

de lrsquoagent avant drsquoecirctre une caracteacuteristique de lrsquoacte35

35 laquo Lrsquoapplication drsquoune loi doit toujours ecirctre un acte de prudence circa singularia contingentia et ougrave le jugement

deacutepend de la condition du deacutesir Nulle loi ne saurait rendre hors de propos ni la connaissance de la contingence ni

66

Crsquoest pourquoi le nœud de la vie pratique est le choix des moyens plus que la position de la

fin Celui-lagrave reacuteveacutelera le caractegravere et les intentions de lrsquoagent et sera lrsquoobjet de la justification et

du jugement Cela est drsquoautant plus vrai de lrsquoaction politique puisque laquo les motifs humains

nrsquoaccegravedent agrave la clarteacute de la connaissance que lorsqursquoils produisent une action qui srsquoinscrit

visiblement dans lrsquoespace public raquo (Manent 2014b 6) Or les droits individuels lorsqursquoils sont

pris comme principes absolus nrsquoont plus pour Manent et MacIntyre agrave justifier leur preacutetention

selon diffeacuterents biens assurant la bonne activiteacute de la communauteacute politique car ils ne jugent

pas agrave proprement parler les diffeacuterentes actions et leurs conseacutequences ils ne peuvent que les

autoriser ou les interdire Comme lrsquoexprime Manent (2015a 24) leur sens srsquoeacutepuise dans

lrsquoautorisation qursquoils donnent

Bien sucircr les droits universels et lrsquoexpression des preacutefeacuterences particuliegraveres qursquoils permettent

au sein de la sphegravere publique ne sont pas sans effet sur lrsquoaction La raison universelle qui

srsquoapparente davantage agrave une raison theacuteorique a bien une porteacutee pratique quoiqursquoindirecte Cette

laquo indeacutependance raquo lui confegravere une autoriteacute qui permet souvent heureusement de critiquer les

obligations particuliegraveres drsquoun contexte social donneacute Toutefois le pendant du gain en autoriteacute

de lrsquoabstraction des normes est lrsquoaffaiblissement des capaciteacutes drsquoaction eacutethique deacutelibeacutereacutee En

effet le discours abstrait du droit tend agrave occulter les aspects eacutethiques qui lui sont sous-jacents et

diminue alors lrsquointeacuterecirct de les examiner et de srsquoy confronter au sein drsquoune discussion rationnelle

partageacutee (Blattberg 2009) La raison universelle tout comme les droits individuels nrsquooffre pas

de logos propre au choix des moyens Son rocircle eacutetant drsquoautoriser ou de restreindre lrsquoaction rien

la disposition du deacutesir raquo (De Koninck 2015b 220) C De Koninck entend ici par laquo disposition du deacutesir raquo les vertus

et les vices qui donnent des fins immeacutediates agrave lrsquoagent

67

ne garantit la capaciteacute de lrsquoagent drsquoagir rationnellement et volontairement agrave la suite de cet

impeacuteratif Bref comme lrsquoaffirme Charles Blattberg (2009 46) laquo en ce qui concerne lrsquoeacutethique

lrsquoabstraction affaiblit [disempowers] raquo Crsquoest pourquoi selon Aristote ainsi que selon

MacIntyre et Manent la rheacutetorique judiciaire doit se placer sous la rheacutetorique deacutelibeacuterative qui

vise agrave combler lrsquoespace et lrsquoindeacutetermination qui existe entre lrsquoagent et lrsquoaction par un

mouvement inteacuterieur le choix deacutelibeacutereacute qui prenne en compte les dispositions des individus

ainsi qursquoun mouvement exteacuterieur lrsquoaction

Le problegraveme est que le concept geacuteneacuterique drsquohumaniteacute deacutenueacute drsquoautres attributs particuliers

perd de sa teneur fonctionnelle et les biens internes propres que celle-ci permet habituellement

drsquoidentifier Cette indeacutetermination risque alors drsquoecirctre laquo une invitation agrave avancer une

deacutetermination arbitraire lsquoideacuteologiquersquo de celle-ci raquo (Manent 2010b 382) car la dimension

eacutethique de la vie pratique est en quelque sorte laisseacutee agrave elle-mecircme elle ne trouve plus de

principes auxquels se rapporter36 Ainsi comme le souligne eacutegalement Mary Ann Glendon

(1991 171)37 le danger est que seacutepareacutes de la substance sociale qui leur confegravere leur sens et leur

laquo authenticiteacute raquo les droits en viennent agrave servir moins la digniteacute humaine que les deacutesirs

laquo pressants et sans fin raquo des individus Autrement dit la raison pratique universelle qui

srsquoapparente agrave la raison scientifique de par ses conclusions laquo theacuteoriques raquo se transforme en raison

36 Manent (2014b 557) deacutecrit ainsi lrsquoideacuteologie laquo Crsquoest preacuteciseacutement le rocircle de lrsquoideacuteologie de rattacher toutes les

actions possibles agrave un ensemble deacutetermineacute et clos de paroles raquo Cf aussi Marshall (2009 203) laquo Or les

conseacutequences de cet ancrage des droits du citoyen dans le sentiment de lrsquohumaniteacute se manifestent non seulement

par leur deacutepassement de lrsquoesprit inteacuteresseacute et du rationalisme scientifique comme fondements de la perception

humaine mais eacutegalement par lrsquoabneacutegation du raisonnement deacutelibeacuteratoire ou de la modeacuteration qursquoil suppose et elles

favorisent par contre des jugements politiques cateacutegoriques geacuteneacuteraliseacutes voire universels Eacutetant lrsquoarchecirc mecircme du

jugement pratique le sentiment de lrsquohumaniteacute agrave la diffeacuterence de la geacuteneacuterositeacute classique nrsquoaura pas de juste milieu

pour le mesurer raquo 37 On se reacutefeacuterera eacutegalement agrave cet ouvrage pour une deacutemonstration plus empirique (situeacutee au Eacutetats-Unis) des

conclusions qui preacutecegravedent

68

technique lorsqursquoelle nrsquoest pas suppleacuteeacutee par une raison pratique particuliegravere il srsquoagit alors

seulement drsquoappliquer un modegravele drsquoatteindre une fin exteacuterieure38 Et comme nous le verrons

maintenant il est possible que ce scheacutema laquo technique raquo produise des conseacutequences indeacutesireacutees et

des choix non deacutelibeacutereacutes au sein des reacutegimes deacutemocratiques contemporains

212 De la raison universelle agrave la raison technique les exemples de la gouvernance et

du marcheacute

Il va sans dire qursquoun agent ne peut renoncer agrave discriminer entre les biens ou les diffeacuterents modes

de vie qui srsquooffrent agrave lui Mais comment alors choisir lagrave ougrave la deacutelibeacuteration peine agrave deacuteterminer

rationnellement les moyens de lrsquoaction vu lrsquoabstraction de ses principes Lorsque la

deacutelibeacuteration nrsquoa plus les moyens de guider former commander rationnellement les volonteacutes

individuelles mais seulement de deacuteterminer les conditions de leur libre expression alors la vie

eacutethique est en quelque sorte laisseacutee agrave elle-mecircme comme nous lrsquoavons analyseacute preacuteceacutedemment

Or nous sommes ici en face drsquoun certain paradoxe Drsquoune part toute action doit neacutecessairement

avoir eacuteteacute motiveacutee de quelque faccedilon Selon la perspective aristoteacutelicienne les principes effectifs

de lrsquoaction se retrouvent toujours parmi certaines laquo opinions reacuteputables raquo sur le bien dont les

plus geacuteneacuterales sont transmises notamment par le reacutegime politique Drsquoautre part nous avons vu

que les principes de la deacutemocratie contemporaine et drsquoune certaine faccedilon de la deacutemocratie en

38 Selon une expression de Charles de Koninck il y a alors laquo tentative de contourner par lrsquoart les difficulteacutes de

lrsquoaction raquo (De Koninck 2015c) Cf aussi Cordell Paris (2014 201-2) laquo le rationalisme kantien exclut le calcul

deacutelibeacuteratif au nom drsquoune loi qui se veut impeacuterative La certitude de lrsquoimpeacuteratif cateacutegorique entend rompre avec la

recherche toujours incertaine du bien de mecircme que la volonteacute deacutetermineacutee par la raison agrave lrsquoexclusion des passions

entend se substituer au lsquodeacutesir deacutelibeacuteratifrsquo qursquoest la prohairegravesis [hellip] Car lrsquoaction srsquooriente deacutesormais non plus en

fonction de la situation drsquoaction mais en fonction de la regravegle elle-mecircme regravegle penseacutee comme une veacuteriteacute absolue et

non pas une veacuteriteacute pratique Lrsquoobeacuteissance se substitue agrave la deacutelibeacuteration le devoir agrave lrsquoaction raquo

69

geacuteneacuteral (cf sect13) invitent les individus agrave deacuteterminer librement leurs fins et en garantissent la

possibiliteacute par les droits individuels

Pour Manent le paradoxe qui srsquoen suit srsquoexprime alors de la faccedilon suivante laquo la loi

nouvelle ayant abandonneacute tout critegravere rationnel ou objectif du bien et du juste se commande agrave

elle-mecircme de ne pas commander raquo et entend ainsi laquo commander agrave une vie sans loi raquo (Manent

2014c 302) La quecircte drsquoune laquo action sans loi raquo se concreacutetise alors selon Manent laquo dans la

seacuteparation moderne entre lrsquoinstitution politique sources des lois et la socieacuteteacute lieu des actions

lsquosans loirsquo mais guideacutees par les lsquointeacuterecirctsrsquo et les lsquovaleursrsquo raquo (2015a 21) Ces deux principes sont

alors garantis par laquo ces conditions geacuteneacuterales de lrsquoaction que sont lrsquoEacutetat de droit et le marcheacute raquo

(Manent 2007 395) deux institutions qui deacuteterminent autant pour Manent que pour MacIntyre

une part importante de la vie commune des deacutemocraties contemporaines En effet avec la

moraliteacute des droits universels laquo lrsquoeacutethique de lrsquoEacutetat raquo et laquo lrsquoeacutethique du marcheacute raquo sont les deux

autres composantes de ce que MacIntyre (2016a) a reacutecemment identifieacute comme le laquo point de

vue dominant raquo actuel

Dans le domaine de lrsquoeacuteconomie qui remplit la sphegravere eacutethique laisseacutee vide par la politique

il nrsquoy a plus possibiliteacute drsquoorthos logos de juste mesure deacutetermineacutee par la deacutelibeacuteration et le

dialogue tel qursquoil pourrait y en avoir par exemple sur le laquo juste prix raquo de certains biens (Manent

2015a 21 MacIntyre 2016 93-101) Le marcheacute commande le prix sans que les deacutelibeacuterations

des citoyens puissent y jouer un rocircle sinon une somme de deacutelibeacuterations seacutepareacutees et

instrumentales sur la maximisation de lrsquoutiliteacute Tel que le souligne MacIntyre (2016a 127) le

trait de caractegravere voire lrsquoobligation speacutecifique agrave cette activiteacute dont le cadre est le marcheacute est ce

qursquoAristote nommait la pleonexia laquo lrsquoesprit drsquoacquisition raquo qui tend agrave faire deacutesirer plus que sa

70

juste part (EN V 2 1129a31-b10) Degraves lors alors que lrsquoeacutethique du marcheacute promeut la

multiplication des deacutesirs comme moyens drsquoarriver agrave la laquo maximisation de lrsquoutiliteacute raquo (MacIntyre

2016a 127-33) le gouvernement trouverait de plus en plus sa leacutegitimiteacute dans lrsquoentreprise de

satisfaction de ceux-ci (MacIntyre 2016a 126) Les agences bureaucratiques se multiplient alors

afin de coordonner lrsquoactiviteacute grandissante de la sphegravere de lrsquoeacuteconomie qui adopte le principe de

libre concurrence (MacIntyre 2016a 124 Manent 2014a 313) Lorsque cette coordination

assure les laquo conditions de lrsquoaction raquo sans en questionner ou en deacuteterminer la regravegle et donc la

finaliteacute alors le gouvernement est remplaceacute par la laquo gouvernance raquo (Manent 2014a)

Ce deacuteploiement du laquo deacutesir drsquoacqueacuterir raquo dans les socieacuteteacutes modernes et contemporaines

entrainerait alors un changement important de perspective politique selon Manent

laquo Lintelligibiliteacute de la vie collective paraicirctra venir des moins en moins de la somme des actions

intentionnelles des socieacutetaires quils soient personnes priveacutees ou mecircme gouvernants et de plus

en plus du systegraveme formeacute par la somme des circonstances et la somme des conseacutequences raquo

(2014a 312) Or sans une prise intelligible de laquo lrsquointention collective raquo des fins preacutesentes au

sein de la socieacuteteacute (qui est le propre du discours rheacutetorique tel que lrsquoenvisage Aristote)

lrsquointeacutegration des fins et des moyens est de plus en plus difficile agrave concevoir Sur ce point la

conseacutequence est alors une difficulteacute agrave reacuteviser les fins agrave la suite des deacutelibeacuterations et des actions

des socieacutetaires agrave effectuer un retour aux principes 39 La raison commune devient alors

davantage technique en ce qursquoelle peine agrave consideacuterer les biens internes agrave la pratique des biens

39 Charles De Koninck (2015a 110) donne sur ce point lrsquoexemple suivant laquo On srsquoeacutetudie agrave srsquoeacutelever agrave un ordre de

pourparlers et drsquoententes de notre part si deacutetacheacute de tout principe qursquoil peut se nouer ndash sans qursquoon srsquoen aperccediloive ndash

des alliances entre les gouvernements de nations dont les conceptions de la vie en geacuteneacuteral ou du bien-ecirctre politique

en particulier sont les plus opposeacutees possibles voire mortellement contraires raquo

71

en soi qui permettent de relativiser la fin exteacuterieure Alors que la raison pratique vise agrave

circonscrire le deacutesir agrave un objet possible bon et mesureacute la raison technique ne peut que

maximiser celui qui se preacutesente agrave elle sans reacuteelle capaciteacute de choisir volontairement de

deacutevelopper une vie laquo prohaiumlreacutetique raquo (MacIntyre 2016 133) Tandis que le gouvernement de soi

par soi vise agrave assurer cette emprise volontaire sur les principes de la vie commune ce choix laquo la

gouvernance raquo reculerait en fait laquo devant lrsquoampleur des possibles politiques que la proaiumlresis

srsquoefforce de maicirctriser raquo (Manent 2010b 124) Voulant ouvrir des possibiliteacutes de plus en plus

vastes au niveau des fins la politique contemporaine serait en fait de plus en plus restreinte au

niveau des moyens ceux-ci eacutetant de plus en plus preacutedeacutetermineacutes par la neacutecessiteacute celle du marcheacute

et de la laquo providence raquo eacuteconomique40 et celle de la coordination bureaucratique notamment

En somme embrassant des principes abstraits les socieacuteteacutes actuelles occulteraient le sens et

les exigences de la deacutemocratie comme laquo gouvernement de soi raquo un oubli dont la conseacutequence

est selon Pierre Manent et Alasdair MacIntyre laquo le despotisme eacuteclaireacute deacutesignation exacte pour

la somme drsquoagences administrations cours de justice et commissions qui dans le deacutesordre

mais drsquoun esprit unanime nous donnent de plus en plus meacuteticuleusement la regravegle raquo (2006 58-

9) bref une autoriteacute qui tend vers une forme de domination ineacutegalitaire (MacIntyre 2016 126-

127) Alors que pour Aristote seuls des citoyens pouvaient gouverner des citoyens libres il

semble aujourdrsquohui que laquo plusieurs choses gouvernent les hommes raquo selon une formule de

Montesquieu (Esprit des lois XIX 4 cf Manent 2010b 36 1997 114) Le problegraveme est que

40 laquo Sous le nom de marcheacute mondial nous avons construit un systegraveme drsquoaction que lrsquoon peut ne peut mieux deacutecrire

que comme une Providence artificielle agrave la fois la seule chose que nous puissions faire et le mieux que nous

puissions faire cest de reacutepondre avec dociliteacute aux indications du marcheacute mondial chacune drsquoelles ayant pour elle

la force surhumaine du Tout et de son autoriteacute raquo (Manent 2015b 109)

72

dans ce contexte ces autres laquo choses raquo qui gouvernent les citoyens ne sont pas objet de

deacutelibeacuteration rationnelle et donc de choix volontaire Srsquoil nrsquoy a deacutelibeacuteration que sur les choses

qui laquo deacutependent de nous raquo alors il nrsquoy a plus deacutelibeacuteration lorsque certaines forces humaines et

socieacutetales ne deacutependent plus drsquoun laquo nous raquo particulier Si cette analyse srsquoavegravere juste comment

alors retrouver une emprise des deacutemocraties sur elles-mecircmes et sur les actions intentionnelles

qui srsquoy deacuteploient

22 Lrsquoagent retrouveacute la mise en commun des fins et lrsquoautoriteacute du bien

Nous venons de voir les lacunes de certains principes pratiques que lrsquoon peut retrouver selon

MacIntyre et Manent dans les reacutegimes deacutemocratiques actuels Notamment nous avons deacutecrit la

possibiliteacute drsquoune nouvelle compreacutehension des droits et de lrsquoexpression des preacutefeacuterences qui srsquoest

deacutetacheacutee du cadre particulier drsquoune communauteacute politique afin de promouvoir un certain type

drsquouniversaliteacute Cette universaliteacute serait toutefois lrsquoobjet non pas de la raison pratique mais de la

raison theacuteorique et scientifique en ce qursquoelle fait fi de toute deacutetermination particuliegravere au-delagrave

de lrsquoindividualiteacute mecircme Nous pouvons dire que en adoptant cette laquo eacutepisteacutemologie raquo des

affaires humaines la deacutemocratie deacutelibeacuterative surtout dans sa version eacutepisteacutemique forte ne serait

pas alors une alternative au modegravele du contrat social mais seulement une transformation de ce

modegravele Cette transformation proviendrait notamment drsquoune certaine compreacutehension de

lrsquoautoriteacute propre agrave la loi et aux normes en geacuteneacuteral comme nous allons maintenant le voir

221 Lrsquoautoriteacute de la loi et le travail de leacutegitimation

Alors que le contrat social de la moderniteacute inaugurale situait la souveraineteacute au sein du peuple

ou de ses repreacutesentants la deacutemocratie libeacuterale actuelle laisserait place agrave une laquo souveraineteacute

73

illimiteacutee de lrsquoindividu particulier raquo (Manent 2015b 128) Comme nous lrsquoavons mentionneacute

lrsquoobjectif est de donner la possibiliteacute agrave tous les individus concerneacutes par des normes de faire un

acte de consentement Dans ses conditions un consensus de cette ampleur requiert lrsquoabstraction

et la possibiliteacute de reacuteviser toutes les normes agrave partir de cette abstraction Ainsi dans cette

perspective laquo au lieu que ce soit le contrat qui rende possible la politique la politique est une

suite perpeacutetuelle de conclusions du contrat raquo comme lrsquoanalyse Bubner (1993 364) Autrement

dit lrsquoindividu deacutelibeacuterant est maintenant appeleacute agrave choisir et promouvoir ses fins agrave travers un

dialogue intersubjectif qui se transforme alors dans un eacutechange de laquo preacutefeacuterences raquo individuelles

Lrsquoabstraction propre agrave certains principes de deacutelibeacuteration prenant la forme de laquo valeurs raquo ou

drsquoimpeacuteratifs constituerait alors en une laquo disqualification de tous les contenus de vie

partageables au motif qursquoils nrsquoont pas eacuteteacute choisis par chacun ou qursquoils nrsquoagreacuteent pas agrave chacun raquo

(Manent 2015b 129)

Le problegraveme est que la discussion collective ne trouve plus alors dans les fins laquo poseacutees raquo

comme principes lrsquoarkhē neacutecessaire agrave lrsquoorientation concregravete de la pratique Faute drsquoun principe

directement causal le dialogue devient alors lui-mecircme une fin mais une fin qui demeure dans

lrsquoabstraction des deacuteterminants concrets de la pratique

Avec la tendance agrave transformer le flux de la pratique en dialogue permanent les contenus qui

proviennent des opinions diverses et des conflits drsquointeacuterecircts de la politique srsquoeacutegarent La substance

du dialogue ideacuteal devient ludique aussi longtemps qursquoelle est soustraite en tant que thegraveme

hypotheacutetique de la discussion agrave la structure de lrsquoaction qui fixe des buts (Bubner 1993 362)

74

Dans cette optique il nrsquoy a plus possibiliteacute laquo drsquoengagements veacuteritablement inconditionnels raquo

(MacIntyre 2016b 188)41 qui puissent offrir de veacuteritables motivations agrave lrsquoaccord politique et agrave

lrsquoaction commune En effet alors que la discussion collective comprise comme discussion des

fins et non des moyens tend agrave devenir elle-mecircme la norme par un processus de leacutegitimation ses

possibiliteacutes se reacutetreacutecissent dans les faits par la fragilisation de lrsquoautoriteacute des principes qui la

sous-tendent Ainsi tel que lrsquoaffirme Pierre Manent (2015a 24)

la regravegle des mœurs parmi nous est donc suspendue agrave un fil tregraves cassant Lrsquointerroger crsquoest la

reacuteformer Elle ne supporte pas drsquoecirctre interrogeacutee tout en eacutetant tranquillement suivie comme crsquoeacutetait

le cas avant lrsquoirruption de la liberteacute absolue lorsqursquoun essaim de raisons disparates bombinait

autour des actions principales de la vie humaine

Cela est ducirc au fait que comme nous lrsquoavons vu les regravegles drsquoaction preacutesentes au sein drsquoun ordre

politique et social ne proviennent pas drsquoune universaliteacute sans faille mais reposent laquo sur une

pluraliteacute de raisons ou de lsquonon sans raisonrsquo raquo crsquoest-agrave-dire une pluraliteacute de motifs concrets drsquoagir

selon ou contre elles ce qui confegravere aux institutions qui les incarnent une stabiliteacute et laquo une

amplitude inteacuterieure raquo (Manent 2015a 23) Dans cette perspective les opinions conflictuelles

visent agrave rendre raison de lrsquoadeacutequation ou de lrsquoinadeacutequation des lois et des normes agrave lrsquoexpeacuterience

qursquoen font les citoyens libres au sein de la communauteacute politique La parole publique est alors

laquo le veacutehicule qui clarifie les buts viseacutes et dont on suppose comme allant de soi le caractegravere

recteur par principe pour lrsquoaction de sorte que lrsquointervention du logos conduise agrave la

41 Crsquoest ainsi que la deacutelibeacuteration politique servirait dans les mots drsquoHabermas agrave laquo expeacuterimenter le processus

[institutionnel] comme ouvert et incomplet raquo et de laquo rallumer la radicaliteacute deacutemocratique des braises de la position

originelle de la vie civique drsquoune socieacuteteacute raquo en consideacuterant la constitution laquo comme un projet raquo (Habermas 1995

128)

75

consolidation de la communauteacute drsquoaction raquo (Bubner 1993 363) Crsquoest de cette faccedilon qursquoil est

possible de laquo secouer le joug de la loi sans donner naissance au sujet raquo (Manent 2007 397)

Ce contraste entre un exercice de liberteacute politique qui deacutelibegravererait sur la loi tout en la

conservant et un autre qui ferait de mecircme tout en provoquant une perte drsquoorientation de la vie

pratique peut paraicirctre eacutenigmatique Une premiegravere voie de clarification nous est montreacutee par

Vincent Descombes (2004) Dans un raisonnement pratique individuel ou collectif il ne srsquoagit

pas pour un agent ou pour les citoyens drsquoune communauteacute de se laquo donner une loi raquo ndash un

exercice que mettent de lrsquoavant les theacuteories du contrat social ndash mais de srsquoapproprier le principe

de la loi crsquoest-agrave-dire le bien qursquoelle promeut ou la fin vers laquelle elle tend Crsquoest pourquoi les

anciens Grecs utilisaient une voix moyenne pour deacutesigner le fait drsquoobeacuteir librement agrave une norme

La voix moyenne introduit une laquo nuance subjective raquo ougrave laquo lrsquoaction accomplie possegravede aux yeux

du sujet une signification personnelle (Descombes 2004 103) Ce rapport agrave soi nrsquoest toutefois

pas agrave proprement parler reacuteflexif au sens drsquoune laquo auto-affection du sujet par lui-mecircme raquo (2004

103) Or la moderniteacute politique aurait confondu le moyen et le reacutefleacutechi en affirmant la possibiliteacute

qursquoun peuple se donne des lois en se les imposant agrave lui-mecircme Il y a lagrave pour Descombes laquo un

exercice eacutenigmatique de schizophreacutenie politique pas un reacutegime de souveraineteacute politique raquo

(2004 103)

Les faiblesses contemporaines de la deacutelibeacuteration politique trouveraient donc deacutejagrave leur

source dans la conception moderne du contrat social Celui-ci en tant qursquoil est purement formel

ne peut produire lrsquoarkhē neacutecessaire agrave un reacutegime de souveraineteacute politique et donc agrave une

deacutelibeacuteration collective tourneacutee vers des moyens communs drsquoatteindre certains biens Le contrat

social en tant que seul principe de leacutegitimiteacute possegravederait donc une teneur plus neacutegative que

76

positive et devrait alors ecirctre constamment reacuteactualiseacute afin drsquoecirctre rendu laquo reacuteel raquo Crsquoest ce que

permet aujourdrsquohui selon Pierre Manent et Alasdair MacIntyre entre autres penseurs

aristoteacuteliciens lrsquoassociation entre le langage des droits et celui des preacutefeacuterences personnelles ou

de laquo lrsquoutiliteacute raquo

Pour ces deux philosophes les deacutemocraties libeacuterales actuelles auraient alors besoin drsquoune

certaine science pratique sans laquelle le jugement sur les affaires humaines tombera drsquoune part

dans un reacutealisme eacutetroit voire meacutecanique qursquoils associent notamment agrave la sphegravere de lrsquoeacuteconomie

et de la bureaucratie eacutetatique et drsquoautre part dans un ideacutealisme abstrait dont les droits de

lrsquohomme et lrsquoideacutee drsquohumaniteacute sont les manifestations les plus influentes Selon eux crsquoest

justement cette science que nous fournit Aristote La force de la science pratique aristoteacutelicienne

est de mettre en lumiegravere la deacutemarche qui conduit du particulier agrave lrsquouniversel et de lrsquouniversel

au particulier tout en conservant le caractegravere speacutecifiquement pratique de la reacuteflexion sur les

affaires humaines crsquoest-agrave-dire un monde de contingence qui trouve sa stabiliteacute dans la loi et

dans le reacutegime politique La probabiliteacute ainsi que la geacuteneacuteraliteacute est donc le premier aspect de la

rationaliteacute pratique que lrsquoapproche aristoteacutelicienne permet de recouvrer afin drsquoeacuteviter des

jugements trop cateacutegoriques qui veulent deacutepasser la contingence ou des jugements trop

particuliers qui se soumettent agrave celle-ci

De cette faccedilon crsquoest la nature mecircme des normes veacutehiculeacutees par les institutions politiques et

sociales qui pourra ecirctre repenseacutee en tant que celles-ci offrent des principes qui ne peuvent valoir

pour tous les cas mais qui orientent neacuteanmoins la vie pratique drsquoune faccedilon irremplaccedilable Car

bien que critiquables ces normes ou opinions substantielles sur le bien sont pour Aristote des

solutions agrave des problegravemes poseacutes par la nature de lrsquoecirctre humain crsquoest-agrave-dire dans la perspective

77

drsquoune fin partageacutee par tous (Salkever 2000 5) Ainsi les notions de nature et de finaliteacute serait

le deuxiegraveme aspect essentiel agrave reacuteinteacutegrer dans une perspective aristoteacutelicienne au discours

moral et politique contemporain mais sans le deacutetacher du premier celui du geacuteneacuteral et du

probable Nous aurions alors ce que Stephen Salkever (2002 2000) a nommeacute une laquo eacutethique des

questions naturelles42 raquo Cette deacutemarche pourrait permettre drsquoorienter la discussion politique et

la recherche effective et reacutefleacutechie des moyens en lui fournissant certains principes autres que

celui du contrat social

222 La loi naturelle et les finaliteacutes partageacutees de lrsquoaction

Afin drsquoexpliciter une telle deacutemarche Alasdair MacIntyre et Pierre Manent mobilisent tous

deux au contraire de Salkever un concept de loi naturelle43 Leurs conceptions de la loi naturelle

sont toutefois tregraves pregraves de lrsquoeacutethique des questions naturelles promue par ce dernier Nous devons

les eacutelaborer quelque peu ici bien que sommairement Drsquoabord les deux penseurs insistent sur

la loi naturelle comme principe de formation de la volonteacute plutocirct que comme une laquo somme de

propositions deacuteduites drsquoun savoir religieux meacutetaphysique ou scientifique raquo (Manent 2017a 1)

Plutocirct la loi naturelle serait selon la deacutefinition de Manent un laquo reacuteseau ouvert drsquoeacuteleacutements

drsquoorientation intrinsegraveques agrave la vie pratique raquo sans lesquels laquo il ne pourrait y avoir ni choix ni

reacuteflexion (2017a 1)44 De mecircme pour MacIntyre la loi naturelle se preacutesente comme un

42 laquo [hellip] Aristotlersquos stress on questions itself reflects a definite sense of what human nature and human excellence

or virtue is ndash a particular collection of tasks and abilities that properly understood suggests what I want to call

natural questions rather than natural laws or principles raquo (Salkever 2000 4) 43 Il serait toutefois plus exact de parler dans le cas drsquoAristote de laquo juste naturel raquo (dikaion phusikon) Cf EN V

10 1134b18 sq 44 Manent nrsquoa que tregraves peu traiteacute explicitement de la loi naturelle Or ce laquo manque raquo sera combleacute par la publication

prochaine drsquoune seacuterie de confeacuterences intituleacutee laquo La question de la loi naturelle de la meacutetaphysique agrave la philosophie

politique raquo dans le cadre de la Chaire de meacutetaphysique Eacutetienne Gilson qui lui a eacuteteacute attribueacutee en 2016-2017 Les

consideacuterations preacutesentes srsquoappuient entre autres sur le reacutesumeacute de ces confeacuterences

78

ensemble de conditions ou de principes premiers propres agrave toute pratique partageacutee qui se veut

rationnelle permettant ainsi de trouver un fondement et une orientation aux conflits drsquoopinion

sur lrsquoaction bonne (MacIntyre 2006a 69)

Agrave lrsquoaune de lrsquoexercice de la deacutelibeacuteration collective MacIntyre identifie quelques-unes de

ces conditions Drsquoabord la recherche de la veacuteriteacute doit ecirctre un objectif premier pour tous et ce

au-delagrave des inteacuterecircts particuliers Ensuite cette condition implique eacutegalement que chaque

participant doive ecirctre agrave lrsquoabri de toute menace ou coercition envers sa personne ou ses biens

Finalement il faut que toute proposition soit honnecircte et ne vise pas agrave tromper (MacIntyre 2016a

56-7 2006a 77-9) Selon MacIntyre ces laquo preacutesupposeacutes raquo de la discussion rationnelle

srsquoassimilent aux preacuteceptes de la loi naturelle puisqursquoils permettent lrsquoactualisation de la nature

rationnelle de lrsquoecirctre humain actualisation qui implique toujours la conversation le logos (2016a

57 2006a 79 1999 111-2) Bien qursquoils puissent srsquoincarner de diffeacuterentes faccedilons ces preacuteceptes

ont tout de mecircme une porteacutee universelle ils nrsquoadmettent pas drsquoexception ils sont les mecircmes

pour tous en tout lieu et ils ne constituent pas en des conclusions mais identifient certaines

conditions que tous doivent accepter et qui devront faire autoriteacute dans lrsquoorientation de la

deacutelibeacuteration Cependant ils deacutependent drsquoune condition plus geacuteneacuterale celle drsquoune communauteacute

drsquoaction qui possegravede des biens internes partageacutes et ougrave les membres conduisent une deacutelibeacuteration

sur les moyens afin drsquoactualiser ces biens (MacIntyre 2006a 70 74) Crsquoest seulement dans ce

contexte que le retour reacutefleacutechi sur les principes pourra conserver une teneur pratique agrave mecircme de

79

deacutevoiler les principes reacutegulateurs de la loi naturelle qui sont en fait eux-mecircmes des biens

intrinsegraveques agrave la pratique45

Pour Manent la loi naturelle trouve son fondement laquo dans le caractegravere naturel des motifs

humains raquo qui donnent une fin deacutesireacutee agrave lrsquoagent soit laquo lrsquoagreacuteable lrsquoutile et le noble raquo (Manent

2017a 6) La loi naturelle est cette deacutefinition toujours approximative laquo comme ce que lrsquoon

cherche raquo de la laquo zone drsquoeacutequilibre raquo entre ces motifs (Manent 2017a 6) Lrsquouniversaliteacute de

lrsquoaction humaine tient alors dans le nombre limiteacute des biens reacuteels qursquoelle poursuit Ceux-ci

seraient plus directement lieacutes agrave lrsquoaction que les droits ou les laquo valeurs raquo puisqursquoils constituent

des principes pouvant motiver directement une deacutelibeacuteration sur les moyens En effet laquo deacutecrire

et interpreacuteter une conduite humaine en termes de motifs crsquoest la concevoir comme issue drsquoune

deacutelibeacuteration au moins implicite raquo (Manent 1997 105) Dans son travail drsquoeacutevaluation la raison

laquo qui discerne et pegravese les motifs raquo a alors neacutecessairement recours laquo agrave un ou des critegraveres

universels qui deacutefinissent ce qui est honnecircte juste noble conforme agrave la hieacuterarchie naturelle des

fins humaines ou agrave la loi morale propre agrave lrsquohomme raquo (Manent 1997 105)

Or lorsqursquoune socieacuteteacute refuse de poser la question du bien celle-ci la rattrapera toujours

mais drsquoune faccedilon moins volontaire Afin de retrouver cette orientation il convient alors selon

Manent de mettre laquo au centre du monde humain la question de la loi raquo (2014c 227) puisque ce

sont les diffeacuterentes lois qui offrent les discours les plus familiers concernant le bien Srsquoil faut

partir des laquo choses qui sont connues pour nous raquo (cf sect111) alors il faut pour Manent partir de

la loi Cela reviendrait agrave adopter laquo une perspective pratique et politique dans laquelle la raison

45 Il faut noter que cette position chez MacIntyre vient agrave la suite drsquoune certaine eacutevolution de sa penseacutee notamment

au moment de la publication de Dependant Rational Animals (1999)

80

vient au premier plan comme raison leacutegislatrice comme raison [hellip] commandante raquo (Manent

2014c 227) En effet la raison pratique est impeacuterative puisqursquoelle identifie un bien pour lrsquoagent

mais elle est aussi deacutelibeacuterative car les manifestations de ce bien sont multiples et sous des

formes changeantes ce qui neacutecessite une recherche et une deacutecision

Bref poser la question de la meilleure regravegle drsquoaction revient pour Manent tout comme pour

MacIntyre agrave poser celle des exigences du bien qui sont deacutecouvertes et eacuteprouveacutees au cours de

lrsquoexpeacuterience humaine mais qui diffegraverent selon les circonstances particuliegraveres Crsquoest de cette

faccedilon que la loi comprise en ce sens naturel est agrave la fois impeacuterative et approximative geacuteneacuterale

et particuliegravere Cependant le problegraveme qui se preacutesente est le suivant le sens de lrsquoaction reacutefleacutechie

se retrouve agrave lrsquoaide drsquoune conception de la loi naturelle alors que justement cette derniegravere se

deacutevoile par une pratique reacutefleacutechie Or comme la loi naturelle est avant tout un discernement de

la raison agrave travers lrsquoexpeacuterience commune il faut alors examiner quelle forme de pratique

partageacutee peut donner lieu agrave une theacuteorisation de la loi naturelle ou pour le dire autrement donner

une reacuteponse agrave la question de savoir comment srsquoincarne la laquo raison commune raquo Nous avons deacutejagrave

rencontreacute une telle tentative chez Aristote dans son analyse de lrsquoorigine et de la finaliteacute des

communauteacutes politiques (cf sect12) Aristote insistait alors sur lrsquoorigine rheacutetorique du logos sur

son adeacutequation aux finaliteacutes naturelles des ecirctres humains De mecircme Alasdair MacIntyre et

Pierre Manent vont donner leur propre explication de ce processus et vont pousser peut-ecirctre plus

loin la compreacutehension du lien entre la raison commune et la constitution (dans tous les sens du

terme) drsquoune communauteacute politique Agrave la lumiegravere de leur conception respective de la loi

naturelle nous pouvons drsquoembleacutee affirmer que la raison commune sera pour Manent de nature

commandante et leacutegislatrice alors que pour MacIntyre elle adoptera une forme plutocirct

81

dialectique Crsquoest donc dans ces termes que sera maintenant poseacutee la question de la forme

politique adeacutequate agrave la deacutelibeacuteration et agrave lrsquoaction crsquoest-agrave-dire la reacuteponse agrave la question laquo Qui

deacutelibegravere raquo Nous verrons comment agrave partir de leur conception de la raison commune

MacIntyre et Manent promeuvent une forme de communauteacute politique diffeacuterente Nous

examinerons ensuite les conseacutequences drsquoune telle compreacutehension sur les possibiliteacutes de

rationaliteacute pratique au sein des deacutemocraties repreacutesentatives contemporaines

CHAPITRE 3 ndash DEacuteLIBEacuteRATION DEacuteMOCRATIQUE LA FORME NATIONALE ET LA

FORME LOCALE

31 Individuation collective et raison commune

Comment Aristote concevait-il lrsquoessence drsquoune communauteacute politique Une reacuteponse agrave cette

question se trouve dans sa discussion de lrsquoidentiteacute drsquoune citeacute crsquoest-agrave-dire dans la faccedilon de savoir

comment une citeacute est la mecircme au cours du temps Apregraves avoir eacutecarteacute des critegraveres qui ne lui

semblaient ecirctre que des accidents de la citeacute comme le territoire ou la population Aristote

choisira un critegravere formel celui du gouvernement laquo il est manifeste que nous devons deacutefinir

lrsquoidentiteacute de lrsquoEacutetat en ayant principalement eacutegard agrave sa constitution raquo (Pol III 3 1276b10-11)46

Or nous savons que pour Aristote le concept de politeia de reacutegime politique ne renvoie pas

seulement aux lois eacutecrites mais plus largement aux dispositions eacutethiques qui orientent la vie

commune (Yack 1985 98) dispositions qui srsquoincarnent au sein drsquoinstitutions sociales (familles

culte etc) comme politiques et leacutegales (Assembleacutee tribunaux Conseil etc) Or ce qui est le

plus deacuteterminant est le gouvernement puisque crsquoest ce vers quoi tendent les institutions sociales

(Pol I 2 1252b30 sq) et donc ce qui les relie

Ce critegravere permet alors de distinguer la citeacute drsquoautres formes de vie commune aux traits

politiques drsquoabord lrsquoethnos qui est une agglomeacuteration eacutetendue posseacutedant une culture partageacutee

mais qui ne dispose pas drsquoinstitutions politiques pour se gouverner elle-mecircme (Pol I 2

46 Car la constitution est ce qui relie les parties de la citeacute Cf Top IV 13 150b22-26 laquo [hellip] il ne suffit pas pour

faire connaicirctre la chose de mentionner les eacuteleacutements drsquoougrave elle procegravede En effet lrsquoessence de chaque composeacute ne

consiste pas seulement dans les eacuteleacutements dont il est formeacute mais encore dans la faccedilon dont ces eacuteleacutements sont reacuteunis

[hellip] raquo

83

1252b20 sq VII 4 1326b sq) Ensuite lrsquoalliance qui est une forme drsquoassociation qui ne prend

en compte que les inteacuterecircts mateacuteriels Un Eacutetat se reacuteduit alors agrave une alliance si sa loi nrsquoest qursquoune

laquo simple caution garantissant les rapports de justice entre les hommes raquo ne srsquointeacuteressant pas agrave

leur bonheur et leur vertu comme crsquoest le cas par exemple pour les alliances entre Eacutetats (Pol

III 9 1280b20-30) Seule la citeacute permet donc drsquoassurer le bien-vivre de ses habitants agrave lrsquoaide

drsquoinstitutions politiques libres (Pol I 2)

Les institutions sociales sont toutefois premiegraveres chronologiquement Comme nous lrsquoavons

vu crsquoest agrave partir de laquo communions raquo (koinonies) plus particuliegraveres que se deacuteveloppe une langue

commune traitant de lrsquoagreacuteable de lrsquoutile et du juste Ainsi pour bien vivre il faut une

communauteacute capable de communiquer Crsquoest ainsi que Vincent Descombes a pu affirmer que la

question politique premiegravere nrsquoest pas celle de savoir au nom de quels autres laquo je raquo peux parler

mais agrave quels autres (2013 148) De mecircme pour Manent laquo ce nrsquoest pas la parole qui produit la

communauteacute mais la communauteacute qui produit et entretient la parole raquo (2006 43) Le facteur

premier drsquoapparition des institutions sociales et politiques se situe en effet dans une pratique

partageacutee celles-ci reacutepondent agrave des besoins et des capaciteacutes dont la satisfaction neacutecessite une

vie commune Crsquoest sur lrsquoadeacutequation (toujours approximative) de ces institutions agrave lrsquoexpeacuterience

partageacutee qursquoest fondeacutee leur rationaliteacute (Descombe 2002) Crsquoest ainsi que comme lrsquoa souligneacute

Pierre Manent une pluraliteacute de raisons ou de laquo non sans raisons raquo a toujours accompagneacute les

institutions sociales celles-ci reacutepondent aux diffeacuterents motifs humains (cf p 68) Crsquoest

eacutegalement en ce sens que les institutions sociales comme politiques peuvent ecirctre dites conformes

ou non agrave la loi naturelle et ce malgreacute lrsquoexistence de deacutesaccords sur la forme exacte qursquoelles

doivent prendre

84

Quel est alors le principe agrave la base de cette individuation collective et de la mise en commun

des diffeacuterents biens humains En tant que cause de la vie commune ce processus en sera aussi

la fin dans ce cas-ci lrsquoexistence mecircme de la communauteacute et sa laquo bonne activiteacute raquo Les

divergences entre Alasdair MacIntyre et Pierre Manent reposent notamment sur leur

compreacutehension de ce moment instituant de la vie politique Pour MacIntyre le principe et la fin

de la vie politique est la pratique qursquoil deacutefinit comme

toute forme coheacuterente et complexe drsquoactiviteacute humaine coopeacuterative socialement eacutetablie par

laquelle les biens internes agrave cette activiteacute sont reacutealiseacutes en tentant drsquoobeacuteir aux normes drsquoexcellence

approprieacutees ce qui provoque une extension systeacutematique de la capaciteacute humaine agrave lrsquoexcellence

et des conceptions humaines des fins et des biens impliqueacutes (MacIntyre 2013a 183)

Crsquoest au sein de pratiques particuliegraveres qursquoun agent apprend agrave raisonner de faccedilon teacuteleacuteologique

agrave ordonner ses deacutesirs afin de mener agrave bien une fin et agrave suivre certaines regravegles qui lui permettront

drsquoacqueacuterir lrsquoexpeacuterience neacutecessaire afin de diriger ses actions drsquoune faccedilon prudente Les

exemples de pratique que donne MacIntyre sont drsquoune grande diversiteacute et impliquent tous

quelques formes de relation interpersonnelle ou sociale jeux drsquoeacutechecs recherche scientifique

artisanat monachisme implication politique etc Les pratiques tendent toutes vers des biens

externes (eg le plaisir la connaissance la beauteacute la sainteteacute le pouvoir) mais neacutecessitent aussi

des biens internes afin de pouvoir exister et perdurer (MacIntyre 2013a 189-190) Alors que ce

sont les institutions qui organisent les premiers ce sont les vertus qui assurent lrsquoactualisation

des seconds En effet les biens internes permettent drsquoidentifier des normes qui assurent la

continuiteacute et lrsquoexcellence de la pratique et donc qui pourront faire lrsquoobjet drsquoun accord commun

bien qursquoeacutegalement drsquointerpreacutetations divergentes Ces critegraveres particuliers drsquoexcellence que

transmettent les pratiques peuvent alors ecirctre eacutetendus agrave lrsquoensemble de la vie drsquoun agent et drsquoun

85

groupe afin drsquoen assurer lrsquoexcellence globale qui prend forme dans un juste ordonnancement

des biens et une capaciteacute agrave les actualiser De plus en tant qursquoactiviteacute coheacuterente et complexe

encadreacutee par des normes les pratiques sont agrave mecircme drsquooffrir une narration de leur deacuteveloppement

crsquoest-agrave-dire de leurs succegraves et de leurs crises ainsi que des vertus et des vices (excegraves ou deacutefaut)

qui y sont respectivement associeacutes Ces narrations seront neacutecessairement construites et

conserveacutees au sein de communauteacutes de pratique particuliegraveres et pourront ainsi constituer des

traditions vivantes infuses drsquoune conception des diverses excellences et des biens qui y sont

associeacutes

Selon MacIntyre cette rationaliteacute propre aux traditions est seule en mesure drsquooffrir des

principes unificateurs agrave la pratique humaine En fait selon lui aucune rationaliteacute ne peut se

comprendre elle-mecircme sans faire reacutefeacuterence au moins implicitement agrave une telle tradition

(MacIntyre 1993 378) qui forme un ensemble de textes faisant autoriteacute de deacutebats de croyances

et de normes veacutehiculeacute agrave travers des pratiques et des cultures particuliegraveres mais sans se limiter

agrave ces derniegraveres (MacIntyre 1990 1993) Crsquoest que au contraire de ce qursquoa pu affirmer Edmund

Burke la tradition nrsquoest pas selon MacIntyre laquo sagesse sans reacuteflexion raquo (citeacute dans MacIntyre

1993 379) mais bien processus drsquoinvestigation rationnelle Ce processus peut constituer agrave son

plus haut degreacute toute une tradition intellectuelle comme lrsquoest devenu par exemple le libeacuteralisme

(MacIntyre 1993) mais peut aussi prendre forme dans une communauteacute particuliegravere comme un

village de pecirccheurs qui megravenerait une recherche sur le bien de son activiteacute agrave travers le temps

Dans tous les cas la tradition permet drsquoordonner rationnellement les diffeacuterents aspects de la vie

pratique Il nrsquoy a donc pas pour MacIntyre des domaines du savoir complegravetement distincts tels

que le politique le leacutegal le religieux lrsquoeacuteconomique etc (MacIntyre 2013b 206)

86

Lrsquouniteacute de ces domaines de la vie pratique est assureacutee par lrsquoidentification drsquoun bien ultime

qui est la fin exteacuterieure viseacutee par la pratique en question et qui lui donne son principe Ainsi

pour MacIntyre la tradition est similaire agrave un art au sens de tekhnē puisqursquoelle implique une

fin bien identifieacutee des regravegles et des critegraveres faisant autoriteacute pour lrsquoatteindre et certaines vertus

speacutecifiques pour suivre ces regravegles et incarner ces critegraveres (MacIntyre 1990 62-3) Degraves lors selon

MacIntyre laquo crsquoest une condition de la discussion rationnelle et de la recherche que certaines

questions soient consideacutereacutees comme reacutesolues de faccedilon concluante par les participants raquo (2006d

216-7) de la mecircme faccedilon que lrsquoapprenti accepte avec confiance lrsquoenseignement du maicirctre avant

de pouvoir exercer un art Toutefois ces principes ne sont pas des deacutemonstrations infaillibles et

doivent ecirctre justifieacutes dialectiquement tout au long du deacuteveloppement de la tradition pendant

lequel se preacutesenteront certainement de nouvelles questions et de nouveaux deacutefis Crsquoest toutefois

gracircce agrave la stabiliteacute de cette autoriteacute narrative de la tradition que le conflit entre diffeacuterents

jugements quant agrave tel ou tel bien peut ecirctre intelligible et que la discussion rationnelle peut

progresser au-delagrave drsquoun simple eacuteclectisme (MacIntyre 1990 87-8) Tout jugement rationnel

concernant la pratique doit alors prendre en compte la dimension narrative qursquoincarnent toutes

institutions ou actions particuliegraveres (MacIntyre 2016a 218) Faire autrement impliquerait de se

condamner agrave lrsquoabstraction47

Pour sa part Pierre Manent ne voit pas dans les pratiques particuliegraveres et les traditions un

principe suffisant agrave lrsquoeacutedification et la perpeacutetuation drsquoune communauteacute politique La faiblesse de

Notre traduction laquo It is a condition of rational discussion and enquiry that certain questions should be understood

by the participants to have been settled conclusively raquo (MacIntyre 2006d 216-7) 47 Nous laissons ici de cocircteacute la question de la rivaliteacute des traditions Notons seulement que pour MacIntyre il nrsquoexiste

laquo aucun ensemble de critegraveres de justification rationnelle indeacutependants permettant de trancher entre les questions

des traditions rivales raquo (MacIntyre 1993 377) Un effort de laquo traduction raquo sera alors neacutecessaire

87

la deacutemarche de MacIntyre qui est aussi une force en un autre sens comme nous le verrons se

situerait laquo dans ce recours agrave une philosophie de lrsquohomme comme lsquoanimal socialrsquo qui deacutedaigne

de srsquointeacuteresser vraiment agrave lrsquohomme comme lsquoanimal politiquersquo raquo (Manent 2005 2) Selon

Manent la conception de la rationaliteacute veacutehiculeacutee par MacIntyre est donc probleacutematique car

laquo fondamentalement apolitique raquo (Manent 2005 2) Si elle est bien inspireacutee drsquoAristote

MacIntyre aurait toutefois laisseacute de cocircteacute toute la richesse et la complexiteacute de la dimension

politique de son œuvre afin de se concentrer sur lrsquohomme social et ses pratiques subpolitiques

Ce serait alors lrsquoapproche de MacIntyre qui souffrirait drsquoabstraction puisqursquoelle ne prendrait

pas en compte les laquo concreacutetisations reacuteelles de lrsquoaction qui ont toujours une marque ou un

coefficient politique raquo (Manent 2005 5) Crsquoest ce coefficient politique que la raison pratique

doit saisir si elle veut comprendre selon Manent laquo la veacuteriteacute du pheacutenomegravene humain raquo dans

toutes ses dimensions (Manent 2005 4)

Il nrsquoest pas certain que Manent eacutevite lrsquoerreur drsquoassocier le concept de tradition chez

MacIntyre agrave celui de coutume ou de culture ou alors agrave un ensemble de pratiques particuliegraveres

historiquement et geacuteographiquement situeacutees comme lorsqursquoil eacutecrit que laquo lrsquoaccent mis sur la

transmission spontaneacutee ou naturelle des pratiques met en danger lrsquointeacutegriteacute et la validiteacute de la

raison raquo (Manent 2005 3) Car si la tradition srsquoappuie bel et bien sur des coutumes ainsi

transmises elle les transcende toutefois autant normativement que geacuteographiquement afin de

constituer une veacuteritable histoire drsquoinvestigation rationnelle dont la continuiteacute fournit des

preacutemisses et des moyens de mener lrsquoenquecircte pratique (MacIntyre 2016a 271-2 1990) Ainsi

comme lrsquoobjecterait MacIntyre poser la question de la laquo veacuteriteacute du pheacutenomegravene humain raquo

neacutecessite avant tout un vocabulaire et des concepts partageacutes Or ce langage moral se serait perdu

88

au cours de la moderniteacute et Manent sous-estimerait lrsquoeacutecart seacuteparant les diffeacuterents discours

contemporains portant sur la justification des normes morales (MacIntyre 2013b 206)

Selon Manent MacIntyre fait ici lrsquoerreur de laquo prendre la condition pour la substance raquo

(2005 4) En effet si la tradition permet effectivement une deacutelibeacuteration plus laquo raffineacutee raquo cette

derniegravere ne doit toutefois pas srsquoy confiner La raison politique en tant que meacutediation entre les

aspirations les plus eacuteleveacutees de lrsquoecirctre humain traite drsquoune matiegravere qui transcende les diffeacuterentes

traditions ou cultures et dont les cateacutegories ont eacuteteacute mises en lumiegravere notamment par Aristote la

tension entre le petit nombre et le grand nombre la justice des reacutegimes les vertus politiques

etc (De Ligio 2014 63-5)

Neacuteanmoins dans ses derniers travaux (2015a 2015b 2014b 2014c 2010b 2006) Manent

a en quelque sorte mis de cocircteacute ces cateacutegories de la science politique ndash sans toutefois les rejeter ndash

afin de se pencher justement sur cette laquo condition raquo de la rationaliteacute pratique crsquoest-agrave-dire une

identiteacute narrative qui fournit aux agents drsquoune communauteacute politique des fins communes et un

langage partageacute bref un certain sens commun une notion qui est peu mobiliseacutee dans ses

ouvrages preacuteceacutedents48 Ce serait en effet agrave travers la question de la forme de vie commune

qursquoapparaicirctrait lrsquointerrogation sur la faccedilon dont les eacuteleacutements humains laquo se rassemblent et

prennent sens raquo (Manent 2006 10) La question de la forme de vie ouvrirait selon lui une

perspective qui nrsquoest pas celle de la seule science politique classique mais aussi celle du sens

et de lrsquohistoire agrave travers les possibiliteacutes drsquoassociation humaine49 Or cette question doit toujours

48 Notons que dans la liste des travaux susmentionneacutes deux sont des essais soit La Raison des nations (2006) et

Situation de la France (2015) Avec ceux-ci Manent vise moins une deacutemarche proprement theacuteorique de

philosophie politique que certaines prises de position en rapport avec lrsquoactualiteacute politique 49 Sur cette question et les deacuteveloppements qursquoelle a susciteacutes dans la penseacutee de Manent on trouvera des indications

preacutecieuses dans Barrera (2014)

89

pour Manent ecirctre eacutetudieacutee agrave lrsquoaune de la raison commandante ougrave se situe la primauteacute de la vie

pratique et la plus grande preacutetention agrave lrsquouniversaliteacute qursquoelle puisse avoir

Ainsi tout comme MacIntyre Manent considegravere lrsquoacte instituant comme le fruit drsquoun

processus historique nourri par la recherche de lrsquoexcellence et de lrsquouniversaliteacute Mais plus

preacuteciseacutement il conccediloit chaque type drsquoassociation humaine comme le reacutesultat drsquoune opeacuteration

propre qui consiste dans ce mouvement vers lrsquouniversaliteacute et qui transforme substantiellement

les eacuteleacutements primitifs crsquoest-agrave-dire les pratiques et les traditions particuliegraveres (Manent 2010b

379) En ce sens les formes que peut prendre cette recherche commune sont neacutecessairement

politiques crsquoest-agrave-dire qursquoelles instituent la possibiliteacute drsquoun gouvernement effectif

Manent deacutenombre quatre formes drsquoassociation humaine qui dans lrsquohistoire se sont

construites agrave partir de discours universels sur le bien la citeacute lrsquoempire lrsquoEacuteglise et la nation Ces

formes politiques comprennent et produisent alors leur particulariteacute comme lrsquoeffet ou le reacutesultat

drsquoune laquo confession ou une proposition drsquohumaniteacute raquo (Manent 2010b 415) Lrsquoempire et lrsquoEacuteglise

sont les formes politiques laquo les moins politiques raquo puisque leur opeacuteration respective deacuteborde le

cadre politique lrsquoacquisition et lrsquoextension pour lrsquoempire la chariteacute et la sanctification pour

lrsquoEacuteglise (Manent 2001 81-83 2010b 382-386) La citeacute et la nation sont les formes les plus

politiques car leur opeacuteration propre consiste justement dans le principe deacutemocratique du

laquo gouvernement de soi par soi raquo (Manent 2010b 414)

Manent insiste sur la deacutetermination concregravete des possibiliteacutes drsquoassociation humaine

Il y a donc un nombre deacutetermineacute de formes politiques Crsquoest une des propositions lsquotheacuteoriquesrsquo les

plus importantes de la science politique Le monde humain en tant qursquoil est politique ne preacutesente

pas une variabiliteacute indeacutefinie il est articuleacute il est ordonneacute (Manent 2001 75)

90

Cette proposition est le pendant de sa critique de la deacutemocratie contemporaine au sein de

laquelle le monde humain serait perccedilu principalement dans laquo lrsquoinfinie diversiteacute raquo des

repreacutesentations des croyances ou des coutumes Crsquoest que cette deacutetermination qui se constate

avec un laquo regard politique raquo repose sur la volonteacute drsquoagir de faccedilon reacutefleacutechie en liant la parole

universalisante aux actes particuliers En effet dans la vie pratique laquo lrsquouniversaliteacute quelle que

soit sa teneur ou sa forme repose sur une opeacuteration universalisante raquo (Manent 2010b 387)

Crsquoest pourquoi tel que nous lrsquoavons vu lrsquohumaniteacute en tant qursquohumaniteacute ne peut constituer pour

Manent un principe universel de la pratique elle nrsquoa pas drsquoopeacuteration propre (Manent 2010b

385-286) Pour cette raison cet ideacuteal drsquoassociation ne peut srsquoeacutedifier et perdurer sinon seulement

en esprit Toute tentative drsquoactualisation sera alors rattrapeacutee par une forme politique veacuteritable et

lrsquoopeacuteration qui est la sienne

Une forme de vie politique permet de poser non pas seulement la question du sens des

pratiques mais de leur justesse ou de leur veacuteriteacute Cette mise en question nrsquoest possible qursquoau

moment ougrave la vie commune atteint un certain degreacute de laquo politisation raquo crsquoest-agrave-dire dans le

deacuteveloppement drsquoune conscience de vie commune et drsquoune volonteacute de raisonner sur lrsquoautoriteacute

des normes et des lois Une forme drsquoassociation politique est donc une faccedilon de laquo lier la

communion au consentement raquo (Manent 2006 20) parfois avec trop de communion ou trop de

consentement mais ideacutealement agrave travers un eacutequilibre reacutefleacutechi entre diffeacuterentes preacutetentions au

bien crsquoest-agrave-dire un travail drsquoautogouvernement De faccedilon geacuteneacuterale crsquoest en effet la loi du

reacutegime politique qui pour Manent est le principe de cette meacutediation entre diffeacuterents motifs

proprement humains Le reacutegime politique tranche alors de faccedilon pratique la question de la juste

reacutepartition entre ces motifs une question qui est laquo insoluble theacuteoriquement raquo

91

Tout reacutegime politique en tant que ce reacutegime politique impose une solution agrave un problegraveme

insoluble Il met autoritairement un terme agrave un dialogue interminable sur la justice sur la

commensurabiliteacute ou lrsquoincommensurabiliteacute des biens Il ordonne une certaine eacutequivalence entre

la vertu la richesse et la liberteacute un certain prix relatif si lrsquoon veut des diffeacuterents eacuteleacutements de la

citeacute En ce sens la pratique politique parce qursquoelle est contrainte drsquoimposer ou drsquoaccepter des

comparaisons ou des eacutequivalences certes approximatives entre les biens accomplit ce que la

theacuteorie politique est incapable de concevoir puisque celle-ci deacutevoile neacutecessairement

lrsquoimpossibiliteacute de telles comparaisons (Manent 1997 237)

Comme divers biens sont leacutegitimes et en concurrence la solution agrave un conflit politique en

est une de modeacuteration et de composition (Manent 1997 240-241) Les diffeacuterentes parties de la

communauteacute qui deacutefendent ces biens doivent alors accepter de limiter leur preacutetention respective

agrave repreacutesenter le tout ndash agrave lrsquouniversaliteacute ndash afin de permettre la stabiliteacute Degraves lors laquo lrsquoactualisation raquo

de lrsquoanimal rationnel en animal politique laquo comporte neacutecessairement une particularisation le

citoyen vit dans ce corps politique selon ce reacutegime raquo (2007a 204) En participant au

gouvernement de leur forme de vie commune les ecirctres humains consentent agrave une certaine

particulariteacute et la raison qui vise lrsquouniversel laquo accepte de perdre un peu drsquoautoriteacute pour acceacuteder

agrave la reacutealiteacute pour devenir reacuteelle raquo (Manent 2007a 204)

Toutefois comme lrsquoaffirme eacutegalement la rationaliteacute des traditions cette solution nrsquoest

jamais fixe En tant que la politique est le lieu de la liberteacute par la mise en commun des paroles

et des actions la meacutediation du reacutegime est toujours en mouvement La meacutediation est une force

dynamique plus que syntheacutetique (Manent 2016 521) Lrsquoaction est commandement mais elle est

aussi commencement puisque les affaires humaines sont sans cesse changeantes Crsquoest ce

mouvement que vise agrave conserver et nourrir la philosophie politique de Manent afin que la citeacute

92

continue agrave entretenir la recherche de son juste critegravere (De Ligio 2014 66) De cette faccedilon la

critique qursquooffre Manent est donc avant tout dirigeacutee contre la paralysie propre agrave un reacutegime

politique qui comprendrait ses laquo principes raquo de laquo maniegravere de plus en plus eacutetroite et unilateacuterale raquo

(Manent 2015b 128)

Pour Manent la forme de vie commune est donc toujours lieacutee agrave un reacutegime politique

particulier bien qursquoelle puisse accueillir des variations Crsquoest le laquo coefficient politique raquo de toute

forme de pratique commune Pour sa part MacIntyre admet ce coefficient politique neacutecessaire

de la raison pratique (2013b 2006c 2006a) Il deacutefend en fait sa conception politique comme

proprement aristoteacutelicienne crsquoest-agrave-dire comme une activiteacute ougrave chaque citoyen actualise sa

nature drsquolaquo animal politique raquo en prenant part agrave une deacutelibeacuteration commune qui est informeacutee par

des preacutemisses partageacutees sur lrsquoordonnancement des biens (MacIntyre 2013b 2006b) Et

MacIntyre laquo sauve raquo Aristote laquo de sa propre incoheacuterence raquo (MacIntyre 2013b 204) en affirmant

la neacutecessiteacute pour tous de se deacutevelopper selon cette nature Lrsquoactiviteacute politique ne renvoie donc

pas pour MacIntyre agrave une forme drsquoassociation humaine preacutecise sinon agrave une certaine pratique

laquo deacutemocratique raquo

Dans cette perspective MacIntyre et Manent srsquoaccordent sur la conclusion que toute forme

drsquoassociation humaine reacuteellement politique est dans une quelconque mesure deacutemocratique

crsquoest-agrave-dire ougrave il y a une certaine participation effective du grand nombre des citoyens

(MacIntyre 1999 141-2 2006b 2013b 204-5 Manent 2006 46-8 2010b) Ils srsquoentendent

eacutegalement sur le fait que cette liberteacute requiert lrsquoexistence de frontiegraveres physiques et spirituelles

qui deacutelimitent et assurent lrsquoexistence drsquoun laquo nous raquo particulier Comme le souligne Manent

(2007a 178) il srsquoagit moins ici drsquoidentiteacute que drsquoidentification Le premier est passif alors que

93

le deuxiegraveme est actif et admet la variation Une communauteacute de deacutelibeacuteration doit aussi ecirctre une

communauteacute drsquoaction ougrave les diffeacuterentes pratiques partageacutees jusqursquoagrave celle du bien politique et

du laquo salut de la communauteacute raquo (cf sect13) srsquoinscrivent dans un espace commun qui reccediloit et

compose les diffeacuterentes preacutetentions agrave lrsquoautoriteacute consideacutereacutees comme leacutegitimes Nous lrsquoavons vu

une deacutelibeacuteration commune qui fait fi dans ses principes drsquoune communauteacute drsquoidentification

afin de tendre agrave une universaliteacute humaine deacutenueacutee de diffeacuterence speacutecifique est condamneacutee agrave

lrsquoabstraction et donc agrave lrsquoatonie voire agrave la domination exteacuterieure Bref la deacutelibeacuteration demande

que les citoyens se reconnaissent dans des institutions sociales et politiques qui fourniront un

appui au conflit drsquoopinions ce qui exige une certaine exclusion ou laquo exclusiviteacute raquo (MacIntyre

2006d 215-6)

La diffeacuterence principale entre MacIntyre et Manent est leur interpreacutetation de lrsquoactiviteacute

politique en lien avec la forme de vie Alors que Manent conccediloit lrsquoopeacuteration civique de la citeacute

comme lrsquoimpulsion donc est heacuteritiegravere la nation (Manent 2010b) MacIntyre voit en quelque sorte

dans la citeacute la forme indeacutepassable de la vie politique soit la forme locale celle qui puisse laquo ecirctre

embrasseacutee facilement drsquoun seul coup drsquoœil raquo (Pol VII 4 1326b24) En effet selon MacIntyre

cette forme est seule en mesure drsquoassurer une communauteacute drsquoidentification qui permette la

deacutelibeacuteration et lrsquoaction commune puisqursquoelle reacuteunit un ensemble de diffeacuterentes institutions et

pratiques au sein drsquoun territoire restreint institutions religieuses acadeacutemiques estheacutetiques et

politiques ne doivent pas ecirctre seacutepareacutees et doivent pouvoir se faire entendre dans lrsquoordre public

qui nrsquoest pas supposeacute ecirctre autre chose que laquo le prolongement raquo de ces conversations particuliegraveres

(MacIntyre 2013b 220)

94

Au contraire lrsquoEacutetat-nation moderne doit son existence agrave la seacuteparation de ces eacuteleacutements

(MacIntyre 2013b 206) et agrave leur confinement dans la sphegravere priveacutee La grandeur laquo deacutemesureacutee raquo

de lrsquoEacutetat-nation est pour MacIntyre un obstacle majeur agrave la deacutelibeacuteration commune et agrave la vie

pratique reacutefleacutechie (1999 131) Agrave ce niveau la pratique se deacuteteacuteriorera neacutecessairement selon lui

en un jeu drsquointeacuterecircts ougrave la force non rationnelle de lrsquoargent et du pouvoir aura un rocircle important

Ainsi on peut dire que MacIntyre conccediloit lrsquoactiviteacute politique de lrsquoEacutetat-nation seulement dans

son aspect laquo technique raquo et utilitaire50 Au contraire de Manent MacIntyre parle donc tregraves peu

de la nation sans lrsquoassocier immeacutediatement agrave lrsquoEacutetat De plus comme nous venons de le voir le

philosophe eacutecossais fonde sa critique de lrsquoEacutetat-nation sur la possibiliteacute de participation et de

deacutelibeacuteration effective de tous les citoyens ou de la plupart drsquoentre eux Il faut maintenant

consideacuterer plus preacuteciseacutement ces deux points lrsquoun agrave la suite de lrsquoautre Nous devons toutefois

avant cela conclure sur les conceptions de la raison commune qui sont avanceacutees par les deux

philosophes

Nous pouvons voir que ce deacutebat reproduit en quelque sorte la tension deacutejagrave identifieacutee entre

lrsquoapproche dialectique et lrsquoapproche rheacutetorique MacIntyre deacutefendant davantage la premiegravere et

Manent la seconde Leurs positions agrave cet eacutegard sont deacutejagrave annonceacutees par leur conception

respective de la loi naturelle En effet nous avons vu que MacIntyre associe ses preacuteceptes

principalement agrave des conditions premiegraveres drsquoune discussion commune Bien sucircr en ce sens il

nrsquoest pas eacuteloigneacute de la conception aristoteacutelicienne du logos rheacutetorique comme clarification des

50 laquo Modern nation-states are governed through a series of compromises between a range of more of less conflicting

economic and social interets [hellip] What determines both bargaining power and such ability is in key part money

money used to provide the resources to sustain political power electoral resources media resources relationships

to corporations And the outcome is that [hellip] the distribution of goods by government in no way reflects a common

mind arrived at through widespread share deliberation governed by norms of rational enquiry raquo (MacIntyre 1999

131)

95

biens partageacutes Or MacIntyre place en quelque sorte cette laquo discussion raquo agrave lrsquoeacutecart des exigences

du kairos politique et lui confegravere un ideacuteal laquo scientifique raquo de recherche de la veacuteriteacute Il semble

concevoir la raison politique comme une entreprise proprement dialectique alors qursquoAristote

pour sa part deacutefinit cette derniegravere soit comme laquo discussion avec la moyenne des gens raquo (Rhet

I 1 1355a) lors de laquo rencontres journaliegraveres raquo (Top I 2 101a30) soit comme moyen de

deacutecouvrir la veacuteriteacute et les principes premiers de chaque science (Top I 2 101a35 sq) Il est

concevable que MacIntyre tente en fait de reacuteunir ces deux aspects au sein drsquoune mecircme pratique

en voulant lui confeacuterer une teneur morale et politique

Toutefois comme nous lrsquoavons vu associer la deacutelibeacuteration politique drsquoabord agrave une

recherche dialectique de la veacuteriteacute ou de la compreacutehension risque drsquoocculter les exigences de

lrsquoaction et du gouvernement effectif Nous avions alors mentionneacute qursquoune telle philosophie de

la discussion civique ne peut qursquoavoir une posture critique Ce nrsquoest donc pas sans raison nous

croyons que Manent souligne cette dimension dans la philosophie de MacIntyre laquo On

comprend comment cet Aristote mutileacute vient servir la posture oppositionnelle dont MacIntyre

ne srsquoest jamais deacuteparti MacIntyre est toujours lsquopourrsquo la communauteacute subpolitique menaceacutee par

lrsquoassociation politique qui monte en puissance et lsquocontrersquo cette derniegravere raquo (Manent 2005 2)

Cette posture serait alors une tentative ajoute Manent de conserver la laquo sana pars raquo de la

pratique humaine dans la communauteacute locale (Manent 2005 3) Il est en effet certain que les

possibiliteacutes de conflits entre toute une gamme de biens sont restreintes lorsqursquoon situe la vie

pratique dans une activiteacute comme la pecircche ou dans une ascegravese comme le monachisme Or la

raison qui assure le gouvernement politique est confronteacutee agrave une tension bien plus grande entre

les opinions de la communauteacute politique par rapport auxquelles elle doit sans cesse trancher un

96

laquo problegraveme insoluble raquo MacIntyre cherche en quelque sorte agrave eacuteviter le commandement propre

agrave la politique un commandement qui produit neacutecessairement une certaine ineacutegaliteacute et une

certaine partialiteacute Il y a en effet une grande diffeacuterence entre lrsquoautoriteacute du maicirctre artisan et celle

du gouvernement Agrave lrsquoinverse si pour Manent la raison doit accepter de perdre en autoriteacute pour

devenir laquo reacuteelle raquo pour produire un reacutegime politique libre il ne semble que MacIntyre soit precirct

agrave faire ce sacrifice

En voulant rapprocher ainsi theacuteorie et pratique51 il est possible que MacIntyre perde de vue

les pleines possibiliteacutes de lrsquoune comme de lrsquoautre Alors qursquoil insiste sur le moment dialectique

de la reacuteflexion sur les principes52 il oublie peut-ecirctre que la dialectique nrsquoest pour Aristote qursquoune

eacutetape vers la sagesse ou la connaissance scientifique Ainsi selon Manent MacIntyre ne

consideacutererait pas suffisamment la possibiliteacute drsquoune science proprement pratique et avant tout

une science politique Comme nous le verrons maintenant cette position lui dissimulerait alors

la nature veacuteritable de lrsquoEacutetat-nation moderne tout en ayant eacutegalement un avantage celui drsquooffrir

une laquo pheacutenomeacutenologie raquo qui clarifie les exigences de lrsquoaction rationnelle (Manent 2005 3)

32 La nation et le gouvernement repreacutesentatif

Notons drsquoembleacutee que MacIntyre ne rejette pas lrsquoexistence mecircme de lrsquoEacutetat-nation qui demeure

neacutecessaire pour assurer certains biens publics tels que la seacutecuriteacute les ressources premiegraveres etc

(MacIntyre 2016b 1999 1313) Or lrsquoEacutetat doit pouvoir limiter la porteacutee de ses propres principes

afin que puissent srsquoeacutepanouir les communauteacutes intermeacutediaires qui incarnent diffeacuterentes pratiques

51 Sur le rapport entre theacuteorie et pratique chez MacIntyre et sur les probleacutematiques qursquoengendrent sa position on

consultera Beiner (2014 183-8) 52 laquo La nature de lrsquoarchē est bien entendu eacutetablie par les investigations theacuteoriques de la dialectique ndash y compris

lrsquoepagōgē issue de lrsquoexpeacuterience du jugement phroneacutetique ndash et non par la deacutelibeacuteration raquo (MacIntyre 1993 146)

97

garantes du deacuteveloppement de la rationaliteacute et des vertus De lrsquoautre cocircteacute ce sera aux groupes

intermeacutediaires de soupeser les coucircts et les beacuteneacutefices dans leur relation avec laquo ces compagnies

drsquoutiliteacute geacuteantes raquo (MacIntyre 1999 132) que sont les Eacutetats-nations En fait la forme de lrsquoEacutetat-

nation ne peut selon MacIntyre que deacuteployer une raison instrumentale puisqursquoil nrsquoa pas lui-

mecircme de discours eacutethique substantiel ou plutocirct la moderniteacute lui refuse tout type de discours sur

le bien (MacIntyre 1993 363-4)

Ce jugement est eacutegalement partageacute par Manent LrsquoEacutetat moderne nrsquoa pas lui-mecircme de parole

car son eacutedification a servi agrave eacutetouffer les paroles autoritaires du roi et de lrsquoEacuteglise (Manent 2010b

15) Il a revendiqueacute le monopole du commandement indeacutependant de toute opinion et reacutegissant

toutes opinions qursquoil confine maintenant agrave la socieacuteteacute civile En ne revendiquant aucun laquo bien

ultime raquo lrsquoEacutetat promeut le bien qui est le plus directement accessible agrave la perception et agrave la

jouissance de tous ndash et donc qui a le moins besoin de laquo parole raquo ndash soit la stabiliteacute et la seacutecuriteacute

Mais comme la vie humaine ne peut pas ecirctre sans parole sans raisons lrsquoEacutetat devra se reacutefeacuterer

constamment agrave la parole de la socieacuteteacute en assumant un rocircle repreacutesentatif (Manent 2014b 557

2010b 32) Selon Manent le problegraveme de la laquo neutraliteacute de lrsquoEacutetat raquo qui seacutepare radicalement les

paroles et les actions est reacutesolu par le dispositif du gouvernement repreacutesentatif veacuteritable

innovation politique de la moderniteacute Or ce qui permet la repreacutesentation est lrsquoexistence drsquoun

peuple agrave repreacutesenter posseacutedant deacutejagrave un langage commun pour avoir une parole commune soit

la forme politique de la nation (Manent 2010b 16-17) La forme nationale preacutecegravede le reacutegime

repreacutesentatif et celui-ci permet agrave la nation drsquoatteindre sa maturiteacute

Le gouvernement repreacutesentatif a bien sucircr un deacutesavantage majeur selon Manent celui

laquo drsquoobscurcir le lieu de lrsquoaction raquo (Manent 2014b 557) Dans un reacutegime repreacutesentatif il y a en

98

effet une certaine incertitude concernant lrsquoidentiteacute de ceux qui deacutelibegraverent et qui agissent

effectivement notamment entre les repreacutesentants et les repreacutesenteacutes La reacuteponse agrave cette question

doit faire avec le laquo double jeu raquo inheacuterent au reacutegime repreacutesentatif lrsquoidentification positive avec

le pouvoir repreacutesentatif ndash qui se divise souvent entre la majoriteacute et lrsquoopposition ndash est

neacutecessairement accompagneacutee drsquoune certaine alieacutenation dans la capaciteacute drsquoaction effective

(Manent 2001 32) Le peuple est censeacute agir agrave travers ses repreacutesentants mais il se sent souvent

mal repreacutesenteacute Plus encore alors que lrsquoEacutetat srsquoarroge le pouvoir politique en confiant les paroles

autoritaires (car substantielles) dans la socieacuteteacute le citoyen lui-mecircme perd de sa capaciteacute drsquoaction

crsquoest-agrave-dire dans celle de faire valoir de nouveaux commencements en liant la parole agrave lrsquoaction

Cette critique a eacuteteacute notoirement avanceacutee par Marx auteur qui inspire une partie de la philosophie

de MacIntyre53

Ce problegraveme serait particuliegraverement preacutegnant au sein des deacutemocraties contemporaines

Nous avons vu que la repreacutesentation srsquoessoufflait au profit des revendications particuliegraveres et

drsquoune demande de participation accrue aux deacutecisions politiques parfois inspireacutee de la

laquo deacutemocratie directe raquo Face agrave cette situation la reacuteponse de Manent sera que le remegravede aux

deacutefauts du gouvernement repreacutesentatif est encore plus de gouvernement repreacutesentatif En effet

selon lui le gouvernement repreacutesentatif est le dispositif qui permet lrsquounion la plus intime et la

plus efficace entre laquo la civilisation et de la liberteacute raquo (2006 46) En tant que son existence et sa

leacutegitimiteacute sont tributaires de la forme nationale le gouvernement repreacutesentatif y inscrit son

action et donne un dynamisme aux diffeacuterentes institutions sociales En ce sens il est aux

53 Cf notamment Alasdair MacIntyre 1968 Marxism and Christianity London Duckworth Pour une biographie

intellectuelle de MacIntyre cf Eacutemile Perreau-Saussine 2005 Alasdair MacIntyre une biographie intellectuelle

Paris Presses Universitaires de France

99

antipodes de la laquo gouvernance raquo qui laquo se ramegravene agrave lrsquoexercice du commandement par un appareil

entiegraverement deacutetacheacute de lrsquoordre politique crsquoest-agrave-dire de tout reacutegime comme de toute forme

politique raquo ainsi que laquo de la question de la veacuteriteacute sur lrsquoordre humain raquo (Manent 2015b 132)

Drsquoun autre cocircteacute la politique repreacutesentative peut favoriser la correction de certains des deacutefauts

ou injustices de la culture nationale par sa capaciteacute de leacutegifeacuterer et de deacutecreacuteter de produire un

commandement effectif Ainsi cette double possibiliteacute permet selon Manent lrsquoadeacutequation entre

une tradition culturelle et la liberteacute des individus

Pour ce faire lrsquoEacutetat-nation demande lrsquoalleacutegeance de tous ces citoyens En effet le

gouvernement repreacutesentatif ne repreacutesente pas tel ou tel groupe particulier mais la nation dans

son ensemble crsquoest-agrave-dire des individus deacutetenteurs de la citoyenneteacute Lrsquoopeacuteration nationale

srsquooppose alors au communalisme qui selon Vincent Descombes (2013b 211) laquo entend fonder

lrsquouniteacute politique du groupe sur la lsquoreligion de groupersquo plutocirct que sur lrsquoadheacutesion libre des citoyens

agrave leurs institutions politiques raquo Un des vecteurs de lrsquoapparition de lrsquoEacutetat moderne fut

effectivement le principe de laiumlciteacute qui exclut la pratique religieuse des institutions politiques

afin de confeacuterer une certaine liberteacute de conscience aux individus On peut alors affirmer encore

avec Descombes (2013b 212) qursquoune socieacuteteacute laquo ne peut pas se deacutefinir comme nation tant qursquoelle

nrsquoa pas accepteacute de se conformer agrave lrsquoexigence individualiste de la liberteacute de conscience ce qui

implique que la religion doit cesser drsquoy apparaicirctre comme une pratique du groupe pour y devenir

une pratique personnelle raquo La laiumlciteacute permet le gouvernement de soi et le gouvernement de soi

implique un certain individualisme

Cet individualisme reacutepugne agrave MacIntyre qui y associe un certain arbitraire au sein de la

rationaliteacute pratique drsquoun agent qui devra maintenant se deacuteterminer lui-mecircme Ici lrsquoexemple de

100

la religion est particuliegraverement pertinent Pour MacIntyre la religion en tant que pratique

veacutehiculant des normes communes et des visions substantielles de lrsquoexcellence nrsquoest pas

seacuteparable de la rationaliteacute pratique Toutefois selon Manent ce principe de seacuteparation propre agrave

lrsquoEacutetat-nation nrsquoimplique pas la dissolution des coutumes et des normes faisant autoriteacute au sein

de la socieacuteteacute (Manent 2015b) Au contraire le gouvernement repreacutesentatif est pour Manent la

faccedilon dont une socieacuteteacute culturellement et historiquement situeacutee peut avoir prise sur elle-mecircme

La sphegravere publique libeacuterale donc laiumlque permet la repreacutesentation du conflit tout en jugeant

celui-ci agrave partir de quelque chose de commun soit des mœurs des pratiques une histoire une

religion etc eacuteleacutements qui perdurent au sein de la socieacuteteacute Et mecircme lrsquoexistence du

gouvernement repreacutesentatif est la condition de lrsquoeacutepanouissement des groupes particuliers et de

leur liberteacute puisque le commandement politique puisant sa leacutegitime drsquoune communauteacute

drsquoidentification nrsquoest pas ainsi eacutetranger aux citoyens Tel ne serait pas le cas par exemple au

sein de lrsquoempire ougrave bien que les communauteacutes particuliegraveres puissent parfois ecirctre preacuteserveacutees nul

ne pourrait nier qursquoelles disposent de moins de liberteacute pour deacutelibeacuterer sur leur bien Au contraire

de ce qursquoaffirme MacIntyre mourir pour la nation nrsquoeacutequivaudrait pas alors agrave laquo mourir pour la

compagnie de teacuteleacutephone raquo (1994 303) comme pourrait lrsquoattester diverses formes de patriotisme

et de nationalisme au cours du siegravecle dernier

Ainsi au sein du reacutegime du gouvernement repreacutesentatif les citoyens laquo choisissent leurs

repreacutesentants pour ecirctre bien repreacutesenteacutes cela est certain mais aussi et drsquoabord afin drsquoecirctre bien

gouverneacutes raquo (Manent 2017b) Et ce bon gouvernement nrsquoest pas en soi tributaire drsquoune

Notre traduction Le passage complet se lit ainsi laquo Nevertheless even in a representative republic the basis of

political life does not lie in the mechanism of representation Not only would it be hard to believe in the sincerity

of a politician who would say ldquomy policy is to represent yourdquo in fact this would be a sufficient reason not to choose

101

conception partageacutee du monde Plutocirct un bon reacutegime politique permet de recevoir le conflit des

liberteacutes agrave lrsquoaide drsquoune juste tension entre les possibiliteacutes ouvertes par ces liberteacutes et une certaine

preacutetention agrave la veacuteriteacute sur le tout La vertu politique neacutecessite alors des compromis que les

pratiques particuliegraveres nrsquoont pas agrave faire En visant agrave conserver cette laquo pureteacute raquo de la pratique

MacIntyre occulte le veacuteritable exercice de la prudence politique Si MacIntyre ne croit pas que

le raisonnement pratique aristoteacutelicien puisse se deacuteployer dans lrsquoEacutetat moderne (MacIntyre 2016a

176) crsquoest qursquoil oublie que la prudence est eacutegalement leacutegislatrice un raisonnement pratique nrsquoa

pas neacutecessairement agrave se conclure en une action pour celui qui le conduit car crsquoest le choix

deacutelibeacutereacute qui confegravere agrave lrsquoaction son principe Ainsi la leacutegislation eacutetatique peut constituer en un

raisonnement pratique aristoteacutelicien dont la conclusion constituera le principe des juges et des

administrateurs ainsi que des citoyens (cf sect13)

En somme selon Manent MacIntyre serait trop peu sensible aux ressources eacutethiques du

gouvernement repreacutesentatif malgreacute leur apparente diminution ainsi qursquoagrave lrsquoimportance qursquoy

joue la laquo raison commandante raquo pour assurer la liberteacute des individus face agrave la domination

eacutetrangegravere que celle-ci soit directement politique ou commerciale (cf sect213) Ce dernier ne

reconnaicirctrait pas assez la deacutependance des institutions sociales envers le pouvoir politique une

relation qui pour Aristote srsquoanalyse au niveau du reacutegime politique dans la faccedilon qursquoont les

citoyens de se gouverner politiquement MacIntyre ne srsquointeacuteresse somme toute que tregraves peu agrave la

question du reacutegime et par lagrave occulte certaines possibiliteacutes ouvertes agrave la raison pratique pour se

such a person as a representative The French like the citizens of other republics choose their representatives in

order to be well-represented to be sure but also and first of all in order to be well-governed raquo

102

deacuteployer dans la moderniteacute par la meacutediation de la deacutemocratie repreacutesentative et de la forme

nationale qui lrsquoinstitue

Les arguments de Manent sur la leacutegitimiteacute et la neacutecessiteacute du gouvernement repreacutesentatif

national nous semblent ici deacutecisifs En tant que communauteacute drsquoidentification ce dispositif

politique possegravede les ressources pour offrir des principes propices agrave une deacutelibeacuteration reacutefleacutechie

chez les citoyens Bien sucircr lrsquouniteacute politique de la parole et de lrsquoaction du gouvernement

repreacutesentatif et de la socieacuteteacute demande un effort consideacuterable et constant de dialogue et de mise

en commun des motifs pratiques En face des mutations politiques actuelles des deacutemocraties

occidentales il srsquoagit alors de savoir laquo si la nation preacutecairement balanceacutee entre perseacuteveacuterer dans

lrsquoecirctre et se laisser disloquer par la force des flux peut ecirctre encore le cadre et lrsquoagent drsquoune

deacutelibeacuteration et drsquoune action qui ouvrent un avenir deacutesirable et signifiant pour tous ces citoyens raquo

(Manent 2015b 127-8) Pour ce faire la nation doit trouver une faccedilon drsquoactualiser ses ressources

eacutethiques et politiques La solution reacuteside autant pour Manent que MacIntyre dans le

rapprochement entre lrsquohomme et le citoyen crsquoest-agrave-dire dans une certaine participation des

citoyens aux affaires publiques Conformeacutement agrave ses inspirations marxistes MacIntyre conccediloit

lrsquoideacuteal de la praxis dans lrsquoabolition de la distance entre les deux alors que Manent plus libeacuteral

veut conserver une distinction suivant en cela la philosophie pratique aristoteacutelicienne les vertus

du citoyen deacutependent du type de reacutegime politique alors que la vertu drsquoun homme de bien est la

mecircme partout (Pol III 4) Nous verrons maintenant quelles possibiliteacutes peuvent ecirctre accessibles

au gouvernement repreacutesentatif afin de proceacuteder agrave un tel rapprochement agrave une actualisation des

vertus citoyennes et donc des biens qui y sont associeacutes

103

33 Participation politique et deacutemocratie

Nous avons vu qursquoAristote consideacuterait la participation deacutemocratique aux affaires publiques

comme bonne et mecircme neacutecessaire agrave stabiliteacute de lrsquoEacutetat (Pol III 11 1281b25 sq) Le laquo grand

nombre raquo en tant que somme de compeacutetences particuliegraveres possegravede selon Aristote des capaciteacutes

de juger adeacutequates Seulement tous ne peuvent gouverner en mecircme temps Ainsi la vertu de la

plupart des citoyens lorsqursquoils seront gouverneacutes sera davantage lrsquolaquo opinion vraie raquo que la

prudence (Pol III 4 1277b25-30) autrement dit le bon jugement sur les propositions des

orateurs et des magistrats plus que la capaciteacute directe de traiter des probleacutematiques drsquoaffaires

publiques qui demandent parfois de lrsquoexpertise Un tel exercice preacuteparera les citoyens agrave exercer

agrave leur tour le gouvernement et la vertu de prudence (Pol VII 14) crsquoest le principe de

lrsquoalternance des gouvernants et des gouverneacutes (cf sect13)

On peut donc identifier un lien entre la participation politique lrsquoattachement agrave lrsquoEacutetat (ou agrave

la communauteacute) et lrsquoacceptation preacutealable du commandement ou de lrsquoautoriteacute leacutegitimes Nous

avons retrouveacute ces trois pocircles dans les approches drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent

Tous deux visent alors agrave actualiser ce rapport mais de faccedilon diffeacuterente Selon Manent cette

actualisation doit se faire comme nous venons de le voir au niveau de lrsquoEacutetat-nation Cela

passera neacutecessairement par des actions politiques renvoyant agrave un horizon signifiant pour une

communauteacute Il srsquoagit drsquoabord pour Manent de laquo ranimer la repreacutesentation la conscience et la

volonteacute drsquoune vie commune le sentiment qursquoil est deacutesirable de participer agrave une forme de vie raquo

(Manent 2015b 121) Le gouvernement repreacutesentatif doit alors retrouver le sens du

commandement crsquoest-agrave-dire deacutecider de prendre des moyens concrets pour assurer lrsquouniteacute de la

nation au-delagrave des groupes particuliers mais sans en faire fi (Manent 2015b 135-136) Cela

104

nrsquoexclut pas le deacutebat mais drsquoun type ougrave le gouvernement doit laquo prendre position raquo et laquo guider

lrsquoaction publique drsquoune maniegravere qui tiennent compte des conditions preacutesentes raquo (Manent 2015b

139) crsquoest-agrave-dire des circonstances particuliegraveres et de lrsquoensemble des motifs humains derriegravere

les deacutesaccords

Bien que cela demande de la confiance et de la deacutefeacuterence de la part des citoyens un

gouvernement qui assume ainsi son caractegravere repreacutesentatif et national contribuera agrave susciter de

tels sentiments Pour ce faire il faut selon Manent que la deacutelibeacuteration politique soit laquo nourrie raquo

par des laquo propositions sur lrsquohistoire passeacutee raquo qui laquo motivent et encourant la deacutecision politique

prudente sans que celle-ci soit deacuteductible de celle-lagrave raquo (Manent 2015b 87) Bref il srsquoagit de

retrouver une narration commune propre agrave la laquo rationaliteacute des traditions raquo

Conformeacutement au scheacutema de la rationaliteacute des traditions si une telle narration srsquoeacutepuise elle

doit retrouver sens au sein des pratiques particuliegraveres ougrave les participants peuvent faire des choix

reacutefleacutechis conformes aux standards de la pratique Il faut alors reacuteduire le champ de la pratique

laquo Srsquoil doit y avoir une pratique qui implique la participation agrave une deacutelibeacuteration partageacutee et si

cette deacutelibeacuteration doit ecirctre effective dans la prise de deacutecision alors les communauteacutes de pratique

devront se constituer agrave une eacutechelle reacuteduite [hellip] (MacIntyre 2006b 39) Toutefois comme nous

lrsquoavons vu les principes de la raison pratique afin drsquoassurer agrave la fois la liberteacute et la rationaliteacute

doivent partir du reacutegime politique ce qui inclut une certaine mise agrave lrsquoeacutecart des communauteacutes

particuliegraveres de la sphegravere du commandement politique Une telle participation bien qursquoagrave eacutechelle

reacuteduite se doit donc drsquoecirctre en lien avec lrsquoactiviteacute politique eacutetatique Crsquoest en ce sens que la

Notre traduction laquo If there is to be practice that involves widely shared participation in deliberation and if that

deliberation is to be effective in decision-making then communities of practice will have to be small-scale local

communities [hellip] raquo

105

solution au problegraveme de la deacutelibeacuteration dans les deacutemocraties contemporaines ne peut ecirctre le

communalisme MacIntyre a toutefois raison drsquoaffirmer que laquo la dimension politique de la vie

humaine reccediloit son expression dans des formes institutionnaliseacutees de deacutelibeacuteration par lesquelles

les agents humains ont la capaciteacute de se diriger eux-mecircmes et drsquoeacuteduquer les autres agrave se diriger

ainsi vers lrsquoaccomplissement des biens et du Bien raquo (MacIntyre 2013b 206) Ainsi la raison

deacutelibeacuterative doit se deacuteployer au sein drsquoinstitutions qui confegraverent une certaine fonction politique

ici celle du citoyen qui concerne le bien commun soit lrsquoexistence mecircme de la communauteacute et

de son mouvement vers la bonne activiteacute ou le laquo bien-vivre raquo

Il apparaicirct alors qursquoune solution au problegraveme de la deacutelibeacuteration rationnelle dans les

deacutemocraties contemporaines reacuteside dans un renforcement de la forme nationale et du

gouvernement repreacutesentatif tel que lrsquoa preacuteconiseacute Manent mais en y adjoignant la possibiliteacute

drsquoune participation effective des citoyens au sein des institutions politiques comme le promeut

MacIntyre et ce par lrsquointermeacutediaire drsquoune fonction politique La deacutelibeacuteration doit retrouver son

rocircle drsquoarkhē agrave la fois au sens de cause et au sens de charge politique Degraves lors il serait possible

peut-ecirctre paradoxalement agrave premiegravere vue de mener agrave bien la solution reacutepublicaine de Manent agrave

lrsquoaide drsquoun dispositif deacutemocratique en impliquant les citoyens dans les charges publiques Cette

mesure permettrait notamment lrsquoactualisation de la deacutemocratie comme reacutegime de gouvernement

plutocirct que cadre drsquoexpression des particulariteacutes Pour ce faire il faut ici agrave nouveau invoquer la

distinction faite par Aristote entre gouvernants et gouverneacutes qui en implique eacutegalement une

autre entre une fonction politique deacutetermineacutee et une fonction politique indeacutetermineacutee (cf sect13)

Notre traduction laquo The political dimension of human life receives its expression in those institutionalized forms

of deliberation through which human agents are able to direct themselves and to educate others as to how to direct

themselves towards the achievement of those goods and that good raquo

106

Nous avons vu que la distinction entre gouvernants et gouverneacutes ainsi que la rotation entre

les deux preacutevue dans un reacutegime deacutemocratique permettait agrave la communauteacute drsquoassurer un

mouvement interne qui puisse contribuer agrave sa bonne activiteacute crsquoest-agrave-dire agrave la vertu de ses

citoyens La premiegravere des vertus drsquoun reacutegime politique est en quelque sorte la modeacuteration vu la

pluraliteacute des biens leacutegitimes pouvant faire objet de revendications La distinction entre

gouvernants et gouverneacutes permet alors de modeacuterer les revendications des uns et des autres et

surtout des gouvernants jugeacutes par les gouverneacutes tout en assurant qursquoil y ait possibiliteacute drsquoun

commandement effectif pouvant permettre lrsquoactiviteacute reacutefleacutechie Cet eacutequilibre suppose toutefois

que le rapport entre gouvernants et gouverneacutes nrsquoen soit pas un de domination mais de persuasion

Cela est favoriseacute lorsque les gouverneacutes de par leur statut de citoyen participent agrave une fonction

politique qursquoAristote qualifie drsquo laquo indeacutetermineacutee raquo puisqursquoelle ne correspond pas agrave une

magistrature preacutecise Il srsquoagit toutefois bien drsquoune fonction qui srsquoexerce au sein drsquoinstitutions

speacutecifiques telles que les jurys les comiteacutes de redressement des comptes ou lrsquoAssembleacutee des

citoyens

Comme lrsquoa souligneacute Garsten (2011 174-7) ces institutions donnent des fins particuliegraveres

des engagements et des standards aux citoyens qui y exercent une fonction Cette activiteacute de

gouvernement est ce qui permet laquo drsquoaligner les fins externes et internes raquo (Garsten 2011 175)

car elle ne peut se deacutetacher du choix effectif des moyens En effet comme le souligne Manent

laquo lrsquoordre politique est lrsquoordre de la vie humaine qui peut [hellip] le moins eacutechapper agrave lrsquoobligation

de chercher les moyens Celui qui gouverne est par excellence celui qui deacutelibegravere sur les

moyens raquo (Manent 2014b 554) Selon Garsten (2011 175-6) diffeacuterentes fonctions politiques

permettent eacutegalement de fournir des critegraveres de jugement plus preacutecis aux citoyens agrave travers

107

diffeacuterents types de buts et donc de rheacutetoriques Cela permet drsquoeacuteviter notamment que les citoyens

jugent agrave partir drsquointeacuterecircts et de preacutefeacuterences individuelles54 un standard qui est par exemple

particuliegraverement mobiliseacute au sein des campagnes eacutelectorales actuelles et qui est propre agrave la

rheacutetorique publicitaire entiegraverement axeacutee sur les fins externes (Garsten 2011 176)

En fait ces propositions visent avant tout agrave confeacuterer de lrsquoactiviteacute au dispositif actuel de la

deacutemocratie repreacutesentative que Bernard Manin a notamment qualifieacute de laquo deacutemocratie du

public raquo et qui serait deacutefinie par une dimension passive et reacuteactive de lrsquoexpression politique chez

les citoyens (Manin 2012 284) En engageant les citoyens dans le gouvernement politique cette

activiteacute pourrait alors motiver les deacutemocraties contemporaines agrave laquo entretenir la recherche de leur

juste critegravere raquo plutocirct qursquoagrave promouvoir des normes abstraites qui risquent de susciter le deacutesinteacuterecirct

Ainsi au contraire du proceacuteduralisme eacutepisteacutemique le but est de rendre les citoyens plus

inteacuteresseacutes crsquoest-agrave-dire soucieux des conseacutequences des revendications particuliegraveres sur le bien-

ecirctre de la communauteacute dans son ensemble55

Crsquoest eacutegalement de cette faccedilon que les citoyens peuvent deacutevelopper un certain laquo caractegravere

deacutelibeacuteratif raquo Le kairos propre agrave la politique demande un exercice de calcul et de prudence ainsi

qursquoune responsabilisation face aux conseacutequences qui en deacutecoulent En effet nous avons vu que

54 De mecircme sur le rapport entre la fonction politique et le jugement objectif et responsable Boumlckenfoumlrde (2000

305) eacutecrit laquo Si lrsquoon conccediloit la position des organes indeacutependants de direction formellement repreacutesentatifs comme

eacutetant celle drsquoune fonction (Amt) on deacutecouvre alors la base sur laquelle la liberteacute agrave lrsquoeacutegard des obligations

particuliegraveres et des instructions de base [hellip] ne retombe pas dans la sphegravere du bon plaisir de la volonteacute laquo nue raquo du

titulaire individuel de lrsquoautoriteacute Au concept de fonction appartient lrsquoideacutee du service pour autrui lrsquoorientation sur

des missions et des responsabiliteacutes qui se distinguent des inteacuterecircts propres [hellip] raquo 55 Sur ce point Crystal Cordell Paris (2016 105) rapprochant la conception politique de Madison agrave celle drsquoAristote

eacutecrit laquo In contrast to Rawlsian and Habermasian deliberation Madisonian deliberation adopts the criteria of

political capacity and judgment (ldquowisdomrdquo) rather than procedural objectivity a simultaneously affective and

rational attachment to the particular political regime rather than a purely rational commitment to the universal

principle of autonomy raquo

108

la deacutelibeacuteration rend le choix plus volontaire ce qui implique une exposition aux blacircmes et aux

louanges Le blacircme potentiel ou actuel peut mener au sentiment de honte qui est laquo la semi-vertu

de celui qui apprend raquo et qui peut donc susciter la deacutefeacuterence (Nieuwenburg 2004 456) crsquoest-agrave-

dire une motivation agrave juger et agir minutieusement en vue du bien commun

De plus la participation politique telle que deacutecrite permettrait de laquo clarifier raquo le lieu de

lrsquoaction en preacutecisant et confirmant lrsquoaspect deacutemocratique des socieacuteteacutes libeacuterales actuelles Alors

que la souveraineteacute du laquo peuple raquo de par son abstraction aurait contribueacute au deacuteveloppement de

la laquo souveraineteacute illimiteacutee de lrsquoindividu particulier raquo (cf p 66) un dispositif politique plus

participatif pourrait reacutetablir la souveraineteacute dans un juste milieu plus identifiable Aristote eacutecrit

par exemple

Peut-ecirctre en effet est-il correct aussi de proceacuteder comme le font les deacutemocraties car ce nrsquoest

pas le juge ni le membre du Conseil ou de lrsquoAssembleacutee pris individuellement qui deacutetient

lrsquoautoriteacute mais bien le Tribunal tout entier le Conseil et le Peuple [ie lrsquoAssembleacutee du peuple]

dont chacun de ceux que nous avons nommeacutes nrsquoest qursquoune fraction (et jrsquoentends par fraction celui

qui fait partie du Conseil ou de lrsquoAssembleacutee ou du Tribunal) raquo (Pol III 11 1282a28 sq)

Ici la souveraineteacute reacuteside non pas dans lrsquoindividu deacutetenteurs de droits ou alors dans le peuple

comme ensemble non deacutetermineacute mais dans les citoyens rassembleacutes selon diffeacuterentes fonctions

politiques Ce nrsquoest pas sans raison qursquoAristote apregraves cette analyse peut affirmer que la

souveraineteacute doit reacutesider dans les lois (Pol III 11 1282b1-2) car ce sont les lois qui deacuteterminent

ceux qui exercent les charges Cette conception de la souveraineteacute pourrait alors favoriser la

deacutelibeacuteration agrave partir de la loi et donc en vue du bien commun

109

Notons que ces consideacuterations institutionnelles srsquoapparentent agrave certaines thegraveses avanceacutees

par le courant laquo non eacutepisteacutemique raquo de la deacutemocratie deacutelibeacuterative qui vise notamment un juste

milieu entre une proceacutedure universelle appuyeacutee par des normes de communication et une

deacutelibeacuteration deacutemocratique ponctuellement mise en oeuvre au sein de laquo mini-publics raquo Cette

conception est par exemple porteacutee par lrsquoideacutee de laquo systegraveme deacutelibeacuteratif raquo qui renvoie agrave une

laquo division fonctionnelle du travail raquo de la deacutelibeacuteration tout en insistant sur le caractegravere inteacutegreacute

des instances deacutelibeacuteratives au sein drsquoun Eacutetat (Parkinson et Mansbridge 2012 1-7 Warren 2007)

Un tel laquo design institutionnel raquo doit toutefois ecirctre consideacutereacute comme un moyen plus qursquoune

fin puisque la rectitude du jugement politique deacutepend avant tout des connaissances et des vertus

de ceux qui lrsquoexercent Il y a donc bien sucircr une dimension eacutepisteacutemique qursquoil faille prendre en

compte Comme nous lrsquoavons vu cette dimension ne se reacuteduit pas agrave lrsquoexpertise bureaucratique

bien que celle-ci puisse ecirctre neacutecessaire Ce sera alors la tacircche des philosophes et des savants de

permettre aux personnes ordinaires drsquoarticuler les preacutesuppositions impliqueacutees dans leurs actions

meacuteconnues jusqursquoalors pour que ces personnes deviennent capables de critiquer ces

preacutesuppositions et de srsquoengager dans une deacutelibeacuteration critique et autocritique avec les autres au

sein de leurs foyer lieu de travail eacutecole clinique et communauteacute politique locale raquo (MacIntyre

2013b 207)

Ici la deacutelibeacuteration politique retrouve le problegraveme de lrsquoeacuteducation souvent laisseacute de cocircteacute par les

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative (Salkever 2002) La philosophie pratique

aristoteacutelicienne en tant qursquoelle preacutesente une deacutemarche de remise en question des opinions

Notre traduction laquo For one task of the philosopher is to enable plain persons to articulate the hitherto

unrecognized presuppositions of their actions so that they become able to criticize those presuppositions and to

engage in critical and self critical deliberation with others in their household workplace school clinic local

political society raquo

110

reacuteputables preacutesentes au sein de tout reacutegime politique peut dans cette perspective ecirctre utile (cf

sect22) Cette remise en question est possible agrave partir de certains critegraveres comme lrsquoexplication

teacuteleacuteologique de la nature ou les dispositions de caractegravere qui sont plus laquo fonctionnels raquo que

cateacutegoriques et qui demandent donc un exercice de discernement56 Les œuvres drsquoAlasdair

MacIntyre et de Pierre Manent pour leur part nous montrent comment ces critegraveres peuvent

fournir une compreacutehension profonde de la vie sociale et politique contemporaine

56 laquo From an Aristotelian perspective modernity appears not as an error but as a successful cultural movement that

has unnecessarily excluded certains possibilites which are in fact compatible with its central commitments

commitments shared by Plato and Aristotle The shared commitments are persistent causal inquiry in science and

freedom from repressive control in morals and politics the unnecessarily excluded possibilities are teleological

explanation in science and agent morality in practical matters raquo (Salkever 1990 159) Sur la question de lrsquoeacuteducation

agrave laquo lrsquoeacutethique des questions naturelles raquo voir notamment Salkever (2000 1990) et MacIntyre (1999)

111

Conclusion

En conclusion la theacuteorisation de la deacutelibeacuteration politique nrsquoest pas indeacutependante drsquoun ensemble

de facteurs propres agrave toute activiteacute politique Dans le but drsquoanalyser ce qui serait une conception

exhaustive de la deacutelibeacuteration politique dans une perspective aristoteacutelicienne nous avons eacuteteacute

conduits agrave mener une reacuteflexion sur quatre thegravemes particuliers

Drsquoabord il a eacuteteacute question de la nature de la rationaliteacute pratique Nous avons alors insisteacute sur

sur son aspect pratique crsquoest-agrave-dire sur une deacutelibeacuteration qui motive un choix et une action

particuliegravere ici et maintenant Sans un tel lien causal direct entre les principes de la pratique et

lrsquoaction elle-mecircme nous avons vu que cette derniegravere eacutetait laisseacutee agrave un certain arbitraire puisqursquoil

srsquoagirait alors drsquoappliquer un principe mais sans possibiliteacute drsquoun autre exercice rationnel pour

faire cette application Cet obstacle est notamment la conseacutequence de principes abstraits voulus

indeacutependants de tout contexte social particulier auxquels nous avons associeacute lrsquoexemple des

droits individuels Face agrave cette rationaliteacute qui voudrait trouver des principes universels et

laquo cateacutegoriques raquo nous avons deacutecrit la deacutelibeacuteration comme un exercice dianoeacutetique soit une

recherche qui calcule compare et soupegravese les diffeacuterentes possibiliteacutes pour une fin souhaiteacutee en

fonction drsquoun contexte

Cela nous a ensuite conduits agrave reacutefleacutechir sur la nature de lrsquoautoriteacute des principes orientant la

deacutelibeacuteration notamment ceux qui srsquoincarnent dans la loi et les institutions sociales drsquoune

communauteacute politique crsquoest-agrave-dire dans son reacutegime politique Nous avons consideacutereacute la

dimension naturelle de la communauteacute politique en tant que mise en commun de certaines fins

et de certains moyens qui sont inteacutegreacutes par une action constante de la communauteacute sur elle-

mecircme La discussion collective sur ces dimensions du bien est plus en mesure de fournir un

112

arriegravere-plan commun pour repreacutesenter le deacutesaccord au sein de la citeacute puisque celles-ci sont

constitutives de la communauteacute mecircme Cette dimension de la vie politique nrsquoest toutefois

perceptible que si lrsquoon considegravere la finaliteacute des institutions communes soit les biens qui les sous-

tendent Cette finaliteacute est alors ce qui permet aux citoyens de srsquoidentifier au tout de la

communauteacute politique et drsquoagir en commun par le partage de certains principes au sein drsquoune

causaliteacute teacuteleacuteologique et non pas meacutecanique cette derniegravere srsquoapparentant davantage agrave la

domination et non au gouvernement de soi par soi Il y a causaliteacute teacuteleacuteologique lorsque la

deacutelibeacuteration est conduite selon une certaine fonction qui renvoie agrave quelque chose agrave faire agrave une

fin plus ou moins deacutefinie Nous avons alors consideacutereacute lrsquoexercice mecircme de la citoyenneteacute comme

la possibiliteacute drsquoune telle fonction

Une reacuteflexion sur la deacutelibeacuteration politique renvoie en effet neacutecessairement agrave une reacuteflexion

sur la citoyenneteacute Nous avons vu que selon Aristote la citoyenneteacute trouve sa deacutefinition mecircme

dans lrsquoactiviteacute de deacutelibeacuterer Cette fonction peut alors ecirctre deacutefinie crsquoest-agrave-dire srsquoinscrire dans une

charge politique exeacutecutante ou alors indeacutefinie ce qui implique une participation politique moins

deacuteterminante mais tout de mecircme primordiale puisqursquoelle consiste dans lrsquoactiviteacute de juger les

propositions des gouvernants Nous avons alors fait remarquer que cette structure avait un

parallegravele fort avec la deacutemocratie repreacutesentative contemporaine ougrave un laquo public raquo juge les

gouvernants de faccedilon formelle (les eacutelections) et informelle (lrsquoopinion publique) Or ce jugement

apparaicirct aujourdrsquohui accompagneacute drsquoune certaine passiviteacute car exteacuterieur agrave lrsquoactiviteacute politique

proprement dite Nous avons alors voulu nous inspirer du point de vue aristoteacutelicien afin de

proposer un moyen de rendre la deacutelibeacuteration publique plus active et donc plus deacutelibeacuterative car

plus conforme agrave la raison pratique qui consiste dans un mouvement des principes agrave lrsquoaction Ce

113

moyen consiste agrave favoriser la participation des citoyens au sein drsquoinstitutions deacutelibeacuteratives lieacutees

agrave la vie politique nationale En effet crsquoest principalement agrave ce niveau que nous sont apparues

non seulement la possibiliteacute drsquoune identification agrave des normes communes et drsquoune confiance

envers les gouvernants mais eacutegalement celle du commandement politique inheacuterent agrave toute

deacutelibeacuteration La prise en compte de ces deux aspects permet alors le gouvernement de soi par

soi propre agrave la deacutemocratie comme reacutegime politique

Le quatriegraveme thegraveme geacuteneacuteral que nous avons abordeacute regroupe en quelque sorte tous les

autres crsquoest la dimension rheacutetorique du discours public Nous avons vu que la rheacutetorique nrsquoest

pas seulement un art instrumental visant la persuasion mais surtout une faccedilon drsquoorienter en

commun les motifs drsquoaction au sein de la communauteacute politique En ce sens le discours

rheacutetorique prend en consideacuteration la speacutecificiteacute du domaine politique ougrave diffeacuterentes

revendications sur le bien sont en concurrence mais ougrave le deacutebat est sans cesse trancheacute de faccedilon

temporaire par la disposition du reacutegime politique par ses lois et ses deacutecrets Nous avons tenteacute

de montrer pourquoi la politique ne pouvait ecirctre le lieu de la conversation laquo dialectique raquo bien

qursquoelle puisse y faire une certaine place En effet le kairos propre agrave la politique implique des

circonstances toujours changeantes que le jugement doit prendre en consideacuteration Ce sont alors

les gouvernants qui sont le plus disposeacutes agrave avoir cette vue drsquoensemble et agrave proposer un plan

drsquoaction particulier Toutefois dans un reacutegime politique libre cette proposition doit

srsquoaccompagner de persuasion crsquoest-agrave-dire de bonnes raisons drsquoadheacuterer au plan drsquoaction ou agrave la

norme en question que ces raisons soient la confiance envers lrsquoorateur un exemple du passeacute ou

un sentiment lieacutee agrave la noblesse de la proposition Il ne srsquoagit donc pas de laquo tromper raquo lrsquoaudience

des citoyens ou de prendre tous les moyens neacutecessaires agrave la persuasion En effet nous avons

114

identifieacute au sein de la pratique rheacutetorique comme au sein de lrsquoaction en geacuteneacuteral une distinction

entre biens internes et biens externes Il convient parfois drsquoeacutecarter la fin externe viseacutee afin de

promouvoir certains biens qui sont intrinsegraveques agrave la pratique La rheacutetorique deacutelibeacuterative ne vise

effectivement pas seulement agrave persuader et agrave motiver une action particuliegravere mais eacutegalement agrave

produire un mouvement interne chez les interlocuteurs crsquoest-agrave-dire un changement dans leurs

dispositions eacutethiques dans leurs deacutesirs et leurs souhaits Nous retrouvons ici toute lrsquoimportance

accordeacutee par Aristote au caractegravere de lrsquoagent et aux vertus du reacutegime politique

Afin drsquoactualiser la philosophie pratique drsquoAristote et de la penser en lien avec les reacutegimes

contemporains de deacutemocratie repreacutesentative nous nous sommes tourneacutes principalement vers les

travaux drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent deux philosophes srsquoinscrivant au sein de

lrsquoapproche aristoteacutelicienne tout en ayant deacuteveloppeacute une vision sociale et politique originale

Comme nous lrsquoavons montreacute ceux-ci partagent une mecircme critique drsquoune certaine conception

moderne et contemporaine de la rationaliteacute pratique qui oscille entre un universalisme abstrait

et un particularisme reposant plus sur la volonteacute que sur la raison Ce double aspect serait alors

la conseacutequence drsquoun refus de vivre politiquement drsquoinscrire son action ainsi que sa justification

dans le contexte des affaires communes Lrsquoideacuteal de la laquo diffeacuterence raquo reviendrait alors agrave

relativiser la politique au nom de lrsquoexpression de lrsquoindividualiteacute Or par ce fait mecircme les

individus qui agissent toujours bien sucircr au sein drsquoune communauteacute politique ne disposent plus

drsquoune prise rationnelle sur lrsquoensemble de leur vie pratique qui ne peut ecirctre assureacutee que par

lrsquoautogouvernement deacutemocratique

Crsquoest sur la nature de cet autogouvernement que sont apparues les plus grandes divergences

entre Alasdair MacIntyre et Pierre Manent Nous avons vu que le premier reacutecuse toute possibiliteacute

115

de deacutelibeacuteration rationnelle au sein de la forme de lrsquoEacutetat-nation Selon lui lrsquoEacutetat-nation nrsquoest pas

en mesure de fournir une conception substantielle du Bien qui permette drsquoordonner les biens

particuliers et donc de fournir des preacutemisses rationnelles agrave lrsquoaction Cette laquo vie reacutefleacutechie raquo ne

pourrait alors srsquoincarner qursquoau sein de pratiques particuliegraveres dont la continuiteacute est assureacutee par

de petites communauteacutes Pour Manent et nous lui avions ici donneacute raison MacIntyre fait

lrsquoerreur de ne pas percevoir la nature exacte de la recherche humaine drsquoune association politique

effective qui se fait toujours en fonction de laquo propositions universelles drsquohumaniteacute raquo Ainsi la

nation loin de nrsquoecirctre qursquoun simple instrument est selon Manent la condition actuelle de la

liberteacute politique en Occident En effet elle est la forme politique qui permette de lier la

laquo communion au consentement raquo puisqursquoelle constitue en une communauteacute drsquoidentification

dans laquelle les citoyens vivent selon des biens partageacutes Crsquoest donc dans lrsquoEacutetat-nation que la

deacutelibeacuteration politique peut atteindre toute sa porteacutee et son effectiviteacute

Cette divergence sur la forme de vie commune apte agrave produire une deacutelibeacuteration rationnelle

provient chez les deux penseurs drsquoune conception diffeacuterente de la raison pratique universelle

crsquoest-agrave-dire des dimensions et des possibiliteacutes de la science pratique de la veacuteriteacute sur la pratique

Pour Manent la nature humaine produit une reacutegulariteacute qui se deacuteploie surtout dans la vie politique

lieu des plus hautes actions accompagneacutees de parole Ainsi il y a bien une science du politique

qui puisse juger de la justice des diffeacuterentes associations humaines indeacutependamment de

lrsquohistoire et de la laquo narration raquo que lrsquoon en fait Pour sa part MacIntyre refuse la possibiliteacute

drsquoune science politique strictement comparative puisque le jugement politique est toujours

historiquement et socialement situeacute La rectitude de la pratique ne peut alors ecirctre consideacutereacutee

qursquoen fonction de la narration qui accompagne toujours les actions et les institutions Bien que

116

Manent accorde que cette dimension de la connaissance pratique soit importante elle nrsquoen est

pour lui que la condition et non la substance Tout en acceptant le point de vue plus anhistorique

de Manent nous avons toutefois voulu montrer toute lrsquoimportance de cette laquo condition raquo Les

travaux de MacIntyre sont alors une contribution preacutecieuse agrave la dimension laquo eacuteducative raquo de la

philosophie pratique aristoteacutelicienne crsquoest-agrave-dire les conditions de deacuteveloppement des vertus

du jugement pratique et drsquoune reacuteflexion sur les deacutesirs et les besoins propres agrave la nature humaine

des eacuteleacutements qui sont tous essentiels agrave une deacutelibeacuteration rationnelle

Finalement agrave la suite de notre analyse plusieurs questions demeurent bien sucircr en suspens

Drsquoabord la psychologie de lrsquoaction preacutesenteacutee notamment au premier chapitre reste agrave eacutetayer

drsquoune part dans lrsquoœuvre drsquoAristote elle-mecircme notamment quant agrave sa description des vertus

secondaires propres au jugement pratique et agrave son analyse du laquo mouvement des animaux raquo au

sein des traiteacutes biologiques et drsquoautre part en fonction des recherches reacutecentes dans ce domaine

Drsquoailleurs plusieurs travaux continuent agrave recourir aux distinctions aristoteacuteliciennes entre le deacutesir

la croyance et le choix deacutelibeacutereacute (la volonteacute) Il faudrait voir plus preacuteciseacutement comment ces

eacuteleacutements interagissent au sein de deacutelibeacuterations collectives Sur ce point les travaux empiriques

notamment lrsquoeacutetude de laquo mini-publics raquo peuvent ecirctre utiles

De plus agrave un niveau plus pratique notre analyse des possibiliteacutes institutionnelles de la

deacutelibeacuteration deacutemocratique est bien sucircr geacuteneacuterale et incomplegravete Une telle eacutetude doit eacutegalement

prendre en consideacuteration les particulariteacutes constitutionnelles des diffeacuterentes deacutemocraties Par

exemple plusieurs voix dont des professeurs se sont reacutecemment fait entendre afin de proposer

117

une reacuteforme du seacutenat canadien qui srsquoappuierait sur le tirage au sort de citoyens 57 Notre

recherche a plutocirct consisteacute dans une tentative drsquoidentification de certains principes devant guider

ce genre de changements institutionnels Ainsi bien que la structure de la deacutelibeacuteration soit

importante notamment dans le but de lrsquoassocier au commandement politique et donc agrave une

certaine activiteacute lrsquoorientation du discours lrsquoest tout autant Une deacutelibeacuteration qui nrsquoaccepte que

des propositions concernant des rapports de reacuteciprociteacute et non des propositions concernant

certains biens qui valent pour tous et dans la plupart des cas ne pourra se deacuteployer comme raison

speacutecifiquement pratique Or cette perspective ne peut ecirctre adopteacutee qursquoen reconnaissant

lrsquointeacutegration des fins et des moyens ainsi que celle de la socieacuteteacute et du gouvernement au sein

drsquoune sphegravere politique dont la fonction est essentiellement architectonique Ce nrsquoest alors que

dans la mesure ougrave les individus pourront se comprendre comme citoyens et donc comme

laquo animaux deacutependants rationnels raquo (MacIntyre 1999) que cette nature du politique pourra ecirctre

reacuteapproprieacutee et utiliseacutee pour le bien vers lequel tous tendent en veacuteriteacute

57 Cf Arash Abizadeh laquo Lets replace Canadas Senate with a randomly selected citizen assembly raquo Montreal

Gazette mercredi 07 deacutecembre 2016 et aussi les confeacuterences de lrsquoatelier laquo Representation Bicameralism and

Sortition With Application to the Canadian Senate raquo co-organiseacute par le Centre pour lrsquoeacutetude de la citoyenneteacute

deacutemocratique (CEacuteCD) le Groupe de recherche sur les eacutetudes constitutionnelles (RGCS) et le Groupe de recherche

en philosophie politique de Montreacuteal (Gripp) 09 deacutecembre 2016 httpcsdc-cecdcaworkshop-representation-

bicameralism-sortition-application-canadian-senate

118

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Page 4: DÉLIBÉRER EN RÉGIME DE DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE …

iv

Remerciements

Tout drsquoabord un remerciement speacutecial va agrave mon directeur de recherche M Charles Blattberg

pour sa patience son deacutevouement et sa recherche sincegravere de la veacuteriteacute Il mrsquoa transmis toute

lrsquoimportance de lrsquoeacutecoute et de lrsquohumiliteacute dans la conversation philosophique politique et

morale

Je souhaite eacutegalement remercier le Deacutepartement de science politique de lrsquoUniversiteacute de

Montreacuteal pour lrsquoexcellent accompagnement acadeacutemique ainsi que pour les nombreux

possibiliteacutes drsquoenrichissement qui nous sont offertes

De plus un grand merci au Centre interuniversitaire de recherche en eacutethique (CREacute) pour

son soutien et son accueil ses seacuteminaires stimulants et les nombreux fruits de son travail

acharneacute de recherche philosophique

Finalement je remercie Franccedilois Clecrsquoh et Joseacute-Freacutedeacuterique Biron pour nos discussions

animeacutees mais toujours amicales Antoine Pageau St-Hilaire pour avoir partageacute avec moi son

savoir ainsi que maintes reacutefeacuterences ma famille pour sa preacutesence et son aide inconditionnelle

et finalement Noeacutemie Brassard pour avoir endureacute avec patience mes trop nombreuses

tergiversations et doleacuteances

Il est bon de proposer agrave lrsquohomme toutes les exigences de la

vie toute la pleacutenitude cacheacutee de ses œuvres pour raffermir

en lui avec la force drsquoaffirmer et de croire le courage drsquoagir

- Maurice Blondel LrsquoAction (1893)

Introduction

La plupart des socieacuteteacutes occidentales connaissent depuis la moitieacute du XXe siegravecle drsquoimportantes

transformations Des pheacutenomegravenes comme le deacuteveloppement des droits individuels la

judiciarisation de la sphegravere politique et lrsquoouverture des frontiegraveres au commerce et agrave

lrsquoimmigration ont certainement eu un impact important sur la vie politique des Eacutetats et des

nations Drsquoaucuns ont alors consideacutereacute que les deacutemocraties contemporaines eacutetaient confronteacutees

agrave une forme ou une autre de laquo crise de la repreacutesentation1 raquo Dans cette perspective la capaciteacute

du gouvernement repreacutesentatif drsquoassurer la leacutegitimiteacute des normes communes se serait en effet

peu agrave peu eacuterodeacutee Crsquoest que lrsquoideacuteal drsquoeacutegaliteacute devant la loi leacutegitimant la repreacutesentation laisserait

aujourdrsquohui davantage de place agrave un autre ideacuteal fort de la moderniteacute soit la reconnaissance des

particulariteacutes au sein de la sphegravere publique2 Cette exigence de reconnaissance modifierait alors

lrsquoutilisation des institutions deacutemocratiques conccedilues de moins en moins comme possibiliteacutes

drsquoaffirmation de la laquo volonteacute geacuteneacuterale raquo et de plus en plus comme instruments de coordination

des revendications particuliegraveres3 Que lrsquoon considegravere ces mutations comme lrsquoaffirmation drsquoune

1 Sur cette laquo crise de la repreacutesentation raquo contemporaine voir notamment Marie-Anne Cohendet 2004 laquo Une crise

de la repreacutesentation politique raquo Citeacutes 2(18) 41-61 Myriam Revault drsquoAllones 2012 laquo Les paradoxes de la

repreacutesentation politique raquo Eacutetudes 419 629-638 Bernard Manin 2012 Principes du gouvernement repreacutesentatif

Paris Flammarion Daniel Bougnoux 2006 La crise de la repreacutesentation Paris Eacuteditions La Deacutecouverte 2 Ou laquo politique de la diffeacuterence raquo Sur ces deux ideacuteaux Cf Charles Taylor 2012 Multiculturalisme Paris

Flammarion 3 Pour une analyse sociologique de ce pheacutenomegravene cf Jean-Franccedilois Thuot 1998 La fin de la repreacutesentation et les

formes contemporaines de la deacutemocratie Montreacuteal Eacuteditions Nota Bene Nous remercions M Marc Chevrier pour

cette reacutefeacuterence

6

deacutemocratie authentique ou comme un mouvement de la laquo deacutemocratie contre elle-mecircme4 raquo

celles-ci ont des conseacutequences qui ne sont pas neacutegligeables pour lrsquoanalyse et la bonne conduite

de la vie publique deacutemocratique Pour cette raison plusieurs theacuteoriciens et praticiens ont

proposeacute une reacuteinterpreacutetation et une transformation des institutions et des proceacutedures de la

deacutemocratie repreacutesentative

Une des propositions les plus influentes en ce sens est celle de la laquo deacutemocratie deacutelibeacuterative raquo

qui corrigerait les lacunes actuelles du gouvernement repreacutesentatif en insistant sur lrsquoeacutechange

civique comme justification des normes communes Face agrave cet laquo impeacuteratif deacutelibeacuteratif5 raquo la

meacutethode actuelle drsquoagreacutegation des preacutefeacuterences par le vote eacutelectoral apparaicirct insuffisante Dans

son ensemble lrsquoideacutee de la deacutemocratie deacutelibeacuterative tout en voulant conserver certains acquis

libeacuteraux tels que lrsquoEacutetat de droit propose alors une certaine reacuteactualisation de lrsquoassociation

reacutepublicaine entre citoyenneteacute et prise de parole publique6 En effet selon le reacutepublicanisme

classique le sujet politique est une communauteacute de parole et drsquoaction et la recherche des normes

collectives adeacutequates se fait par la conversatio civilis propre au gouvernement de citoyens libres

et eacutegaux (Blattberg 2000)

Cette proposition se heurte toutefois agrave plusieurs difficulteacutes agrave commencer par son inteacutegration

aux reacutegimes repreacutesentatifs actuels Apregraves avoir identifieacute quelques-unes (cf Revue de litteacuterature)

4 Cf Gauchet Marcel 2002 La deacutemocratie contre elle-mecircme Paris Gallimard et plus reacutecemment Gauchet M

2017 LAvegravenement de la deacutemocratie t 4 Le Nouveau Monde Paris Gallimard 5 laquo Un changement ideacuteologique accompagne les transformations actuelles des pratiques de deacutecision dans les

deacutemocraties contemporaines Il passe par la valorisation constante et systeacutematique de certains thegravemes la discussion

le deacutebat la concertation la consultation la participation le partenariat la gouvernance raquo (Blondiaux et Sintomer

2002 17) Les auteurs soulignent que ce mouvement est agrave la fois pragmatique et theacuteorique 6 Par exemple lrsquoapproche influente drsquoHabermas laquo associe au processus deacutemocratique des connotations normatives

plus fortes que ne le fait le modegravele libeacuteral mais plus faibles que ne le fait le modegravele reacutepublicain raquo (Habermas 1997

322)

7

nous proposerons de consideacuterer cette promesse deacutelibeacuterative agrave la lumiegravere drsquoune approche

speacutecifique de la rationaliteacute pratique et plus geacuteneacuteralement de la politique soit la philosophie

aristoteacutelicienne qui connaicirct drsquoailleurs un regain drsquointeacuterecirct important dans les derniegraveres anneacutees au

sein de la theacuteorie politique7 Nous verrons que cette approche possegravede les ressources pour

expliquer certaines carences de la rationaliteacute pratique conduite au sein des reacutegimes

contemporaines de deacutemocratie repreacutesentative ainsi que pour offrir des voies agrave la reconstruction

drsquoune certaine capaciteacute drsquoaction collective reconstruction dont la neacutecessiteacute est bien sucircr agrave ce

stade insuffisamment justifieacutee

Afin de mener agrave bien cet objectif de recherche trois hypothegraveses seront proposeacutees et

deacuteveloppeacutees La premiegravere a trait agrave lrsquointerpreacutetation de la philosophie pratique aristoteacutelicienne

Nous suggeacuterons que trop peu drsquoattention a eacuteteacute confeacutereacutee agrave la nature du processus de formation

de la volonteacute chez Aristote en comparaison avec les propositions normatives substantielles que

lrsquoon retrouve dans sa philosophie telles que la vertu la nature du bonheur lrsquoEacutetat ideacuteal etc

Ensuite nous croyons que lrsquoapproche aristoteacutelicienne nous montre une voie qui reacutesout la tension

entre lrsquoaspect eacutethique de la deacutelibeacuteration sa leacutegitimiteacute et sa dimension eacutepisteacutemique ou formelle

soit la validiteacute de ses principes et conclusions notamment par lrsquointermeacutediaire de son analyse du

reacutegime politique Finalement nous posons que plusieurs difficulteacutes theacuteoriques ainsi que

pratiques propres agrave la deacutemocratie contemporaine renvoient agrave une compreacutehension inadeacutequate de

7 Cf Enrico Berti 1990 laquo La philosophie pratique dAristote et sa reacutehabilitation reacutecente raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale 92 (2) 249-266 Et pour une revue de la litteacuterature reacutecente cf Thornton Lockwood

Agrave paraicirctre laquo Scholarship on Aristotlersquos Ethical and Political Philosophy (2011-2016) raquo dans Aristotlersquos Ethics and

Politics Oxford Bibliography Online

8

la dimension pratique de la deacutelibeacuteration crsquoest-agrave-dire son rapport agrave lrsquoaction Nous proposons que

la deacutelibeacuteration politique ne puisse ecirctre adeacutequatement comprise qursquoen reacutefeacuterence agrave cette finaliteacute

et comme mouvement vers ce terme Ainsi nous tenterons de montrer que lrsquoexercice de la

rationaliteacute pratique se mesure agrave la maniegravere dont celle-ci rend possible lrsquoaccomplissement drsquoune

action eacutethique et politique choisie et que cet accomplissement ne peut se produire que dans une

forme de vie commune posseacutedant des institutions sociales et politiques faisant autoriteacute

Nous deacutevelopperons ces hypothegraveses et tenterons drsquoen montrer la validiteacute agrave travers trois

chapitres Le premier exposera la conception de la deacutelibeacuteration et plus geacuteneacuteralement de la

rationaliteacute pratique que lrsquoon peut retrouver dans lrsquoœuvre drsquoAristote Cette partie se voudra plus

descriptive et permettra de situer certaines probleacutematiques ainsi que drsquoidentifier les ressources

les plus pertinentes de lrsquoapproche aristoteacutelicienne afin de les traiter Vu lrsquoampleur et la

complexiteacute de la litteacuterature savante sur Aristote nous devrons parfois choisir certaines

interpreacutetations sans justification exhaustive Le deuxiegraveme chapitre traitera plus speacutecifiquement

de la probleacutematique de la rationaliteacute pratique dans un reacutegime de deacutemocratie libeacuterale ainsi que

de la question de lrsquoautogouvernement Nous nous appuierons notamment sur deux philosophes

contemporains Alasdair MacIntyre et Pierre Manent qui srsquoinscrivent dans la perspective

aristoteacutelicienne Puis le troisiegraveme et dernier chapitre traitera de la forme de vie commune

capable drsquoincarner le type de rationaliteacute pratique qui aura eacuteteacute mise de lrsquoavant et ainsi de

reacutepondre complegravetement au problegraveme de la leacutegitimiteacute et de lrsquoaction Nous comparerons alors

deux propositions avanceacutees respectivement par MacIntyre et Manent celle drsquoune vie politique

nationale et celle drsquoune vie politique locale

9

Revue de litteacuterature

La penseacutee et la science politiques des trente derniegraveres anneacutees ont notamment connu un

laquo tournant deacutelibeacuteratif 8 raquo lors duquel une attention accrue a eacuteteacute porteacutee agrave la pratique de la

deacutelibeacuteration publique dans un reacutegime deacutemocratique Bien sucircr celle-ci nrsquoest pas un thegraveme

nouveau de la philosophie politique DrsquoAristote en passant par les Federalist Papers il a

toujours eacuteteacute un eacuteleacutement majeur de la theacuteorie politique (Thompson 2008) Dans une perspective

theacuteorique la philosophie contemporaine srsquoest pencheacutee sur la pratique de la deacutelibeacuteration

collective notamment afin de deacutepasser lrsquoalternative weacuteberienne entre une rationaliteacute qui eacutetudie

la pratique humaine de faccedilon deacutesengageacutee et drsquoautre part une rationaliteacute instrumentale qui

cherche les moyens drsquoatteindre une fin radicalement choisie crsquoest-agrave-dire qui ne peut faire lrsquoobjet

drsquoune justification rationnelle La question qui se pose est alors celle de savoir comment

produire une justification rationnelle des normes tout en assurant leur leacutegitimiteacute

Plusieurs reacuteponses ont eacuteteacute avanceacutees motiveacutees par le deacutefi que posait la theacuteorie de Weber

ainsi que par lrsquoimpression drsquoune emprise de plus en plus importante de pratiques et de

justifications simplement instrumentales comme la neacutegociation ou lrsquoagreacutegation de preacutefeacuterences

notamment baseacutees sur les theacuteories du laquo choix social raquo (Garsten 2011 163) Parmi ces reacuteponses

la theacuteorie de la deacutemocratie deacutelibeacuterative demeure une des plus influentes Elle se distingue

drsquoautres theacuteories de la deacutemocratie telles que la laquo deacutemocratie participative raquo qui insiste sur la

leacutegitimiteacute du reacutegime en promouvant une plus grande participation politique ou alors la

laquo deacutemocratie agonistique raquo qui insiste sur le caractegravere indeacutepassable du conflit politique et qui

8 Une expression introduite par John Dryzek (2000) dans Deliberative democracy and beyond Liberals Critics

Contestation Oxford Oxford University Press

10

conclut en faveur drsquoune forme de deacutecisionnisme (Mouffe 2013) La deacutemocratie deacutelibeacuterative

pour sa part promeut le consensus politique par lrsquointermeacutediaire de la discussion publique Pour

ce faire la plupart de ses theacuteoriciens deacuteveloppent des conditions formelles agrave la deacutelibeacuteration Agrave

la suite de Bubner (1993 360) nous pouvons de faccedilon geacuteneacuterale en relever trois drsquoabord un

postulat drsquoeacutegaliteacute formelle entre tous les participants de la discussion ensuite certaines

conditions drsquoauthenticiteacute du discours et de reacuteciprociteacute entre les participants finalement une

certaine obligation de renoncer aux laquo grands discours raquo et agrave lrsquoinfluence rheacutetorique

Sur ce dernier point les tenants de la deacutemocratie deacutelibeacuterative sont toutefois diviseacutes Drsquoune

faccedilon quelque peu simplifieacutee on retrouve drsquoun cocircteacute lrsquoapproche laquo eacutepisteacutemique raquo de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative qui insiste sur la neacutecessiteacute drsquoune proceacutedure normative afin drsquoassurer la validiteacute et

lrsquouniversaliteacute des jugements Nous pouvons ici mentionner des penseurs comme Habermas

(1999 1997) Rawls (1993) ou Benhabib (1996) De lrsquoautre cocircteacute certaines theacuteories de la

deacutemocratie deacutelibeacuterative rejettent le proceacuteduralisme du moins dans sa version normative pour

plutocirct promouvoir lrsquoaspect eacutethique de la deacutelibeacuteration en encadrant la discussion par des principes

fonctionnels Cette approche est alors geacuteneacuteralement plus favorable agrave la rheacutetorique car elle vise

agrave ouvrir la discussion publique agrave une plus grande diversiteacute de points de vue et ainsi agrave augmenter

la leacutegitimiteacute des normes Nous retrouvons dans cette cateacutegorie des theacuteoriciens comme Manin

(2011 1985) Gutmann et Thompson (1996) ou Dryzek (2000 2010)

Ces approches ont toutefois en commun drsquoinsister sur le processus de formation de la

volonteacute collective le processus deacutemocratique des normes porte laquo toute la charge de la

leacutegitimation raquo (Habermas 1997 480) Cette position srsquoest deacuteveloppeacutee notamment comme une

critique de Rousseau tout comme de Kant qui ont voulu justifier les normes morales et

11

politiques par un rapport de soi agrave soi qui srsquoincarne dans la Volonteacute geacuteneacuterale ou lrsquoimpeacuteratif

cateacutegorique bref dans un exercice monologique Or dans une deacutemocratie libeacuterale qui serait

marqueacutee par un plus grand laquo pluralisme raquo et un affaiblissement de la leacutegitimiteacute du gouvernement

repreacutesentatif il conviendrait de revoir cette meacutethode de justification agrave la lumiegravere des possibiliteacutes

du dialogue public

Tout en saluant lrsquoeffort et la contribution positive de lrsquoapproche de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative plusieurs auteurs notamment issus de la tradition aristoteacutelicienne ont toutefois eacuteteacute

grandement critiques agrave son eacutegard La premiegravere accusation a drsquoabord eacuteteacute celle drsquoideacutealisme La

deacutemocratie deacutelibeacuterative ne prendrait pas assez en compte les exigences et les deacuteterminants

concrets de la politique notamment le souci de saisir lrsquooccasion [opportunity] qui limite le temps

de la discussion (Bubner 1993) le rocircle essentiel et ineacutevitable qursquoy joue lrsquointeacuterecirct ou les passions

(Abizadeh 2002 Dryzek 2010 Garsten 2011 Nussbaum 1986) ainsi que les situations

drsquoineacutegaliteacutes reacuteelles par rapport auxquelles la deacutelibeacuteration doit se conformer (Blattberg 2003

Garsten 2011)

Certains penseurs de la deacutemocratie deacutelibeacuterative eacutechappent bien sucircr agrave quelques-unes de ces

critiques notamment ceux qui acceptent une forme de rheacutetorique au sein du discours public

Toutefois cette laquo concession raquo se fait trop souvent au nom drsquoun supposeacute manque de teneur

motivationnelle de la seule raison Ainsi la rheacutetorique qui fait utilisation des eacutemotions et du

caractegravere de lrsquoorateur et de lrsquoaudience ne serait qursquoun ajout un laquo apport motivationnel raquo mais

qui doit ecirctre limiteacute par lrsquoargumentation rationnelle (Abizadeh 2007 Garsten 2011) Or cette

approche mobiliserait une fausse seacuteparation entre motivation et persuasion ou alors dans les

termes drsquoHabermas (1997) entre la laquo facticiteacute raquo qui renvoie agrave lrsquoethos particulier drsquoune

12

communauteacute politique (ie eacutemotions identification) et la laquo validiteacute raquo qui est constitueacutee par des

composantes purement rationnelles de discours crsquoest-agrave-dire la veacuteriteacute des affirmations la

justesse des normes qui preacutesident agrave leur interaction et la sinceacuteriteacute de leurs propos (Langlois 2003

565) Comme lrsquoa montreacute de faccedilon convaincante Arash Abizadeh (2007) srsquoappuyant sur Aristote

ces deux eacuteleacutements bien que non assimilables sont toutefois reacuteconciliables en fait la facticiteacute

est en partie constitutive de la validiteacute puisque cette derniegravere suppose un vocabulaire commun

et une orientation commune (cf aussi Descombes 2007 346) La rheacutetorique en tant qursquoelle

identifie les moyens de persuader notamment en se rapportant agrave lrsquoethos du groupe peut servir

la validiteacute en produisant une discussion intelligible pour tous En ce sens le discours rheacutetorique

a avant tout lrsquoavantage de produire une motivation agrave entrer en discussion en-deccedila des reacutesultats

viseacutes En tant qursquoelle se soucie des fins du dialogue et non seulement de sa forme la rheacutetorique

permet lrsquoimpulsion neacutecessaire agrave la discussion collective puisqursquoon ne commence rien sans

objectif initial

Outre la forme du discours promue par la deacutemocratie deacutelibeacuterative la critique

aristoteacutelicienne a eacutegalement cibleacute ses postulats laquo meacutetaeacutethiques raquo qui seraient particuliegraverement

forts au sein du proceacuteduralisme de Juumlrgen Habermas et de John Rawls Ces postulats

contiendraient des preacutesupposeacutes substantiels non reconnus notamment quant agrave la nature de la

liberteacute humaine (Taylor 1994) ou de la rationaliteacute (Salkever 2002) qui peacutetitionnent en fait pour

les conceptions dominantes de la moderniteacute Or cela va agrave lrsquoencontre de lrsquoobjectif proceacuteduraliste

qui consiste agrave substituer agrave des theacuteories morales substantielles une proceacutedure impartiale baseacutee sur

lrsquouniversaliteacute et lrsquoabstraction de principes eacutethiques particuliers Bref on peut reprocher au

proceacuteduralisme de fonder leur theacuteorie formelle sur une situation politique historiquement situeacutee

13

soit lrsquoexpeacuterience de la deacutemocratie libeacuterale (Manent 2010b) ce qui ferme la porte agrave une

discussion qui porterait sur les principes propres de ce reacutegime (Gutmann et Thompson 2002

Weinstock 2001) Notons que cette critique pourrait aussi valoir pour certaines approches non

proceacutedurales de la deacutemocratie deacutelibeacuterative notamment agrave travers leur utilisation du concept de

laquo raisonnable raquo pour limiter la discussion (Weinstock 2001)

Cette probleacutematique provient drsquoune tension entre la leacutegitimiteacute des normes crsquoest-agrave-dire

lrsquoautoriteacute qui est apte agrave les promulguer et leur caractegravere formel crsquoest-agrave-dire la reacutepartition des

avantages que celles-ci promeuvent (eg lrsquoeacutegaliteacute) (Descombes 2007) Ainsi la deacutemocratie

deacutelibeacuterative tout comme le reacutegime de deacutemocratie libeacuterale en geacuteneacuteral aurait agrave faire face agrave ce que

Bonnie Honig (2007) par exemple a nommeacute le laquo paradoxe de la deacutemocratie constitutionnelle raquo

pour laquelle la souveraineteacute se situe agrave la fois dans les lois et dans le peuple Autrement dit alors

que la discussion des normes et la production drsquoun consentement seraient une condition de la

liberteacute politique la constitution qui encadre cette discussion est neacutecessairement non directement

choisie par les participants (sauf dans le cas drsquoune assembleacutee constituante) Or les regravegles

constitutionnelles sont elle-mecircmes une condition du bon deacuteroulement de la discussion et donc

de la liberteacute Bien sucircr ce paradoxe est en fait une deacuteclinaison du problegraveme par excellence de la

philosophie politique moderne agrave savoir la conciliation entre lrsquointeacutegration sociale et le pouvoir

politique drsquoune part et la liberteacute des citoyens drsquoautre part

Selon Habermas ces deux aspects du reacutegime deacutemocratique moderne ne sont pas

irreacuteconciliables Ils se reacuteunissent lorsque le fardeau de la leacutegitimiteacute est orienteacute vers lrsquoavenir ougrave

chaque geacuteneacuteration a la responsabiliteacute drsquoactualiser la laquo substance normative raquo de la constitution

en faveur drsquoun eacutelargissement des droits (Habermas 1997 Honig 2007 8-11) La question qui

14

se pose est alors celle de savoir si une certaine substance demeurera agrave la suite drsquoun processus de

reacutevision continuel une probleacutematique que nous devrons traiter Or la solution de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative ougrave le processus deacutemocratique est garant de la leacutegitimiteacute des normes srsquoexpose agrave un

problegraveme plus profond bien mis en lumiegravere par Descombes (2007)

Dans sa critique de ce qursquoil appelle laquo le contrat social drsquoHabermas raquo Descombes deacutebute en

identifiant agrave la suite de la tradition scolastique trois aspects de la justice drsquoune norme ou drsquoune

loi sa leacutegitimiteacute (eg lrsquoautoriteacute qui la promulgue nrsquoest pas sortie de ses attributions) sa forme

(eg le respect de lrsquoeacutegaliteacute proportionnelle) et sa fin (ie le contenu de la loi en rapport agrave lrsquointeacuterecirct

geacuteneacuteral) (Descombes 2007 321) Selon Descombes le proceacuteduralisme consiste en une certaine

fusion de la leacutegitimiteacute et de la forme justifieacutee par le fait qursquoun processus formel (ici

deacutemocratique) rendrait plus leacutegitimes les normes dont la promulgation obeacuteit au positivisme

juridique La loi est conseacutequemment assimileacutee au droit aux rapports de justice entre individus

Cela permettrait notamment drsquoeacuteviter les deacutebats de fond sur le contenu et la fin des normes un

deacutebat qui poserait problegraveme dans une socieacuteteacute dite laquo pluraliste raquo

Il y a toutefois deux lacunes dans cette theacuteorie selon Descombes Drsquoabord dans les socieacuteteacutes

modernes le droit est deacutejagrave fondeacute positivement Sa leacutegitimiteacute nrsquoappartient plus agrave une sphegravere

transcendante ou agrave un ordre cosmique mais agrave lrsquoautoriteacute politique accepteacutee par les citoyens Sur

ce point les socieacuteteacutes contemporaines ne sont donc pas laquo pluralistes raquo puisque cette justification

est la mecircme pour tous (il nrsquoy pas de droit divin pour un roi ou de privilegraveges pour des notables)

Ensuite le reacutegime deacutemocratique reacuteclame en soi ce qursquoil appelle une laquo philosophie reacutealiste du

droit raquo (2007 324-325) Autrement dit des citoyens libres doivent pouvoir se prononcer sur les

finaliteacutes de la loi sur leur contenu eacutethique

15

La leacutegitimation nrsquoest pas donc suffisante car elle revient agrave placer la souveraineteacute dans la

proceacutedure comme le veut drsquoailleurs Habermas Bien sucircr ce dernier ne conteste pas que les

citoyens puissent discuter du contenu des lois mais la teneur normative de leurs points de vue

devra ecirctre laquo filtreacutee raquo par la proceacutedure ceux-ci seront transformeacutes en laquo preacutefeacuterences subjectives raquo

qui devront trouver place au sein drsquoun ensemble de rapports (le droit) et non au sein du bien

commun (la loi) (Descombes 2007 325-326) Nous pouvons remarquer ici une influence

reacuteciproque entre la leacutegitimation par lrsquouniversalisation et la subjectivation (ou particularisation)

des discours moraux sur lequel il sera important de revenir Ainsi le problegraveme demeure

comment une telle proceacutedure motiverait-elle les citoyens agrave entrer dans une discussion si le

reacutesultat est connu drsquoavance soit la proceacutedure elle-mecircme qui srsquoincarne dans une deacutemocratisation

par lrsquoeacutelargissement du consentement Encore une fois pas de principe sans fin ou dans les

mots drsquoAristote pas drsquoarkhē sans telos

Il faut alors pouvoir deacuteterminer comment au sein de la vie politique un principe peut ecirctre

vraiment principe crsquoest-agrave-dire causer directement un commencement (principio) un

mouvement une action9 Selon les consideacuterations preacuteceacutedentes il faudrait pour cela se deacutefaire

de lrsquoexigence de leacutegitimation comprise comme une assimilation de la leacutegitimiteacute (lrsquoautoriteacute de

la loi) et de la forme (la reacutepartition induite par la loi) et plus positivement eacutelaborer une theacuteorie

9 Cette probleacutematique dans sa dimension meacutetaphysique a eacuteteacute traiteacutee par Aristote qui au livre A de sa Meacutetaphysique

reproche agrave Platon de nrsquoavoir identifieacute que deux types de cause soit la cause mateacuterielle et la cause formelle Or

Aristote se demande comment les Formes de Platon peuvent ecirctre justement causes ou principes puisqursquoelles sont

seacutepareacutees du sensible Platon ferait deacutependre la reacutealiteacute sensible de principes formels mais sans expliquer comment

ceux-ci deacuteterminent cette reacutealiteacute Crsquoest ainsi qursquoAristote (Met Λ 10) pour pallier agrave cette lacune introduit les

notions de cause finale et de cause efficiente au sein drsquoune theacuteorie des essences agrave la fois seacutepareacutees (comme principe

commun drsquouniteacute et drsquoecirctre) et immanentes aux choses (comme manifestation ordonneacutee de lrsquoeacutetant) Cf Roux Sylvain

2006 laquo Le bien comme principe Aristote contre les platoniciens raquo Dans B Mabille dir Le principe Paris Vrin

43-69

16

de la deacutelibeacuteration politique qui prenne en compte la question de la finaliteacute des institutions

politiques et sociales Crsquoest ce que nous tenterons tout au long des chapitres suivants

Malgreacute ces critiques la theacuteorie de la deacutemocratie deacutelibeacuterative preacutesente selon nous trois forces

qursquoil convient de garder agrave lrsquoesprit diagnostic que nous partageons notamment avec Salkever

(2002) la prise en compte de la complexiteacute sociale moderne le souci de questionner certains

concepts englobants comme le Peuple ou la Volonteacute geacuteneacuterale et finalement la promotion drsquoune

discussion publique rationnelle (comprise ici simplement comme une discussion qui donne des

raisons) Alors que devant certaines difficulteacutes de penser et drsquointroduire la deacutelibeacuteration au sein

de la sphegravere publique drsquoun Eacutetat moderne une partie de la litteacuterature concerneacutee par la discussion

civique est plutocirct passeacutee de la laquo deacutemocratie deacutelibeacuterative raquo agrave la laquo deacutelibeacuteration deacutemocratique raquo en

se concentrant sur les laquo mini-publics raquo ou les assembleacutees locales (Chambers 2009) il est de

notre avis que le projet initial de cette theacuteorie doit ecirctre poursuivi crsquoest-agrave-dire celui de consideacuterer

la possibiliteacute de rendre un reacutegime globalement plus deacutelibeacuteratif

Comme lrsquoa bien formuleacute Wilson (2011 259) il nous faut alors laquo ecirctre capable de

comprendre et drsquoeacutevaluer des proceacutedures drsquointeacutegration par la deacutelibeacuteration agrave un niveau de degreacute

et complexiteacute adeacutequat raquo autrement dit de laquo lier des eacutevaluations holistes et agrave lrsquoeacutechelle du reacutegime

aux actions et dispositions des individus qui constituent ce reacutegime raquo Agrave cet eacutegard lrsquoapproche

aristoteacutelicienne peut nous ecirctre utile en ce qursquoelle ne seacutepare pas les dispositions des individus et

du reacutegime tout en insistant sur la rationaliteacute des institutions politiques De plus comme

lrsquoaffirme Monique Canto-Sperber (2001 26) cette approche agrave lrsquoinstar des philosophies

Notre traduction laquo Thus we need to be able to conceive and evaluate processes of deliberative integration at a

suitable level of scale and complexity raquo [hellip] laquo connecting holistic regime-level assessments to the actions and

qualities of the individuals who constitutes the regime raquo

17

antiques en geacuteneacuteral a des laquo ambitions eacutepisteacutemologiques raquo plus modestes En effet plutocirct que

des proceacutedures universelles laquo on y trouve [hellip] un modegravele qui procegravede par inteacuteriorisation et

explicitation du consensus moral et contribue ainsi agrave lrsquoameacutelioration de la capaciteacute de la personne

agrave deacutelibeacuterer et agrave deacutecider raquo (Canto-Sperber 2001 26)

Au sein de la litteacuterature on peut retrouver cette meacutethode et cette ambition appliqueacutees aux

problegravemes preacutesenteacutees dans un eacutechange indirect entre le philosophe eacutecossais Alasdair MacIntyre

et le philosophe franccedilais Pierre Manent dont les œuvres respectives consideacuterables et respecteacutees

srsquoinspirent de la philosophie drsquoAristote Leurs travaux peuvent nous aider agrave introduire la

question de la finaliteacute au sein drsquoune theacuteorie de la deacutelibeacuteration politique qui implique une

reacuteflexion sur la nature de la raison pratique individuelle et collective ainsi que sur la forme de

vie permettant son eacutepanouissement

Cet eacutechange a deacutebuteacute en 2005 avec la publication drsquoune biographie intellectuelle drsquoAlasdair

MacIntyre en langue franccedilaise reacutedigeacutee par Eacutemile Perreau-Saussine dans laquelle Pierre Manent

signe la preacuteface Ce dernier souligne drsquoabord le meacuterite de MacIntyre laquo drsquoavoir identifieacute la lacune

centrale dans notre approche du monde humain raquo crsquoest-agrave-dire laquo le deacutefaut drsquoune compreacutehension

adeacutequate de lrsquoagir humain et lrsquoabandon de son registre lsquopratiquersquo raquo (Manent 2005 2) ndash une tacircche

agrave laquelle srsquoattardera speacutecifiquement Manent quelques anneacutees plus tard (2015a 2015b 2014b)

Pour ce dernier lrsquoaction politique des deacutemocraties contemporaines laquo consiste dans cette eacutetrange

suspension de lrsquoaction raquo qui rend impeacuterieux laquo la deacutefinition du cadre de la deacutelibeacuteration et de

lrsquoaction raquo (Manent 2014 12) Cette redeacutecouverte de la pratique dans toute son ampleur si nous

osons dire est donc un thegraveme commun aux deux auteurs et constitue lrsquoarriegravere-fond de ce

meacutemoire Ainsi avant une science politique proprement dite il faudrait aujourdrsquohui une science

18

de lrsquoaction politique laquo une science franchement approximative raquo (Manent 2015b 86-7)

puisque plus pratique que la science politique des reacutegimes et que lrsquoon peut aussi retrouver chez

Aristote

Or srsquoils acceptent tous les deux les eacuteleacutements principaux de la conception aristoteacutelicienne de

la raison pratique certaines divergences sont inteacuteressantes agrave consideacuterer Drsquoabord selon Manent

MacIntyre nrsquoaurait pas su voir dans toute son ampleur laquo la marque ou [le] coefficient politique raquo

(2005 5) que porte lrsquoaction rationnelle Il aurait fait de lrsquohomme un laquo animal social raquo plutocirct

qursquoun laquo animal politique raquo confineacute agrave la communauteacute laquo subpolitique raquo Or puisque cette analyse

tend agrave ignorer la politique comme horizon de la pratique elle se deacutetourne eacutegalement de ce qui

la fonde Ainsi insister sur la transmission naturelle des pratiques et la validiteacute des traditions

occulterait les possibiliteacutes et lrsquointeacutegriteacute de la raison et ce surtout par rapport agrave la possibiliteacute de

propositions universelles sur la pratique humaine et la politique Cela eacutetait lrsquoagenda drsquoAristote

qursquoon ne doit donc pas laquo loger dans le quartier des artisans avec interdiction drsquoen sortir raquo (2005

6)

Cette discussion des thegraveses de MacIntyre a pu reacutecemment prendre la forme drsquoun deacutebat

gracircce agrave un dossier dirigeacute par le philosophe Vincent Descombes (2013a) sur la reacuteception de

MacIntyre en France Ce dernier revient alors sur les critiques de Manent Il affirme que la

conception aristoteacutelicienne de la fonction (ergon) de lrsquohomme comme animal politique ne peut

ecirctre effectivement actualiseacutee qursquoau sein de communauteacutes restreintes dont les membres partagent

un mecircme telos (MacIntyre 2013b 204) Et MacIntyre laquo sauve raquo Aristote laquo de sa propre

incoheacuterence raquo en affirmant la neacutecessiteacute pour tous de se deacutevelopper selon cette nature Une

veacuteritable deacutemocratie permettra donc agrave tous de deacutevelopper les vertus eacutethiques et intellectuelles

19

ce qui nrsquoest faisable qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune forme de vie locale ougrave tous peuvent prendre part agrave la

deacutelibeacuteration Selon le philosophe eacutecossais une extension systeacutematique de lrsquoexcellence agrave travers

une praxis partageacutee est impossible dans les socieacuteteacutes libeacuterales modernes qui ne partagent pas de

fins substantielles et mecircme qui laquo srsquointerdisent de se repreacutesenter comme des communauteacutes

drsquoidentification raquo au nom drsquoune laquo exigence de pluralisme raquo (Descombes 2013a 151) Alors que

pour MacIntyre lrsquoEacutetat-nation est en soi impropre agrave lrsquoexercice de la rationaliteacute pratique Manent

considegravere que crsquoest toujours dans le cadre national du moins en Occident que laquo la vie humaine

trouve sa tension propre et reacutevegravele ses enjeux raquo (Manent 2010a 54) puisqursquoeacutetant toujours le

cadre du gouvernement effectif

Nous croyons donc que le deacutebat entre Pierre Manent et MacIntyre est particuliegraverement

pertinent pour une eacutetude de la deacutelibeacuteration politique dans une perspective aristoteacutelicienne en

plus des contributions reacutecentes sur la pertinence de la rheacutetorique dans lrsquoeacutetude des deacutemocraties

libeacuterales modernes Cette rencontre permettra eacutegalement un dialogue entre deux traditions

philosophiques parfois isoleacutees la tradition de philosophie morale anglo-saxonne et la tradition

franccedilaise de philosophie politique ou ici plus preacuteciseacutement ce qursquoon a nommeacute le laquo renouveau

franccedilais de la philosophie politique 10 raquo Outre lrsquoarticle de Vincent Descombes (2013a)

seulement deux recherches qui sont des thegraveses de doctorat ont agrave notre connaissance rassembleacute

ces auteurs soit Brown (2016) et Cordell Paris (2009) Ainsi nous espeacuterons eacutegalement

contribuer agrave la diffusion de leurs travaux au Queacutebec qui sans ecirctre ignoreacutes demeurent somme

toute peu eacutetudieacutes et mobiliseacutes Finalement afin drsquoenrichir la perspective aristoteacutelicienne que

nous adoptons et de mieux saisir ses probleacutematiques et sa pertinence actuelle nous nous

10 Cf Couture Yves 2007 laquo Le renouveau franccedilais de la philosophie politique raquo Monde commun 1(1) 3-28

20

appuierons aussi sur des travaux contemporains concernant le rapport entre la philosophie

pratique drsquoAristote et la reacuteflexion politique contemporaine notamment ceux de Stephen

Salkever (1990 2000 2002) Monique Canto-Sperber (2001) Aristide Tessitore et al (2002) et

Terence Marshall (2009)

Il nous faut encore justifier le choix meacutethodologique de consacrer un chapitre entier aux

textes drsquoAristote Deux raisons peuvent ecirctre mises de lrsquoavant en plus de celle qui a eacuteteacute eacutevoqueacutee

concernant le thegraveme de la formation de la volonteacute politique dans la litteacuterature aristoteacutelicienne

Drsquoabord lrsquointerpreacutetation drsquoAristote et de sa science pratique est un eacuteleacutement constitutif du deacutebat

entre MacIntyre et Manent Ensuite la theacuteorie aristoteacutelicienne de la deacutelibeacuteration a eacuteteacute

deacuteveloppeacutee dans un cadre bien preacutecis soit la citeacute grecque Nous voulons alors renverser

lrsquoobjection qui affirme pour cette raison les limites des analyses drsquoAristote Le fait qursquoAristote

ait penseacute certaines manifestations de la raison pratique agrave lrsquointeacuterieur drsquoune forme politique

speacutecifique nous permettra de montrer plus clairement le lien theacuteorique qui unit les deux Et si

lrsquoexpeacuterience politique grecque et lrsquoexpeacuterience politique moderne restent diffeacuterentes il nrsquoen

demeure pas moins qursquoelles sont des expeacuteriences politiques et donc que nous pouvons en

abstraire des fondements similaires

CHAPITRE 1 - LA DEacuteLIBEacuteRATION DANS LA PHILOSOPHIE PRATIQUE DrsquoARISTOTE

Nous devons drsquoabord examiner les fondements drsquoune theacuteorie de la deacutelibeacuteration dans lrsquoœuvre

drsquoAristote11 Nous pouvons en trouver les eacuteleacutements principaux au sein de trois ouvrages majeurs

de sa philosophie pratique soit lrsquoEacutethique agrave Nicomaque la Politique et la Rheacutetorique Ce premier

chapitre sera eacutegalement lrsquooccasion de preacutecisions meacutethodologiques puisque nos hypothegraveses

impliquent directement une certaine question de meacutethode en ce qui concerne la reacuteflexion sur le

domaine pratique Nous fournirons ici des deacutetails sur la philosophie aristoteacutelicienne qui ne

seront pas neacutecessairement reprises dans les chapitres suivants notamment parce qursquoils auront

servi agrave poser certaines bases de compreacutehension et eacutegalement parce que certaines deacutemonstrations

sont tenues pour acquises dans les philosophies drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent

11 La deacutelibeacuteration comme recherche pratique

111 La connaissance et les diffeacuterentes manifestations de la raison

La deacutelibeacuteration est une activiteacute de recherche intellectuelle En ce sens elle possegravede sa

laquo meacutethode raquo propre qui est deacutetermineacutee par lrsquoobjet qursquoelle recherche (EN I 1) En effet pour

Aristote diffeacuterents modes de connaissance adviennent selon lrsquoecirctre qui est agrave connaicirctre Et comme

lrsquoecirctre se prend en plusieurs acceptations (Met Γ 2 1003a33) lrsquointellect connaicirctra de diffeacuterentes

faccedilons Aristote distingue alors quatre excellences de lrsquointellect et de la raison la sagesse

(sophia) qui connaicirct les premiers principes des choses la science (episteme) qui deacutemontre les

11 Toutes les reacutefeacuterences agrave Aristote placeacutees entre parenthegraveses utilisent les chiffres de Bekker et renvoient au titre

latin Sauf avis contraire elles correspondent aux eacuteditions suivantes Eacutethique agrave Nicomaque (EN) trad Tricot Vrin

(2012) Eacutethique agrave Eudegraveme (EE) trad Dalimier GF (2013) Politique (Pol) trad Tricot Vrin (2005) Rheacutetorique

(Rhet) trad Lauxerois Pocket (2007) Topiques (Top) trad Tricot Vrin (2012) De lrsquoacircme (DA) trad Tricot

Vrin (2010) Meacutetaphysique (Met) trad Tricot Vrin tome 1 (2000) et tome 2 (2004) Constitution drsquoAthegravenes (CA)

trad Mathieu et Haussoulier Belles Lettres (2016)

22

causes des pheacutenomegravenes la raison pratique (praxis) qui vise lrsquoaction bonne et lrsquoart (poeisis) ou

technique (tekhnē) qui concerne la production (EN VI 3-8) Chaque forme de la raison possegravede

une logique qui lui est propre la dialectique pour la sagesse lrsquoanalytique et la syntheacutetique pour

la science la deacutelibeacuteration pour la raison pratique et les regravegles techniques pour lrsquoart (EN VI

Marshall 2009 16) Pour choisir la meacutethode qui convient au pheacutenomegravene que lrsquoon veut eacutetudier

il faut alors logiquement avoir une certaine compreacutehension preacutealable de celui-ci (EN I 1

1094b29 sq Marshall 200914-15)

Crsquoest la raison pour laquelle Aristote deacutegage un des postulats fondamentaux de son

eacutepisteacutemologie laquo Il faut en effet partir des choses connues et une chose est dite connue en

deux sens soit pour nous soit drsquoune maniegravere absolue Sans doute devons-nous partir des choses

qui sont connues pour nous raquo (EN I 2 1095b sq) Ce sont alors les pheacutenomegravenes tels que perccedilu

par lrsquoagent connaissant qui constituent des principes pour le deacuteveloppement de la connaissance

principes qui pourront ecirctre mieux compris agrave la suite drsquoune meilleure compreacutehension des

pheacutenomegravenes en question Autrement dit crsquoest par un va-et-vient entre lrsquoobjet de la recherche et

la recherche elle-mecircme guideacutee par des hypothegraveses approximatives que la connaissance est

possible Dans ce processus toutes les formes de la raison peuvent avoir une part bien qursquoune

seule permette lrsquoaccegraves direct agrave lrsquoessence de lrsquoobjet eacutetudieacute 12 Cette faccedilon drsquoentrevoir la

connaissance diffegravere bien sucircr consideacuterablement de lrsquoeacutepisteacutemologie moderne non seulement

parce qursquoelle postule une diversiteacute des formes de la raison mais eacutegalement car elle reacutecuse toute

12 laquo Rather what is most valuable about the Aristotelian approach is that it can give us a new way of thinking about

human affairs a way that permits a conversation among various forms of inquiry by freeing social science from its

present pervasive concern with the supposed dichotomy between nature and uniqueness and between science and

practical discourse raquo (Salkever 1990 103 nous soulignons)

23

distinction cateacutegorique entre lrsquoecirctre et le devoir-ecirctre (Marshall 2009 17 MacIntyre 2013a 58)

Pour Aristote on ne peut comprendre complegravetement une chose que dans sa manifestation la

meilleure ce qui se deacutevoile agrave travers lrsquoexpeacuterience et lrsquoinduction (Salkever 1990 97)

112 Lrsquoobjet de la raison pratique et la deacutelibeacuteration comme meacutethode

Qursquoest-ce qui distingue lrsquoexercice speacutecifiquement pratique de la raison Comme lrsquoeacutecrit

Marshall (2009 70) laquo tout autant qursquoen philosophie premiegravere les questions que lrsquoon pose quant

agrave lrsquoobjet de la praxis seraient aussi orienteacutees lsquoagrave jamaisrsquo par lrsquoecirctre que lrsquoon cherche agrave comprendre

[hellip] raquo Au niveau pratique cet ecirctre est le bien humain sous diverses formes puisque toutes

choses tendent vers quelque bien (EN I 1 1094a) Or le bien humain est soumis agrave des

circonstances changeantes et nrsquoa pas lrsquoimmuabiliteacute des lois de la nature bien qursquoil puisse

preacutesenter une certaine reacutegulariteacute Ainsi pour Aristote laquo la deacutelibeacuteration a lieu dans les choses

qui tout en se produisant avec freacutequence demeurent incertaines dans leur aboutissement ainsi

que lagrave ougrave lrsquoissue est indeacutetermineacutee raquo (EN III 5 1112b8-9) Autrement dit nous deacutelibeacuterons sur

les choses laquo qui deacutependent de nous raquo (EN III 5 1112a31)

Comme le souligne Pierre Manent (2014b 552) le laquo nous raquo dans cette phrase drsquoAristote

peut signifier deux choses Drsquoune part une communauteacute deacutetermineacutee et particuliegravere et drsquoautre

part lrsquoensemble des ecirctres humains lrsquoespegravece humaine La deacutelibeacuteration se conduit donc par rapport

aux choses humaines en geacuteneacuteral ce qui est agrave la porteacutee drsquoun ecirctre humain et par rapport agrave ce qui

concerne un agent particulier individuel ou collectif Il faut comprendre cette distinction non

pas comme une alternative mais comme un rapport compleacutementaire entre lrsquouniversel et le

particulier Ainsi lorsqursquoun agent deacutelibegravere sur ce qursquoil doit faire ici et maintenant il deacutelibegravere

par le fait mecircme sur quelque chose qui est accessible au champ de lrsquoaction humaine en geacuteneacuteral

24

Cela implique alors qursquoil y ait possibiliteacute drsquoune science du genre drsquoaction qursquoest lrsquoaction

humaine sui generis

Nous devons ainsi distinguer deux types de discours pratique Drsquoabord il y a pour Aristote

la possibiliteacute drsquoun discours theacuteorique mettant en lumiegravere lrsquouniversaliteacute et la reacutegulariteacute dans le

domaine contingent des choses humaines Bien que laquo les choses belles et les choses justes qui

sont lrsquoobjet de la Politique donnent lieu agrave de telles divergences et de telles incertitudes qursquoon a

pu croire qursquoelles existaient seulement par convention et non par nature raquo (EN I 1 1094b14-

16) ce que nous pouvons appeler la laquo raison pratique universelle raquo peut connaicirctre certains

principes de lrsquoaction humaine et de la politique Cette connaissance nrsquoa ni la rigueur

deacutemonstrative de la science ni la rigueur technique de lrsquoart tout en srsquoapparentant au deux (cf

EN I 1094b12 sq EN VI) Elle peut ecirctre dite science lorsqursquoelle traite des choses humaines

les plus universelles comme les reacutegimes politiques bien que cette qualification implique plutocirct

une similitude (EN VI 3 1139b18) elle srsquoapparente agrave un art puisqursquoelle vise agrave produire un

eacutetat des choses conformeacutement agrave certaines regravegles celles de la nature ou celles drsquoune socieacuteteacute

particuliegravere En effet le but drsquoune laquo enquecircte sur le bien des individus et des citeacutes raquo est une

laquo forme de politique raquo et a pour fin laquo non pas la connaissance mais lrsquoaction raquo (EN I 1 1094b7-

11 1095a6) En somme la raison pratique dans sa manifestation theacuteorique est une laquo science

pratique [qui] deacutelibegravere lagrave mecircme ougrave elle nrsquoagit pas raquo (Manent 2014b 552) Elle permet plutocirct de

guider la deacutelibeacuteration de ceux qui agissent au-delagrave du particularisme de leur situation

Dans tous les cas la raison pratique doit partir des faits et non des principes (EN I 2 1095b

sq) Aristote ajoute que laquo si le fait eacutetait suffisamment clair nous serions dispenseacutes de connaicirctre

en sus le pourquoi raquo Selon lui lrsquoeacutethique et la politique en tant qursquoobjet de connaissance visent

25

en effet moins le pourquoi que lrsquoaction (Tricot 2007 45) Crsquoest alors la laquo raison pratique

particuliegravere raquo qui servira agrave deacuteterminer la bonne action agrave faire ici et maintenant Ce mouvement

de penseacutee constitue ce qursquoAristote nomme la deacutelibeacuteration qui porte sur les moyens drsquoatteindre

une fin (EN III 5) Elle srsquoapparente ainsi davantage agrave un calcul qursquoune opinion (EN VI 10)

Or il ne faut pas assimiler cette notion de calcul agrave la signification ordinaire du mot La

deacutelibeacuteration est en fait une dianoia terme quelque peu eacutetranger agrave la conception moderne de la

rationaliteacute crsquoest-agrave-dire un eacutetat cognitif de recherche (zetesis) qui est preacutealable agrave lrsquoassertion Cette

recherche nrsquoest ni inductive ni deacuteductive mais met plutocirct en œuvre laquo un travail de comparaisons

de geacuteneacuteralisations de classements agrave partir drsquoun mateacuteriau psychologique tregraves diversifieacute

(croyances images souvenirs infeacuterences etc) raquo (Canto-Sperber 2001 521)

Crsquoest ainsi qursquoAristote souligne que lrsquoerreur dans la deacutelibeacuteration peut porter sur lrsquouniversel

comme sur le particulier (EN VI 9 1142a20) Par exemple un agent peut penser faussement

que lrsquoamitieacute est une mauvaise chose et eacuteviter ce type de relation ou alors identifier de faccedilon

erroneacutee telle personne comme une amie De ce fait la deacutelibeacuteration pour ecirctre bonne a besoin de

lrsquoaide drsquoune raison plus theacuteorique plus universelle qui informerait ici par exemple une opinion

sur la nature de lrsquoamitieacute Toutefois lrsquoobjet propre de la deacutelibeacuteration demeure le particulier

puisque lrsquoaction se manifeste dans les faits particuliers Degraves lors selon Aristote plus la

connaissance des circonstances particuliegraveres sera grande plus un agent sera le principe de sa

propre action13 crsquoest-agrave-dire qursquoil agira davantage en connaissance de cause laquo Si toute action

volontaire nest pas toujours deacutelibeacutereacutement choisie toute action deacutelibeacutereacutement choisie relegraveve

13 Selon une distinction classique il produira alors un actus humanus un acte humain plutocirct qursquoun simple actus

hominis un acte de lrsquohomme Cf Somme theacuteologique Ia IIae 1 1

26

drsquoune connaissance de cause car personne nrsquoignore ce qursquoest son choix deacutelibeacutereacute raquo (Rhet I 10

1368b)

Cet aspect volontaire (ou a contrario non volontaire) de lrsquoaction a drsquoimportantes

implications morales En effet une action pleinement volontaire engage davantage lrsquoagent qui

en porte la responsabiliteacute plus complegravetement envers lui-mecircme et ceux qui sont concerneacutes Cela

implique que lrsquoacte de lrsquoagent ndash et lrsquoagent lui-mecircme ndash est alors plus exposeacute au blacircme ou agrave la

louange En fait ce qui sera objet drsquoun tel jugement est moins lrsquoaction en tant que telle que le

choix deacutelibeacutereacute (prohairesis) qui est derriegravere Crsquoest le choix qui contient la teneur morale de

lrsquoacte car il fait voir le caractegravere de lrsquoagent et donc la nature veacuteritable de ses intentions (EN III

4 1111b5-1112a3 EE II 11 1228a sq Rhet I 9 1367b) Degraves lors lrsquoobjectif veacuteritable de la

deacutelibeacuteration en tant qursquoexercice de penseacutee dianoeacutetique est davantage le choix pratique que

lrsquoaction laquo Lrsquoobjet de la deacutelibeacuteration et lrsquoobjet du choix sont identiques [hellip] puisque crsquoest la

chose jugeacutee preacutefeacuterable agrave la suite de la deacutelibeacuteration qui est choisie raquo (EN III 5 1113a3-5) Ainsi

le dernier terme de la deacutelibeacuteration le choix sera le premier dans lrsquoordre de la geacuteneacuteration de

lrsquoaction crsquoest-agrave-dire en sera la cause immeacutediate (EN III 5 1112b15-24) Cette distinction en

implique une autre lrsquoaction eacutethique est pour Aristote agrave la fois un acte interne (energeia) qui

trouve sa fin en lui-mecircme nrsquoeacutetant donc jamais acheveacute (Fiasse 2001 324) et un mouvement

externe (kinesis) (EN I 1 1094a15-20 Met Θ) Le premier renvoie agrave la laquo bonteacute raquo intrinsegraveque

de lrsquoacte et lrsquoautre agrave ce qursquoil produit agrave sa fin exteacuterieure Nous retrouverons cette distinction

plus loin

Il faut examiner avec plus de deacutetails le mouvement de penseacutee de la deacutelibeacuteration et les

eacuteleacutements qui le constituent selon les analyses drsquoAristote Encore une fois celles-ci obeacuteissent agrave

27

son approche eacutepisteacutemologie geacuteneacuterale La connaissance qursquoAristote veut transmettre ici dans le

domaine pratique et ce tout autant drsquoun point de vue theacuteorique que du point de vue de lrsquoagent

est tributaire de trois eacuteleacutements inseacuteparables un jugement sur ce qui est une ideacutee de ce qui

devrait ecirctre et finalement un ensemble de principes qui permettent de passer de lrsquoun agrave lrsquoautre

(Canto-Sperber 2001 28 MacIntyre 2013a 54) Son analyse de la raison pratique voudra donc

mettre en lumiegravere les potentialiteacutes de la deacutelibeacuteration agrave partir de ce qui semble ecirctre la meilleure

faccedilon de deacutelibeacuterer ainsi qursquoen fonction du bien que peut amener une telle excellence

Aristote vise par lagrave non seulement agrave offrir une laquo cible raquo geacuteneacuterale capable de guider lrsquoaction

mais plus encore agrave expliciter la bonne deacutelibeacuteration qui conduit agrave la compreacutehension de cette cible

afin de donner les moyens agrave ses lecteurs de la construire agrave leur tour et selon la situation pratique

qui est la leur En ce sens Aristote respecte le champ propre de la raison pratique et ne vise pas

agrave remplacer la deacutelibeacuteration par la simple application de regravegles Sa science de lrsquoaction nrsquoest pas

elle-mecircme une fin en soi (EN II 1103b26-29 VI 13) elle vise agrave former des agents vertueux

plus que seulement laquo habiles raquo (cf EN VI 13) Finalement comme le souligne Manent (2014b

553) si nous consideacuterons qursquoune telle science est impossible nous retrouverons lrsquoalternative

weacutebeacuterienne et laquo la connaissance des choses humaines se trouvera distribueacutee ou deacutemembreacutee entre

le point de vue de celui qui agit effectivement et le point de vue de celui qui regarde les choses

humaines comme il regarde les choses qui ne changent pas et ne sont pas objet de deacutelibeacuteration raquo

113 Le mouvement de la deacutelibeacuteration du deacutesir au choix

Un raisonnement speacutecifiquement pratique doit reacutepondre concregravetement agrave la question laquo Que

faire raquo Mais cette question si elle se veut pratique nrsquoest bien sucircr pas poseacutee laquo dans lrsquoabsolu raquo

Selon Aristote lrsquoorientation premiegravere de la raison pratique deacutepend de deux faculteacutes le deacutesir

28

(orexis) et la raison discursive (logistikon) La raison considegravere le bien drsquoun objet ou drsquoun eacutetat

des choses pour lrsquoagent Or comme lrsquoaffirme Aristote elle ne meut pas sans le deacutesir (DA III

10 433a23-24) La raison permettra toutefois de donner un poids suffisant agrave la laquo bonteacute raquo drsquoune

chose ou drsquoune action et non seulement agrave sa deacutesirabiliteacute appeacutetitive (epithumia) afin qursquoelle

fasse lrsquoobjet drsquoun souhait raisonneacute (boulegravesis) On peut alors dire qursquoAristote pose ainsi laquo une

meacutediation entre ce qui deacutesire sans penser et ce qui calcule sans mouvoir raquo (Monteils-Laeng 2013

443) Bref le souhait est un deacutesir du bien il srsquoinscrit dans un laquo horizon intentionnel geacuteneacuteral raquo

dans une laquo aspiration solidaire drsquoune certaine conception de la vie que lrsquoon voudrait mener parce

qursquoon la croit bonne raquo (Monteils-Laeng 2013 444) Cette conception construit en quelque sorte

la laquo preacutemisse majeure raquo du raisonnement pratique qursquoAristote reacutesume de la faccedilon suivante

laquo Puisque la fin crsquoest-agrave-dire le souverain Bien est de telle nature raquo (EN VI 13 1144a31) Mais

en geacuteneacuteral la conception ultime du bien pour un agent particulier se preacutesente sous une forme

speacutecifique dans le cadre drsquoune situation particuliegravere puisqursquoil nrsquoy a pas de deacutesir sans objet

concret du deacutesir Cette laquo preacutemisse majeure raquo du raisonnement pratique nrsquoest donc pas prise

absolument dans une laquo acceptabiliteacute inconditionnelle raquo mais pour son laquo adeacutequation agrave la

situation raquo (Wiggins 1980 234)

Le souhait donne tout de mecircme un but (telos) agrave lrsquoagent qui sera le principe (arkhē) eacuteloigneacute

de son raisonnement En effet le souhait nrsquoest pas encore un principe effectif de lrsquoaction ou une

cause immeacutediate puisqursquoon peut souhaiter certaines choses qui ne deacutependent pas de nous ou

alors qui ne sont pas directement agrave notre porteacutee (EN III 4 1111b19 sq) Lrsquoaction neacutecessitera

alors une speacutecification de ce but conforme agrave la situation preacutesente qui consiste drsquoabord agrave

deacuteterminer la possibiliteacute de reacutealiser ce qui est envisageacute ici et maintenant puis de quelles faccedilons

29

Cette recherche sera le propre de la deacutelibeacuteration qui deacutesignera les meilleurs moyens de reacutealiser

le but fixeacute La deacutelibeacuteration forme la volonteacute et lui permet de se fixer pleinement (ou de srsquoen

eacutecarter) sur le deacutesir initial qui deviendra selon les mots drsquoAristote un laquo deacutesir deacutelibeacutereacute raquo ou

laquo deacutesir intellectuel raquo (orexis dianoegravetike) crsquoest-agrave-dire une preacutefeacuterence qui conduit agrave un choix

deacutelibeacutereacute (prohairesis) comme nous lrsquoavons vu14 Plus lrsquoobjet du deacutesir est envisageacute comme bon

et vraisemblable dans une situation concregravete plus le deacutesir srsquoancre dans la volonteacute et motive agrave

lrsquoaction15 Mais cette motivation serait insuffisante srsquoil nrsquoy avait pas un commandement de la

raison En effet laquo chacun cesse de rechercher comment il agira quand il a rameneacute agrave lui-mecircme

le principe de son acte et agrave la partie directrice de lui-mecircme car cest cette partie qui choisit raquo

(EN III 1113a5 sq) crsquoest-agrave-dire la raison puisque crsquoest la raison qui dit le logos de lrsquoaction sa

laquo justification raquo Autrement dit lrsquoagent ne se deacutecide pas tant selon un acte de volonteacute que selon

lrsquoappropriation drsquoune bonne raison drsquoagir qui fait de lrsquoagent le principe de son action

Le choix deacutelibeacutereacute est une certaine preacutefeacuterence laquo ce qui a eacuteteacute choisi avant drsquoautres choses raquo

nous dit Aristote (EN III 4 11112a16) Crsquoest que tout agent est confronteacute dans sa vie pratique

agrave une diversiteacute de biens Par exemple un agent qui veut srsquoassurer davantage de temps drsquoeacutetude

deacutelaissera peut-ecirctre dans une certaine mesure drsquoautres biens comme ses devoirs familiaux ou

ses amitieacutes Sa deacutelibeacuteration ne consistera donc pas seulement agrave rechercher les moyens de vivre

la vie theacuteoreacutetique mais eacutegalement agrave mesurer et agrave ordonner les biens qui lui apparaissent comme

14 Le mot prohairesis renvoie chez Aristote au produit de la deacutelibeacuteration qursquoon ne peut traduire simplement par

laquo choix raquo sans quelque deacuteformation En effet pro-hairesis deacutesigne ce qui est vers ou pour (pro) le choix (hairesis)

Lrsquoaction de laquo prohaireser raquo (EN III 4 1112a1-3 to prohairesthai) implique une vie pratique reacutefleacutechie et donc

pleinement volontaire Sur ce point voir notamment Salkever (2000) 15 laquo Possible est aussi ce dont on srsquoeacuteprend et ce qursquoon deacutesire en vertu de notre ecirctre mecircme car le plus souvent nul

de srsquoeacuteprend de ce qui est impossible ni ne le deacutesire raquo (Rhet II 19 1392a)

30

tels et selon lesquels il souhaite vivre Crsquoest pourquoi comme nous lrsquoavons vu la deacutelibeacuteration

est aussi une comparaison un classement Par cette recherche dianoeacutetique elle contribue agrave

produire lrsquoorthos logos du choix dont la traduction laquo droite regravegle raquo fait bien voir cette notion de

mesure de juste milieu sur un spectre de possibiliteacutes En effet selon les circonstances le mecircme

ordonnancement des biens peut prendre diverses formes ou alors ecirctre supplanteacute par un autre

classement temporaire

Or il est important ici de souligner que ce conflit entre divers biens nrsquoest pas seulement

reacutesolu par la deacutelibeacuteration mais qursquoil acquiert une teneur concregravete au moment de cet exercice de

recherche des moyens Au simple stade du souhait il nrsquoy a toujours pas de conflit reacuteel car on

ne peut encore deacuteterminer ce qursquoimpliquera exactement sa concreacutetisation Crsquoest ainsi

qursquoElizabeth Anscombe a pu affirmer que les preacutemisses du raisonnement pratique ne sont

laquo actualiseacutees raquo qursquoau moment de lrsquoaction concregravete (2002 112 on active service) et Aristote que

le principe du raisonnement est drsquoabord une laquo hypothegravese raquo (EE II 11 1227b30 hupoacutethesis)

Comme pour toute recherche il faut avoir une certaine ideacutee de la chose pour deacutebuter et lrsquoon

pourra revenir sur cette hypothegravese agrave la suite de nouvelles observations ou de nouveaux reacutesultats

(cf sect 111)

Crsquoest pour cette raison qursquoAristote affirme qursquoon ne deacutelibegravere pas sur les fins mais sur les

moyens drsquoatteindre les fins (EN III 5 1112b12) Pour bien comprendre cette affirmation il

convient de preacuteciser la structure intentionnelle de la rationaliteacute pratique telle que la conccediloit

Aristote Un agent agit toujours en fonction drsquoune fin une fin qui est un certain bien comme

nous lrsquoavons vu Degraves lors il ne deacutelibegravere pas sur cette fin pour deux raisons Drsquoabord il ne

deacutelibegravere pas sur le fait qursquoil agisse en fonction drsquoun bien qui est ultimement le Souverain bien

31

vers lequel tend lrsquoecirctre humain Par analogie on ne deacutelibegravere pas par exemple sur le fait que lrsquoon

vise le vrai au moment drsquoune recherche theacuteorique Ensuite un agent ne deacutelibegravere pas sur sa

conception du bien celle qursquoil possegravede au moment drsquoagir Cette fin particuliegravere correspond agrave

lrsquoethos de lrsquoagent agrave ses dispositions eacutethiques soit ce qui oriente sa perception des choses et ce

qui lui donne certaines hypothegraveses qui seront les principes de sa deacutelibeacuteration

Lrsquoexercice de la deacutelibeacuteration nrsquoest donc pas seulement en fonction de la fin mais y est plutocirct

directement ordonneacute de faccedilon agrave pouvoir la deacuteterminer eacutegalement16 Crsquoest ce rapport eacutetroit

qursquoAristote veut signifier lorsqursquoil eacutecrit plus preacuteciseacutement que la deacutelibeacuteration porte sur ce qui est

vers la fin (tōn pros to telos) crsquoest-agrave-dire ce qui laquo constitue la fin raquo (Wiggins 1980 224

constituents-to-ends) Car la fin en tant que souhait doit trouver une correspondance dans la

situation particuliegravere La deacutelibeacuteration est donc un exercice drsquoapprofondissement et de

speacutecification de la fin plutocirct que sa simple application (Wiggins 1980) Si la fin speacutecifieacutee est

particuliegravere (eg refuser un pot-de-vin pour ecirctre un bon politicien) lrsquoon dira alors qursquoil y a eu

bonne deacutelibeacuteration laquo en un sens deacutetermineacute raquo alors qursquoune bonne deacutelibeacuteration au sens absolu est

celle qui laquo megravene agrave un reacutesultat correct par rapport agrave la fin prise absolument raquo crsquoest-agrave-dire le bien

ultime de lrsquoagent ou de la citeacute (EN VI 10 1142b31-32)

Ce nrsquoest alors que lorsque lrsquoagent possegravede une expeacuterience concregravete des manifestations

particuliegraveres du bien qursquoil pourra remettre en question ses propres conceptions des fins humaines

Cette nouvelle recherche qui se fait du particulier agrave lrsquouniversel nrsquoest pas une deacutelibeacuteration mais

une recherche proprement dialectique plus laquo theacuteorique raquo Comme lrsquoexplique Alasdair

16 laquo La cause finale (ου ενεκα) nrsquoest pas quelque chose de donneacute mais un but que lrsquoon vise et ougrave lrsquoacteur confegravere agrave

un contenu concret une accentuation positive lieacutee agrave ce qui est profitable agrave son action raquo (Bubner 1993 351)

32

MacIntyre (1993 210) laquo dans la theacuteorie notre raisonnement se fait vers et agrave propos de cette fin

ultime qui est lrsquoarkhē de lrsquoinvestigation et du raisonnement pratiques mais agrave partir de cet arkhē

crsquoest par le raisonnement pratique que nous sommes conduits agrave des conclusions particuliegraveres sur

la faccedilon drsquoagir raquo Et ces conclusions particuliegraveres lorsqursquoelles seront mises en œuvre pourront

informer un nouveau mouvement de penseacutee theacuteorique vers les motivations premiegraveres de lrsquoagent

et ainsi de suite

Il faut maintenant continuer notre examen de la deacutelibeacuteration comprise dans une perspective

aristoteacutelicienne en se penchant sur son exercice politique Nous nous tournerons pour cela vers

le modegravele de discussion politique fourni par la Rheacutetorique qui constitue agrave la fois un traiteacute de

logique et drsquoeacutethique politique Nous viserons agrave extraire lrsquoessentiel des propos drsquoAristote au-

delagrave de leur contexte particulier soit la pratique politique de la citeacute atheacutenienne

12 La deacutelibeacuteration politique comme exercice rheacutetorique

Toute action implique directement ou indirectement une pluraliteacute drsquoindividus La complexiteacute de

la vie pratique demande souvent qursquoun agent se fasse laquo assister drsquoautres personnes pour

deacutelibeacuterer raquo se deacutefiant de sa laquo propre insuffisance agrave discerner ce qursquoil faut faire raquo (EN III 5

1112b9) Cela est drsquoautant plus vrai au niveau politique ougrave les deacutecisions communes ont un

impact significatif sur la vie drsquoun agent singulier La deacutelibeacuteration deacutemocratique est alors en

quelque sorte la deacutelibeacuteration politique par excellence en ce que la deacutecision est soumise agrave une

discussion entre un grand nombre de citoyens eacutegaux qui veulent se gouverner librement Dans

ce contexte lrsquoobjectif de la deacutelibeacuteration est de faire converger par la discussion les diffeacuterentes

opinions afin de former un jugement commun sur la bonne action agrave reacutealiser Dans la perspective

33

de la deacutemocratie deacutelibeacuterative ndash comme de celle de la tradition du reacutepublicanisme classique ndash

lrsquoenjeu est alors que la deacutecision politique ne se reacuteduise pas agrave une coordination des inteacuterecircts sous

forme de compromis ou drsquoalliances mais qursquoelle constitue en un laquo accord sur les principes

directeurs de lrsquoaction et la faccedilon de les interpreacuteter raquo (Canivez 2013 84) Autrement dit dans

cette perspective la parole publique est essentiellement quelque chose qui vise le commun

Encore plus dans une perspective aristoteacutelicienne la parole mecircme deacutepend du commun

La communauteacute politique est pour Aristote une certaine mise en commun des paroles et des

actions Lrsquoaction forme des communauteacutes et lorsqursquoelle est accompagneacutee de paroles de raisons

elle forme notamment des citeacutes Pour Aristote la citeacute est un pheacutenomegravene naturel en ce que les

ecirctres humains doivent srsquoassocier pour vivre (Pol I 2 1252b27 sq) mais elle ne se reacuteduit au

donneacute du naturel puisqursquoelle est aussi en vue du bien vivre Ce bien deacutepend alors de trois

facteurs la nature lrsquohabitude et la raison (Pol VII 13 1331b39-40) Pour Aristote ce sera

lrsquoœuvre propre de la raison drsquoorienter la nature et lrsquohabitude en vue de cet objectif personnel

mais surtout proprement politique Pour ce faire la raison permet de deacutevelopper un langage

commun ce qui fait de lrsquoecirctre humain un laquo animal politique raquo

Mais que lrsquohomme soit un animal politique agrave un plus haut degreacute qursquoune abeille quelconque ou

tout autre animal vivant agrave lrsquoeacutetat greacutegaire cela est eacutevident La nature en effet selon nous ne fait

rien en vain et lrsquohomme seul de tous les animaux possegravede la parole [logos] Or tandis que la

voix [phonē] ne sert qursquoagrave indiquer la joie et la peine et appartient pour ce motif aux autres

animaux eacutegalement [hellip] le discours sert agrave exprimer lrsquoutile et le nuisible et par suite aussi le

juste et lrsquoinjuste car crsquoest le caractegravere propre de lrsquohomme par rapport aux autres animaux drsquoecirctre

le seul agrave avoir le sentiment du bien et du mal du juste et de lrsquoinjuste et des autres notions morales

et crsquoest la communauteacute de ces sentiments qui engendre famille et citeacute (Pol I 2 1253a7-18)

34

Nous voyons ici agrave quel point la parole ou le langage raisonneacute17 est pour Aristote intimement

lieacutee aux fins humaines et ce plus preacuteciseacutement dans la capaciteacute des ecirctres humains de clarifier

collectivement leur bien selon diffeacuterents motifs naturels lrsquoagreacuteable lrsquoutile le noble et

eacuteventuellement le juste (EN I 2-3 V Rhet I 3) Crsquoest en fonction de cette orientation

collective que se produit lrsquouniteacute de la communauteacute politique il srsquoagit de laquo recommencer

constamment agrave fonder et agrave conserver cette uniteacute au moyen du travail rheacutetorique du loacutegos raquo

(Bubner 1993 355)

Quel est cet aspect rheacutetorique de la langue de la parole Analysant le passage concernant

les trois eacuteleacutements de lrsquoexcellence en lien avec cette derniegravere citation de Pol 1253a7-18 Reacutemi

Brague en conclura que avant tout laquo le logos est la capaciteacute de se laisser persuader raquo (Brague

1988 265) Par le langage lrsquoecirctre humain est capable drsquoentendre des propositions drsquo laquo entendre

raison raquo Degraves lors selon Brague lrsquoeacutecoute laquo suppose un rapport particulier au bien preacutesent sous

les espegraveces du lsquomieuxrsquo raquo (1988 265) Le logos permet en effet comme nous venons de le voir

drsquoorienter et laquo drsquoameacuteliorer raquo la nature et lrsquohabitude en fonction drsquoun bien agrave atteindre La parole

commune est rheacutetorique en ce sens ougrave en clarifiant le bien et donc ce qui est mieux elle incite

au changement agrave lrsquoaction et ce au sein du cadre intelligible de la communauteacute De la mecircme

faccedilon Salkever (1990 75-6) commentant eacutegalement Pol 1253a7-18 affirme qursquoAristote ne

soutient

ni que le discours est en vue de la communication drsquoinformation [hellip] ni qursquoil sert lrsquoobjectif

drsquoexprimer ou de constituer une identiteacute construisant un monde humain agrave cocircteacute du monde de la

17 Dans ce dernier passage le mot logos ne renvoie pas exactement agrave la raison comprise comme activiteacute de

recherche intellectuelle ni simplement agrave la langue courante dont la traduction adeacutequate serait laquo dialektos raquo mais

agrave un langage raisonneacute crsquoest-agrave-dire un discours qui dit quelque chose qui eacutemet des propositions compreacutehensibles

Cf Bubner (1993 355) et Brague (1988 263-5)

35

nature Plutocirct le logos rend possible pour nous de deacutecouvrir agrave travers la deacutelibeacuteration les types de

buts en fonction desquels nous pouvons le mieux organiser notre vie ndash ces moyens qui constituent

le bonheur humain

Nous retrouvons ici le rapport mis en lumiegravere preacuteceacutedemment (cf Revue de litteacuterature) entre

les finaliteacutes de lrsquoaction la parole commune et la communauteacute politique Ce nrsquoest qursquoagrave la lumiegravere

des finaliteacutes communes (qui impliquent lrsquoexistence mecircme de la communauteacute) qursquoil est senseacute de

se laisser persuader par des arguments touchant agrave lrsquoagreacuteable agrave lrsquoutile au juste ou au bien Le

discours rheacutetorique dans sa manifestation premiegravere permet le changement vers le mieux agrave

travers une eacutelucidation de ces motifs naturels de lrsquoaction humaine motifs qui se font voir dans

la communauteacute drsquoaction qursquoest la communauteacute politique Cette laquo facticiteacute raquo est donc comme

nous lrsquoavons vu constitutive de la deacutelibeacuteration collective mais demeure un eacuteleacutement qui est en

vue de la validiteacute du discours vrai sur ce qui est plaisant juste ou bien Pour le dire autrement

la communauteacute politique possegravede des caracteacuteristiques fonctionnelles qui permettent de lier les

moyens et les fins de produire un discours vrai sur la bonne action agrave faire Nous reviendrons

sur cette proposition importante

Crsquoest ainsi que Brague (1988 266) propose de distinguer le rheacutetorique de la rheacutetorique

celle-ci consistant plutocirct en une technique de discours bien que les deux ne soient pas

entiegraverement distincts Dans sa Rheacutetorique Aristote nous offre sa vision des principes geacuteneacuteraux

de la rheacutetorique comme art de la persuasion principalement dans sa manifestation politique

Notre traduction laquo In particular Aristotle holds neither that speech is for the sake of communicating information

[hellip] nor that it serves the purpose of expressing or constituting an identity building up a human world alongside

the world of nature Logos rather makes it possible for us to discover through deliberation the kinds of goals in

terms of which we can best organize our lives ndash those means which constitute human happiness raquo

36

Nous savons qursquoun art implique agrave la fois la connaissance de regravegles geacuteneacuterales de production et la

capaciteacute effective de produire quelque chose Dans le cas de la rheacutetorique on peut donc

identifier deux objectifs Drsquoabord celui de persuader crsquoest-agrave-dire drsquoorienter lrsquoaction des

interlocuteurs en les amenant agrave former un jugement concernant une situation particuliegravere (Rhet

II 18 1391b) Ensuite celui de laquo bien voir quels sont pour chaque cas les moyens de

persuader raquo (Rhet I 1 1355b) Nous pouvons en effet distinguer au sein de lrsquoart rheacutetorique

une fin externe la persuasion effective et une fin interne la deacutecouverte des moyens de persuader

dans une situation donneacutee (Abizadeh 2007 464-7 Garsten 2011 174 Garver 1994) Par

exemple lrsquoart du meacutedecin a comme fin externe la santeacute du patient mais eacutegalement un ensemble

de regravegles et de proceacutedures qui constituent des biens internes (Abizadeh 2007 464) Or la

meacutedecine en tant qursquoart nrsquoa pas agrave donner la santeacute mais y conduire aussi loin que possible (Rhet

I 2 1355b) ou mecircme srsquoabstenir de le faire dans certains cas si lrsquoacte entre en contradiction avec

certains biens internes (Abizadeh 2007 464) par exemple un code drsquoeacutethique

La rheacutetorique se distingue alors agrave la fois de la dialectique et de la sophistique Elle se

distingue de la dialectique drsquoabord en ce que cette derniegravere ne vise pas lrsquoaction mais la veacuteriteacute

La dialectique nrsquoest toutefois pas eacutetrangegravere agrave la rheacutetorique car les deux se fondent sur lrsquoopinion

et traite du vraisemblable et du probable (Top I 2 Rhet I 1355a sq) Plus preacuteciseacutement la

rheacutetorique est la branche de la dialectique dont lrsquoobjet de recherche consiste dans les choses laquo agrave

choisir et agrave eacuteviter raquo (Top I 11 104b sq) Bien sucircr cette question peut impliquer la recherche

dialectique laquo de la veacuteriteacute et de la connaissance raquo (Top I 11 104b sq) mais cela implique alors

du temps et un petit nombre de gens ne convenant donc pas agrave la rapiditeacute et au caractegravere

drsquoopportuniteacute de la politique (Arnhart 1981 72) Alors que la dialectique en tant qursquoactiviteacute

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theacuteorique tend vers les principes premiers la rheacutetorique en tant qursquoactiviteacute pratique tend vers

le particulier La rheacutetorique est donc lrsquooutil par excellence de la politique et bien qursquoil puisse

ecirctre utile de disposer de connaissances techniques (eg lrsquoeacuteconomie) ou scientifiques (eg

lrsquoeacutepideacutemiologie) dans le but de persuader lrsquoart rheacutetorique possegravede toutefois ses moyens propres

soit principalement les lieux communs (Rhet I 2 1355a 4 1359a sq)

Comme lrsquoeacutecrit Aristote lrsquoart rheacutetorique traite des thegraveses opposeacutees et en ce sens peut servir

un orateur mal intentionneacute En tant qursquoart technique de la persuasion la rheacutetorique est

effectivement un instrument moralement neutre (Arnhart 1981 11) drsquoougrave son rejet par certains

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative En effet la rheacutetorique contreviendrait selon au

principe de la reacuteciprociteacute qui implique une complegravete honnecircteteacute et transparence afin de donner

tous les moyens agrave lrsquointerlocteur de formuler une reacuteponse adeacutequate (cf Revue de litteacuterature p

6) Aristote rejette cette objection en affirmant que lrsquoon pourrait faire un mauvais usage de la

plupart des qualiteacutes (la force la santeacute lrsquoargent) qualiteacutes que nous continuons toutefois agrave

consideacuterer comme bonnes (Rhet I 2 1355a-b) Ceci peut alors srsquoappliquer agrave la transparence

De plus la rheacutetorique ne vise pas agrave tromper lrsquoadversaire ou agrave le mener agrave accepter une conclusion

par des moyens fallacieux Elle ne peut donc ecirctre confondue avec la sophistique et ce pour trois

raisons plus preacutecises

Drsquoabord le discours politique doit faire usage de la rheacutetorique puisqursquoil nrsquoa pas les mecircmes

preacutetentions agrave la veacuteriteacute que les sciences ou la philosophie Comme nous lrsquoavons vu pour Aristote

la politique vise plus lrsquoaction que le pourquoi Elle opegravere toujours selon le laquo probable raquo et le

laquo possible raquo On peut alors donner une valeur de veacuteriteacute au discours rheacutetorique que si lrsquoon

considegravere comme Aristote que laquo voir le vrai et voir ce qui srsquoapparente au vrai relegravevent de la

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mecircme capaciteacute raquo et que laquo les hommes sont suffisamment ouverts au vrai et parviennent le plus

souvent agrave la veacuteriteacute raquo (Rhet I 1 1355) Ce qui est accepteacute par tous ou la plupart lrsquoopinion

reacuteputable (endoxa) est le plus souvent proche de la veacuteriteacute et il faut pouvoir ainsi consideacuterer le

potentiel de veacuteriteacute drsquoun eacutenonceacute geacuteneacuteral et probable Lrsquoargument qui est une des trois laquo preuves raquo

(pisteis) ou moyens rheacutetoriques ne fait pas usage de raisonnements fallacieux mais de

raisonnements probables et en ce sens persuasifs Aristote appelle enthymegraveme ce type

drsquoargument qui procegravede de lrsquoopinion reacuteputable et drsquoun cas particulier ou alors drsquoun signe qui

fournit directement lrsquoeacutevidence de la conclusion (Rhet I 2 1356b sq II 22) Lrsquoenthymegraveme est

concerneacute par le particulier ce qui en fait un raisonnement seulement probable et donc imparfait

Dans cette perspective on assimilera le discours rheacutetorique agrave la sophistique si lrsquoon conccediloit

notamment la deacutemonstration apodictique comme le seul critegravere de validiteacute drsquoun argument Nous

reviendrons sur ce point Notons qursquoil est possible qursquoun argument soit persuasif mais

seulement laquo en apparence raquo ce qui se rapprocherait de la sophistique Sur ce point Aristote

souligne qursquoune connaissance de lrsquoart rheacutetorique aidera agrave distinguer ce qui est vraiment persuasif

ce qui ne lrsquoest qursquoen apparence (Rhet I 2 1355b)

En effet encore une fois la rheacutetorique ne vise pas directement agrave persuader (Rhet I 2

1355b) mais avant tout agrave trouver les moyens de la persuasion La rheacutetorique devient sophistique

lorsqursquoelle est concerneacutee exclusivement par sa fin externe En effet si lrsquoon vise seulement lrsquoeffet

de la persuasion le choix ou lrsquoaction de lrsquointerlocuteur sans prendre en compte les meacuterites de

lrsquoargument ou les faccedilons de persuader (eg laquo tous les moyens sont bons raquo) alors la rheacutetorique

devient laquo pleacutebiscitaire raquo (Chambers 2009 337) La connaissance rheacutetorique permettra plutocirct de

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se deacutefendre contre un tel discours sophistique (Garsten 2006 119-35) avec la confiance que le

vrai et le meilleur se precirctera toujours mieux agrave la persuasion (Rhet I 2 1355a)

Cette consideacuteration nous megravene agrave la derniegravere raison de la distinction entre rheacutetorique et

sophistique qui tient en la subordination de la rheacutetorique au discours rheacutetorique en geacuteneacuteral qui

permet agrave la communauteacute politique de clarifier les biens et donc les fins qursquoelle vise en commun

Comme le souligne Ronald Beiner ces fins ne sont pas poursuivies de faccedilon rheacutetorique mais

elles sont plutocirct laquo inextricablement raquo situeacutees au sein drsquoun meacutedium rheacutetorique voire constitueacutees

rheacutetoriquement (1983 95) Un discours deacutelibeacuteratif ne peut avoir un effet positif drsquoorientation

que srsquoil srsquointegravegre agrave un cadre eacutethique plus large celui des dispositions et des opinions geacuteneacuterales

de lrsquolaquo audience raquo de la communauteacute politique

Crsquoest pourquoi les deux autres types de preuves rheacutetoriques la confiance en lrsquoorateur et

lrsquoappel aux eacutemotions sont drsquoune grande importance Puisque les arguments deacutelibeacuteratifs sont la

plupart du temps seulement probables le public doit pouvoir faire confiance (ou pas) agrave lrsquoorateur

selon ses capaciteacutes de discernement son excellence et sa bienveillance (Rhet II 1 1377b) Bien

sucircr cette confiance doit aussi laquo naicirctre du discours lui-mecircme raquo et non drsquoun simple preacutejugeacute

favorable (Rhet I 2 135a) Cette condition est valable eacutegalement pour la troisiegraveme preuve

lrsquoappel aux eacutemotions Pour Aristote les eacutemotions ne sont pas deacutenueacutees de rationaliteacute 18

puisqursquoelles expriment une certaine compreacutehension drsquoune situation perccedilue Elles peuvent donc

servir agrave diriger la bonne action et mecircme la permettre par leur contenu motivationnel De fait

nous avons vu qursquoil nrsquoy avait pas drsquoaction sans deacutesir initial drsquoune fin quelconque Lrsquoappel aux

18 Comme lrsquoa montreacute Martha Nussbaum (1986) de faccedilon convaincante

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passions dans la pratique rheacutetorique est la reacuteponse agrave cette caracteacuteristique de lrsquoaction humaine

Aristote a effectivement le souci drsquoancrer le jugement politique dans les dispositions eacutethiques

des citoyens afin de motiver une action effective ou alors au moins un acte interne qui consiste

en une nouvelle orientation du deacutesir

Nous voyons comment la conception aristoteacutelicienne de la deacutelibeacuteration politique srsquoeacuteloigne

des approches laquo eacutepisteacutemiques raquo qui viseraient un ideacuteal de conversation civique comprise

comme un eacutechange laquo dialectique raquo ou comme laquo une entreprise commune drsquointerpreacutetation raquo

(Blattberg 2009 215) Le discours rheacutetorique vise en effet moins lrsquointercompreacutehension que la

persuasion ce qui implique un certain rapport asymeacutetrique entre lrsquoorateur et lrsquoauditeur Nous

remettons ici agrave plus tard la question de la teneur reacutealiste de ce cadre drsquoanalyse19 Ce qursquoil faut

souligner est la seacuteparation nette mais non pas totale que veut faire voir Aristote entre la

deacutelibeacuteration politique et la laquo discussion raquo qui vise la compreacutehension et lrsquoatteinte de la veacuteriteacute En

effet cette derniegravere est deacutetermineacutee par la nature de la dialectique dont les regravegles de lrsquoart sont

analyseacutees dans les Topiques Alors qursquoil est naturel que le rheacuteteur ait une intention preacutecise

(lrsquoaction) par rapport au reacutesultat de son discours le dialecticien qui possegravede une telle intention

est pour Aristote un sophiste (Rhet I 1 1355b)

Bien que cette distinction peut sembler exageacutereacutement tranchante elle est due agrave la prise en

compte du kairos inheacuterent agrave la vie politique En effet bien que la notion de kairos soit

polyseacutemique chez Aristote celui-ci en fait un eacuteleacutement important de sa philosophie pratique Agrave

travers ces divers sens on entrevoit un lien entre le kairos comme une modaliteacute du Bien sous la

19 On peut toutefois proposer drsquoembleacutee que cette structure nrsquoest pas eacutetrangegravere agrave la manifestation courante du

discours public dans les deacutemocraties contemporaines ougrave les repreacutesentants se disputent lrsquoalleacutegeance drsquoune

laquo audience raquo large drsquoun public qui eacutecoute plus qursquoil ne discute

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cateacutegorie du temps (eg saisir lopportuniteacute) (EN I 4 1096a26 EE I 8 1217b32) et comme

situation particuliegravere qui ne se reacutepeacutetera pas comme telle (Rhet I 7 1365a20) Le kairos renvoie

donc agrave un certain infleacutechissement de la situation qui laquo impose sa propre norme raquo (Rodrigo et

Tordesillas 1993 405) Crsquoest ainsi qursquoAristote utilise ce concept dans lrsquoexemple drsquoun capitaine

qui prend la deacutecision de jeter sa cargaison par-dessus bord afin drsquoempecirccher un navire de couler

(EN III 1 1110a-15) Le kairos peut donc rendre relatif un principe absolu (eg un bon

capitaine conserve toujours sa cargaison) Et crsquoest aussi pourquoi il peut faire lrsquoobjet drsquoun usage

sophistique Nous retrouvons alors le problegraveme initial de lrsquoaspect sophistique de la rheacutetorique

politique auquel les mecircmes solutions srsquoappliquent

Lrsquoexemple du capitaine renvoie eacutegalement agrave lrsquoautoriteacute neacutecessaire agrave la saisie du kairos En

politique ce sera alors au gouvernement de lier de faccedilon heureuse lrsquoopportuniteacute qui est le

laquo critegravere fondamental de la deacutelibeacuteration raquo (Arnhart 1981 72) et la bonne orientation du discours

et de lrsquoaction Ce sont en effet les gouvernants qui tranchent et il leur revient donc drsquoecirctre

sensibles au kairos La contingence des affaires humaines demande une capaciteacute et une volonteacute

de juger et de discriminer de produire un choix deacutelibeacutereacute qui srsquoexpose aux blacircmes et aux

louanges En ce sens la sensibiliteacute au kairos lorsqursquoelle megravene agrave lrsquoaction favorise davantage le

jugement public qursquoune tentative drsquoocculter ce kairos agrave lrsquoaide drsquoun discours abstrait Sans cette

prise en compte de la contingence et de lrsquoopportuniteacute toute deacutemarche theacuteorique ou pratique de

laquo conversation civique raquo conccedilue seulement comme un exercice dialectique se condamnera

effectivement agrave lrsquoabstraction Ce faisant les approches qui adoptent ce point de vue se

transforment en fait en theacuteories critiques agrave partir drsquoun ideacuteal communicationnel qui pourrait

srsquoactualiser dans toutes les institutions de la vie humaine mais ne peuvent expliquer le rapport

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du discours politique agrave la forme de gouvernement soit le reacutegime politique qui comme nous le

verrons agrave lrsquoinstant est un eacuteleacutement deacutecisif de la rheacutetorique deacutelibeacuterative

La solution drsquoAristote nous semble plus convaincante et consiste agrave accepter le

commandement propre au kairos et agrave offrir une theacuteorie institutionnelle de la deacutelibeacuteration et de

la deacutecision reacutepondant agrave la neacutecessiteacute drsquoagir en fonction des circonstances changeantes bref une

philosophie politique Pour Aristote le conseil (rechercher ou eacuteviter quelque chose) prend sa

forme la plus eacuteleveacutee dans la leacutegislation qui est un des sujets principaux de la rheacutetorique

deacutelibeacuterative (Rhet I 4 1359b) et mecircme le plus englobant et exhaustif puisqursquoil concerne la fin

de lrsquoactiviteacute humaine le bien-vivre (Arnhart 1981 57)

Crsquoest pourquoi selon Aristote il faut assurer la primauteacute du discours deacutelibeacuteratif ou politique

sur les autres notamment sur la rheacutetorique judiciaire (Rhet I 1 1354b) En effet laquo le discours

politique est moins capable de ruser que le discours judiciaire raquo (Rhet I 1 1354b) puisqursquoil

concerne des choses susceptibles drsquointeacuteresser un grand nombre de personnes comme la loi Il

sera alors plus facile de discerner si les propos de lrsquoorateur reacutepondent agrave la reacutealiteacute puisque cette

reacutealiteacute est partageacutee par ceux qui jugent et deacutelibegraverent Pour ce faire il est important pour Aristote

que la deacutelibeacuteration politique se conduise en preacutesence des citoyens Cela motive les orateurs agrave

discuter du bien commun et non de leur bien personnel puisque leurs discours est soumis au

regard des autres et agrave lrsquoopinion partageacutee aller agrave lrsquoencontre de ce qui est reacuteputable (endoxa)

implique le risque drsquoune perte reacuteputation et de la honte20 (Rhet II 6 1384a Nieuwenburg

2004)

20 laquo Avec ses pairs on rivalise sur le terrain des honneurs on se soucie de lrsquoavis des gens senseacutes dans lrsquoideacutee qursquoils

sont ouverts agrave la veacuteriteacute [hellip] On a plus honte de ce qui se fait sous leurs yeux de maniegravere ouverte [hellip] raquo (Rhet II

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Agrave cet eacutegard la connaissance des lois qui expriment le caractegravere de chaque reacutegime et donc

ses laquo opinions reacuteputables raquo est laquo le point essentiel et deacutecisif entre tous quant agrave la capaciteacute de

persuader et de bien conseiller raquo (Rhet I 8 1365b) Le reacutegime politique en tranchant la question

pratique par excellence celle de la justice donne en quelque sorte des principes en fonction

desquels la deacutelibeacuteration doit srsquoexercer tout comme lrsquoagent individuel a besoin laquo drsquohypothegraveses raquo

sous la forme de conceptions geacuteneacuterales du bien qui puissent motiver sa recherche pratique De

cette faccedilon le reacutegime politique pour Aristote est lrsquoeacuteleacutement qui regroupe les trois types de

preuve puisqursquoil deacutetermine les preacutemisses de lrsquoargument lrsquoautoriteacute reconnue et les dispositions

eacutethiques de lrsquoaudience

Nous voyons donc toute lrsquoimportance des institutions politiques pour la conduite de la

deacutelibeacuteration Crsquoest la nature de ces institutions qursquoil faut maintenant examiner En effet outre la

question de savoir comment deacutelibeacuterer il faut eacutegalement deacuteterminer qui deacutelibegravere

13 Les institutions de la deacutelibeacuteration et la fonction du citoyen

Nous avons vu qursquoAristote considegravere le reacutegime politique comme un eacuteleacutement essentiel voire le

plus essentiel de la deacutelibeacuteration et conseacutequemment de la rheacutetorique Le reacutegime en lui-mecircme est

une certaine incarnation de la rationaliteacute pratique au niveau collectif Puisqursquoil se deacutefinit par la

loi et que la loi deacutesigne un bien (ou un mal) alors le reacutegime donne eacutegalement une fin geacuteneacuterale

au raisonnement pratique collectif et individuel laquo il ne faut pas laisser dans lrsquoombre la fin que

6 1384a) Et aussi Arnhart (1981 71) laquo [hellip] this remark suggests that the considerations governing menrsquos public

appearances are in some sense closer to the truth than the desires that rule menrsquos actions when they are unseen As

members of communities men approach the truth more closely than they do as individuals As individuals ordinary

men often allow their judgements to be distorted by their appetites but as members of communities they make

judgments that manifest a sense of justice raquo

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vise chaque forme de gouvernement car crsquoest la fin qui fait la preacutefeacuterence du choix La fin que

vise la deacutemocratie crsquoest la liberteacute lrsquooligarchie crsquoest lrsquoargent lrsquoaristocratie vise lrsquoeacuteducation et

les institutions et la tyrannie vise agrave se proteacuteger elle-mecircme (Rhet I 8 1366a) En plus de la

promotion drsquoune fin diffeacuterents reacutegimes impliquent eacutegalement diffeacuterentes faccedilons de prendre les

moyens pour reacutealiser la fin crsquoest-agrave-dire drsquoassurer le gouvernement agrave travers diffeacuterentes charges

publiques (arkhai) Ainsi dans la deacutemocratie atheacutenienne crsquoest le tirage au sort qui preacuteside agrave la

distribution des magistratures (Rhet I 8 11365b) bien que plusieurs charges soient eacutegalement

eacutelectives (CA 61 Manin 2012)

Collectivement crsquoest la deacutelibeacuteration qui donnera du mouvement agrave ce dispositif propre agrave un

reacutegime puisque la deacutelibeacuteration est pour Aristote une fonction de gouvernement dont lrsquoactiviteacute

est propre agrave causer un changement Comme nous le savons crsquoest agrave partir de cette activiteacute qursquoil

deacutefinit la citoyenneteacute laquo Un citoyen au sens absolu ne se deacutefinit par aucun autre caractegravere plus

adeacutequat que par la participation aux fonctions judiciaires et aux fonctions publiques en geacuteneacuteral raquo

(Pol III 1 1275a22) Et parmi les fonctions publiques assureacutees par les citoyens laquo la fonction

deacutelibeacuterative est une des plus importantes raquo (Pol IV 4 1291a25 sq) Or si tous les citoyens

peuvent prendre part aux fonctions politiques de la citeacute tous ne le font pas en mecircme temps En

effet en deacutemocratie les citoyens gouvernent et sont gouverneacutes agrave tour de rocircle21 Preacutecisons ce

rapport entre gouvernants et gouverneacutes

21 Et pour Aristote ce sont ideacutealement les mecircmes crsquoest-agrave-dire que les citoyens ayant atteint un acircge mucircr devront

gouverner alors que les plus jeunes seront gouverneacutes et ainsi de suite selon les geacuteneacuterations qui se succegravedent Cf

Pol VII 14) Mais crsquoest la distinction elle-mecircme entre gouvernants et gouverneacutes qui nous inteacuteressera ici plus que

ses diffeacuterentes modaliteacutes

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Drsquoabord cette distinction ne va pas agrave lrsquoencontre de lrsquoautoriteacute souveraine de lrsquoAssembleacutee

des citoyens propre au reacutegime deacutemocratique (Pol III 1 1275a25 sq) Cette autoriteacute confegravere en

fait aux citoyens en position de subordination une certaine charge laquo indeacutetermineacutee raquo qui

consistera principalement agrave juger les deacutecisions des magistrats Ensuite Aristote insiste sur

lrsquoimportance de meacutelanger le peuple (la masse des citoyens) avec les notables au sein des charges

deacutelibeacuteratives (Pol IV 14 1298b20) puisque chacun possegravede un titre leacutegitime agrave gouverner (Pol

III 14) Finalement le rapport entre gouvernants et gouverneacutes nrsquoen est pas un pour Aristote de

domination comme le maicirctre domine lrsquoesclave et la raison domine le corps mais drsquoune sorte

diffeacuterente qui est similaire agrave lrsquoautoriteacute de lrsquointelligence sur le deacutesir (Pol I 5 1254b2) crsquoest-agrave-

dire une relation de persuasion

En ce sens crsquoest bien la deacutelibeacuteration comme exercice de la raison qui permet le

gouvernement drsquohommes libres crsquoest-agrave-dire une autoriteacute qui est politique et non tyrannique

Tout comme dans le raisonnement individuel ougrave la deacutelibeacuteration dirige le deacutesir vers quelque

chose qui lui semble effectivement bon la partie deacutelibeacuterative et dirigeante de la citeacute en donnant

des raisons drsquoagir comprises au sens rheacutetorique guide le peuple assembleacute vers lrsquoatteinte drsquoun

bien Lrsquoautoriteacute nrsquoest pas fondeacutee sur la force mais sur la persuasion Cette activiteacute entre les

parties de la citeacute preacutedeacutetermineacutee par le reacutegime politique et guideacutee par la partie commandante et

deacutelibeacuterative permet alors lrsquouniteacute neacutecessaire au discours mecircme crsquoest-agrave-dire lrsquouniteacute drsquoune

communauteacute drsquoaction qui met en commun lrsquoatteinte des motifs naturels de lrsquoagir humain Ainsi

laquo une action appartient agrave la citeacute en tant que tout quand elle provient de citoyens engageacutes dans

les activiteacutes de deacutelibeacuterer et de juger que demandent leurs fonctions (deacutefinies et indeacutefinies) Crsquoest

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en ce sens que la deacutelibeacuteration est centrale pour lrsquoagentialiteacute politique raquo (Garsten 2013 333) La

seule faccedilon pour une communauteacute drsquoagir sur elle-mecircme crsquoest-agrave-dire de srsquoautogouverner est de

produire non pas seulement un mouvement transitif entre lrsquointeacuterieur et lrsquoexteacuterieur mais un

mouvement immanent agrave ses diffeacuterentes parties soit la clarification des biens internes agrave la

communauteacute par la parole qui oriente le deacutesir

La deacutelibeacuteration des gouvernants est donc le principe drsquoune action partageacutee par la

communauteacute politique Comment srsquoeffectue exactement le laquo partage raquo de cette action Il passe

justement par la nature du principe que constitue la deacutelibeacuteration politique comprise au sens du

rheacutetorique Nous avons vu que la deacutelibeacuteration vise un bien qui puisse srsquoactualiser dans le

contexte particulier drsquoune communauteacute politique crsquoest-agrave-dire une certaine finaliteacute Nous avons

mentionneacute eacutegalement que le bien compris ainsi devait srsquoincarner concregravetement dans un choix

pratique lequel peut prendre diffeacuterentes formes selon les circonstances particuliegraveres tant qursquoil

est conseacutequent avec la finaliteacute viseacutee

Crsquoest ainsi que laquo lrsquoaction commune raquo peut incarner le mecircme principe agrave travers diffeacuterents

agents et pour reprendre lrsquoexpression de Vincent Descombes agrave des niveaux diffeacuterents drsquoune

laquo eacutechelle des degreacutes de lrsquoagir raquo La causaliteacute drsquoun principe final et deacutesireacute nrsquoest pas meacutecanique

ni lineacuteaire mais teacuteleacuteologique en ce sens ougrave les moyens choisis constituent eux-mecircmes la fin en

lrsquoactualisant concregravetement De ce fait la reacutealisation du principe peut se faire selon la

Notre traduction laquo [hellip] an action belongs to the city as a whole when it emerges from citizens engaging in the

activities of deliberating and judging called for by their (indefinite and definite) offices This is the sense in which

deliberation is central to political agency raquo

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contribution drsquoune pluraliteacute drsquoagents qui ont leurs opeacuterations propres22 Tous les agents de cette

action partageacutee peuvent alors inteacutegrer et modifier le principe qui eacutetait leur point de deacutepart

comme un agent individuel modifie sa fin agrave travers sa deacutelibeacuteration et son action (cf sect113)

Crsquoest ainsi que selon Aristote le principe suprecircme de lrsquoaction drsquoune citeacute est la loi qui

constitue le reacutesultat de lrsquoopeacuteration propre des gouvernants23 et qui deviendra le principe des

exeacutecutants dont lrsquoopeacuteration propre est de deacutecreacuteter pour ensuite servir de point de deacutepart de la

deacutelibeacuteration des citoyens Autrement dit la loi du reacutegime est la regravegle drsquoaction des citoyens

lrsquoorthos logos qui guide le choix des moyens Il ne faut donc pas eacutetablir une distinction trop

stricte entre lrsquoexcellence des leacutegislateurs des exeacutecutants et des citoyens En effet tout comme

ces derniers doivent avoir une certaine compreacutehension de la loi pour pouvoir bien lrsquoappliquer

ou lui obeacuteir en toute liberteacute le bon leacutegislateur doit posseacuteder une certaine connaissance du

particulier De ce fait laquo le veacuteritable politique est ensemble celui qui peut faire les lois justes et

celui qui peut deacutecreacuteter et agir justement raquo (Bodeacuteuumls 2004 317-318 n 1) Le bon citoyen en tant

qursquoagent immeacutediat est donc aussi celui qui comprend la loi peut bien lrsquoappliquer et ceci en en

ayant inteacutegreacute le principe crsquoest-agrave-dire en agissant en vue de celui-ci Tous doivent alors posseacuteder

une forme de prudence24 crsquoest-agrave-dire de sagesse pratique Il y aurait seulement une diffeacuterence

dans le degreacute drsquouniversaliteacute de leur deacutelibeacuteration propre

22 Sur la causaliteacute teacuteleacuteologique cf notamment Paul Ricoeur 1986 Du texte agrave laction Essais dhermeacuteneutique II

Paris Eacuteditions du Seuil ainsi que Charles Taylor 1964 The Explanation of Behaviour Londres Routledge and

Kegan Paul 23 Agrave laquelle prend part lrsquoautoriteacute souveraine de lrsquoAssembleacutee des citoyens mais ce sont les gouvernants qui sont la

laquo partie directrice raquo qui choisit Rappelons-nous que laquo chacun cesse de rechercher comment il agira quand il a

rameneacute agrave lui-mecircme le principe de son acte et agrave la partie directrice de lui-mecircme car cest cette partie qui choisit raquo

(EN III 1113a5 sq) 24 laquo De la prudence appliqueacutee agrave la citeacute une premiegravere espegravece en tant qursquoelle a sous sa deacutependance toutes les autres

est leacutegislative lrsquoautre espegravece en tant que portant sur les choses particuliegraveres reccediloit le nom qui lui est drsquoailleurs

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Alors que nous avons examineacute dans la section preacuteceacutedente lrsquoaspect laquo eacutepisteacutemique raquo de la

deacutelibeacuteration comprise selon une approche aristoteacutelicienne nous sommes maintenant en mesure

de reacutesumer lrsquoaspect laquo eacutethique raquo Drsquoabord il est clair que le lien entre deacutelibeacuteration politique et

deacutemocratie est moins fort chez Aristote que dans les theacuteories contemporaines Celui-ci vise en

effet plus la rectitude du discours selon le bien humain que la participation effective du grand

nombre Autrement dit la fonction politique de deacutelibeacuterer nrsquoest pas un travail de leacutegitimation

elle fait plutocirct partie du rocircle du citoyen et constitue donc davantage en un devoir Toutefois il

serait faux drsquoaffirmer qursquoAristote ne considegravere pas la preacutetention leacutegitime du peuple agrave prendre

part aux deacutelibeacuterations cette participation eacutetant mecircme pour lui constitutive de la viseacutee

eacutepisteacutemique comme elle est pour les theacuteories de la deacutemocratie deacutelibeacuterative

Il est en effet manifeste qursquoAristote ait consideacutereacute drsquoun meilleur œil la participation laquo du

grand nombre raquo aux deacutecisions politiques que son maicirctre Platon Dans sa Politique il fait valoir

plusieurs arguments favorables agrave une certaine forme de deacutemocratie notamment celui que le

jugement de la multitude peut ecirctre supeacuterieur agrave celui du petit nombre puisque chacun y apporte

un peu de sagesse pratique (Pol III 11 1281a40 sq) Cette rectitude de jugement est eacutegalement

due au fait que le peuple constituant le plus grand nombre drsquohabitants saura juger de ce qui le

concerne En effet est aussi bon juge de la qualiteacute drsquoune maison celui qui y habite que celui qui

est disposeacute agrave la construire (Pol III 11 1281a19-20) Et comme crsquoest la vertu des citoyens qui

fait la vertu de lrsquoEacutetat il faut que tous puissent devenir vertueux par une certaine participation

aux affaires politiques qui exercera leur jugement (Pol VII 9 1329a22 13 1332a30-35)

commun avec la preacuteceacutedente de politique raquo (EN VI 8 1141b21 sq) Aristote ajoutera ensuite agrave cette liste la

prudence qui concerne la vie domestique

49

Toutefois cette capaciteacute de la multitude agrave bien deacutelibeacuterer doit pour Aristote ecirctre actualiseacutee

au sein de plusieurs institutions qui confegraverent aux citoyens des fonctions propres Cet

arrangement institutionnel doit ecirctre varieacute afin drsquoeacuteviter la deacutelibeacuteration en laquo comiteacute pleacutenier raquo

(Wilson 2011 269) ce qui caracteacuteriserait pour Aristote la pire forme de deacutemocratie soit une

tyrannie de la majoriteacute Bref le potentiel eacutepisteacutemique de la deacutemocratie est assureacute par des

limitations structurelles agrave la discussion publique plus que par des limitations normatives (Yack

2006 423) agrave la diffeacuterence de certaines approches de la deacutemocratie deacutelibeacuterative25

Ces consideacuterations nous montrent encore une fois lrsquoimportance de lrsquoidentification de

certains biens internes agrave une pratique ici la participation et la persuasion leacutegitimes qui sont

constitutifs du bien externe soit dans le cas preacutesent la validiteacute du jugement et le bien de la

communauteacute Il faut toutefois selon Aristote toujours garder en vue le bien externe qui est la

raison drsquoecirctre de la pratique en question Il y a donc une exigence de deacutelibeacuterer en vue du bien

commun de la communauteacute politique Sans cette orientation de la deacutelibeacuteration le choix drsquoaction

qui en deacutecoulera ne pourra ecirctre attribueacute agrave la citeacute en entier (Garsten 2013) En effet nous savons

que la deacutelibeacuteration en tant qursquoelle megravene vers un choix reacutefleacutechi rend lrsquoaction plus imputable agrave

lrsquoagent Or si une action politique a eacuteteacute causeacutee par un individu ou un groupe drsquoindividus ayant

deacutelibeacutereacute en vue de leur bien personnel et non en vue du bien commun les conseacutequences leur en

seront imputables Ceux qui ne veulent pas entrer dans une deacutelibeacuteration commune ne visent pas

le bien commun car ils ne se soumettent pas au jugement public et agrave la situation eacutethique que cet

exercice implique qui implique notamment les sentiments de confiance et de honte

25 Telle que lrsquolaquo eacutethique de la discussion raquo drsquoHabermas ougrave la deacutelibeacuteration est soumise agrave des critegraveres

communicationnels

50

Nous pouvons voir que le but de la deacutelibeacuteration selon Aristote est davantage le mouvement

interne de la citeacute qui consiste agrave fonder et conserver dans le travail rheacutetorique du logos lrsquouniteacute

de la communauteacute que la convergence des preacutefeacuterences comme cela peut lrsquoecirctre pour certains

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative Aristote ne veut pas laquo homogeacuteneacuteiser raquo les points de

vue mais harmoniser par la meacutediation du reacutegime politique ses diffeacuterentes parties distinctes (et

constitutives) qui ont toutes une preacutetention valable agrave srsquoimposer au tout qursquoest la citeacute (Pol III

14 II 1261a20-25) Drsquoailleurs que la discussion produise neacutecessairement une convergence des

preacutefeacuterences est une position qui a eacuteteacute mise en doute par plusieurs travaux empiriques26

Aristote nous montre plutocirct une alternative pour la production drsquoune action commune par

la deacutelibeacuteration et ce malgreacute les conflits et la diversiteacute des biens preacutesents dans la citeacute il faut que

les citoyens puissent srsquoidentifier agrave la communauteacute dans un processus de mise en commun des

motifs de lrsquoaction En effet si la fonction du citoyen est de prendre part aux institutions

deacutelibeacuteratives et judiciaires elle est aussi laquo drsquoassurer le salut de la communauteacute raquo (Pol III 4

1276b25 sq) et donc la continuiteacute de son existence qui deacutepend de certains biens internes

Lrsquoactiviteacute drsquoune telle communauteacute permet alors pour reprendre les mots de MacIntyre laquo un

mode public commun pour repreacutesenter le conflit politique raquo (MacIntyre 2013a 136) Pour

MacIntyre qui commente par cette phrase la deacutemocratie atheacutenienne la preacutemisse de cette

repreacutesentation du conflit est lrsquouniteacute des penchants et des biens humains au sein de la citeacute Cette

uniteacute est pour MacIntyre aussi entretenue par le travail rheacutetorique drsquoun logos partageacute les

26 Cf notamment Cass Sunstein 2006 Infotopia How Many Minds Produce Knowledge New York Oxford

University Press James Surowiecki 2005 The Wisdom of Crowds New York Doubleday Lynn M Sanders

1997 laquo Against Deliberation raquo Political Theory 25 (3) 347

51

diffeacuterentes dimensions de la parole ndash politique dramatique et philosophique ndash srsquoaffectent et se

nourrissent dans le cadre drsquoun souci pour la critique et lrsquoameacutelioration de lrsquoordre commun

(MacIntyre 2013a 135-156) Or ajoute-t-il appliquant la reacuteflexion agrave la moderniteacute occidentale

laquo il sera important de voir comment ces possibiliteacutes se sont fermeacutees agrave nous raquo (MacIntyre 2013a

136) La citeacute nrsquoeacutetant plus le cadre politique des socieacuteteacutes modernes la deacutelibeacuteration collective

peut-elle encore susciter ce travail rheacutetorique de la raison qui lui donnait son effectiviteacute en liant

eacutetroitement fins et moyens La deacutemocratie moderne peut-elle srsquoeacutemanciper drsquoune forme de vie

politique particuliegravere dans la recherche et lrsquoactualisation de ses principes Le chapitre suivant

visera agrave donner des pistes de reacuteponse agrave ces questions

CHAPITRE 2 ndash LA DEacuteLIBEacuteRATION SANS FORME POLITIQUE CRITIQUE DE

LrsquoABSTRACTION

Agrave travers une analyse aristoteacutelicienne nous avons pu mettre de lrsquoavant trois moments principaux

de la deacutelibeacuteration comme exercice de la rationaliteacute pratique individuelle et collective Drsquoabord

celle-ci trouve son point de deacutepart dans certaines conceptions du bien qui forment des principes

lorsqursquoils sont souhaiteacutes deacutesireacutes La deacutelibeacuteration permettra alors drsquoactualiser ces biens agrave travers

un exercice drsquoidentification et drsquoapprofondissement des fins au sein de situations particuliegraveres

qui se terminera par un choix deacutelibeacutereacute (eg une deacutecision politique) Ce choix motivera agrave son

tour des actions concregravetes qui sont relieacutees au principe initial par une causaliteacute teacuteleacuteologique

Drsquoautre part nous avons identifieacute une distinction laquo meacutethodologique raquo entre biensfins externes

et biensfins internes qui permet de mieux comprendre la relation entre lrsquoaspect eacutepisteacutemique de

la deacutelibeacuteration et son aspect eacutethique entre validiteacute et facticiteacute cette derniegravere eacutetant constitutive

de la premiegravere agrave travers le discours rheacutetorique Finalement le facteur principal drsquoune analyse

politique de la deacutelibeacuteration est apparu ecirctre le reacutegime politique qui permet le mouvement interne

de la citeacute par un commandement leacutegitime puisqursquoissu de principes laquo reacuteputables raquo et ouvert agrave la

reacutevision notamment gracircce agrave une alternance entre gouvernants et gouverneacutes

Ces analyses sont-elles encore pertinentes pour une eacutetude de la deacutelibeacuteration en reacutegime

contemporain de deacutemocratie repreacutesentative Nrsquoy a-t-il pas drsquoimportantes diffeacuterences entre la

citeacute grecque qui est le cadre drsquoanalyse drsquoAristote et les laquo Eacutetats-nations raquo modernes Par

exemple il nrsquoest plus justifiable aujourdrsquohui en Occident du moins de concevoir comme le

faisait Aristote une partie de la population comme de simples instruments telle que les esclaves

53

et les laboureurs (Pol VII 8 1328a20) ou alors comme une classe plus basse comme les

femmes et les artisans En effet au fondement de la construction de lrsquoEacutetat moderne se trouve

une nouvelle conception de lrsquoecirctre humain 27 qui apparaicirct notoirement dans les theacuteories

contractualistes de Thomas Hobbes et de John Locke celle drsquoun individu jouissant de la liberteacute

drsquoun laquo eacutetat de nature raquo qui preacutecegravede la socieacuteteacute civile Nous le savons cet individu est alors conccedilu

comme titulaire de droits naturels et ce avant toute institution civile Puisque la liberteacute

individuelle preacutecegravede la loi il faut que cette derniegravere fasse lrsquoobjet drsquoun consentement initial pour

avoir autoriteacute Ainsi la souveraineteacute politique ne reacutesidera plus dans un pouvoir de droit divin ni

dans celui de lrsquoheacutereacutediteacute et de la tradition mais sera deacutetenue par les individus assembleacutes qui

forment le peuple ou la nation LrsquoEacutetat moderne devient alors le lieu de la repreacutesentation de cette

souveraineteacute dont la puissance est agrave la fois assureacutee et limiteacutee par les droits individuels qui le

preacutecegravedent

Crsquoest dans ce contexte intellectuel et politique speacutecifiquement laquo moderne raquo que le concept

de leacutegitimiteacute fait son apparition (Goyard-Fabre 2003) En effet ni le vocable ni lrsquoideacutee de

leacutegitimiteacute nrsquoappartenaient agrave lrsquohorizon politique des Grecs (Goyard-Fabre 2003 388) Dans la

moderniteacute occidentale la leacutegitimiteacute du pouvoir srsquoincarnera de plus en plus dans le droit positif

crsquoest-agrave-dire le droit promulgueacute par lrsquoautoriteacute politique deacutesigneacutee par le peuple souverain Bref

comme lrsquoaffirme Simone Goyard-Fabre un point de non-retour est atteint agrave la suite des courants

contractualistes et laquo la rationalisation de lrsquoideacutee de leacutegitimiteacute doit lrsquoapparenter aux racines

deacutemocratiques de lrsquoautoriteacute civile en laquelle srsquoexprime la lsquovolonteacute geacuteneacuteralersquo raquo (2003 389)

27 Bien sucircr lrsquoanthropologie moderne des Lumiegraveres heacuterite drsquoun long deacuteveloppement politique philosophique et

religieux que nous ne pouvons ici expliciter

54

La leacutegitimiteacute de lrsquoideacutee deacutemocratique moderne est alors intimement lieacute au droit politique la

puissance souveraine provient du peuple constitueacute drsquoindividus titulaires de droits fondamentaux

dont celui de prendre part au gouvernement La deacutemocratie moderne se deacutefinit alors par une

aporie aussi feacuteconde puisse-t-elle avoir eacuteteacute la leacutegitimiteacute des lois politiques est garantie par le

le reacutegime deacutemocratique or ce mecircme reacutegime implique en principe le libre choix des sources de

la leacutegitimiteacute Cette difficulteacute autant pratique que theacuteorique a provoqueacute une certaine laquo crise de

leacutegitimation raquo comprise seulement comme une neacutecessiteacute nouvelle drsquoassurer lrsquoacceptation des

normes communes au-delagrave de lrsquoeacutetat de faits des socieacuteteacutes (Tenzer 1994 174-5)

Agrave partir de ces tensions internes la deacutemocratie moderne connaicirctra des mutations dans sa

conception de la leacutegitimiteacute celle-ci ne sera plus comprise agrave partir des institutions sociales et

politiques communes mais comme autoinstitution de la socieacuteteacute par elle-mecircme ce qui implique

le laquo partage de lrsquoautonomie raquo en permettant agrave tous de choisir les normes collectives (Bernardi

2003 53-4) Degraves lors comme lrsquoaffirme Simone Goyard-Fabre (2003) laquo la question de la

leacutegitimation du pouvoir a supplanteacute le problegraveme de sa leacutegitimiteacute raquo (2003 392) En effet les

institutions ne deacutetenant plus un capital de leacutegitimiteacute suffisant celle-ci se deacuteplacera dans la

proceacutedure deacutemocratique que permettent ces institutions ce qui aura pour conseacutequence

drsquoinstaurer laquo un rapport permanent direct ou indirect entre gouvernants et gouverneacutes ceux-ci

voulant trouver en ceux-lagrave la reacuteponse agrave leurs demandes et la satisfaction de leurs attentes raquo (2003

392) une analyse partageacutee eacutegalement par Tenzer (1994 180-184) Cette nouvelle forme de

lrsquoaction politique neacutecessite que la leacutegitimiteacute devienne un principe a priori plus qursquoun principe

contextuel Bref alors que la moderniteacute fondait la leacutegitimiteacute du droit sur le fait deacutemocratique la

moderniteacute avanceacutee deacuteplace la leacutegitimiteacute dans la forme sans le fait et donc dans la proceacutedure Il

55

convient alors de se demander si le concept de leacutegitimiteacute qui permet une deacutecision politique non-

dominatrice si lrsquoon peut dire est reacuteellement valide a priori crsquoest-agrave-dire au-delagrave de toute forme

de vie commune Or cet a priori modifie moins la deacutecision politique que la question pratique

initiale Comme lrsquoeacutecrit Manent (2007c 394) cette derniegravere est alors moins laquo Que faire raquo que

laquo Qui suis-je comme sujet drsquoune action possible raquo Autrement dit la deacutelibeacuteration serait moins

directement pratique elle inclurait un premier moment laquo theacuteorique raquo ougrave lrsquoagent fait valoir son

statut de sujet autonome qui lui donne un droit au consentement

Dans ce chapitre nous voudrons en quelque sorte montrer que (pour renverser lrsquoexpression

de N Tenzer28) lrsquohistoire des modes de leacutegitimation est en fait lrsquohistoire des formes politiques

et que cette derniegravere est aussi lrsquohistoire de la raison pratique Le problegraveme se preacutesente encore

une fois comme lrsquoocculation de la notion de finaliteacute qui est eacutegalement cause de lrsquoaction Selon

Bernardi (2003 52-3) une des principales diffeacuterences entre la deacutelibeacuteration comme

autogouvernement et la deacutelibeacuteration comme autoinstitution est que la premiegravere implique une

discussion sur les moyens en fonction de fins donneacutees alors que la seconde porte eacutegalement sur

les fins collectives Nous avons eu lrsquooccasion dans le chapitre preacuteceacutedent de preacutesenter la relation

entre fins et moyens telle que la comprenait Aristote Agrave lrsquoaide de ce bagage theacuteorique nous

pourrons maintenant montrer les limites de la compreacutehension de la deacutelibeacuteration comme

autoinstitution Pour aborder cet enjeu il nous faudra avoir eacutegalement recours agrave des auteurs

aristoteacuteliciens contemporains principalement Alasdair MacIntyre et Pierre Manent Ceux-ci ont

bien montreacute comment lrsquoexercice drsquoautoinstitution requiert une abstraction de la raison pratique

qui appauvrit lrsquoaction ce qui a pour effet paradoxalement de rendre difficile ce mecircme objectif

28 laquo Lrsquohistoire des formes politiques est lrsquohistoire des modes de leacutegitimation raquo (Tenzer 1994 164)

56

drsquoautoinstitution Une des preuves que nous voudrons avancer agrave ce propos est que lrsquoabstraction

propre agrave une raison pratique qui se veut davantage laquo formelle raquo et donc universelle tend dans les

faits agrave une raison pratique technique et particuliegravere Et la cause de cette limitation tient justement

dans le fait que la position moderne qui situe la normativiteacute dans les fins occulte justement la

rationaliteacute de la prise des moyens ainsi que leur rapport ontologique aux fins La conseacutequence

est une difficulteacute agrave traiter en commun le conflit politique Bref il est creacutedible drsquoanalyser la

deacutelibeacuteration deacutemocratique actuelle comme eacutetant en fonction drsquoun objectif drsquoautoinstitution de la

socieacuteteacute agrave lrsquoaide de la discussion sur les fins mais la thegravese ici deacutefendue affirme plutocirct que cette

autoinstitution est impossible et que tenter sa reacutealisation ne peut que faire obstacle agrave la

deacutelibeacuteration comme autogouvernement qui seule permet le libre choix des regravegles communes de

lrsquoaction

La section suivante aura pour but drsquoexposer la nature de cette raison pratique abstraite ou

laquo theacuteorique raquo voulant garantir et consolider lrsquoaspect deacutemocratique des socieacuteteacutes contemporaines

Nous verrons comment elle srsquoincarne dans un certain discours des droits de lrsquohomme et

comment lrsquoabstraction drsquoune forme de vie commune peut avoir des conseacutequences importantes

pour la capaciteacute des deacutemocraties agrave se gouverner elle-mecircme que nous examinerons avec les

exemples du marcheacute et de la laquo gouvernance raquo

21 Raison universelle et choix deacutelibeacutereacute

Afin drsquoexaminer la nature drsquoun raisonnement universel qui se voudrait pratique prenons

lrsquoexemple de quelques aspects du proceacuteduralisme eacutepisteacutemique drsquoHabermas qui permet de bien

rendre compte de lrsquoideacutee drsquoautoinstitution de la socieacuteteacute par la deacutelibeacuteration Selon ce dernier afin

de deacutelibeacuterer rationnellement sur des normes il faut drsquoabord que la communication integravegre un

57

principe drsquouniversalisation (laquo principe U raquo) qui veut que laquo les conseacutequences et les effets

secondaires qui dune maniegravere preacutevisible deacutecoulent dune observation universelle de la norme

dans lrsquointention de satisfaire lrsquointeacuterecirct de tout un chacun peuvent ecirctre accepteacutes sans contrainte

par tous raquo (Habermas 1999 86-87) Notons qursquoHabermas compare alors la communauteacute qui

adopte un tel principe agrave une communauteacute scientifique de recherche de la veacuteriteacute dont lrsquoexistence

neacutecessite des laquo attitudes performatives raquo telles que la bonne foi ou la reconnaissance de la

compeacutetence (Habermas 1999 108) Ce qui srsquoen suit est alors la neacutecessiteacute drsquoinfeacuterer un principe

eacutethique le laquo principe D raquo selon lequel laquo ne peuvent preacutetendre agrave la validiteacute que les normes qui

sont accepteacutees (ou pourraient lrsquoecirctre) par toutes les personnes concerneacutees en tant qursquoelles

participent agrave une discussion pratique raquo (Habermas 1999 114)

Pour le reacutesumer drsquoune faccedilon scheacutematique la discussion politique servirait selon cette

approche agrave construire (drsquoougrave la critique du monologisme kantien) une preacutemisse majeure qui

pourrait ecirctre consentie par tous Vu les inteacuterecircts divergents la norme construite devra ecirctre assez

universelle et assez abstraite pour atteindre cet objectif et conseacutequemment les participants agrave la

discussion devront mettre de cocircteacute leurs deacutesirs et leurs inteacuterecircts particuliers La preacutemisse mineure

pour sa part consistera en lrsquoapplication de la norme universelle agrave un cas particulier Par exemple

confeacuterer tel droit social universel agrave tel groupe particulier de telle socieacuteteacute

Or agrave cette eacutetape la deacutelibeacuteration est exclue En effet deacutelibeacuterer reviendrait ici comme

lrsquoexprime Descombes (2007 126) laquo agrave changer une valeur intrinsegraveque (faire lrsquoaction par devoir

par moraliteacute) en une valeur extrinsegraveque [hellip] raquo Autrement dit si une norme apparaicirct universelle

il faut absolument trouver une faccedilon de lrsquoappliquer elle ne peut simplement ecirctre eacutecarteacutee au

moment de consideacuterer la bonne politique agrave conduire ici et maintenant Crsquoest pourquoi la

58

conclusion drsquoun tel syllogisme normatif prendra la forme deacuteontique nous devons eacutelaborer telle

politique porteuse de la norme pour ce groupe Refuser cet impeacuteratif reviendrait alors agrave priver

un individu ou un groupe drsquoun attribut qui lui revienne de droit vu leur participation agrave

lrsquouniversaliteacute de la norme en question

Nous pouvons remarquer drsquoembleacutee la diffeacuterence qui existe entre le principe pratique

proceacuteduraliste et le principe pratique aristoteacutelicien Au sein de la pratique un principe geacuteneacuteral

demeure pour Aristote une hypothegravese pour autant qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute deacutelibeacutereacute et speacutecifieacute (et peut-

ecirctre eacutecarteacute) au sein drsquoune situation particuliegravere Il ne srsquoagit donc pas de la simple application

drsquoune ideacutee ou drsquoun bien Cela tient dans sa teneur teacuteleacuteologique un principe pratique affirme un

bien avant drsquoaffirmer un rapport entre des personnes Pour sa part le principe deacuteontologique

vise agrave recommander telle norme universelle qursquoil srsquoagirait drsquoappliquer agrave une situation

particuliegravere Il srsquoagit dans ce cas de constituer laquo une filiegravere universelle des normes particuliegraveres

de lrsquoagir raquo pour reprendre une expression originale de Charles De Koninck (2015b 218) et

donc agrave vouloir eacutechapper agrave la contingence des situations humaines ainsi qursquoagrave la particulariteacute de

la personne ou du groupe qui agit Le problegraveme est que laquo le fruit drsquoun raisonnement agrave partir de

la seule loi ne pourrait ecirctre qursquoune conclusion geacuteneacuterale relevant de la science pratique raquo (De

Koninck 2015b 218) Le proceacuteduralisme eacutepisteacutemique fait donc fi de la distinction entre

rationaliteacute pratique et science pratique entre raison pratique universelle et raison pratique

particuliegravere (cf sect112)29 La conseacutequence de cette conception est que au moment de lrsquoaction

29 Thomas drsquoAquin reacutesume ainsi la diffeacuterence de causaliteacute entre la raison universelle et la raison particuliegravere laquo [La

raison pratique universelle] meut comme cause premiegravere et en repos la particuliegravere elle comme cause prochaine

et drsquoune certaine maniegravere appliqueacutee au mouvement car les actes et les mouvements prennent place au sein drsquoobjets

particuliers [hellip] raquo Commentaire du Traiteacute de lrsquoacircme drsquoAristote trad J-M Vernier Paris Vrin p 403 Cf aussi

Descombes (2007 113) laquo Le raisonnement deacuteontologique qui conclut que le sujet est soumis agrave telle ou telle

obligation est en reacutealiteacute un raisonnement theacuteorique qui se trouve porter sur une matiegravere pratique raquo

59

une telle norme est drsquoabord neacutegative elle restreint le problegraveme pratique mais ne donne pas de

directives positives pour une action agrave faire hic et nunc (Anscombe 2002 Descombes 2007)

La raison de cette difficulteacute tient dans une conception logique et donc theacuteorique de

lrsquouniversaliteacute (tous doivent accepter la norme) qui srsquoappuie sur la raison scientifique En effet

lrsquouniversaliteacute scientifique implique la subsomption des singuliers crsquoest-agrave-dire des individus

sous une espegravece Par exemple le concept de cheval est en tant qursquoespegravece une abstraction de

cas singuliers Il peut ensuite ecirctre appliqueacute agrave un cas nouveau ce cheval-ci et ce agrave tort ou agrave raison

La validiteacute de lrsquouniversel logique tient alors dans sa possibiliteacute agrave ecirctre preacutediqueacute de tous les

individus concerneacutes On ne pourrait pas deacutecider en voyant tel cheval de lui refuser le titre de

cheval simplement parce qursquoil ne nous convient pas dans la situation preacutesente drsquoavoir affaire agrave

un cheval Un principe moral universel obeacuteit alors agrave la mecircme structure il fait abstraction des

caracteacuteristiques particuliegraveres des individus afin de fonder agrave partir de lrsquouniversaliteacute de lrsquoespegravece

(lrsquohumaniteacute) une norme qui se preacutediquerait de chaque individu

Ainsi la validiteacute drsquoune norme universelle ou proceacutedurale deacutepend de son application dans

un grand nombre de cas effectifs et dans tous les cas potentiels alors que la norme comprise

prudentiellement est applicable dans un grand nombre de cas parce qursquoelle est valide Celle-lagrave

nrsquoadmet pas de deacuterogation tandis que celle-ci admet non seulement la deacuterogation mais sa

souplesse produit justement le respect qursquoon peut en avoir En effet drsquoun point de vue

aristoteacutelicien un principe est drsquoautant plus solide que la diversiteacute de ses possibiliteacutes

drsquoapplication et de non-application ne compromet pas dans la pratique sa validiteacute La raison en

est que contrairement agrave une theacuteorie proceacutedurale ou intersubjective lrsquoessence de ce qui fait

60

autoriteacute la leacutegitimiteacute reacuteside drsquoun point de vue aristoteacutelicien agrave lrsquoexteacuterieur de la volonteacute qui veut

lrsquoappliquer

Par exemple30 tous (ou presque) srsquoaccordent aujourdrsquohui pour affirmer que le vote eacutelectoral

est une pratique bonne et mecircme que lrsquoaction de se rendre aux urnes est un devoir Or la theacuteorie

proceacuteduraliste forte ne peut rendre compte du fait que malgreacute un nombre important drsquoabstentions

agrave chaque eacutelection le vote conserve sa validiteacute et est toujours une action encourageacutee Le vote

nrsquoest donc pas un devoir parce que tous srsquoy sentent soumis et y consentent mais parce qursquoil est

lrsquoattribut du citoyen en reacutegime deacutemocratique Le vote est un principe universel seulement dans

la mesure ougrave il est lieacute agrave une fonction particuliegravere (ie citoyen de tel Eacutetat) qui se rencontre sous

diverses formes au sein de toutes ou de la plupart des communauteacutes politiques Nous retrouvons

ici lrsquoimportance des caracteacuteristiques fonctionnelles de la vie en commun et plus largement de

lrsquoaction (cf sect12) qui permettent drsquoidentifier des fins externes et des principes inheacuterents agrave

lrsquoactualisation de celles-ci Ainsi le citoyen en tant que citoyen doit voter mais ce devoir nrsquoa

pas la rigiditeacute drsquoun impeacuteratif cateacutegorique31 il est un moyen en fin drsquoune fin adapteacute aux

circonstances et donc un moyen qui constitue la fin dans ce cas-ci lrsquoexistence mecircme drsquoun

reacutegime deacutemocratique repreacutesentatif

Crsquoest que comme le souligne Alasdair MacIntyre (2013a 68) une laquo proprieacuteteacute

drsquouniversalisation raquo fait deacutefaut aux laquo revendications sur la possession le besoin ou le deacutesir drsquoun

bien mecircme si crsquoest un bien universellement neacutecessaire au mecircme titre que les revendications de

30 Nous empruntons ici un exemple donneacute par Pierre Manent lors de son seacuteminaire 2012-2013 agrave lrsquoEHESS 31 Sur cette diffeacuterence entre lrsquoutilisation du verbe devoir dans la moraliteacute universaliste et dans lrsquoeacutethique

aristoteacutelicienne on se rapportera notamment agrave Elizabeth Anscombe 1958 laquo Modern moral philosophy raquo

Philosophy 33 (124) 1-19

61

droits raquo Ce qui distingue les premiegraveres des secondes ajoute-t-il est le fait qursquoelles preacutesupposent

laquo lrsquoexistence drsquoun ensemble de regravegles socialement eacutetablies raquo Afin de clarifier les consideacuterations

preacuteceacutedentes examinons alors cette proprieacuteteacute drsquouniversalisation des droits individuels une

notion qui serait aujourdrsquohui laquo la reacutefeacuterence politique et morale commune en Occident raquo (Manent

2001 163)

211 Les droits individuels et la nature du conflit politique

Comme nous lrsquoavons mentionneacute cette proprieacuteteacute drsquouniversalisation tient drsquoabord dans le fait

qursquoils sont attribueacutes agrave chaque individu en fonction de son appartenance agrave lrsquoespegravece humaine32

Cette attribution ne se fait donc pas selon un contexte social ou une fonction propre agrave lrsquoindividu

Ne srsquoinscrivant plus dans une finaliteacute geacuteneacuterale et partageacutee les droits deviennent alors des

principes moraux (Chevrier 2011 319) au sens deacuteontologique crsquoest-agrave-dire dire des principes

inconditionnels qui se situent hors de la pratique elle-mecircme en tant que biens externes agrave

atteindre La leacutegitimiteacute des normes nrsquoest plus assureacutee par le droit le droit devient lui-mecircme la

leacutegitimiteacute Crsquoest ainsi que selon Manent (2001 289) laquo au souverain qui dit le droit succegravede ou

veut succeacuteder le droit souverain raquo au sein des reacutegimes deacutemocratiques qui integravegrent cette

compreacutehension des droits individuels Dans cette perspective la leacutegitimiteacute devient processus de

leacutegitimination qui provoque une extension indeacutefinie du droit (Manent 2001 179) Or ce

deacuteveloppement implique alors une hausse du caractegravere adversarial de la politique un

32Par exemple lrsquoarticle premier de la Deacuteclaration universelle des droits de lrsquohomme de lrsquoOrganisation des Nations-

Unies se lit comme suit laquo Tous les ecirctres humains naissent libres et eacutegaux en digniteacute et en droits Ils sont doueacutes de

raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraterniteacute raquo

62

changement qui srsquoincarne notamment dans lrsquoautoriteacute grandissante des cours de justice au

deacutetriment de celle des parlements33

Rappelons ici la critique que fit Aristote de la rheacutetorique judiciaire en ajoutant que celle-ci

eacutemana drsquoun contexte ougrave les tribunaux de justice gagnaient en pouvoir agrave Athegravenes (Garsten 2006

120) Aristote critiqua alors lrsquousage sophistique de la rheacutetorique qui se deacuteployait dans le cadre

judiciaire et qui consistait agrave laquo parler hors de la question raquo (Rhet I 1 1354b) Selon lui les

rheacuteteurs sophistiques visaient agrave lrsquoaide de sentiments et de faits eacutetrangers au cas particulier agrave

influencer ceux qui jugent (Garsten 2006 123-4) Cela eacutetait possible notamment du fait que les

litiges eacutetaient moins exposeacutes au jugement public le cas en question nrsquointeacuteressant pas

directement la communauteacute ni les juges eux-mecircmes La rheacutetorique se transformait alors en

performance technique ougrave il srsquoagit seulement de produire un reacutesultat Crsquoest pourquoi la

rheacutetorique deacutelibeacuterative devait pour Aristote avoir prioriteacute sur la rheacutetorique judiciaire celle-lagrave

eacutechappe moins facilement aux exigences du bien commun et est donc davantage porteacutee agrave

relativiser les revendications en fonction de la diversiteacute des biens preacutesents dans la communauteacute

politique des biens qui engagent directement les citoyens

Degraves lors comme le reacutesume Chevrier (2011 322)

lrsquoemprise du droit sur la socieacuteteacute et le politique srsquoaccompagne de la prospeacuteriteacute de la dogmatique

juridique et de lrsquoabsolutisation des conflits politiques et moraux qui reconvertis dans le langage

des droits se precirctent difficilement aux compromis Crsquoest la deacutelibeacuteration politique qui se

dogmatise sous lrsquoinfluence de la culture des droits

33 Cf Neal Tate et Torbjoumlrn Vallinder dir 1995 The global expansion of judicial power New York New York

University Press Aussi pour une eacutetude de ce pheacutenomegravene au Canada cf Frederick Lee Morton et Rainer Knopff

2000 The Charter Revolution and the Court Party Toronto University of Toronto Press

63

En effet conformeacutement agrave la nature critique drsquoun raisonnement pratique universel ou

deacuteontologique le droit ainsi compris devient un rapport agrave soi laquo en tant qursquoopposable agrave lrsquoautre raquo

(Manent 2007c 395) Or cette opposition se preacutesentant sous une norme cateacutegorique nrsquoa pas agrave

de donner de raisons proprement dites (MacIntyre 2013a 70) Le droit ainsi compris est pour

MacIntyre neacutecessairement incommensurable aux autres biens et revendications Il devient ainsi

un outil de protestation laquo la veacuteheacutemence affirmative des protestataires vient de ce que

lrsquoincommensurabiliteacute leur interdit de gagner une discussion leur suffisance indigneacutee vient de

ce que lrsquoincommensurabiliteacute leur interdit eacutegalement de la perdre raquo (MacIntyre 2013a 71) Dans

ce contexte34 laquo lrsquoeacutenonciation de tout principe universel se reacuteduit finalement agrave lrsquoexpression des

preacutefeacuterences drsquoune volonteacute individuelle pour cette volonteacute les principes nrsquoont et ne peuvent

avoir que lrsquoautoriteacute qursquoelle choisit de leur confeacuterer en les adoptant raquo (MacIntyre 2013a 22) Et

lrsquoexpression drsquoune preacutefeacuterence particuliegravere doit comme nous lrsquoavons vu ecirctre pris en compte

dans un jugement pratique dont la leacutegitimiteacute se veut laquo universelle raquo

Cette conception de lrsquoagent politique et des principes de la deacutelibeacuteration modifie alors pour

MacIntyre et Manent le sens que lrsquoon donne agrave la diversiteacute des opinions et au deacutebat politique

Elle ne serait plus celle des diffeacuterents motifs drsquoaction et de gouvernement diffeacuterents biens sous

la forme de lrsquoutile du noble ou du juste mais celle drsquoune valorisation personnelle de certains

objectifs des laquo preacutefeacuterences raquo (MacIntyre 1993) ou des laquo valeurs raquo (Manent 2007b) Pour

Manent la deacutemocratie contemporaine se voudrait degraves lors de plus en plus le laquo cadre formel de

34 Qui est celui de ce que MacIntyre appelle lrsquolaquo eacutemotivisme raquo qui est une position philosophique qui postule que

chaque eacutenonceacute eacutevaluatif est en fait un eacutenonceacute factuel qui renvoie aux preacutefeacuterences personnelles du locuteur Pour

MacIntyre lrsquoeacutemotivisme voit juste non en tant que philosophie de la signification mais en tant que sociologie

contemporaine de lrsquousage Une des causes de lrsquoeacutemotivisme serait lrsquoabstraction des principes moraux propres aux

theacuteories des Lumiegraveres dont la signification ne se fait plus voir dans la reacutealiteacute Pour cette discussion cf MacIntyre

(2013a 9-36)

64

toutes les expeacuteriences possibles raquo (2007b 198 nous soulignons) et de moins en moins celui de

lrsquoexpeacuterience reacuteelle La quecircte drsquouniversaliteacute deacutetacheacutee du particulier conduirait alors deacutelier la

parole de lrsquoaction agrave proclamer la leacutegitimiteacute des fins indeacutependamment de celle des moyens ce

qui conduirait dans les faits agrave laquo une eacutetrange suspension de lrsquoaction raquo (Manent 2014b 558) Cela

confegravererait agrave lrsquoagent contemporain la possibiliteacute de se poser comme sujet drsquoune infiniteacute

drsquoattributs sans devoir justifier cette attribution dans le contexte des affaires communes ougrave une

revendication se heurte agrave un ensemble drsquoautres biens concrets

En effet lorsque le principe de lrsquoaction est compris drsquoabord comme objet de choix

indeacutependamment des moyens concrets qui la constituent la fin devient soumise agrave laquo la bigarrure

de la repreacutesentation raquo (Manent 2014b 6) crsquoest-agrave-dire agrave une diversiteacute presque infinie Comme le

souligne Aristote un souhait mecircme si rationnel peut porter en fait sur toutes choses mecircme sur

les choses qui ne laquo deacutependent pas de nous raquo et donc qui ne sont pas objets de deacutelibeacuteration (EN

III 4 1111b20 sq) Crsquoest pourquoi le bien qui motive ce souhait est tributaire de moyens

circonstanciels qui permettent sa reacutealisation effective De ce fait en conclut Manent (2014b

554)

la diversiteacute nrsquoapparaicirct comme la modaliteacute la plus significative du pheacutenomegravene humain que si

lrsquoaction humaine est regardeacutee principalement dans ses fins deacuteclareacutees au lieu drsquoecirctre reconnue dans

ses moyens effectifs La diversiteacute ne vient au premier plan que lorsque nous reacuteduisons lrsquoaction agrave

sa premiegravere et moindre moitieacute celle qui consiste agrave lsquoposer la finrsquo agrave manifester un vœu agrave produire

une image

Ainsi une telle conception du laquo pluralisme raquo qui peut justifier une proceacutedure de leacutegitimation

nrsquoapparaicirct que lorsque lrsquoon comprend la vie pratique comme position de la fin et surtout position

65

de la fin sans les moyens Le pluralisme inheacuterent agrave toute socieacuteteacute ne serait alors plus pour

MacIntyre un laquo dialogue ordonneacute de points de vue croiseacutes raquo mais un laquo meacutelange discordant de

fragments mal assortis raquo (2013a 13) crsquoest-agrave-dire des fins laquo poseacutees raquo par chacun qui ne nouent

plus un lien agrave travers un but commun et qui par ce fait mecircme ne peuvent plus fournir de veacuteritables

fins agrave lrsquoagent (des motifs drsquoaction concregravete) mais seulement un argumentaire critique non

falsifiable

Crsquoest ainsi que lorsque lrsquoon perd de vue lrsquointeacutegration reacuteciproque des fins et des moyens la

vie humaine risque drsquoapparaicirctre plus dans sa diversiteacute que sa reacutegulariteacute et que le deacutebat apparaicirctra

comme une laquo guerre des dieux raquo sans justification possible Car la prise en consideacuteration de

cette inteacutegration limite dans les faits la vie eacutethique les motifs reacuteels de lrsquoaction eacutetant pour leur

part laquo en nombre tregraves limiteacute raquo (Manent 2014b 554) Par exemple un discours politique qui

affirmerait les valeurs de la deacutemocratie de lrsquoautonomie de la solidariteacute etc nrsquoaurait en soi

aucune teneur pratique et donc aucun contenu moral puisqursquoil lui faudrait speacutecifier des faccedilons

drsquoagir en vue de ces valeurs Comme lrsquoeacutecrit Vincent Descombes laquo une chose est de reconnaicirctre

une valeur en principe une autre est de srsquoy conformer ici et maintenant raquo (Descombes 2013b

128) Or leur actualisation ne peut consister simplement en une laquo application raquo non seulement

parce que leur contenu nrsquoest pas directement tangible mais eacutegalement parce qursquoun bien doit

parfois ecirctre laisseacute de cocircteacute pour en promouvoir un autre plus adapteacute agrave la situation particuliegravere

Crsquoest finalement ce qursquoAristote entend par la vertu de prudence qui est une disposition propre

de lrsquoagent avant drsquoecirctre une caracteacuteristique de lrsquoacte35

35 laquo Lrsquoapplication drsquoune loi doit toujours ecirctre un acte de prudence circa singularia contingentia et ougrave le jugement

deacutepend de la condition du deacutesir Nulle loi ne saurait rendre hors de propos ni la connaissance de la contingence ni

66

Crsquoest pourquoi le nœud de la vie pratique est le choix des moyens plus que la position de la

fin Celui-lagrave reacuteveacutelera le caractegravere et les intentions de lrsquoagent et sera lrsquoobjet de la justification et

du jugement Cela est drsquoautant plus vrai de lrsquoaction politique puisque laquo les motifs humains

nrsquoaccegravedent agrave la clarteacute de la connaissance que lorsqursquoils produisent une action qui srsquoinscrit

visiblement dans lrsquoespace public raquo (Manent 2014b 6) Or les droits individuels lorsqursquoils sont

pris comme principes absolus nrsquoont plus pour Manent et MacIntyre agrave justifier leur preacutetention

selon diffeacuterents biens assurant la bonne activiteacute de la communauteacute politique car ils ne jugent

pas agrave proprement parler les diffeacuterentes actions et leurs conseacutequences ils ne peuvent que les

autoriser ou les interdire Comme lrsquoexprime Manent (2015a 24) leur sens srsquoeacutepuise dans

lrsquoautorisation qursquoils donnent

Bien sucircr les droits universels et lrsquoexpression des preacutefeacuterences particuliegraveres qursquoils permettent

au sein de la sphegravere publique ne sont pas sans effet sur lrsquoaction La raison universelle qui

srsquoapparente davantage agrave une raison theacuteorique a bien une porteacutee pratique quoiqursquoindirecte Cette

laquo indeacutependance raquo lui confegravere une autoriteacute qui permet souvent heureusement de critiquer les

obligations particuliegraveres drsquoun contexte social donneacute Toutefois le pendant du gain en autoriteacute

de lrsquoabstraction des normes est lrsquoaffaiblissement des capaciteacutes drsquoaction eacutethique deacutelibeacutereacutee En

effet le discours abstrait du droit tend agrave occulter les aspects eacutethiques qui lui sont sous-jacents et

diminue alors lrsquointeacuterecirct de les examiner et de srsquoy confronter au sein drsquoune discussion rationnelle

partageacutee (Blattberg 2009) La raison universelle tout comme les droits individuels nrsquooffre pas

de logos propre au choix des moyens Son rocircle eacutetant drsquoautoriser ou de restreindre lrsquoaction rien

la disposition du deacutesir raquo (De Koninck 2015b 220) C De Koninck entend ici par laquo disposition du deacutesir raquo les vertus

et les vices qui donnent des fins immeacutediates agrave lrsquoagent

67

ne garantit la capaciteacute de lrsquoagent drsquoagir rationnellement et volontairement agrave la suite de cet

impeacuteratif Bref comme lrsquoaffirme Charles Blattberg (2009 46) laquo en ce qui concerne lrsquoeacutethique

lrsquoabstraction affaiblit [disempowers] raquo Crsquoest pourquoi selon Aristote ainsi que selon

MacIntyre et Manent la rheacutetorique judiciaire doit se placer sous la rheacutetorique deacutelibeacuterative qui

vise agrave combler lrsquoespace et lrsquoindeacutetermination qui existe entre lrsquoagent et lrsquoaction par un

mouvement inteacuterieur le choix deacutelibeacutereacute qui prenne en compte les dispositions des individus

ainsi qursquoun mouvement exteacuterieur lrsquoaction

Le problegraveme est que le concept geacuteneacuterique drsquohumaniteacute deacutenueacute drsquoautres attributs particuliers

perd de sa teneur fonctionnelle et les biens internes propres que celle-ci permet habituellement

drsquoidentifier Cette indeacutetermination risque alors drsquoecirctre laquo une invitation agrave avancer une

deacutetermination arbitraire lsquoideacuteologiquersquo de celle-ci raquo (Manent 2010b 382) car la dimension

eacutethique de la vie pratique est en quelque sorte laisseacutee agrave elle-mecircme elle ne trouve plus de

principes auxquels se rapporter36 Ainsi comme le souligne eacutegalement Mary Ann Glendon

(1991 171)37 le danger est que seacutepareacutes de la substance sociale qui leur confegravere leur sens et leur

laquo authenticiteacute raquo les droits en viennent agrave servir moins la digniteacute humaine que les deacutesirs

laquo pressants et sans fin raquo des individus Autrement dit la raison pratique universelle qui

srsquoapparente agrave la raison scientifique de par ses conclusions laquo theacuteoriques raquo se transforme en raison

36 Manent (2014b 557) deacutecrit ainsi lrsquoideacuteologie laquo Crsquoest preacuteciseacutement le rocircle de lrsquoideacuteologie de rattacher toutes les

actions possibles agrave un ensemble deacutetermineacute et clos de paroles raquo Cf aussi Marshall (2009 203) laquo Or les

conseacutequences de cet ancrage des droits du citoyen dans le sentiment de lrsquohumaniteacute se manifestent non seulement

par leur deacutepassement de lrsquoesprit inteacuteresseacute et du rationalisme scientifique comme fondements de la perception

humaine mais eacutegalement par lrsquoabneacutegation du raisonnement deacutelibeacuteratoire ou de la modeacuteration qursquoil suppose et elles

favorisent par contre des jugements politiques cateacutegoriques geacuteneacuteraliseacutes voire universels Eacutetant lrsquoarchecirc mecircme du

jugement pratique le sentiment de lrsquohumaniteacute agrave la diffeacuterence de la geacuteneacuterositeacute classique nrsquoaura pas de juste milieu

pour le mesurer raquo 37 On se reacutefeacuterera eacutegalement agrave cet ouvrage pour une deacutemonstration plus empirique (situeacutee au Eacutetats-Unis) des

conclusions qui preacutecegravedent

68

technique lorsqursquoelle nrsquoest pas suppleacuteeacutee par une raison pratique particuliegravere il srsquoagit alors

seulement drsquoappliquer un modegravele drsquoatteindre une fin exteacuterieure38 Et comme nous le verrons

maintenant il est possible que ce scheacutema laquo technique raquo produise des conseacutequences indeacutesireacutees et

des choix non deacutelibeacutereacutes au sein des reacutegimes deacutemocratiques contemporains

212 De la raison universelle agrave la raison technique les exemples de la gouvernance et

du marcheacute

Il va sans dire qursquoun agent ne peut renoncer agrave discriminer entre les biens ou les diffeacuterents modes

de vie qui srsquooffrent agrave lui Mais comment alors choisir lagrave ougrave la deacutelibeacuteration peine agrave deacuteterminer

rationnellement les moyens de lrsquoaction vu lrsquoabstraction de ses principes Lorsque la

deacutelibeacuteration nrsquoa plus les moyens de guider former commander rationnellement les volonteacutes

individuelles mais seulement de deacuteterminer les conditions de leur libre expression alors la vie

eacutethique est en quelque sorte laisseacutee agrave elle-mecircme comme nous lrsquoavons analyseacute preacuteceacutedemment

Or nous sommes ici en face drsquoun certain paradoxe Drsquoune part toute action doit neacutecessairement

avoir eacuteteacute motiveacutee de quelque faccedilon Selon la perspective aristoteacutelicienne les principes effectifs

de lrsquoaction se retrouvent toujours parmi certaines laquo opinions reacuteputables raquo sur le bien dont les

plus geacuteneacuterales sont transmises notamment par le reacutegime politique Drsquoautre part nous avons vu

que les principes de la deacutemocratie contemporaine et drsquoune certaine faccedilon de la deacutemocratie en

38 Selon une expression de Charles de Koninck il y a alors laquo tentative de contourner par lrsquoart les difficulteacutes de

lrsquoaction raquo (De Koninck 2015c) Cf aussi Cordell Paris (2014 201-2) laquo le rationalisme kantien exclut le calcul

deacutelibeacuteratif au nom drsquoune loi qui se veut impeacuterative La certitude de lrsquoimpeacuteratif cateacutegorique entend rompre avec la

recherche toujours incertaine du bien de mecircme que la volonteacute deacutetermineacutee par la raison agrave lrsquoexclusion des passions

entend se substituer au lsquodeacutesir deacutelibeacuteratifrsquo qursquoest la prohairegravesis [hellip] Car lrsquoaction srsquooriente deacutesormais non plus en

fonction de la situation drsquoaction mais en fonction de la regravegle elle-mecircme regravegle penseacutee comme une veacuteriteacute absolue et

non pas une veacuteriteacute pratique Lrsquoobeacuteissance se substitue agrave la deacutelibeacuteration le devoir agrave lrsquoaction raquo

69

geacuteneacuteral (cf sect13) invitent les individus agrave deacuteterminer librement leurs fins et en garantissent la

possibiliteacute par les droits individuels

Pour Manent le paradoxe qui srsquoen suit srsquoexprime alors de la faccedilon suivante laquo la loi

nouvelle ayant abandonneacute tout critegravere rationnel ou objectif du bien et du juste se commande agrave

elle-mecircme de ne pas commander raquo et entend ainsi laquo commander agrave une vie sans loi raquo (Manent

2014c 302) La quecircte drsquoune laquo action sans loi raquo se concreacutetise alors selon Manent laquo dans la

seacuteparation moderne entre lrsquoinstitution politique sources des lois et la socieacuteteacute lieu des actions

lsquosans loirsquo mais guideacutees par les lsquointeacuterecirctsrsquo et les lsquovaleursrsquo raquo (2015a 21) Ces deux principes sont

alors garantis par laquo ces conditions geacuteneacuterales de lrsquoaction que sont lrsquoEacutetat de droit et le marcheacute raquo

(Manent 2007 395) deux institutions qui deacuteterminent autant pour Manent que pour MacIntyre

une part importante de la vie commune des deacutemocraties contemporaines En effet avec la

moraliteacute des droits universels laquo lrsquoeacutethique de lrsquoEacutetat raquo et laquo lrsquoeacutethique du marcheacute raquo sont les deux

autres composantes de ce que MacIntyre (2016a) a reacutecemment identifieacute comme le laquo point de

vue dominant raquo actuel

Dans le domaine de lrsquoeacuteconomie qui remplit la sphegravere eacutethique laisseacutee vide par la politique

il nrsquoy a plus possibiliteacute drsquoorthos logos de juste mesure deacutetermineacutee par la deacutelibeacuteration et le

dialogue tel qursquoil pourrait y en avoir par exemple sur le laquo juste prix raquo de certains biens (Manent

2015a 21 MacIntyre 2016 93-101) Le marcheacute commande le prix sans que les deacutelibeacuterations

des citoyens puissent y jouer un rocircle sinon une somme de deacutelibeacuterations seacutepareacutees et

instrumentales sur la maximisation de lrsquoutiliteacute Tel que le souligne MacIntyre (2016a 127) le

trait de caractegravere voire lrsquoobligation speacutecifique agrave cette activiteacute dont le cadre est le marcheacute est ce

qursquoAristote nommait la pleonexia laquo lrsquoesprit drsquoacquisition raquo qui tend agrave faire deacutesirer plus que sa

70

juste part (EN V 2 1129a31-b10) Degraves lors alors que lrsquoeacutethique du marcheacute promeut la

multiplication des deacutesirs comme moyens drsquoarriver agrave la laquo maximisation de lrsquoutiliteacute raquo (MacIntyre

2016a 127-33) le gouvernement trouverait de plus en plus sa leacutegitimiteacute dans lrsquoentreprise de

satisfaction de ceux-ci (MacIntyre 2016a 126) Les agences bureaucratiques se multiplient alors

afin de coordonner lrsquoactiviteacute grandissante de la sphegravere de lrsquoeacuteconomie qui adopte le principe de

libre concurrence (MacIntyre 2016a 124 Manent 2014a 313) Lorsque cette coordination

assure les laquo conditions de lrsquoaction raquo sans en questionner ou en deacuteterminer la regravegle et donc la

finaliteacute alors le gouvernement est remplaceacute par la laquo gouvernance raquo (Manent 2014a)

Ce deacuteploiement du laquo deacutesir drsquoacqueacuterir raquo dans les socieacuteteacutes modernes et contemporaines

entrainerait alors un changement important de perspective politique selon Manent

laquo Lintelligibiliteacute de la vie collective paraicirctra venir des moins en moins de la somme des actions

intentionnelles des socieacutetaires quils soient personnes priveacutees ou mecircme gouvernants et de plus

en plus du systegraveme formeacute par la somme des circonstances et la somme des conseacutequences raquo

(2014a 312) Or sans une prise intelligible de laquo lrsquointention collective raquo des fins preacutesentes au

sein de la socieacuteteacute (qui est le propre du discours rheacutetorique tel que lrsquoenvisage Aristote)

lrsquointeacutegration des fins et des moyens est de plus en plus difficile agrave concevoir Sur ce point la

conseacutequence est alors une difficulteacute agrave reacuteviser les fins agrave la suite des deacutelibeacuterations et des actions

des socieacutetaires agrave effectuer un retour aux principes 39 La raison commune devient alors

davantage technique en ce qursquoelle peine agrave consideacuterer les biens internes agrave la pratique des biens

39 Charles De Koninck (2015a 110) donne sur ce point lrsquoexemple suivant laquo On srsquoeacutetudie agrave srsquoeacutelever agrave un ordre de

pourparlers et drsquoententes de notre part si deacutetacheacute de tout principe qursquoil peut se nouer ndash sans qursquoon srsquoen aperccediloive ndash

des alliances entre les gouvernements de nations dont les conceptions de la vie en geacuteneacuteral ou du bien-ecirctre politique

en particulier sont les plus opposeacutees possibles voire mortellement contraires raquo

71

en soi qui permettent de relativiser la fin exteacuterieure Alors que la raison pratique vise agrave

circonscrire le deacutesir agrave un objet possible bon et mesureacute la raison technique ne peut que

maximiser celui qui se preacutesente agrave elle sans reacuteelle capaciteacute de choisir volontairement de

deacutevelopper une vie laquo prohaiumlreacutetique raquo (MacIntyre 2016 133) Tandis que le gouvernement de soi

par soi vise agrave assurer cette emprise volontaire sur les principes de la vie commune ce choix laquo la

gouvernance raquo reculerait en fait laquo devant lrsquoampleur des possibles politiques que la proaiumlresis

srsquoefforce de maicirctriser raquo (Manent 2010b 124) Voulant ouvrir des possibiliteacutes de plus en plus

vastes au niveau des fins la politique contemporaine serait en fait de plus en plus restreinte au

niveau des moyens ceux-ci eacutetant de plus en plus preacutedeacutetermineacutes par la neacutecessiteacute celle du marcheacute

et de la laquo providence raquo eacuteconomique40 et celle de la coordination bureaucratique notamment

En somme embrassant des principes abstraits les socieacuteteacutes actuelles occulteraient le sens et

les exigences de la deacutemocratie comme laquo gouvernement de soi raquo un oubli dont la conseacutequence

est selon Pierre Manent et Alasdair MacIntyre laquo le despotisme eacuteclaireacute deacutesignation exacte pour

la somme drsquoagences administrations cours de justice et commissions qui dans le deacutesordre

mais drsquoun esprit unanime nous donnent de plus en plus meacuteticuleusement la regravegle raquo (2006 58-

9) bref une autoriteacute qui tend vers une forme de domination ineacutegalitaire (MacIntyre 2016 126-

127) Alors que pour Aristote seuls des citoyens pouvaient gouverner des citoyens libres il

semble aujourdrsquohui que laquo plusieurs choses gouvernent les hommes raquo selon une formule de

Montesquieu (Esprit des lois XIX 4 cf Manent 2010b 36 1997 114) Le problegraveme est que

40 laquo Sous le nom de marcheacute mondial nous avons construit un systegraveme drsquoaction que lrsquoon peut ne peut mieux deacutecrire

que comme une Providence artificielle agrave la fois la seule chose que nous puissions faire et le mieux que nous

puissions faire cest de reacutepondre avec dociliteacute aux indications du marcheacute mondial chacune drsquoelles ayant pour elle

la force surhumaine du Tout et de son autoriteacute raquo (Manent 2015b 109)

72

dans ce contexte ces autres laquo choses raquo qui gouvernent les citoyens ne sont pas objet de

deacutelibeacuteration rationnelle et donc de choix volontaire Srsquoil nrsquoy a deacutelibeacuteration que sur les choses

qui laquo deacutependent de nous raquo alors il nrsquoy a plus deacutelibeacuteration lorsque certaines forces humaines et

socieacutetales ne deacutependent plus drsquoun laquo nous raquo particulier Si cette analyse srsquoavegravere juste comment

alors retrouver une emprise des deacutemocraties sur elles-mecircmes et sur les actions intentionnelles

qui srsquoy deacuteploient

22 Lrsquoagent retrouveacute la mise en commun des fins et lrsquoautoriteacute du bien

Nous venons de voir les lacunes de certains principes pratiques que lrsquoon peut retrouver selon

MacIntyre et Manent dans les reacutegimes deacutemocratiques actuels Notamment nous avons deacutecrit la

possibiliteacute drsquoune nouvelle compreacutehension des droits et de lrsquoexpression des preacutefeacuterences qui srsquoest

deacutetacheacutee du cadre particulier drsquoune communauteacute politique afin de promouvoir un certain type

drsquouniversaliteacute Cette universaliteacute serait toutefois lrsquoobjet non pas de la raison pratique mais de la

raison theacuteorique et scientifique en ce qursquoelle fait fi de toute deacutetermination particuliegravere au-delagrave

de lrsquoindividualiteacute mecircme Nous pouvons dire que en adoptant cette laquo eacutepisteacutemologie raquo des

affaires humaines la deacutemocratie deacutelibeacuterative surtout dans sa version eacutepisteacutemique forte ne serait

pas alors une alternative au modegravele du contrat social mais seulement une transformation de ce

modegravele Cette transformation proviendrait notamment drsquoune certaine compreacutehension de

lrsquoautoriteacute propre agrave la loi et aux normes en geacuteneacuteral comme nous allons maintenant le voir

221 Lrsquoautoriteacute de la loi et le travail de leacutegitimation

Alors que le contrat social de la moderniteacute inaugurale situait la souveraineteacute au sein du peuple

ou de ses repreacutesentants la deacutemocratie libeacuterale actuelle laisserait place agrave une laquo souveraineteacute

73

illimiteacutee de lrsquoindividu particulier raquo (Manent 2015b 128) Comme nous lrsquoavons mentionneacute

lrsquoobjectif est de donner la possibiliteacute agrave tous les individus concerneacutes par des normes de faire un

acte de consentement Dans ses conditions un consensus de cette ampleur requiert lrsquoabstraction

et la possibiliteacute de reacuteviser toutes les normes agrave partir de cette abstraction Ainsi dans cette

perspective laquo au lieu que ce soit le contrat qui rende possible la politique la politique est une

suite perpeacutetuelle de conclusions du contrat raquo comme lrsquoanalyse Bubner (1993 364) Autrement

dit lrsquoindividu deacutelibeacuterant est maintenant appeleacute agrave choisir et promouvoir ses fins agrave travers un

dialogue intersubjectif qui se transforme alors dans un eacutechange de laquo preacutefeacuterences raquo individuelles

Lrsquoabstraction propre agrave certains principes de deacutelibeacuteration prenant la forme de laquo valeurs raquo ou

drsquoimpeacuteratifs constituerait alors en une laquo disqualification de tous les contenus de vie

partageables au motif qursquoils nrsquoont pas eacuteteacute choisis par chacun ou qursquoils nrsquoagreacuteent pas agrave chacun raquo

(Manent 2015b 129)

Le problegraveme est que la discussion collective ne trouve plus alors dans les fins laquo poseacutees raquo

comme principes lrsquoarkhē neacutecessaire agrave lrsquoorientation concregravete de la pratique Faute drsquoun principe

directement causal le dialogue devient alors lui-mecircme une fin mais une fin qui demeure dans

lrsquoabstraction des deacuteterminants concrets de la pratique

Avec la tendance agrave transformer le flux de la pratique en dialogue permanent les contenus qui

proviennent des opinions diverses et des conflits drsquointeacuterecircts de la politique srsquoeacutegarent La substance

du dialogue ideacuteal devient ludique aussi longtemps qursquoelle est soustraite en tant que thegraveme

hypotheacutetique de la discussion agrave la structure de lrsquoaction qui fixe des buts (Bubner 1993 362)

74

Dans cette optique il nrsquoy a plus possibiliteacute laquo drsquoengagements veacuteritablement inconditionnels raquo

(MacIntyre 2016b 188)41 qui puissent offrir de veacuteritables motivations agrave lrsquoaccord politique et agrave

lrsquoaction commune En effet alors que la discussion collective comprise comme discussion des

fins et non des moyens tend agrave devenir elle-mecircme la norme par un processus de leacutegitimation ses

possibiliteacutes se reacutetreacutecissent dans les faits par la fragilisation de lrsquoautoriteacute des principes qui la

sous-tendent Ainsi tel que lrsquoaffirme Pierre Manent (2015a 24)

la regravegle des mœurs parmi nous est donc suspendue agrave un fil tregraves cassant Lrsquointerroger crsquoest la

reacuteformer Elle ne supporte pas drsquoecirctre interrogeacutee tout en eacutetant tranquillement suivie comme crsquoeacutetait

le cas avant lrsquoirruption de la liberteacute absolue lorsqursquoun essaim de raisons disparates bombinait

autour des actions principales de la vie humaine

Cela est ducirc au fait que comme nous lrsquoavons vu les regravegles drsquoaction preacutesentes au sein drsquoun ordre

politique et social ne proviennent pas drsquoune universaliteacute sans faille mais reposent laquo sur une

pluraliteacute de raisons ou de lsquonon sans raisonrsquo raquo crsquoest-agrave-dire une pluraliteacute de motifs concrets drsquoagir

selon ou contre elles ce qui confegravere aux institutions qui les incarnent une stabiliteacute et laquo une

amplitude inteacuterieure raquo (Manent 2015a 23) Dans cette perspective les opinions conflictuelles

visent agrave rendre raison de lrsquoadeacutequation ou de lrsquoinadeacutequation des lois et des normes agrave lrsquoexpeacuterience

qursquoen font les citoyens libres au sein de la communauteacute politique La parole publique est alors

laquo le veacutehicule qui clarifie les buts viseacutes et dont on suppose comme allant de soi le caractegravere

recteur par principe pour lrsquoaction de sorte que lrsquointervention du logos conduise agrave la

41 Crsquoest ainsi que la deacutelibeacuteration politique servirait dans les mots drsquoHabermas agrave laquo expeacuterimenter le processus

[institutionnel] comme ouvert et incomplet raquo et de laquo rallumer la radicaliteacute deacutemocratique des braises de la position

originelle de la vie civique drsquoune socieacuteteacute raquo en consideacuterant la constitution laquo comme un projet raquo (Habermas 1995

128)

75

consolidation de la communauteacute drsquoaction raquo (Bubner 1993 363) Crsquoest de cette faccedilon qursquoil est

possible de laquo secouer le joug de la loi sans donner naissance au sujet raquo (Manent 2007 397)

Ce contraste entre un exercice de liberteacute politique qui deacutelibegravererait sur la loi tout en la

conservant et un autre qui ferait de mecircme tout en provoquant une perte drsquoorientation de la vie

pratique peut paraicirctre eacutenigmatique Une premiegravere voie de clarification nous est montreacutee par

Vincent Descombes (2004) Dans un raisonnement pratique individuel ou collectif il ne srsquoagit

pas pour un agent ou pour les citoyens drsquoune communauteacute de se laquo donner une loi raquo ndash un

exercice que mettent de lrsquoavant les theacuteories du contrat social ndash mais de srsquoapproprier le principe

de la loi crsquoest-agrave-dire le bien qursquoelle promeut ou la fin vers laquelle elle tend Crsquoest pourquoi les

anciens Grecs utilisaient une voix moyenne pour deacutesigner le fait drsquoobeacuteir librement agrave une norme

La voix moyenne introduit une laquo nuance subjective raquo ougrave laquo lrsquoaction accomplie possegravede aux yeux

du sujet une signification personnelle (Descombes 2004 103) Ce rapport agrave soi nrsquoest toutefois

pas agrave proprement parler reacuteflexif au sens drsquoune laquo auto-affection du sujet par lui-mecircme raquo (2004

103) Or la moderniteacute politique aurait confondu le moyen et le reacutefleacutechi en affirmant la possibiliteacute

qursquoun peuple se donne des lois en se les imposant agrave lui-mecircme Il y a lagrave pour Descombes laquo un

exercice eacutenigmatique de schizophreacutenie politique pas un reacutegime de souveraineteacute politique raquo

(2004 103)

Les faiblesses contemporaines de la deacutelibeacuteration politique trouveraient donc deacutejagrave leur

source dans la conception moderne du contrat social Celui-ci en tant qursquoil est purement formel

ne peut produire lrsquoarkhē neacutecessaire agrave un reacutegime de souveraineteacute politique et donc agrave une

deacutelibeacuteration collective tourneacutee vers des moyens communs drsquoatteindre certains biens Le contrat

social en tant que seul principe de leacutegitimiteacute possegravederait donc une teneur plus neacutegative que

76

positive et devrait alors ecirctre constamment reacuteactualiseacute afin drsquoecirctre rendu laquo reacuteel raquo Crsquoest ce que

permet aujourdrsquohui selon Pierre Manent et Alasdair MacIntyre entre autres penseurs

aristoteacuteliciens lrsquoassociation entre le langage des droits et celui des preacutefeacuterences personnelles ou

de laquo lrsquoutiliteacute raquo

Pour ces deux philosophes les deacutemocraties libeacuterales actuelles auraient alors besoin drsquoune

certaine science pratique sans laquelle le jugement sur les affaires humaines tombera drsquoune part

dans un reacutealisme eacutetroit voire meacutecanique qursquoils associent notamment agrave la sphegravere de lrsquoeacuteconomie

et de la bureaucratie eacutetatique et drsquoautre part dans un ideacutealisme abstrait dont les droits de

lrsquohomme et lrsquoideacutee drsquohumaniteacute sont les manifestations les plus influentes Selon eux crsquoest

justement cette science que nous fournit Aristote La force de la science pratique aristoteacutelicienne

est de mettre en lumiegravere la deacutemarche qui conduit du particulier agrave lrsquouniversel et de lrsquouniversel

au particulier tout en conservant le caractegravere speacutecifiquement pratique de la reacuteflexion sur les

affaires humaines crsquoest-agrave-dire un monde de contingence qui trouve sa stabiliteacute dans la loi et

dans le reacutegime politique La probabiliteacute ainsi que la geacuteneacuteraliteacute est donc le premier aspect de la

rationaliteacute pratique que lrsquoapproche aristoteacutelicienne permet de recouvrer afin drsquoeacuteviter des

jugements trop cateacutegoriques qui veulent deacutepasser la contingence ou des jugements trop

particuliers qui se soumettent agrave celle-ci

De cette faccedilon crsquoest la nature mecircme des normes veacutehiculeacutees par les institutions politiques et

sociales qui pourra ecirctre repenseacutee en tant que celles-ci offrent des principes qui ne peuvent valoir

pour tous les cas mais qui orientent neacuteanmoins la vie pratique drsquoune faccedilon irremplaccedilable Car

bien que critiquables ces normes ou opinions substantielles sur le bien sont pour Aristote des

solutions agrave des problegravemes poseacutes par la nature de lrsquoecirctre humain crsquoest-agrave-dire dans la perspective

77

drsquoune fin partageacutee par tous (Salkever 2000 5) Ainsi les notions de nature et de finaliteacute serait

le deuxiegraveme aspect essentiel agrave reacuteinteacutegrer dans une perspective aristoteacutelicienne au discours

moral et politique contemporain mais sans le deacutetacher du premier celui du geacuteneacuteral et du

probable Nous aurions alors ce que Stephen Salkever (2002 2000) a nommeacute une laquo eacutethique des

questions naturelles42 raquo Cette deacutemarche pourrait permettre drsquoorienter la discussion politique et

la recherche effective et reacutefleacutechie des moyens en lui fournissant certains principes autres que

celui du contrat social

222 La loi naturelle et les finaliteacutes partageacutees de lrsquoaction

Afin drsquoexpliciter une telle deacutemarche Alasdair MacIntyre et Pierre Manent mobilisent tous

deux au contraire de Salkever un concept de loi naturelle43 Leurs conceptions de la loi naturelle

sont toutefois tregraves pregraves de lrsquoeacutethique des questions naturelles promue par ce dernier Nous devons

les eacutelaborer quelque peu ici bien que sommairement Drsquoabord les deux penseurs insistent sur

la loi naturelle comme principe de formation de la volonteacute plutocirct que comme une laquo somme de

propositions deacuteduites drsquoun savoir religieux meacutetaphysique ou scientifique raquo (Manent 2017a 1)

Plutocirct la loi naturelle serait selon la deacutefinition de Manent un laquo reacuteseau ouvert drsquoeacuteleacutements

drsquoorientation intrinsegraveques agrave la vie pratique raquo sans lesquels laquo il ne pourrait y avoir ni choix ni

reacuteflexion (2017a 1)44 De mecircme pour MacIntyre la loi naturelle se preacutesente comme un

42 laquo [hellip] Aristotlersquos stress on questions itself reflects a definite sense of what human nature and human excellence

or virtue is ndash a particular collection of tasks and abilities that properly understood suggests what I want to call

natural questions rather than natural laws or principles raquo (Salkever 2000 4) 43 Il serait toutefois plus exact de parler dans le cas drsquoAristote de laquo juste naturel raquo (dikaion phusikon) Cf EN V

10 1134b18 sq 44 Manent nrsquoa que tregraves peu traiteacute explicitement de la loi naturelle Or ce laquo manque raquo sera combleacute par la publication

prochaine drsquoune seacuterie de confeacuterences intituleacutee laquo La question de la loi naturelle de la meacutetaphysique agrave la philosophie

politique raquo dans le cadre de la Chaire de meacutetaphysique Eacutetienne Gilson qui lui a eacuteteacute attribueacutee en 2016-2017 Les

consideacuterations preacutesentes srsquoappuient entre autres sur le reacutesumeacute de ces confeacuterences

78

ensemble de conditions ou de principes premiers propres agrave toute pratique partageacutee qui se veut

rationnelle permettant ainsi de trouver un fondement et une orientation aux conflits drsquoopinion

sur lrsquoaction bonne (MacIntyre 2006a 69)

Agrave lrsquoaune de lrsquoexercice de la deacutelibeacuteration collective MacIntyre identifie quelques-unes de

ces conditions Drsquoabord la recherche de la veacuteriteacute doit ecirctre un objectif premier pour tous et ce

au-delagrave des inteacuterecircts particuliers Ensuite cette condition implique eacutegalement que chaque

participant doive ecirctre agrave lrsquoabri de toute menace ou coercition envers sa personne ou ses biens

Finalement il faut que toute proposition soit honnecircte et ne vise pas agrave tromper (MacIntyre 2016a

56-7 2006a 77-9) Selon MacIntyre ces laquo preacutesupposeacutes raquo de la discussion rationnelle

srsquoassimilent aux preacuteceptes de la loi naturelle puisqursquoils permettent lrsquoactualisation de la nature

rationnelle de lrsquoecirctre humain actualisation qui implique toujours la conversation le logos (2016a

57 2006a 79 1999 111-2) Bien qursquoils puissent srsquoincarner de diffeacuterentes faccedilons ces preacuteceptes

ont tout de mecircme une porteacutee universelle ils nrsquoadmettent pas drsquoexception ils sont les mecircmes

pour tous en tout lieu et ils ne constituent pas en des conclusions mais identifient certaines

conditions que tous doivent accepter et qui devront faire autoriteacute dans lrsquoorientation de la

deacutelibeacuteration Cependant ils deacutependent drsquoune condition plus geacuteneacuterale celle drsquoune communauteacute

drsquoaction qui possegravede des biens internes partageacutes et ougrave les membres conduisent une deacutelibeacuteration

sur les moyens afin drsquoactualiser ces biens (MacIntyre 2006a 70 74) Crsquoest seulement dans ce

contexte que le retour reacutefleacutechi sur les principes pourra conserver une teneur pratique agrave mecircme de

79

deacutevoiler les principes reacutegulateurs de la loi naturelle qui sont en fait eux-mecircmes des biens

intrinsegraveques agrave la pratique45

Pour Manent la loi naturelle trouve son fondement laquo dans le caractegravere naturel des motifs

humains raquo qui donnent une fin deacutesireacutee agrave lrsquoagent soit laquo lrsquoagreacuteable lrsquoutile et le noble raquo (Manent

2017a 6) La loi naturelle est cette deacutefinition toujours approximative laquo comme ce que lrsquoon

cherche raquo de la laquo zone drsquoeacutequilibre raquo entre ces motifs (Manent 2017a 6) Lrsquouniversaliteacute de

lrsquoaction humaine tient alors dans le nombre limiteacute des biens reacuteels qursquoelle poursuit Ceux-ci

seraient plus directement lieacutes agrave lrsquoaction que les droits ou les laquo valeurs raquo puisqursquoils constituent

des principes pouvant motiver directement une deacutelibeacuteration sur les moyens En effet laquo deacutecrire

et interpreacuteter une conduite humaine en termes de motifs crsquoest la concevoir comme issue drsquoune

deacutelibeacuteration au moins implicite raquo (Manent 1997 105) Dans son travail drsquoeacutevaluation la raison

laquo qui discerne et pegravese les motifs raquo a alors neacutecessairement recours laquo agrave un ou des critegraveres

universels qui deacutefinissent ce qui est honnecircte juste noble conforme agrave la hieacuterarchie naturelle des

fins humaines ou agrave la loi morale propre agrave lrsquohomme raquo (Manent 1997 105)

Or lorsqursquoune socieacuteteacute refuse de poser la question du bien celle-ci la rattrapera toujours

mais drsquoune faccedilon moins volontaire Afin de retrouver cette orientation il convient alors selon

Manent de mettre laquo au centre du monde humain la question de la loi raquo (2014c 227) puisque ce

sont les diffeacuterentes lois qui offrent les discours les plus familiers concernant le bien Srsquoil faut

partir des laquo choses qui sont connues pour nous raquo (cf sect111) alors il faut pour Manent partir de

la loi Cela reviendrait agrave adopter laquo une perspective pratique et politique dans laquelle la raison

45 Il faut noter que cette position chez MacIntyre vient agrave la suite drsquoune certaine eacutevolution de sa penseacutee notamment

au moment de la publication de Dependant Rational Animals (1999)

80

vient au premier plan comme raison leacutegislatrice comme raison [hellip] commandante raquo (Manent

2014c 227) En effet la raison pratique est impeacuterative puisqursquoelle identifie un bien pour lrsquoagent

mais elle est aussi deacutelibeacuterative car les manifestations de ce bien sont multiples et sous des

formes changeantes ce qui neacutecessite une recherche et une deacutecision

Bref poser la question de la meilleure regravegle drsquoaction revient pour Manent tout comme pour

MacIntyre agrave poser celle des exigences du bien qui sont deacutecouvertes et eacuteprouveacutees au cours de

lrsquoexpeacuterience humaine mais qui diffegraverent selon les circonstances particuliegraveres Crsquoest de cette

faccedilon que la loi comprise en ce sens naturel est agrave la fois impeacuterative et approximative geacuteneacuterale

et particuliegravere Cependant le problegraveme qui se preacutesente est le suivant le sens de lrsquoaction reacutefleacutechie

se retrouve agrave lrsquoaide drsquoune conception de la loi naturelle alors que justement cette derniegravere se

deacutevoile par une pratique reacutefleacutechie Or comme la loi naturelle est avant tout un discernement de

la raison agrave travers lrsquoexpeacuterience commune il faut alors examiner quelle forme de pratique

partageacutee peut donner lieu agrave une theacuteorisation de la loi naturelle ou pour le dire autrement donner

une reacuteponse agrave la question de savoir comment srsquoincarne la laquo raison commune raquo Nous avons deacutejagrave

rencontreacute une telle tentative chez Aristote dans son analyse de lrsquoorigine et de la finaliteacute des

communauteacutes politiques (cf sect12) Aristote insistait alors sur lrsquoorigine rheacutetorique du logos sur

son adeacutequation aux finaliteacutes naturelles des ecirctres humains De mecircme Alasdair MacIntyre et

Pierre Manent vont donner leur propre explication de ce processus et vont pousser peut-ecirctre plus

loin la compreacutehension du lien entre la raison commune et la constitution (dans tous les sens du

terme) drsquoune communauteacute politique Agrave la lumiegravere de leur conception respective de la loi

naturelle nous pouvons drsquoembleacutee affirmer que la raison commune sera pour Manent de nature

commandante et leacutegislatrice alors que pour MacIntyre elle adoptera une forme plutocirct

81

dialectique Crsquoest donc dans ces termes que sera maintenant poseacutee la question de la forme

politique adeacutequate agrave la deacutelibeacuteration et agrave lrsquoaction crsquoest-agrave-dire la reacuteponse agrave la question laquo Qui

deacutelibegravere raquo Nous verrons comment agrave partir de leur conception de la raison commune

MacIntyre et Manent promeuvent une forme de communauteacute politique diffeacuterente Nous

examinerons ensuite les conseacutequences drsquoune telle compreacutehension sur les possibiliteacutes de

rationaliteacute pratique au sein des deacutemocraties repreacutesentatives contemporaines

CHAPITRE 3 ndash DEacuteLIBEacuteRATION DEacuteMOCRATIQUE LA FORME NATIONALE ET LA

FORME LOCALE

31 Individuation collective et raison commune

Comment Aristote concevait-il lrsquoessence drsquoune communauteacute politique Une reacuteponse agrave cette

question se trouve dans sa discussion de lrsquoidentiteacute drsquoune citeacute crsquoest-agrave-dire dans la faccedilon de savoir

comment une citeacute est la mecircme au cours du temps Apregraves avoir eacutecarteacute des critegraveres qui ne lui

semblaient ecirctre que des accidents de la citeacute comme le territoire ou la population Aristote

choisira un critegravere formel celui du gouvernement laquo il est manifeste que nous devons deacutefinir

lrsquoidentiteacute de lrsquoEacutetat en ayant principalement eacutegard agrave sa constitution raquo (Pol III 3 1276b10-11)46

Or nous savons que pour Aristote le concept de politeia de reacutegime politique ne renvoie pas

seulement aux lois eacutecrites mais plus largement aux dispositions eacutethiques qui orientent la vie

commune (Yack 1985 98) dispositions qui srsquoincarnent au sein drsquoinstitutions sociales (familles

culte etc) comme politiques et leacutegales (Assembleacutee tribunaux Conseil etc) Or ce qui est le

plus deacuteterminant est le gouvernement puisque crsquoest ce vers quoi tendent les institutions sociales

(Pol I 2 1252b30 sq) et donc ce qui les relie

Ce critegravere permet alors de distinguer la citeacute drsquoautres formes de vie commune aux traits

politiques drsquoabord lrsquoethnos qui est une agglomeacuteration eacutetendue posseacutedant une culture partageacutee

mais qui ne dispose pas drsquoinstitutions politiques pour se gouverner elle-mecircme (Pol I 2

46 Car la constitution est ce qui relie les parties de la citeacute Cf Top IV 13 150b22-26 laquo [hellip] il ne suffit pas pour

faire connaicirctre la chose de mentionner les eacuteleacutements drsquoougrave elle procegravede En effet lrsquoessence de chaque composeacute ne

consiste pas seulement dans les eacuteleacutements dont il est formeacute mais encore dans la faccedilon dont ces eacuteleacutements sont reacuteunis

[hellip] raquo

83

1252b20 sq VII 4 1326b sq) Ensuite lrsquoalliance qui est une forme drsquoassociation qui ne prend

en compte que les inteacuterecircts mateacuteriels Un Eacutetat se reacuteduit alors agrave une alliance si sa loi nrsquoest qursquoune

laquo simple caution garantissant les rapports de justice entre les hommes raquo ne srsquointeacuteressant pas agrave

leur bonheur et leur vertu comme crsquoest le cas par exemple pour les alliances entre Eacutetats (Pol

III 9 1280b20-30) Seule la citeacute permet donc drsquoassurer le bien-vivre de ses habitants agrave lrsquoaide

drsquoinstitutions politiques libres (Pol I 2)

Les institutions sociales sont toutefois premiegraveres chronologiquement Comme nous lrsquoavons

vu crsquoest agrave partir de laquo communions raquo (koinonies) plus particuliegraveres que se deacuteveloppe une langue

commune traitant de lrsquoagreacuteable de lrsquoutile et du juste Ainsi pour bien vivre il faut une

communauteacute capable de communiquer Crsquoest ainsi que Vincent Descombes a pu affirmer que la

question politique premiegravere nrsquoest pas celle de savoir au nom de quels autres laquo je raquo peux parler

mais agrave quels autres (2013 148) De mecircme pour Manent laquo ce nrsquoest pas la parole qui produit la

communauteacute mais la communauteacute qui produit et entretient la parole raquo (2006 43) Le facteur

premier drsquoapparition des institutions sociales et politiques se situe en effet dans une pratique

partageacutee celles-ci reacutepondent agrave des besoins et des capaciteacutes dont la satisfaction neacutecessite une

vie commune Crsquoest sur lrsquoadeacutequation (toujours approximative) de ces institutions agrave lrsquoexpeacuterience

partageacutee qursquoest fondeacutee leur rationaliteacute (Descombe 2002) Crsquoest ainsi que comme lrsquoa souligneacute

Pierre Manent une pluraliteacute de raisons ou de laquo non sans raisons raquo a toujours accompagneacute les

institutions sociales celles-ci reacutepondent aux diffeacuterents motifs humains (cf p 68) Crsquoest

eacutegalement en ce sens que les institutions sociales comme politiques peuvent ecirctre dites conformes

ou non agrave la loi naturelle et ce malgreacute lrsquoexistence de deacutesaccords sur la forme exacte qursquoelles

doivent prendre

84

Quel est alors le principe agrave la base de cette individuation collective et de la mise en commun

des diffeacuterents biens humains En tant que cause de la vie commune ce processus en sera aussi

la fin dans ce cas-ci lrsquoexistence mecircme de la communauteacute et sa laquo bonne activiteacute raquo Les

divergences entre Alasdair MacIntyre et Pierre Manent reposent notamment sur leur

compreacutehension de ce moment instituant de la vie politique Pour MacIntyre le principe et la fin

de la vie politique est la pratique qursquoil deacutefinit comme

toute forme coheacuterente et complexe drsquoactiviteacute humaine coopeacuterative socialement eacutetablie par

laquelle les biens internes agrave cette activiteacute sont reacutealiseacutes en tentant drsquoobeacuteir aux normes drsquoexcellence

approprieacutees ce qui provoque une extension systeacutematique de la capaciteacute humaine agrave lrsquoexcellence

et des conceptions humaines des fins et des biens impliqueacutes (MacIntyre 2013a 183)

Crsquoest au sein de pratiques particuliegraveres qursquoun agent apprend agrave raisonner de faccedilon teacuteleacuteologique

agrave ordonner ses deacutesirs afin de mener agrave bien une fin et agrave suivre certaines regravegles qui lui permettront

drsquoacqueacuterir lrsquoexpeacuterience neacutecessaire afin de diriger ses actions drsquoune faccedilon prudente Les

exemples de pratique que donne MacIntyre sont drsquoune grande diversiteacute et impliquent tous

quelques formes de relation interpersonnelle ou sociale jeux drsquoeacutechecs recherche scientifique

artisanat monachisme implication politique etc Les pratiques tendent toutes vers des biens

externes (eg le plaisir la connaissance la beauteacute la sainteteacute le pouvoir) mais neacutecessitent aussi

des biens internes afin de pouvoir exister et perdurer (MacIntyre 2013a 189-190) Alors que ce

sont les institutions qui organisent les premiers ce sont les vertus qui assurent lrsquoactualisation

des seconds En effet les biens internes permettent drsquoidentifier des normes qui assurent la

continuiteacute et lrsquoexcellence de la pratique et donc qui pourront faire lrsquoobjet drsquoun accord commun

bien qursquoeacutegalement drsquointerpreacutetations divergentes Ces critegraveres particuliers drsquoexcellence que

transmettent les pratiques peuvent alors ecirctre eacutetendus agrave lrsquoensemble de la vie drsquoun agent et drsquoun

85

groupe afin drsquoen assurer lrsquoexcellence globale qui prend forme dans un juste ordonnancement

des biens et une capaciteacute agrave les actualiser De plus en tant qursquoactiviteacute coheacuterente et complexe

encadreacutee par des normes les pratiques sont agrave mecircme drsquooffrir une narration de leur deacuteveloppement

crsquoest-agrave-dire de leurs succegraves et de leurs crises ainsi que des vertus et des vices (excegraves ou deacutefaut)

qui y sont respectivement associeacutes Ces narrations seront neacutecessairement construites et

conserveacutees au sein de communauteacutes de pratique particuliegraveres et pourront ainsi constituer des

traditions vivantes infuses drsquoune conception des diverses excellences et des biens qui y sont

associeacutes

Selon MacIntyre cette rationaliteacute propre aux traditions est seule en mesure drsquooffrir des

principes unificateurs agrave la pratique humaine En fait selon lui aucune rationaliteacute ne peut se

comprendre elle-mecircme sans faire reacutefeacuterence au moins implicitement agrave une telle tradition

(MacIntyre 1993 378) qui forme un ensemble de textes faisant autoriteacute de deacutebats de croyances

et de normes veacutehiculeacute agrave travers des pratiques et des cultures particuliegraveres mais sans se limiter

agrave ces derniegraveres (MacIntyre 1990 1993) Crsquoest que au contraire de ce qursquoa pu affirmer Edmund

Burke la tradition nrsquoest pas selon MacIntyre laquo sagesse sans reacuteflexion raquo (citeacute dans MacIntyre

1993 379) mais bien processus drsquoinvestigation rationnelle Ce processus peut constituer agrave son

plus haut degreacute toute une tradition intellectuelle comme lrsquoest devenu par exemple le libeacuteralisme

(MacIntyre 1993) mais peut aussi prendre forme dans une communauteacute particuliegravere comme un

village de pecirccheurs qui megravenerait une recherche sur le bien de son activiteacute agrave travers le temps

Dans tous les cas la tradition permet drsquoordonner rationnellement les diffeacuterents aspects de la vie

pratique Il nrsquoy a donc pas pour MacIntyre des domaines du savoir complegravetement distincts tels

que le politique le leacutegal le religieux lrsquoeacuteconomique etc (MacIntyre 2013b 206)

86

Lrsquouniteacute de ces domaines de la vie pratique est assureacutee par lrsquoidentification drsquoun bien ultime

qui est la fin exteacuterieure viseacutee par la pratique en question et qui lui donne son principe Ainsi

pour MacIntyre la tradition est similaire agrave un art au sens de tekhnē puisqursquoelle implique une

fin bien identifieacutee des regravegles et des critegraveres faisant autoriteacute pour lrsquoatteindre et certaines vertus

speacutecifiques pour suivre ces regravegles et incarner ces critegraveres (MacIntyre 1990 62-3) Degraves lors selon

MacIntyre laquo crsquoest une condition de la discussion rationnelle et de la recherche que certaines

questions soient consideacutereacutees comme reacutesolues de faccedilon concluante par les participants raquo (2006d

216-7) de la mecircme faccedilon que lrsquoapprenti accepte avec confiance lrsquoenseignement du maicirctre avant

de pouvoir exercer un art Toutefois ces principes ne sont pas des deacutemonstrations infaillibles et

doivent ecirctre justifieacutes dialectiquement tout au long du deacuteveloppement de la tradition pendant

lequel se preacutesenteront certainement de nouvelles questions et de nouveaux deacutefis Crsquoest toutefois

gracircce agrave la stabiliteacute de cette autoriteacute narrative de la tradition que le conflit entre diffeacuterents

jugements quant agrave tel ou tel bien peut ecirctre intelligible et que la discussion rationnelle peut

progresser au-delagrave drsquoun simple eacuteclectisme (MacIntyre 1990 87-8) Tout jugement rationnel

concernant la pratique doit alors prendre en compte la dimension narrative qursquoincarnent toutes

institutions ou actions particuliegraveres (MacIntyre 2016a 218) Faire autrement impliquerait de se

condamner agrave lrsquoabstraction47

Pour sa part Pierre Manent ne voit pas dans les pratiques particuliegraveres et les traditions un

principe suffisant agrave lrsquoeacutedification et la perpeacutetuation drsquoune communauteacute politique La faiblesse de

Notre traduction laquo It is a condition of rational discussion and enquiry that certain questions should be understood

by the participants to have been settled conclusively raquo (MacIntyre 2006d 216-7) 47 Nous laissons ici de cocircteacute la question de la rivaliteacute des traditions Notons seulement que pour MacIntyre il nrsquoexiste

laquo aucun ensemble de critegraveres de justification rationnelle indeacutependants permettant de trancher entre les questions

des traditions rivales raquo (MacIntyre 1993 377) Un effort de laquo traduction raquo sera alors neacutecessaire

87

la deacutemarche de MacIntyre qui est aussi une force en un autre sens comme nous le verrons se

situerait laquo dans ce recours agrave une philosophie de lrsquohomme comme lsquoanimal socialrsquo qui deacutedaigne

de srsquointeacuteresser vraiment agrave lrsquohomme comme lsquoanimal politiquersquo raquo (Manent 2005 2) Selon

Manent la conception de la rationaliteacute veacutehiculeacutee par MacIntyre est donc probleacutematique car

laquo fondamentalement apolitique raquo (Manent 2005 2) Si elle est bien inspireacutee drsquoAristote

MacIntyre aurait toutefois laisseacute de cocircteacute toute la richesse et la complexiteacute de la dimension

politique de son œuvre afin de se concentrer sur lrsquohomme social et ses pratiques subpolitiques

Ce serait alors lrsquoapproche de MacIntyre qui souffrirait drsquoabstraction puisqursquoelle ne prendrait

pas en compte les laquo concreacutetisations reacuteelles de lrsquoaction qui ont toujours une marque ou un

coefficient politique raquo (Manent 2005 5) Crsquoest ce coefficient politique que la raison pratique

doit saisir si elle veut comprendre selon Manent laquo la veacuteriteacute du pheacutenomegravene humain raquo dans

toutes ses dimensions (Manent 2005 4)

Il nrsquoest pas certain que Manent eacutevite lrsquoerreur drsquoassocier le concept de tradition chez

MacIntyre agrave celui de coutume ou de culture ou alors agrave un ensemble de pratiques particuliegraveres

historiquement et geacuteographiquement situeacutees comme lorsqursquoil eacutecrit que laquo lrsquoaccent mis sur la

transmission spontaneacutee ou naturelle des pratiques met en danger lrsquointeacutegriteacute et la validiteacute de la

raison raquo (Manent 2005 3) Car si la tradition srsquoappuie bel et bien sur des coutumes ainsi

transmises elle les transcende toutefois autant normativement que geacuteographiquement afin de

constituer une veacuteritable histoire drsquoinvestigation rationnelle dont la continuiteacute fournit des

preacutemisses et des moyens de mener lrsquoenquecircte pratique (MacIntyre 2016a 271-2 1990) Ainsi

comme lrsquoobjecterait MacIntyre poser la question de la laquo veacuteriteacute du pheacutenomegravene humain raquo

neacutecessite avant tout un vocabulaire et des concepts partageacutes Or ce langage moral se serait perdu

88

au cours de la moderniteacute et Manent sous-estimerait lrsquoeacutecart seacuteparant les diffeacuterents discours

contemporains portant sur la justification des normes morales (MacIntyre 2013b 206)

Selon Manent MacIntyre fait ici lrsquoerreur de laquo prendre la condition pour la substance raquo

(2005 4) En effet si la tradition permet effectivement une deacutelibeacuteration plus laquo raffineacutee raquo cette

derniegravere ne doit toutefois pas srsquoy confiner La raison politique en tant que meacutediation entre les

aspirations les plus eacuteleveacutees de lrsquoecirctre humain traite drsquoune matiegravere qui transcende les diffeacuterentes

traditions ou cultures et dont les cateacutegories ont eacuteteacute mises en lumiegravere notamment par Aristote la

tension entre le petit nombre et le grand nombre la justice des reacutegimes les vertus politiques

etc (De Ligio 2014 63-5)

Neacuteanmoins dans ses derniers travaux (2015a 2015b 2014b 2014c 2010b 2006) Manent

a en quelque sorte mis de cocircteacute ces cateacutegories de la science politique ndash sans toutefois les rejeter ndash

afin de se pencher justement sur cette laquo condition raquo de la rationaliteacute pratique crsquoest-agrave-dire une

identiteacute narrative qui fournit aux agents drsquoune communauteacute politique des fins communes et un

langage partageacute bref un certain sens commun une notion qui est peu mobiliseacutee dans ses

ouvrages preacuteceacutedents48 Ce serait en effet agrave travers la question de la forme de vie commune

qursquoapparaicirctrait lrsquointerrogation sur la faccedilon dont les eacuteleacutements humains laquo se rassemblent et

prennent sens raquo (Manent 2006 10) La question de la forme de vie ouvrirait selon lui une

perspective qui nrsquoest pas celle de la seule science politique classique mais aussi celle du sens

et de lrsquohistoire agrave travers les possibiliteacutes drsquoassociation humaine49 Or cette question doit toujours

48 Notons que dans la liste des travaux susmentionneacutes deux sont des essais soit La Raison des nations (2006) et

Situation de la France (2015) Avec ceux-ci Manent vise moins une deacutemarche proprement theacuteorique de

philosophie politique que certaines prises de position en rapport avec lrsquoactualiteacute politique 49 Sur cette question et les deacuteveloppements qursquoelle a susciteacutes dans la penseacutee de Manent on trouvera des indications

preacutecieuses dans Barrera (2014)

89

pour Manent ecirctre eacutetudieacutee agrave lrsquoaune de la raison commandante ougrave se situe la primauteacute de la vie

pratique et la plus grande preacutetention agrave lrsquouniversaliteacute qursquoelle puisse avoir

Ainsi tout comme MacIntyre Manent considegravere lrsquoacte instituant comme le fruit drsquoun

processus historique nourri par la recherche de lrsquoexcellence et de lrsquouniversaliteacute Mais plus

preacuteciseacutement il conccediloit chaque type drsquoassociation humaine comme le reacutesultat drsquoune opeacuteration

propre qui consiste dans ce mouvement vers lrsquouniversaliteacute et qui transforme substantiellement

les eacuteleacutements primitifs crsquoest-agrave-dire les pratiques et les traditions particuliegraveres (Manent 2010b

379) En ce sens les formes que peut prendre cette recherche commune sont neacutecessairement

politiques crsquoest-agrave-dire qursquoelles instituent la possibiliteacute drsquoun gouvernement effectif

Manent deacutenombre quatre formes drsquoassociation humaine qui dans lrsquohistoire se sont

construites agrave partir de discours universels sur le bien la citeacute lrsquoempire lrsquoEacuteglise et la nation Ces

formes politiques comprennent et produisent alors leur particulariteacute comme lrsquoeffet ou le reacutesultat

drsquoune laquo confession ou une proposition drsquohumaniteacute raquo (Manent 2010b 415) Lrsquoempire et lrsquoEacuteglise

sont les formes politiques laquo les moins politiques raquo puisque leur opeacuteration respective deacuteborde le

cadre politique lrsquoacquisition et lrsquoextension pour lrsquoempire la chariteacute et la sanctification pour

lrsquoEacuteglise (Manent 2001 81-83 2010b 382-386) La citeacute et la nation sont les formes les plus

politiques car leur opeacuteration propre consiste justement dans le principe deacutemocratique du

laquo gouvernement de soi par soi raquo (Manent 2010b 414)

Manent insiste sur la deacutetermination concregravete des possibiliteacutes drsquoassociation humaine

Il y a donc un nombre deacutetermineacute de formes politiques Crsquoest une des propositions lsquotheacuteoriquesrsquo les

plus importantes de la science politique Le monde humain en tant qursquoil est politique ne preacutesente

pas une variabiliteacute indeacutefinie il est articuleacute il est ordonneacute (Manent 2001 75)

90

Cette proposition est le pendant de sa critique de la deacutemocratie contemporaine au sein de

laquelle le monde humain serait perccedilu principalement dans laquo lrsquoinfinie diversiteacute raquo des

repreacutesentations des croyances ou des coutumes Crsquoest que cette deacutetermination qui se constate

avec un laquo regard politique raquo repose sur la volonteacute drsquoagir de faccedilon reacutefleacutechie en liant la parole

universalisante aux actes particuliers En effet dans la vie pratique laquo lrsquouniversaliteacute quelle que

soit sa teneur ou sa forme repose sur une opeacuteration universalisante raquo (Manent 2010b 387)

Crsquoest pourquoi tel que nous lrsquoavons vu lrsquohumaniteacute en tant qursquohumaniteacute ne peut constituer pour

Manent un principe universel de la pratique elle nrsquoa pas drsquoopeacuteration propre (Manent 2010b

385-286) Pour cette raison cet ideacuteal drsquoassociation ne peut srsquoeacutedifier et perdurer sinon seulement

en esprit Toute tentative drsquoactualisation sera alors rattrapeacutee par une forme politique veacuteritable et

lrsquoopeacuteration qui est la sienne

Une forme de vie politique permet de poser non pas seulement la question du sens des

pratiques mais de leur justesse ou de leur veacuteriteacute Cette mise en question nrsquoest possible qursquoau

moment ougrave la vie commune atteint un certain degreacute de laquo politisation raquo crsquoest-agrave-dire dans le

deacuteveloppement drsquoune conscience de vie commune et drsquoune volonteacute de raisonner sur lrsquoautoriteacute

des normes et des lois Une forme drsquoassociation politique est donc une faccedilon de laquo lier la

communion au consentement raquo (Manent 2006 20) parfois avec trop de communion ou trop de

consentement mais ideacutealement agrave travers un eacutequilibre reacutefleacutechi entre diffeacuterentes preacutetentions au

bien crsquoest-agrave-dire un travail drsquoautogouvernement De faccedilon geacuteneacuterale crsquoest en effet la loi du

reacutegime politique qui pour Manent est le principe de cette meacutediation entre diffeacuterents motifs

proprement humains Le reacutegime politique tranche alors de faccedilon pratique la question de la juste

reacutepartition entre ces motifs une question qui est laquo insoluble theacuteoriquement raquo

91

Tout reacutegime politique en tant que ce reacutegime politique impose une solution agrave un problegraveme

insoluble Il met autoritairement un terme agrave un dialogue interminable sur la justice sur la

commensurabiliteacute ou lrsquoincommensurabiliteacute des biens Il ordonne une certaine eacutequivalence entre

la vertu la richesse et la liberteacute un certain prix relatif si lrsquoon veut des diffeacuterents eacuteleacutements de la

citeacute En ce sens la pratique politique parce qursquoelle est contrainte drsquoimposer ou drsquoaccepter des

comparaisons ou des eacutequivalences certes approximatives entre les biens accomplit ce que la

theacuteorie politique est incapable de concevoir puisque celle-ci deacutevoile neacutecessairement

lrsquoimpossibiliteacute de telles comparaisons (Manent 1997 237)

Comme divers biens sont leacutegitimes et en concurrence la solution agrave un conflit politique en

est une de modeacuteration et de composition (Manent 1997 240-241) Les diffeacuterentes parties de la

communauteacute qui deacutefendent ces biens doivent alors accepter de limiter leur preacutetention respective

agrave repreacutesenter le tout ndash agrave lrsquouniversaliteacute ndash afin de permettre la stabiliteacute Degraves lors laquo lrsquoactualisation raquo

de lrsquoanimal rationnel en animal politique laquo comporte neacutecessairement une particularisation le

citoyen vit dans ce corps politique selon ce reacutegime raquo (2007a 204) En participant au

gouvernement de leur forme de vie commune les ecirctres humains consentent agrave une certaine

particulariteacute et la raison qui vise lrsquouniversel laquo accepte de perdre un peu drsquoautoriteacute pour acceacuteder

agrave la reacutealiteacute pour devenir reacuteelle raquo (Manent 2007a 204)

Toutefois comme lrsquoaffirme eacutegalement la rationaliteacute des traditions cette solution nrsquoest

jamais fixe En tant que la politique est le lieu de la liberteacute par la mise en commun des paroles

et des actions la meacutediation du reacutegime est toujours en mouvement La meacutediation est une force

dynamique plus que syntheacutetique (Manent 2016 521) Lrsquoaction est commandement mais elle est

aussi commencement puisque les affaires humaines sont sans cesse changeantes Crsquoest ce

mouvement que vise agrave conserver et nourrir la philosophie politique de Manent afin que la citeacute

92

continue agrave entretenir la recherche de son juste critegravere (De Ligio 2014 66) De cette faccedilon la

critique qursquooffre Manent est donc avant tout dirigeacutee contre la paralysie propre agrave un reacutegime

politique qui comprendrait ses laquo principes raquo de laquo maniegravere de plus en plus eacutetroite et unilateacuterale raquo

(Manent 2015b 128)

Pour Manent la forme de vie commune est donc toujours lieacutee agrave un reacutegime politique

particulier bien qursquoelle puisse accueillir des variations Crsquoest le laquo coefficient politique raquo de toute

forme de pratique commune Pour sa part MacIntyre admet ce coefficient politique neacutecessaire

de la raison pratique (2013b 2006c 2006a) Il deacutefend en fait sa conception politique comme

proprement aristoteacutelicienne crsquoest-agrave-dire comme une activiteacute ougrave chaque citoyen actualise sa

nature drsquolaquo animal politique raquo en prenant part agrave une deacutelibeacuteration commune qui est informeacutee par

des preacutemisses partageacutees sur lrsquoordonnancement des biens (MacIntyre 2013b 2006b) Et

MacIntyre laquo sauve raquo Aristote laquo de sa propre incoheacuterence raquo (MacIntyre 2013b 204) en affirmant

la neacutecessiteacute pour tous de se deacutevelopper selon cette nature Lrsquoactiviteacute politique ne renvoie donc

pas pour MacIntyre agrave une forme drsquoassociation humaine preacutecise sinon agrave une certaine pratique

laquo deacutemocratique raquo

Dans cette perspective MacIntyre et Manent srsquoaccordent sur la conclusion que toute forme

drsquoassociation humaine reacuteellement politique est dans une quelconque mesure deacutemocratique

crsquoest-agrave-dire ougrave il y a une certaine participation effective du grand nombre des citoyens

(MacIntyre 1999 141-2 2006b 2013b 204-5 Manent 2006 46-8 2010b) Ils srsquoentendent

eacutegalement sur le fait que cette liberteacute requiert lrsquoexistence de frontiegraveres physiques et spirituelles

qui deacutelimitent et assurent lrsquoexistence drsquoun laquo nous raquo particulier Comme le souligne Manent

(2007a 178) il srsquoagit moins ici drsquoidentiteacute que drsquoidentification Le premier est passif alors que

93

le deuxiegraveme est actif et admet la variation Une communauteacute de deacutelibeacuteration doit aussi ecirctre une

communauteacute drsquoaction ougrave les diffeacuterentes pratiques partageacutees jusqursquoagrave celle du bien politique et

du laquo salut de la communauteacute raquo (cf sect13) srsquoinscrivent dans un espace commun qui reccediloit et

compose les diffeacuterentes preacutetentions agrave lrsquoautoriteacute consideacutereacutees comme leacutegitimes Nous lrsquoavons vu

une deacutelibeacuteration commune qui fait fi dans ses principes drsquoune communauteacute drsquoidentification

afin de tendre agrave une universaliteacute humaine deacutenueacutee de diffeacuterence speacutecifique est condamneacutee agrave

lrsquoabstraction et donc agrave lrsquoatonie voire agrave la domination exteacuterieure Bref la deacutelibeacuteration demande

que les citoyens se reconnaissent dans des institutions sociales et politiques qui fourniront un

appui au conflit drsquoopinions ce qui exige une certaine exclusion ou laquo exclusiviteacute raquo (MacIntyre

2006d 215-6)

La diffeacuterence principale entre MacIntyre et Manent est leur interpreacutetation de lrsquoactiviteacute

politique en lien avec la forme de vie Alors que Manent conccediloit lrsquoopeacuteration civique de la citeacute

comme lrsquoimpulsion donc est heacuteritiegravere la nation (Manent 2010b) MacIntyre voit en quelque sorte

dans la citeacute la forme indeacutepassable de la vie politique soit la forme locale celle qui puisse laquo ecirctre

embrasseacutee facilement drsquoun seul coup drsquoœil raquo (Pol VII 4 1326b24) En effet selon MacIntyre

cette forme est seule en mesure drsquoassurer une communauteacute drsquoidentification qui permette la

deacutelibeacuteration et lrsquoaction commune puisqursquoelle reacuteunit un ensemble de diffeacuterentes institutions et

pratiques au sein drsquoun territoire restreint institutions religieuses acadeacutemiques estheacutetiques et

politiques ne doivent pas ecirctre seacutepareacutees et doivent pouvoir se faire entendre dans lrsquoordre public

qui nrsquoest pas supposeacute ecirctre autre chose que laquo le prolongement raquo de ces conversations particuliegraveres

(MacIntyre 2013b 220)

94

Au contraire lrsquoEacutetat-nation moderne doit son existence agrave la seacuteparation de ces eacuteleacutements

(MacIntyre 2013b 206) et agrave leur confinement dans la sphegravere priveacutee La grandeur laquo deacutemesureacutee raquo

de lrsquoEacutetat-nation est pour MacIntyre un obstacle majeur agrave la deacutelibeacuteration commune et agrave la vie

pratique reacutefleacutechie (1999 131) Agrave ce niveau la pratique se deacuteteacuteriorera neacutecessairement selon lui

en un jeu drsquointeacuterecircts ougrave la force non rationnelle de lrsquoargent et du pouvoir aura un rocircle important

Ainsi on peut dire que MacIntyre conccediloit lrsquoactiviteacute politique de lrsquoEacutetat-nation seulement dans

son aspect laquo technique raquo et utilitaire50 Au contraire de Manent MacIntyre parle donc tregraves peu

de la nation sans lrsquoassocier immeacutediatement agrave lrsquoEacutetat De plus comme nous venons de le voir le

philosophe eacutecossais fonde sa critique de lrsquoEacutetat-nation sur la possibiliteacute de participation et de

deacutelibeacuteration effective de tous les citoyens ou de la plupart drsquoentre eux Il faut maintenant

consideacuterer plus preacuteciseacutement ces deux points lrsquoun agrave la suite de lrsquoautre Nous devons toutefois

avant cela conclure sur les conceptions de la raison commune qui sont avanceacutees par les deux

philosophes

Nous pouvons voir que ce deacutebat reproduit en quelque sorte la tension deacutejagrave identifieacutee entre

lrsquoapproche dialectique et lrsquoapproche rheacutetorique MacIntyre deacutefendant davantage la premiegravere et

Manent la seconde Leurs positions agrave cet eacutegard sont deacutejagrave annonceacutees par leur conception

respective de la loi naturelle En effet nous avons vu que MacIntyre associe ses preacuteceptes

principalement agrave des conditions premiegraveres drsquoune discussion commune Bien sucircr en ce sens il

nrsquoest pas eacuteloigneacute de la conception aristoteacutelicienne du logos rheacutetorique comme clarification des

50 laquo Modern nation-states are governed through a series of compromises between a range of more of less conflicting

economic and social interets [hellip] What determines both bargaining power and such ability is in key part money

money used to provide the resources to sustain political power electoral resources media resources relationships

to corporations And the outcome is that [hellip] the distribution of goods by government in no way reflects a common

mind arrived at through widespread share deliberation governed by norms of rational enquiry raquo (MacIntyre 1999

131)

95

biens partageacutes Or MacIntyre place en quelque sorte cette laquo discussion raquo agrave lrsquoeacutecart des exigences

du kairos politique et lui confegravere un ideacuteal laquo scientifique raquo de recherche de la veacuteriteacute Il semble

concevoir la raison politique comme une entreprise proprement dialectique alors qursquoAristote

pour sa part deacutefinit cette derniegravere soit comme laquo discussion avec la moyenne des gens raquo (Rhet

I 1 1355a) lors de laquo rencontres journaliegraveres raquo (Top I 2 101a30) soit comme moyen de

deacutecouvrir la veacuteriteacute et les principes premiers de chaque science (Top I 2 101a35 sq) Il est

concevable que MacIntyre tente en fait de reacuteunir ces deux aspects au sein drsquoune mecircme pratique

en voulant lui confeacuterer une teneur morale et politique

Toutefois comme nous lrsquoavons vu associer la deacutelibeacuteration politique drsquoabord agrave une

recherche dialectique de la veacuteriteacute ou de la compreacutehension risque drsquoocculter les exigences de

lrsquoaction et du gouvernement effectif Nous avions alors mentionneacute qursquoune telle philosophie de

la discussion civique ne peut qursquoavoir une posture critique Ce nrsquoest donc pas sans raison nous

croyons que Manent souligne cette dimension dans la philosophie de MacIntyre laquo On

comprend comment cet Aristote mutileacute vient servir la posture oppositionnelle dont MacIntyre

ne srsquoest jamais deacuteparti MacIntyre est toujours lsquopourrsquo la communauteacute subpolitique menaceacutee par

lrsquoassociation politique qui monte en puissance et lsquocontrersquo cette derniegravere raquo (Manent 2005 2)

Cette posture serait alors une tentative ajoute Manent de conserver la laquo sana pars raquo de la

pratique humaine dans la communauteacute locale (Manent 2005 3) Il est en effet certain que les

possibiliteacutes de conflits entre toute une gamme de biens sont restreintes lorsqursquoon situe la vie

pratique dans une activiteacute comme la pecircche ou dans une ascegravese comme le monachisme Or la

raison qui assure le gouvernement politique est confronteacutee agrave une tension bien plus grande entre

les opinions de la communauteacute politique par rapport auxquelles elle doit sans cesse trancher un

96

laquo problegraveme insoluble raquo MacIntyre cherche en quelque sorte agrave eacuteviter le commandement propre

agrave la politique un commandement qui produit neacutecessairement une certaine ineacutegaliteacute et une

certaine partialiteacute Il y a en effet une grande diffeacuterence entre lrsquoautoriteacute du maicirctre artisan et celle

du gouvernement Agrave lrsquoinverse si pour Manent la raison doit accepter de perdre en autoriteacute pour

devenir laquo reacuteelle raquo pour produire un reacutegime politique libre il ne semble que MacIntyre soit precirct

agrave faire ce sacrifice

En voulant rapprocher ainsi theacuteorie et pratique51 il est possible que MacIntyre perde de vue

les pleines possibiliteacutes de lrsquoune comme de lrsquoautre Alors qursquoil insiste sur le moment dialectique

de la reacuteflexion sur les principes52 il oublie peut-ecirctre que la dialectique nrsquoest pour Aristote qursquoune

eacutetape vers la sagesse ou la connaissance scientifique Ainsi selon Manent MacIntyre ne

consideacutererait pas suffisamment la possibiliteacute drsquoune science proprement pratique et avant tout

une science politique Comme nous le verrons maintenant cette position lui dissimulerait alors

la nature veacuteritable de lrsquoEacutetat-nation moderne tout en ayant eacutegalement un avantage celui drsquooffrir

une laquo pheacutenomeacutenologie raquo qui clarifie les exigences de lrsquoaction rationnelle (Manent 2005 3)

32 La nation et le gouvernement repreacutesentatif

Notons drsquoembleacutee que MacIntyre ne rejette pas lrsquoexistence mecircme de lrsquoEacutetat-nation qui demeure

neacutecessaire pour assurer certains biens publics tels que la seacutecuriteacute les ressources premiegraveres etc

(MacIntyre 2016b 1999 1313) Or lrsquoEacutetat doit pouvoir limiter la porteacutee de ses propres principes

afin que puissent srsquoeacutepanouir les communauteacutes intermeacutediaires qui incarnent diffeacuterentes pratiques

51 Sur le rapport entre theacuteorie et pratique chez MacIntyre et sur les probleacutematiques qursquoengendrent sa position on

consultera Beiner (2014 183-8) 52 laquo La nature de lrsquoarchē est bien entendu eacutetablie par les investigations theacuteoriques de la dialectique ndash y compris

lrsquoepagōgē issue de lrsquoexpeacuterience du jugement phroneacutetique ndash et non par la deacutelibeacuteration raquo (MacIntyre 1993 146)

97

garantes du deacuteveloppement de la rationaliteacute et des vertus De lrsquoautre cocircteacute ce sera aux groupes

intermeacutediaires de soupeser les coucircts et les beacuteneacutefices dans leur relation avec laquo ces compagnies

drsquoutiliteacute geacuteantes raquo (MacIntyre 1999 132) que sont les Eacutetats-nations En fait la forme de lrsquoEacutetat-

nation ne peut selon MacIntyre que deacuteployer une raison instrumentale puisqursquoil nrsquoa pas lui-

mecircme de discours eacutethique substantiel ou plutocirct la moderniteacute lui refuse tout type de discours sur

le bien (MacIntyre 1993 363-4)

Ce jugement est eacutegalement partageacute par Manent LrsquoEacutetat moderne nrsquoa pas lui-mecircme de parole

car son eacutedification a servi agrave eacutetouffer les paroles autoritaires du roi et de lrsquoEacuteglise (Manent 2010b

15) Il a revendiqueacute le monopole du commandement indeacutependant de toute opinion et reacutegissant

toutes opinions qursquoil confine maintenant agrave la socieacuteteacute civile En ne revendiquant aucun laquo bien

ultime raquo lrsquoEacutetat promeut le bien qui est le plus directement accessible agrave la perception et agrave la

jouissance de tous ndash et donc qui a le moins besoin de laquo parole raquo ndash soit la stabiliteacute et la seacutecuriteacute

Mais comme la vie humaine ne peut pas ecirctre sans parole sans raisons lrsquoEacutetat devra se reacutefeacuterer

constamment agrave la parole de la socieacuteteacute en assumant un rocircle repreacutesentatif (Manent 2014b 557

2010b 32) Selon Manent le problegraveme de la laquo neutraliteacute de lrsquoEacutetat raquo qui seacutepare radicalement les

paroles et les actions est reacutesolu par le dispositif du gouvernement repreacutesentatif veacuteritable

innovation politique de la moderniteacute Or ce qui permet la repreacutesentation est lrsquoexistence drsquoun

peuple agrave repreacutesenter posseacutedant deacutejagrave un langage commun pour avoir une parole commune soit

la forme politique de la nation (Manent 2010b 16-17) La forme nationale preacutecegravede le reacutegime

repreacutesentatif et celui-ci permet agrave la nation drsquoatteindre sa maturiteacute

Le gouvernement repreacutesentatif a bien sucircr un deacutesavantage majeur selon Manent celui

laquo drsquoobscurcir le lieu de lrsquoaction raquo (Manent 2014b 557) Dans un reacutegime repreacutesentatif il y a en

98

effet une certaine incertitude concernant lrsquoidentiteacute de ceux qui deacutelibegraverent et qui agissent

effectivement notamment entre les repreacutesentants et les repreacutesenteacutes La reacuteponse agrave cette question

doit faire avec le laquo double jeu raquo inheacuterent au reacutegime repreacutesentatif lrsquoidentification positive avec

le pouvoir repreacutesentatif ndash qui se divise souvent entre la majoriteacute et lrsquoopposition ndash est

neacutecessairement accompagneacutee drsquoune certaine alieacutenation dans la capaciteacute drsquoaction effective

(Manent 2001 32) Le peuple est censeacute agir agrave travers ses repreacutesentants mais il se sent souvent

mal repreacutesenteacute Plus encore alors que lrsquoEacutetat srsquoarroge le pouvoir politique en confiant les paroles

autoritaires (car substantielles) dans la socieacuteteacute le citoyen lui-mecircme perd de sa capaciteacute drsquoaction

crsquoest-agrave-dire dans celle de faire valoir de nouveaux commencements en liant la parole agrave lrsquoaction

Cette critique a eacuteteacute notoirement avanceacutee par Marx auteur qui inspire une partie de la philosophie

de MacIntyre53

Ce problegraveme serait particuliegraverement preacutegnant au sein des deacutemocraties contemporaines

Nous avons vu que la repreacutesentation srsquoessoufflait au profit des revendications particuliegraveres et

drsquoune demande de participation accrue aux deacutecisions politiques parfois inspireacutee de la

laquo deacutemocratie directe raquo Face agrave cette situation la reacuteponse de Manent sera que le remegravede aux

deacutefauts du gouvernement repreacutesentatif est encore plus de gouvernement repreacutesentatif En effet

selon lui le gouvernement repreacutesentatif est le dispositif qui permet lrsquounion la plus intime et la

plus efficace entre laquo la civilisation et de la liberteacute raquo (2006 46) En tant que son existence et sa

leacutegitimiteacute sont tributaires de la forme nationale le gouvernement repreacutesentatif y inscrit son

action et donne un dynamisme aux diffeacuterentes institutions sociales En ce sens il est aux

53 Cf notamment Alasdair MacIntyre 1968 Marxism and Christianity London Duckworth Pour une biographie

intellectuelle de MacIntyre cf Eacutemile Perreau-Saussine 2005 Alasdair MacIntyre une biographie intellectuelle

Paris Presses Universitaires de France

99

antipodes de la laquo gouvernance raquo qui laquo se ramegravene agrave lrsquoexercice du commandement par un appareil

entiegraverement deacutetacheacute de lrsquoordre politique crsquoest-agrave-dire de tout reacutegime comme de toute forme

politique raquo ainsi que laquo de la question de la veacuteriteacute sur lrsquoordre humain raquo (Manent 2015b 132)

Drsquoun autre cocircteacute la politique repreacutesentative peut favoriser la correction de certains des deacutefauts

ou injustices de la culture nationale par sa capaciteacute de leacutegifeacuterer et de deacutecreacuteter de produire un

commandement effectif Ainsi cette double possibiliteacute permet selon Manent lrsquoadeacutequation entre

une tradition culturelle et la liberteacute des individus

Pour ce faire lrsquoEacutetat-nation demande lrsquoalleacutegeance de tous ces citoyens En effet le

gouvernement repreacutesentatif ne repreacutesente pas tel ou tel groupe particulier mais la nation dans

son ensemble crsquoest-agrave-dire des individus deacutetenteurs de la citoyenneteacute Lrsquoopeacuteration nationale

srsquooppose alors au communalisme qui selon Vincent Descombes (2013b 211) laquo entend fonder

lrsquouniteacute politique du groupe sur la lsquoreligion de groupersquo plutocirct que sur lrsquoadheacutesion libre des citoyens

agrave leurs institutions politiques raquo Un des vecteurs de lrsquoapparition de lrsquoEacutetat moderne fut

effectivement le principe de laiumlciteacute qui exclut la pratique religieuse des institutions politiques

afin de confeacuterer une certaine liberteacute de conscience aux individus On peut alors affirmer encore

avec Descombes (2013b 212) qursquoune socieacuteteacute laquo ne peut pas se deacutefinir comme nation tant qursquoelle

nrsquoa pas accepteacute de se conformer agrave lrsquoexigence individualiste de la liberteacute de conscience ce qui

implique que la religion doit cesser drsquoy apparaicirctre comme une pratique du groupe pour y devenir

une pratique personnelle raquo La laiumlciteacute permet le gouvernement de soi et le gouvernement de soi

implique un certain individualisme

Cet individualisme reacutepugne agrave MacIntyre qui y associe un certain arbitraire au sein de la

rationaliteacute pratique drsquoun agent qui devra maintenant se deacuteterminer lui-mecircme Ici lrsquoexemple de

100

la religion est particuliegraverement pertinent Pour MacIntyre la religion en tant que pratique

veacutehiculant des normes communes et des visions substantielles de lrsquoexcellence nrsquoest pas

seacuteparable de la rationaliteacute pratique Toutefois selon Manent ce principe de seacuteparation propre agrave

lrsquoEacutetat-nation nrsquoimplique pas la dissolution des coutumes et des normes faisant autoriteacute au sein

de la socieacuteteacute (Manent 2015b) Au contraire le gouvernement repreacutesentatif est pour Manent la

faccedilon dont une socieacuteteacute culturellement et historiquement situeacutee peut avoir prise sur elle-mecircme

La sphegravere publique libeacuterale donc laiumlque permet la repreacutesentation du conflit tout en jugeant

celui-ci agrave partir de quelque chose de commun soit des mœurs des pratiques une histoire une

religion etc eacuteleacutements qui perdurent au sein de la socieacuteteacute Et mecircme lrsquoexistence du

gouvernement repreacutesentatif est la condition de lrsquoeacutepanouissement des groupes particuliers et de

leur liberteacute puisque le commandement politique puisant sa leacutegitime drsquoune communauteacute

drsquoidentification nrsquoest pas ainsi eacutetranger aux citoyens Tel ne serait pas le cas par exemple au

sein de lrsquoempire ougrave bien que les communauteacutes particuliegraveres puissent parfois ecirctre preacuteserveacutees nul

ne pourrait nier qursquoelles disposent de moins de liberteacute pour deacutelibeacuterer sur leur bien Au contraire

de ce qursquoaffirme MacIntyre mourir pour la nation nrsquoeacutequivaudrait pas alors agrave laquo mourir pour la

compagnie de teacuteleacutephone raquo (1994 303) comme pourrait lrsquoattester diverses formes de patriotisme

et de nationalisme au cours du siegravecle dernier

Ainsi au sein du reacutegime du gouvernement repreacutesentatif les citoyens laquo choisissent leurs

repreacutesentants pour ecirctre bien repreacutesenteacutes cela est certain mais aussi et drsquoabord afin drsquoecirctre bien

gouverneacutes raquo (Manent 2017b) Et ce bon gouvernement nrsquoest pas en soi tributaire drsquoune

Notre traduction Le passage complet se lit ainsi laquo Nevertheless even in a representative republic the basis of

political life does not lie in the mechanism of representation Not only would it be hard to believe in the sincerity

of a politician who would say ldquomy policy is to represent yourdquo in fact this would be a sufficient reason not to choose

101

conception partageacutee du monde Plutocirct un bon reacutegime politique permet de recevoir le conflit des

liberteacutes agrave lrsquoaide drsquoune juste tension entre les possibiliteacutes ouvertes par ces liberteacutes et une certaine

preacutetention agrave la veacuteriteacute sur le tout La vertu politique neacutecessite alors des compromis que les

pratiques particuliegraveres nrsquoont pas agrave faire En visant agrave conserver cette laquo pureteacute raquo de la pratique

MacIntyre occulte le veacuteritable exercice de la prudence politique Si MacIntyre ne croit pas que

le raisonnement pratique aristoteacutelicien puisse se deacuteployer dans lrsquoEacutetat moderne (MacIntyre 2016a

176) crsquoest qursquoil oublie que la prudence est eacutegalement leacutegislatrice un raisonnement pratique nrsquoa

pas neacutecessairement agrave se conclure en une action pour celui qui le conduit car crsquoest le choix

deacutelibeacutereacute qui confegravere agrave lrsquoaction son principe Ainsi la leacutegislation eacutetatique peut constituer en un

raisonnement pratique aristoteacutelicien dont la conclusion constituera le principe des juges et des

administrateurs ainsi que des citoyens (cf sect13)

En somme selon Manent MacIntyre serait trop peu sensible aux ressources eacutethiques du

gouvernement repreacutesentatif malgreacute leur apparente diminution ainsi qursquoagrave lrsquoimportance qursquoy

joue la laquo raison commandante raquo pour assurer la liberteacute des individus face agrave la domination

eacutetrangegravere que celle-ci soit directement politique ou commerciale (cf sect213) Ce dernier ne

reconnaicirctrait pas assez la deacutependance des institutions sociales envers le pouvoir politique une

relation qui pour Aristote srsquoanalyse au niveau du reacutegime politique dans la faccedilon qursquoont les

citoyens de se gouverner politiquement MacIntyre ne srsquointeacuteresse somme toute que tregraves peu agrave la

question du reacutegime et par lagrave occulte certaines possibiliteacutes ouvertes agrave la raison pratique pour se

such a person as a representative The French like the citizens of other republics choose their representatives in

order to be well-represented to be sure but also and first of all in order to be well-governed raquo

102

deacuteployer dans la moderniteacute par la meacutediation de la deacutemocratie repreacutesentative et de la forme

nationale qui lrsquoinstitue

Les arguments de Manent sur la leacutegitimiteacute et la neacutecessiteacute du gouvernement repreacutesentatif

national nous semblent ici deacutecisifs En tant que communauteacute drsquoidentification ce dispositif

politique possegravede les ressources pour offrir des principes propices agrave une deacutelibeacuteration reacutefleacutechie

chez les citoyens Bien sucircr lrsquouniteacute politique de la parole et de lrsquoaction du gouvernement

repreacutesentatif et de la socieacuteteacute demande un effort consideacuterable et constant de dialogue et de mise

en commun des motifs pratiques En face des mutations politiques actuelles des deacutemocraties

occidentales il srsquoagit alors de savoir laquo si la nation preacutecairement balanceacutee entre perseacuteveacuterer dans

lrsquoecirctre et se laisser disloquer par la force des flux peut ecirctre encore le cadre et lrsquoagent drsquoune

deacutelibeacuteration et drsquoune action qui ouvrent un avenir deacutesirable et signifiant pour tous ces citoyens raquo

(Manent 2015b 127-8) Pour ce faire la nation doit trouver une faccedilon drsquoactualiser ses ressources

eacutethiques et politiques La solution reacuteside autant pour Manent que MacIntyre dans le

rapprochement entre lrsquohomme et le citoyen crsquoest-agrave-dire dans une certaine participation des

citoyens aux affaires publiques Conformeacutement agrave ses inspirations marxistes MacIntyre conccediloit

lrsquoideacuteal de la praxis dans lrsquoabolition de la distance entre les deux alors que Manent plus libeacuteral

veut conserver une distinction suivant en cela la philosophie pratique aristoteacutelicienne les vertus

du citoyen deacutependent du type de reacutegime politique alors que la vertu drsquoun homme de bien est la

mecircme partout (Pol III 4) Nous verrons maintenant quelles possibiliteacutes peuvent ecirctre accessibles

au gouvernement repreacutesentatif afin de proceacuteder agrave un tel rapprochement agrave une actualisation des

vertus citoyennes et donc des biens qui y sont associeacutes

103

33 Participation politique et deacutemocratie

Nous avons vu qursquoAristote consideacuterait la participation deacutemocratique aux affaires publiques

comme bonne et mecircme neacutecessaire agrave stabiliteacute de lrsquoEacutetat (Pol III 11 1281b25 sq) Le laquo grand

nombre raquo en tant que somme de compeacutetences particuliegraveres possegravede selon Aristote des capaciteacutes

de juger adeacutequates Seulement tous ne peuvent gouverner en mecircme temps Ainsi la vertu de la

plupart des citoyens lorsqursquoils seront gouverneacutes sera davantage lrsquolaquo opinion vraie raquo que la

prudence (Pol III 4 1277b25-30) autrement dit le bon jugement sur les propositions des

orateurs et des magistrats plus que la capaciteacute directe de traiter des probleacutematiques drsquoaffaires

publiques qui demandent parfois de lrsquoexpertise Un tel exercice preacuteparera les citoyens agrave exercer

agrave leur tour le gouvernement et la vertu de prudence (Pol VII 14) crsquoest le principe de

lrsquoalternance des gouvernants et des gouverneacutes (cf sect13)

On peut donc identifier un lien entre la participation politique lrsquoattachement agrave lrsquoEacutetat (ou agrave

la communauteacute) et lrsquoacceptation preacutealable du commandement ou de lrsquoautoriteacute leacutegitimes Nous

avons retrouveacute ces trois pocircles dans les approches drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent

Tous deux visent alors agrave actualiser ce rapport mais de faccedilon diffeacuterente Selon Manent cette

actualisation doit se faire comme nous venons de le voir au niveau de lrsquoEacutetat-nation Cela

passera neacutecessairement par des actions politiques renvoyant agrave un horizon signifiant pour une

communauteacute Il srsquoagit drsquoabord pour Manent de laquo ranimer la repreacutesentation la conscience et la

volonteacute drsquoune vie commune le sentiment qursquoil est deacutesirable de participer agrave une forme de vie raquo

(Manent 2015b 121) Le gouvernement repreacutesentatif doit alors retrouver le sens du

commandement crsquoest-agrave-dire deacutecider de prendre des moyens concrets pour assurer lrsquouniteacute de la

nation au-delagrave des groupes particuliers mais sans en faire fi (Manent 2015b 135-136) Cela

104

nrsquoexclut pas le deacutebat mais drsquoun type ougrave le gouvernement doit laquo prendre position raquo et laquo guider

lrsquoaction publique drsquoune maniegravere qui tiennent compte des conditions preacutesentes raquo (Manent 2015b

139) crsquoest-agrave-dire des circonstances particuliegraveres et de lrsquoensemble des motifs humains derriegravere

les deacutesaccords

Bien que cela demande de la confiance et de la deacutefeacuterence de la part des citoyens un

gouvernement qui assume ainsi son caractegravere repreacutesentatif et national contribuera agrave susciter de

tels sentiments Pour ce faire il faut selon Manent que la deacutelibeacuteration politique soit laquo nourrie raquo

par des laquo propositions sur lrsquohistoire passeacutee raquo qui laquo motivent et encourant la deacutecision politique

prudente sans que celle-ci soit deacuteductible de celle-lagrave raquo (Manent 2015b 87) Bref il srsquoagit de

retrouver une narration commune propre agrave la laquo rationaliteacute des traditions raquo

Conformeacutement au scheacutema de la rationaliteacute des traditions si une telle narration srsquoeacutepuise elle

doit retrouver sens au sein des pratiques particuliegraveres ougrave les participants peuvent faire des choix

reacutefleacutechis conformes aux standards de la pratique Il faut alors reacuteduire le champ de la pratique

laquo Srsquoil doit y avoir une pratique qui implique la participation agrave une deacutelibeacuteration partageacutee et si

cette deacutelibeacuteration doit ecirctre effective dans la prise de deacutecision alors les communauteacutes de pratique

devront se constituer agrave une eacutechelle reacuteduite [hellip] (MacIntyre 2006b 39) Toutefois comme nous

lrsquoavons vu les principes de la raison pratique afin drsquoassurer agrave la fois la liberteacute et la rationaliteacute

doivent partir du reacutegime politique ce qui inclut une certaine mise agrave lrsquoeacutecart des communauteacutes

particuliegraveres de la sphegravere du commandement politique Une telle participation bien qursquoagrave eacutechelle

reacuteduite se doit donc drsquoecirctre en lien avec lrsquoactiviteacute politique eacutetatique Crsquoest en ce sens que la

Notre traduction laquo If there is to be practice that involves widely shared participation in deliberation and if that

deliberation is to be effective in decision-making then communities of practice will have to be small-scale local

communities [hellip] raquo

105

solution au problegraveme de la deacutelibeacuteration dans les deacutemocraties contemporaines ne peut ecirctre le

communalisme MacIntyre a toutefois raison drsquoaffirmer que laquo la dimension politique de la vie

humaine reccediloit son expression dans des formes institutionnaliseacutees de deacutelibeacuteration par lesquelles

les agents humains ont la capaciteacute de se diriger eux-mecircmes et drsquoeacuteduquer les autres agrave se diriger

ainsi vers lrsquoaccomplissement des biens et du Bien raquo (MacIntyre 2013b 206) Ainsi la raison

deacutelibeacuterative doit se deacuteployer au sein drsquoinstitutions qui confegraverent une certaine fonction politique

ici celle du citoyen qui concerne le bien commun soit lrsquoexistence mecircme de la communauteacute et

de son mouvement vers la bonne activiteacute ou le laquo bien-vivre raquo

Il apparaicirct alors qursquoune solution au problegraveme de la deacutelibeacuteration rationnelle dans les

deacutemocraties contemporaines reacuteside dans un renforcement de la forme nationale et du

gouvernement repreacutesentatif tel que lrsquoa preacuteconiseacute Manent mais en y adjoignant la possibiliteacute

drsquoune participation effective des citoyens au sein des institutions politiques comme le promeut

MacIntyre et ce par lrsquointermeacutediaire drsquoune fonction politique La deacutelibeacuteration doit retrouver son

rocircle drsquoarkhē agrave la fois au sens de cause et au sens de charge politique Degraves lors il serait possible

peut-ecirctre paradoxalement agrave premiegravere vue de mener agrave bien la solution reacutepublicaine de Manent agrave

lrsquoaide drsquoun dispositif deacutemocratique en impliquant les citoyens dans les charges publiques Cette

mesure permettrait notamment lrsquoactualisation de la deacutemocratie comme reacutegime de gouvernement

plutocirct que cadre drsquoexpression des particulariteacutes Pour ce faire il faut ici agrave nouveau invoquer la

distinction faite par Aristote entre gouvernants et gouverneacutes qui en implique eacutegalement une

autre entre une fonction politique deacutetermineacutee et une fonction politique indeacutetermineacutee (cf sect13)

Notre traduction laquo The political dimension of human life receives its expression in those institutionalized forms

of deliberation through which human agents are able to direct themselves and to educate others as to how to direct

themselves towards the achievement of those goods and that good raquo

106

Nous avons vu que la distinction entre gouvernants et gouverneacutes ainsi que la rotation entre

les deux preacutevue dans un reacutegime deacutemocratique permettait agrave la communauteacute drsquoassurer un

mouvement interne qui puisse contribuer agrave sa bonne activiteacute crsquoest-agrave-dire agrave la vertu de ses

citoyens La premiegravere des vertus drsquoun reacutegime politique est en quelque sorte la modeacuteration vu la

pluraliteacute des biens leacutegitimes pouvant faire objet de revendications La distinction entre

gouvernants et gouverneacutes permet alors de modeacuterer les revendications des uns et des autres et

surtout des gouvernants jugeacutes par les gouverneacutes tout en assurant qursquoil y ait possibiliteacute drsquoun

commandement effectif pouvant permettre lrsquoactiviteacute reacutefleacutechie Cet eacutequilibre suppose toutefois

que le rapport entre gouvernants et gouverneacutes nrsquoen soit pas un de domination mais de persuasion

Cela est favoriseacute lorsque les gouverneacutes de par leur statut de citoyen participent agrave une fonction

politique qursquoAristote qualifie drsquo laquo indeacutetermineacutee raquo puisqursquoelle ne correspond pas agrave une

magistrature preacutecise Il srsquoagit toutefois bien drsquoune fonction qui srsquoexerce au sein drsquoinstitutions

speacutecifiques telles que les jurys les comiteacutes de redressement des comptes ou lrsquoAssembleacutee des

citoyens

Comme lrsquoa souligneacute Garsten (2011 174-7) ces institutions donnent des fins particuliegraveres

des engagements et des standards aux citoyens qui y exercent une fonction Cette activiteacute de

gouvernement est ce qui permet laquo drsquoaligner les fins externes et internes raquo (Garsten 2011 175)

car elle ne peut se deacutetacher du choix effectif des moyens En effet comme le souligne Manent

laquo lrsquoordre politique est lrsquoordre de la vie humaine qui peut [hellip] le moins eacutechapper agrave lrsquoobligation

de chercher les moyens Celui qui gouverne est par excellence celui qui deacutelibegravere sur les

moyens raquo (Manent 2014b 554) Selon Garsten (2011 175-6) diffeacuterentes fonctions politiques

permettent eacutegalement de fournir des critegraveres de jugement plus preacutecis aux citoyens agrave travers

107

diffeacuterents types de buts et donc de rheacutetoriques Cela permet drsquoeacuteviter notamment que les citoyens

jugent agrave partir drsquointeacuterecircts et de preacutefeacuterences individuelles54 un standard qui est par exemple

particuliegraverement mobiliseacute au sein des campagnes eacutelectorales actuelles et qui est propre agrave la

rheacutetorique publicitaire entiegraverement axeacutee sur les fins externes (Garsten 2011 176)

En fait ces propositions visent avant tout agrave confeacuterer de lrsquoactiviteacute au dispositif actuel de la

deacutemocratie repreacutesentative que Bernard Manin a notamment qualifieacute de laquo deacutemocratie du

public raquo et qui serait deacutefinie par une dimension passive et reacuteactive de lrsquoexpression politique chez

les citoyens (Manin 2012 284) En engageant les citoyens dans le gouvernement politique cette

activiteacute pourrait alors motiver les deacutemocraties contemporaines agrave laquo entretenir la recherche de leur

juste critegravere raquo plutocirct qursquoagrave promouvoir des normes abstraites qui risquent de susciter le deacutesinteacuterecirct

Ainsi au contraire du proceacuteduralisme eacutepisteacutemique le but est de rendre les citoyens plus

inteacuteresseacutes crsquoest-agrave-dire soucieux des conseacutequences des revendications particuliegraveres sur le bien-

ecirctre de la communauteacute dans son ensemble55

Crsquoest eacutegalement de cette faccedilon que les citoyens peuvent deacutevelopper un certain laquo caractegravere

deacutelibeacuteratif raquo Le kairos propre agrave la politique demande un exercice de calcul et de prudence ainsi

qursquoune responsabilisation face aux conseacutequences qui en deacutecoulent En effet nous avons vu que

54 De mecircme sur le rapport entre la fonction politique et le jugement objectif et responsable Boumlckenfoumlrde (2000

305) eacutecrit laquo Si lrsquoon conccediloit la position des organes indeacutependants de direction formellement repreacutesentatifs comme

eacutetant celle drsquoune fonction (Amt) on deacutecouvre alors la base sur laquelle la liberteacute agrave lrsquoeacutegard des obligations

particuliegraveres et des instructions de base [hellip] ne retombe pas dans la sphegravere du bon plaisir de la volonteacute laquo nue raquo du

titulaire individuel de lrsquoautoriteacute Au concept de fonction appartient lrsquoideacutee du service pour autrui lrsquoorientation sur

des missions et des responsabiliteacutes qui se distinguent des inteacuterecircts propres [hellip] raquo 55 Sur ce point Crystal Cordell Paris (2016 105) rapprochant la conception politique de Madison agrave celle drsquoAristote

eacutecrit laquo In contrast to Rawlsian and Habermasian deliberation Madisonian deliberation adopts the criteria of

political capacity and judgment (ldquowisdomrdquo) rather than procedural objectivity a simultaneously affective and

rational attachment to the particular political regime rather than a purely rational commitment to the universal

principle of autonomy raquo

108

la deacutelibeacuteration rend le choix plus volontaire ce qui implique une exposition aux blacircmes et aux

louanges Le blacircme potentiel ou actuel peut mener au sentiment de honte qui est laquo la semi-vertu

de celui qui apprend raquo et qui peut donc susciter la deacutefeacuterence (Nieuwenburg 2004 456) crsquoest-agrave-

dire une motivation agrave juger et agir minutieusement en vue du bien commun

De plus la participation politique telle que deacutecrite permettrait de laquo clarifier raquo le lieu de

lrsquoaction en preacutecisant et confirmant lrsquoaspect deacutemocratique des socieacuteteacutes libeacuterales actuelles Alors

que la souveraineteacute du laquo peuple raquo de par son abstraction aurait contribueacute au deacuteveloppement de

la laquo souveraineteacute illimiteacutee de lrsquoindividu particulier raquo (cf p 66) un dispositif politique plus

participatif pourrait reacutetablir la souveraineteacute dans un juste milieu plus identifiable Aristote eacutecrit

par exemple

Peut-ecirctre en effet est-il correct aussi de proceacuteder comme le font les deacutemocraties car ce nrsquoest

pas le juge ni le membre du Conseil ou de lrsquoAssembleacutee pris individuellement qui deacutetient

lrsquoautoriteacute mais bien le Tribunal tout entier le Conseil et le Peuple [ie lrsquoAssembleacutee du peuple]

dont chacun de ceux que nous avons nommeacutes nrsquoest qursquoune fraction (et jrsquoentends par fraction celui

qui fait partie du Conseil ou de lrsquoAssembleacutee ou du Tribunal) raquo (Pol III 11 1282a28 sq)

Ici la souveraineteacute reacuteside non pas dans lrsquoindividu deacutetenteurs de droits ou alors dans le peuple

comme ensemble non deacutetermineacute mais dans les citoyens rassembleacutes selon diffeacuterentes fonctions

politiques Ce nrsquoest pas sans raison qursquoAristote apregraves cette analyse peut affirmer que la

souveraineteacute doit reacutesider dans les lois (Pol III 11 1282b1-2) car ce sont les lois qui deacuteterminent

ceux qui exercent les charges Cette conception de la souveraineteacute pourrait alors favoriser la

deacutelibeacuteration agrave partir de la loi et donc en vue du bien commun

109

Notons que ces consideacuterations institutionnelles srsquoapparentent agrave certaines thegraveses avanceacutees

par le courant laquo non eacutepisteacutemique raquo de la deacutemocratie deacutelibeacuterative qui vise notamment un juste

milieu entre une proceacutedure universelle appuyeacutee par des normes de communication et une

deacutelibeacuteration deacutemocratique ponctuellement mise en oeuvre au sein de laquo mini-publics raquo Cette

conception est par exemple porteacutee par lrsquoideacutee de laquo systegraveme deacutelibeacuteratif raquo qui renvoie agrave une

laquo division fonctionnelle du travail raquo de la deacutelibeacuteration tout en insistant sur le caractegravere inteacutegreacute

des instances deacutelibeacuteratives au sein drsquoun Eacutetat (Parkinson et Mansbridge 2012 1-7 Warren 2007)

Un tel laquo design institutionnel raquo doit toutefois ecirctre consideacutereacute comme un moyen plus qursquoune

fin puisque la rectitude du jugement politique deacutepend avant tout des connaissances et des vertus

de ceux qui lrsquoexercent Il y a donc bien sucircr une dimension eacutepisteacutemique qursquoil faille prendre en

compte Comme nous lrsquoavons vu cette dimension ne se reacuteduit pas agrave lrsquoexpertise bureaucratique

bien que celle-ci puisse ecirctre neacutecessaire Ce sera alors la tacircche des philosophes et des savants de

permettre aux personnes ordinaires drsquoarticuler les preacutesuppositions impliqueacutees dans leurs actions

meacuteconnues jusqursquoalors pour que ces personnes deviennent capables de critiquer ces

preacutesuppositions et de srsquoengager dans une deacutelibeacuteration critique et autocritique avec les autres au

sein de leurs foyer lieu de travail eacutecole clinique et communauteacute politique locale raquo (MacIntyre

2013b 207)

Ici la deacutelibeacuteration politique retrouve le problegraveme de lrsquoeacuteducation souvent laisseacute de cocircteacute par les

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative (Salkever 2002) La philosophie pratique

aristoteacutelicienne en tant qursquoelle preacutesente une deacutemarche de remise en question des opinions

Notre traduction laquo For one task of the philosopher is to enable plain persons to articulate the hitherto

unrecognized presuppositions of their actions so that they become able to criticize those presuppositions and to

engage in critical and self critical deliberation with others in their household workplace school clinic local

political society raquo

110

reacuteputables preacutesentes au sein de tout reacutegime politique peut dans cette perspective ecirctre utile (cf

sect22) Cette remise en question est possible agrave partir de certains critegraveres comme lrsquoexplication

teacuteleacuteologique de la nature ou les dispositions de caractegravere qui sont plus laquo fonctionnels raquo que

cateacutegoriques et qui demandent donc un exercice de discernement56 Les œuvres drsquoAlasdair

MacIntyre et de Pierre Manent pour leur part nous montrent comment ces critegraveres peuvent

fournir une compreacutehension profonde de la vie sociale et politique contemporaine

56 laquo From an Aristotelian perspective modernity appears not as an error but as a successful cultural movement that

has unnecessarily excluded certains possibilites which are in fact compatible with its central commitments

commitments shared by Plato and Aristotle The shared commitments are persistent causal inquiry in science and

freedom from repressive control in morals and politics the unnecessarily excluded possibilities are teleological

explanation in science and agent morality in practical matters raquo (Salkever 1990 159) Sur la question de lrsquoeacuteducation

agrave laquo lrsquoeacutethique des questions naturelles raquo voir notamment Salkever (2000 1990) et MacIntyre (1999)

111

Conclusion

En conclusion la theacuteorisation de la deacutelibeacuteration politique nrsquoest pas indeacutependante drsquoun ensemble

de facteurs propres agrave toute activiteacute politique Dans le but drsquoanalyser ce qui serait une conception

exhaustive de la deacutelibeacuteration politique dans une perspective aristoteacutelicienne nous avons eacuteteacute

conduits agrave mener une reacuteflexion sur quatre thegravemes particuliers

Drsquoabord il a eacuteteacute question de la nature de la rationaliteacute pratique Nous avons alors insisteacute sur

sur son aspect pratique crsquoest-agrave-dire sur une deacutelibeacuteration qui motive un choix et une action

particuliegravere ici et maintenant Sans un tel lien causal direct entre les principes de la pratique et

lrsquoaction elle-mecircme nous avons vu que cette derniegravere eacutetait laisseacutee agrave un certain arbitraire puisqursquoil

srsquoagirait alors drsquoappliquer un principe mais sans possibiliteacute drsquoun autre exercice rationnel pour

faire cette application Cet obstacle est notamment la conseacutequence de principes abstraits voulus

indeacutependants de tout contexte social particulier auxquels nous avons associeacute lrsquoexemple des

droits individuels Face agrave cette rationaliteacute qui voudrait trouver des principes universels et

laquo cateacutegoriques raquo nous avons deacutecrit la deacutelibeacuteration comme un exercice dianoeacutetique soit une

recherche qui calcule compare et soupegravese les diffeacuterentes possibiliteacutes pour une fin souhaiteacutee en

fonction drsquoun contexte

Cela nous a ensuite conduits agrave reacutefleacutechir sur la nature de lrsquoautoriteacute des principes orientant la

deacutelibeacuteration notamment ceux qui srsquoincarnent dans la loi et les institutions sociales drsquoune

communauteacute politique crsquoest-agrave-dire dans son reacutegime politique Nous avons consideacutereacute la

dimension naturelle de la communauteacute politique en tant que mise en commun de certaines fins

et de certains moyens qui sont inteacutegreacutes par une action constante de la communauteacute sur elle-

mecircme La discussion collective sur ces dimensions du bien est plus en mesure de fournir un

112

arriegravere-plan commun pour repreacutesenter le deacutesaccord au sein de la citeacute puisque celles-ci sont

constitutives de la communauteacute mecircme Cette dimension de la vie politique nrsquoest toutefois

perceptible que si lrsquoon considegravere la finaliteacute des institutions communes soit les biens qui les sous-

tendent Cette finaliteacute est alors ce qui permet aux citoyens de srsquoidentifier au tout de la

communauteacute politique et drsquoagir en commun par le partage de certains principes au sein drsquoune

causaliteacute teacuteleacuteologique et non pas meacutecanique cette derniegravere srsquoapparentant davantage agrave la

domination et non au gouvernement de soi par soi Il y a causaliteacute teacuteleacuteologique lorsque la

deacutelibeacuteration est conduite selon une certaine fonction qui renvoie agrave quelque chose agrave faire agrave une

fin plus ou moins deacutefinie Nous avons alors consideacutereacute lrsquoexercice mecircme de la citoyenneteacute comme

la possibiliteacute drsquoune telle fonction

Une reacuteflexion sur la deacutelibeacuteration politique renvoie en effet neacutecessairement agrave une reacuteflexion

sur la citoyenneteacute Nous avons vu que selon Aristote la citoyenneteacute trouve sa deacutefinition mecircme

dans lrsquoactiviteacute de deacutelibeacuterer Cette fonction peut alors ecirctre deacutefinie crsquoest-agrave-dire srsquoinscrire dans une

charge politique exeacutecutante ou alors indeacutefinie ce qui implique une participation politique moins

deacuteterminante mais tout de mecircme primordiale puisqursquoelle consiste dans lrsquoactiviteacute de juger les

propositions des gouvernants Nous avons alors fait remarquer que cette structure avait un

parallegravele fort avec la deacutemocratie repreacutesentative contemporaine ougrave un laquo public raquo juge les

gouvernants de faccedilon formelle (les eacutelections) et informelle (lrsquoopinion publique) Or ce jugement

apparaicirct aujourdrsquohui accompagneacute drsquoune certaine passiviteacute car exteacuterieur agrave lrsquoactiviteacute politique

proprement dite Nous avons alors voulu nous inspirer du point de vue aristoteacutelicien afin de

proposer un moyen de rendre la deacutelibeacuteration publique plus active et donc plus deacutelibeacuterative car

plus conforme agrave la raison pratique qui consiste dans un mouvement des principes agrave lrsquoaction Ce

113

moyen consiste agrave favoriser la participation des citoyens au sein drsquoinstitutions deacutelibeacuteratives lieacutees

agrave la vie politique nationale En effet crsquoest principalement agrave ce niveau que nous sont apparues

non seulement la possibiliteacute drsquoune identification agrave des normes communes et drsquoune confiance

envers les gouvernants mais eacutegalement celle du commandement politique inheacuterent agrave toute

deacutelibeacuteration La prise en compte de ces deux aspects permet alors le gouvernement de soi par

soi propre agrave la deacutemocratie comme reacutegime politique

Le quatriegraveme thegraveme geacuteneacuteral que nous avons abordeacute regroupe en quelque sorte tous les

autres crsquoest la dimension rheacutetorique du discours public Nous avons vu que la rheacutetorique nrsquoest

pas seulement un art instrumental visant la persuasion mais surtout une faccedilon drsquoorienter en

commun les motifs drsquoaction au sein de la communauteacute politique En ce sens le discours

rheacutetorique prend en consideacuteration la speacutecificiteacute du domaine politique ougrave diffeacuterentes

revendications sur le bien sont en concurrence mais ougrave le deacutebat est sans cesse trancheacute de faccedilon

temporaire par la disposition du reacutegime politique par ses lois et ses deacutecrets Nous avons tenteacute

de montrer pourquoi la politique ne pouvait ecirctre le lieu de la conversation laquo dialectique raquo bien

qursquoelle puisse y faire une certaine place En effet le kairos propre agrave la politique implique des

circonstances toujours changeantes que le jugement doit prendre en consideacuteration Ce sont alors

les gouvernants qui sont le plus disposeacutes agrave avoir cette vue drsquoensemble et agrave proposer un plan

drsquoaction particulier Toutefois dans un reacutegime politique libre cette proposition doit

srsquoaccompagner de persuasion crsquoest-agrave-dire de bonnes raisons drsquoadheacuterer au plan drsquoaction ou agrave la

norme en question que ces raisons soient la confiance envers lrsquoorateur un exemple du passeacute ou

un sentiment lieacutee agrave la noblesse de la proposition Il ne srsquoagit donc pas de laquo tromper raquo lrsquoaudience

des citoyens ou de prendre tous les moyens neacutecessaires agrave la persuasion En effet nous avons

114

identifieacute au sein de la pratique rheacutetorique comme au sein de lrsquoaction en geacuteneacuteral une distinction

entre biens internes et biens externes Il convient parfois drsquoeacutecarter la fin externe viseacutee afin de

promouvoir certains biens qui sont intrinsegraveques agrave la pratique La rheacutetorique deacutelibeacuterative ne vise

effectivement pas seulement agrave persuader et agrave motiver une action particuliegravere mais eacutegalement agrave

produire un mouvement interne chez les interlocuteurs crsquoest-agrave-dire un changement dans leurs

dispositions eacutethiques dans leurs deacutesirs et leurs souhaits Nous retrouvons ici toute lrsquoimportance

accordeacutee par Aristote au caractegravere de lrsquoagent et aux vertus du reacutegime politique

Afin drsquoactualiser la philosophie pratique drsquoAristote et de la penser en lien avec les reacutegimes

contemporains de deacutemocratie repreacutesentative nous nous sommes tourneacutes principalement vers les

travaux drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent deux philosophes srsquoinscrivant au sein de

lrsquoapproche aristoteacutelicienne tout en ayant deacuteveloppeacute une vision sociale et politique originale

Comme nous lrsquoavons montreacute ceux-ci partagent une mecircme critique drsquoune certaine conception

moderne et contemporaine de la rationaliteacute pratique qui oscille entre un universalisme abstrait

et un particularisme reposant plus sur la volonteacute que sur la raison Ce double aspect serait alors

la conseacutequence drsquoun refus de vivre politiquement drsquoinscrire son action ainsi que sa justification

dans le contexte des affaires communes Lrsquoideacuteal de la laquo diffeacuterence raquo reviendrait alors agrave

relativiser la politique au nom de lrsquoexpression de lrsquoindividualiteacute Or par ce fait mecircme les

individus qui agissent toujours bien sucircr au sein drsquoune communauteacute politique ne disposent plus

drsquoune prise rationnelle sur lrsquoensemble de leur vie pratique qui ne peut ecirctre assureacutee que par

lrsquoautogouvernement deacutemocratique

Crsquoest sur la nature de cet autogouvernement que sont apparues les plus grandes divergences

entre Alasdair MacIntyre et Pierre Manent Nous avons vu que le premier reacutecuse toute possibiliteacute

115

de deacutelibeacuteration rationnelle au sein de la forme de lrsquoEacutetat-nation Selon lui lrsquoEacutetat-nation nrsquoest pas

en mesure de fournir une conception substantielle du Bien qui permette drsquoordonner les biens

particuliers et donc de fournir des preacutemisses rationnelles agrave lrsquoaction Cette laquo vie reacutefleacutechie raquo ne

pourrait alors srsquoincarner qursquoau sein de pratiques particuliegraveres dont la continuiteacute est assureacutee par

de petites communauteacutes Pour Manent et nous lui avions ici donneacute raison MacIntyre fait

lrsquoerreur de ne pas percevoir la nature exacte de la recherche humaine drsquoune association politique

effective qui se fait toujours en fonction de laquo propositions universelles drsquohumaniteacute raquo Ainsi la

nation loin de nrsquoecirctre qursquoun simple instrument est selon Manent la condition actuelle de la

liberteacute politique en Occident En effet elle est la forme politique qui permette de lier la

laquo communion au consentement raquo puisqursquoelle constitue en une communauteacute drsquoidentification

dans laquelle les citoyens vivent selon des biens partageacutes Crsquoest donc dans lrsquoEacutetat-nation que la

deacutelibeacuteration politique peut atteindre toute sa porteacutee et son effectiviteacute

Cette divergence sur la forme de vie commune apte agrave produire une deacutelibeacuteration rationnelle

provient chez les deux penseurs drsquoune conception diffeacuterente de la raison pratique universelle

crsquoest-agrave-dire des dimensions et des possibiliteacutes de la science pratique de la veacuteriteacute sur la pratique

Pour Manent la nature humaine produit une reacutegulariteacute qui se deacuteploie surtout dans la vie politique

lieu des plus hautes actions accompagneacutees de parole Ainsi il y a bien une science du politique

qui puisse juger de la justice des diffeacuterentes associations humaines indeacutependamment de

lrsquohistoire et de la laquo narration raquo que lrsquoon en fait Pour sa part MacIntyre refuse la possibiliteacute

drsquoune science politique strictement comparative puisque le jugement politique est toujours

historiquement et socialement situeacute La rectitude de la pratique ne peut alors ecirctre consideacutereacutee

qursquoen fonction de la narration qui accompagne toujours les actions et les institutions Bien que

116

Manent accorde que cette dimension de la connaissance pratique soit importante elle nrsquoen est

pour lui que la condition et non la substance Tout en acceptant le point de vue plus anhistorique

de Manent nous avons toutefois voulu montrer toute lrsquoimportance de cette laquo condition raquo Les

travaux de MacIntyre sont alors une contribution preacutecieuse agrave la dimension laquo eacuteducative raquo de la

philosophie pratique aristoteacutelicienne crsquoest-agrave-dire les conditions de deacuteveloppement des vertus

du jugement pratique et drsquoune reacuteflexion sur les deacutesirs et les besoins propres agrave la nature humaine

des eacuteleacutements qui sont tous essentiels agrave une deacutelibeacuteration rationnelle

Finalement agrave la suite de notre analyse plusieurs questions demeurent bien sucircr en suspens

Drsquoabord la psychologie de lrsquoaction preacutesenteacutee notamment au premier chapitre reste agrave eacutetayer

drsquoune part dans lrsquoœuvre drsquoAristote elle-mecircme notamment quant agrave sa description des vertus

secondaires propres au jugement pratique et agrave son analyse du laquo mouvement des animaux raquo au

sein des traiteacutes biologiques et drsquoautre part en fonction des recherches reacutecentes dans ce domaine

Drsquoailleurs plusieurs travaux continuent agrave recourir aux distinctions aristoteacuteliciennes entre le deacutesir

la croyance et le choix deacutelibeacutereacute (la volonteacute) Il faudrait voir plus preacuteciseacutement comment ces

eacuteleacutements interagissent au sein de deacutelibeacuterations collectives Sur ce point les travaux empiriques

notamment lrsquoeacutetude de laquo mini-publics raquo peuvent ecirctre utiles

De plus agrave un niveau plus pratique notre analyse des possibiliteacutes institutionnelles de la

deacutelibeacuteration deacutemocratique est bien sucircr geacuteneacuterale et incomplegravete Une telle eacutetude doit eacutegalement

prendre en consideacuteration les particulariteacutes constitutionnelles des diffeacuterentes deacutemocraties Par

exemple plusieurs voix dont des professeurs se sont reacutecemment fait entendre afin de proposer

117

une reacuteforme du seacutenat canadien qui srsquoappuierait sur le tirage au sort de citoyens 57 Notre

recherche a plutocirct consisteacute dans une tentative drsquoidentification de certains principes devant guider

ce genre de changements institutionnels Ainsi bien que la structure de la deacutelibeacuteration soit

importante notamment dans le but de lrsquoassocier au commandement politique et donc agrave une

certaine activiteacute lrsquoorientation du discours lrsquoest tout autant Une deacutelibeacuteration qui nrsquoaccepte que

des propositions concernant des rapports de reacuteciprociteacute et non des propositions concernant

certains biens qui valent pour tous et dans la plupart des cas ne pourra se deacuteployer comme raison

speacutecifiquement pratique Or cette perspective ne peut ecirctre adopteacutee qursquoen reconnaissant

lrsquointeacutegration des fins et des moyens ainsi que celle de la socieacuteteacute et du gouvernement au sein

drsquoune sphegravere politique dont la fonction est essentiellement architectonique Ce nrsquoest alors que

dans la mesure ougrave les individus pourront se comprendre comme citoyens et donc comme

laquo animaux deacutependants rationnels raquo (MacIntyre 1999) que cette nature du politique pourra ecirctre

reacuteapproprieacutee et utiliseacutee pour le bien vers lequel tous tendent en veacuteriteacute

57 Cf Arash Abizadeh laquo Lets replace Canadas Senate with a randomly selected citizen assembly raquo Montreal

Gazette mercredi 07 deacutecembre 2016 et aussi les confeacuterences de lrsquoatelier laquo Representation Bicameralism and

Sortition With Application to the Canadian Senate raquo co-organiseacute par le Centre pour lrsquoeacutetude de la citoyenneteacute

deacutemocratique (CEacuteCD) le Groupe de recherche sur les eacutetudes constitutionnelles (RGCS) et le Groupe de recherche

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Page 5: DÉLIBÉRER EN RÉGIME DE DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE …

Il est bon de proposer agrave lrsquohomme toutes les exigences de la

vie toute la pleacutenitude cacheacutee de ses œuvres pour raffermir

en lui avec la force drsquoaffirmer et de croire le courage drsquoagir

- Maurice Blondel LrsquoAction (1893)

Introduction

La plupart des socieacuteteacutes occidentales connaissent depuis la moitieacute du XXe siegravecle drsquoimportantes

transformations Des pheacutenomegravenes comme le deacuteveloppement des droits individuels la

judiciarisation de la sphegravere politique et lrsquoouverture des frontiegraveres au commerce et agrave

lrsquoimmigration ont certainement eu un impact important sur la vie politique des Eacutetats et des

nations Drsquoaucuns ont alors consideacutereacute que les deacutemocraties contemporaines eacutetaient confronteacutees

agrave une forme ou une autre de laquo crise de la repreacutesentation1 raquo Dans cette perspective la capaciteacute

du gouvernement repreacutesentatif drsquoassurer la leacutegitimiteacute des normes communes se serait en effet

peu agrave peu eacuterodeacutee Crsquoest que lrsquoideacuteal drsquoeacutegaliteacute devant la loi leacutegitimant la repreacutesentation laisserait

aujourdrsquohui davantage de place agrave un autre ideacuteal fort de la moderniteacute soit la reconnaissance des

particulariteacutes au sein de la sphegravere publique2 Cette exigence de reconnaissance modifierait alors

lrsquoutilisation des institutions deacutemocratiques conccedilues de moins en moins comme possibiliteacutes

drsquoaffirmation de la laquo volonteacute geacuteneacuterale raquo et de plus en plus comme instruments de coordination

des revendications particuliegraveres3 Que lrsquoon considegravere ces mutations comme lrsquoaffirmation drsquoune

1 Sur cette laquo crise de la repreacutesentation raquo contemporaine voir notamment Marie-Anne Cohendet 2004 laquo Une crise

de la repreacutesentation politique raquo Citeacutes 2(18) 41-61 Myriam Revault drsquoAllones 2012 laquo Les paradoxes de la

repreacutesentation politique raquo Eacutetudes 419 629-638 Bernard Manin 2012 Principes du gouvernement repreacutesentatif

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Flammarion 3 Pour une analyse sociologique de ce pheacutenomegravene cf Jean-Franccedilois Thuot 1998 La fin de la repreacutesentation et les

formes contemporaines de la deacutemocratie Montreacuteal Eacuteditions Nota Bene Nous remercions M Marc Chevrier pour

cette reacutefeacuterence

6

deacutemocratie authentique ou comme un mouvement de la laquo deacutemocratie contre elle-mecircme4 raquo

celles-ci ont des conseacutequences qui ne sont pas neacutegligeables pour lrsquoanalyse et la bonne conduite

de la vie publique deacutemocratique Pour cette raison plusieurs theacuteoriciens et praticiens ont

proposeacute une reacuteinterpreacutetation et une transformation des institutions et des proceacutedures de la

deacutemocratie repreacutesentative

Une des propositions les plus influentes en ce sens est celle de la laquo deacutemocratie deacutelibeacuterative raquo

qui corrigerait les lacunes actuelles du gouvernement repreacutesentatif en insistant sur lrsquoeacutechange

civique comme justification des normes communes Face agrave cet laquo impeacuteratif deacutelibeacuteratif5 raquo la

meacutethode actuelle drsquoagreacutegation des preacutefeacuterences par le vote eacutelectoral apparaicirct insuffisante Dans

son ensemble lrsquoideacutee de la deacutemocratie deacutelibeacuterative tout en voulant conserver certains acquis

libeacuteraux tels que lrsquoEacutetat de droit propose alors une certaine reacuteactualisation de lrsquoassociation

reacutepublicaine entre citoyenneteacute et prise de parole publique6 En effet selon le reacutepublicanisme

classique le sujet politique est une communauteacute de parole et drsquoaction et la recherche des normes

collectives adeacutequates se fait par la conversatio civilis propre au gouvernement de citoyens libres

et eacutegaux (Blattberg 2000)

Cette proposition se heurte toutefois agrave plusieurs difficulteacutes agrave commencer par son inteacutegration

aux reacutegimes repreacutesentatifs actuels Apregraves avoir identifieacute quelques-unes (cf Revue de litteacuterature)

4 Cf Gauchet Marcel 2002 La deacutemocratie contre elle-mecircme Paris Gallimard et plus reacutecemment Gauchet M

2017 LAvegravenement de la deacutemocratie t 4 Le Nouveau Monde Paris Gallimard 5 laquo Un changement ideacuteologique accompagne les transformations actuelles des pratiques de deacutecision dans les

deacutemocraties contemporaines Il passe par la valorisation constante et systeacutematique de certains thegravemes la discussion

le deacutebat la concertation la consultation la participation le partenariat la gouvernance raquo (Blondiaux et Sintomer

2002 17) Les auteurs soulignent que ce mouvement est agrave la fois pragmatique et theacuteorique 6 Par exemple lrsquoapproche influente drsquoHabermas laquo associe au processus deacutemocratique des connotations normatives

plus fortes que ne le fait le modegravele libeacuteral mais plus faibles que ne le fait le modegravele reacutepublicain raquo (Habermas 1997

322)

7

nous proposerons de consideacuterer cette promesse deacutelibeacuterative agrave la lumiegravere drsquoune approche

speacutecifique de la rationaliteacute pratique et plus geacuteneacuteralement de la politique soit la philosophie

aristoteacutelicienne qui connaicirct drsquoailleurs un regain drsquointeacuterecirct important dans les derniegraveres anneacutees au

sein de la theacuteorie politique7 Nous verrons que cette approche possegravede les ressources pour

expliquer certaines carences de la rationaliteacute pratique conduite au sein des reacutegimes

contemporaines de deacutemocratie repreacutesentative ainsi que pour offrir des voies agrave la reconstruction

drsquoune certaine capaciteacute drsquoaction collective reconstruction dont la neacutecessiteacute est bien sucircr agrave ce

stade insuffisamment justifieacutee

Afin de mener agrave bien cet objectif de recherche trois hypothegraveses seront proposeacutees et

deacuteveloppeacutees La premiegravere a trait agrave lrsquointerpreacutetation de la philosophie pratique aristoteacutelicienne

Nous suggeacuterons que trop peu drsquoattention a eacuteteacute confeacutereacutee agrave la nature du processus de formation

de la volonteacute chez Aristote en comparaison avec les propositions normatives substantielles que

lrsquoon retrouve dans sa philosophie telles que la vertu la nature du bonheur lrsquoEacutetat ideacuteal etc

Ensuite nous croyons que lrsquoapproche aristoteacutelicienne nous montre une voie qui reacutesout la tension

entre lrsquoaspect eacutethique de la deacutelibeacuteration sa leacutegitimiteacute et sa dimension eacutepisteacutemique ou formelle

soit la validiteacute de ses principes et conclusions notamment par lrsquointermeacutediaire de son analyse du

reacutegime politique Finalement nous posons que plusieurs difficulteacutes theacuteoriques ainsi que

pratiques propres agrave la deacutemocratie contemporaine renvoient agrave une compreacutehension inadeacutequate de

7 Cf Enrico Berti 1990 laquo La philosophie pratique dAristote et sa reacutehabilitation reacutecente raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale 92 (2) 249-266 Et pour une revue de la litteacuterature reacutecente cf Thornton Lockwood

Agrave paraicirctre laquo Scholarship on Aristotlersquos Ethical and Political Philosophy (2011-2016) raquo dans Aristotlersquos Ethics and

Politics Oxford Bibliography Online

8

la dimension pratique de la deacutelibeacuteration crsquoest-agrave-dire son rapport agrave lrsquoaction Nous proposons que

la deacutelibeacuteration politique ne puisse ecirctre adeacutequatement comprise qursquoen reacutefeacuterence agrave cette finaliteacute

et comme mouvement vers ce terme Ainsi nous tenterons de montrer que lrsquoexercice de la

rationaliteacute pratique se mesure agrave la maniegravere dont celle-ci rend possible lrsquoaccomplissement drsquoune

action eacutethique et politique choisie et que cet accomplissement ne peut se produire que dans une

forme de vie commune posseacutedant des institutions sociales et politiques faisant autoriteacute

Nous deacutevelopperons ces hypothegraveses et tenterons drsquoen montrer la validiteacute agrave travers trois

chapitres Le premier exposera la conception de la deacutelibeacuteration et plus geacuteneacuteralement de la

rationaliteacute pratique que lrsquoon peut retrouver dans lrsquoœuvre drsquoAristote Cette partie se voudra plus

descriptive et permettra de situer certaines probleacutematiques ainsi que drsquoidentifier les ressources

les plus pertinentes de lrsquoapproche aristoteacutelicienne afin de les traiter Vu lrsquoampleur et la

complexiteacute de la litteacuterature savante sur Aristote nous devrons parfois choisir certaines

interpreacutetations sans justification exhaustive Le deuxiegraveme chapitre traitera plus speacutecifiquement

de la probleacutematique de la rationaliteacute pratique dans un reacutegime de deacutemocratie libeacuterale ainsi que

de la question de lrsquoautogouvernement Nous nous appuierons notamment sur deux philosophes

contemporains Alasdair MacIntyre et Pierre Manent qui srsquoinscrivent dans la perspective

aristoteacutelicienne Puis le troisiegraveme et dernier chapitre traitera de la forme de vie commune

capable drsquoincarner le type de rationaliteacute pratique qui aura eacuteteacute mise de lrsquoavant et ainsi de

reacutepondre complegravetement au problegraveme de la leacutegitimiteacute et de lrsquoaction Nous comparerons alors

deux propositions avanceacutees respectivement par MacIntyre et Manent celle drsquoune vie politique

nationale et celle drsquoune vie politique locale

9

Revue de litteacuterature

La penseacutee et la science politiques des trente derniegraveres anneacutees ont notamment connu un

laquo tournant deacutelibeacuteratif 8 raquo lors duquel une attention accrue a eacuteteacute porteacutee agrave la pratique de la

deacutelibeacuteration publique dans un reacutegime deacutemocratique Bien sucircr celle-ci nrsquoest pas un thegraveme

nouveau de la philosophie politique DrsquoAristote en passant par les Federalist Papers il a

toujours eacuteteacute un eacuteleacutement majeur de la theacuteorie politique (Thompson 2008) Dans une perspective

theacuteorique la philosophie contemporaine srsquoest pencheacutee sur la pratique de la deacutelibeacuteration

collective notamment afin de deacutepasser lrsquoalternative weacuteberienne entre une rationaliteacute qui eacutetudie

la pratique humaine de faccedilon deacutesengageacutee et drsquoautre part une rationaliteacute instrumentale qui

cherche les moyens drsquoatteindre une fin radicalement choisie crsquoest-agrave-dire qui ne peut faire lrsquoobjet

drsquoune justification rationnelle La question qui se pose est alors celle de savoir comment

produire une justification rationnelle des normes tout en assurant leur leacutegitimiteacute

Plusieurs reacuteponses ont eacuteteacute avanceacutees motiveacutees par le deacutefi que posait la theacuteorie de Weber

ainsi que par lrsquoimpression drsquoune emprise de plus en plus importante de pratiques et de

justifications simplement instrumentales comme la neacutegociation ou lrsquoagreacutegation de preacutefeacuterences

notamment baseacutees sur les theacuteories du laquo choix social raquo (Garsten 2011 163) Parmi ces reacuteponses

la theacuteorie de la deacutemocratie deacutelibeacuterative demeure une des plus influentes Elle se distingue

drsquoautres theacuteories de la deacutemocratie telles que la laquo deacutemocratie participative raquo qui insiste sur la

leacutegitimiteacute du reacutegime en promouvant une plus grande participation politique ou alors la

laquo deacutemocratie agonistique raquo qui insiste sur le caractegravere indeacutepassable du conflit politique et qui

8 Une expression introduite par John Dryzek (2000) dans Deliberative democracy and beyond Liberals Critics

Contestation Oxford Oxford University Press

10

conclut en faveur drsquoune forme de deacutecisionnisme (Mouffe 2013) La deacutemocratie deacutelibeacuterative

pour sa part promeut le consensus politique par lrsquointermeacutediaire de la discussion publique Pour

ce faire la plupart de ses theacuteoriciens deacuteveloppent des conditions formelles agrave la deacutelibeacuteration Agrave

la suite de Bubner (1993 360) nous pouvons de faccedilon geacuteneacuterale en relever trois drsquoabord un

postulat drsquoeacutegaliteacute formelle entre tous les participants de la discussion ensuite certaines

conditions drsquoauthenticiteacute du discours et de reacuteciprociteacute entre les participants finalement une

certaine obligation de renoncer aux laquo grands discours raquo et agrave lrsquoinfluence rheacutetorique

Sur ce dernier point les tenants de la deacutemocratie deacutelibeacuterative sont toutefois diviseacutes Drsquoune

faccedilon quelque peu simplifieacutee on retrouve drsquoun cocircteacute lrsquoapproche laquo eacutepisteacutemique raquo de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative qui insiste sur la neacutecessiteacute drsquoune proceacutedure normative afin drsquoassurer la validiteacute et

lrsquouniversaliteacute des jugements Nous pouvons ici mentionner des penseurs comme Habermas

(1999 1997) Rawls (1993) ou Benhabib (1996) De lrsquoautre cocircteacute certaines theacuteories de la

deacutemocratie deacutelibeacuterative rejettent le proceacuteduralisme du moins dans sa version normative pour

plutocirct promouvoir lrsquoaspect eacutethique de la deacutelibeacuteration en encadrant la discussion par des principes

fonctionnels Cette approche est alors geacuteneacuteralement plus favorable agrave la rheacutetorique car elle vise

agrave ouvrir la discussion publique agrave une plus grande diversiteacute de points de vue et ainsi agrave augmenter

la leacutegitimiteacute des normes Nous retrouvons dans cette cateacutegorie des theacuteoriciens comme Manin

(2011 1985) Gutmann et Thompson (1996) ou Dryzek (2000 2010)

Ces approches ont toutefois en commun drsquoinsister sur le processus de formation de la

volonteacute collective le processus deacutemocratique des normes porte laquo toute la charge de la

leacutegitimation raquo (Habermas 1997 480) Cette position srsquoest deacuteveloppeacutee notamment comme une

critique de Rousseau tout comme de Kant qui ont voulu justifier les normes morales et

11

politiques par un rapport de soi agrave soi qui srsquoincarne dans la Volonteacute geacuteneacuterale ou lrsquoimpeacuteratif

cateacutegorique bref dans un exercice monologique Or dans une deacutemocratie libeacuterale qui serait

marqueacutee par un plus grand laquo pluralisme raquo et un affaiblissement de la leacutegitimiteacute du gouvernement

repreacutesentatif il conviendrait de revoir cette meacutethode de justification agrave la lumiegravere des possibiliteacutes

du dialogue public

Tout en saluant lrsquoeffort et la contribution positive de lrsquoapproche de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative plusieurs auteurs notamment issus de la tradition aristoteacutelicienne ont toutefois eacuteteacute

grandement critiques agrave son eacutegard La premiegravere accusation a drsquoabord eacuteteacute celle drsquoideacutealisme La

deacutemocratie deacutelibeacuterative ne prendrait pas assez en compte les exigences et les deacuteterminants

concrets de la politique notamment le souci de saisir lrsquooccasion [opportunity] qui limite le temps

de la discussion (Bubner 1993) le rocircle essentiel et ineacutevitable qursquoy joue lrsquointeacuterecirct ou les passions

(Abizadeh 2002 Dryzek 2010 Garsten 2011 Nussbaum 1986) ainsi que les situations

drsquoineacutegaliteacutes reacuteelles par rapport auxquelles la deacutelibeacuteration doit se conformer (Blattberg 2003

Garsten 2011)

Certains penseurs de la deacutemocratie deacutelibeacuterative eacutechappent bien sucircr agrave quelques-unes de ces

critiques notamment ceux qui acceptent une forme de rheacutetorique au sein du discours public

Toutefois cette laquo concession raquo se fait trop souvent au nom drsquoun supposeacute manque de teneur

motivationnelle de la seule raison Ainsi la rheacutetorique qui fait utilisation des eacutemotions et du

caractegravere de lrsquoorateur et de lrsquoaudience ne serait qursquoun ajout un laquo apport motivationnel raquo mais

qui doit ecirctre limiteacute par lrsquoargumentation rationnelle (Abizadeh 2007 Garsten 2011) Or cette

approche mobiliserait une fausse seacuteparation entre motivation et persuasion ou alors dans les

termes drsquoHabermas (1997) entre la laquo facticiteacute raquo qui renvoie agrave lrsquoethos particulier drsquoune

12

communauteacute politique (ie eacutemotions identification) et la laquo validiteacute raquo qui est constitueacutee par des

composantes purement rationnelles de discours crsquoest-agrave-dire la veacuteriteacute des affirmations la

justesse des normes qui preacutesident agrave leur interaction et la sinceacuteriteacute de leurs propos (Langlois 2003

565) Comme lrsquoa montreacute de faccedilon convaincante Arash Abizadeh (2007) srsquoappuyant sur Aristote

ces deux eacuteleacutements bien que non assimilables sont toutefois reacuteconciliables en fait la facticiteacute

est en partie constitutive de la validiteacute puisque cette derniegravere suppose un vocabulaire commun

et une orientation commune (cf aussi Descombes 2007 346) La rheacutetorique en tant qursquoelle

identifie les moyens de persuader notamment en se rapportant agrave lrsquoethos du groupe peut servir

la validiteacute en produisant une discussion intelligible pour tous En ce sens le discours rheacutetorique

a avant tout lrsquoavantage de produire une motivation agrave entrer en discussion en-deccedila des reacutesultats

viseacutes En tant qursquoelle se soucie des fins du dialogue et non seulement de sa forme la rheacutetorique

permet lrsquoimpulsion neacutecessaire agrave la discussion collective puisqursquoon ne commence rien sans

objectif initial

Outre la forme du discours promue par la deacutemocratie deacutelibeacuterative la critique

aristoteacutelicienne a eacutegalement cibleacute ses postulats laquo meacutetaeacutethiques raquo qui seraient particuliegraverement

forts au sein du proceacuteduralisme de Juumlrgen Habermas et de John Rawls Ces postulats

contiendraient des preacutesupposeacutes substantiels non reconnus notamment quant agrave la nature de la

liberteacute humaine (Taylor 1994) ou de la rationaliteacute (Salkever 2002) qui peacutetitionnent en fait pour

les conceptions dominantes de la moderniteacute Or cela va agrave lrsquoencontre de lrsquoobjectif proceacuteduraliste

qui consiste agrave substituer agrave des theacuteories morales substantielles une proceacutedure impartiale baseacutee sur

lrsquouniversaliteacute et lrsquoabstraction de principes eacutethiques particuliers Bref on peut reprocher au

proceacuteduralisme de fonder leur theacuteorie formelle sur une situation politique historiquement situeacutee

13

soit lrsquoexpeacuterience de la deacutemocratie libeacuterale (Manent 2010b) ce qui ferme la porte agrave une

discussion qui porterait sur les principes propres de ce reacutegime (Gutmann et Thompson 2002

Weinstock 2001) Notons que cette critique pourrait aussi valoir pour certaines approches non

proceacutedurales de la deacutemocratie deacutelibeacuterative notamment agrave travers leur utilisation du concept de

laquo raisonnable raquo pour limiter la discussion (Weinstock 2001)

Cette probleacutematique provient drsquoune tension entre la leacutegitimiteacute des normes crsquoest-agrave-dire

lrsquoautoriteacute qui est apte agrave les promulguer et leur caractegravere formel crsquoest-agrave-dire la reacutepartition des

avantages que celles-ci promeuvent (eg lrsquoeacutegaliteacute) (Descombes 2007) Ainsi la deacutemocratie

deacutelibeacuterative tout comme le reacutegime de deacutemocratie libeacuterale en geacuteneacuteral aurait agrave faire face agrave ce que

Bonnie Honig (2007) par exemple a nommeacute le laquo paradoxe de la deacutemocratie constitutionnelle raquo

pour laquelle la souveraineteacute se situe agrave la fois dans les lois et dans le peuple Autrement dit alors

que la discussion des normes et la production drsquoun consentement seraient une condition de la

liberteacute politique la constitution qui encadre cette discussion est neacutecessairement non directement

choisie par les participants (sauf dans le cas drsquoune assembleacutee constituante) Or les regravegles

constitutionnelles sont elle-mecircmes une condition du bon deacuteroulement de la discussion et donc

de la liberteacute Bien sucircr ce paradoxe est en fait une deacuteclinaison du problegraveme par excellence de la

philosophie politique moderne agrave savoir la conciliation entre lrsquointeacutegration sociale et le pouvoir

politique drsquoune part et la liberteacute des citoyens drsquoautre part

Selon Habermas ces deux aspects du reacutegime deacutemocratique moderne ne sont pas

irreacuteconciliables Ils se reacuteunissent lorsque le fardeau de la leacutegitimiteacute est orienteacute vers lrsquoavenir ougrave

chaque geacuteneacuteration a la responsabiliteacute drsquoactualiser la laquo substance normative raquo de la constitution

en faveur drsquoun eacutelargissement des droits (Habermas 1997 Honig 2007 8-11) La question qui

14

se pose est alors celle de savoir si une certaine substance demeurera agrave la suite drsquoun processus de

reacutevision continuel une probleacutematique que nous devrons traiter Or la solution de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative ougrave le processus deacutemocratique est garant de la leacutegitimiteacute des normes srsquoexpose agrave un

problegraveme plus profond bien mis en lumiegravere par Descombes (2007)

Dans sa critique de ce qursquoil appelle laquo le contrat social drsquoHabermas raquo Descombes deacutebute en

identifiant agrave la suite de la tradition scolastique trois aspects de la justice drsquoune norme ou drsquoune

loi sa leacutegitimiteacute (eg lrsquoautoriteacute qui la promulgue nrsquoest pas sortie de ses attributions) sa forme

(eg le respect de lrsquoeacutegaliteacute proportionnelle) et sa fin (ie le contenu de la loi en rapport agrave lrsquointeacuterecirct

geacuteneacuteral) (Descombes 2007 321) Selon Descombes le proceacuteduralisme consiste en une certaine

fusion de la leacutegitimiteacute et de la forme justifieacutee par le fait qursquoun processus formel (ici

deacutemocratique) rendrait plus leacutegitimes les normes dont la promulgation obeacuteit au positivisme

juridique La loi est conseacutequemment assimileacutee au droit aux rapports de justice entre individus

Cela permettrait notamment drsquoeacuteviter les deacutebats de fond sur le contenu et la fin des normes un

deacutebat qui poserait problegraveme dans une socieacuteteacute dite laquo pluraliste raquo

Il y a toutefois deux lacunes dans cette theacuteorie selon Descombes Drsquoabord dans les socieacuteteacutes

modernes le droit est deacutejagrave fondeacute positivement Sa leacutegitimiteacute nrsquoappartient plus agrave une sphegravere

transcendante ou agrave un ordre cosmique mais agrave lrsquoautoriteacute politique accepteacutee par les citoyens Sur

ce point les socieacuteteacutes contemporaines ne sont donc pas laquo pluralistes raquo puisque cette justification

est la mecircme pour tous (il nrsquoy pas de droit divin pour un roi ou de privilegraveges pour des notables)

Ensuite le reacutegime deacutemocratique reacuteclame en soi ce qursquoil appelle une laquo philosophie reacutealiste du

droit raquo (2007 324-325) Autrement dit des citoyens libres doivent pouvoir se prononcer sur les

finaliteacutes de la loi sur leur contenu eacutethique

15

La leacutegitimation nrsquoest pas donc suffisante car elle revient agrave placer la souveraineteacute dans la

proceacutedure comme le veut drsquoailleurs Habermas Bien sucircr ce dernier ne conteste pas que les

citoyens puissent discuter du contenu des lois mais la teneur normative de leurs points de vue

devra ecirctre laquo filtreacutee raquo par la proceacutedure ceux-ci seront transformeacutes en laquo preacutefeacuterences subjectives raquo

qui devront trouver place au sein drsquoun ensemble de rapports (le droit) et non au sein du bien

commun (la loi) (Descombes 2007 325-326) Nous pouvons remarquer ici une influence

reacuteciproque entre la leacutegitimation par lrsquouniversalisation et la subjectivation (ou particularisation)

des discours moraux sur lequel il sera important de revenir Ainsi le problegraveme demeure

comment une telle proceacutedure motiverait-elle les citoyens agrave entrer dans une discussion si le

reacutesultat est connu drsquoavance soit la proceacutedure elle-mecircme qui srsquoincarne dans une deacutemocratisation

par lrsquoeacutelargissement du consentement Encore une fois pas de principe sans fin ou dans les

mots drsquoAristote pas drsquoarkhē sans telos

Il faut alors pouvoir deacuteterminer comment au sein de la vie politique un principe peut ecirctre

vraiment principe crsquoest-agrave-dire causer directement un commencement (principio) un

mouvement une action9 Selon les consideacuterations preacuteceacutedentes il faudrait pour cela se deacutefaire

de lrsquoexigence de leacutegitimation comprise comme une assimilation de la leacutegitimiteacute (lrsquoautoriteacute de

la loi) et de la forme (la reacutepartition induite par la loi) et plus positivement eacutelaborer une theacuteorie

9 Cette probleacutematique dans sa dimension meacutetaphysique a eacuteteacute traiteacutee par Aristote qui au livre A de sa Meacutetaphysique

reproche agrave Platon de nrsquoavoir identifieacute que deux types de cause soit la cause mateacuterielle et la cause formelle Or

Aristote se demande comment les Formes de Platon peuvent ecirctre justement causes ou principes puisqursquoelles sont

seacutepareacutees du sensible Platon ferait deacutependre la reacutealiteacute sensible de principes formels mais sans expliquer comment

ceux-ci deacuteterminent cette reacutealiteacute Crsquoest ainsi qursquoAristote (Met Λ 10) pour pallier agrave cette lacune introduit les

notions de cause finale et de cause efficiente au sein drsquoune theacuteorie des essences agrave la fois seacutepareacutees (comme principe

commun drsquouniteacute et drsquoecirctre) et immanentes aux choses (comme manifestation ordonneacutee de lrsquoeacutetant) Cf Roux Sylvain

2006 laquo Le bien comme principe Aristote contre les platoniciens raquo Dans B Mabille dir Le principe Paris Vrin

43-69

16

de la deacutelibeacuteration politique qui prenne en compte la question de la finaliteacute des institutions

politiques et sociales Crsquoest ce que nous tenterons tout au long des chapitres suivants

Malgreacute ces critiques la theacuteorie de la deacutemocratie deacutelibeacuterative preacutesente selon nous trois forces

qursquoil convient de garder agrave lrsquoesprit diagnostic que nous partageons notamment avec Salkever

(2002) la prise en compte de la complexiteacute sociale moderne le souci de questionner certains

concepts englobants comme le Peuple ou la Volonteacute geacuteneacuterale et finalement la promotion drsquoune

discussion publique rationnelle (comprise ici simplement comme une discussion qui donne des

raisons) Alors que devant certaines difficulteacutes de penser et drsquointroduire la deacutelibeacuteration au sein

de la sphegravere publique drsquoun Eacutetat moderne une partie de la litteacuterature concerneacutee par la discussion

civique est plutocirct passeacutee de la laquo deacutemocratie deacutelibeacuterative raquo agrave la laquo deacutelibeacuteration deacutemocratique raquo en

se concentrant sur les laquo mini-publics raquo ou les assembleacutees locales (Chambers 2009) il est de

notre avis que le projet initial de cette theacuteorie doit ecirctre poursuivi crsquoest-agrave-dire celui de consideacuterer

la possibiliteacute de rendre un reacutegime globalement plus deacutelibeacuteratif

Comme lrsquoa bien formuleacute Wilson (2011 259) il nous faut alors laquo ecirctre capable de

comprendre et drsquoeacutevaluer des proceacutedures drsquointeacutegration par la deacutelibeacuteration agrave un niveau de degreacute

et complexiteacute adeacutequat raquo autrement dit de laquo lier des eacutevaluations holistes et agrave lrsquoeacutechelle du reacutegime

aux actions et dispositions des individus qui constituent ce reacutegime raquo Agrave cet eacutegard lrsquoapproche

aristoteacutelicienne peut nous ecirctre utile en ce qursquoelle ne seacutepare pas les dispositions des individus et

du reacutegime tout en insistant sur la rationaliteacute des institutions politiques De plus comme

lrsquoaffirme Monique Canto-Sperber (2001 26) cette approche agrave lrsquoinstar des philosophies

Notre traduction laquo Thus we need to be able to conceive and evaluate processes of deliberative integration at a

suitable level of scale and complexity raquo [hellip] laquo connecting holistic regime-level assessments to the actions and

qualities of the individuals who constitutes the regime raquo

17

antiques en geacuteneacuteral a des laquo ambitions eacutepisteacutemologiques raquo plus modestes En effet plutocirct que

des proceacutedures universelles laquo on y trouve [hellip] un modegravele qui procegravede par inteacuteriorisation et

explicitation du consensus moral et contribue ainsi agrave lrsquoameacutelioration de la capaciteacute de la personne

agrave deacutelibeacuterer et agrave deacutecider raquo (Canto-Sperber 2001 26)

Au sein de la litteacuterature on peut retrouver cette meacutethode et cette ambition appliqueacutees aux

problegravemes preacutesenteacutees dans un eacutechange indirect entre le philosophe eacutecossais Alasdair MacIntyre

et le philosophe franccedilais Pierre Manent dont les œuvres respectives consideacuterables et respecteacutees

srsquoinspirent de la philosophie drsquoAristote Leurs travaux peuvent nous aider agrave introduire la

question de la finaliteacute au sein drsquoune theacuteorie de la deacutelibeacuteration politique qui implique une

reacuteflexion sur la nature de la raison pratique individuelle et collective ainsi que sur la forme de

vie permettant son eacutepanouissement

Cet eacutechange a deacutebuteacute en 2005 avec la publication drsquoune biographie intellectuelle drsquoAlasdair

MacIntyre en langue franccedilaise reacutedigeacutee par Eacutemile Perreau-Saussine dans laquelle Pierre Manent

signe la preacuteface Ce dernier souligne drsquoabord le meacuterite de MacIntyre laquo drsquoavoir identifieacute la lacune

centrale dans notre approche du monde humain raquo crsquoest-agrave-dire laquo le deacutefaut drsquoune compreacutehension

adeacutequate de lrsquoagir humain et lrsquoabandon de son registre lsquopratiquersquo raquo (Manent 2005 2) ndash une tacircche

agrave laquelle srsquoattardera speacutecifiquement Manent quelques anneacutees plus tard (2015a 2015b 2014b)

Pour ce dernier lrsquoaction politique des deacutemocraties contemporaines laquo consiste dans cette eacutetrange

suspension de lrsquoaction raquo qui rend impeacuterieux laquo la deacutefinition du cadre de la deacutelibeacuteration et de

lrsquoaction raquo (Manent 2014 12) Cette redeacutecouverte de la pratique dans toute son ampleur si nous

osons dire est donc un thegraveme commun aux deux auteurs et constitue lrsquoarriegravere-fond de ce

meacutemoire Ainsi avant une science politique proprement dite il faudrait aujourdrsquohui une science

18

de lrsquoaction politique laquo une science franchement approximative raquo (Manent 2015b 86-7)

puisque plus pratique que la science politique des reacutegimes et que lrsquoon peut aussi retrouver chez

Aristote

Or srsquoils acceptent tous les deux les eacuteleacutements principaux de la conception aristoteacutelicienne de

la raison pratique certaines divergences sont inteacuteressantes agrave consideacuterer Drsquoabord selon Manent

MacIntyre nrsquoaurait pas su voir dans toute son ampleur laquo la marque ou [le] coefficient politique raquo

(2005 5) que porte lrsquoaction rationnelle Il aurait fait de lrsquohomme un laquo animal social raquo plutocirct

qursquoun laquo animal politique raquo confineacute agrave la communauteacute laquo subpolitique raquo Or puisque cette analyse

tend agrave ignorer la politique comme horizon de la pratique elle se deacutetourne eacutegalement de ce qui

la fonde Ainsi insister sur la transmission naturelle des pratiques et la validiteacute des traditions

occulterait les possibiliteacutes et lrsquointeacutegriteacute de la raison et ce surtout par rapport agrave la possibiliteacute de

propositions universelles sur la pratique humaine et la politique Cela eacutetait lrsquoagenda drsquoAristote

qursquoon ne doit donc pas laquo loger dans le quartier des artisans avec interdiction drsquoen sortir raquo (2005

6)

Cette discussion des thegraveses de MacIntyre a pu reacutecemment prendre la forme drsquoun deacutebat

gracircce agrave un dossier dirigeacute par le philosophe Vincent Descombes (2013a) sur la reacuteception de

MacIntyre en France Ce dernier revient alors sur les critiques de Manent Il affirme que la

conception aristoteacutelicienne de la fonction (ergon) de lrsquohomme comme animal politique ne peut

ecirctre effectivement actualiseacutee qursquoau sein de communauteacutes restreintes dont les membres partagent

un mecircme telos (MacIntyre 2013b 204) Et MacIntyre laquo sauve raquo Aristote laquo de sa propre

incoheacuterence raquo en affirmant la neacutecessiteacute pour tous de se deacutevelopper selon cette nature Une

veacuteritable deacutemocratie permettra donc agrave tous de deacutevelopper les vertus eacutethiques et intellectuelles

19

ce qui nrsquoest faisable qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune forme de vie locale ougrave tous peuvent prendre part agrave la

deacutelibeacuteration Selon le philosophe eacutecossais une extension systeacutematique de lrsquoexcellence agrave travers

une praxis partageacutee est impossible dans les socieacuteteacutes libeacuterales modernes qui ne partagent pas de

fins substantielles et mecircme qui laquo srsquointerdisent de se repreacutesenter comme des communauteacutes

drsquoidentification raquo au nom drsquoune laquo exigence de pluralisme raquo (Descombes 2013a 151) Alors que

pour MacIntyre lrsquoEacutetat-nation est en soi impropre agrave lrsquoexercice de la rationaliteacute pratique Manent

considegravere que crsquoest toujours dans le cadre national du moins en Occident que laquo la vie humaine

trouve sa tension propre et reacutevegravele ses enjeux raquo (Manent 2010a 54) puisqursquoeacutetant toujours le

cadre du gouvernement effectif

Nous croyons donc que le deacutebat entre Pierre Manent et MacIntyre est particuliegraverement

pertinent pour une eacutetude de la deacutelibeacuteration politique dans une perspective aristoteacutelicienne en

plus des contributions reacutecentes sur la pertinence de la rheacutetorique dans lrsquoeacutetude des deacutemocraties

libeacuterales modernes Cette rencontre permettra eacutegalement un dialogue entre deux traditions

philosophiques parfois isoleacutees la tradition de philosophie morale anglo-saxonne et la tradition

franccedilaise de philosophie politique ou ici plus preacuteciseacutement ce qursquoon a nommeacute le laquo renouveau

franccedilais de la philosophie politique 10 raquo Outre lrsquoarticle de Vincent Descombes (2013a)

seulement deux recherches qui sont des thegraveses de doctorat ont agrave notre connaissance rassembleacute

ces auteurs soit Brown (2016) et Cordell Paris (2009) Ainsi nous espeacuterons eacutegalement

contribuer agrave la diffusion de leurs travaux au Queacutebec qui sans ecirctre ignoreacutes demeurent somme

toute peu eacutetudieacutes et mobiliseacutes Finalement afin drsquoenrichir la perspective aristoteacutelicienne que

nous adoptons et de mieux saisir ses probleacutematiques et sa pertinence actuelle nous nous

10 Cf Couture Yves 2007 laquo Le renouveau franccedilais de la philosophie politique raquo Monde commun 1(1) 3-28

20

appuierons aussi sur des travaux contemporains concernant le rapport entre la philosophie

pratique drsquoAristote et la reacuteflexion politique contemporaine notamment ceux de Stephen

Salkever (1990 2000 2002) Monique Canto-Sperber (2001) Aristide Tessitore et al (2002) et

Terence Marshall (2009)

Il nous faut encore justifier le choix meacutethodologique de consacrer un chapitre entier aux

textes drsquoAristote Deux raisons peuvent ecirctre mises de lrsquoavant en plus de celle qui a eacuteteacute eacutevoqueacutee

concernant le thegraveme de la formation de la volonteacute politique dans la litteacuterature aristoteacutelicienne

Drsquoabord lrsquointerpreacutetation drsquoAristote et de sa science pratique est un eacuteleacutement constitutif du deacutebat

entre MacIntyre et Manent Ensuite la theacuteorie aristoteacutelicienne de la deacutelibeacuteration a eacuteteacute

deacuteveloppeacutee dans un cadre bien preacutecis soit la citeacute grecque Nous voulons alors renverser

lrsquoobjection qui affirme pour cette raison les limites des analyses drsquoAristote Le fait qursquoAristote

ait penseacute certaines manifestations de la raison pratique agrave lrsquointeacuterieur drsquoune forme politique

speacutecifique nous permettra de montrer plus clairement le lien theacuteorique qui unit les deux Et si

lrsquoexpeacuterience politique grecque et lrsquoexpeacuterience politique moderne restent diffeacuterentes il nrsquoen

demeure pas moins qursquoelles sont des expeacuteriences politiques et donc que nous pouvons en

abstraire des fondements similaires

CHAPITRE 1 - LA DEacuteLIBEacuteRATION DANS LA PHILOSOPHIE PRATIQUE DrsquoARISTOTE

Nous devons drsquoabord examiner les fondements drsquoune theacuteorie de la deacutelibeacuteration dans lrsquoœuvre

drsquoAristote11 Nous pouvons en trouver les eacuteleacutements principaux au sein de trois ouvrages majeurs

de sa philosophie pratique soit lrsquoEacutethique agrave Nicomaque la Politique et la Rheacutetorique Ce premier

chapitre sera eacutegalement lrsquooccasion de preacutecisions meacutethodologiques puisque nos hypothegraveses

impliquent directement une certaine question de meacutethode en ce qui concerne la reacuteflexion sur le

domaine pratique Nous fournirons ici des deacutetails sur la philosophie aristoteacutelicienne qui ne

seront pas neacutecessairement reprises dans les chapitres suivants notamment parce qursquoils auront

servi agrave poser certaines bases de compreacutehension et eacutegalement parce que certaines deacutemonstrations

sont tenues pour acquises dans les philosophies drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent

11 La deacutelibeacuteration comme recherche pratique

111 La connaissance et les diffeacuterentes manifestations de la raison

La deacutelibeacuteration est une activiteacute de recherche intellectuelle En ce sens elle possegravede sa

laquo meacutethode raquo propre qui est deacutetermineacutee par lrsquoobjet qursquoelle recherche (EN I 1) En effet pour

Aristote diffeacuterents modes de connaissance adviennent selon lrsquoecirctre qui est agrave connaicirctre Et comme

lrsquoecirctre se prend en plusieurs acceptations (Met Γ 2 1003a33) lrsquointellect connaicirctra de diffeacuterentes

faccedilons Aristote distingue alors quatre excellences de lrsquointellect et de la raison la sagesse

(sophia) qui connaicirct les premiers principes des choses la science (episteme) qui deacutemontre les

11 Toutes les reacutefeacuterences agrave Aristote placeacutees entre parenthegraveses utilisent les chiffres de Bekker et renvoient au titre

latin Sauf avis contraire elles correspondent aux eacuteditions suivantes Eacutethique agrave Nicomaque (EN) trad Tricot Vrin

(2012) Eacutethique agrave Eudegraveme (EE) trad Dalimier GF (2013) Politique (Pol) trad Tricot Vrin (2005) Rheacutetorique

(Rhet) trad Lauxerois Pocket (2007) Topiques (Top) trad Tricot Vrin (2012) De lrsquoacircme (DA) trad Tricot

Vrin (2010) Meacutetaphysique (Met) trad Tricot Vrin tome 1 (2000) et tome 2 (2004) Constitution drsquoAthegravenes (CA)

trad Mathieu et Haussoulier Belles Lettres (2016)

22

causes des pheacutenomegravenes la raison pratique (praxis) qui vise lrsquoaction bonne et lrsquoart (poeisis) ou

technique (tekhnē) qui concerne la production (EN VI 3-8) Chaque forme de la raison possegravede

une logique qui lui est propre la dialectique pour la sagesse lrsquoanalytique et la syntheacutetique pour

la science la deacutelibeacuteration pour la raison pratique et les regravegles techniques pour lrsquoart (EN VI

Marshall 2009 16) Pour choisir la meacutethode qui convient au pheacutenomegravene que lrsquoon veut eacutetudier

il faut alors logiquement avoir une certaine compreacutehension preacutealable de celui-ci (EN I 1

1094b29 sq Marshall 200914-15)

Crsquoest la raison pour laquelle Aristote deacutegage un des postulats fondamentaux de son

eacutepisteacutemologie laquo Il faut en effet partir des choses connues et une chose est dite connue en

deux sens soit pour nous soit drsquoune maniegravere absolue Sans doute devons-nous partir des choses

qui sont connues pour nous raquo (EN I 2 1095b sq) Ce sont alors les pheacutenomegravenes tels que perccedilu

par lrsquoagent connaissant qui constituent des principes pour le deacuteveloppement de la connaissance

principes qui pourront ecirctre mieux compris agrave la suite drsquoune meilleure compreacutehension des

pheacutenomegravenes en question Autrement dit crsquoest par un va-et-vient entre lrsquoobjet de la recherche et

la recherche elle-mecircme guideacutee par des hypothegraveses approximatives que la connaissance est

possible Dans ce processus toutes les formes de la raison peuvent avoir une part bien qursquoune

seule permette lrsquoaccegraves direct agrave lrsquoessence de lrsquoobjet eacutetudieacute 12 Cette faccedilon drsquoentrevoir la

connaissance diffegravere bien sucircr consideacuterablement de lrsquoeacutepisteacutemologie moderne non seulement

parce qursquoelle postule une diversiteacute des formes de la raison mais eacutegalement car elle reacutecuse toute

12 laquo Rather what is most valuable about the Aristotelian approach is that it can give us a new way of thinking about

human affairs a way that permits a conversation among various forms of inquiry by freeing social science from its

present pervasive concern with the supposed dichotomy between nature and uniqueness and between science and

practical discourse raquo (Salkever 1990 103 nous soulignons)

23

distinction cateacutegorique entre lrsquoecirctre et le devoir-ecirctre (Marshall 2009 17 MacIntyre 2013a 58)

Pour Aristote on ne peut comprendre complegravetement une chose que dans sa manifestation la

meilleure ce qui se deacutevoile agrave travers lrsquoexpeacuterience et lrsquoinduction (Salkever 1990 97)

112 Lrsquoobjet de la raison pratique et la deacutelibeacuteration comme meacutethode

Qursquoest-ce qui distingue lrsquoexercice speacutecifiquement pratique de la raison Comme lrsquoeacutecrit

Marshall (2009 70) laquo tout autant qursquoen philosophie premiegravere les questions que lrsquoon pose quant

agrave lrsquoobjet de la praxis seraient aussi orienteacutees lsquoagrave jamaisrsquo par lrsquoecirctre que lrsquoon cherche agrave comprendre

[hellip] raquo Au niveau pratique cet ecirctre est le bien humain sous diverses formes puisque toutes

choses tendent vers quelque bien (EN I 1 1094a) Or le bien humain est soumis agrave des

circonstances changeantes et nrsquoa pas lrsquoimmuabiliteacute des lois de la nature bien qursquoil puisse

preacutesenter une certaine reacutegulariteacute Ainsi pour Aristote laquo la deacutelibeacuteration a lieu dans les choses

qui tout en se produisant avec freacutequence demeurent incertaines dans leur aboutissement ainsi

que lagrave ougrave lrsquoissue est indeacutetermineacutee raquo (EN III 5 1112b8-9) Autrement dit nous deacutelibeacuterons sur

les choses laquo qui deacutependent de nous raquo (EN III 5 1112a31)

Comme le souligne Pierre Manent (2014b 552) le laquo nous raquo dans cette phrase drsquoAristote

peut signifier deux choses Drsquoune part une communauteacute deacutetermineacutee et particuliegravere et drsquoautre

part lrsquoensemble des ecirctres humains lrsquoespegravece humaine La deacutelibeacuteration se conduit donc par rapport

aux choses humaines en geacuteneacuteral ce qui est agrave la porteacutee drsquoun ecirctre humain et par rapport agrave ce qui

concerne un agent particulier individuel ou collectif Il faut comprendre cette distinction non

pas comme une alternative mais comme un rapport compleacutementaire entre lrsquouniversel et le

particulier Ainsi lorsqursquoun agent deacutelibegravere sur ce qursquoil doit faire ici et maintenant il deacutelibegravere

par le fait mecircme sur quelque chose qui est accessible au champ de lrsquoaction humaine en geacuteneacuteral

24

Cela implique alors qursquoil y ait possibiliteacute drsquoune science du genre drsquoaction qursquoest lrsquoaction

humaine sui generis

Nous devons ainsi distinguer deux types de discours pratique Drsquoabord il y a pour Aristote

la possibiliteacute drsquoun discours theacuteorique mettant en lumiegravere lrsquouniversaliteacute et la reacutegulariteacute dans le

domaine contingent des choses humaines Bien que laquo les choses belles et les choses justes qui

sont lrsquoobjet de la Politique donnent lieu agrave de telles divergences et de telles incertitudes qursquoon a

pu croire qursquoelles existaient seulement par convention et non par nature raquo (EN I 1 1094b14-

16) ce que nous pouvons appeler la laquo raison pratique universelle raquo peut connaicirctre certains

principes de lrsquoaction humaine et de la politique Cette connaissance nrsquoa ni la rigueur

deacutemonstrative de la science ni la rigueur technique de lrsquoart tout en srsquoapparentant au deux (cf

EN I 1094b12 sq EN VI) Elle peut ecirctre dite science lorsqursquoelle traite des choses humaines

les plus universelles comme les reacutegimes politiques bien que cette qualification implique plutocirct

une similitude (EN VI 3 1139b18) elle srsquoapparente agrave un art puisqursquoelle vise agrave produire un

eacutetat des choses conformeacutement agrave certaines regravegles celles de la nature ou celles drsquoune socieacuteteacute

particuliegravere En effet le but drsquoune laquo enquecircte sur le bien des individus et des citeacutes raquo est une

laquo forme de politique raquo et a pour fin laquo non pas la connaissance mais lrsquoaction raquo (EN I 1 1094b7-

11 1095a6) En somme la raison pratique dans sa manifestation theacuteorique est une laquo science

pratique [qui] deacutelibegravere lagrave mecircme ougrave elle nrsquoagit pas raquo (Manent 2014b 552) Elle permet plutocirct de

guider la deacutelibeacuteration de ceux qui agissent au-delagrave du particularisme de leur situation

Dans tous les cas la raison pratique doit partir des faits et non des principes (EN I 2 1095b

sq) Aristote ajoute que laquo si le fait eacutetait suffisamment clair nous serions dispenseacutes de connaicirctre

en sus le pourquoi raquo Selon lui lrsquoeacutethique et la politique en tant qursquoobjet de connaissance visent

25

en effet moins le pourquoi que lrsquoaction (Tricot 2007 45) Crsquoest alors la laquo raison pratique

particuliegravere raquo qui servira agrave deacuteterminer la bonne action agrave faire ici et maintenant Ce mouvement

de penseacutee constitue ce qursquoAristote nomme la deacutelibeacuteration qui porte sur les moyens drsquoatteindre

une fin (EN III 5) Elle srsquoapparente ainsi davantage agrave un calcul qursquoune opinion (EN VI 10)

Or il ne faut pas assimiler cette notion de calcul agrave la signification ordinaire du mot La

deacutelibeacuteration est en fait une dianoia terme quelque peu eacutetranger agrave la conception moderne de la

rationaliteacute crsquoest-agrave-dire un eacutetat cognitif de recherche (zetesis) qui est preacutealable agrave lrsquoassertion Cette

recherche nrsquoest ni inductive ni deacuteductive mais met plutocirct en œuvre laquo un travail de comparaisons

de geacuteneacuteralisations de classements agrave partir drsquoun mateacuteriau psychologique tregraves diversifieacute

(croyances images souvenirs infeacuterences etc) raquo (Canto-Sperber 2001 521)

Crsquoest ainsi qursquoAristote souligne que lrsquoerreur dans la deacutelibeacuteration peut porter sur lrsquouniversel

comme sur le particulier (EN VI 9 1142a20) Par exemple un agent peut penser faussement

que lrsquoamitieacute est une mauvaise chose et eacuteviter ce type de relation ou alors identifier de faccedilon

erroneacutee telle personne comme une amie De ce fait la deacutelibeacuteration pour ecirctre bonne a besoin de

lrsquoaide drsquoune raison plus theacuteorique plus universelle qui informerait ici par exemple une opinion

sur la nature de lrsquoamitieacute Toutefois lrsquoobjet propre de la deacutelibeacuteration demeure le particulier

puisque lrsquoaction se manifeste dans les faits particuliers Degraves lors selon Aristote plus la

connaissance des circonstances particuliegraveres sera grande plus un agent sera le principe de sa

propre action13 crsquoest-agrave-dire qursquoil agira davantage en connaissance de cause laquo Si toute action

volontaire nest pas toujours deacutelibeacutereacutement choisie toute action deacutelibeacutereacutement choisie relegraveve

13 Selon une distinction classique il produira alors un actus humanus un acte humain plutocirct qursquoun simple actus

hominis un acte de lrsquohomme Cf Somme theacuteologique Ia IIae 1 1

26

drsquoune connaissance de cause car personne nrsquoignore ce qursquoest son choix deacutelibeacutereacute raquo (Rhet I 10

1368b)

Cet aspect volontaire (ou a contrario non volontaire) de lrsquoaction a drsquoimportantes

implications morales En effet une action pleinement volontaire engage davantage lrsquoagent qui

en porte la responsabiliteacute plus complegravetement envers lui-mecircme et ceux qui sont concerneacutes Cela

implique que lrsquoacte de lrsquoagent ndash et lrsquoagent lui-mecircme ndash est alors plus exposeacute au blacircme ou agrave la

louange En fait ce qui sera objet drsquoun tel jugement est moins lrsquoaction en tant que telle que le

choix deacutelibeacutereacute (prohairesis) qui est derriegravere Crsquoest le choix qui contient la teneur morale de

lrsquoacte car il fait voir le caractegravere de lrsquoagent et donc la nature veacuteritable de ses intentions (EN III

4 1111b5-1112a3 EE II 11 1228a sq Rhet I 9 1367b) Degraves lors lrsquoobjectif veacuteritable de la

deacutelibeacuteration en tant qursquoexercice de penseacutee dianoeacutetique est davantage le choix pratique que

lrsquoaction laquo Lrsquoobjet de la deacutelibeacuteration et lrsquoobjet du choix sont identiques [hellip] puisque crsquoest la

chose jugeacutee preacutefeacuterable agrave la suite de la deacutelibeacuteration qui est choisie raquo (EN III 5 1113a3-5) Ainsi

le dernier terme de la deacutelibeacuteration le choix sera le premier dans lrsquoordre de la geacuteneacuteration de

lrsquoaction crsquoest-agrave-dire en sera la cause immeacutediate (EN III 5 1112b15-24) Cette distinction en

implique une autre lrsquoaction eacutethique est pour Aristote agrave la fois un acte interne (energeia) qui

trouve sa fin en lui-mecircme nrsquoeacutetant donc jamais acheveacute (Fiasse 2001 324) et un mouvement

externe (kinesis) (EN I 1 1094a15-20 Met Θ) Le premier renvoie agrave la laquo bonteacute raquo intrinsegraveque

de lrsquoacte et lrsquoautre agrave ce qursquoil produit agrave sa fin exteacuterieure Nous retrouverons cette distinction

plus loin

Il faut examiner avec plus de deacutetails le mouvement de penseacutee de la deacutelibeacuteration et les

eacuteleacutements qui le constituent selon les analyses drsquoAristote Encore une fois celles-ci obeacuteissent agrave

27

son approche eacutepisteacutemologie geacuteneacuterale La connaissance qursquoAristote veut transmettre ici dans le

domaine pratique et ce tout autant drsquoun point de vue theacuteorique que du point de vue de lrsquoagent

est tributaire de trois eacuteleacutements inseacuteparables un jugement sur ce qui est une ideacutee de ce qui

devrait ecirctre et finalement un ensemble de principes qui permettent de passer de lrsquoun agrave lrsquoautre

(Canto-Sperber 2001 28 MacIntyre 2013a 54) Son analyse de la raison pratique voudra donc

mettre en lumiegravere les potentialiteacutes de la deacutelibeacuteration agrave partir de ce qui semble ecirctre la meilleure

faccedilon de deacutelibeacuterer ainsi qursquoen fonction du bien que peut amener une telle excellence

Aristote vise par lagrave non seulement agrave offrir une laquo cible raquo geacuteneacuterale capable de guider lrsquoaction

mais plus encore agrave expliciter la bonne deacutelibeacuteration qui conduit agrave la compreacutehension de cette cible

afin de donner les moyens agrave ses lecteurs de la construire agrave leur tour et selon la situation pratique

qui est la leur En ce sens Aristote respecte le champ propre de la raison pratique et ne vise pas

agrave remplacer la deacutelibeacuteration par la simple application de regravegles Sa science de lrsquoaction nrsquoest pas

elle-mecircme une fin en soi (EN II 1103b26-29 VI 13) elle vise agrave former des agents vertueux

plus que seulement laquo habiles raquo (cf EN VI 13) Finalement comme le souligne Manent (2014b

553) si nous consideacuterons qursquoune telle science est impossible nous retrouverons lrsquoalternative

weacutebeacuterienne et laquo la connaissance des choses humaines se trouvera distribueacutee ou deacutemembreacutee entre

le point de vue de celui qui agit effectivement et le point de vue de celui qui regarde les choses

humaines comme il regarde les choses qui ne changent pas et ne sont pas objet de deacutelibeacuteration raquo

113 Le mouvement de la deacutelibeacuteration du deacutesir au choix

Un raisonnement speacutecifiquement pratique doit reacutepondre concregravetement agrave la question laquo Que

faire raquo Mais cette question si elle se veut pratique nrsquoest bien sucircr pas poseacutee laquo dans lrsquoabsolu raquo

Selon Aristote lrsquoorientation premiegravere de la raison pratique deacutepend de deux faculteacutes le deacutesir

28

(orexis) et la raison discursive (logistikon) La raison considegravere le bien drsquoun objet ou drsquoun eacutetat

des choses pour lrsquoagent Or comme lrsquoaffirme Aristote elle ne meut pas sans le deacutesir (DA III

10 433a23-24) La raison permettra toutefois de donner un poids suffisant agrave la laquo bonteacute raquo drsquoune

chose ou drsquoune action et non seulement agrave sa deacutesirabiliteacute appeacutetitive (epithumia) afin qursquoelle

fasse lrsquoobjet drsquoun souhait raisonneacute (boulegravesis) On peut alors dire qursquoAristote pose ainsi laquo une

meacutediation entre ce qui deacutesire sans penser et ce qui calcule sans mouvoir raquo (Monteils-Laeng 2013

443) Bref le souhait est un deacutesir du bien il srsquoinscrit dans un laquo horizon intentionnel geacuteneacuteral raquo

dans une laquo aspiration solidaire drsquoune certaine conception de la vie que lrsquoon voudrait mener parce

qursquoon la croit bonne raquo (Monteils-Laeng 2013 444) Cette conception construit en quelque sorte

la laquo preacutemisse majeure raquo du raisonnement pratique qursquoAristote reacutesume de la faccedilon suivante

laquo Puisque la fin crsquoest-agrave-dire le souverain Bien est de telle nature raquo (EN VI 13 1144a31) Mais

en geacuteneacuteral la conception ultime du bien pour un agent particulier se preacutesente sous une forme

speacutecifique dans le cadre drsquoune situation particuliegravere puisqursquoil nrsquoy a pas de deacutesir sans objet

concret du deacutesir Cette laquo preacutemisse majeure raquo du raisonnement pratique nrsquoest donc pas prise

absolument dans une laquo acceptabiliteacute inconditionnelle raquo mais pour son laquo adeacutequation agrave la

situation raquo (Wiggins 1980 234)

Le souhait donne tout de mecircme un but (telos) agrave lrsquoagent qui sera le principe (arkhē) eacuteloigneacute

de son raisonnement En effet le souhait nrsquoest pas encore un principe effectif de lrsquoaction ou une

cause immeacutediate puisqursquoon peut souhaiter certaines choses qui ne deacutependent pas de nous ou

alors qui ne sont pas directement agrave notre porteacutee (EN III 4 1111b19 sq) Lrsquoaction neacutecessitera

alors une speacutecification de ce but conforme agrave la situation preacutesente qui consiste drsquoabord agrave

deacuteterminer la possibiliteacute de reacutealiser ce qui est envisageacute ici et maintenant puis de quelles faccedilons

29

Cette recherche sera le propre de la deacutelibeacuteration qui deacutesignera les meilleurs moyens de reacutealiser

le but fixeacute La deacutelibeacuteration forme la volonteacute et lui permet de se fixer pleinement (ou de srsquoen

eacutecarter) sur le deacutesir initial qui deviendra selon les mots drsquoAristote un laquo deacutesir deacutelibeacutereacute raquo ou

laquo deacutesir intellectuel raquo (orexis dianoegravetike) crsquoest-agrave-dire une preacutefeacuterence qui conduit agrave un choix

deacutelibeacutereacute (prohairesis) comme nous lrsquoavons vu14 Plus lrsquoobjet du deacutesir est envisageacute comme bon

et vraisemblable dans une situation concregravete plus le deacutesir srsquoancre dans la volonteacute et motive agrave

lrsquoaction15 Mais cette motivation serait insuffisante srsquoil nrsquoy avait pas un commandement de la

raison En effet laquo chacun cesse de rechercher comment il agira quand il a rameneacute agrave lui-mecircme

le principe de son acte et agrave la partie directrice de lui-mecircme car cest cette partie qui choisit raquo

(EN III 1113a5 sq) crsquoest-agrave-dire la raison puisque crsquoest la raison qui dit le logos de lrsquoaction sa

laquo justification raquo Autrement dit lrsquoagent ne se deacutecide pas tant selon un acte de volonteacute que selon

lrsquoappropriation drsquoune bonne raison drsquoagir qui fait de lrsquoagent le principe de son action

Le choix deacutelibeacutereacute est une certaine preacutefeacuterence laquo ce qui a eacuteteacute choisi avant drsquoautres choses raquo

nous dit Aristote (EN III 4 11112a16) Crsquoest que tout agent est confronteacute dans sa vie pratique

agrave une diversiteacute de biens Par exemple un agent qui veut srsquoassurer davantage de temps drsquoeacutetude

deacutelaissera peut-ecirctre dans une certaine mesure drsquoautres biens comme ses devoirs familiaux ou

ses amitieacutes Sa deacutelibeacuteration ne consistera donc pas seulement agrave rechercher les moyens de vivre

la vie theacuteoreacutetique mais eacutegalement agrave mesurer et agrave ordonner les biens qui lui apparaissent comme

14 Le mot prohairesis renvoie chez Aristote au produit de la deacutelibeacuteration qursquoon ne peut traduire simplement par

laquo choix raquo sans quelque deacuteformation En effet pro-hairesis deacutesigne ce qui est vers ou pour (pro) le choix (hairesis)

Lrsquoaction de laquo prohaireser raquo (EN III 4 1112a1-3 to prohairesthai) implique une vie pratique reacutefleacutechie et donc

pleinement volontaire Sur ce point voir notamment Salkever (2000) 15 laquo Possible est aussi ce dont on srsquoeacuteprend et ce qursquoon deacutesire en vertu de notre ecirctre mecircme car le plus souvent nul

de srsquoeacuteprend de ce qui est impossible ni ne le deacutesire raquo (Rhet II 19 1392a)

30

tels et selon lesquels il souhaite vivre Crsquoest pourquoi comme nous lrsquoavons vu la deacutelibeacuteration

est aussi une comparaison un classement Par cette recherche dianoeacutetique elle contribue agrave

produire lrsquoorthos logos du choix dont la traduction laquo droite regravegle raquo fait bien voir cette notion de

mesure de juste milieu sur un spectre de possibiliteacutes En effet selon les circonstances le mecircme

ordonnancement des biens peut prendre diverses formes ou alors ecirctre supplanteacute par un autre

classement temporaire

Or il est important ici de souligner que ce conflit entre divers biens nrsquoest pas seulement

reacutesolu par la deacutelibeacuteration mais qursquoil acquiert une teneur concregravete au moment de cet exercice de

recherche des moyens Au simple stade du souhait il nrsquoy a toujours pas de conflit reacuteel car on

ne peut encore deacuteterminer ce qursquoimpliquera exactement sa concreacutetisation Crsquoest ainsi

qursquoElizabeth Anscombe a pu affirmer que les preacutemisses du raisonnement pratique ne sont

laquo actualiseacutees raquo qursquoau moment de lrsquoaction concregravete (2002 112 on active service) et Aristote que

le principe du raisonnement est drsquoabord une laquo hypothegravese raquo (EE II 11 1227b30 hupoacutethesis)

Comme pour toute recherche il faut avoir une certaine ideacutee de la chose pour deacutebuter et lrsquoon

pourra revenir sur cette hypothegravese agrave la suite de nouvelles observations ou de nouveaux reacutesultats

(cf sect 111)

Crsquoest pour cette raison qursquoAristote affirme qursquoon ne deacutelibegravere pas sur les fins mais sur les

moyens drsquoatteindre les fins (EN III 5 1112b12) Pour bien comprendre cette affirmation il

convient de preacuteciser la structure intentionnelle de la rationaliteacute pratique telle que la conccediloit

Aristote Un agent agit toujours en fonction drsquoune fin une fin qui est un certain bien comme

nous lrsquoavons vu Degraves lors il ne deacutelibegravere pas sur cette fin pour deux raisons Drsquoabord il ne

deacutelibegravere pas sur le fait qursquoil agisse en fonction drsquoun bien qui est ultimement le Souverain bien

31

vers lequel tend lrsquoecirctre humain Par analogie on ne deacutelibegravere pas par exemple sur le fait que lrsquoon

vise le vrai au moment drsquoune recherche theacuteorique Ensuite un agent ne deacutelibegravere pas sur sa

conception du bien celle qursquoil possegravede au moment drsquoagir Cette fin particuliegravere correspond agrave

lrsquoethos de lrsquoagent agrave ses dispositions eacutethiques soit ce qui oriente sa perception des choses et ce

qui lui donne certaines hypothegraveses qui seront les principes de sa deacutelibeacuteration

Lrsquoexercice de la deacutelibeacuteration nrsquoest donc pas seulement en fonction de la fin mais y est plutocirct

directement ordonneacute de faccedilon agrave pouvoir la deacuteterminer eacutegalement16 Crsquoest ce rapport eacutetroit

qursquoAristote veut signifier lorsqursquoil eacutecrit plus preacuteciseacutement que la deacutelibeacuteration porte sur ce qui est

vers la fin (tōn pros to telos) crsquoest-agrave-dire ce qui laquo constitue la fin raquo (Wiggins 1980 224

constituents-to-ends) Car la fin en tant que souhait doit trouver une correspondance dans la

situation particuliegravere La deacutelibeacuteration est donc un exercice drsquoapprofondissement et de

speacutecification de la fin plutocirct que sa simple application (Wiggins 1980) Si la fin speacutecifieacutee est

particuliegravere (eg refuser un pot-de-vin pour ecirctre un bon politicien) lrsquoon dira alors qursquoil y a eu

bonne deacutelibeacuteration laquo en un sens deacutetermineacute raquo alors qursquoune bonne deacutelibeacuteration au sens absolu est

celle qui laquo megravene agrave un reacutesultat correct par rapport agrave la fin prise absolument raquo crsquoest-agrave-dire le bien

ultime de lrsquoagent ou de la citeacute (EN VI 10 1142b31-32)

Ce nrsquoest alors que lorsque lrsquoagent possegravede une expeacuterience concregravete des manifestations

particuliegraveres du bien qursquoil pourra remettre en question ses propres conceptions des fins humaines

Cette nouvelle recherche qui se fait du particulier agrave lrsquouniversel nrsquoest pas une deacutelibeacuteration mais

une recherche proprement dialectique plus laquo theacuteorique raquo Comme lrsquoexplique Alasdair

16 laquo La cause finale (ου ενεκα) nrsquoest pas quelque chose de donneacute mais un but que lrsquoon vise et ougrave lrsquoacteur confegravere agrave

un contenu concret une accentuation positive lieacutee agrave ce qui est profitable agrave son action raquo (Bubner 1993 351)

32

MacIntyre (1993 210) laquo dans la theacuteorie notre raisonnement se fait vers et agrave propos de cette fin

ultime qui est lrsquoarkhē de lrsquoinvestigation et du raisonnement pratiques mais agrave partir de cet arkhē

crsquoest par le raisonnement pratique que nous sommes conduits agrave des conclusions particuliegraveres sur

la faccedilon drsquoagir raquo Et ces conclusions particuliegraveres lorsqursquoelles seront mises en œuvre pourront

informer un nouveau mouvement de penseacutee theacuteorique vers les motivations premiegraveres de lrsquoagent

et ainsi de suite

Il faut maintenant continuer notre examen de la deacutelibeacuteration comprise dans une perspective

aristoteacutelicienne en se penchant sur son exercice politique Nous nous tournerons pour cela vers

le modegravele de discussion politique fourni par la Rheacutetorique qui constitue agrave la fois un traiteacute de

logique et drsquoeacutethique politique Nous viserons agrave extraire lrsquoessentiel des propos drsquoAristote au-

delagrave de leur contexte particulier soit la pratique politique de la citeacute atheacutenienne

12 La deacutelibeacuteration politique comme exercice rheacutetorique

Toute action implique directement ou indirectement une pluraliteacute drsquoindividus La complexiteacute de

la vie pratique demande souvent qursquoun agent se fasse laquo assister drsquoautres personnes pour

deacutelibeacuterer raquo se deacutefiant de sa laquo propre insuffisance agrave discerner ce qursquoil faut faire raquo (EN III 5

1112b9) Cela est drsquoautant plus vrai au niveau politique ougrave les deacutecisions communes ont un

impact significatif sur la vie drsquoun agent singulier La deacutelibeacuteration deacutemocratique est alors en

quelque sorte la deacutelibeacuteration politique par excellence en ce que la deacutecision est soumise agrave une

discussion entre un grand nombre de citoyens eacutegaux qui veulent se gouverner librement Dans

ce contexte lrsquoobjectif de la deacutelibeacuteration est de faire converger par la discussion les diffeacuterentes

opinions afin de former un jugement commun sur la bonne action agrave reacutealiser Dans la perspective

33

de la deacutemocratie deacutelibeacuterative ndash comme de celle de la tradition du reacutepublicanisme classique ndash

lrsquoenjeu est alors que la deacutecision politique ne se reacuteduise pas agrave une coordination des inteacuterecircts sous

forme de compromis ou drsquoalliances mais qursquoelle constitue en un laquo accord sur les principes

directeurs de lrsquoaction et la faccedilon de les interpreacuteter raquo (Canivez 2013 84) Autrement dit dans

cette perspective la parole publique est essentiellement quelque chose qui vise le commun

Encore plus dans une perspective aristoteacutelicienne la parole mecircme deacutepend du commun

La communauteacute politique est pour Aristote une certaine mise en commun des paroles et des

actions Lrsquoaction forme des communauteacutes et lorsqursquoelle est accompagneacutee de paroles de raisons

elle forme notamment des citeacutes Pour Aristote la citeacute est un pheacutenomegravene naturel en ce que les

ecirctres humains doivent srsquoassocier pour vivre (Pol I 2 1252b27 sq) mais elle ne se reacuteduit au

donneacute du naturel puisqursquoelle est aussi en vue du bien vivre Ce bien deacutepend alors de trois

facteurs la nature lrsquohabitude et la raison (Pol VII 13 1331b39-40) Pour Aristote ce sera

lrsquoœuvre propre de la raison drsquoorienter la nature et lrsquohabitude en vue de cet objectif personnel

mais surtout proprement politique Pour ce faire la raison permet de deacutevelopper un langage

commun ce qui fait de lrsquoecirctre humain un laquo animal politique raquo

Mais que lrsquohomme soit un animal politique agrave un plus haut degreacute qursquoune abeille quelconque ou

tout autre animal vivant agrave lrsquoeacutetat greacutegaire cela est eacutevident La nature en effet selon nous ne fait

rien en vain et lrsquohomme seul de tous les animaux possegravede la parole [logos] Or tandis que la

voix [phonē] ne sert qursquoagrave indiquer la joie et la peine et appartient pour ce motif aux autres

animaux eacutegalement [hellip] le discours sert agrave exprimer lrsquoutile et le nuisible et par suite aussi le

juste et lrsquoinjuste car crsquoest le caractegravere propre de lrsquohomme par rapport aux autres animaux drsquoecirctre

le seul agrave avoir le sentiment du bien et du mal du juste et de lrsquoinjuste et des autres notions morales

et crsquoest la communauteacute de ces sentiments qui engendre famille et citeacute (Pol I 2 1253a7-18)

34

Nous voyons ici agrave quel point la parole ou le langage raisonneacute17 est pour Aristote intimement

lieacutee aux fins humaines et ce plus preacuteciseacutement dans la capaciteacute des ecirctres humains de clarifier

collectivement leur bien selon diffeacuterents motifs naturels lrsquoagreacuteable lrsquoutile le noble et

eacuteventuellement le juste (EN I 2-3 V Rhet I 3) Crsquoest en fonction de cette orientation

collective que se produit lrsquouniteacute de la communauteacute politique il srsquoagit de laquo recommencer

constamment agrave fonder et agrave conserver cette uniteacute au moyen du travail rheacutetorique du loacutegos raquo

(Bubner 1993 355)

Quel est cet aspect rheacutetorique de la langue de la parole Analysant le passage concernant

les trois eacuteleacutements de lrsquoexcellence en lien avec cette derniegravere citation de Pol 1253a7-18 Reacutemi

Brague en conclura que avant tout laquo le logos est la capaciteacute de se laisser persuader raquo (Brague

1988 265) Par le langage lrsquoecirctre humain est capable drsquoentendre des propositions drsquo laquo entendre

raison raquo Degraves lors selon Brague lrsquoeacutecoute laquo suppose un rapport particulier au bien preacutesent sous

les espegraveces du lsquomieuxrsquo raquo (1988 265) Le logos permet en effet comme nous venons de le voir

drsquoorienter et laquo drsquoameacuteliorer raquo la nature et lrsquohabitude en fonction drsquoun bien agrave atteindre La parole

commune est rheacutetorique en ce sens ougrave en clarifiant le bien et donc ce qui est mieux elle incite

au changement agrave lrsquoaction et ce au sein du cadre intelligible de la communauteacute De la mecircme

faccedilon Salkever (1990 75-6) commentant eacutegalement Pol 1253a7-18 affirme qursquoAristote ne

soutient

ni que le discours est en vue de la communication drsquoinformation [hellip] ni qursquoil sert lrsquoobjectif

drsquoexprimer ou de constituer une identiteacute construisant un monde humain agrave cocircteacute du monde de la

17 Dans ce dernier passage le mot logos ne renvoie pas exactement agrave la raison comprise comme activiteacute de

recherche intellectuelle ni simplement agrave la langue courante dont la traduction adeacutequate serait laquo dialektos raquo mais

agrave un langage raisonneacute crsquoest-agrave-dire un discours qui dit quelque chose qui eacutemet des propositions compreacutehensibles

Cf Bubner (1993 355) et Brague (1988 263-5)

35

nature Plutocirct le logos rend possible pour nous de deacutecouvrir agrave travers la deacutelibeacuteration les types de

buts en fonction desquels nous pouvons le mieux organiser notre vie ndash ces moyens qui constituent

le bonheur humain

Nous retrouvons ici le rapport mis en lumiegravere preacuteceacutedemment (cf Revue de litteacuterature) entre

les finaliteacutes de lrsquoaction la parole commune et la communauteacute politique Ce nrsquoest qursquoagrave la lumiegravere

des finaliteacutes communes (qui impliquent lrsquoexistence mecircme de la communauteacute) qursquoil est senseacute de

se laisser persuader par des arguments touchant agrave lrsquoagreacuteable agrave lrsquoutile au juste ou au bien Le

discours rheacutetorique dans sa manifestation premiegravere permet le changement vers le mieux agrave

travers une eacutelucidation de ces motifs naturels de lrsquoaction humaine motifs qui se font voir dans

la communauteacute drsquoaction qursquoest la communauteacute politique Cette laquo facticiteacute raquo est donc comme

nous lrsquoavons vu constitutive de la deacutelibeacuteration collective mais demeure un eacuteleacutement qui est en

vue de la validiteacute du discours vrai sur ce qui est plaisant juste ou bien Pour le dire autrement

la communauteacute politique possegravede des caracteacuteristiques fonctionnelles qui permettent de lier les

moyens et les fins de produire un discours vrai sur la bonne action agrave faire Nous reviendrons

sur cette proposition importante

Crsquoest ainsi que Brague (1988 266) propose de distinguer le rheacutetorique de la rheacutetorique

celle-ci consistant plutocirct en une technique de discours bien que les deux ne soient pas

entiegraverement distincts Dans sa Rheacutetorique Aristote nous offre sa vision des principes geacuteneacuteraux

de la rheacutetorique comme art de la persuasion principalement dans sa manifestation politique

Notre traduction laquo In particular Aristotle holds neither that speech is for the sake of communicating information

[hellip] nor that it serves the purpose of expressing or constituting an identity building up a human world alongside

the world of nature Logos rather makes it possible for us to discover through deliberation the kinds of goals in

terms of which we can best organize our lives ndash those means which constitute human happiness raquo

36

Nous savons qursquoun art implique agrave la fois la connaissance de regravegles geacuteneacuterales de production et la

capaciteacute effective de produire quelque chose Dans le cas de la rheacutetorique on peut donc

identifier deux objectifs Drsquoabord celui de persuader crsquoest-agrave-dire drsquoorienter lrsquoaction des

interlocuteurs en les amenant agrave former un jugement concernant une situation particuliegravere (Rhet

II 18 1391b) Ensuite celui de laquo bien voir quels sont pour chaque cas les moyens de

persuader raquo (Rhet I 1 1355b) Nous pouvons en effet distinguer au sein de lrsquoart rheacutetorique

une fin externe la persuasion effective et une fin interne la deacutecouverte des moyens de persuader

dans une situation donneacutee (Abizadeh 2007 464-7 Garsten 2011 174 Garver 1994) Par

exemple lrsquoart du meacutedecin a comme fin externe la santeacute du patient mais eacutegalement un ensemble

de regravegles et de proceacutedures qui constituent des biens internes (Abizadeh 2007 464) Or la

meacutedecine en tant qursquoart nrsquoa pas agrave donner la santeacute mais y conduire aussi loin que possible (Rhet

I 2 1355b) ou mecircme srsquoabstenir de le faire dans certains cas si lrsquoacte entre en contradiction avec

certains biens internes (Abizadeh 2007 464) par exemple un code drsquoeacutethique

La rheacutetorique se distingue alors agrave la fois de la dialectique et de la sophistique Elle se

distingue de la dialectique drsquoabord en ce que cette derniegravere ne vise pas lrsquoaction mais la veacuteriteacute

La dialectique nrsquoest toutefois pas eacutetrangegravere agrave la rheacutetorique car les deux se fondent sur lrsquoopinion

et traite du vraisemblable et du probable (Top I 2 Rhet I 1355a sq) Plus preacuteciseacutement la

rheacutetorique est la branche de la dialectique dont lrsquoobjet de recherche consiste dans les choses laquo agrave

choisir et agrave eacuteviter raquo (Top I 11 104b sq) Bien sucircr cette question peut impliquer la recherche

dialectique laquo de la veacuteriteacute et de la connaissance raquo (Top I 11 104b sq) mais cela implique alors

du temps et un petit nombre de gens ne convenant donc pas agrave la rapiditeacute et au caractegravere

drsquoopportuniteacute de la politique (Arnhart 1981 72) Alors que la dialectique en tant qursquoactiviteacute

37

theacuteorique tend vers les principes premiers la rheacutetorique en tant qursquoactiviteacute pratique tend vers

le particulier La rheacutetorique est donc lrsquooutil par excellence de la politique et bien qursquoil puisse

ecirctre utile de disposer de connaissances techniques (eg lrsquoeacuteconomie) ou scientifiques (eg

lrsquoeacutepideacutemiologie) dans le but de persuader lrsquoart rheacutetorique possegravede toutefois ses moyens propres

soit principalement les lieux communs (Rhet I 2 1355a 4 1359a sq)

Comme lrsquoeacutecrit Aristote lrsquoart rheacutetorique traite des thegraveses opposeacutees et en ce sens peut servir

un orateur mal intentionneacute En tant qursquoart technique de la persuasion la rheacutetorique est

effectivement un instrument moralement neutre (Arnhart 1981 11) drsquoougrave son rejet par certains

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative En effet la rheacutetorique contreviendrait selon au

principe de la reacuteciprociteacute qui implique une complegravete honnecircteteacute et transparence afin de donner

tous les moyens agrave lrsquointerlocteur de formuler une reacuteponse adeacutequate (cf Revue de litteacuterature p

6) Aristote rejette cette objection en affirmant que lrsquoon pourrait faire un mauvais usage de la

plupart des qualiteacutes (la force la santeacute lrsquoargent) qualiteacutes que nous continuons toutefois agrave

consideacuterer comme bonnes (Rhet I 2 1355a-b) Ceci peut alors srsquoappliquer agrave la transparence

De plus la rheacutetorique ne vise pas agrave tromper lrsquoadversaire ou agrave le mener agrave accepter une conclusion

par des moyens fallacieux Elle ne peut donc ecirctre confondue avec la sophistique et ce pour trois

raisons plus preacutecises

Drsquoabord le discours politique doit faire usage de la rheacutetorique puisqursquoil nrsquoa pas les mecircmes

preacutetentions agrave la veacuteriteacute que les sciences ou la philosophie Comme nous lrsquoavons vu pour Aristote

la politique vise plus lrsquoaction que le pourquoi Elle opegravere toujours selon le laquo probable raquo et le

laquo possible raquo On peut alors donner une valeur de veacuteriteacute au discours rheacutetorique que si lrsquoon

considegravere comme Aristote que laquo voir le vrai et voir ce qui srsquoapparente au vrai relegravevent de la

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mecircme capaciteacute raquo et que laquo les hommes sont suffisamment ouverts au vrai et parviennent le plus

souvent agrave la veacuteriteacute raquo (Rhet I 1 1355) Ce qui est accepteacute par tous ou la plupart lrsquoopinion

reacuteputable (endoxa) est le plus souvent proche de la veacuteriteacute et il faut pouvoir ainsi consideacuterer le

potentiel de veacuteriteacute drsquoun eacutenonceacute geacuteneacuteral et probable Lrsquoargument qui est une des trois laquo preuves raquo

(pisteis) ou moyens rheacutetoriques ne fait pas usage de raisonnements fallacieux mais de

raisonnements probables et en ce sens persuasifs Aristote appelle enthymegraveme ce type

drsquoargument qui procegravede de lrsquoopinion reacuteputable et drsquoun cas particulier ou alors drsquoun signe qui

fournit directement lrsquoeacutevidence de la conclusion (Rhet I 2 1356b sq II 22) Lrsquoenthymegraveme est

concerneacute par le particulier ce qui en fait un raisonnement seulement probable et donc imparfait

Dans cette perspective on assimilera le discours rheacutetorique agrave la sophistique si lrsquoon conccediloit

notamment la deacutemonstration apodictique comme le seul critegravere de validiteacute drsquoun argument Nous

reviendrons sur ce point Notons qursquoil est possible qursquoun argument soit persuasif mais

seulement laquo en apparence raquo ce qui se rapprocherait de la sophistique Sur ce point Aristote

souligne qursquoune connaissance de lrsquoart rheacutetorique aidera agrave distinguer ce qui est vraiment persuasif

ce qui ne lrsquoest qursquoen apparence (Rhet I 2 1355b)

En effet encore une fois la rheacutetorique ne vise pas directement agrave persuader (Rhet I 2

1355b) mais avant tout agrave trouver les moyens de la persuasion La rheacutetorique devient sophistique

lorsqursquoelle est concerneacutee exclusivement par sa fin externe En effet si lrsquoon vise seulement lrsquoeffet

de la persuasion le choix ou lrsquoaction de lrsquointerlocuteur sans prendre en compte les meacuterites de

lrsquoargument ou les faccedilons de persuader (eg laquo tous les moyens sont bons raquo) alors la rheacutetorique

devient laquo pleacutebiscitaire raquo (Chambers 2009 337) La connaissance rheacutetorique permettra plutocirct de

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se deacutefendre contre un tel discours sophistique (Garsten 2006 119-35) avec la confiance que le

vrai et le meilleur se precirctera toujours mieux agrave la persuasion (Rhet I 2 1355a)

Cette consideacuteration nous megravene agrave la derniegravere raison de la distinction entre rheacutetorique et

sophistique qui tient en la subordination de la rheacutetorique au discours rheacutetorique en geacuteneacuteral qui

permet agrave la communauteacute politique de clarifier les biens et donc les fins qursquoelle vise en commun

Comme le souligne Ronald Beiner ces fins ne sont pas poursuivies de faccedilon rheacutetorique mais

elles sont plutocirct laquo inextricablement raquo situeacutees au sein drsquoun meacutedium rheacutetorique voire constitueacutees

rheacutetoriquement (1983 95) Un discours deacutelibeacuteratif ne peut avoir un effet positif drsquoorientation

que srsquoil srsquointegravegre agrave un cadre eacutethique plus large celui des dispositions et des opinions geacuteneacuterales

de lrsquolaquo audience raquo de la communauteacute politique

Crsquoest pourquoi les deux autres types de preuves rheacutetoriques la confiance en lrsquoorateur et

lrsquoappel aux eacutemotions sont drsquoune grande importance Puisque les arguments deacutelibeacuteratifs sont la

plupart du temps seulement probables le public doit pouvoir faire confiance (ou pas) agrave lrsquoorateur

selon ses capaciteacutes de discernement son excellence et sa bienveillance (Rhet II 1 1377b) Bien

sucircr cette confiance doit aussi laquo naicirctre du discours lui-mecircme raquo et non drsquoun simple preacutejugeacute

favorable (Rhet I 2 135a) Cette condition est valable eacutegalement pour la troisiegraveme preuve

lrsquoappel aux eacutemotions Pour Aristote les eacutemotions ne sont pas deacutenueacutees de rationaliteacute 18

puisqursquoelles expriment une certaine compreacutehension drsquoune situation perccedilue Elles peuvent donc

servir agrave diriger la bonne action et mecircme la permettre par leur contenu motivationnel De fait

nous avons vu qursquoil nrsquoy avait pas drsquoaction sans deacutesir initial drsquoune fin quelconque Lrsquoappel aux

18 Comme lrsquoa montreacute Martha Nussbaum (1986) de faccedilon convaincante

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passions dans la pratique rheacutetorique est la reacuteponse agrave cette caracteacuteristique de lrsquoaction humaine

Aristote a effectivement le souci drsquoancrer le jugement politique dans les dispositions eacutethiques

des citoyens afin de motiver une action effective ou alors au moins un acte interne qui consiste

en une nouvelle orientation du deacutesir

Nous voyons comment la conception aristoteacutelicienne de la deacutelibeacuteration politique srsquoeacuteloigne

des approches laquo eacutepisteacutemiques raquo qui viseraient un ideacuteal de conversation civique comprise

comme un eacutechange laquo dialectique raquo ou comme laquo une entreprise commune drsquointerpreacutetation raquo

(Blattberg 2009 215) Le discours rheacutetorique vise en effet moins lrsquointercompreacutehension que la

persuasion ce qui implique un certain rapport asymeacutetrique entre lrsquoorateur et lrsquoauditeur Nous

remettons ici agrave plus tard la question de la teneur reacutealiste de ce cadre drsquoanalyse19 Ce qursquoil faut

souligner est la seacuteparation nette mais non pas totale que veut faire voir Aristote entre la

deacutelibeacuteration politique et la laquo discussion raquo qui vise la compreacutehension et lrsquoatteinte de la veacuteriteacute En

effet cette derniegravere est deacutetermineacutee par la nature de la dialectique dont les regravegles de lrsquoart sont

analyseacutees dans les Topiques Alors qursquoil est naturel que le rheacuteteur ait une intention preacutecise

(lrsquoaction) par rapport au reacutesultat de son discours le dialecticien qui possegravede une telle intention

est pour Aristote un sophiste (Rhet I 1 1355b)

Bien que cette distinction peut sembler exageacutereacutement tranchante elle est due agrave la prise en

compte du kairos inheacuterent agrave la vie politique En effet bien que la notion de kairos soit

polyseacutemique chez Aristote celui-ci en fait un eacuteleacutement important de sa philosophie pratique Agrave

travers ces divers sens on entrevoit un lien entre le kairos comme une modaliteacute du Bien sous la

19 On peut toutefois proposer drsquoembleacutee que cette structure nrsquoest pas eacutetrangegravere agrave la manifestation courante du

discours public dans les deacutemocraties contemporaines ougrave les repreacutesentants se disputent lrsquoalleacutegeance drsquoune

laquo audience raquo large drsquoun public qui eacutecoute plus qursquoil ne discute

41

cateacutegorie du temps (eg saisir lopportuniteacute) (EN I 4 1096a26 EE I 8 1217b32) et comme

situation particuliegravere qui ne se reacutepeacutetera pas comme telle (Rhet I 7 1365a20) Le kairos renvoie

donc agrave un certain infleacutechissement de la situation qui laquo impose sa propre norme raquo (Rodrigo et

Tordesillas 1993 405) Crsquoest ainsi qursquoAristote utilise ce concept dans lrsquoexemple drsquoun capitaine

qui prend la deacutecision de jeter sa cargaison par-dessus bord afin drsquoempecirccher un navire de couler

(EN III 1 1110a-15) Le kairos peut donc rendre relatif un principe absolu (eg un bon

capitaine conserve toujours sa cargaison) Et crsquoest aussi pourquoi il peut faire lrsquoobjet drsquoun usage

sophistique Nous retrouvons alors le problegraveme initial de lrsquoaspect sophistique de la rheacutetorique

politique auquel les mecircmes solutions srsquoappliquent

Lrsquoexemple du capitaine renvoie eacutegalement agrave lrsquoautoriteacute neacutecessaire agrave la saisie du kairos En

politique ce sera alors au gouvernement de lier de faccedilon heureuse lrsquoopportuniteacute qui est le

laquo critegravere fondamental de la deacutelibeacuteration raquo (Arnhart 1981 72) et la bonne orientation du discours

et de lrsquoaction Ce sont en effet les gouvernants qui tranchent et il leur revient donc drsquoecirctre

sensibles au kairos La contingence des affaires humaines demande une capaciteacute et une volonteacute

de juger et de discriminer de produire un choix deacutelibeacutereacute qui srsquoexpose aux blacircmes et aux

louanges En ce sens la sensibiliteacute au kairos lorsqursquoelle megravene agrave lrsquoaction favorise davantage le

jugement public qursquoune tentative drsquoocculter ce kairos agrave lrsquoaide drsquoun discours abstrait Sans cette

prise en compte de la contingence et de lrsquoopportuniteacute toute deacutemarche theacuteorique ou pratique de

laquo conversation civique raquo conccedilue seulement comme un exercice dialectique se condamnera

effectivement agrave lrsquoabstraction Ce faisant les approches qui adoptent ce point de vue se

transforment en fait en theacuteories critiques agrave partir drsquoun ideacuteal communicationnel qui pourrait

srsquoactualiser dans toutes les institutions de la vie humaine mais ne peuvent expliquer le rapport

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du discours politique agrave la forme de gouvernement soit le reacutegime politique qui comme nous le

verrons agrave lrsquoinstant est un eacuteleacutement deacutecisif de la rheacutetorique deacutelibeacuterative

La solution drsquoAristote nous semble plus convaincante et consiste agrave accepter le

commandement propre au kairos et agrave offrir une theacuteorie institutionnelle de la deacutelibeacuteration et de

la deacutecision reacutepondant agrave la neacutecessiteacute drsquoagir en fonction des circonstances changeantes bref une

philosophie politique Pour Aristote le conseil (rechercher ou eacuteviter quelque chose) prend sa

forme la plus eacuteleveacutee dans la leacutegislation qui est un des sujets principaux de la rheacutetorique

deacutelibeacuterative (Rhet I 4 1359b) et mecircme le plus englobant et exhaustif puisqursquoil concerne la fin

de lrsquoactiviteacute humaine le bien-vivre (Arnhart 1981 57)

Crsquoest pourquoi selon Aristote il faut assurer la primauteacute du discours deacutelibeacuteratif ou politique

sur les autres notamment sur la rheacutetorique judiciaire (Rhet I 1 1354b) En effet laquo le discours

politique est moins capable de ruser que le discours judiciaire raquo (Rhet I 1 1354b) puisqursquoil

concerne des choses susceptibles drsquointeacuteresser un grand nombre de personnes comme la loi Il

sera alors plus facile de discerner si les propos de lrsquoorateur reacutepondent agrave la reacutealiteacute puisque cette

reacutealiteacute est partageacutee par ceux qui jugent et deacutelibegraverent Pour ce faire il est important pour Aristote

que la deacutelibeacuteration politique se conduise en preacutesence des citoyens Cela motive les orateurs agrave

discuter du bien commun et non de leur bien personnel puisque leurs discours est soumis au

regard des autres et agrave lrsquoopinion partageacutee aller agrave lrsquoencontre de ce qui est reacuteputable (endoxa)

implique le risque drsquoune perte reacuteputation et de la honte20 (Rhet II 6 1384a Nieuwenburg

2004)

20 laquo Avec ses pairs on rivalise sur le terrain des honneurs on se soucie de lrsquoavis des gens senseacutes dans lrsquoideacutee qursquoils

sont ouverts agrave la veacuteriteacute [hellip] On a plus honte de ce qui se fait sous leurs yeux de maniegravere ouverte [hellip] raquo (Rhet II

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Agrave cet eacutegard la connaissance des lois qui expriment le caractegravere de chaque reacutegime et donc

ses laquo opinions reacuteputables raquo est laquo le point essentiel et deacutecisif entre tous quant agrave la capaciteacute de

persuader et de bien conseiller raquo (Rhet I 8 1365b) Le reacutegime politique en tranchant la question

pratique par excellence celle de la justice donne en quelque sorte des principes en fonction

desquels la deacutelibeacuteration doit srsquoexercer tout comme lrsquoagent individuel a besoin laquo drsquohypothegraveses raquo

sous la forme de conceptions geacuteneacuterales du bien qui puissent motiver sa recherche pratique De

cette faccedilon le reacutegime politique pour Aristote est lrsquoeacuteleacutement qui regroupe les trois types de

preuve puisqursquoil deacutetermine les preacutemisses de lrsquoargument lrsquoautoriteacute reconnue et les dispositions

eacutethiques de lrsquoaudience

Nous voyons donc toute lrsquoimportance des institutions politiques pour la conduite de la

deacutelibeacuteration Crsquoest la nature de ces institutions qursquoil faut maintenant examiner En effet outre la

question de savoir comment deacutelibeacuterer il faut eacutegalement deacuteterminer qui deacutelibegravere

13 Les institutions de la deacutelibeacuteration et la fonction du citoyen

Nous avons vu qursquoAristote considegravere le reacutegime politique comme un eacuteleacutement essentiel voire le

plus essentiel de la deacutelibeacuteration et conseacutequemment de la rheacutetorique Le reacutegime en lui-mecircme est

une certaine incarnation de la rationaliteacute pratique au niveau collectif Puisqursquoil se deacutefinit par la

loi et que la loi deacutesigne un bien (ou un mal) alors le reacutegime donne eacutegalement une fin geacuteneacuterale

au raisonnement pratique collectif et individuel laquo il ne faut pas laisser dans lrsquoombre la fin que

6 1384a) Et aussi Arnhart (1981 71) laquo [hellip] this remark suggests that the considerations governing menrsquos public

appearances are in some sense closer to the truth than the desires that rule menrsquos actions when they are unseen As

members of communities men approach the truth more closely than they do as individuals As individuals ordinary

men often allow their judgements to be distorted by their appetites but as members of communities they make

judgments that manifest a sense of justice raquo

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vise chaque forme de gouvernement car crsquoest la fin qui fait la preacutefeacuterence du choix La fin que

vise la deacutemocratie crsquoest la liberteacute lrsquooligarchie crsquoest lrsquoargent lrsquoaristocratie vise lrsquoeacuteducation et

les institutions et la tyrannie vise agrave se proteacuteger elle-mecircme (Rhet I 8 1366a) En plus de la

promotion drsquoune fin diffeacuterents reacutegimes impliquent eacutegalement diffeacuterentes faccedilons de prendre les

moyens pour reacutealiser la fin crsquoest-agrave-dire drsquoassurer le gouvernement agrave travers diffeacuterentes charges

publiques (arkhai) Ainsi dans la deacutemocratie atheacutenienne crsquoest le tirage au sort qui preacuteside agrave la

distribution des magistratures (Rhet I 8 11365b) bien que plusieurs charges soient eacutegalement

eacutelectives (CA 61 Manin 2012)

Collectivement crsquoest la deacutelibeacuteration qui donnera du mouvement agrave ce dispositif propre agrave un

reacutegime puisque la deacutelibeacuteration est pour Aristote une fonction de gouvernement dont lrsquoactiviteacute

est propre agrave causer un changement Comme nous le savons crsquoest agrave partir de cette activiteacute qursquoil

deacutefinit la citoyenneteacute laquo Un citoyen au sens absolu ne se deacutefinit par aucun autre caractegravere plus

adeacutequat que par la participation aux fonctions judiciaires et aux fonctions publiques en geacuteneacuteral raquo

(Pol III 1 1275a22) Et parmi les fonctions publiques assureacutees par les citoyens laquo la fonction

deacutelibeacuterative est une des plus importantes raquo (Pol IV 4 1291a25 sq) Or si tous les citoyens

peuvent prendre part aux fonctions politiques de la citeacute tous ne le font pas en mecircme temps En

effet en deacutemocratie les citoyens gouvernent et sont gouverneacutes agrave tour de rocircle21 Preacutecisons ce

rapport entre gouvernants et gouverneacutes

21 Et pour Aristote ce sont ideacutealement les mecircmes crsquoest-agrave-dire que les citoyens ayant atteint un acircge mucircr devront

gouverner alors que les plus jeunes seront gouverneacutes et ainsi de suite selon les geacuteneacuterations qui se succegravedent Cf

Pol VII 14) Mais crsquoest la distinction elle-mecircme entre gouvernants et gouverneacutes qui nous inteacuteressera ici plus que

ses diffeacuterentes modaliteacutes

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Drsquoabord cette distinction ne va pas agrave lrsquoencontre de lrsquoautoriteacute souveraine de lrsquoAssembleacutee

des citoyens propre au reacutegime deacutemocratique (Pol III 1 1275a25 sq) Cette autoriteacute confegravere en

fait aux citoyens en position de subordination une certaine charge laquo indeacutetermineacutee raquo qui

consistera principalement agrave juger les deacutecisions des magistrats Ensuite Aristote insiste sur

lrsquoimportance de meacutelanger le peuple (la masse des citoyens) avec les notables au sein des charges

deacutelibeacuteratives (Pol IV 14 1298b20) puisque chacun possegravede un titre leacutegitime agrave gouverner (Pol

III 14) Finalement le rapport entre gouvernants et gouverneacutes nrsquoen est pas un pour Aristote de

domination comme le maicirctre domine lrsquoesclave et la raison domine le corps mais drsquoune sorte

diffeacuterente qui est similaire agrave lrsquoautoriteacute de lrsquointelligence sur le deacutesir (Pol I 5 1254b2) crsquoest-agrave-

dire une relation de persuasion

En ce sens crsquoest bien la deacutelibeacuteration comme exercice de la raison qui permet le

gouvernement drsquohommes libres crsquoest-agrave-dire une autoriteacute qui est politique et non tyrannique

Tout comme dans le raisonnement individuel ougrave la deacutelibeacuteration dirige le deacutesir vers quelque

chose qui lui semble effectivement bon la partie deacutelibeacuterative et dirigeante de la citeacute en donnant

des raisons drsquoagir comprises au sens rheacutetorique guide le peuple assembleacute vers lrsquoatteinte drsquoun

bien Lrsquoautoriteacute nrsquoest pas fondeacutee sur la force mais sur la persuasion Cette activiteacute entre les

parties de la citeacute preacutedeacutetermineacutee par le reacutegime politique et guideacutee par la partie commandante et

deacutelibeacuterative permet alors lrsquouniteacute neacutecessaire au discours mecircme crsquoest-agrave-dire lrsquouniteacute drsquoune

communauteacute drsquoaction qui met en commun lrsquoatteinte des motifs naturels de lrsquoagir humain Ainsi

laquo une action appartient agrave la citeacute en tant que tout quand elle provient de citoyens engageacutes dans

les activiteacutes de deacutelibeacuterer et de juger que demandent leurs fonctions (deacutefinies et indeacutefinies) Crsquoest

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en ce sens que la deacutelibeacuteration est centrale pour lrsquoagentialiteacute politique raquo (Garsten 2013 333) La

seule faccedilon pour une communauteacute drsquoagir sur elle-mecircme crsquoest-agrave-dire de srsquoautogouverner est de

produire non pas seulement un mouvement transitif entre lrsquointeacuterieur et lrsquoexteacuterieur mais un

mouvement immanent agrave ses diffeacuterentes parties soit la clarification des biens internes agrave la

communauteacute par la parole qui oriente le deacutesir

La deacutelibeacuteration des gouvernants est donc le principe drsquoune action partageacutee par la

communauteacute politique Comment srsquoeffectue exactement le laquo partage raquo de cette action Il passe

justement par la nature du principe que constitue la deacutelibeacuteration politique comprise au sens du

rheacutetorique Nous avons vu que la deacutelibeacuteration vise un bien qui puisse srsquoactualiser dans le

contexte particulier drsquoune communauteacute politique crsquoest-agrave-dire une certaine finaliteacute Nous avons

mentionneacute eacutegalement que le bien compris ainsi devait srsquoincarner concregravetement dans un choix

pratique lequel peut prendre diffeacuterentes formes selon les circonstances particuliegraveres tant qursquoil

est conseacutequent avec la finaliteacute viseacutee

Crsquoest ainsi que laquo lrsquoaction commune raquo peut incarner le mecircme principe agrave travers diffeacuterents

agents et pour reprendre lrsquoexpression de Vincent Descombes agrave des niveaux diffeacuterents drsquoune

laquo eacutechelle des degreacutes de lrsquoagir raquo La causaliteacute drsquoun principe final et deacutesireacute nrsquoest pas meacutecanique

ni lineacuteaire mais teacuteleacuteologique en ce sens ougrave les moyens choisis constituent eux-mecircmes la fin en

lrsquoactualisant concregravetement De ce fait la reacutealisation du principe peut se faire selon la

Notre traduction laquo [hellip] an action belongs to the city as a whole when it emerges from citizens engaging in the

activities of deliberating and judging called for by their (indefinite and definite) offices This is the sense in which

deliberation is central to political agency raquo

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contribution drsquoune pluraliteacute drsquoagents qui ont leurs opeacuterations propres22 Tous les agents de cette

action partageacutee peuvent alors inteacutegrer et modifier le principe qui eacutetait leur point de deacutepart

comme un agent individuel modifie sa fin agrave travers sa deacutelibeacuteration et son action (cf sect113)

Crsquoest ainsi que selon Aristote le principe suprecircme de lrsquoaction drsquoune citeacute est la loi qui

constitue le reacutesultat de lrsquoopeacuteration propre des gouvernants23 et qui deviendra le principe des

exeacutecutants dont lrsquoopeacuteration propre est de deacutecreacuteter pour ensuite servir de point de deacutepart de la

deacutelibeacuteration des citoyens Autrement dit la loi du reacutegime est la regravegle drsquoaction des citoyens

lrsquoorthos logos qui guide le choix des moyens Il ne faut donc pas eacutetablir une distinction trop

stricte entre lrsquoexcellence des leacutegislateurs des exeacutecutants et des citoyens En effet tout comme

ces derniers doivent avoir une certaine compreacutehension de la loi pour pouvoir bien lrsquoappliquer

ou lui obeacuteir en toute liberteacute le bon leacutegislateur doit posseacuteder une certaine connaissance du

particulier De ce fait laquo le veacuteritable politique est ensemble celui qui peut faire les lois justes et

celui qui peut deacutecreacuteter et agir justement raquo (Bodeacuteuumls 2004 317-318 n 1) Le bon citoyen en tant

qursquoagent immeacutediat est donc aussi celui qui comprend la loi peut bien lrsquoappliquer et ceci en en

ayant inteacutegreacute le principe crsquoest-agrave-dire en agissant en vue de celui-ci Tous doivent alors posseacuteder

une forme de prudence24 crsquoest-agrave-dire de sagesse pratique Il y aurait seulement une diffeacuterence

dans le degreacute drsquouniversaliteacute de leur deacutelibeacuteration propre

22 Sur la causaliteacute teacuteleacuteologique cf notamment Paul Ricoeur 1986 Du texte agrave laction Essais dhermeacuteneutique II

Paris Eacuteditions du Seuil ainsi que Charles Taylor 1964 The Explanation of Behaviour Londres Routledge and

Kegan Paul 23 Agrave laquelle prend part lrsquoautoriteacute souveraine de lrsquoAssembleacutee des citoyens mais ce sont les gouvernants qui sont la

laquo partie directrice raquo qui choisit Rappelons-nous que laquo chacun cesse de rechercher comment il agira quand il a

rameneacute agrave lui-mecircme le principe de son acte et agrave la partie directrice de lui-mecircme car cest cette partie qui choisit raquo

(EN III 1113a5 sq) 24 laquo De la prudence appliqueacutee agrave la citeacute une premiegravere espegravece en tant qursquoelle a sous sa deacutependance toutes les autres

est leacutegislative lrsquoautre espegravece en tant que portant sur les choses particuliegraveres reccediloit le nom qui lui est drsquoailleurs

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Alors que nous avons examineacute dans la section preacuteceacutedente lrsquoaspect laquo eacutepisteacutemique raquo de la

deacutelibeacuteration comprise selon une approche aristoteacutelicienne nous sommes maintenant en mesure

de reacutesumer lrsquoaspect laquo eacutethique raquo Drsquoabord il est clair que le lien entre deacutelibeacuteration politique et

deacutemocratie est moins fort chez Aristote que dans les theacuteories contemporaines Celui-ci vise en

effet plus la rectitude du discours selon le bien humain que la participation effective du grand

nombre Autrement dit la fonction politique de deacutelibeacuterer nrsquoest pas un travail de leacutegitimation

elle fait plutocirct partie du rocircle du citoyen et constitue donc davantage en un devoir Toutefois il

serait faux drsquoaffirmer qursquoAristote ne considegravere pas la preacutetention leacutegitime du peuple agrave prendre

part aux deacutelibeacuterations cette participation eacutetant mecircme pour lui constitutive de la viseacutee

eacutepisteacutemique comme elle est pour les theacuteories de la deacutemocratie deacutelibeacuterative

Il est en effet manifeste qursquoAristote ait consideacutereacute drsquoun meilleur œil la participation laquo du

grand nombre raquo aux deacutecisions politiques que son maicirctre Platon Dans sa Politique il fait valoir

plusieurs arguments favorables agrave une certaine forme de deacutemocratie notamment celui que le

jugement de la multitude peut ecirctre supeacuterieur agrave celui du petit nombre puisque chacun y apporte

un peu de sagesse pratique (Pol III 11 1281a40 sq) Cette rectitude de jugement est eacutegalement

due au fait que le peuple constituant le plus grand nombre drsquohabitants saura juger de ce qui le

concerne En effet est aussi bon juge de la qualiteacute drsquoune maison celui qui y habite que celui qui

est disposeacute agrave la construire (Pol III 11 1281a19-20) Et comme crsquoest la vertu des citoyens qui

fait la vertu de lrsquoEacutetat il faut que tous puissent devenir vertueux par une certaine participation

aux affaires politiques qui exercera leur jugement (Pol VII 9 1329a22 13 1332a30-35)

commun avec la preacuteceacutedente de politique raquo (EN VI 8 1141b21 sq) Aristote ajoutera ensuite agrave cette liste la

prudence qui concerne la vie domestique

49

Toutefois cette capaciteacute de la multitude agrave bien deacutelibeacuterer doit pour Aristote ecirctre actualiseacutee

au sein de plusieurs institutions qui confegraverent aux citoyens des fonctions propres Cet

arrangement institutionnel doit ecirctre varieacute afin drsquoeacuteviter la deacutelibeacuteration en laquo comiteacute pleacutenier raquo

(Wilson 2011 269) ce qui caracteacuteriserait pour Aristote la pire forme de deacutemocratie soit une

tyrannie de la majoriteacute Bref le potentiel eacutepisteacutemique de la deacutemocratie est assureacute par des

limitations structurelles agrave la discussion publique plus que par des limitations normatives (Yack

2006 423) agrave la diffeacuterence de certaines approches de la deacutemocratie deacutelibeacuterative25

Ces consideacuterations nous montrent encore une fois lrsquoimportance de lrsquoidentification de

certains biens internes agrave une pratique ici la participation et la persuasion leacutegitimes qui sont

constitutifs du bien externe soit dans le cas preacutesent la validiteacute du jugement et le bien de la

communauteacute Il faut toutefois selon Aristote toujours garder en vue le bien externe qui est la

raison drsquoecirctre de la pratique en question Il y a donc une exigence de deacutelibeacuterer en vue du bien

commun de la communauteacute politique Sans cette orientation de la deacutelibeacuteration le choix drsquoaction

qui en deacutecoulera ne pourra ecirctre attribueacute agrave la citeacute en entier (Garsten 2013) En effet nous savons

que la deacutelibeacuteration en tant qursquoelle megravene vers un choix reacutefleacutechi rend lrsquoaction plus imputable agrave

lrsquoagent Or si une action politique a eacuteteacute causeacutee par un individu ou un groupe drsquoindividus ayant

deacutelibeacutereacute en vue de leur bien personnel et non en vue du bien commun les conseacutequences leur en

seront imputables Ceux qui ne veulent pas entrer dans une deacutelibeacuteration commune ne visent pas

le bien commun car ils ne se soumettent pas au jugement public et agrave la situation eacutethique que cet

exercice implique qui implique notamment les sentiments de confiance et de honte

25 Telle que lrsquolaquo eacutethique de la discussion raquo drsquoHabermas ougrave la deacutelibeacuteration est soumise agrave des critegraveres

communicationnels

50

Nous pouvons voir que le but de la deacutelibeacuteration selon Aristote est davantage le mouvement

interne de la citeacute qui consiste agrave fonder et conserver dans le travail rheacutetorique du logos lrsquouniteacute

de la communauteacute que la convergence des preacutefeacuterences comme cela peut lrsquoecirctre pour certains

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative Aristote ne veut pas laquo homogeacuteneacuteiser raquo les points de

vue mais harmoniser par la meacutediation du reacutegime politique ses diffeacuterentes parties distinctes (et

constitutives) qui ont toutes une preacutetention valable agrave srsquoimposer au tout qursquoest la citeacute (Pol III

14 II 1261a20-25) Drsquoailleurs que la discussion produise neacutecessairement une convergence des

preacutefeacuterences est une position qui a eacuteteacute mise en doute par plusieurs travaux empiriques26

Aristote nous montre plutocirct une alternative pour la production drsquoune action commune par

la deacutelibeacuteration et ce malgreacute les conflits et la diversiteacute des biens preacutesents dans la citeacute il faut que

les citoyens puissent srsquoidentifier agrave la communauteacute dans un processus de mise en commun des

motifs de lrsquoaction En effet si la fonction du citoyen est de prendre part aux institutions

deacutelibeacuteratives et judiciaires elle est aussi laquo drsquoassurer le salut de la communauteacute raquo (Pol III 4

1276b25 sq) et donc la continuiteacute de son existence qui deacutepend de certains biens internes

Lrsquoactiviteacute drsquoune telle communauteacute permet alors pour reprendre les mots de MacIntyre laquo un

mode public commun pour repreacutesenter le conflit politique raquo (MacIntyre 2013a 136) Pour

MacIntyre qui commente par cette phrase la deacutemocratie atheacutenienne la preacutemisse de cette

repreacutesentation du conflit est lrsquouniteacute des penchants et des biens humains au sein de la citeacute Cette

uniteacute est pour MacIntyre aussi entretenue par le travail rheacutetorique drsquoun logos partageacute les

26 Cf notamment Cass Sunstein 2006 Infotopia How Many Minds Produce Knowledge New York Oxford

University Press James Surowiecki 2005 The Wisdom of Crowds New York Doubleday Lynn M Sanders

1997 laquo Against Deliberation raquo Political Theory 25 (3) 347

51

diffeacuterentes dimensions de la parole ndash politique dramatique et philosophique ndash srsquoaffectent et se

nourrissent dans le cadre drsquoun souci pour la critique et lrsquoameacutelioration de lrsquoordre commun

(MacIntyre 2013a 135-156) Or ajoute-t-il appliquant la reacuteflexion agrave la moderniteacute occidentale

laquo il sera important de voir comment ces possibiliteacutes se sont fermeacutees agrave nous raquo (MacIntyre 2013a

136) La citeacute nrsquoeacutetant plus le cadre politique des socieacuteteacutes modernes la deacutelibeacuteration collective

peut-elle encore susciter ce travail rheacutetorique de la raison qui lui donnait son effectiviteacute en liant

eacutetroitement fins et moyens La deacutemocratie moderne peut-elle srsquoeacutemanciper drsquoune forme de vie

politique particuliegravere dans la recherche et lrsquoactualisation de ses principes Le chapitre suivant

visera agrave donner des pistes de reacuteponse agrave ces questions

CHAPITRE 2 ndash LA DEacuteLIBEacuteRATION SANS FORME POLITIQUE CRITIQUE DE

LrsquoABSTRACTION

Agrave travers une analyse aristoteacutelicienne nous avons pu mettre de lrsquoavant trois moments principaux

de la deacutelibeacuteration comme exercice de la rationaliteacute pratique individuelle et collective Drsquoabord

celle-ci trouve son point de deacutepart dans certaines conceptions du bien qui forment des principes

lorsqursquoils sont souhaiteacutes deacutesireacutes La deacutelibeacuteration permettra alors drsquoactualiser ces biens agrave travers

un exercice drsquoidentification et drsquoapprofondissement des fins au sein de situations particuliegraveres

qui se terminera par un choix deacutelibeacutereacute (eg une deacutecision politique) Ce choix motivera agrave son

tour des actions concregravetes qui sont relieacutees au principe initial par une causaliteacute teacuteleacuteologique

Drsquoautre part nous avons identifieacute une distinction laquo meacutethodologique raquo entre biensfins externes

et biensfins internes qui permet de mieux comprendre la relation entre lrsquoaspect eacutepisteacutemique de

la deacutelibeacuteration et son aspect eacutethique entre validiteacute et facticiteacute cette derniegravere eacutetant constitutive

de la premiegravere agrave travers le discours rheacutetorique Finalement le facteur principal drsquoune analyse

politique de la deacutelibeacuteration est apparu ecirctre le reacutegime politique qui permet le mouvement interne

de la citeacute par un commandement leacutegitime puisqursquoissu de principes laquo reacuteputables raquo et ouvert agrave la

reacutevision notamment gracircce agrave une alternance entre gouvernants et gouverneacutes

Ces analyses sont-elles encore pertinentes pour une eacutetude de la deacutelibeacuteration en reacutegime

contemporain de deacutemocratie repreacutesentative Nrsquoy a-t-il pas drsquoimportantes diffeacuterences entre la

citeacute grecque qui est le cadre drsquoanalyse drsquoAristote et les laquo Eacutetats-nations raquo modernes Par

exemple il nrsquoest plus justifiable aujourdrsquohui en Occident du moins de concevoir comme le

faisait Aristote une partie de la population comme de simples instruments telle que les esclaves

53

et les laboureurs (Pol VII 8 1328a20) ou alors comme une classe plus basse comme les

femmes et les artisans En effet au fondement de la construction de lrsquoEacutetat moderne se trouve

une nouvelle conception de lrsquoecirctre humain 27 qui apparaicirct notoirement dans les theacuteories

contractualistes de Thomas Hobbes et de John Locke celle drsquoun individu jouissant de la liberteacute

drsquoun laquo eacutetat de nature raquo qui preacutecegravede la socieacuteteacute civile Nous le savons cet individu est alors conccedilu

comme titulaire de droits naturels et ce avant toute institution civile Puisque la liberteacute

individuelle preacutecegravede la loi il faut que cette derniegravere fasse lrsquoobjet drsquoun consentement initial pour

avoir autoriteacute Ainsi la souveraineteacute politique ne reacutesidera plus dans un pouvoir de droit divin ni

dans celui de lrsquoheacutereacutediteacute et de la tradition mais sera deacutetenue par les individus assembleacutes qui

forment le peuple ou la nation LrsquoEacutetat moderne devient alors le lieu de la repreacutesentation de cette

souveraineteacute dont la puissance est agrave la fois assureacutee et limiteacutee par les droits individuels qui le

preacutecegravedent

Crsquoest dans ce contexte intellectuel et politique speacutecifiquement laquo moderne raquo que le concept

de leacutegitimiteacute fait son apparition (Goyard-Fabre 2003) En effet ni le vocable ni lrsquoideacutee de

leacutegitimiteacute nrsquoappartenaient agrave lrsquohorizon politique des Grecs (Goyard-Fabre 2003 388) Dans la

moderniteacute occidentale la leacutegitimiteacute du pouvoir srsquoincarnera de plus en plus dans le droit positif

crsquoest-agrave-dire le droit promulgueacute par lrsquoautoriteacute politique deacutesigneacutee par le peuple souverain Bref

comme lrsquoaffirme Simone Goyard-Fabre un point de non-retour est atteint agrave la suite des courants

contractualistes et laquo la rationalisation de lrsquoideacutee de leacutegitimiteacute doit lrsquoapparenter aux racines

deacutemocratiques de lrsquoautoriteacute civile en laquelle srsquoexprime la lsquovolonteacute geacuteneacuteralersquo raquo (2003 389)

27 Bien sucircr lrsquoanthropologie moderne des Lumiegraveres heacuterite drsquoun long deacuteveloppement politique philosophique et

religieux que nous ne pouvons ici expliciter

54

La leacutegitimiteacute de lrsquoideacutee deacutemocratique moderne est alors intimement lieacute au droit politique la

puissance souveraine provient du peuple constitueacute drsquoindividus titulaires de droits fondamentaux

dont celui de prendre part au gouvernement La deacutemocratie moderne se deacutefinit alors par une

aporie aussi feacuteconde puisse-t-elle avoir eacuteteacute la leacutegitimiteacute des lois politiques est garantie par le

le reacutegime deacutemocratique or ce mecircme reacutegime implique en principe le libre choix des sources de

la leacutegitimiteacute Cette difficulteacute autant pratique que theacuteorique a provoqueacute une certaine laquo crise de

leacutegitimation raquo comprise seulement comme une neacutecessiteacute nouvelle drsquoassurer lrsquoacceptation des

normes communes au-delagrave de lrsquoeacutetat de faits des socieacuteteacutes (Tenzer 1994 174-5)

Agrave partir de ces tensions internes la deacutemocratie moderne connaicirctra des mutations dans sa

conception de la leacutegitimiteacute celle-ci ne sera plus comprise agrave partir des institutions sociales et

politiques communes mais comme autoinstitution de la socieacuteteacute par elle-mecircme ce qui implique

le laquo partage de lrsquoautonomie raquo en permettant agrave tous de choisir les normes collectives (Bernardi

2003 53-4) Degraves lors comme lrsquoaffirme Simone Goyard-Fabre (2003) laquo la question de la

leacutegitimation du pouvoir a supplanteacute le problegraveme de sa leacutegitimiteacute raquo (2003 392) En effet les

institutions ne deacutetenant plus un capital de leacutegitimiteacute suffisant celle-ci se deacuteplacera dans la

proceacutedure deacutemocratique que permettent ces institutions ce qui aura pour conseacutequence

drsquoinstaurer laquo un rapport permanent direct ou indirect entre gouvernants et gouverneacutes ceux-ci

voulant trouver en ceux-lagrave la reacuteponse agrave leurs demandes et la satisfaction de leurs attentes raquo (2003

392) une analyse partageacutee eacutegalement par Tenzer (1994 180-184) Cette nouvelle forme de

lrsquoaction politique neacutecessite que la leacutegitimiteacute devienne un principe a priori plus qursquoun principe

contextuel Bref alors que la moderniteacute fondait la leacutegitimiteacute du droit sur le fait deacutemocratique la

moderniteacute avanceacutee deacuteplace la leacutegitimiteacute dans la forme sans le fait et donc dans la proceacutedure Il

55

convient alors de se demander si le concept de leacutegitimiteacute qui permet une deacutecision politique non-

dominatrice si lrsquoon peut dire est reacuteellement valide a priori crsquoest-agrave-dire au-delagrave de toute forme

de vie commune Or cet a priori modifie moins la deacutecision politique que la question pratique

initiale Comme lrsquoeacutecrit Manent (2007c 394) cette derniegravere est alors moins laquo Que faire raquo que

laquo Qui suis-je comme sujet drsquoune action possible raquo Autrement dit la deacutelibeacuteration serait moins

directement pratique elle inclurait un premier moment laquo theacuteorique raquo ougrave lrsquoagent fait valoir son

statut de sujet autonome qui lui donne un droit au consentement

Dans ce chapitre nous voudrons en quelque sorte montrer que (pour renverser lrsquoexpression

de N Tenzer28) lrsquohistoire des modes de leacutegitimation est en fait lrsquohistoire des formes politiques

et que cette derniegravere est aussi lrsquohistoire de la raison pratique Le problegraveme se preacutesente encore

une fois comme lrsquoocculation de la notion de finaliteacute qui est eacutegalement cause de lrsquoaction Selon

Bernardi (2003 52-3) une des principales diffeacuterences entre la deacutelibeacuteration comme

autogouvernement et la deacutelibeacuteration comme autoinstitution est que la premiegravere implique une

discussion sur les moyens en fonction de fins donneacutees alors que la seconde porte eacutegalement sur

les fins collectives Nous avons eu lrsquooccasion dans le chapitre preacuteceacutedent de preacutesenter la relation

entre fins et moyens telle que la comprenait Aristote Agrave lrsquoaide de ce bagage theacuteorique nous

pourrons maintenant montrer les limites de la compreacutehension de la deacutelibeacuteration comme

autoinstitution Pour aborder cet enjeu il nous faudra avoir eacutegalement recours agrave des auteurs

aristoteacuteliciens contemporains principalement Alasdair MacIntyre et Pierre Manent Ceux-ci ont

bien montreacute comment lrsquoexercice drsquoautoinstitution requiert une abstraction de la raison pratique

qui appauvrit lrsquoaction ce qui a pour effet paradoxalement de rendre difficile ce mecircme objectif

28 laquo Lrsquohistoire des formes politiques est lrsquohistoire des modes de leacutegitimation raquo (Tenzer 1994 164)

56

drsquoautoinstitution Une des preuves que nous voudrons avancer agrave ce propos est que lrsquoabstraction

propre agrave une raison pratique qui se veut davantage laquo formelle raquo et donc universelle tend dans les

faits agrave une raison pratique technique et particuliegravere Et la cause de cette limitation tient justement

dans le fait que la position moderne qui situe la normativiteacute dans les fins occulte justement la

rationaliteacute de la prise des moyens ainsi que leur rapport ontologique aux fins La conseacutequence

est une difficulteacute agrave traiter en commun le conflit politique Bref il est creacutedible drsquoanalyser la

deacutelibeacuteration deacutemocratique actuelle comme eacutetant en fonction drsquoun objectif drsquoautoinstitution de la

socieacuteteacute agrave lrsquoaide de la discussion sur les fins mais la thegravese ici deacutefendue affirme plutocirct que cette

autoinstitution est impossible et que tenter sa reacutealisation ne peut que faire obstacle agrave la

deacutelibeacuteration comme autogouvernement qui seule permet le libre choix des regravegles communes de

lrsquoaction

La section suivante aura pour but drsquoexposer la nature de cette raison pratique abstraite ou

laquo theacuteorique raquo voulant garantir et consolider lrsquoaspect deacutemocratique des socieacuteteacutes contemporaines

Nous verrons comment elle srsquoincarne dans un certain discours des droits de lrsquohomme et

comment lrsquoabstraction drsquoune forme de vie commune peut avoir des conseacutequences importantes

pour la capaciteacute des deacutemocraties agrave se gouverner elle-mecircme que nous examinerons avec les

exemples du marcheacute et de la laquo gouvernance raquo

21 Raison universelle et choix deacutelibeacutereacute

Afin drsquoexaminer la nature drsquoun raisonnement universel qui se voudrait pratique prenons

lrsquoexemple de quelques aspects du proceacuteduralisme eacutepisteacutemique drsquoHabermas qui permet de bien

rendre compte de lrsquoideacutee drsquoautoinstitution de la socieacuteteacute par la deacutelibeacuteration Selon ce dernier afin

de deacutelibeacuterer rationnellement sur des normes il faut drsquoabord que la communication integravegre un

57

principe drsquouniversalisation (laquo principe U raquo) qui veut que laquo les conseacutequences et les effets

secondaires qui dune maniegravere preacutevisible deacutecoulent dune observation universelle de la norme

dans lrsquointention de satisfaire lrsquointeacuterecirct de tout un chacun peuvent ecirctre accepteacutes sans contrainte

par tous raquo (Habermas 1999 86-87) Notons qursquoHabermas compare alors la communauteacute qui

adopte un tel principe agrave une communauteacute scientifique de recherche de la veacuteriteacute dont lrsquoexistence

neacutecessite des laquo attitudes performatives raquo telles que la bonne foi ou la reconnaissance de la

compeacutetence (Habermas 1999 108) Ce qui srsquoen suit est alors la neacutecessiteacute drsquoinfeacuterer un principe

eacutethique le laquo principe D raquo selon lequel laquo ne peuvent preacutetendre agrave la validiteacute que les normes qui

sont accepteacutees (ou pourraient lrsquoecirctre) par toutes les personnes concerneacutees en tant qursquoelles

participent agrave une discussion pratique raquo (Habermas 1999 114)

Pour le reacutesumer drsquoune faccedilon scheacutematique la discussion politique servirait selon cette

approche agrave construire (drsquoougrave la critique du monologisme kantien) une preacutemisse majeure qui

pourrait ecirctre consentie par tous Vu les inteacuterecircts divergents la norme construite devra ecirctre assez

universelle et assez abstraite pour atteindre cet objectif et conseacutequemment les participants agrave la

discussion devront mettre de cocircteacute leurs deacutesirs et leurs inteacuterecircts particuliers La preacutemisse mineure

pour sa part consistera en lrsquoapplication de la norme universelle agrave un cas particulier Par exemple

confeacuterer tel droit social universel agrave tel groupe particulier de telle socieacuteteacute

Or agrave cette eacutetape la deacutelibeacuteration est exclue En effet deacutelibeacuterer reviendrait ici comme

lrsquoexprime Descombes (2007 126) laquo agrave changer une valeur intrinsegraveque (faire lrsquoaction par devoir

par moraliteacute) en une valeur extrinsegraveque [hellip] raquo Autrement dit si une norme apparaicirct universelle

il faut absolument trouver une faccedilon de lrsquoappliquer elle ne peut simplement ecirctre eacutecarteacutee au

moment de consideacuterer la bonne politique agrave conduire ici et maintenant Crsquoest pourquoi la

58

conclusion drsquoun tel syllogisme normatif prendra la forme deacuteontique nous devons eacutelaborer telle

politique porteuse de la norme pour ce groupe Refuser cet impeacuteratif reviendrait alors agrave priver

un individu ou un groupe drsquoun attribut qui lui revienne de droit vu leur participation agrave

lrsquouniversaliteacute de la norme en question

Nous pouvons remarquer drsquoembleacutee la diffeacuterence qui existe entre le principe pratique

proceacuteduraliste et le principe pratique aristoteacutelicien Au sein de la pratique un principe geacuteneacuteral

demeure pour Aristote une hypothegravese pour autant qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute deacutelibeacutereacute et speacutecifieacute (et peut-

ecirctre eacutecarteacute) au sein drsquoune situation particuliegravere Il ne srsquoagit donc pas de la simple application

drsquoune ideacutee ou drsquoun bien Cela tient dans sa teneur teacuteleacuteologique un principe pratique affirme un

bien avant drsquoaffirmer un rapport entre des personnes Pour sa part le principe deacuteontologique

vise agrave recommander telle norme universelle qursquoil srsquoagirait drsquoappliquer agrave une situation

particuliegravere Il srsquoagit dans ce cas de constituer laquo une filiegravere universelle des normes particuliegraveres

de lrsquoagir raquo pour reprendre une expression originale de Charles De Koninck (2015b 218) et

donc agrave vouloir eacutechapper agrave la contingence des situations humaines ainsi qursquoagrave la particulariteacute de

la personne ou du groupe qui agit Le problegraveme est que laquo le fruit drsquoun raisonnement agrave partir de

la seule loi ne pourrait ecirctre qursquoune conclusion geacuteneacuterale relevant de la science pratique raquo (De

Koninck 2015b 218) Le proceacuteduralisme eacutepisteacutemique fait donc fi de la distinction entre

rationaliteacute pratique et science pratique entre raison pratique universelle et raison pratique

particuliegravere (cf sect112)29 La conseacutequence de cette conception est que au moment de lrsquoaction

29 Thomas drsquoAquin reacutesume ainsi la diffeacuterence de causaliteacute entre la raison universelle et la raison particuliegravere laquo [La

raison pratique universelle] meut comme cause premiegravere et en repos la particuliegravere elle comme cause prochaine

et drsquoune certaine maniegravere appliqueacutee au mouvement car les actes et les mouvements prennent place au sein drsquoobjets

particuliers [hellip] raquo Commentaire du Traiteacute de lrsquoacircme drsquoAristote trad J-M Vernier Paris Vrin p 403 Cf aussi

Descombes (2007 113) laquo Le raisonnement deacuteontologique qui conclut que le sujet est soumis agrave telle ou telle

obligation est en reacutealiteacute un raisonnement theacuteorique qui se trouve porter sur une matiegravere pratique raquo

59

une telle norme est drsquoabord neacutegative elle restreint le problegraveme pratique mais ne donne pas de

directives positives pour une action agrave faire hic et nunc (Anscombe 2002 Descombes 2007)

La raison de cette difficulteacute tient dans une conception logique et donc theacuteorique de

lrsquouniversaliteacute (tous doivent accepter la norme) qui srsquoappuie sur la raison scientifique En effet

lrsquouniversaliteacute scientifique implique la subsomption des singuliers crsquoest-agrave-dire des individus

sous une espegravece Par exemple le concept de cheval est en tant qursquoespegravece une abstraction de

cas singuliers Il peut ensuite ecirctre appliqueacute agrave un cas nouveau ce cheval-ci et ce agrave tort ou agrave raison

La validiteacute de lrsquouniversel logique tient alors dans sa possibiliteacute agrave ecirctre preacutediqueacute de tous les

individus concerneacutes On ne pourrait pas deacutecider en voyant tel cheval de lui refuser le titre de

cheval simplement parce qursquoil ne nous convient pas dans la situation preacutesente drsquoavoir affaire agrave

un cheval Un principe moral universel obeacuteit alors agrave la mecircme structure il fait abstraction des

caracteacuteristiques particuliegraveres des individus afin de fonder agrave partir de lrsquouniversaliteacute de lrsquoespegravece

(lrsquohumaniteacute) une norme qui se preacutediquerait de chaque individu

Ainsi la validiteacute drsquoune norme universelle ou proceacutedurale deacutepend de son application dans

un grand nombre de cas effectifs et dans tous les cas potentiels alors que la norme comprise

prudentiellement est applicable dans un grand nombre de cas parce qursquoelle est valide Celle-lagrave

nrsquoadmet pas de deacuterogation tandis que celle-ci admet non seulement la deacuterogation mais sa

souplesse produit justement le respect qursquoon peut en avoir En effet drsquoun point de vue

aristoteacutelicien un principe est drsquoautant plus solide que la diversiteacute de ses possibiliteacutes

drsquoapplication et de non-application ne compromet pas dans la pratique sa validiteacute La raison en

est que contrairement agrave une theacuteorie proceacutedurale ou intersubjective lrsquoessence de ce qui fait

60

autoriteacute la leacutegitimiteacute reacuteside drsquoun point de vue aristoteacutelicien agrave lrsquoexteacuterieur de la volonteacute qui veut

lrsquoappliquer

Par exemple30 tous (ou presque) srsquoaccordent aujourdrsquohui pour affirmer que le vote eacutelectoral

est une pratique bonne et mecircme que lrsquoaction de se rendre aux urnes est un devoir Or la theacuteorie

proceacuteduraliste forte ne peut rendre compte du fait que malgreacute un nombre important drsquoabstentions

agrave chaque eacutelection le vote conserve sa validiteacute et est toujours une action encourageacutee Le vote

nrsquoest donc pas un devoir parce que tous srsquoy sentent soumis et y consentent mais parce qursquoil est

lrsquoattribut du citoyen en reacutegime deacutemocratique Le vote est un principe universel seulement dans

la mesure ougrave il est lieacute agrave une fonction particuliegravere (ie citoyen de tel Eacutetat) qui se rencontre sous

diverses formes au sein de toutes ou de la plupart des communauteacutes politiques Nous retrouvons

ici lrsquoimportance des caracteacuteristiques fonctionnelles de la vie en commun et plus largement de

lrsquoaction (cf sect12) qui permettent drsquoidentifier des fins externes et des principes inheacuterents agrave

lrsquoactualisation de celles-ci Ainsi le citoyen en tant que citoyen doit voter mais ce devoir nrsquoa

pas la rigiditeacute drsquoun impeacuteratif cateacutegorique31 il est un moyen en fin drsquoune fin adapteacute aux

circonstances et donc un moyen qui constitue la fin dans ce cas-ci lrsquoexistence mecircme drsquoun

reacutegime deacutemocratique repreacutesentatif

Crsquoest que comme le souligne Alasdair MacIntyre (2013a 68) une laquo proprieacuteteacute

drsquouniversalisation raquo fait deacutefaut aux laquo revendications sur la possession le besoin ou le deacutesir drsquoun

bien mecircme si crsquoest un bien universellement neacutecessaire au mecircme titre que les revendications de

30 Nous empruntons ici un exemple donneacute par Pierre Manent lors de son seacuteminaire 2012-2013 agrave lrsquoEHESS 31 Sur cette diffeacuterence entre lrsquoutilisation du verbe devoir dans la moraliteacute universaliste et dans lrsquoeacutethique

aristoteacutelicienne on se rapportera notamment agrave Elizabeth Anscombe 1958 laquo Modern moral philosophy raquo

Philosophy 33 (124) 1-19

61

droits raquo Ce qui distingue les premiegraveres des secondes ajoute-t-il est le fait qursquoelles preacutesupposent

laquo lrsquoexistence drsquoun ensemble de regravegles socialement eacutetablies raquo Afin de clarifier les consideacuterations

preacuteceacutedentes examinons alors cette proprieacuteteacute drsquouniversalisation des droits individuels une

notion qui serait aujourdrsquohui laquo la reacutefeacuterence politique et morale commune en Occident raquo (Manent

2001 163)

211 Les droits individuels et la nature du conflit politique

Comme nous lrsquoavons mentionneacute cette proprieacuteteacute drsquouniversalisation tient drsquoabord dans le fait

qursquoils sont attribueacutes agrave chaque individu en fonction de son appartenance agrave lrsquoespegravece humaine32

Cette attribution ne se fait donc pas selon un contexte social ou une fonction propre agrave lrsquoindividu

Ne srsquoinscrivant plus dans une finaliteacute geacuteneacuterale et partageacutee les droits deviennent alors des

principes moraux (Chevrier 2011 319) au sens deacuteontologique crsquoest-agrave-dire dire des principes

inconditionnels qui se situent hors de la pratique elle-mecircme en tant que biens externes agrave

atteindre La leacutegitimiteacute des normes nrsquoest plus assureacutee par le droit le droit devient lui-mecircme la

leacutegitimiteacute Crsquoest ainsi que selon Manent (2001 289) laquo au souverain qui dit le droit succegravede ou

veut succeacuteder le droit souverain raquo au sein des reacutegimes deacutemocratiques qui integravegrent cette

compreacutehension des droits individuels Dans cette perspective la leacutegitimiteacute devient processus de

leacutegitimination qui provoque une extension indeacutefinie du droit (Manent 2001 179) Or ce

deacuteveloppement implique alors une hausse du caractegravere adversarial de la politique un

32Par exemple lrsquoarticle premier de la Deacuteclaration universelle des droits de lrsquohomme de lrsquoOrganisation des Nations-

Unies se lit comme suit laquo Tous les ecirctres humains naissent libres et eacutegaux en digniteacute et en droits Ils sont doueacutes de

raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraterniteacute raquo

62

changement qui srsquoincarne notamment dans lrsquoautoriteacute grandissante des cours de justice au

deacutetriment de celle des parlements33

Rappelons ici la critique que fit Aristote de la rheacutetorique judiciaire en ajoutant que celle-ci

eacutemana drsquoun contexte ougrave les tribunaux de justice gagnaient en pouvoir agrave Athegravenes (Garsten 2006

120) Aristote critiqua alors lrsquousage sophistique de la rheacutetorique qui se deacuteployait dans le cadre

judiciaire et qui consistait agrave laquo parler hors de la question raquo (Rhet I 1 1354b) Selon lui les

rheacuteteurs sophistiques visaient agrave lrsquoaide de sentiments et de faits eacutetrangers au cas particulier agrave

influencer ceux qui jugent (Garsten 2006 123-4) Cela eacutetait possible notamment du fait que les

litiges eacutetaient moins exposeacutes au jugement public le cas en question nrsquointeacuteressant pas

directement la communauteacute ni les juges eux-mecircmes La rheacutetorique se transformait alors en

performance technique ougrave il srsquoagit seulement de produire un reacutesultat Crsquoest pourquoi la

rheacutetorique deacutelibeacuterative devait pour Aristote avoir prioriteacute sur la rheacutetorique judiciaire celle-lagrave

eacutechappe moins facilement aux exigences du bien commun et est donc davantage porteacutee agrave

relativiser les revendications en fonction de la diversiteacute des biens preacutesents dans la communauteacute

politique des biens qui engagent directement les citoyens

Degraves lors comme le reacutesume Chevrier (2011 322)

lrsquoemprise du droit sur la socieacuteteacute et le politique srsquoaccompagne de la prospeacuteriteacute de la dogmatique

juridique et de lrsquoabsolutisation des conflits politiques et moraux qui reconvertis dans le langage

des droits se precirctent difficilement aux compromis Crsquoest la deacutelibeacuteration politique qui se

dogmatise sous lrsquoinfluence de la culture des droits

33 Cf Neal Tate et Torbjoumlrn Vallinder dir 1995 The global expansion of judicial power New York New York

University Press Aussi pour une eacutetude de ce pheacutenomegravene au Canada cf Frederick Lee Morton et Rainer Knopff

2000 The Charter Revolution and the Court Party Toronto University of Toronto Press

63

En effet conformeacutement agrave la nature critique drsquoun raisonnement pratique universel ou

deacuteontologique le droit ainsi compris devient un rapport agrave soi laquo en tant qursquoopposable agrave lrsquoautre raquo

(Manent 2007c 395) Or cette opposition se preacutesentant sous une norme cateacutegorique nrsquoa pas agrave

de donner de raisons proprement dites (MacIntyre 2013a 70) Le droit ainsi compris est pour

MacIntyre neacutecessairement incommensurable aux autres biens et revendications Il devient ainsi

un outil de protestation laquo la veacuteheacutemence affirmative des protestataires vient de ce que

lrsquoincommensurabiliteacute leur interdit de gagner une discussion leur suffisance indigneacutee vient de

ce que lrsquoincommensurabiliteacute leur interdit eacutegalement de la perdre raquo (MacIntyre 2013a 71) Dans

ce contexte34 laquo lrsquoeacutenonciation de tout principe universel se reacuteduit finalement agrave lrsquoexpression des

preacutefeacuterences drsquoune volonteacute individuelle pour cette volonteacute les principes nrsquoont et ne peuvent

avoir que lrsquoautoriteacute qursquoelle choisit de leur confeacuterer en les adoptant raquo (MacIntyre 2013a 22) Et

lrsquoexpression drsquoune preacutefeacuterence particuliegravere doit comme nous lrsquoavons vu ecirctre pris en compte

dans un jugement pratique dont la leacutegitimiteacute se veut laquo universelle raquo

Cette conception de lrsquoagent politique et des principes de la deacutelibeacuteration modifie alors pour

MacIntyre et Manent le sens que lrsquoon donne agrave la diversiteacute des opinions et au deacutebat politique

Elle ne serait plus celle des diffeacuterents motifs drsquoaction et de gouvernement diffeacuterents biens sous

la forme de lrsquoutile du noble ou du juste mais celle drsquoune valorisation personnelle de certains

objectifs des laquo preacutefeacuterences raquo (MacIntyre 1993) ou des laquo valeurs raquo (Manent 2007b) Pour

Manent la deacutemocratie contemporaine se voudrait degraves lors de plus en plus le laquo cadre formel de

34 Qui est celui de ce que MacIntyre appelle lrsquolaquo eacutemotivisme raquo qui est une position philosophique qui postule que

chaque eacutenonceacute eacutevaluatif est en fait un eacutenonceacute factuel qui renvoie aux preacutefeacuterences personnelles du locuteur Pour

MacIntyre lrsquoeacutemotivisme voit juste non en tant que philosophie de la signification mais en tant que sociologie

contemporaine de lrsquousage Une des causes de lrsquoeacutemotivisme serait lrsquoabstraction des principes moraux propres aux

theacuteories des Lumiegraveres dont la signification ne se fait plus voir dans la reacutealiteacute Pour cette discussion cf MacIntyre

(2013a 9-36)

64

toutes les expeacuteriences possibles raquo (2007b 198 nous soulignons) et de moins en moins celui de

lrsquoexpeacuterience reacuteelle La quecircte drsquouniversaliteacute deacutetacheacutee du particulier conduirait alors deacutelier la

parole de lrsquoaction agrave proclamer la leacutegitimiteacute des fins indeacutependamment de celle des moyens ce

qui conduirait dans les faits agrave laquo une eacutetrange suspension de lrsquoaction raquo (Manent 2014b 558) Cela

confegravererait agrave lrsquoagent contemporain la possibiliteacute de se poser comme sujet drsquoune infiniteacute

drsquoattributs sans devoir justifier cette attribution dans le contexte des affaires communes ougrave une

revendication se heurte agrave un ensemble drsquoautres biens concrets

En effet lorsque le principe de lrsquoaction est compris drsquoabord comme objet de choix

indeacutependamment des moyens concrets qui la constituent la fin devient soumise agrave laquo la bigarrure

de la repreacutesentation raquo (Manent 2014b 6) crsquoest-agrave-dire agrave une diversiteacute presque infinie Comme le

souligne Aristote un souhait mecircme si rationnel peut porter en fait sur toutes choses mecircme sur

les choses qui ne laquo deacutependent pas de nous raquo et donc qui ne sont pas objets de deacutelibeacuteration (EN

III 4 1111b20 sq) Crsquoest pourquoi le bien qui motive ce souhait est tributaire de moyens

circonstanciels qui permettent sa reacutealisation effective De ce fait en conclut Manent (2014b

554)

la diversiteacute nrsquoapparaicirct comme la modaliteacute la plus significative du pheacutenomegravene humain que si

lrsquoaction humaine est regardeacutee principalement dans ses fins deacuteclareacutees au lieu drsquoecirctre reconnue dans

ses moyens effectifs La diversiteacute ne vient au premier plan que lorsque nous reacuteduisons lrsquoaction agrave

sa premiegravere et moindre moitieacute celle qui consiste agrave lsquoposer la finrsquo agrave manifester un vœu agrave produire

une image

Ainsi une telle conception du laquo pluralisme raquo qui peut justifier une proceacutedure de leacutegitimation

nrsquoapparaicirct que lorsque lrsquoon comprend la vie pratique comme position de la fin et surtout position

65

de la fin sans les moyens Le pluralisme inheacuterent agrave toute socieacuteteacute ne serait alors plus pour

MacIntyre un laquo dialogue ordonneacute de points de vue croiseacutes raquo mais un laquo meacutelange discordant de

fragments mal assortis raquo (2013a 13) crsquoest-agrave-dire des fins laquo poseacutees raquo par chacun qui ne nouent

plus un lien agrave travers un but commun et qui par ce fait mecircme ne peuvent plus fournir de veacuteritables

fins agrave lrsquoagent (des motifs drsquoaction concregravete) mais seulement un argumentaire critique non

falsifiable

Crsquoest ainsi que lorsque lrsquoon perd de vue lrsquointeacutegration reacuteciproque des fins et des moyens la

vie humaine risque drsquoapparaicirctre plus dans sa diversiteacute que sa reacutegulariteacute et que le deacutebat apparaicirctra

comme une laquo guerre des dieux raquo sans justification possible Car la prise en consideacuteration de

cette inteacutegration limite dans les faits la vie eacutethique les motifs reacuteels de lrsquoaction eacutetant pour leur

part laquo en nombre tregraves limiteacute raquo (Manent 2014b 554) Par exemple un discours politique qui

affirmerait les valeurs de la deacutemocratie de lrsquoautonomie de la solidariteacute etc nrsquoaurait en soi

aucune teneur pratique et donc aucun contenu moral puisqursquoil lui faudrait speacutecifier des faccedilons

drsquoagir en vue de ces valeurs Comme lrsquoeacutecrit Vincent Descombes laquo une chose est de reconnaicirctre

une valeur en principe une autre est de srsquoy conformer ici et maintenant raquo (Descombes 2013b

128) Or leur actualisation ne peut consister simplement en une laquo application raquo non seulement

parce que leur contenu nrsquoest pas directement tangible mais eacutegalement parce qursquoun bien doit

parfois ecirctre laisseacute de cocircteacute pour en promouvoir un autre plus adapteacute agrave la situation particuliegravere

Crsquoest finalement ce qursquoAristote entend par la vertu de prudence qui est une disposition propre

de lrsquoagent avant drsquoecirctre une caracteacuteristique de lrsquoacte35

35 laquo Lrsquoapplication drsquoune loi doit toujours ecirctre un acte de prudence circa singularia contingentia et ougrave le jugement

deacutepend de la condition du deacutesir Nulle loi ne saurait rendre hors de propos ni la connaissance de la contingence ni

66

Crsquoest pourquoi le nœud de la vie pratique est le choix des moyens plus que la position de la

fin Celui-lagrave reacuteveacutelera le caractegravere et les intentions de lrsquoagent et sera lrsquoobjet de la justification et

du jugement Cela est drsquoautant plus vrai de lrsquoaction politique puisque laquo les motifs humains

nrsquoaccegravedent agrave la clarteacute de la connaissance que lorsqursquoils produisent une action qui srsquoinscrit

visiblement dans lrsquoespace public raquo (Manent 2014b 6) Or les droits individuels lorsqursquoils sont

pris comme principes absolus nrsquoont plus pour Manent et MacIntyre agrave justifier leur preacutetention

selon diffeacuterents biens assurant la bonne activiteacute de la communauteacute politique car ils ne jugent

pas agrave proprement parler les diffeacuterentes actions et leurs conseacutequences ils ne peuvent que les

autoriser ou les interdire Comme lrsquoexprime Manent (2015a 24) leur sens srsquoeacutepuise dans

lrsquoautorisation qursquoils donnent

Bien sucircr les droits universels et lrsquoexpression des preacutefeacuterences particuliegraveres qursquoils permettent

au sein de la sphegravere publique ne sont pas sans effet sur lrsquoaction La raison universelle qui

srsquoapparente davantage agrave une raison theacuteorique a bien une porteacutee pratique quoiqursquoindirecte Cette

laquo indeacutependance raquo lui confegravere une autoriteacute qui permet souvent heureusement de critiquer les

obligations particuliegraveres drsquoun contexte social donneacute Toutefois le pendant du gain en autoriteacute

de lrsquoabstraction des normes est lrsquoaffaiblissement des capaciteacutes drsquoaction eacutethique deacutelibeacutereacutee En

effet le discours abstrait du droit tend agrave occulter les aspects eacutethiques qui lui sont sous-jacents et

diminue alors lrsquointeacuterecirct de les examiner et de srsquoy confronter au sein drsquoune discussion rationnelle

partageacutee (Blattberg 2009) La raison universelle tout comme les droits individuels nrsquooffre pas

de logos propre au choix des moyens Son rocircle eacutetant drsquoautoriser ou de restreindre lrsquoaction rien

la disposition du deacutesir raquo (De Koninck 2015b 220) C De Koninck entend ici par laquo disposition du deacutesir raquo les vertus

et les vices qui donnent des fins immeacutediates agrave lrsquoagent

67

ne garantit la capaciteacute de lrsquoagent drsquoagir rationnellement et volontairement agrave la suite de cet

impeacuteratif Bref comme lrsquoaffirme Charles Blattberg (2009 46) laquo en ce qui concerne lrsquoeacutethique

lrsquoabstraction affaiblit [disempowers] raquo Crsquoest pourquoi selon Aristote ainsi que selon

MacIntyre et Manent la rheacutetorique judiciaire doit se placer sous la rheacutetorique deacutelibeacuterative qui

vise agrave combler lrsquoespace et lrsquoindeacutetermination qui existe entre lrsquoagent et lrsquoaction par un

mouvement inteacuterieur le choix deacutelibeacutereacute qui prenne en compte les dispositions des individus

ainsi qursquoun mouvement exteacuterieur lrsquoaction

Le problegraveme est que le concept geacuteneacuterique drsquohumaniteacute deacutenueacute drsquoautres attributs particuliers

perd de sa teneur fonctionnelle et les biens internes propres que celle-ci permet habituellement

drsquoidentifier Cette indeacutetermination risque alors drsquoecirctre laquo une invitation agrave avancer une

deacutetermination arbitraire lsquoideacuteologiquersquo de celle-ci raquo (Manent 2010b 382) car la dimension

eacutethique de la vie pratique est en quelque sorte laisseacutee agrave elle-mecircme elle ne trouve plus de

principes auxquels se rapporter36 Ainsi comme le souligne eacutegalement Mary Ann Glendon

(1991 171)37 le danger est que seacutepareacutes de la substance sociale qui leur confegravere leur sens et leur

laquo authenticiteacute raquo les droits en viennent agrave servir moins la digniteacute humaine que les deacutesirs

laquo pressants et sans fin raquo des individus Autrement dit la raison pratique universelle qui

srsquoapparente agrave la raison scientifique de par ses conclusions laquo theacuteoriques raquo se transforme en raison

36 Manent (2014b 557) deacutecrit ainsi lrsquoideacuteologie laquo Crsquoest preacuteciseacutement le rocircle de lrsquoideacuteologie de rattacher toutes les

actions possibles agrave un ensemble deacutetermineacute et clos de paroles raquo Cf aussi Marshall (2009 203) laquo Or les

conseacutequences de cet ancrage des droits du citoyen dans le sentiment de lrsquohumaniteacute se manifestent non seulement

par leur deacutepassement de lrsquoesprit inteacuteresseacute et du rationalisme scientifique comme fondements de la perception

humaine mais eacutegalement par lrsquoabneacutegation du raisonnement deacutelibeacuteratoire ou de la modeacuteration qursquoil suppose et elles

favorisent par contre des jugements politiques cateacutegoriques geacuteneacuteraliseacutes voire universels Eacutetant lrsquoarchecirc mecircme du

jugement pratique le sentiment de lrsquohumaniteacute agrave la diffeacuterence de la geacuteneacuterositeacute classique nrsquoaura pas de juste milieu

pour le mesurer raquo 37 On se reacutefeacuterera eacutegalement agrave cet ouvrage pour une deacutemonstration plus empirique (situeacutee au Eacutetats-Unis) des

conclusions qui preacutecegravedent

68

technique lorsqursquoelle nrsquoest pas suppleacuteeacutee par une raison pratique particuliegravere il srsquoagit alors

seulement drsquoappliquer un modegravele drsquoatteindre une fin exteacuterieure38 Et comme nous le verrons

maintenant il est possible que ce scheacutema laquo technique raquo produise des conseacutequences indeacutesireacutees et

des choix non deacutelibeacutereacutes au sein des reacutegimes deacutemocratiques contemporains

212 De la raison universelle agrave la raison technique les exemples de la gouvernance et

du marcheacute

Il va sans dire qursquoun agent ne peut renoncer agrave discriminer entre les biens ou les diffeacuterents modes

de vie qui srsquooffrent agrave lui Mais comment alors choisir lagrave ougrave la deacutelibeacuteration peine agrave deacuteterminer

rationnellement les moyens de lrsquoaction vu lrsquoabstraction de ses principes Lorsque la

deacutelibeacuteration nrsquoa plus les moyens de guider former commander rationnellement les volonteacutes

individuelles mais seulement de deacuteterminer les conditions de leur libre expression alors la vie

eacutethique est en quelque sorte laisseacutee agrave elle-mecircme comme nous lrsquoavons analyseacute preacuteceacutedemment

Or nous sommes ici en face drsquoun certain paradoxe Drsquoune part toute action doit neacutecessairement

avoir eacuteteacute motiveacutee de quelque faccedilon Selon la perspective aristoteacutelicienne les principes effectifs

de lrsquoaction se retrouvent toujours parmi certaines laquo opinions reacuteputables raquo sur le bien dont les

plus geacuteneacuterales sont transmises notamment par le reacutegime politique Drsquoautre part nous avons vu

que les principes de la deacutemocratie contemporaine et drsquoune certaine faccedilon de la deacutemocratie en

38 Selon une expression de Charles de Koninck il y a alors laquo tentative de contourner par lrsquoart les difficulteacutes de

lrsquoaction raquo (De Koninck 2015c) Cf aussi Cordell Paris (2014 201-2) laquo le rationalisme kantien exclut le calcul

deacutelibeacuteratif au nom drsquoune loi qui se veut impeacuterative La certitude de lrsquoimpeacuteratif cateacutegorique entend rompre avec la

recherche toujours incertaine du bien de mecircme que la volonteacute deacutetermineacutee par la raison agrave lrsquoexclusion des passions

entend se substituer au lsquodeacutesir deacutelibeacuteratifrsquo qursquoest la prohairegravesis [hellip] Car lrsquoaction srsquooriente deacutesormais non plus en

fonction de la situation drsquoaction mais en fonction de la regravegle elle-mecircme regravegle penseacutee comme une veacuteriteacute absolue et

non pas une veacuteriteacute pratique Lrsquoobeacuteissance se substitue agrave la deacutelibeacuteration le devoir agrave lrsquoaction raquo

69

geacuteneacuteral (cf sect13) invitent les individus agrave deacuteterminer librement leurs fins et en garantissent la

possibiliteacute par les droits individuels

Pour Manent le paradoxe qui srsquoen suit srsquoexprime alors de la faccedilon suivante laquo la loi

nouvelle ayant abandonneacute tout critegravere rationnel ou objectif du bien et du juste se commande agrave

elle-mecircme de ne pas commander raquo et entend ainsi laquo commander agrave une vie sans loi raquo (Manent

2014c 302) La quecircte drsquoune laquo action sans loi raquo se concreacutetise alors selon Manent laquo dans la

seacuteparation moderne entre lrsquoinstitution politique sources des lois et la socieacuteteacute lieu des actions

lsquosans loirsquo mais guideacutees par les lsquointeacuterecirctsrsquo et les lsquovaleursrsquo raquo (2015a 21) Ces deux principes sont

alors garantis par laquo ces conditions geacuteneacuterales de lrsquoaction que sont lrsquoEacutetat de droit et le marcheacute raquo

(Manent 2007 395) deux institutions qui deacuteterminent autant pour Manent que pour MacIntyre

une part importante de la vie commune des deacutemocraties contemporaines En effet avec la

moraliteacute des droits universels laquo lrsquoeacutethique de lrsquoEacutetat raquo et laquo lrsquoeacutethique du marcheacute raquo sont les deux

autres composantes de ce que MacIntyre (2016a) a reacutecemment identifieacute comme le laquo point de

vue dominant raquo actuel

Dans le domaine de lrsquoeacuteconomie qui remplit la sphegravere eacutethique laisseacutee vide par la politique

il nrsquoy a plus possibiliteacute drsquoorthos logos de juste mesure deacutetermineacutee par la deacutelibeacuteration et le

dialogue tel qursquoil pourrait y en avoir par exemple sur le laquo juste prix raquo de certains biens (Manent

2015a 21 MacIntyre 2016 93-101) Le marcheacute commande le prix sans que les deacutelibeacuterations

des citoyens puissent y jouer un rocircle sinon une somme de deacutelibeacuterations seacutepareacutees et

instrumentales sur la maximisation de lrsquoutiliteacute Tel que le souligne MacIntyre (2016a 127) le

trait de caractegravere voire lrsquoobligation speacutecifique agrave cette activiteacute dont le cadre est le marcheacute est ce

qursquoAristote nommait la pleonexia laquo lrsquoesprit drsquoacquisition raquo qui tend agrave faire deacutesirer plus que sa

70

juste part (EN V 2 1129a31-b10) Degraves lors alors que lrsquoeacutethique du marcheacute promeut la

multiplication des deacutesirs comme moyens drsquoarriver agrave la laquo maximisation de lrsquoutiliteacute raquo (MacIntyre

2016a 127-33) le gouvernement trouverait de plus en plus sa leacutegitimiteacute dans lrsquoentreprise de

satisfaction de ceux-ci (MacIntyre 2016a 126) Les agences bureaucratiques se multiplient alors

afin de coordonner lrsquoactiviteacute grandissante de la sphegravere de lrsquoeacuteconomie qui adopte le principe de

libre concurrence (MacIntyre 2016a 124 Manent 2014a 313) Lorsque cette coordination

assure les laquo conditions de lrsquoaction raquo sans en questionner ou en deacuteterminer la regravegle et donc la

finaliteacute alors le gouvernement est remplaceacute par la laquo gouvernance raquo (Manent 2014a)

Ce deacuteploiement du laquo deacutesir drsquoacqueacuterir raquo dans les socieacuteteacutes modernes et contemporaines

entrainerait alors un changement important de perspective politique selon Manent

laquo Lintelligibiliteacute de la vie collective paraicirctra venir des moins en moins de la somme des actions

intentionnelles des socieacutetaires quils soient personnes priveacutees ou mecircme gouvernants et de plus

en plus du systegraveme formeacute par la somme des circonstances et la somme des conseacutequences raquo

(2014a 312) Or sans une prise intelligible de laquo lrsquointention collective raquo des fins preacutesentes au

sein de la socieacuteteacute (qui est le propre du discours rheacutetorique tel que lrsquoenvisage Aristote)

lrsquointeacutegration des fins et des moyens est de plus en plus difficile agrave concevoir Sur ce point la

conseacutequence est alors une difficulteacute agrave reacuteviser les fins agrave la suite des deacutelibeacuterations et des actions

des socieacutetaires agrave effectuer un retour aux principes 39 La raison commune devient alors

davantage technique en ce qursquoelle peine agrave consideacuterer les biens internes agrave la pratique des biens

39 Charles De Koninck (2015a 110) donne sur ce point lrsquoexemple suivant laquo On srsquoeacutetudie agrave srsquoeacutelever agrave un ordre de

pourparlers et drsquoententes de notre part si deacutetacheacute de tout principe qursquoil peut se nouer ndash sans qursquoon srsquoen aperccediloive ndash

des alliances entre les gouvernements de nations dont les conceptions de la vie en geacuteneacuteral ou du bien-ecirctre politique

en particulier sont les plus opposeacutees possibles voire mortellement contraires raquo

71

en soi qui permettent de relativiser la fin exteacuterieure Alors que la raison pratique vise agrave

circonscrire le deacutesir agrave un objet possible bon et mesureacute la raison technique ne peut que

maximiser celui qui se preacutesente agrave elle sans reacuteelle capaciteacute de choisir volontairement de

deacutevelopper une vie laquo prohaiumlreacutetique raquo (MacIntyre 2016 133) Tandis que le gouvernement de soi

par soi vise agrave assurer cette emprise volontaire sur les principes de la vie commune ce choix laquo la

gouvernance raquo reculerait en fait laquo devant lrsquoampleur des possibles politiques que la proaiumlresis

srsquoefforce de maicirctriser raquo (Manent 2010b 124) Voulant ouvrir des possibiliteacutes de plus en plus

vastes au niveau des fins la politique contemporaine serait en fait de plus en plus restreinte au

niveau des moyens ceux-ci eacutetant de plus en plus preacutedeacutetermineacutes par la neacutecessiteacute celle du marcheacute

et de la laquo providence raquo eacuteconomique40 et celle de la coordination bureaucratique notamment

En somme embrassant des principes abstraits les socieacuteteacutes actuelles occulteraient le sens et

les exigences de la deacutemocratie comme laquo gouvernement de soi raquo un oubli dont la conseacutequence

est selon Pierre Manent et Alasdair MacIntyre laquo le despotisme eacuteclaireacute deacutesignation exacte pour

la somme drsquoagences administrations cours de justice et commissions qui dans le deacutesordre

mais drsquoun esprit unanime nous donnent de plus en plus meacuteticuleusement la regravegle raquo (2006 58-

9) bref une autoriteacute qui tend vers une forme de domination ineacutegalitaire (MacIntyre 2016 126-

127) Alors que pour Aristote seuls des citoyens pouvaient gouverner des citoyens libres il

semble aujourdrsquohui que laquo plusieurs choses gouvernent les hommes raquo selon une formule de

Montesquieu (Esprit des lois XIX 4 cf Manent 2010b 36 1997 114) Le problegraveme est que

40 laquo Sous le nom de marcheacute mondial nous avons construit un systegraveme drsquoaction que lrsquoon peut ne peut mieux deacutecrire

que comme une Providence artificielle agrave la fois la seule chose que nous puissions faire et le mieux que nous

puissions faire cest de reacutepondre avec dociliteacute aux indications du marcheacute mondial chacune drsquoelles ayant pour elle

la force surhumaine du Tout et de son autoriteacute raquo (Manent 2015b 109)

72

dans ce contexte ces autres laquo choses raquo qui gouvernent les citoyens ne sont pas objet de

deacutelibeacuteration rationnelle et donc de choix volontaire Srsquoil nrsquoy a deacutelibeacuteration que sur les choses

qui laquo deacutependent de nous raquo alors il nrsquoy a plus deacutelibeacuteration lorsque certaines forces humaines et

socieacutetales ne deacutependent plus drsquoun laquo nous raquo particulier Si cette analyse srsquoavegravere juste comment

alors retrouver une emprise des deacutemocraties sur elles-mecircmes et sur les actions intentionnelles

qui srsquoy deacuteploient

22 Lrsquoagent retrouveacute la mise en commun des fins et lrsquoautoriteacute du bien

Nous venons de voir les lacunes de certains principes pratiques que lrsquoon peut retrouver selon

MacIntyre et Manent dans les reacutegimes deacutemocratiques actuels Notamment nous avons deacutecrit la

possibiliteacute drsquoune nouvelle compreacutehension des droits et de lrsquoexpression des preacutefeacuterences qui srsquoest

deacutetacheacutee du cadre particulier drsquoune communauteacute politique afin de promouvoir un certain type

drsquouniversaliteacute Cette universaliteacute serait toutefois lrsquoobjet non pas de la raison pratique mais de la

raison theacuteorique et scientifique en ce qursquoelle fait fi de toute deacutetermination particuliegravere au-delagrave

de lrsquoindividualiteacute mecircme Nous pouvons dire que en adoptant cette laquo eacutepisteacutemologie raquo des

affaires humaines la deacutemocratie deacutelibeacuterative surtout dans sa version eacutepisteacutemique forte ne serait

pas alors une alternative au modegravele du contrat social mais seulement une transformation de ce

modegravele Cette transformation proviendrait notamment drsquoune certaine compreacutehension de

lrsquoautoriteacute propre agrave la loi et aux normes en geacuteneacuteral comme nous allons maintenant le voir

221 Lrsquoautoriteacute de la loi et le travail de leacutegitimation

Alors que le contrat social de la moderniteacute inaugurale situait la souveraineteacute au sein du peuple

ou de ses repreacutesentants la deacutemocratie libeacuterale actuelle laisserait place agrave une laquo souveraineteacute

73

illimiteacutee de lrsquoindividu particulier raquo (Manent 2015b 128) Comme nous lrsquoavons mentionneacute

lrsquoobjectif est de donner la possibiliteacute agrave tous les individus concerneacutes par des normes de faire un

acte de consentement Dans ses conditions un consensus de cette ampleur requiert lrsquoabstraction

et la possibiliteacute de reacuteviser toutes les normes agrave partir de cette abstraction Ainsi dans cette

perspective laquo au lieu que ce soit le contrat qui rende possible la politique la politique est une

suite perpeacutetuelle de conclusions du contrat raquo comme lrsquoanalyse Bubner (1993 364) Autrement

dit lrsquoindividu deacutelibeacuterant est maintenant appeleacute agrave choisir et promouvoir ses fins agrave travers un

dialogue intersubjectif qui se transforme alors dans un eacutechange de laquo preacutefeacuterences raquo individuelles

Lrsquoabstraction propre agrave certains principes de deacutelibeacuteration prenant la forme de laquo valeurs raquo ou

drsquoimpeacuteratifs constituerait alors en une laquo disqualification de tous les contenus de vie

partageables au motif qursquoils nrsquoont pas eacuteteacute choisis par chacun ou qursquoils nrsquoagreacuteent pas agrave chacun raquo

(Manent 2015b 129)

Le problegraveme est que la discussion collective ne trouve plus alors dans les fins laquo poseacutees raquo

comme principes lrsquoarkhē neacutecessaire agrave lrsquoorientation concregravete de la pratique Faute drsquoun principe

directement causal le dialogue devient alors lui-mecircme une fin mais une fin qui demeure dans

lrsquoabstraction des deacuteterminants concrets de la pratique

Avec la tendance agrave transformer le flux de la pratique en dialogue permanent les contenus qui

proviennent des opinions diverses et des conflits drsquointeacuterecircts de la politique srsquoeacutegarent La substance

du dialogue ideacuteal devient ludique aussi longtemps qursquoelle est soustraite en tant que thegraveme

hypotheacutetique de la discussion agrave la structure de lrsquoaction qui fixe des buts (Bubner 1993 362)

74

Dans cette optique il nrsquoy a plus possibiliteacute laquo drsquoengagements veacuteritablement inconditionnels raquo

(MacIntyre 2016b 188)41 qui puissent offrir de veacuteritables motivations agrave lrsquoaccord politique et agrave

lrsquoaction commune En effet alors que la discussion collective comprise comme discussion des

fins et non des moyens tend agrave devenir elle-mecircme la norme par un processus de leacutegitimation ses

possibiliteacutes se reacutetreacutecissent dans les faits par la fragilisation de lrsquoautoriteacute des principes qui la

sous-tendent Ainsi tel que lrsquoaffirme Pierre Manent (2015a 24)

la regravegle des mœurs parmi nous est donc suspendue agrave un fil tregraves cassant Lrsquointerroger crsquoest la

reacuteformer Elle ne supporte pas drsquoecirctre interrogeacutee tout en eacutetant tranquillement suivie comme crsquoeacutetait

le cas avant lrsquoirruption de la liberteacute absolue lorsqursquoun essaim de raisons disparates bombinait

autour des actions principales de la vie humaine

Cela est ducirc au fait que comme nous lrsquoavons vu les regravegles drsquoaction preacutesentes au sein drsquoun ordre

politique et social ne proviennent pas drsquoune universaliteacute sans faille mais reposent laquo sur une

pluraliteacute de raisons ou de lsquonon sans raisonrsquo raquo crsquoest-agrave-dire une pluraliteacute de motifs concrets drsquoagir

selon ou contre elles ce qui confegravere aux institutions qui les incarnent une stabiliteacute et laquo une

amplitude inteacuterieure raquo (Manent 2015a 23) Dans cette perspective les opinions conflictuelles

visent agrave rendre raison de lrsquoadeacutequation ou de lrsquoinadeacutequation des lois et des normes agrave lrsquoexpeacuterience

qursquoen font les citoyens libres au sein de la communauteacute politique La parole publique est alors

laquo le veacutehicule qui clarifie les buts viseacutes et dont on suppose comme allant de soi le caractegravere

recteur par principe pour lrsquoaction de sorte que lrsquointervention du logos conduise agrave la

41 Crsquoest ainsi que la deacutelibeacuteration politique servirait dans les mots drsquoHabermas agrave laquo expeacuterimenter le processus

[institutionnel] comme ouvert et incomplet raquo et de laquo rallumer la radicaliteacute deacutemocratique des braises de la position

originelle de la vie civique drsquoune socieacuteteacute raquo en consideacuterant la constitution laquo comme un projet raquo (Habermas 1995

128)

75

consolidation de la communauteacute drsquoaction raquo (Bubner 1993 363) Crsquoest de cette faccedilon qursquoil est

possible de laquo secouer le joug de la loi sans donner naissance au sujet raquo (Manent 2007 397)

Ce contraste entre un exercice de liberteacute politique qui deacutelibegravererait sur la loi tout en la

conservant et un autre qui ferait de mecircme tout en provoquant une perte drsquoorientation de la vie

pratique peut paraicirctre eacutenigmatique Une premiegravere voie de clarification nous est montreacutee par

Vincent Descombes (2004) Dans un raisonnement pratique individuel ou collectif il ne srsquoagit

pas pour un agent ou pour les citoyens drsquoune communauteacute de se laquo donner une loi raquo ndash un

exercice que mettent de lrsquoavant les theacuteories du contrat social ndash mais de srsquoapproprier le principe

de la loi crsquoest-agrave-dire le bien qursquoelle promeut ou la fin vers laquelle elle tend Crsquoest pourquoi les

anciens Grecs utilisaient une voix moyenne pour deacutesigner le fait drsquoobeacuteir librement agrave une norme

La voix moyenne introduit une laquo nuance subjective raquo ougrave laquo lrsquoaction accomplie possegravede aux yeux

du sujet une signification personnelle (Descombes 2004 103) Ce rapport agrave soi nrsquoest toutefois

pas agrave proprement parler reacuteflexif au sens drsquoune laquo auto-affection du sujet par lui-mecircme raquo (2004

103) Or la moderniteacute politique aurait confondu le moyen et le reacutefleacutechi en affirmant la possibiliteacute

qursquoun peuple se donne des lois en se les imposant agrave lui-mecircme Il y a lagrave pour Descombes laquo un

exercice eacutenigmatique de schizophreacutenie politique pas un reacutegime de souveraineteacute politique raquo

(2004 103)

Les faiblesses contemporaines de la deacutelibeacuteration politique trouveraient donc deacutejagrave leur

source dans la conception moderne du contrat social Celui-ci en tant qursquoil est purement formel

ne peut produire lrsquoarkhē neacutecessaire agrave un reacutegime de souveraineteacute politique et donc agrave une

deacutelibeacuteration collective tourneacutee vers des moyens communs drsquoatteindre certains biens Le contrat

social en tant que seul principe de leacutegitimiteacute possegravederait donc une teneur plus neacutegative que

76

positive et devrait alors ecirctre constamment reacuteactualiseacute afin drsquoecirctre rendu laquo reacuteel raquo Crsquoest ce que

permet aujourdrsquohui selon Pierre Manent et Alasdair MacIntyre entre autres penseurs

aristoteacuteliciens lrsquoassociation entre le langage des droits et celui des preacutefeacuterences personnelles ou

de laquo lrsquoutiliteacute raquo

Pour ces deux philosophes les deacutemocraties libeacuterales actuelles auraient alors besoin drsquoune

certaine science pratique sans laquelle le jugement sur les affaires humaines tombera drsquoune part

dans un reacutealisme eacutetroit voire meacutecanique qursquoils associent notamment agrave la sphegravere de lrsquoeacuteconomie

et de la bureaucratie eacutetatique et drsquoautre part dans un ideacutealisme abstrait dont les droits de

lrsquohomme et lrsquoideacutee drsquohumaniteacute sont les manifestations les plus influentes Selon eux crsquoest

justement cette science que nous fournit Aristote La force de la science pratique aristoteacutelicienne

est de mettre en lumiegravere la deacutemarche qui conduit du particulier agrave lrsquouniversel et de lrsquouniversel

au particulier tout en conservant le caractegravere speacutecifiquement pratique de la reacuteflexion sur les

affaires humaines crsquoest-agrave-dire un monde de contingence qui trouve sa stabiliteacute dans la loi et

dans le reacutegime politique La probabiliteacute ainsi que la geacuteneacuteraliteacute est donc le premier aspect de la

rationaliteacute pratique que lrsquoapproche aristoteacutelicienne permet de recouvrer afin drsquoeacuteviter des

jugements trop cateacutegoriques qui veulent deacutepasser la contingence ou des jugements trop

particuliers qui se soumettent agrave celle-ci

De cette faccedilon crsquoest la nature mecircme des normes veacutehiculeacutees par les institutions politiques et

sociales qui pourra ecirctre repenseacutee en tant que celles-ci offrent des principes qui ne peuvent valoir

pour tous les cas mais qui orientent neacuteanmoins la vie pratique drsquoune faccedilon irremplaccedilable Car

bien que critiquables ces normes ou opinions substantielles sur le bien sont pour Aristote des

solutions agrave des problegravemes poseacutes par la nature de lrsquoecirctre humain crsquoest-agrave-dire dans la perspective

77

drsquoune fin partageacutee par tous (Salkever 2000 5) Ainsi les notions de nature et de finaliteacute serait

le deuxiegraveme aspect essentiel agrave reacuteinteacutegrer dans une perspective aristoteacutelicienne au discours

moral et politique contemporain mais sans le deacutetacher du premier celui du geacuteneacuteral et du

probable Nous aurions alors ce que Stephen Salkever (2002 2000) a nommeacute une laquo eacutethique des

questions naturelles42 raquo Cette deacutemarche pourrait permettre drsquoorienter la discussion politique et

la recherche effective et reacutefleacutechie des moyens en lui fournissant certains principes autres que

celui du contrat social

222 La loi naturelle et les finaliteacutes partageacutees de lrsquoaction

Afin drsquoexpliciter une telle deacutemarche Alasdair MacIntyre et Pierre Manent mobilisent tous

deux au contraire de Salkever un concept de loi naturelle43 Leurs conceptions de la loi naturelle

sont toutefois tregraves pregraves de lrsquoeacutethique des questions naturelles promue par ce dernier Nous devons

les eacutelaborer quelque peu ici bien que sommairement Drsquoabord les deux penseurs insistent sur

la loi naturelle comme principe de formation de la volonteacute plutocirct que comme une laquo somme de

propositions deacuteduites drsquoun savoir religieux meacutetaphysique ou scientifique raquo (Manent 2017a 1)

Plutocirct la loi naturelle serait selon la deacutefinition de Manent un laquo reacuteseau ouvert drsquoeacuteleacutements

drsquoorientation intrinsegraveques agrave la vie pratique raquo sans lesquels laquo il ne pourrait y avoir ni choix ni

reacuteflexion (2017a 1)44 De mecircme pour MacIntyre la loi naturelle se preacutesente comme un

42 laquo [hellip] Aristotlersquos stress on questions itself reflects a definite sense of what human nature and human excellence

or virtue is ndash a particular collection of tasks and abilities that properly understood suggests what I want to call

natural questions rather than natural laws or principles raquo (Salkever 2000 4) 43 Il serait toutefois plus exact de parler dans le cas drsquoAristote de laquo juste naturel raquo (dikaion phusikon) Cf EN V

10 1134b18 sq 44 Manent nrsquoa que tregraves peu traiteacute explicitement de la loi naturelle Or ce laquo manque raquo sera combleacute par la publication

prochaine drsquoune seacuterie de confeacuterences intituleacutee laquo La question de la loi naturelle de la meacutetaphysique agrave la philosophie

politique raquo dans le cadre de la Chaire de meacutetaphysique Eacutetienne Gilson qui lui a eacuteteacute attribueacutee en 2016-2017 Les

consideacuterations preacutesentes srsquoappuient entre autres sur le reacutesumeacute de ces confeacuterences

78

ensemble de conditions ou de principes premiers propres agrave toute pratique partageacutee qui se veut

rationnelle permettant ainsi de trouver un fondement et une orientation aux conflits drsquoopinion

sur lrsquoaction bonne (MacIntyre 2006a 69)

Agrave lrsquoaune de lrsquoexercice de la deacutelibeacuteration collective MacIntyre identifie quelques-unes de

ces conditions Drsquoabord la recherche de la veacuteriteacute doit ecirctre un objectif premier pour tous et ce

au-delagrave des inteacuterecircts particuliers Ensuite cette condition implique eacutegalement que chaque

participant doive ecirctre agrave lrsquoabri de toute menace ou coercition envers sa personne ou ses biens

Finalement il faut que toute proposition soit honnecircte et ne vise pas agrave tromper (MacIntyre 2016a

56-7 2006a 77-9) Selon MacIntyre ces laquo preacutesupposeacutes raquo de la discussion rationnelle

srsquoassimilent aux preacuteceptes de la loi naturelle puisqursquoils permettent lrsquoactualisation de la nature

rationnelle de lrsquoecirctre humain actualisation qui implique toujours la conversation le logos (2016a

57 2006a 79 1999 111-2) Bien qursquoils puissent srsquoincarner de diffeacuterentes faccedilons ces preacuteceptes

ont tout de mecircme une porteacutee universelle ils nrsquoadmettent pas drsquoexception ils sont les mecircmes

pour tous en tout lieu et ils ne constituent pas en des conclusions mais identifient certaines

conditions que tous doivent accepter et qui devront faire autoriteacute dans lrsquoorientation de la

deacutelibeacuteration Cependant ils deacutependent drsquoune condition plus geacuteneacuterale celle drsquoune communauteacute

drsquoaction qui possegravede des biens internes partageacutes et ougrave les membres conduisent une deacutelibeacuteration

sur les moyens afin drsquoactualiser ces biens (MacIntyre 2006a 70 74) Crsquoest seulement dans ce

contexte que le retour reacutefleacutechi sur les principes pourra conserver une teneur pratique agrave mecircme de

79

deacutevoiler les principes reacutegulateurs de la loi naturelle qui sont en fait eux-mecircmes des biens

intrinsegraveques agrave la pratique45

Pour Manent la loi naturelle trouve son fondement laquo dans le caractegravere naturel des motifs

humains raquo qui donnent une fin deacutesireacutee agrave lrsquoagent soit laquo lrsquoagreacuteable lrsquoutile et le noble raquo (Manent

2017a 6) La loi naturelle est cette deacutefinition toujours approximative laquo comme ce que lrsquoon

cherche raquo de la laquo zone drsquoeacutequilibre raquo entre ces motifs (Manent 2017a 6) Lrsquouniversaliteacute de

lrsquoaction humaine tient alors dans le nombre limiteacute des biens reacuteels qursquoelle poursuit Ceux-ci

seraient plus directement lieacutes agrave lrsquoaction que les droits ou les laquo valeurs raquo puisqursquoils constituent

des principes pouvant motiver directement une deacutelibeacuteration sur les moyens En effet laquo deacutecrire

et interpreacuteter une conduite humaine en termes de motifs crsquoest la concevoir comme issue drsquoune

deacutelibeacuteration au moins implicite raquo (Manent 1997 105) Dans son travail drsquoeacutevaluation la raison

laquo qui discerne et pegravese les motifs raquo a alors neacutecessairement recours laquo agrave un ou des critegraveres

universels qui deacutefinissent ce qui est honnecircte juste noble conforme agrave la hieacuterarchie naturelle des

fins humaines ou agrave la loi morale propre agrave lrsquohomme raquo (Manent 1997 105)

Or lorsqursquoune socieacuteteacute refuse de poser la question du bien celle-ci la rattrapera toujours

mais drsquoune faccedilon moins volontaire Afin de retrouver cette orientation il convient alors selon

Manent de mettre laquo au centre du monde humain la question de la loi raquo (2014c 227) puisque ce

sont les diffeacuterentes lois qui offrent les discours les plus familiers concernant le bien Srsquoil faut

partir des laquo choses qui sont connues pour nous raquo (cf sect111) alors il faut pour Manent partir de

la loi Cela reviendrait agrave adopter laquo une perspective pratique et politique dans laquelle la raison

45 Il faut noter que cette position chez MacIntyre vient agrave la suite drsquoune certaine eacutevolution de sa penseacutee notamment

au moment de la publication de Dependant Rational Animals (1999)

80

vient au premier plan comme raison leacutegislatrice comme raison [hellip] commandante raquo (Manent

2014c 227) En effet la raison pratique est impeacuterative puisqursquoelle identifie un bien pour lrsquoagent

mais elle est aussi deacutelibeacuterative car les manifestations de ce bien sont multiples et sous des

formes changeantes ce qui neacutecessite une recherche et une deacutecision

Bref poser la question de la meilleure regravegle drsquoaction revient pour Manent tout comme pour

MacIntyre agrave poser celle des exigences du bien qui sont deacutecouvertes et eacuteprouveacutees au cours de

lrsquoexpeacuterience humaine mais qui diffegraverent selon les circonstances particuliegraveres Crsquoest de cette

faccedilon que la loi comprise en ce sens naturel est agrave la fois impeacuterative et approximative geacuteneacuterale

et particuliegravere Cependant le problegraveme qui se preacutesente est le suivant le sens de lrsquoaction reacutefleacutechie

se retrouve agrave lrsquoaide drsquoune conception de la loi naturelle alors que justement cette derniegravere se

deacutevoile par une pratique reacutefleacutechie Or comme la loi naturelle est avant tout un discernement de

la raison agrave travers lrsquoexpeacuterience commune il faut alors examiner quelle forme de pratique

partageacutee peut donner lieu agrave une theacuteorisation de la loi naturelle ou pour le dire autrement donner

une reacuteponse agrave la question de savoir comment srsquoincarne la laquo raison commune raquo Nous avons deacutejagrave

rencontreacute une telle tentative chez Aristote dans son analyse de lrsquoorigine et de la finaliteacute des

communauteacutes politiques (cf sect12) Aristote insistait alors sur lrsquoorigine rheacutetorique du logos sur

son adeacutequation aux finaliteacutes naturelles des ecirctres humains De mecircme Alasdair MacIntyre et

Pierre Manent vont donner leur propre explication de ce processus et vont pousser peut-ecirctre plus

loin la compreacutehension du lien entre la raison commune et la constitution (dans tous les sens du

terme) drsquoune communauteacute politique Agrave la lumiegravere de leur conception respective de la loi

naturelle nous pouvons drsquoembleacutee affirmer que la raison commune sera pour Manent de nature

commandante et leacutegislatrice alors que pour MacIntyre elle adoptera une forme plutocirct

81

dialectique Crsquoest donc dans ces termes que sera maintenant poseacutee la question de la forme

politique adeacutequate agrave la deacutelibeacuteration et agrave lrsquoaction crsquoest-agrave-dire la reacuteponse agrave la question laquo Qui

deacutelibegravere raquo Nous verrons comment agrave partir de leur conception de la raison commune

MacIntyre et Manent promeuvent une forme de communauteacute politique diffeacuterente Nous

examinerons ensuite les conseacutequences drsquoune telle compreacutehension sur les possibiliteacutes de

rationaliteacute pratique au sein des deacutemocraties repreacutesentatives contemporaines

CHAPITRE 3 ndash DEacuteLIBEacuteRATION DEacuteMOCRATIQUE LA FORME NATIONALE ET LA

FORME LOCALE

31 Individuation collective et raison commune

Comment Aristote concevait-il lrsquoessence drsquoune communauteacute politique Une reacuteponse agrave cette

question se trouve dans sa discussion de lrsquoidentiteacute drsquoune citeacute crsquoest-agrave-dire dans la faccedilon de savoir

comment une citeacute est la mecircme au cours du temps Apregraves avoir eacutecarteacute des critegraveres qui ne lui

semblaient ecirctre que des accidents de la citeacute comme le territoire ou la population Aristote

choisira un critegravere formel celui du gouvernement laquo il est manifeste que nous devons deacutefinir

lrsquoidentiteacute de lrsquoEacutetat en ayant principalement eacutegard agrave sa constitution raquo (Pol III 3 1276b10-11)46

Or nous savons que pour Aristote le concept de politeia de reacutegime politique ne renvoie pas

seulement aux lois eacutecrites mais plus largement aux dispositions eacutethiques qui orientent la vie

commune (Yack 1985 98) dispositions qui srsquoincarnent au sein drsquoinstitutions sociales (familles

culte etc) comme politiques et leacutegales (Assembleacutee tribunaux Conseil etc) Or ce qui est le

plus deacuteterminant est le gouvernement puisque crsquoest ce vers quoi tendent les institutions sociales

(Pol I 2 1252b30 sq) et donc ce qui les relie

Ce critegravere permet alors de distinguer la citeacute drsquoautres formes de vie commune aux traits

politiques drsquoabord lrsquoethnos qui est une agglomeacuteration eacutetendue posseacutedant une culture partageacutee

mais qui ne dispose pas drsquoinstitutions politiques pour se gouverner elle-mecircme (Pol I 2

46 Car la constitution est ce qui relie les parties de la citeacute Cf Top IV 13 150b22-26 laquo [hellip] il ne suffit pas pour

faire connaicirctre la chose de mentionner les eacuteleacutements drsquoougrave elle procegravede En effet lrsquoessence de chaque composeacute ne

consiste pas seulement dans les eacuteleacutements dont il est formeacute mais encore dans la faccedilon dont ces eacuteleacutements sont reacuteunis

[hellip] raquo

83

1252b20 sq VII 4 1326b sq) Ensuite lrsquoalliance qui est une forme drsquoassociation qui ne prend

en compte que les inteacuterecircts mateacuteriels Un Eacutetat se reacuteduit alors agrave une alliance si sa loi nrsquoest qursquoune

laquo simple caution garantissant les rapports de justice entre les hommes raquo ne srsquointeacuteressant pas agrave

leur bonheur et leur vertu comme crsquoest le cas par exemple pour les alliances entre Eacutetats (Pol

III 9 1280b20-30) Seule la citeacute permet donc drsquoassurer le bien-vivre de ses habitants agrave lrsquoaide

drsquoinstitutions politiques libres (Pol I 2)

Les institutions sociales sont toutefois premiegraveres chronologiquement Comme nous lrsquoavons

vu crsquoest agrave partir de laquo communions raquo (koinonies) plus particuliegraveres que se deacuteveloppe une langue

commune traitant de lrsquoagreacuteable de lrsquoutile et du juste Ainsi pour bien vivre il faut une

communauteacute capable de communiquer Crsquoest ainsi que Vincent Descombes a pu affirmer que la

question politique premiegravere nrsquoest pas celle de savoir au nom de quels autres laquo je raquo peux parler

mais agrave quels autres (2013 148) De mecircme pour Manent laquo ce nrsquoest pas la parole qui produit la

communauteacute mais la communauteacute qui produit et entretient la parole raquo (2006 43) Le facteur

premier drsquoapparition des institutions sociales et politiques se situe en effet dans une pratique

partageacutee celles-ci reacutepondent agrave des besoins et des capaciteacutes dont la satisfaction neacutecessite une

vie commune Crsquoest sur lrsquoadeacutequation (toujours approximative) de ces institutions agrave lrsquoexpeacuterience

partageacutee qursquoest fondeacutee leur rationaliteacute (Descombe 2002) Crsquoest ainsi que comme lrsquoa souligneacute

Pierre Manent une pluraliteacute de raisons ou de laquo non sans raisons raquo a toujours accompagneacute les

institutions sociales celles-ci reacutepondent aux diffeacuterents motifs humains (cf p 68) Crsquoest

eacutegalement en ce sens que les institutions sociales comme politiques peuvent ecirctre dites conformes

ou non agrave la loi naturelle et ce malgreacute lrsquoexistence de deacutesaccords sur la forme exacte qursquoelles

doivent prendre

84

Quel est alors le principe agrave la base de cette individuation collective et de la mise en commun

des diffeacuterents biens humains En tant que cause de la vie commune ce processus en sera aussi

la fin dans ce cas-ci lrsquoexistence mecircme de la communauteacute et sa laquo bonne activiteacute raquo Les

divergences entre Alasdair MacIntyre et Pierre Manent reposent notamment sur leur

compreacutehension de ce moment instituant de la vie politique Pour MacIntyre le principe et la fin

de la vie politique est la pratique qursquoil deacutefinit comme

toute forme coheacuterente et complexe drsquoactiviteacute humaine coopeacuterative socialement eacutetablie par

laquelle les biens internes agrave cette activiteacute sont reacutealiseacutes en tentant drsquoobeacuteir aux normes drsquoexcellence

approprieacutees ce qui provoque une extension systeacutematique de la capaciteacute humaine agrave lrsquoexcellence

et des conceptions humaines des fins et des biens impliqueacutes (MacIntyre 2013a 183)

Crsquoest au sein de pratiques particuliegraveres qursquoun agent apprend agrave raisonner de faccedilon teacuteleacuteologique

agrave ordonner ses deacutesirs afin de mener agrave bien une fin et agrave suivre certaines regravegles qui lui permettront

drsquoacqueacuterir lrsquoexpeacuterience neacutecessaire afin de diriger ses actions drsquoune faccedilon prudente Les

exemples de pratique que donne MacIntyre sont drsquoune grande diversiteacute et impliquent tous

quelques formes de relation interpersonnelle ou sociale jeux drsquoeacutechecs recherche scientifique

artisanat monachisme implication politique etc Les pratiques tendent toutes vers des biens

externes (eg le plaisir la connaissance la beauteacute la sainteteacute le pouvoir) mais neacutecessitent aussi

des biens internes afin de pouvoir exister et perdurer (MacIntyre 2013a 189-190) Alors que ce

sont les institutions qui organisent les premiers ce sont les vertus qui assurent lrsquoactualisation

des seconds En effet les biens internes permettent drsquoidentifier des normes qui assurent la

continuiteacute et lrsquoexcellence de la pratique et donc qui pourront faire lrsquoobjet drsquoun accord commun

bien qursquoeacutegalement drsquointerpreacutetations divergentes Ces critegraveres particuliers drsquoexcellence que

transmettent les pratiques peuvent alors ecirctre eacutetendus agrave lrsquoensemble de la vie drsquoun agent et drsquoun

85

groupe afin drsquoen assurer lrsquoexcellence globale qui prend forme dans un juste ordonnancement

des biens et une capaciteacute agrave les actualiser De plus en tant qursquoactiviteacute coheacuterente et complexe

encadreacutee par des normes les pratiques sont agrave mecircme drsquooffrir une narration de leur deacuteveloppement

crsquoest-agrave-dire de leurs succegraves et de leurs crises ainsi que des vertus et des vices (excegraves ou deacutefaut)

qui y sont respectivement associeacutes Ces narrations seront neacutecessairement construites et

conserveacutees au sein de communauteacutes de pratique particuliegraveres et pourront ainsi constituer des

traditions vivantes infuses drsquoune conception des diverses excellences et des biens qui y sont

associeacutes

Selon MacIntyre cette rationaliteacute propre aux traditions est seule en mesure drsquooffrir des

principes unificateurs agrave la pratique humaine En fait selon lui aucune rationaliteacute ne peut se

comprendre elle-mecircme sans faire reacutefeacuterence au moins implicitement agrave une telle tradition

(MacIntyre 1993 378) qui forme un ensemble de textes faisant autoriteacute de deacutebats de croyances

et de normes veacutehiculeacute agrave travers des pratiques et des cultures particuliegraveres mais sans se limiter

agrave ces derniegraveres (MacIntyre 1990 1993) Crsquoest que au contraire de ce qursquoa pu affirmer Edmund

Burke la tradition nrsquoest pas selon MacIntyre laquo sagesse sans reacuteflexion raquo (citeacute dans MacIntyre

1993 379) mais bien processus drsquoinvestigation rationnelle Ce processus peut constituer agrave son

plus haut degreacute toute une tradition intellectuelle comme lrsquoest devenu par exemple le libeacuteralisme

(MacIntyre 1993) mais peut aussi prendre forme dans une communauteacute particuliegravere comme un

village de pecirccheurs qui megravenerait une recherche sur le bien de son activiteacute agrave travers le temps

Dans tous les cas la tradition permet drsquoordonner rationnellement les diffeacuterents aspects de la vie

pratique Il nrsquoy a donc pas pour MacIntyre des domaines du savoir complegravetement distincts tels

que le politique le leacutegal le religieux lrsquoeacuteconomique etc (MacIntyre 2013b 206)

86

Lrsquouniteacute de ces domaines de la vie pratique est assureacutee par lrsquoidentification drsquoun bien ultime

qui est la fin exteacuterieure viseacutee par la pratique en question et qui lui donne son principe Ainsi

pour MacIntyre la tradition est similaire agrave un art au sens de tekhnē puisqursquoelle implique une

fin bien identifieacutee des regravegles et des critegraveres faisant autoriteacute pour lrsquoatteindre et certaines vertus

speacutecifiques pour suivre ces regravegles et incarner ces critegraveres (MacIntyre 1990 62-3) Degraves lors selon

MacIntyre laquo crsquoest une condition de la discussion rationnelle et de la recherche que certaines

questions soient consideacutereacutees comme reacutesolues de faccedilon concluante par les participants raquo (2006d

216-7) de la mecircme faccedilon que lrsquoapprenti accepte avec confiance lrsquoenseignement du maicirctre avant

de pouvoir exercer un art Toutefois ces principes ne sont pas des deacutemonstrations infaillibles et

doivent ecirctre justifieacutes dialectiquement tout au long du deacuteveloppement de la tradition pendant

lequel se preacutesenteront certainement de nouvelles questions et de nouveaux deacutefis Crsquoest toutefois

gracircce agrave la stabiliteacute de cette autoriteacute narrative de la tradition que le conflit entre diffeacuterents

jugements quant agrave tel ou tel bien peut ecirctre intelligible et que la discussion rationnelle peut

progresser au-delagrave drsquoun simple eacuteclectisme (MacIntyre 1990 87-8) Tout jugement rationnel

concernant la pratique doit alors prendre en compte la dimension narrative qursquoincarnent toutes

institutions ou actions particuliegraveres (MacIntyre 2016a 218) Faire autrement impliquerait de se

condamner agrave lrsquoabstraction47

Pour sa part Pierre Manent ne voit pas dans les pratiques particuliegraveres et les traditions un

principe suffisant agrave lrsquoeacutedification et la perpeacutetuation drsquoune communauteacute politique La faiblesse de

Notre traduction laquo It is a condition of rational discussion and enquiry that certain questions should be understood

by the participants to have been settled conclusively raquo (MacIntyre 2006d 216-7) 47 Nous laissons ici de cocircteacute la question de la rivaliteacute des traditions Notons seulement que pour MacIntyre il nrsquoexiste

laquo aucun ensemble de critegraveres de justification rationnelle indeacutependants permettant de trancher entre les questions

des traditions rivales raquo (MacIntyre 1993 377) Un effort de laquo traduction raquo sera alors neacutecessaire

87

la deacutemarche de MacIntyre qui est aussi une force en un autre sens comme nous le verrons se

situerait laquo dans ce recours agrave une philosophie de lrsquohomme comme lsquoanimal socialrsquo qui deacutedaigne

de srsquointeacuteresser vraiment agrave lrsquohomme comme lsquoanimal politiquersquo raquo (Manent 2005 2) Selon

Manent la conception de la rationaliteacute veacutehiculeacutee par MacIntyre est donc probleacutematique car

laquo fondamentalement apolitique raquo (Manent 2005 2) Si elle est bien inspireacutee drsquoAristote

MacIntyre aurait toutefois laisseacute de cocircteacute toute la richesse et la complexiteacute de la dimension

politique de son œuvre afin de se concentrer sur lrsquohomme social et ses pratiques subpolitiques

Ce serait alors lrsquoapproche de MacIntyre qui souffrirait drsquoabstraction puisqursquoelle ne prendrait

pas en compte les laquo concreacutetisations reacuteelles de lrsquoaction qui ont toujours une marque ou un

coefficient politique raquo (Manent 2005 5) Crsquoest ce coefficient politique que la raison pratique

doit saisir si elle veut comprendre selon Manent laquo la veacuteriteacute du pheacutenomegravene humain raquo dans

toutes ses dimensions (Manent 2005 4)

Il nrsquoest pas certain que Manent eacutevite lrsquoerreur drsquoassocier le concept de tradition chez

MacIntyre agrave celui de coutume ou de culture ou alors agrave un ensemble de pratiques particuliegraveres

historiquement et geacuteographiquement situeacutees comme lorsqursquoil eacutecrit que laquo lrsquoaccent mis sur la

transmission spontaneacutee ou naturelle des pratiques met en danger lrsquointeacutegriteacute et la validiteacute de la

raison raquo (Manent 2005 3) Car si la tradition srsquoappuie bel et bien sur des coutumes ainsi

transmises elle les transcende toutefois autant normativement que geacuteographiquement afin de

constituer une veacuteritable histoire drsquoinvestigation rationnelle dont la continuiteacute fournit des

preacutemisses et des moyens de mener lrsquoenquecircte pratique (MacIntyre 2016a 271-2 1990) Ainsi

comme lrsquoobjecterait MacIntyre poser la question de la laquo veacuteriteacute du pheacutenomegravene humain raquo

neacutecessite avant tout un vocabulaire et des concepts partageacutes Or ce langage moral se serait perdu

88

au cours de la moderniteacute et Manent sous-estimerait lrsquoeacutecart seacuteparant les diffeacuterents discours

contemporains portant sur la justification des normes morales (MacIntyre 2013b 206)

Selon Manent MacIntyre fait ici lrsquoerreur de laquo prendre la condition pour la substance raquo

(2005 4) En effet si la tradition permet effectivement une deacutelibeacuteration plus laquo raffineacutee raquo cette

derniegravere ne doit toutefois pas srsquoy confiner La raison politique en tant que meacutediation entre les

aspirations les plus eacuteleveacutees de lrsquoecirctre humain traite drsquoune matiegravere qui transcende les diffeacuterentes

traditions ou cultures et dont les cateacutegories ont eacuteteacute mises en lumiegravere notamment par Aristote la

tension entre le petit nombre et le grand nombre la justice des reacutegimes les vertus politiques

etc (De Ligio 2014 63-5)

Neacuteanmoins dans ses derniers travaux (2015a 2015b 2014b 2014c 2010b 2006) Manent

a en quelque sorte mis de cocircteacute ces cateacutegories de la science politique ndash sans toutefois les rejeter ndash

afin de se pencher justement sur cette laquo condition raquo de la rationaliteacute pratique crsquoest-agrave-dire une

identiteacute narrative qui fournit aux agents drsquoune communauteacute politique des fins communes et un

langage partageacute bref un certain sens commun une notion qui est peu mobiliseacutee dans ses

ouvrages preacuteceacutedents48 Ce serait en effet agrave travers la question de la forme de vie commune

qursquoapparaicirctrait lrsquointerrogation sur la faccedilon dont les eacuteleacutements humains laquo se rassemblent et

prennent sens raquo (Manent 2006 10) La question de la forme de vie ouvrirait selon lui une

perspective qui nrsquoest pas celle de la seule science politique classique mais aussi celle du sens

et de lrsquohistoire agrave travers les possibiliteacutes drsquoassociation humaine49 Or cette question doit toujours

48 Notons que dans la liste des travaux susmentionneacutes deux sont des essais soit La Raison des nations (2006) et

Situation de la France (2015) Avec ceux-ci Manent vise moins une deacutemarche proprement theacuteorique de

philosophie politique que certaines prises de position en rapport avec lrsquoactualiteacute politique 49 Sur cette question et les deacuteveloppements qursquoelle a susciteacutes dans la penseacutee de Manent on trouvera des indications

preacutecieuses dans Barrera (2014)

89

pour Manent ecirctre eacutetudieacutee agrave lrsquoaune de la raison commandante ougrave se situe la primauteacute de la vie

pratique et la plus grande preacutetention agrave lrsquouniversaliteacute qursquoelle puisse avoir

Ainsi tout comme MacIntyre Manent considegravere lrsquoacte instituant comme le fruit drsquoun

processus historique nourri par la recherche de lrsquoexcellence et de lrsquouniversaliteacute Mais plus

preacuteciseacutement il conccediloit chaque type drsquoassociation humaine comme le reacutesultat drsquoune opeacuteration

propre qui consiste dans ce mouvement vers lrsquouniversaliteacute et qui transforme substantiellement

les eacuteleacutements primitifs crsquoest-agrave-dire les pratiques et les traditions particuliegraveres (Manent 2010b

379) En ce sens les formes que peut prendre cette recherche commune sont neacutecessairement

politiques crsquoest-agrave-dire qursquoelles instituent la possibiliteacute drsquoun gouvernement effectif

Manent deacutenombre quatre formes drsquoassociation humaine qui dans lrsquohistoire se sont

construites agrave partir de discours universels sur le bien la citeacute lrsquoempire lrsquoEacuteglise et la nation Ces

formes politiques comprennent et produisent alors leur particulariteacute comme lrsquoeffet ou le reacutesultat

drsquoune laquo confession ou une proposition drsquohumaniteacute raquo (Manent 2010b 415) Lrsquoempire et lrsquoEacuteglise

sont les formes politiques laquo les moins politiques raquo puisque leur opeacuteration respective deacuteborde le

cadre politique lrsquoacquisition et lrsquoextension pour lrsquoempire la chariteacute et la sanctification pour

lrsquoEacuteglise (Manent 2001 81-83 2010b 382-386) La citeacute et la nation sont les formes les plus

politiques car leur opeacuteration propre consiste justement dans le principe deacutemocratique du

laquo gouvernement de soi par soi raquo (Manent 2010b 414)

Manent insiste sur la deacutetermination concregravete des possibiliteacutes drsquoassociation humaine

Il y a donc un nombre deacutetermineacute de formes politiques Crsquoest une des propositions lsquotheacuteoriquesrsquo les

plus importantes de la science politique Le monde humain en tant qursquoil est politique ne preacutesente

pas une variabiliteacute indeacutefinie il est articuleacute il est ordonneacute (Manent 2001 75)

90

Cette proposition est le pendant de sa critique de la deacutemocratie contemporaine au sein de

laquelle le monde humain serait perccedilu principalement dans laquo lrsquoinfinie diversiteacute raquo des

repreacutesentations des croyances ou des coutumes Crsquoest que cette deacutetermination qui se constate

avec un laquo regard politique raquo repose sur la volonteacute drsquoagir de faccedilon reacutefleacutechie en liant la parole

universalisante aux actes particuliers En effet dans la vie pratique laquo lrsquouniversaliteacute quelle que

soit sa teneur ou sa forme repose sur une opeacuteration universalisante raquo (Manent 2010b 387)

Crsquoest pourquoi tel que nous lrsquoavons vu lrsquohumaniteacute en tant qursquohumaniteacute ne peut constituer pour

Manent un principe universel de la pratique elle nrsquoa pas drsquoopeacuteration propre (Manent 2010b

385-286) Pour cette raison cet ideacuteal drsquoassociation ne peut srsquoeacutedifier et perdurer sinon seulement

en esprit Toute tentative drsquoactualisation sera alors rattrapeacutee par une forme politique veacuteritable et

lrsquoopeacuteration qui est la sienne

Une forme de vie politique permet de poser non pas seulement la question du sens des

pratiques mais de leur justesse ou de leur veacuteriteacute Cette mise en question nrsquoest possible qursquoau

moment ougrave la vie commune atteint un certain degreacute de laquo politisation raquo crsquoest-agrave-dire dans le

deacuteveloppement drsquoune conscience de vie commune et drsquoune volonteacute de raisonner sur lrsquoautoriteacute

des normes et des lois Une forme drsquoassociation politique est donc une faccedilon de laquo lier la

communion au consentement raquo (Manent 2006 20) parfois avec trop de communion ou trop de

consentement mais ideacutealement agrave travers un eacutequilibre reacutefleacutechi entre diffeacuterentes preacutetentions au

bien crsquoest-agrave-dire un travail drsquoautogouvernement De faccedilon geacuteneacuterale crsquoest en effet la loi du

reacutegime politique qui pour Manent est le principe de cette meacutediation entre diffeacuterents motifs

proprement humains Le reacutegime politique tranche alors de faccedilon pratique la question de la juste

reacutepartition entre ces motifs une question qui est laquo insoluble theacuteoriquement raquo

91

Tout reacutegime politique en tant que ce reacutegime politique impose une solution agrave un problegraveme

insoluble Il met autoritairement un terme agrave un dialogue interminable sur la justice sur la

commensurabiliteacute ou lrsquoincommensurabiliteacute des biens Il ordonne une certaine eacutequivalence entre

la vertu la richesse et la liberteacute un certain prix relatif si lrsquoon veut des diffeacuterents eacuteleacutements de la

citeacute En ce sens la pratique politique parce qursquoelle est contrainte drsquoimposer ou drsquoaccepter des

comparaisons ou des eacutequivalences certes approximatives entre les biens accomplit ce que la

theacuteorie politique est incapable de concevoir puisque celle-ci deacutevoile neacutecessairement

lrsquoimpossibiliteacute de telles comparaisons (Manent 1997 237)

Comme divers biens sont leacutegitimes et en concurrence la solution agrave un conflit politique en

est une de modeacuteration et de composition (Manent 1997 240-241) Les diffeacuterentes parties de la

communauteacute qui deacutefendent ces biens doivent alors accepter de limiter leur preacutetention respective

agrave repreacutesenter le tout ndash agrave lrsquouniversaliteacute ndash afin de permettre la stabiliteacute Degraves lors laquo lrsquoactualisation raquo

de lrsquoanimal rationnel en animal politique laquo comporte neacutecessairement une particularisation le

citoyen vit dans ce corps politique selon ce reacutegime raquo (2007a 204) En participant au

gouvernement de leur forme de vie commune les ecirctres humains consentent agrave une certaine

particulariteacute et la raison qui vise lrsquouniversel laquo accepte de perdre un peu drsquoautoriteacute pour acceacuteder

agrave la reacutealiteacute pour devenir reacuteelle raquo (Manent 2007a 204)

Toutefois comme lrsquoaffirme eacutegalement la rationaliteacute des traditions cette solution nrsquoest

jamais fixe En tant que la politique est le lieu de la liberteacute par la mise en commun des paroles

et des actions la meacutediation du reacutegime est toujours en mouvement La meacutediation est une force

dynamique plus que syntheacutetique (Manent 2016 521) Lrsquoaction est commandement mais elle est

aussi commencement puisque les affaires humaines sont sans cesse changeantes Crsquoest ce

mouvement que vise agrave conserver et nourrir la philosophie politique de Manent afin que la citeacute

92

continue agrave entretenir la recherche de son juste critegravere (De Ligio 2014 66) De cette faccedilon la

critique qursquooffre Manent est donc avant tout dirigeacutee contre la paralysie propre agrave un reacutegime

politique qui comprendrait ses laquo principes raquo de laquo maniegravere de plus en plus eacutetroite et unilateacuterale raquo

(Manent 2015b 128)

Pour Manent la forme de vie commune est donc toujours lieacutee agrave un reacutegime politique

particulier bien qursquoelle puisse accueillir des variations Crsquoest le laquo coefficient politique raquo de toute

forme de pratique commune Pour sa part MacIntyre admet ce coefficient politique neacutecessaire

de la raison pratique (2013b 2006c 2006a) Il deacutefend en fait sa conception politique comme

proprement aristoteacutelicienne crsquoest-agrave-dire comme une activiteacute ougrave chaque citoyen actualise sa

nature drsquolaquo animal politique raquo en prenant part agrave une deacutelibeacuteration commune qui est informeacutee par

des preacutemisses partageacutees sur lrsquoordonnancement des biens (MacIntyre 2013b 2006b) Et

MacIntyre laquo sauve raquo Aristote laquo de sa propre incoheacuterence raquo (MacIntyre 2013b 204) en affirmant

la neacutecessiteacute pour tous de se deacutevelopper selon cette nature Lrsquoactiviteacute politique ne renvoie donc

pas pour MacIntyre agrave une forme drsquoassociation humaine preacutecise sinon agrave une certaine pratique

laquo deacutemocratique raquo

Dans cette perspective MacIntyre et Manent srsquoaccordent sur la conclusion que toute forme

drsquoassociation humaine reacuteellement politique est dans une quelconque mesure deacutemocratique

crsquoest-agrave-dire ougrave il y a une certaine participation effective du grand nombre des citoyens

(MacIntyre 1999 141-2 2006b 2013b 204-5 Manent 2006 46-8 2010b) Ils srsquoentendent

eacutegalement sur le fait que cette liberteacute requiert lrsquoexistence de frontiegraveres physiques et spirituelles

qui deacutelimitent et assurent lrsquoexistence drsquoun laquo nous raquo particulier Comme le souligne Manent

(2007a 178) il srsquoagit moins ici drsquoidentiteacute que drsquoidentification Le premier est passif alors que

93

le deuxiegraveme est actif et admet la variation Une communauteacute de deacutelibeacuteration doit aussi ecirctre une

communauteacute drsquoaction ougrave les diffeacuterentes pratiques partageacutees jusqursquoagrave celle du bien politique et

du laquo salut de la communauteacute raquo (cf sect13) srsquoinscrivent dans un espace commun qui reccediloit et

compose les diffeacuterentes preacutetentions agrave lrsquoautoriteacute consideacutereacutees comme leacutegitimes Nous lrsquoavons vu

une deacutelibeacuteration commune qui fait fi dans ses principes drsquoune communauteacute drsquoidentification

afin de tendre agrave une universaliteacute humaine deacutenueacutee de diffeacuterence speacutecifique est condamneacutee agrave

lrsquoabstraction et donc agrave lrsquoatonie voire agrave la domination exteacuterieure Bref la deacutelibeacuteration demande

que les citoyens se reconnaissent dans des institutions sociales et politiques qui fourniront un

appui au conflit drsquoopinions ce qui exige une certaine exclusion ou laquo exclusiviteacute raquo (MacIntyre

2006d 215-6)

La diffeacuterence principale entre MacIntyre et Manent est leur interpreacutetation de lrsquoactiviteacute

politique en lien avec la forme de vie Alors que Manent conccediloit lrsquoopeacuteration civique de la citeacute

comme lrsquoimpulsion donc est heacuteritiegravere la nation (Manent 2010b) MacIntyre voit en quelque sorte

dans la citeacute la forme indeacutepassable de la vie politique soit la forme locale celle qui puisse laquo ecirctre

embrasseacutee facilement drsquoun seul coup drsquoœil raquo (Pol VII 4 1326b24) En effet selon MacIntyre

cette forme est seule en mesure drsquoassurer une communauteacute drsquoidentification qui permette la

deacutelibeacuteration et lrsquoaction commune puisqursquoelle reacuteunit un ensemble de diffeacuterentes institutions et

pratiques au sein drsquoun territoire restreint institutions religieuses acadeacutemiques estheacutetiques et

politiques ne doivent pas ecirctre seacutepareacutees et doivent pouvoir se faire entendre dans lrsquoordre public

qui nrsquoest pas supposeacute ecirctre autre chose que laquo le prolongement raquo de ces conversations particuliegraveres

(MacIntyre 2013b 220)

94

Au contraire lrsquoEacutetat-nation moderne doit son existence agrave la seacuteparation de ces eacuteleacutements

(MacIntyre 2013b 206) et agrave leur confinement dans la sphegravere priveacutee La grandeur laquo deacutemesureacutee raquo

de lrsquoEacutetat-nation est pour MacIntyre un obstacle majeur agrave la deacutelibeacuteration commune et agrave la vie

pratique reacutefleacutechie (1999 131) Agrave ce niveau la pratique se deacuteteacuteriorera neacutecessairement selon lui

en un jeu drsquointeacuterecircts ougrave la force non rationnelle de lrsquoargent et du pouvoir aura un rocircle important

Ainsi on peut dire que MacIntyre conccediloit lrsquoactiviteacute politique de lrsquoEacutetat-nation seulement dans

son aspect laquo technique raquo et utilitaire50 Au contraire de Manent MacIntyre parle donc tregraves peu

de la nation sans lrsquoassocier immeacutediatement agrave lrsquoEacutetat De plus comme nous venons de le voir le

philosophe eacutecossais fonde sa critique de lrsquoEacutetat-nation sur la possibiliteacute de participation et de

deacutelibeacuteration effective de tous les citoyens ou de la plupart drsquoentre eux Il faut maintenant

consideacuterer plus preacuteciseacutement ces deux points lrsquoun agrave la suite de lrsquoautre Nous devons toutefois

avant cela conclure sur les conceptions de la raison commune qui sont avanceacutees par les deux

philosophes

Nous pouvons voir que ce deacutebat reproduit en quelque sorte la tension deacutejagrave identifieacutee entre

lrsquoapproche dialectique et lrsquoapproche rheacutetorique MacIntyre deacutefendant davantage la premiegravere et

Manent la seconde Leurs positions agrave cet eacutegard sont deacutejagrave annonceacutees par leur conception

respective de la loi naturelle En effet nous avons vu que MacIntyre associe ses preacuteceptes

principalement agrave des conditions premiegraveres drsquoune discussion commune Bien sucircr en ce sens il

nrsquoest pas eacuteloigneacute de la conception aristoteacutelicienne du logos rheacutetorique comme clarification des

50 laquo Modern nation-states are governed through a series of compromises between a range of more of less conflicting

economic and social interets [hellip] What determines both bargaining power and such ability is in key part money

money used to provide the resources to sustain political power electoral resources media resources relationships

to corporations And the outcome is that [hellip] the distribution of goods by government in no way reflects a common

mind arrived at through widespread share deliberation governed by norms of rational enquiry raquo (MacIntyre 1999

131)

95

biens partageacutes Or MacIntyre place en quelque sorte cette laquo discussion raquo agrave lrsquoeacutecart des exigences

du kairos politique et lui confegravere un ideacuteal laquo scientifique raquo de recherche de la veacuteriteacute Il semble

concevoir la raison politique comme une entreprise proprement dialectique alors qursquoAristote

pour sa part deacutefinit cette derniegravere soit comme laquo discussion avec la moyenne des gens raquo (Rhet

I 1 1355a) lors de laquo rencontres journaliegraveres raquo (Top I 2 101a30) soit comme moyen de

deacutecouvrir la veacuteriteacute et les principes premiers de chaque science (Top I 2 101a35 sq) Il est

concevable que MacIntyre tente en fait de reacuteunir ces deux aspects au sein drsquoune mecircme pratique

en voulant lui confeacuterer une teneur morale et politique

Toutefois comme nous lrsquoavons vu associer la deacutelibeacuteration politique drsquoabord agrave une

recherche dialectique de la veacuteriteacute ou de la compreacutehension risque drsquoocculter les exigences de

lrsquoaction et du gouvernement effectif Nous avions alors mentionneacute qursquoune telle philosophie de

la discussion civique ne peut qursquoavoir une posture critique Ce nrsquoest donc pas sans raison nous

croyons que Manent souligne cette dimension dans la philosophie de MacIntyre laquo On

comprend comment cet Aristote mutileacute vient servir la posture oppositionnelle dont MacIntyre

ne srsquoest jamais deacuteparti MacIntyre est toujours lsquopourrsquo la communauteacute subpolitique menaceacutee par

lrsquoassociation politique qui monte en puissance et lsquocontrersquo cette derniegravere raquo (Manent 2005 2)

Cette posture serait alors une tentative ajoute Manent de conserver la laquo sana pars raquo de la

pratique humaine dans la communauteacute locale (Manent 2005 3) Il est en effet certain que les

possibiliteacutes de conflits entre toute une gamme de biens sont restreintes lorsqursquoon situe la vie

pratique dans une activiteacute comme la pecircche ou dans une ascegravese comme le monachisme Or la

raison qui assure le gouvernement politique est confronteacutee agrave une tension bien plus grande entre

les opinions de la communauteacute politique par rapport auxquelles elle doit sans cesse trancher un

96

laquo problegraveme insoluble raquo MacIntyre cherche en quelque sorte agrave eacuteviter le commandement propre

agrave la politique un commandement qui produit neacutecessairement une certaine ineacutegaliteacute et une

certaine partialiteacute Il y a en effet une grande diffeacuterence entre lrsquoautoriteacute du maicirctre artisan et celle

du gouvernement Agrave lrsquoinverse si pour Manent la raison doit accepter de perdre en autoriteacute pour

devenir laquo reacuteelle raquo pour produire un reacutegime politique libre il ne semble que MacIntyre soit precirct

agrave faire ce sacrifice

En voulant rapprocher ainsi theacuteorie et pratique51 il est possible que MacIntyre perde de vue

les pleines possibiliteacutes de lrsquoune comme de lrsquoautre Alors qursquoil insiste sur le moment dialectique

de la reacuteflexion sur les principes52 il oublie peut-ecirctre que la dialectique nrsquoest pour Aristote qursquoune

eacutetape vers la sagesse ou la connaissance scientifique Ainsi selon Manent MacIntyre ne

consideacutererait pas suffisamment la possibiliteacute drsquoune science proprement pratique et avant tout

une science politique Comme nous le verrons maintenant cette position lui dissimulerait alors

la nature veacuteritable de lrsquoEacutetat-nation moderne tout en ayant eacutegalement un avantage celui drsquooffrir

une laquo pheacutenomeacutenologie raquo qui clarifie les exigences de lrsquoaction rationnelle (Manent 2005 3)

32 La nation et le gouvernement repreacutesentatif

Notons drsquoembleacutee que MacIntyre ne rejette pas lrsquoexistence mecircme de lrsquoEacutetat-nation qui demeure

neacutecessaire pour assurer certains biens publics tels que la seacutecuriteacute les ressources premiegraveres etc

(MacIntyre 2016b 1999 1313) Or lrsquoEacutetat doit pouvoir limiter la porteacutee de ses propres principes

afin que puissent srsquoeacutepanouir les communauteacutes intermeacutediaires qui incarnent diffeacuterentes pratiques

51 Sur le rapport entre theacuteorie et pratique chez MacIntyre et sur les probleacutematiques qursquoengendrent sa position on

consultera Beiner (2014 183-8) 52 laquo La nature de lrsquoarchē est bien entendu eacutetablie par les investigations theacuteoriques de la dialectique ndash y compris

lrsquoepagōgē issue de lrsquoexpeacuterience du jugement phroneacutetique ndash et non par la deacutelibeacuteration raquo (MacIntyre 1993 146)

97

garantes du deacuteveloppement de la rationaliteacute et des vertus De lrsquoautre cocircteacute ce sera aux groupes

intermeacutediaires de soupeser les coucircts et les beacuteneacutefices dans leur relation avec laquo ces compagnies

drsquoutiliteacute geacuteantes raquo (MacIntyre 1999 132) que sont les Eacutetats-nations En fait la forme de lrsquoEacutetat-

nation ne peut selon MacIntyre que deacuteployer une raison instrumentale puisqursquoil nrsquoa pas lui-

mecircme de discours eacutethique substantiel ou plutocirct la moderniteacute lui refuse tout type de discours sur

le bien (MacIntyre 1993 363-4)

Ce jugement est eacutegalement partageacute par Manent LrsquoEacutetat moderne nrsquoa pas lui-mecircme de parole

car son eacutedification a servi agrave eacutetouffer les paroles autoritaires du roi et de lrsquoEacuteglise (Manent 2010b

15) Il a revendiqueacute le monopole du commandement indeacutependant de toute opinion et reacutegissant

toutes opinions qursquoil confine maintenant agrave la socieacuteteacute civile En ne revendiquant aucun laquo bien

ultime raquo lrsquoEacutetat promeut le bien qui est le plus directement accessible agrave la perception et agrave la

jouissance de tous ndash et donc qui a le moins besoin de laquo parole raquo ndash soit la stabiliteacute et la seacutecuriteacute

Mais comme la vie humaine ne peut pas ecirctre sans parole sans raisons lrsquoEacutetat devra se reacutefeacuterer

constamment agrave la parole de la socieacuteteacute en assumant un rocircle repreacutesentatif (Manent 2014b 557

2010b 32) Selon Manent le problegraveme de la laquo neutraliteacute de lrsquoEacutetat raquo qui seacutepare radicalement les

paroles et les actions est reacutesolu par le dispositif du gouvernement repreacutesentatif veacuteritable

innovation politique de la moderniteacute Or ce qui permet la repreacutesentation est lrsquoexistence drsquoun

peuple agrave repreacutesenter posseacutedant deacutejagrave un langage commun pour avoir une parole commune soit

la forme politique de la nation (Manent 2010b 16-17) La forme nationale preacutecegravede le reacutegime

repreacutesentatif et celui-ci permet agrave la nation drsquoatteindre sa maturiteacute

Le gouvernement repreacutesentatif a bien sucircr un deacutesavantage majeur selon Manent celui

laquo drsquoobscurcir le lieu de lrsquoaction raquo (Manent 2014b 557) Dans un reacutegime repreacutesentatif il y a en

98

effet une certaine incertitude concernant lrsquoidentiteacute de ceux qui deacutelibegraverent et qui agissent

effectivement notamment entre les repreacutesentants et les repreacutesenteacutes La reacuteponse agrave cette question

doit faire avec le laquo double jeu raquo inheacuterent au reacutegime repreacutesentatif lrsquoidentification positive avec

le pouvoir repreacutesentatif ndash qui se divise souvent entre la majoriteacute et lrsquoopposition ndash est

neacutecessairement accompagneacutee drsquoune certaine alieacutenation dans la capaciteacute drsquoaction effective

(Manent 2001 32) Le peuple est censeacute agir agrave travers ses repreacutesentants mais il se sent souvent

mal repreacutesenteacute Plus encore alors que lrsquoEacutetat srsquoarroge le pouvoir politique en confiant les paroles

autoritaires (car substantielles) dans la socieacuteteacute le citoyen lui-mecircme perd de sa capaciteacute drsquoaction

crsquoest-agrave-dire dans celle de faire valoir de nouveaux commencements en liant la parole agrave lrsquoaction

Cette critique a eacuteteacute notoirement avanceacutee par Marx auteur qui inspire une partie de la philosophie

de MacIntyre53

Ce problegraveme serait particuliegraverement preacutegnant au sein des deacutemocraties contemporaines

Nous avons vu que la repreacutesentation srsquoessoufflait au profit des revendications particuliegraveres et

drsquoune demande de participation accrue aux deacutecisions politiques parfois inspireacutee de la

laquo deacutemocratie directe raquo Face agrave cette situation la reacuteponse de Manent sera que le remegravede aux

deacutefauts du gouvernement repreacutesentatif est encore plus de gouvernement repreacutesentatif En effet

selon lui le gouvernement repreacutesentatif est le dispositif qui permet lrsquounion la plus intime et la

plus efficace entre laquo la civilisation et de la liberteacute raquo (2006 46) En tant que son existence et sa

leacutegitimiteacute sont tributaires de la forme nationale le gouvernement repreacutesentatif y inscrit son

action et donne un dynamisme aux diffeacuterentes institutions sociales En ce sens il est aux

53 Cf notamment Alasdair MacIntyre 1968 Marxism and Christianity London Duckworth Pour une biographie

intellectuelle de MacIntyre cf Eacutemile Perreau-Saussine 2005 Alasdair MacIntyre une biographie intellectuelle

Paris Presses Universitaires de France

99

antipodes de la laquo gouvernance raquo qui laquo se ramegravene agrave lrsquoexercice du commandement par un appareil

entiegraverement deacutetacheacute de lrsquoordre politique crsquoest-agrave-dire de tout reacutegime comme de toute forme

politique raquo ainsi que laquo de la question de la veacuteriteacute sur lrsquoordre humain raquo (Manent 2015b 132)

Drsquoun autre cocircteacute la politique repreacutesentative peut favoriser la correction de certains des deacutefauts

ou injustices de la culture nationale par sa capaciteacute de leacutegifeacuterer et de deacutecreacuteter de produire un

commandement effectif Ainsi cette double possibiliteacute permet selon Manent lrsquoadeacutequation entre

une tradition culturelle et la liberteacute des individus

Pour ce faire lrsquoEacutetat-nation demande lrsquoalleacutegeance de tous ces citoyens En effet le

gouvernement repreacutesentatif ne repreacutesente pas tel ou tel groupe particulier mais la nation dans

son ensemble crsquoest-agrave-dire des individus deacutetenteurs de la citoyenneteacute Lrsquoopeacuteration nationale

srsquooppose alors au communalisme qui selon Vincent Descombes (2013b 211) laquo entend fonder

lrsquouniteacute politique du groupe sur la lsquoreligion de groupersquo plutocirct que sur lrsquoadheacutesion libre des citoyens

agrave leurs institutions politiques raquo Un des vecteurs de lrsquoapparition de lrsquoEacutetat moderne fut

effectivement le principe de laiumlciteacute qui exclut la pratique religieuse des institutions politiques

afin de confeacuterer une certaine liberteacute de conscience aux individus On peut alors affirmer encore

avec Descombes (2013b 212) qursquoune socieacuteteacute laquo ne peut pas se deacutefinir comme nation tant qursquoelle

nrsquoa pas accepteacute de se conformer agrave lrsquoexigence individualiste de la liberteacute de conscience ce qui

implique que la religion doit cesser drsquoy apparaicirctre comme une pratique du groupe pour y devenir

une pratique personnelle raquo La laiumlciteacute permet le gouvernement de soi et le gouvernement de soi

implique un certain individualisme

Cet individualisme reacutepugne agrave MacIntyre qui y associe un certain arbitraire au sein de la

rationaliteacute pratique drsquoun agent qui devra maintenant se deacuteterminer lui-mecircme Ici lrsquoexemple de

100

la religion est particuliegraverement pertinent Pour MacIntyre la religion en tant que pratique

veacutehiculant des normes communes et des visions substantielles de lrsquoexcellence nrsquoest pas

seacuteparable de la rationaliteacute pratique Toutefois selon Manent ce principe de seacuteparation propre agrave

lrsquoEacutetat-nation nrsquoimplique pas la dissolution des coutumes et des normes faisant autoriteacute au sein

de la socieacuteteacute (Manent 2015b) Au contraire le gouvernement repreacutesentatif est pour Manent la

faccedilon dont une socieacuteteacute culturellement et historiquement situeacutee peut avoir prise sur elle-mecircme

La sphegravere publique libeacuterale donc laiumlque permet la repreacutesentation du conflit tout en jugeant

celui-ci agrave partir de quelque chose de commun soit des mœurs des pratiques une histoire une

religion etc eacuteleacutements qui perdurent au sein de la socieacuteteacute Et mecircme lrsquoexistence du

gouvernement repreacutesentatif est la condition de lrsquoeacutepanouissement des groupes particuliers et de

leur liberteacute puisque le commandement politique puisant sa leacutegitime drsquoune communauteacute

drsquoidentification nrsquoest pas ainsi eacutetranger aux citoyens Tel ne serait pas le cas par exemple au

sein de lrsquoempire ougrave bien que les communauteacutes particuliegraveres puissent parfois ecirctre preacuteserveacutees nul

ne pourrait nier qursquoelles disposent de moins de liberteacute pour deacutelibeacuterer sur leur bien Au contraire

de ce qursquoaffirme MacIntyre mourir pour la nation nrsquoeacutequivaudrait pas alors agrave laquo mourir pour la

compagnie de teacuteleacutephone raquo (1994 303) comme pourrait lrsquoattester diverses formes de patriotisme

et de nationalisme au cours du siegravecle dernier

Ainsi au sein du reacutegime du gouvernement repreacutesentatif les citoyens laquo choisissent leurs

repreacutesentants pour ecirctre bien repreacutesenteacutes cela est certain mais aussi et drsquoabord afin drsquoecirctre bien

gouverneacutes raquo (Manent 2017b) Et ce bon gouvernement nrsquoest pas en soi tributaire drsquoune

Notre traduction Le passage complet se lit ainsi laquo Nevertheless even in a representative republic the basis of

political life does not lie in the mechanism of representation Not only would it be hard to believe in the sincerity

of a politician who would say ldquomy policy is to represent yourdquo in fact this would be a sufficient reason not to choose

101

conception partageacutee du monde Plutocirct un bon reacutegime politique permet de recevoir le conflit des

liberteacutes agrave lrsquoaide drsquoune juste tension entre les possibiliteacutes ouvertes par ces liberteacutes et une certaine

preacutetention agrave la veacuteriteacute sur le tout La vertu politique neacutecessite alors des compromis que les

pratiques particuliegraveres nrsquoont pas agrave faire En visant agrave conserver cette laquo pureteacute raquo de la pratique

MacIntyre occulte le veacuteritable exercice de la prudence politique Si MacIntyre ne croit pas que

le raisonnement pratique aristoteacutelicien puisse se deacuteployer dans lrsquoEacutetat moderne (MacIntyre 2016a

176) crsquoest qursquoil oublie que la prudence est eacutegalement leacutegislatrice un raisonnement pratique nrsquoa

pas neacutecessairement agrave se conclure en une action pour celui qui le conduit car crsquoest le choix

deacutelibeacutereacute qui confegravere agrave lrsquoaction son principe Ainsi la leacutegislation eacutetatique peut constituer en un

raisonnement pratique aristoteacutelicien dont la conclusion constituera le principe des juges et des

administrateurs ainsi que des citoyens (cf sect13)

En somme selon Manent MacIntyre serait trop peu sensible aux ressources eacutethiques du

gouvernement repreacutesentatif malgreacute leur apparente diminution ainsi qursquoagrave lrsquoimportance qursquoy

joue la laquo raison commandante raquo pour assurer la liberteacute des individus face agrave la domination

eacutetrangegravere que celle-ci soit directement politique ou commerciale (cf sect213) Ce dernier ne

reconnaicirctrait pas assez la deacutependance des institutions sociales envers le pouvoir politique une

relation qui pour Aristote srsquoanalyse au niveau du reacutegime politique dans la faccedilon qursquoont les

citoyens de se gouverner politiquement MacIntyre ne srsquointeacuteresse somme toute que tregraves peu agrave la

question du reacutegime et par lagrave occulte certaines possibiliteacutes ouvertes agrave la raison pratique pour se

such a person as a representative The French like the citizens of other republics choose their representatives in

order to be well-represented to be sure but also and first of all in order to be well-governed raquo

102

deacuteployer dans la moderniteacute par la meacutediation de la deacutemocratie repreacutesentative et de la forme

nationale qui lrsquoinstitue

Les arguments de Manent sur la leacutegitimiteacute et la neacutecessiteacute du gouvernement repreacutesentatif

national nous semblent ici deacutecisifs En tant que communauteacute drsquoidentification ce dispositif

politique possegravede les ressources pour offrir des principes propices agrave une deacutelibeacuteration reacutefleacutechie

chez les citoyens Bien sucircr lrsquouniteacute politique de la parole et de lrsquoaction du gouvernement

repreacutesentatif et de la socieacuteteacute demande un effort consideacuterable et constant de dialogue et de mise

en commun des motifs pratiques En face des mutations politiques actuelles des deacutemocraties

occidentales il srsquoagit alors de savoir laquo si la nation preacutecairement balanceacutee entre perseacuteveacuterer dans

lrsquoecirctre et se laisser disloquer par la force des flux peut ecirctre encore le cadre et lrsquoagent drsquoune

deacutelibeacuteration et drsquoune action qui ouvrent un avenir deacutesirable et signifiant pour tous ces citoyens raquo

(Manent 2015b 127-8) Pour ce faire la nation doit trouver une faccedilon drsquoactualiser ses ressources

eacutethiques et politiques La solution reacuteside autant pour Manent que MacIntyre dans le

rapprochement entre lrsquohomme et le citoyen crsquoest-agrave-dire dans une certaine participation des

citoyens aux affaires publiques Conformeacutement agrave ses inspirations marxistes MacIntyre conccediloit

lrsquoideacuteal de la praxis dans lrsquoabolition de la distance entre les deux alors que Manent plus libeacuteral

veut conserver une distinction suivant en cela la philosophie pratique aristoteacutelicienne les vertus

du citoyen deacutependent du type de reacutegime politique alors que la vertu drsquoun homme de bien est la

mecircme partout (Pol III 4) Nous verrons maintenant quelles possibiliteacutes peuvent ecirctre accessibles

au gouvernement repreacutesentatif afin de proceacuteder agrave un tel rapprochement agrave une actualisation des

vertus citoyennes et donc des biens qui y sont associeacutes

103

33 Participation politique et deacutemocratie

Nous avons vu qursquoAristote consideacuterait la participation deacutemocratique aux affaires publiques

comme bonne et mecircme neacutecessaire agrave stabiliteacute de lrsquoEacutetat (Pol III 11 1281b25 sq) Le laquo grand

nombre raquo en tant que somme de compeacutetences particuliegraveres possegravede selon Aristote des capaciteacutes

de juger adeacutequates Seulement tous ne peuvent gouverner en mecircme temps Ainsi la vertu de la

plupart des citoyens lorsqursquoils seront gouverneacutes sera davantage lrsquolaquo opinion vraie raquo que la

prudence (Pol III 4 1277b25-30) autrement dit le bon jugement sur les propositions des

orateurs et des magistrats plus que la capaciteacute directe de traiter des probleacutematiques drsquoaffaires

publiques qui demandent parfois de lrsquoexpertise Un tel exercice preacuteparera les citoyens agrave exercer

agrave leur tour le gouvernement et la vertu de prudence (Pol VII 14) crsquoest le principe de

lrsquoalternance des gouvernants et des gouverneacutes (cf sect13)

On peut donc identifier un lien entre la participation politique lrsquoattachement agrave lrsquoEacutetat (ou agrave

la communauteacute) et lrsquoacceptation preacutealable du commandement ou de lrsquoautoriteacute leacutegitimes Nous

avons retrouveacute ces trois pocircles dans les approches drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent

Tous deux visent alors agrave actualiser ce rapport mais de faccedilon diffeacuterente Selon Manent cette

actualisation doit se faire comme nous venons de le voir au niveau de lrsquoEacutetat-nation Cela

passera neacutecessairement par des actions politiques renvoyant agrave un horizon signifiant pour une

communauteacute Il srsquoagit drsquoabord pour Manent de laquo ranimer la repreacutesentation la conscience et la

volonteacute drsquoune vie commune le sentiment qursquoil est deacutesirable de participer agrave une forme de vie raquo

(Manent 2015b 121) Le gouvernement repreacutesentatif doit alors retrouver le sens du

commandement crsquoest-agrave-dire deacutecider de prendre des moyens concrets pour assurer lrsquouniteacute de la

nation au-delagrave des groupes particuliers mais sans en faire fi (Manent 2015b 135-136) Cela

104

nrsquoexclut pas le deacutebat mais drsquoun type ougrave le gouvernement doit laquo prendre position raquo et laquo guider

lrsquoaction publique drsquoune maniegravere qui tiennent compte des conditions preacutesentes raquo (Manent 2015b

139) crsquoest-agrave-dire des circonstances particuliegraveres et de lrsquoensemble des motifs humains derriegravere

les deacutesaccords

Bien que cela demande de la confiance et de la deacutefeacuterence de la part des citoyens un

gouvernement qui assume ainsi son caractegravere repreacutesentatif et national contribuera agrave susciter de

tels sentiments Pour ce faire il faut selon Manent que la deacutelibeacuteration politique soit laquo nourrie raquo

par des laquo propositions sur lrsquohistoire passeacutee raquo qui laquo motivent et encourant la deacutecision politique

prudente sans que celle-ci soit deacuteductible de celle-lagrave raquo (Manent 2015b 87) Bref il srsquoagit de

retrouver une narration commune propre agrave la laquo rationaliteacute des traditions raquo

Conformeacutement au scheacutema de la rationaliteacute des traditions si une telle narration srsquoeacutepuise elle

doit retrouver sens au sein des pratiques particuliegraveres ougrave les participants peuvent faire des choix

reacutefleacutechis conformes aux standards de la pratique Il faut alors reacuteduire le champ de la pratique

laquo Srsquoil doit y avoir une pratique qui implique la participation agrave une deacutelibeacuteration partageacutee et si

cette deacutelibeacuteration doit ecirctre effective dans la prise de deacutecision alors les communauteacutes de pratique

devront se constituer agrave une eacutechelle reacuteduite [hellip] (MacIntyre 2006b 39) Toutefois comme nous

lrsquoavons vu les principes de la raison pratique afin drsquoassurer agrave la fois la liberteacute et la rationaliteacute

doivent partir du reacutegime politique ce qui inclut une certaine mise agrave lrsquoeacutecart des communauteacutes

particuliegraveres de la sphegravere du commandement politique Une telle participation bien qursquoagrave eacutechelle

reacuteduite se doit donc drsquoecirctre en lien avec lrsquoactiviteacute politique eacutetatique Crsquoest en ce sens que la

Notre traduction laquo If there is to be practice that involves widely shared participation in deliberation and if that

deliberation is to be effective in decision-making then communities of practice will have to be small-scale local

communities [hellip] raquo

105

solution au problegraveme de la deacutelibeacuteration dans les deacutemocraties contemporaines ne peut ecirctre le

communalisme MacIntyre a toutefois raison drsquoaffirmer que laquo la dimension politique de la vie

humaine reccediloit son expression dans des formes institutionnaliseacutees de deacutelibeacuteration par lesquelles

les agents humains ont la capaciteacute de se diriger eux-mecircmes et drsquoeacuteduquer les autres agrave se diriger

ainsi vers lrsquoaccomplissement des biens et du Bien raquo (MacIntyre 2013b 206) Ainsi la raison

deacutelibeacuterative doit se deacuteployer au sein drsquoinstitutions qui confegraverent une certaine fonction politique

ici celle du citoyen qui concerne le bien commun soit lrsquoexistence mecircme de la communauteacute et

de son mouvement vers la bonne activiteacute ou le laquo bien-vivre raquo

Il apparaicirct alors qursquoune solution au problegraveme de la deacutelibeacuteration rationnelle dans les

deacutemocraties contemporaines reacuteside dans un renforcement de la forme nationale et du

gouvernement repreacutesentatif tel que lrsquoa preacuteconiseacute Manent mais en y adjoignant la possibiliteacute

drsquoune participation effective des citoyens au sein des institutions politiques comme le promeut

MacIntyre et ce par lrsquointermeacutediaire drsquoune fonction politique La deacutelibeacuteration doit retrouver son

rocircle drsquoarkhē agrave la fois au sens de cause et au sens de charge politique Degraves lors il serait possible

peut-ecirctre paradoxalement agrave premiegravere vue de mener agrave bien la solution reacutepublicaine de Manent agrave

lrsquoaide drsquoun dispositif deacutemocratique en impliquant les citoyens dans les charges publiques Cette

mesure permettrait notamment lrsquoactualisation de la deacutemocratie comme reacutegime de gouvernement

plutocirct que cadre drsquoexpression des particulariteacutes Pour ce faire il faut ici agrave nouveau invoquer la

distinction faite par Aristote entre gouvernants et gouverneacutes qui en implique eacutegalement une

autre entre une fonction politique deacutetermineacutee et une fonction politique indeacutetermineacutee (cf sect13)

Notre traduction laquo The political dimension of human life receives its expression in those institutionalized forms

of deliberation through which human agents are able to direct themselves and to educate others as to how to direct

themselves towards the achievement of those goods and that good raquo

106

Nous avons vu que la distinction entre gouvernants et gouverneacutes ainsi que la rotation entre

les deux preacutevue dans un reacutegime deacutemocratique permettait agrave la communauteacute drsquoassurer un

mouvement interne qui puisse contribuer agrave sa bonne activiteacute crsquoest-agrave-dire agrave la vertu de ses

citoyens La premiegravere des vertus drsquoun reacutegime politique est en quelque sorte la modeacuteration vu la

pluraliteacute des biens leacutegitimes pouvant faire objet de revendications La distinction entre

gouvernants et gouverneacutes permet alors de modeacuterer les revendications des uns et des autres et

surtout des gouvernants jugeacutes par les gouverneacutes tout en assurant qursquoil y ait possibiliteacute drsquoun

commandement effectif pouvant permettre lrsquoactiviteacute reacutefleacutechie Cet eacutequilibre suppose toutefois

que le rapport entre gouvernants et gouverneacutes nrsquoen soit pas un de domination mais de persuasion

Cela est favoriseacute lorsque les gouverneacutes de par leur statut de citoyen participent agrave une fonction

politique qursquoAristote qualifie drsquo laquo indeacutetermineacutee raquo puisqursquoelle ne correspond pas agrave une

magistrature preacutecise Il srsquoagit toutefois bien drsquoune fonction qui srsquoexerce au sein drsquoinstitutions

speacutecifiques telles que les jurys les comiteacutes de redressement des comptes ou lrsquoAssembleacutee des

citoyens

Comme lrsquoa souligneacute Garsten (2011 174-7) ces institutions donnent des fins particuliegraveres

des engagements et des standards aux citoyens qui y exercent une fonction Cette activiteacute de

gouvernement est ce qui permet laquo drsquoaligner les fins externes et internes raquo (Garsten 2011 175)

car elle ne peut se deacutetacher du choix effectif des moyens En effet comme le souligne Manent

laquo lrsquoordre politique est lrsquoordre de la vie humaine qui peut [hellip] le moins eacutechapper agrave lrsquoobligation

de chercher les moyens Celui qui gouverne est par excellence celui qui deacutelibegravere sur les

moyens raquo (Manent 2014b 554) Selon Garsten (2011 175-6) diffeacuterentes fonctions politiques

permettent eacutegalement de fournir des critegraveres de jugement plus preacutecis aux citoyens agrave travers

107

diffeacuterents types de buts et donc de rheacutetoriques Cela permet drsquoeacuteviter notamment que les citoyens

jugent agrave partir drsquointeacuterecircts et de preacutefeacuterences individuelles54 un standard qui est par exemple

particuliegraverement mobiliseacute au sein des campagnes eacutelectorales actuelles et qui est propre agrave la

rheacutetorique publicitaire entiegraverement axeacutee sur les fins externes (Garsten 2011 176)

En fait ces propositions visent avant tout agrave confeacuterer de lrsquoactiviteacute au dispositif actuel de la

deacutemocratie repreacutesentative que Bernard Manin a notamment qualifieacute de laquo deacutemocratie du

public raquo et qui serait deacutefinie par une dimension passive et reacuteactive de lrsquoexpression politique chez

les citoyens (Manin 2012 284) En engageant les citoyens dans le gouvernement politique cette

activiteacute pourrait alors motiver les deacutemocraties contemporaines agrave laquo entretenir la recherche de leur

juste critegravere raquo plutocirct qursquoagrave promouvoir des normes abstraites qui risquent de susciter le deacutesinteacuterecirct

Ainsi au contraire du proceacuteduralisme eacutepisteacutemique le but est de rendre les citoyens plus

inteacuteresseacutes crsquoest-agrave-dire soucieux des conseacutequences des revendications particuliegraveres sur le bien-

ecirctre de la communauteacute dans son ensemble55

Crsquoest eacutegalement de cette faccedilon que les citoyens peuvent deacutevelopper un certain laquo caractegravere

deacutelibeacuteratif raquo Le kairos propre agrave la politique demande un exercice de calcul et de prudence ainsi

qursquoune responsabilisation face aux conseacutequences qui en deacutecoulent En effet nous avons vu que

54 De mecircme sur le rapport entre la fonction politique et le jugement objectif et responsable Boumlckenfoumlrde (2000

305) eacutecrit laquo Si lrsquoon conccediloit la position des organes indeacutependants de direction formellement repreacutesentatifs comme

eacutetant celle drsquoune fonction (Amt) on deacutecouvre alors la base sur laquelle la liberteacute agrave lrsquoeacutegard des obligations

particuliegraveres et des instructions de base [hellip] ne retombe pas dans la sphegravere du bon plaisir de la volonteacute laquo nue raquo du

titulaire individuel de lrsquoautoriteacute Au concept de fonction appartient lrsquoideacutee du service pour autrui lrsquoorientation sur

des missions et des responsabiliteacutes qui se distinguent des inteacuterecircts propres [hellip] raquo 55 Sur ce point Crystal Cordell Paris (2016 105) rapprochant la conception politique de Madison agrave celle drsquoAristote

eacutecrit laquo In contrast to Rawlsian and Habermasian deliberation Madisonian deliberation adopts the criteria of

political capacity and judgment (ldquowisdomrdquo) rather than procedural objectivity a simultaneously affective and

rational attachment to the particular political regime rather than a purely rational commitment to the universal

principle of autonomy raquo

108

la deacutelibeacuteration rend le choix plus volontaire ce qui implique une exposition aux blacircmes et aux

louanges Le blacircme potentiel ou actuel peut mener au sentiment de honte qui est laquo la semi-vertu

de celui qui apprend raquo et qui peut donc susciter la deacutefeacuterence (Nieuwenburg 2004 456) crsquoest-agrave-

dire une motivation agrave juger et agir minutieusement en vue du bien commun

De plus la participation politique telle que deacutecrite permettrait de laquo clarifier raquo le lieu de

lrsquoaction en preacutecisant et confirmant lrsquoaspect deacutemocratique des socieacuteteacutes libeacuterales actuelles Alors

que la souveraineteacute du laquo peuple raquo de par son abstraction aurait contribueacute au deacuteveloppement de

la laquo souveraineteacute illimiteacutee de lrsquoindividu particulier raquo (cf p 66) un dispositif politique plus

participatif pourrait reacutetablir la souveraineteacute dans un juste milieu plus identifiable Aristote eacutecrit

par exemple

Peut-ecirctre en effet est-il correct aussi de proceacuteder comme le font les deacutemocraties car ce nrsquoest

pas le juge ni le membre du Conseil ou de lrsquoAssembleacutee pris individuellement qui deacutetient

lrsquoautoriteacute mais bien le Tribunal tout entier le Conseil et le Peuple [ie lrsquoAssembleacutee du peuple]

dont chacun de ceux que nous avons nommeacutes nrsquoest qursquoune fraction (et jrsquoentends par fraction celui

qui fait partie du Conseil ou de lrsquoAssembleacutee ou du Tribunal) raquo (Pol III 11 1282a28 sq)

Ici la souveraineteacute reacuteside non pas dans lrsquoindividu deacutetenteurs de droits ou alors dans le peuple

comme ensemble non deacutetermineacute mais dans les citoyens rassembleacutes selon diffeacuterentes fonctions

politiques Ce nrsquoest pas sans raison qursquoAristote apregraves cette analyse peut affirmer que la

souveraineteacute doit reacutesider dans les lois (Pol III 11 1282b1-2) car ce sont les lois qui deacuteterminent

ceux qui exercent les charges Cette conception de la souveraineteacute pourrait alors favoriser la

deacutelibeacuteration agrave partir de la loi et donc en vue du bien commun

109

Notons que ces consideacuterations institutionnelles srsquoapparentent agrave certaines thegraveses avanceacutees

par le courant laquo non eacutepisteacutemique raquo de la deacutemocratie deacutelibeacuterative qui vise notamment un juste

milieu entre une proceacutedure universelle appuyeacutee par des normes de communication et une

deacutelibeacuteration deacutemocratique ponctuellement mise en oeuvre au sein de laquo mini-publics raquo Cette

conception est par exemple porteacutee par lrsquoideacutee de laquo systegraveme deacutelibeacuteratif raquo qui renvoie agrave une

laquo division fonctionnelle du travail raquo de la deacutelibeacuteration tout en insistant sur le caractegravere inteacutegreacute

des instances deacutelibeacuteratives au sein drsquoun Eacutetat (Parkinson et Mansbridge 2012 1-7 Warren 2007)

Un tel laquo design institutionnel raquo doit toutefois ecirctre consideacutereacute comme un moyen plus qursquoune

fin puisque la rectitude du jugement politique deacutepend avant tout des connaissances et des vertus

de ceux qui lrsquoexercent Il y a donc bien sucircr une dimension eacutepisteacutemique qursquoil faille prendre en

compte Comme nous lrsquoavons vu cette dimension ne se reacuteduit pas agrave lrsquoexpertise bureaucratique

bien que celle-ci puisse ecirctre neacutecessaire Ce sera alors la tacircche des philosophes et des savants de

permettre aux personnes ordinaires drsquoarticuler les preacutesuppositions impliqueacutees dans leurs actions

meacuteconnues jusqursquoalors pour que ces personnes deviennent capables de critiquer ces

preacutesuppositions et de srsquoengager dans une deacutelibeacuteration critique et autocritique avec les autres au

sein de leurs foyer lieu de travail eacutecole clinique et communauteacute politique locale raquo (MacIntyre

2013b 207)

Ici la deacutelibeacuteration politique retrouve le problegraveme de lrsquoeacuteducation souvent laisseacute de cocircteacute par les

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative (Salkever 2002) La philosophie pratique

aristoteacutelicienne en tant qursquoelle preacutesente une deacutemarche de remise en question des opinions

Notre traduction laquo For one task of the philosopher is to enable plain persons to articulate the hitherto

unrecognized presuppositions of their actions so that they become able to criticize those presuppositions and to

engage in critical and self critical deliberation with others in their household workplace school clinic local

political society raquo

110

reacuteputables preacutesentes au sein de tout reacutegime politique peut dans cette perspective ecirctre utile (cf

sect22) Cette remise en question est possible agrave partir de certains critegraveres comme lrsquoexplication

teacuteleacuteologique de la nature ou les dispositions de caractegravere qui sont plus laquo fonctionnels raquo que

cateacutegoriques et qui demandent donc un exercice de discernement56 Les œuvres drsquoAlasdair

MacIntyre et de Pierre Manent pour leur part nous montrent comment ces critegraveres peuvent

fournir une compreacutehension profonde de la vie sociale et politique contemporaine

56 laquo From an Aristotelian perspective modernity appears not as an error but as a successful cultural movement that

has unnecessarily excluded certains possibilites which are in fact compatible with its central commitments

commitments shared by Plato and Aristotle The shared commitments are persistent causal inquiry in science and

freedom from repressive control in morals and politics the unnecessarily excluded possibilities are teleological

explanation in science and agent morality in practical matters raquo (Salkever 1990 159) Sur la question de lrsquoeacuteducation

agrave laquo lrsquoeacutethique des questions naturelles raquo voir notamment Salkever (2000 1990) et MacIntyre (1999)

111

Conclusion

En conclusion la theacuteorisation de la deacutelibeacuteration politique nrsquoest pas indeacutependante drsquoun ensemble

de facteurs propres agrave toute activiteacute politique Dans le but drsquoanalyser ce qui serait une conception

exhaustive de la deacutelibeacuteration politique dans une perspective aristoteacutelicienne nous avons eacuteteacute

conduits agrave mener une reacuteflexion sur quatre thegravemes particuliers

Drsquoabord il a eacuteteacute question de la nature de la rationaliteacute pratique Nous avons alors insisteacute sur

sur son aspect pratique crsquoest-agrave-dire sur une deacutelibeacuteration qui motive un choix et une action

particuliegravere ici et maintenant Sans un tel lien causal direct entre les principes de la pratique et

lrsquoaction elle-mecircme nous avons vu que cette derniegravere eacutetait laisseacutee agrave un certain arbitraire puisqursquoil

srsquoagirait alors drsquoappliquer un principe mais sans possibiliteacute drsquoun autre exercice rationnel pour

faire cette application Cet obstacle est notamment la conseacutequence de principes abstraits voulus

indeacutependants de tout contexte social particulier auxquels nous avons associeacute lrsquoexemple des

droits individuels Face agrave cette rationaliteacute qui voudrait trouver des principes universels et

laquo cateacutegoriques raquo nous avons deacutecrit la deacutelibeacuteration comme un exercice dianoeacutetique soit une

recherche qui calcule compare et soupegravese les diffeacuterentes possibiliteacutes pour une fin souhaiteacutee en

fonction drsquoun contexte

Cela nous a ensuite conduits agrave reacutefleacutechir sur la nature de lrsquoautoriteacute des principes orientant la

deacutelibeacuteration notamment ceux qui srsquoincarnent dans la loi et les institutions sociales drsquoune

communauteacute politique crsquoest-agrave-dire dans son reacutegime politique Nous avons consideacutereacute la

dimension naturelle de la communauteacute politique en tant que mise en commun de certaines fins

et de certains moyens qui sont inteacutegreacutes par une action constante de la communauteacute sur elle-

mecircme La discussion collective sur ces dimensions du bien est plus en mesure de fournir un

112

arriegravere-plan commun pour repreacutesenter le deacutesaccord au sein de la citeacute puisque celles-ci sont

constitutives de la communauteacute mecircme Cette dimension de la vie politique nrsquoest toutefois

perceptible que si lrsquoon considegravere la finaliteacute des institutions communes soit les biens qui les sous-

tendent Cette finaliteacute est alors ce qui permet aux citoyens de srsquoidentifier au tout de la

communauteacute politique et drsquoagir en commun par le partage de certains principes au sein drsquoune

causaliteacute teacuteleacuteologique et non pas meacutecanique cette derniegravere srsquoapparentant davantage agrave la

domination et non au gouvernement de soi par soi Il y a causaliteacute teacuteleacuteologique lorsque la

deacutelibeacuteration est conduite selon une certaine fonction qui renvoie agrave quelque chose agrave faire agrave une

fin plus ou moins deacutefinie Nous avons alors consideacutereacute lrsquoexercice mecircme de la citoyenneteacute comme

la possibiliteacute drsquoune telle fonction

Une reacuteflexion sur la deacutelibeacuteration politique renvoie en effet neacutecessairement agrave une reacuteflexion

sur la citoyenneteacute Nous avons vu que selon Aristote la citoyenneteacute trouve sa deacutefinition mecircme

dans lrsquoactiviteacute de deacutelibeacuterer Cette fonction peut alors ecirctre deacutefinie crsquoest-agrave-dire srsquoinscrire dans une

charge politique exeacutecutante ou alors indeacutefinie ce qui implique une participation politique moins

deacuteterminante mais tout de mecircme primordiale puisqursquoelle consiste dans lrsquoactiviteacute de juger les

propositions des gouvernants Nous avons alors fait remarquer que cette structure avait un

parallegravele fort avec la deacutemocratie repreacutesentative contemporaine ougrave un laquo public raquo juge les

gouvernants de faccedilon formelle (les eacutelections) et informelle (lrsquoopinion publique) Or ce jugement

apparaicirct aujourdrsquohui accompagneacute drsquoune certaine passiviteacute car exteacuterieur agrave lrsquoactiviteacute politique

proprement dite Nous avons alors voulu nous inspirer du point de vue aristoteacutelicien afin de

proposer un moyen de rendre la deacutelibeacuteration publique plus active et donc plus deacutelibeacuterative car

plus conforme agrave la raison pratique qui consiste dans un mouvement des principes agrave lrsquoaction Ce

113

moyen consiste agrave favoriser la participation des citoyens au sein drsquoinstitutions deacutelibeacuteratives lieacutees

agrave la vie politique nationale En effet crsquoest principalement agrave ce niveau que nous sont apparues

non seulement la possibiliteacute drsquoune identification agrave des normes communes et drsquoune confiance

envers les gouvernants mais eacutegalement celle du commandement politique inheacuterent agrave toute

deacutelibeacuteration La prise en compte de ces deux aspects permet alors le gouvernement de soi par

soi propre agrave la deacutemocratie comme reacutegime politique

Le quatriegraveme thegraveme geacuteneacuteral que nous avons abordeacute regroupe en quelque sorte tous les

autres crsquoest la dimension rheacutetorique du discours public Nous avons vu que la rheacutetorique nrsquoest

pas seulement un art instrumental visant la persuasion mais surtout une faccedilon drsquoorienter en

commun les motifs drsquoaction au sein de la communauteacute politique En ce sens le discours

rheacutetorique prend en consideacuteration la speacutecificiteacute du domaine politique ougrave diffeacuterentes

revendications sur le bien sont en concurrence mais ougrave le deacutebat est sans cesse trancheacute de faccedilon

temporaire par la disposition du reacutegime politique par ses lois et ses deacutecrets Nous avons tenteacute

de montrer pourquoi la politique ne pouvait ecirctre le lieu de la conversation laquo dialectique raquo bien

qursquoelle puisse y faire une certaine place En effet le kairos propre agrave la politique implique des

circonstances toujours changeantes que le jugement doit prendre en consideacuteration Ce sont alors

les gouvernants qui sont le plus disposeacutes agrave avoir cette vue drsquoensemble et agrave proposer un plan

drsquoaction particulier Toutefois dans un reacutegime politique libre cette proposition doit

srsquoaccompagner de persuasion crsquoest-agrave-dire de bonnes raisons drsquoadheacuterer au plan drsquoaction ou agrave la

norme en question que ces raisons soient la confiance envers lrsquoorateur un exemple du passeacute ou

un sentiment lieacutee agrave la noblesse de la proposition Il ne srsquoagit donc pas de laquo tromper raquo lrsquoaudience

des citoyens ou de prendre tous les moyens neacutecessaires agrave la persuasion En effet nous avons

114

identifieacute au sein de la pratique rheacutetorique comme au sein de lrsquoaction en geacuteneacuteral une distinction

entre biens internes et biens externes Il convient parfois drsquoeacutecarter la fin externe viseacutee afin de

promouvoir certains biens qui sont intrinsegraveques agrave la pratique La rheacutetorique deacutelibeacuterative ne vise

effectivement pas seulement agrave persuader et agrave motiver une action particuliegravere mais eacutegalement agrave

produire un mouvement interne chez les interlocuteurs crsquoest-agrave-dire un changement dans leurs

dispositions eacutethiques dans leurs deacutesirs et leurs souhaits Nous retrouvons ici toute lrsquoimportance

accordeacutee par Aristote au caractegravere de lrsquoagent et aux vertus du reacutegime politique

Afin drsquoactualiser la philosophie pratique drsquoAristote et de la penser en lien avec les reacutegimes

contemporains de deacutemocratie repreacutesentative nous nous sommes tourneacutes principalement vers les

travaux drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent deux philosophes srsquoinscrivant au sein de

lrsquoapproche aristoteacutelicienne tout en ayant deacuteveloppeacute une vision sociale et politique originale

Comme nous lrsquoavons montreacute ceux-ci partagent une mecircme critique drsquoune certaine conception

moderne et contemporaine de la rationaliteacute pratique qui oscille entre un universalisme abstrait

et un particularisme reposant plus sur la volonteacute que sur la raison Ce double aspect serait alors

la conseacutequence drsquoun refus de vivre politiquement drsquoinscrire son action ainsi que sa justification

dans le contexte des affaires communes Lrsquoideacuteal de la laquo diffeacuterence raquo reviendrait alors agrave

relativiser la politique au nom de lrsquoexpression de lrsquoindividualiteacute Or par ce fait mecircme les

individus qui agissent toujours bien sucircr au sein drsquoune communauteacute politique ne disposent plus

drsquoune prise rationnelle sur lrsquoensemble de leur vie pratique qui ne peut ecirctre assureacutee que par

lrsquoautogouvernement deacutemocratique

Crsquoest sur la nature de cet autogouvernement que sont apparues les plus grandes divergences

entre Alasdair MacIntyre et Pierre Manent Nous avons vu que le premier reacutecuse toute possibiliteacute

115

de deacutelibeacuteration rationnelle au sein de la forme de lrsquoEacutetat-nation Selon lui lrsquoEacutetat-nation nrsquoest pas

en mesure de fournir une conception substantielle du Bien qui permette drsquoordonner les biens

particuliers et donc de fournir des preacutemisses rationnelles agrave lrsquoaction Cette laquo vie reacutefleacutechie raquo ne

pourrait alors srsquoincarner qursquoau sein de pratiques particuliegraveres dont la continuiteacute est assureacutee par

de petites communauteacutes Pour Manent et nous lui avions ici donneacute raison MacIntyre fait

lrsquoerreur de ne pas percevoir la nature exacte de la recherche humaine drsquoune association politique

effective qui se fait toujours en fonction de laquo propositions universelles drsquohumaniteacute raquo Ainsi la

nation loin de nrsquoecirctre qursquoun simple instrument est selon Manent la condition actuelle de la

liberteacute politique en Occident En effet elle est la forme politique qui permette de lier la

laquo communion au consentement raquo puisqursquoelle constitue en une communauteacute drsquoidentification

dans laquelle les citoyens vivent selon des biens partageacutes Crsquoest donc dans lrsquoEacutetat-nation que la

deacutelibeacuteration politique peut atteindre toute sa porteacutee et son effectiviteacute

Cette divergence sur la forme de vie commune apte agrave produire une deacutelibeacuteration rationnelle

provient chez les deux penseurs drsquoune conception diffeacuterente de la raison pratique universelle

crsquoest-agrave-dire des dimensions et des possibiliteacutes de la science pratique de la veacuteriteacute sur la pratique

Pour Manent la nature humaine produit une reacutegulariteacute qui se deacuteploie surtout dans la vie politique

lieu des plus hautes actions accompagneacutees de parole Ainsi il y a bien une science du politique

qui puisse juger de la justice des diffeacuterentes associations humaines indeacutependamment de

lrsquohistoire et de la laquo narration raquo que lrsquoon en fait Pour sa part MacIntyre refuse la possibiliteacute

drsquoune science politique strictement comparative puisque le jugement politique est toujours

historiquement et socialement situeacute La rectitude de la pratique ne peut alors ecirctre consideacutereacutee

qursquoen fonction de la narration qui accompagne toujours les actions et les institutions Bien que

116

Manent accorde que cette dimension de la connaissance pratique soit importante elle nrsquoen est

pour lui que la condition et non la substance Tout en acceptant le point de vue plus anhistorique

de Manent nous avons toutefois voulu montrer toute lrsquoimportance de cette laquo condition raquo Les

travaux de MacIntyre sont alors une contribution preacutecieuse agrave la dimension laquo eacuteducative raquo de la

philosophie pratique aristoteacutelicienne crsquoest-agrave-dire les conditions de deacuteveloppement des vertus

du jugement pratique et drsquoune reacuteflexion sur les deacutesirs et les besoins propres agrave la nature humaine

des eacuteleacutements qui sont tous essentiels agrave une deacutelibeacuteration rationnelle

Finalement agrave la suite de notre analyse plusieurs questions demeurent bien sucircr en suspens

Drsquoabord la psychologie de lrsquoaction preacutesenteacutee notamment au premier chapitre reste agrave eacutetayer

drsquoune part dans lrsquoœuvre drsquoAristote elle-mecircme notamment quant agrave sa description des vertus

secondaires propres au jugement pratique et agrave son analyse du laquo mouvement des animaux raquo au

sein des traiteacutes biologiques et drsquoautre part en fonction des recherches reacutecentes dans ce domaine

Drsquoailleurs plusieurs travaux continuent agrave recourir aux distinctions aristoteacuteliciennes entre le deacutesir

la croyance et le choix deacutelibeacutereacute (la volonteacute) Il faudrait voir plus preacuteciseacutement comment ces

eacuteleacutements interagissent au sein de deacutelibeacuterations collectives Sur ce point les travaux empiriques

notamment lrsquoeacutetude de laquo mini-publics raquo peuvent ecirctre utiles

De plus agrave un niveau plus pratique notre analyse des possibiliteacutes institutionnelles de la

deacutelibeacuteration deacutemocratique est bien sucircr geacuteneacuterale et incomplegravete Une telle eacutetude doit eacutegalement

prendre en consideacuteration les particulariteacutes constitutionnelles des diffeacuterentes deacutemocraties Par

exemple plusieurs voix dont des professeurs se sont reacutecemment fait entendre afin de proposer

117

une reacuteforme du seacutenat canadien qui srsquoappuierait sur le tirage au sort de citoyens 57 Notre

recherche a plutocirct consisteacute dans une tentative drsquoidentification de certains principes devant guider

ce genre de changements institutionnels Ainsi bien que la structure de la deacutelibeacuteration soit

importante notamment dans le but de lrsquoassocier au commandement politique et donc agrave une

certaine activiteacute lrsquoorientation du discours lrsquoest tout autant Une deacutelibeacuteration qui nrsquoaccepte que

des propositions concernant des rapports de reacuteciprociteacute et non des propositions concernant

certains biens qui valent pour tous et dans la plupart des cas ne pourra se deacuteployer comme raison

speacutecifiquement pratique Or cette perspective ne peut ecirctre adopteacutee qursquoen reconnaissant

lrsquointeacutegration des fins et des moyens ainsi que celle de la socieacuteteacute et du gouvernement au sein

drsquoune sphegravere politique dont la fonction est essentiellement architectonique Ce nrsquoest alors que

dans la mesure ougrave les individus pourront se comprendre comme citoyens et donc comme

laquo animaux deacutependants rationnels raquo (MacIntyre 1999) que cette nature du politique pourra ecirctre

reacuteapproprieacutee et utiliseacutee pour le bien vers lequel tous tendent en veacuteriteacute

57 Cf Arash Abizadeh laquo Lets replace Canadas Senate with a randomly selected citizen assembly raquo Montreal

Gazette mercredi 07 deacutecembre 2016 et aussi les confeacuterences de lrsquoatelier laquo Representation Bicameralism and

Sortition With Application to the Canadian Senate raquo co-organiseacute par le Centre pour lrsquoeacutetude de la citoyenneteacute

deacutemocratique (CEacuteCD) le Groupe de recherche sur les eacutetudes constitutionnelles (RGCS) et le Groupe de recherche

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Page 6: DÉLIBÉRER EN RÉGIME DE DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE …

6

deacutemocratie authentique ou comme un mouvement de la laquo deacutemocratie contre elle-mecircme4 raquo

celles-ci ont des conseacutequences qui ne sont pas neacutegligeables pour lrsquoanalyse et la bonne conduite

de la vie publique deacutemocratique Pour cette raison plusieurs theacuteoriciens et praticiens ont

proposeacute une reacuteinterpreacutetation et une transformation des institutions et des proceacutedures de la

deacutemocratie repreacutesentative

Une des propositions les plus influentes en ce sens est celle de la laquo deacutemocratie deacutelibeacuterative raquo

qui corrigerait les lacunes actuelles du gouvernement repreacutesentatif en insistant sur lrsquoeacutechange

civique comme justification des normes communes Face agrave cet laquo impeacuteratif deacutelibeacuteratif5 raquo la

meacutethode actuelle drsquoagreacutegation des preacutefeacuterences par le vote eacutelectoral apparaicirct insuffisante Dans

son ensemble lrsquoideacutee de la deacutemocratie deacutelibeacuterative tout en voulant conserver certains acquis

libeacuteraux tels que lrsquoEacutetat de droit propose alors une certaine reacuteactualisation de lrsquoassociation

reacutepublicaine entre citoyenneteacute et prise de parole publique6 En effet selon le reacutepublicanisme

classique le sujet politique est une communauteacute de parole et drsquoaction et la recherche des normes

collectives adeacutequates se fait par la conversatio civilis propre au gouvernement de citoyens libres

et eacutegaux (Blattberg 2000)

Cette proposition se heurte toutefois agrave plusieurs difficulteacutes agrave commencer par son inteacutegration

aux reacutegimes repreacutesentatifs actuels Apregraves avoir identifieacute quelques-unes (cf Revue de litteacuterature)

4 Cf Gauchet Marcel 2002 La deacutemocratie contre elle-mecircme Paris Gallimard et plus reacutecemment Gauchet M

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deacutemocraties contemporaines Il passe par la valorisation constante et systeacutematique de certains thegravemes la discussion

le deacutebat la concertation la consultation la participation le partenariat la gouvernance raquo (Blondiaux et Sintomer

2002 17) Les auteurs soulignent que ce mouvement est agrave la fois pragmatique et theacuteorique 6 Par exemple lrsquoapproche influente drsquoHabermas laquo associe au processus deacutemocratique des connotations normatives

plus fortes que ne le fait le modegravele libeacuteral mais plus faibles que ne le fait le modegravele reacutepublicain raquo (Habermas 1997

322)

7

nous proposerons de consideacuterer cette promesse deacutelibeacuterative agrave la lumiegravere drsquoune approche

speacutecifique de la rationaliteacute pratique et plus geacuteneacuteralement de la politique soit la philosophie

aristoteacutelicienne qui connaicirct drsquoailleurs un regain drsquointeacuterecirct important dans les derniegraveres anneacutees au

sein de la theacuteorie politique7 Nous verrons que cette approche possegravede les ressources pour

expliquer certaines carences de la rationaliteacute pratique conduite au sein des reacutegimes

contemporaines de deacutemocratie repreacutesentative ainsi que pour offrir des voies agrave la reconstruction

drsquoune certaine capaciteacute drsquoaction collective reconstruction dont la neacutecessiteacute est bien sucircr agrave ce

stade insuffisamment justifieacutee

Afin de mener agrave bien cet objectif de recherche trois hypothegraveses seront proposeacutees et

deacuteveloppeacutees La premiegravere a trait agrave lrsquointerpreacutetation de la philosophie pratique aristoteacutelicienne

Nous suggeacuterons que trop peu drsquoattention a eacuteteacute confeacutereacutee agrave la nature du processus de formation

de la volonteacute chez Aristote en comparaison avec les propositions normatives substantielles que

lrsquoon retrouve dans sa philosophie telles que la vertu la nature du bonheur lrsquoEacutetat ideacuteal etc

Ensuite nous croyons que lrsquoapproche aristoteacutelicienne nous montre une voie qui reacutesout la tension

entre lrsquoaspect eacutethique de la deacutelibeacuteration sa leacutegitimiteacute et sa dimension eacutepisteacutemique ou formelle

soit la validiteacute de ses principes et conclusions notamment par lrsquointermeacutediaire de son analyse du

reacutegime politique Finalement nous posons que plusieurs difficulteacutes theacuteoriques ainsi que

pratiques propres agrave la deacutemocratie contemporaine renvoient agrave une compreacutehension inadeacutequate de

7 Cf Enrico Berti 1990 laquo La philosophie pratique dAristote et sa reacutehabilitation reacutecente raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale 92 (2) 249-266 Et pour une revue de la litteacuterature reacutecente cf Thornton Lockwood

Agrave paraicirctre laquo Scholarship on Aristotlersquos Ethical and Political Philosophy (2011-2016) raquo dans Aristotlersquos Ethics and

Politics Oxford Bibliography Online

8

la dimension pratique de la deacutelibeacuteration crsquoest-agrave-dire son rapport agrave lrsquoaction Nous proposons que

la deacutelibeacuteration politique ne puisse ecirctre adeacutequatement comprise qursquoen reacutefeacuterence agrave cette finaliteacute

et comme mouvement vers ce terme Ainsi nous tenterons de montrer que lrsquoexercice de la

rationaliteacute pratique se mesure agrave la maniegravere dont celle-ci rend possible lrsquoaccomplissement drsquoune

action eacutethique et politique choisie et que cet accomplissement ne peut se produire que dans une

forme de vie commune posseacutedant des institutions sociales et politiques faisant autoriteacute

Nous deacutevelopperons ces hypothegraveses et tenterons drsquoen montrer la validiteacute agrave travers trois

chapitres Le premier exposera la conception de la deacutelibeacuteration et plus geacuteneacuteralement de la

rationaliteacute pratique que lrsquoon peut retrouver dans lrsquoœuvre drsquoAristote Cette partie se voudra plus

descriptive et permettra de situer certaines probleacutematiques ainsi que drsquoidentifier les ressources

les plus pertinentes de lrsquoapproche aristoteacutelicienne afin de les traiter Vu lrsquoampleur et la

complexiteacute de la litteacuterature savante sur Aristote nous devrons parfois choisir certaines

interpreacutetations sans justification exhaustive Le deuxiegraveme chapitre traitera plus speacutecifiquement

de la probleacutematique de la rationaliteacute pratique dans un reacutegime de deacutemocratie libeacuterale ainsi que

de la question de lrsquoautogouvernement Nous nous appuierons notamment sur deux philosophes

contemporains Alasdair MacIntyre et Pierre Manent qui srsquoinscrivent dans la perspective

aristoteacutelicienne Puis le troisiegraveme et dernier chapitre traitera de la forme de vie commune

capable drsquoincarner le type de rationaliteacute pratique qui aura eacuteteacute mise de lrsquoavant et ainsi de

reacutepondre complegravetement au problegraveme de la leacutegitimiteacute et de lrsquoaction Nous comparerons alors

deux propositions avanceacutees respectivement par MacIntyre et Manent celle drsquoune vie politique

nationale et celle drsquoune vie politique locale

9

Revue de litteacuterature

La penseacutee et la science politiques des trente derniegraveres anneacutees ont notamment connu un

laquo tournant deacutelibeacuteratif 8 raquo lors duquel une attention accrue a eacuteteacute porteacutee agrave la pratique de la

deacutelibeacuteration publique dans un reacutegime deacutemocratique Bien sucircr celle-ci nrsquoest pas un thegraveme

nouveau de la philosophie politique DrsquoAristote en passant par les Federalist Papers il a

toujours eacuteteacute un eacuteleacutement majeur de la theacuteorie politique (Thompson 2008) Dans une perspective

theacuteorique la philosophie contemporaine srsquoest pencheacutee sur la pratique de la deacutelibeacuteration

collective notamment afin de deacutepasser lrsquoalternative weacuteberienne entre une rationaliteacute qui eacutetudie

la pratique humaine de faccedilon deacutesengageacutee et drsquoautre part une rationaliteacute instrumentale qui

cherche les moyens drsquoatteindre une fin radicalement choisie crsquoest-agrave-dire qui ne peut faire lrsquoobjet

drsquoune justification rationnelle La question qui se pose est alors celle de savoir comment

produire une justification rationnelle des normes tout en assurant leur leacutegitimiteacute

Plusieurs reacuteponses ont eacuteteacute avanceacutees motiveacutees par le deacutefi que posait la theacuteorie de Weber

ainsi que par lrsquoimpression drsquoune emprise de plus en plus importante de pratiques et de

justifications simplement instrumentales comme la neacutegociation ou lrsquoagreacutegation de preacutefeacuterences

notamment baseacutees sur les theacuteories du laquo choix social raquo (Garsten 2011 163) Parmi ces reacuteponses

la theacuteorie de la deacutemocratie deacutelibeacuterative demeure une des plus influentes Elle se distingue

drsquoautres theacuteories de la deacutemocratie telles que la laquo deacutemocratie participative raquo qui insiste sur la

leacutegitimiteacute du reacutegime en promouvant une plus grande participation politique ou alors la

laquo deacutemocratie agonistique raquo qui insiste sur le caractegravere indeacutepassable du conflit politique et qui

8 Une expression introduite par John Dryzek (2000) dans Deliberative democracy and beyond Liberals Critics

Contestation Oxford Oxford University Press

10

conclut en faveur drsquoune forme de deacutecisionnisme (Mouffe 2013) La deacutemocratie deacutelibeacuterative

pour sa part promeut le consensus politique par lrsquointermeacutediaire de la discussion publique Pour

ce faire la plupart de ses theacuteoriciens deacuteveloppent des conditions formelles agrave la deacutelibeacuteration Agrave

la suite de Bubner (1993 360) nous pouvons de faccedilon geacuteneacuterale en relever trois drsquoabord un

postulat drsquoeacutegaliteacute formelle entre tous les participants de la discussion ensuite certaines

conditions drsquoauthenticiteacute du discours et de reacuteciprociteacute entre les participants finalement une

certaine obligation de renoncer aux laquo grands discours raquo et agrave lrsquoinfluence rheacutetorique

Sur ce dernier point les tenants de la deacutemocratie deacutelibeacuterative sont toutefois diviseacutes Drsquoune

faccedilon quelque peu simplifieacutee on retrouve drsquoun cocircteacute lrsquoapproche laquo eacutepisteacutemique raquo de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative qui insiste sur la neacutecessiteacute drsquoune proceacutedure normative afin drsquoassurer la validiteacute et

lrsquouniversaliteacute des jugements Nous pouvons ici mentionner des penseurs comme Habermas

(1999 1997) Rawls (1993) ou Benhabib (1996) De lrsquoautre cocircteacute certaines theacuteories de la

deacutemocratie deacutelibeacuterative rejettent le proceacuteduralisme du moins dans sa version normative pour

plutocirct promouvoir lrsquoaspect eacutethique de la deacutelibeacuteration en encadrant la discussion par des principes

fonctionnels Cette approche est alors geacuteneacuteralement plus favorable agrave la rheacutetorique car elle vise

agrave ouvrir la discussion publique agrave une plus grande diversiteacute de points de vue et ainsi agrave augmenter

la leacutegitimiteacute des normes Nous retrouvons dans cette cateacutegorie des theacuteoriciens comme Manin

(2011 1985) Gutmann et Thompson (1996) ou Dryzek (2000 2010)

Ces approches ont toutefois en commun drsquoinsister sur le processus de formation de la

volonteacute collective le processus deacutemocratique des normes porte laquo toute la charge de la

leacutegitimation raquo (Habermas 1997 480) Cette position srsquoest deacuteveloppeacutee notamment comme une

critique de Rousseau tout comme de Kant qui ont voulu justifier les normes morales et

11

politiques par un rapport de soi agrave soi qui srsquoincarne dans la Volonteacute geacuteneacuterale ou lrsquoimpeacuteratif

cateacutegorique bref dans un exercice monologique Or dans une deacutemocratie libeacuterale qui serait

marqueacutee par un plus grand laquo pluralisme raquo et un affaiblissement de la leacutegitimiteacute du gouvernement

repreacutesentatif il conviendrait de revoir cette meacutethode de justification agrave la lumiegravere des possibiliteacutes

du dialogue public

Tout en saluant lrsquoeffort et la contribution positive de lrsquoapproche de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative plusieurs auteurs notamment issus de la tradition aristoteacutelicienne ont toutefois eacuteteacute

grandement critiques agrave son eacutegard La premiegravere accusation a drsquoabord eacuteteacute celle drsquoideacutealisme La

deacutemocratie deacutelibeacuterative ne prendrait pas assez en compte les exigences et les deacuteterminants

concrets de la politique notamment le souci de saisir lrsquooccasion [opportunity] qui limite le temps

de la discussion (Bubner 1993) le rocircle essentiel et ineacutevitable qursquoy joue lrsquointeacuterecirct ou les passions

(Abizadeh 2002 Dryzek 2010 Garsten 2011 Nussbaum 1986) ainsi que les situations

drsquoineacutegaliteacutes reacuteelles par rapport auxquelles la deacutelibeacuteration doit se conformer (Blattberg 2003

Garsten 2011)

Certains penseurs de la deacutemocratie deacutelibeacuterative eacutechappent bien sucircr agrave quelques-unes de ces

critiques notamment ceux qui acceptent une forme de rheacutetorique au sein du discours public

Toutefois cette laquo concession raquo se fait trop souvent au nom drsquoun supposeacute manque de teneur

motivationnelle de la seule raison Ainsi la rheacutetorique qui fait utilisation des eacutemotions et du

caractegravere de lrsquoorateur et de lrsquoaudience ne serait qursquoun ajout un laquo apport motivationnel raquo mais

qui doit ecirctre limiteacute par lrsquoargumentation rationnelle (Abizadeh 2007 Garsten 2011) Or cette

approche mobiliserait une fausse seacuteparation entre motivation et persuasion ou alors dans les

termes drsquoHabermas (1997) entre la laquo facticiteacute raquo qui renvoie agrave lrsquoethos particulier drsquoune

12

communauteacute politique (ie eacutemotions identification) et la laquo validiteacute raquo qui est constitueacutee par des

composantes purement rationnelles de discours crsquoest-agrave-dire la veacuteriteacute des affirmations la

justesse des normes qui preacutesident agrave leur interaction et la sinceacuteriteacute de leurs propos (Langlois 2003

565) Comme lrsquoa montreacute de faccedilon convaincante Arash Abizadeh (2007) srsquoappuyant sur Aristote

ces deux eacuteleacutements bien que non assimilables sont toutefois reacuteconciliables en fait la facticiteacute

est en partie constitutive de la validiteacute puisque cette derniegravere suppose un vocabulaire commun

et une orientation commune (cf aussi Descombes 2007 346) La rheacutetorique en tant qursquoelle

identifie les moyens de persuader notamment en se rapportant agrave lrsquoethos du groupe peut servir

la validiteacute en produisant une discussion intelligible pour tous En ce sens le discours rheacutetorique

a avant tout lrsquoavantage de produire une motivation agrave entrer en discussion en-deccedila des reacutesultats

viseacutes En tant qursquoelle se soucie des fins du dialogue et non seulement de sa forme la rheacutetorique

permet lrsquoimpulsion neacutecessaire agrave la discussion collective puisqursquoon ne commence rien sans

objectif initial

Outre la forme du discours promue par la deacutemocratie deacutelibeacuterative la critique

aristoteacutelicienne a eacutegalement cibleacute ses postulats laquo meacutetaeacutethiques raquo qui seraient particuliegraverement

forts au sein du proceacuteduralisme de Juumlrgen Habermas et de John Rawls Ces postulats

contiendraient des preacutesupposeacutes substantiels non reconnus notamment quant agrave la nature de la

liberteacute humaine (Taylor 1994) ou de la rationaliteacute (Salkever 2002) qui peacutetitionnent en fait pour

les conceptions dominantes de la moderniteacute Or cela va agrave lrsquoencontre de lrsquoobjectif proceacuteduraliste

qui consiste agrave substituer agrave des theacuteories morales substantielles une proceacutedure impartiale baseacutee sur

lrsquouniversaliteacute et lrsquoabstraction de principes eacutethiques particuliers Bref on peut reprocher au

proceacuteduralisme de fonder leur theacuteorie formelle sur une situation politique historiquement situeacutee

13

soit lrsquoexpeacuterience de la deacutemocratie libeacuterale (Manent 2010b) ce qui ferme la porte agrave une

discussion qui porterait sur les principes propres de ce reacutegime (Gutmann et Thompson 2002

Weinstock 2001) Notons que cette critique pourrait aussi valoir pour certaines approches non

proceacutedurales de la deacutemocratie deacutelibeacuterative notamment agrave travers leur utilisation du concept de

laquo raisonnable raquo pour limiter la discussion (Weinstock 2001)

Cette probleacutematique provient drsquoune tension entre la leacutegitimiteacute des normes crsquoest-agrave-dire

lrsquoautoriteacute qui est apte agrave les promulguer et leur caractegravere formel crsquoest-agrave-dire la reacutepartition des

avantages que celles-ci promeuvent (eg lrsquoeacutegaliteacute) (Descombes 2007) Ainsi la deacutemocratie

deacutelibeacuterative tout comme le reacutegime de deacutemocratie libeacuterale en geacuteneacuteral aurait agrave faire face agrave ce que

Bonnie Honig (2007) par exemple a nommeacute le laquo paradoxe de la deacutemocratie constitutionnelle raquo

pour laquelle la souveraineteacute se situe agrave la fois dans les lois et dans le peuple Autrement dit alors

que la discussion des normes et la production drsquoun consentement seraient une condition de la

liberteacute politique la constitution qui encadre cette discussion est neacutecessairement non directement

choisie par les participants (sauf dans le cas drsquoune assembleacutee constituante) Or les regravegles

constitutionnelles sont elle-mecircmes une condition du bon deacuteroulement de la discussion et donc

de la liberteacute Bien sucircr ce paradoxe est en fait une deacuteclinaison du problegraveme par excellence de la

philosophie politique moderne agrave savoir la conciliation entre lrsquointeacutegration sociale et le pouvoir

politique drsquoune part et la liberteacute des citoyens drsquoautre part

Selon Habermas ces deux aspects du reacutegime deacutemocratique moderne ne sont pas

irreacuteconciliables Ils se reacuteunissent lorsque le fardeau de la leacutegitimiteacute est orienteacute vers lrsquoavenir ougrave

chaque geacuteneacuteration a la responsabiliteacute drsquoactualiser la laquo substance normative raquo de la constitution

en faveur drsquoun eacutelargissement des droits (Habermas 1997 Honig 2007 8-11) La question qui

14

se pose est alors celle de savoir si une certaine substance demeurera agrave la suite drsquoun processus de

reacutevision continuel une probleacutematique que nous devrons traiter Or la solution de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative ougrave le processus deacutemocratique est garant de la leacutegitimiteacute des normes srsquoexpose agrave un

problegraveme plus profond bien mis en lumiegravere par Descombes (2007)

Dans sa critique de ce qursquoil appelle laquo le contrat social drsquoHabermas raquo Descombes deacutebute en

identifiant agrave la suite de la tradition scolastique trois aspects de la justice drsquoune norme ou drsquoune

loi sa leacutegitimiteacute (eg lrsquoautoriteacute qui la promulgue nrsquoest pas sortie de ses attributions) sa forme

(eg le respect de lrsquoeacutegaliteacute proportionnelle) et sa fin (ie le contenu de la loi en rapport agrave lrsquointeacuterecirct

geacuteneacuteral) (Descombes 2007 321) Selon Descombes le proceacuteduralisme consiste en une certaine

fusion de la leacutegitimiteacute et de la forme justifieacutee par le fait qursquoun processus formel (ici

deacutemocratique) rendrait plus leacutegitimes les normes dont la promulgation obeacuteit au positivisme

juridique La loi est conseacutequemment assimileacutee au droit aux rapports de justice entre individus

Cela permettrait notamment drsquoeacuteviter les deacutebats de fond sur le contenu et la fin des normes un

deacutebat qui poserait problegraveme dans une socieacuteteacute dite laquo pluraliste raquo

Il y a toutefois deux lacunes dans cette theacuteorie selon Descombes Drsquoabord dans les socieacuteteacutes

modernes le droit est deacutejagrave fondeacute positivement Sa leacutegitimiteacute nrsquoappartient plus agrave une sphegravere

transcendante ou agrave un ordre cosmique mais agrave lrsquoautoriteacute politique accepteacutee par les citoyens Sur

ce point les socieacuteteacutes contemporaines ne sont donc pas laquo pluralistes raquo puisque cette justification

est la mecircme pour tous (il nrsquoy pas de droit divin pour un roi ou de privilegraveges pour des notables)

Ensuite le reacutegime deacutemocratique reacuteclame en soi ce qursquoil appelle une laquo philosophie reacutealiste du

droit raquo (2007 324-325) Autrement dit des citoyens libres doivent pouvoir se prononcer sur les

finaliteacutes de la loi sur leur contenu eacutethique

15

La leacutegitimation nrsquoest pas donc suffisante car elle revient agrave placer la souveraineteacute dans la

proceacutedure comme le veut drsquoailleurs Habermas Bien sucircr ce dernier ne conteste pas que les

citoyens puissent discuter du contenu des lois mais la teneur normative de leurs points de vue

devra ecirctre laquo filtreacutee raquo par la proceacutedure ceux-ci seront transformeacutes en laquo preacutefeacuterences subjectives raquo

qui devront trouver place au sein drsquoun ensemble de rapports (le droit) et non au sein du bien

commun (la loi) (Descombes 2007 325-326) Nous pouvons remarquer ici une influence

reacuteciproque entre la leacutegitimation par lrsquouniversalisation et la subjectivation (ou particularisation)

des discours moraux sur lequel il sera important de revenir Ainsi le problegraveme demeure

comment une telle proceacutedure motiverait-elle les citoyens agrave entrer dans une discussion si le

reacutesultat est connu drsquoavance soit la proceacutedure elle-mecircme qui srsquoincarne dans une deacutemocratisation

par lrsquoeacutelargissement du consentement Encore une fois pas de principe sans fin ou dans les

mots drsquoAristote pas drsquoarkhē sans telos

Il faut alors pouvoir deacuteterminer comment au sein de la vie politique un principe peut ecirctre

vraiment principe crsquoest-agrave-dire causer directement un commencement (principio) un

mouvement une action9 Selon les consideacuterations preacuteceacutedentes il faudrait pour cela se deacutefaire

de lrsquoexigence de leacutegitimation comprise comme une assimilation de la leacutegitimiteacute (lrsquoautoriteacute de

la loi) et de la forme (la reacutepartition induite par la loi) et plus positivement eacutelaborer une theacuteorie

9 Cette probleacutematique dans sa dimension meacutetaphysique a eacuteteacute traiteacutee par Aristote qui au livre A de sa Meacutetaphysique

reproche agrave Platon de nrsquoavoir identifieacute que deux types de cause soit la cause mateacuterielle et la cause formelle Or

Aristote se demande comment les Formes de Platon peuvent ecirctre justement causes ou principes puisqursquoelles sont

seacutepareacutees du sensible Platon ferait deacutependre la reacutealiteacute sensible de principes formels mais sans expliquer comment

ceux-ci deacuteterminent cette reacutealiteacute Crsquoest ainsi qursquoAristote (Met Λ 10) pour pallier agrave cette lacune introduit les

notions de cause finale et de cause efficiente au sein drsquoune theacuteorie des essences agrave la fois seacutepareacutees (comme principe

commun drsquouniteacute et drsquoecirctre) et immanentes aux choses (comme manifestation ordonneacutee de lrsquoeacutetant) Cf Roux Sylvain

2006 laquo Le bien comme principe Aristote contre les platoniciens raquo Dans B Mabille dir Le principe Paris Vrin

43-69

16

de la deacutelibeacuteration politique qui prenne en compte la question de la finaliteacute des institutions

politiques et sociales Crsquoest ce que nous tenterons tout au long des chapitres suivants

Malgreacute ces critiques la theacuteorie de la deacutemocratie deacutelibeacuterative preacutesente selon nous trois forces

qursquoil convient de garder agrave lrsquoesprit diagnostic que nous partageons notamment avec Salkever

(2002) la prise en compte de la complexiteacute sociale moderne le souci de questionner certains

concepts englobants comme le Peuple ou la Volonteacute geacuteneacuterale et finalement la promotion drsquoune

discussion publique rationnelle (comprise ici simplement comme une discussion qui donne des

raisons) Alors que devant certaines difficulteacutes de penser et drsquointroduire la deacutelibeacuteration au sein

de la sphegravere publique drsquoun Eacutetat moderne une partie de la litteacuterature concerneacutee par la discussion

civique est plutocirct passeacutee de la laquo deacutemocratie deacutelibeacuterative raquo agrave la laquo deacutelibeacuteration deacutemocratique raquo en

se concentrant sur les laquo mini-publics raquo ou les assembleacutees locales (Chambers 2009) il est de

notre avis que le projet initial de cette theacuteorie doit ecirctre poursuivi crsquoest-agrave-dire celui de consideacuterer

la possibiliteacute de rendre un reacutegime globalement plus deacutelibeacuteratif

Comme lrsquoa bien formuleacute Wilson (2011 259) il nous faut alors laquo ecirctre capable de

comprendre et drsquoeacutevaluer des proceacutedures drsquointeacutegration par la deacutelibeacuteration agrave un niveau de degreacute

et complexiteacute adeacutequat raquo autrement dit de laquo lier des eacutevaluations holistes et agrave lrsquoeacutechelle du reacutegime

aux actions et dispositions des individus qui constituent ce reacutegime raquo Agrave cet eacutegard lrsquoapproche

aristoteacutelicienne peut nous ecirctre utile en ce qursquoelle ne seacutepare pas les dispositions des individus et

du reacutegime tout en insistant sur la rationaliteacute des institutions politiques De plus comme

lrsquoaffirme Monique Canto-Sperber (2001 26) cette approche agrave lrsquoinstar des philosophies

Notre traduction laquo Thus we need to be able to conceive and evaluate processes of deliberative integration at a

suitable level of scale and complexity raquo [hellip] laquo connecting holistic regime-level assessments to the actions and

qualities of the individuals who constitutes the regime raquo

17

antiques en geacuteneacuteral a des laquo ambitions eacutepisteacutemologiques raquo plus modestes En effet plutocirct que

des proceacutedures universelles laquo on y trouve [hellip] un modegravele qui procegravede par inteacuteriorisation et

explicitation du consensus moral et contribue ainsi agrave lrsquoameacutelioration de la capaciteacute de la personne

agrave deacutelibeacuterer et agrave deacutecider raquo (Canto-Sperber 2001 26)

Au sein de la litteacuterature on peut retrouver cette meacutethode et cette ambition appliqueacutees aux

problegravemes preacutesenteacutees dans un eacutechange indirect entre le philosophe eacutecossais Alasdair MacIntyre

et le philosophe franccedilais Pierre Manent dont les œuvres respectives consideacuterables et respecteacutees

srsquoinspirent de la philosophie drsquoAristote Leurs travaux peuvent nous aider agrave introduire la

question de la finaliteacute au sein drsquoune theacuteorie de la deacutelibeacuteration politique qui implique une

reacuteflexion sur la nature de la raison pratique individuelle et collective ainsi que sur la forme de

vie permettant son eacutepanouissement

Cet eacutechange a deacutebuteacute en 2005 avec la publication drsquoune biographie intellectuelle drsquoAlasdair

MacIntyre en langue franccedilaise reacutedigeacutee par Eacutemile Perreau-Saussine dans laquelle Pierre Manent

signe la preacuteface Ce dernier souligne drsquoabord le meacuterite de MacIntyre laquo drsquoavoir identifieacute la lacune

centrale dans notre approche du monde humain raquo crsquoest-agrave-dire laquo le deacutefaut drsquoune compreacutehension

adeacutequate de lrsquoagir humain et lrsquoabandon de son registre lsquopratiquersquo raquo (Manent 2005 2) ndash une tacircche

agrave laquelle srsquoattardera speacutecifiquement Manent quelques anneacutees plus tard (2015a 2015b 2014b)

Pour ce dernier lrsquoaction politique des deacutemocraties contemporaines laquo consiste dans cette eacutetrange

suspension de lrsquoaction raquo qui rend impeacuterieux laquo la deacutefinition du cadre de la deacutelibeacuteration et de

lrsquoaction raquo (Manent 2014 12) Cette redeacutecouverte de la pratique dans toute son ampleur si nous

osons dire est donc un thegraveme commun aux deux auteurs et constitue lrsquoarriegravere-fond de ce

meacutemoire Ainsi avant une science politique proprement dite il faudrait aujourdrsquohui une science

18

de lrsquoaction politique laquo une science franchement approximative raquo (Manent 2015b 86-7)

puisque plus pratique que la science politique des reacutegimes et que lrsquoon peut aussi retrouver chez

Aristote

Or srsquoils acceptent tous les deux les eacuteleacutements principaux de la conception aristoteacutelicienne de

la raison pratique certaines divergences sont inteacuteressantes agrave consideacuterer Drsquoabord selon Manent

MacIntyre nrsquoaurait pas su voir dans toute son ampleur laquo la marque ou [le] coefficient politique raquo

(2005 5) que porte lrsquoaction rationnelle Il aurait fait de lrsquohomme un laquo animal social raquo plutocirct

qursquoun laquo animal politique raquo confineacute agrave la communauteacute laquo subpolitique raquo Or puisque cette analyse

tend agrave ignorer la politique comme horizon de la pratique elle se deacutetourne eacutegalement de ce qui

la fonde Ainsi insister sur la transmission naturelle des pratiques et la validiteacute des traditions

occulterait les possibiliteacutes et lrsquointeacutegriteacute de la raison et ce surtout par rapport agrave la possibiliteacute de

propositions universelles sur la pratique humaine et la politique Cela eacutetait lrsquoagenda drsquoAristote

qursquoon ne doit donc pas laquo loger dans le quartier des artisans avec interdiction drsquoen sortir raquo (2005

6)

Cette discussion des thegraveses de MacIntyre a pu reacutecemment prendre la forme drsquoun deacutebat

gracircce agrave un dossier dirigeacute par le philosophe Vincent Descombes (2013a) sur la reacuteception de

MacIntyre en France Ce dernier revient alors sur les critiques de Manent Il affirme que la

conception aristoteacutelicienne de la fonction (ergon) de lrsquohomme comme animal politique ne peut

ecirctre effectivement actualiseacutee qursquoau sein de communauteacutes restreintes dont les membres partagent

un mecircme telos (MacIntyre 2013b 204) Et MacIntyre laquo sauve raquo Aristote laquo de sa propre

incoheacuterence raquo en affirmant la neacutecessiteacute pour tous de se deacutevelopper selon cette nature Une

veacuteritable deacutemocratie permettra donc agrave tous de deacutevelopper les vertus eacutethiques et intellectuelles

19

ce qui nrsquoest faisable qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune forme de vie locale ougrave tous peuvent prendre part agrave la

deacutelibeacuteration Selon le philosophe eacutecossais une extension systeacutematique de lrsquoexcellence agrave travers

une praxis partageacutee est impossible dans les socieacuteteacutes libeacuterales modernes qui ne partagent pas de

fins substantielles et mecircme qui laquo srsquointerdisent de se repreacutesenter comme des communauteacutes

drsquoidentification raquo au nom drsquoune laquo exigence de pluralisme raquo (Descombes 2013a 151) Alors que

pour MacIntyre lrsquoEacutetat-nation est en soi impropre agrave lrsquoexercice de la rationaliteacute pratique Manent

considegravere que crsquoest toujours dans le cadre national du moins en Occident que laquo la vie humaine

trouve sa tension propre et reacutevegravele ses enjeux raquo (Manent 2010a 54) puisqursquoeacutetant toujours le

cadre du gouvernement effectif

Nous croyons donc que le deacutebat entre Pierre Manent et MacIntyre est particuliegraverement

pertinent pour une eacutetude de la deacutelibeacuteration politique dans une perspective aristoteacutelicienne en

plus des contributions reacutecentes sur la pertinence de la rheacutetorique dans lrsquoeacutetude des deacutemocraties

libeacuterales modernes Cette rencontre permettra eacutegalement un dialogue entre deux traditions

philosophiques parfois isoleacutees la tradition de philosophie morale anglo-saxonne et la tradition

franccedilaise de philosophie politique ou ici plus preacuteciseacutement ce qursquoon a nommeacute le laquo renouveau

franccedilais de la philosophie politique 10 raquo Outre lrsquoarticle de Vincent Descombes (2013a)

seulement deux recherches qui sont des thegraveses de doctorat ont agrave notre connaissance rassembleacute

ces auteurs soit Brown (2016) et Cordell Paris (2009) Ainsi nous espeacuterons eacutegalement

contribuer agrave la diffusion de leurs travaux au Queacutebec qui sans ecirctre ignoreacutes demeurent somme

toute peu eacutetudieacutes et mobiliseacutes Finalement afin drsquoenrichir la perspective aristoteacutelicienne que

nous adoptons et de mieux saisir ses probleacutematiques et sa pertinence actuelle nous nous

10 Cf Couture Yves 2007 laquo Le renouveau franccedilais de la philosophie politique raquo Monde commun 1(1) 3-28

20

appuierons aussi sur des travaux contemporains concernant le rapport entre la philosophie

pratique drsquoAristote et la reacuteflexion politique contemporaine notamment ceux de Stephen

Salkever (1990 2000 2002) Monique Canto-Sperber (2001) Aristide Tessitore et al (2002) et

Terence Marshall (2009)

Il nous faut encore justifier le choix meacutethodologique de consacrer un chapitre entier aux

textes drsquoAristote Deux raisons peuvent ecirctre mises de lrsquoavant en plus de celle qui a eacuteteacute eacutevoqueacutee

concernant le thegraveme de la formation de la volonteacute politique dans la litteacuterature aristoteacutelicienne

Drsquoabord lrsquointerpreacutetation drsquoAristote et de sa science pratique est un eacuteleacutement constitutif du deacutebat

entre MacIntyre et Manent Ensuite la theacuteorie aristoteacutelicienne de la deacutelibeacuteration a eacuteteacute

deacuteveloppeacutee dans un cadre bien preacutecis soit la citeacute grecque Nous voulons alors renverser

lrsquoobjection qui affirme pour cette raison les limites des analyses drsquoAristote Le fait qursquoAristote

ait penseacute certaines manifestations de la raison pratique agrave lrsquointeacuterieur drsquoune forme politique

speacutecifique nous permettra de montrer plus clairement le lien theacuteorique qui unit les deux Et si

lrsquoexpeacuterience politique grecque et lrsquoexpeacuterience politique moderne restent diffeacuterentes il nrsquoen

demeure pas moins qursquoelles sont des expeacuteriences politiques et donc que nous pouvons en

abstraire des fondements similaires

CHAPITRE 1 - LA DEacuteLIBEacuteRATION DANS LA PHILOSOPHIE PRATIQUE DrsquoARISTOTE

Nous devons drsquoabord examiner les fondements drsquoune theacuteorie de la deacutelibeacuteration dans lrsquoœuvre

drsquoAristote11 Nous pouvons en trouver les eacuteleacutements principaux au sein de trois ouvrages majeurs

de sa philosophie pratique soit lrsquoEacutethique agrave Nicomaque la Politique et la Rheacutetorique Ce premier

chapitre sera eacutegalement lrsquooccasion de preacutecisions meacutethodologiques puisque nos hypothegraveses

impliquent directement une certaine question de meacutethode en ce qui concerne la reacuteflexion sur le

domaine pratique Nous fournirons ici des deacutetails sur la philosophie aristoteacutelicienne qui ne

seront pas neacutecessairement reprises dans les chapitres suivants notamment parce qursquoils auront

servi agrave poser certaines bases de compreacutehension et eacutegalement parce que certaines deacutemonstrations

sont tenues pour acquises dans les philosophies drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent

11 La deacutelibeacuteration comme recherche pratique

111 La connaissance et les diffeacuterentes manifestations de la raison

La deacutelibeacuteration est une activiteacute de recherche intellectuelle En ce sens elle possegravede sa

laquo meacutethode raquo propre qui est deacutetermineacutee par lrsquoobjet qursquoelle recherche (EN I 1) En effet pour

Aristote diffeacuterents modes de connaissance adviennent selon lrsquoecirctre qui est agrave connaicirctre Et comme

lrsquoecirctre se prend en plusieurs acceptations (Met Γ 2 1003a33) lrsquointellect connaicirctra de diffeacuterentes

faccedilons Aristote distingue alors quatre excellences de lrsquointellect et de la raison la sagesse

(sophia) qui connaicirct les premiers principes des choses la science (episteme) qui deacutemontre les

11 Toutes les reacutefeacuterences agrave Aristote placeacutees entre parenthegraveses utilisent les chiffres de Bekker et renvoient au titre

latin Sauf avis contraire elles correspondent aux eacuteditions suivantes Eacutethique agrave Nicomaque (EN) trad Tricot Vrin

(2012) Eacutethique agrave Eudegraveme (EE) trad Dalimier GF (2013) Politique (Pol) trad Tricot Vrin (2005) Rheacutetorique

(Rhet) trad Lauxerois Pocket (2007) Topiques (Top) trad Tricot Vrin (2012) De lrsquoacircme (DA) trad Tricot

Vrin (2010) Meacutetaphysique (Met) trad Tricot Vrin tome 1 (2000) et tome 2 (2004) Constitution drsquoAthegravenes (CA)

trad Mathieu et Haussoulier Belles Lettres (2016)

22

causes des pheacutenomegravenes la raison pratique (praxis) qui vise lrsquoaction bonne et lrsquoart (poeisis) ou

technique (tekhnē) qui concerne la production (EN VI 3-8) Chaque forme de la raison possegravede

une logique qui lui est propre la dialectique pour la sagesse lrsquoanalytique et la syntheacutetique pour

la science la deacutelibeacuteration pour la raison pratique et les regravegles techniques pour lrsquoart (EN VI

Marshall 2009 16) Pour choisir la meacutethode qui convient au pheacutenomegravene que lrsquoon veut eacutetudier

il faut alors logiquement avoir une certaine compreacutehension preacutealable de celui-ci (EN I 1

1094b29 sq Marshall 200914-15)

Crsquoest la raison pour laquelle Aristote deacutegage un des postulats fondamentaux de son

eacutepisteacutemologie laquo Il faut en effet partir des choses connues et une chose est dite connue en

deux sens soit pour nous soit drsquoune maniegravere absolue Sans doute devons-nous partir des choses

qui sont connues pour nous raquo (EN I 2 1095b sq) Ce sont alors les pheacutenomegravenes tels que perccedilu

par lrsquoagent connaissant qui constituent des principes pour le deacuteveloppement de la connaissance

principes qui pourront ecirctre mieux compris agrave la suite drsquoune meilleure compreacutehension des

pheacutenomegravenes en question Autrement dit crsquoest par un va-et-vient entre lrsquoobjet de la recherche et

la recherche elle-mecircme guideacutee par des hypothegraveses approximatives que la connaissance est

possible Dans ce processus toutes les formes de la raison peuvent avoir une part bien qursquoune

seule permette lrsquoaccegraves direct agrave lrsquoessence de lrsquoobjet eacutetudieacute 12 Cette faccedilon drsquoentrevoir la

connaissance diffegravere bien sucircr consideacuterablement de lrsquoeacutepisteacutemologie moderne non seulement

parce qursquoelle postule une diversiteacute des formes de la raison mais eacutegalement car elle reacutecuse toute

12 laquo Rather what is most valuable about the Aristotelian approach is that it can give us a new way of thinking about

human affairs a way that permits a conversation among various forms of inquiry by freeing social science from its

present pervasive concern with the supposed dichotomy between nature and uniqueness and between science and

practical discourse raquo (Salkever 1990 103 nous soulignons)

23

distinction cateacutegorique entre lrsquoecirctre et le devoir-ecirctre (Marshall 2009 17 MacIntyre 2013a 58)

Pour Aristote on ne peut comprendre complegravetement une chose que dans sa manifestation la

meilleure ce qui se deacutevoile agrave travers lrsquoexpeacuterience et lrsquoinduction (Salkever 1990 97)

112 Lrsquoobjet de la raison pratique et la deacutelibeacuteration comme meacutethode

Qursquoest-ce qui distingue lrsquoexercice speacutecifiquement pratique de la raison Comme lrsquoeacutecrit

Marshall (2009 70) laquo tout autant qursquoen philosophie premiegravere les questions que lrsquoon pose quant

agrave lrsquoobjet de la praxis seraient aussi orienteacutees lsquoagrave jamaisrsquo par lrsquoecirctre que lrsquoon cherche agrave comprendre

[hellip] raquo Au niveau pratique cet ecirctre est le bien humain sous diverses formes puisque toutes

choses tendent vers quelque bien (EN I 1 1094a) Or le bien humain est soumis agrave des

circonstances changeantes et nrsquoa pas lrsquoimmuabiliteacute des lois de la nature bien qursquoil puisse

preacutesenter une certaine reacutegulariteacute Ainsi pour Aristote laquo la deacutelibeacuteration a lieu dans les choses

qui tout en se produisant avec freacutequence demeurent incertaines dans leur aboutissement ainsi

que lagrave ougrave lrsquoissue est indeacutetermineacutee raquo (EN III 5 1112b8-9) Autrement dit nous deacutelibeacuterons sur

les choses laquo qui deacutependent de nous raquo (EN III 5 1112a31)

Comme le souligne Pierre Manent (2014b 552) le laquo nous raquo dans cette phrase drsquoAristote

peut signifier deux choses Drsquoune part une communauteacute deacutetermineacutee et particuliegravere et drsquoautre

part lrsquoensemble des ecirctres humains lrsquoespegravece humaine La deacutelibeacuteration se conduit donc par rapport

aux choses humaines en geacuteneacuteral ce qui est agrave la porteacutee drsquoun ecirctre humain et par rapport agrave ce qui

concerne un agent particulier individuel ou collectif Il faut comprendre cette distinction non

pas comme une alternative mais comme un rapport compleacutementaire entre lrsquouniversel et le

particulier Ainsi lorsqursquoun agent deacutelibegravere sur ce qursquoil doit faire ici et maintenant il deacutelibegravere

par le fait mecircme sur quelque chose qui est accessible au champ de lrsquoaction humaine en geacuteneacuteral

24

Cela implique alors qursquoil y ait possibiliteacute drsquoune science du genre drsquoaction qursquoest lrsquoaction

humaine sui generis

Nous devons ainsi distinguer deux types de discours pratique Drsquoabord il y a pour Aristote

la possibiliteacute drsquoun discours theacuteorique mettant en lumiegravere lrsquouniversaliteacute et la reacutegulariteacute dans le

domaine contingent des choses humaines Bien que laquo les choses belles et les choses justes qui

sont lrsquoobjet de la Politique donnent lieu agrave de telles divergences et de telles incertitudes qursquoon a

pu croire qursquoelles existaient seulement par convention et non par nature raquo (EN I 1 1094b14-

16) ce que nous pouvons appeler la laquo raison pratique universelle raquo peut connaicirctre certains

principes de lrsquoaction humaine et de la politique Cette connaissance nrsquoa ni la rigueur

deacutemonstrative de la science ni la rigueur technique de lrsquoart tout en srsquoapparentant au deux (cf

EN I 1094b12 sq EN VI) Elle peut ecirctre dite science lorsqursquoelle traite des choses humaines

les plus universelles comme les reacutegimes politiques bien que cette qualification implique plutocirct

une similitude (EN VI 3 1139b18) elle srsquoapparente agrave un art puisqursquoelle vise agrave produire un

eacutetat des choses conformeacutement agrave certaines regravegles celles de la nature ou celles drsquoune socieacuteteacute

particuliegravere En effet le but drsquoune laquo enquecircte sur le bien des individus et des citeacutes raquo est une

laquo forme de politique raquo et a pour fin laquo non pas la connaissance mais lrsquoaction raquo (EN I 1 1094b7-

11 1095a6) En somme la raison pratique dans sa manifestation theacuteorique est une laquo science

pratique [qui] deacutelibegravere lagrave mecircme ougrave elle nrsquoagit pas raquo (Manent 2014b 552) Elle permet plutocirct de

guider la deacutelibeacuteration de ceux qui agissent au-delagrave du particularisme de leur situation

Dans tous les cas la raison pratique doit partir des faits et non des principes (EN I 2 1095b

sq) Aristote ajoute que laquo si le fait eacutetait suffisamment clair nous serions dispenseacutes de connaicirctre

en sus le pourquoi raquo Selon lui lrsquoeacutethique et la politique en tant qursquoobjet de connaissance visent

25

en effet moins le pourquoi que lrsquoaction (Tricot 2007 45) Crsquoest alors la laquo raison pratique

particuliegravere raquo qui servira agrave deacuteterminer la bonne action agrave faire ici et maintenant Ce mouvement

de penseacutee constitue ce qursquoAristote nomme la deacutelibeacuteration qui porte sur les moyens drsquoatteindre

une fin (EN III 5) Elle srsquoapparente ainsi davantage agrave un calcul qursquoune opinion (EN VI 10)

Or il ne faut pas assimiler cette notion de calcul agrave la signification ordinaire du mot La

deacutelibeacuteration est en fait une dianoia terme quelque peu eacutetranger agrave la conception moderne de la

rationaliteacute crsquoest-agrave-dire un eacutetat cognitif de recherche (zetesis) qui est preacutealable agrave lrsquoassertion Cette

recherche nrsquoest ni inductive ni deacuteductive mais met plutocirct en œuvre laquo un travail de comparaisons

de geacuteneacuteralisations de classements agrave partir drsquoun mateacuteriau psychologique tregraves diversifieacute

(croyances images souvenirs infeacuterences etc) raquo (Canto-Sperber 2001 521)

Crsquoest ainsi qursquoAristote souligne que lrsquoerreur dans la deacutelibeacuteration peut porter sur lrsquouniversel

comme sur le particulier (EN VI 9 1142a20) Par exemple un agent peut penser faussement

que lrsquoamitieacute est une mauvaise chose et eacuteviter ce type de relation ou alors identifier de faccedilon

erroneacutee telle personne comme une amie De ce fait la deacutelibeacuteration pour ecirctre bonne a besoin de

lrsquoaide drsquoune raison plus theacuteorique plus universelle qui informerait ici par exemple une opinion

sur la nature de lrsquoamitieacute Toutefois lrsquoobjet propre de la deacutelibeacuteration demeure le particulier

puisque lrsquoaction se manifeste dans les faits particuliers Degraves lors selon Aristote plus la

connaissance des circonstances particuliegraveres sera grande plus un agent sera le principe de sa

propre action13 crsquoest-agrave-dire qursquoil agira davantage en connaissance de cause laquo Si toute action

volontaire nest pas toujours deacutelibeacutereacutement choisie toute action deacutelibeacutereacutement choisie relegraveve

13 Selon une distinction classique il produira alors un actus humanus un acte humain plutocirct qursquoun simple actus

hominis un acte de lrsquohomme Cf Somme theacuteologique Ia IIae 1 1

26

drsquoune connaissance de cause car personne nrsquoignore ce qursquoest son choix deacutelibeacutereacute raquo (Rhet I 10

1368b)

Cet aspect volontaire (ou a contrario non volontaire) de lrsquoaction a drsquoimportantes

implications morales En effet une action pleinement volontaire engage davantage lrsquoagent qui

en porte la responsabiliteacute plus complegravetement envers lui-mecircme et ceux qui sont concerneacutes Cela

implique que lrsquoacte de lrsquoagent ndash et lrsquoagent lui-mecircme ndash est alors plus exposeacute au blacircme ou agrave la

louange En fait ce qui sera objet drsquoun tel jugement est moins lrsquoaction en tant que telle que le

choix deacutelibeacutereacute (prohairesis) qui est derriegravere Crsquoest le choix qui contient la teneur morale de

lrsquoacte car il fait voir le caractegravere de lrsquoagent et donc la nature veacuteritable de ses intentions (EN III

4 1111b5-1112a3 EE II 11 1228a sq Rhet I 9 1367b) Degraves lors lrsquoobjectif veacuteritable de la

deacutelibeacuteration en tant qursquoexercice de penseacutee dianoeacutetique est davantage le choix pratique que

lrsquoaction laquo Lrsquoobjet de la deacutelibeacuteration et lrsquoobjet du choix sont identiques [hellip] puisque crsquoest la

chose jugeacutee preacutefeacuterable agrave la suite de la deacutelibeacuteration qui est choisie raquo (EN III 5 1113a3-5) Ainsi

le dernier terme de la deacutelibeacuteration le choix sera le premier dans lrsquoordre de la geacuteneacuteration de

lrsquoaction crsquoest-agrave-dire en sera la cause immeacutediate (EN III 5 1112b15-24) Cette distinction en

implique une autre lrsquoaction eacutethique est pour Aristote agrave la fois un acte interne (energeia) qui

trouve sa fin en lui-mecircme nrsquoeacutetant donc jamais acheveacute (Fiasse 2001 324) et un mouvement

externe (kinesis) (EN I 1 1094a15-20 Met Θ) Le premier renvoie agrave la laquo bonteacute raquo intrinsegraveque

de lrsquoacte et lrsquoautre agrave ce qursquoil produit agrave sa fin exteacuterieure Nous retrouverons cette distinction

plus loin

Il faut examiner avec plus de deacutetails le mouvement de penseacutee de la deacutelibeacuteration et les

eacuteleacutements qui le constituent selon les analyses drsquoAristote Encore une fois celles-ci obeacuteissent agrave

27

son approche eacutepisteacutemologie geacuteneacuterale La connaissance qursquoAristote veut transmettre ici dans le

domaine pratique et ce tout autant drsquoun point de vue theacuteorique que du point de vue de lrsquoagent

est tributaire de trois eacuteleacutements inseacuteparables un jugement sur ce qui est une ideacutee de ce qui

devrait ecirctre et finalement un ensemble de principes qui permettent de passer de lrsquoun agrave lrsquoautre

(Canto-Sperber 2001 28 MacIntyre 2013a 54) Son analyse de la raison pratique voudra donc

mettre en lumiegravere les potentialiteacutes de la deacutelibeacuteration agrave partir de ce qui semble ecirctre la meilleure

faccedilon de deacutelibeacuterer ainsi qursquoen fonction du bien que peut amener une telle excellence

Aristote vise par lagrave non seulement agrave offrir une laquo cible raquo geacuteneacuterale capable de guider lrsquoaction

mais plus encore agrave expliciter la bonne deacutelibeacuteration qui conduit agrave la compreacutehension de cette cible

afin de donner les moyens agrave ses lecteurs de la construire agrave leur tour et selon la situation pratique

qui est la leur En ce sens Aristote respecte le champ propre de la raison pratique et ne vise pas

agrave remplacer la deacutelibeacuteration par la simple application de regravegles Sa science de lrsquoaction nrsquoest pas

elle-mecircme une fin en soi (EN II 1103b26-29 VI 13) elle vise agrave former des agents vertueux

plus que seulement laquo habiles raquo (cf EN VI 13) Finalement comme le souligne Manent (2014b

553) si nous consideacuterons qursquoune telle science est impossible nous retrouverons lrsquoalternative

weacutebeacuterienne et laquo la connaissance des choses humaines se trouvera distribueacutee ou deacutemembreacutee entre

le point de vue de celui qui agit effectivement et le point de vue de celui qui regarde les choses

humaines comme il regarde les choses qui ne changent pas et ne sont pas objet de deacutelibeacuteration raquo

113 Le mouvement de la deacutelibeacuteration du deacutesir au choix

Un raisonnement speacutecifiquement pratique doit reacutepondre concregravetement agrave la question laquo Que

faire raquo Mais cette question si elle se veut pratique nrsquoest bien sucircr pas poseacutee laquo dans lrsquoabsolu raquo

Selon Aristote lrsquoorientation premiegravere de la raison pratique deacutepend de deux faculteacutes le deacutesir

28

(orexis) et la raison discursive (logistikon) La raison considegravere le bien drsquoun objet ou drsquoun eacutetat

des choses pour lrsquoagent Or comme lrsquoaffirme Aristote elle ne meut pas sans le deacutesir (DA III

10 433a23-24) La raison permettra toutefois de donner un poids suffisant agrave la laquo bonteacute raquo drsquoune

chose ou drsquoune action et non seulement agrave sa deacutesirabiliteacute appeacutetitive (epithumia) afin qursquoelle

fasse lrsquoobjet drsquoun souhait raisonneacute (boulegravesis) On peut alors dire qursquoAristote pose ainsi laquo une

meacutediation entre ce qui deacutesire sans penser et ce qui calcule sans mouvoir raquo (Monteils-Laeng 2013

443) Bref le souhait est un deacutesir du bien il srsquoinscrit dans un laquo horizon intentionnel geacuteneacuteral raquo

dans une laquo aspiration solidaire drsquoune certaine conception de la vie que lrsquoon voudrait mener parce

qursquoon la croit bonne raquo (Monteils-Laeng 2013 444) Cette conception construit en quelque sorte

la laquo preacutemisse majeure raquo du raisonnement pratique qursquoAristote reacutesume de la faccedilon suivante

laquo Puisque la fin crsquoest-agrave-dire le souverain Bien est de telle nature raquo (EN VI 13 1144a31) Mais

en geacuteneacuteral la conception ultime du bien pour un agent particulier se preacutesente sous une forme

speacutecifique dans le cadre drsquoune situation particuliegravere puisqursquoil nrsquoy a pas de deacutesir sans objet

concret du deacutesir Cette laquo preacutemisse majeure raquo du raisonnement pratique nrsquoest donc pas prise

absolument dans une laquo acceptabiliteacute inconditionnelle raquo mais pour son laquo adeacutequation agrave la

situation raquo (Wiggins 1980 234)

Le souhait donne tout de mecircme un but (telos) agrave lrsquoagent qui sera le principe (arkhē) eacuteloigneacute

de son raisonnement En effet le souhait nrsquoest pas encore un principe effectif de lrsquoaction ou une

cause immeacutediate puisqursquoon peut souhaiter certaines choses qui ne deacutependent pas de nous ou

alors qui ne sont pas directement agrave notre porteacutee (EN III 4 1111b19 sq) Lrsquoaction neacutecessitera

alors une speacutecification de ce but conforme agrave la situation preacutesente qui consiste drsquoabord agrave

deacuteterminer la possibiliteacute de reacutealiser ce qui est envisageacute ici et maintenant puis de quelles faccedilons

29

Cette recherche sera le propre de la deacutelibeacuteration qui deacutesignera les meilleurs moyens de reacutealiser

le but fixeacute La deacutelibeacuteration forme la volonteacute et lui permet de se fixer pleinement (ou de srsquoen

eacutecarter) sur le deacutesir initial qui deviendra selon les mots drsquoAristote un laquo deacutesir deacutelibeacutereacute raquo ou

laquo deacutesir intellectuel raquo (orexis dianoegravetike) crsquoest-agrave-dire une preacutefeacuterence qui conduit agrave un choix

deacutelibeacutereacute (prohairesis) comme nous lrsquoavons vu14 Plus lrsquoobjet du deacutesir est envisageacute comme bon

et vraisemblable dans une situation concregravete plus le deacutesir srsquoancre dans la volonteacute et motive agrave

lrsquoaction15 Mais cette motivation serait insuffisante srsquoil nrsquoy avait pas un commandement de la

raison En effet laquo chacun cesse de rechercher comment il agira quand il a rameneacute agrave lui-mecircme

le principe de son acte et agrave la partie directrice de lui-mecircme car cest cette partie qui choisit raquo

(EN III 1113a5 sq) crsquoest-agrave-dire la raison puisque crsquoest la raison qui dit le logos de lrsquoaction sa

laquo justification raquo Autrement dit lrsquoagent ne se deacutecide pas tant selon un acte de volonteacute que selon

lrsquoappropriation drsquoune bonne raison drsquoagir qui fait de lrsquoagent le principe de son action

Le choix deacutelibeacutereacute est une certaine preacutefeacuterence laquo ce qui a eacuteteacute choisi avant drsquoautres choses raquo

nous dit Aristote (EN III 4 11112a16) Crsquoest que tout agent est confronteacute dans sa vie pratique

agrave une diversiteacute de biens Par exemple un agent qui veut srsquoassurer davantage de temps drsquoeacutetude

deacutelaissera peut-ecirctre dans une certaine mesure drsquoautres biens comme ses devoirs familiaux ou

ses amitieacutes Sa deacutelibeacuteration ne consistera donc pas seulement agrave rechercher les moyens de vivre

la vie theacuteoreacutetique mais eacutegalement agrave mesurer et agrave ordonner les biens qui lui apparaissent comme

14 Le mot prohairesis renvoie chez Aristote au produit de la deacutelibeacuteration qursquoon ne peut traduire simplement par

laquo choix raquo sans quelque deacuteformation En effet pro-hairesis deacutesigne ce qui est vers ou pour (pro) le choix (hairesis)

Lrsquoaction de laquo prohaireser raquo (EN III 4 1112a1-3 to prohairesthai) implique une vie pratique reacutefleacutechie et donc

pleinement volontaire Sur ce point voir notamment Salkever (2000) 15 laquo Possible est aussi ce dont on srsquoeacuteprend et ce qursquoon deacutesire en vertu de notre ecirctre mecircme car le plus souvent nul

de srsquoeacuteprend de ce qui est impossible ni ne le deacutesire raquo (Rhet II 19 1392a)

30

tels et selon lesquels il souhaite vivre Crsquoest pourquoi comme nous lrsquoavons vu la deacutelibeacuteration

est aussi une comparaison un classement Par cette recherche dianoeacutetique elle contribue agrave

produire lrsquoorthos logos du choix dont la traduction laquo droite regravegle raquo fait bien voir cette notion de

mesure de juste milieu sur un spectre de possibiliteacutes En effet selon les circonstances le mecircme

ordonnancement des biens peut prendre diverses formes ou alors ecirctre supplanteacute par un autre

classement temporaire

Or il est important ici de souligner que ce conflit entre divers biens nrsquoest pas seulement

reacutesolu par la deacutelibeacuteration mais qursquoil acquiert une teneur concregravete au moment de cet exercice de

recherche des moyens Au simple stade du souhait il nrsquoy a toujours pas de conflit reacuteel car on

ne peut encore deacuteterminer ce qursquoimpliquera exactement sa concreacutetisation Crsquoest ainsi

qursquoElizabeth Anscombe a pu affirmer que les preacutemisses du raisonnement pratique ne sont

laquo actualiseacutees raquo qursquoau moment de lrsquoaction concregravete (2002 112 on active service) et Aristote que

le principe du raisonnement est drsquoabord une laquo hypothegravese raquo (EE II 11 1227b30 hupoacutethesis)

Comme pour toute recherche il faut avoir une certaine ideacutee de la chose pour deacutebuter et lrsquoon

pourra revenir sur cette hypothegravese agrave la suite de nouvelles observations ou de nouveaux reacutesultats

(cf sect 111)

Crsquoest pour cette raison qursquoAristote affirme qursquoon ne deacutelibegravere pas sur les fins mais sur les

moyens drsquoatteindre les fins (EN III 5 1112b12) Pour bien comprendre cette affirmation il

convient de preacuteciser la structure intentionnelle de la rationaliteacute pratique telle que la conccediloit

Aristote Un agent agit toujours en fonction drsquoune fin une fin qui est un certain bien comme

nous lrsquoavons vu Degraves lors il ne deacutelibegravere pas sur cette fin pour deux raisons Drsquoabord il ne

deacutelibegravere pas sur le fait qursquoil agisse en fonction drsquoun bien qui est ultimement le Souverain bien

31

vers lequel tend lrsquoecirctre humain Par analogie on ne deacutelibegravere pas par exemple sur le fait que lrsquoon

vise le vrai au moment drsquoune recherche theacuteorique Ensuite un agent ne deacutelibegravere pas sur sa

conception du bien celle qursquoil possegravede au moment drsquoagir Cette fin particuliegravere correspond agrave

lrsquoethos de lrsquoagent agrave ses dispositions eacutethiques soit ce qui oriente sa perception des choses et ce

qui lui donne certaines hypothegraveses qui seront les principes de sa deacutelibeacuteration

Lrsquoexercice de la deacutelibeacuteration nrsquoest donc pas seulement en fonction de la fin mais y est plutocirct

directement ordonneacute de faccedilon agrave pouvoir la deacuteterminer eacutegalement16 Crsquoest ce rapport eacutetroit

qursquoAristote veut signifier lorsqursquoil eacutecrit plus preacuteciseacutement que la deacutelibeacuteration porte sur ce qui est

vers la fin (tōn pros to telos) crsquoest-agrave-dire ce qui laquo constitue la fin raquo (Wiggins 1980 224

constituents-to-ends) Car la fin en tant que souhait doit trouver une correspondance dans la

situation particuliegravere La deacutelibeacuteration est donc un exercice drsquoapprofondissement et de

speacutecification de la fin plutocirct que sa simple application (Wiggins 1980) Si la fin speacutecifieacutee est

particuliegravere (eg refuser un pot-de-vin pour ecirctre un bon politicien) lrsquoon dira alors qursquoil y a eu

bonne deacutelibeacuteration laquo en un sens deacutetermineacute raquo alors qursquoune bonne deacutelibeacuteration au sens absolu est

celle qui laquo megravene agrave un reacutesultat correct par rapport agrave la fin prise absolument raquo crsquoest-agrave-dire le bien

ultime de lrsquoagent ou de la citeacute (EN VI 10 1142b31-32)

Ce nrsquoest alors que lorsque lrsquoagent possegravede une expeacuterience concregravete des manifestations

particuliegraveres du bien qursquoil pourra remettre en question ses propres conceptions des fins humaines

Cette nouvelle recherche qui se fait du particulier agrave lrsquouniversel nrsquoest pas une deacutelibeacuteration mais

une recherche proprement dialectique plus laquo theacuteorique raquo Comme lrsquoexplique Alasdair

16 laquo La cause finale (ου ενεκα) nrsquoest pas quelque chose de donneacute mais un but que lrsquoon vise et ougrave lrsquoacteur confegravere agrave

un contenu concret une accentuation positive lieacutee agrave ce qui est profitable agrave son action raquo (Bubner 1993 351)

32

MacIntyre (1993 210) laquo dans la theacuteorie notre raisonnement se fait vers et agrave propos de cette fin

ultime qui est lrsquoarkhē de lrsquoinvestigation et du raisonnement pratiques mais agrave partir de cet arkhē

crsquoest par le raisonnement pratique que nous sommes conduits agrave des conclusions particuliegraveres sur

la faccedilon drsquoagir raquo Et ces conclusions particuliegraveres lorsqursquoelles seront mises en œuvre pourront

informer un nouveau mouvement de penseacutee theacuteorique vers les motivations premiegraveres de lrsquoagent

et ainsi de suite

Il faut maintenant continuer notre examen de la deacutelibeacuteration comprise dans une perspective

aristoteacutelicienne en se penchant sur son exercice politique Nous nous tournerons pour cela vers

le modegravele de discussion politique fourni par la Rheacutetorique qui constitue agrave la fois un traiteacute de

logique et drsquoeacutethique politique Nous viserons agrave extraire lrsquoessentiel des propos drsquoAristote au-

delagrave de leur contexte particulier soit la pratique politique de la citeacute atheacutenienne

12 La deacutelibeacuteration politique comme exercice rheacutetorique

Toute action implique directement ou indirectement une pluraliteacute drsquoindividus La complexiteacute de

la vie pratique demande souvent qursquoun agent se fasse laquo assister drsquoautres personnes pour

deacutelibeacuterer raquo se deacutefiant de sa laquo propre insuffisance agrave discerner ce qursquoil faut faire raquo (EN III 5

1112b9) Cela est drsquoautant plus vrai au niveau politique ougrave les deacutecisions communes ont un

impact significatif sur la vie drsquoun agent singulier La deacutelibeacuteration deacutemocratique est alors en

quelque sorte la deacutelibeacuteration politique par excellence en ce que la deacutecision est soumise agrave une

discussion entre un grand nombre de citoyens eacutegaux qui veulent se gouverner librement Dans

ce contexte lrsquoobjectif de la deacutelibeacuteration est de faire converger par la discussion les diffeacuterentes

opinions afin de former un jugement commun sur la bonne action agrave reacutealiser Dans la perspective

33

de la deacutemocratie deacutelibeacuterative ndash comme de celle de la tradition du reacutepublicanisme classique ndash

lrsquoenjeu est alors que la deacutecision politique ne se reacuteduise pas agrave une coordination des inteacuterecircts sous

forme de compromis ou drsquoalliances mais qursquoelle constitue en un laquo accord sur les principes

directeurs de lrsquoaction et la faccedilon de les interpreacuteter raquo (Canivez 2013 84) Autrement dit dans

cette perspective la parole publique est essentiellement quelque chose qui vise le commun

Encore plus dans une perspective aristoteacutelicienne la parole mecircme deacutepend du commun

La communauteacute politique est pour Aristote une certaine mise en commun des paroles et des

actions Lrsquoaction forme des communauteacutes et lorsqursquoelle est accompagneacutee de paroles de raisons

elle forme notamment des citeacutes Pour Aristote la citeacute est un pheacutenomegravene naturel en ce que les

ecirctres humains doivent srsquoassocier pour vivre (Pol I 2 1252b27 sq) mais elle ne se reacuteduit au

donneacute du naturel puisqursquoelle est aussi en vue du bien vivre Ce bien deacutepend alors de trois

facteurs la nature lrsquohabitude et la raison (Pol VII 13 1331b39-40) Pour Aristote ce sera

lrsquoœuvre propre de la raison drsquoorienter la nature et lrsquohabitude en vue de cet objectif personnel

mais surtout proprement politique Pour ce faire la raison permet de deacutevelopper un langage

commun ce qui fait de lrsquoecirctre humain un laquo animal politique raquo

Mais que lrsquohomme soit un animal politique agrave un plus haut degreacute qursquoune abeille quelconque ou

tout autre animal vivant agrave lrsquoeacutetat greacutegaire cela est eacutevident La nature en effet selon nous ne fait

rien en vain et lrsquohomme seul de tous les animaux possegravede la parole [logos] Or tandis que la

voix [phonē] ne sert qursquoagrave indiquer la joie et la peine et appartient pour ce motif aux autres

animaux eacutegalement [hellip] le discours sert agrave exprimer lrsquoutile et le nuisible et par suite aussi le

juste et lrsquoinjuste car crsquoest le caractegravere propre de lrsquohomme par rapport aux autres animaux drsquoecirctre

le seul agrave avoir le sentiment du bien et du mal du juste et de lrsquoinjuste et des autres notions morales

et crsquoest la communauteacute de ces sentiments qui engendre famille et citeacute (Pol I 2 1253a7-18)

34

Nous voyons ici agrave quel point la parole ou le langage raisonneacute17 est pour Aristote intimement

lieacutee aux fins humaines et ce plus preacuteciseacutement dans la capaciteacute des ecirctres humains de clarifier

collectivement leur bien selon diffeacuterents motifs naturels lrsquoagreacuteable lrsquoutile le noble et

eacuteventuellement le juste (EN I 2-3 V Rhet I 3) Crsquoest en fonction de cette orientation

collective que se produit lrsquouniteacute de la communauteacute politique il srsquoagit de laquo recommencer

constamment agrave fonder et agrave conserver cette uniteacute au moyen du travail rheacutetorique du loacutegos raquo

(Bubner 1993 355)

Quel est cet aspect rheacutetorique de la langue de la parole Analysant le passage concernant

les trois eacuteleacutements de lrsquoexcellence en lien avec cette derniegravere citation de Pol 1253a7-18 Reacutemi

Brague en conclura que avant tout laquo le logos est la capaciteacute de se laisser persuader raquo (Brague

1988 265) Par le langage lrsquoecirctre humain est capable drsquoentendre des propositions drsquo laquo entendre

raison raquo Degraves lors selon Brague lrsquoeacutecoute laquo suppose un rapport particulier au bien preacutesent sous

les espegraveces du lsquomieuxrsquo raquo (1988 265) Le logos permet en effet comme nous venons de le voir

drsquoorienter et laquo drsquoameacuteliorer raquo la nature et lrsquohabitude en fonction drsquoun bien agrave atteindre La parole

commune est rheacutetorique en ce sens ougrave en clarifiant le bien et donc ce qui est mieux elle incite

au changement agrave lrsquoaction et ce au sein du cadre intelligible de la communauteacute De la mecircme

faccedilon Salkever (1990 75-6) commentant eacutegalement Pol 1253a7-18 affirme qursquoAristote ne

soutient

ni que le discours est en vue de la communication drsquoinformation [hellip] ni qursquoil sert lrsquoobjectif

drsquoexprimer ou de constituer une identiteacute construisant un monde humain agrave cocircteacute du monde de la

17 Dans ce dernier passage le mot logos ne renvoie pas exactement agrave la raison comprise comme activiteacute de

recherche intellectuelle ni simplement agrave la langue courante dont la traduction adeacutequate serait laquo dialektos raquo mais

agrave un langage raisonneacute crsquoest-agrave-dire un discours qui dit quelque chose qui eacutemet des propositions compreacutehensibles

Cf Bubner (1993 355) et Brague (1988 263-5)

35

nature Plutocirct le logos rend possible pour nous de deacutecouvrir agrave travers la deacutelibeacuteration les types de

buts en fonction desquels nous pouvons le mieux organiser notre vie ndash ces moyens qui constituent

le bonheur humain

Nous retrouvons ici le rapport mis en lumiegravere preacuteceacutedemment (cf Revue de litteacuterature) entre

les finaliteacutes de lrsquoaction la parole commune et la communauteacute politique Ce nrsquoest qursquoagrave la lumiegravere

des finaliteacutes communes (qui impliquent lrsquoexistence mecircme de la communauteacute) qursquoil est senseacute de

se laisser persuader par des arguments touchant agrave lrsquoagreacuteable agrave lrsquoutile au juste ou au bien Le

discours rheacutetorique dans sa manifestation premiegravere permet le changement vers le mieux agrave

travers une eacutelucidation de ces motifs naturels de lrsquoaction humaine motifs qui se font voir dans

la communauteacute drsquoaction qursquoest la communauteacute politique Cette laquo facticiteacute raquo est donc comme

nous lrsquoavons vu constitutive de la deacutelibeacuteration collective mais demeure un eacuteleacutement qui est en

vue de la validiteacute du discours vrai sur ce qui est plaisant juste ou bien Pour le dire autrement

la communauteacute politique possegravede des caracteacuteristiques fonctionnelles qui permettent de lier les

moyens et les fins de produire un discours vrai sur la bonne action agrave faire Nous reviendrons

sur cette proposition importante

Crsquoest ainsi que Brague (1988 266) propose de distinguer le rheacutetorique de la rheacutetorique

celle-ci consistant plutocirct en une technique de discours bien que les deux ne soient pas

entiegraverement distincts Dans sa Rheacutetorique Aristote nous offre sa vision des principes geacuteneacuteraux

de la rheacutetorique comme art de la persuasion principalement dans sa manifestation politique

Notre traduction laquo In particular Aristotle holds neither that speech is for the sake of communicating information

[hellip] nor that it serves the purpose of expressing or constituting an identity building up a human world alongside

the world of nature Logos rather makes it possible for us to discover through deliberation the kinds of goals in

terms of which we can best organize our lives ndash those means which constitute human happiness raquo

36

Nous savons qursquoun art implique agrave la fois la connaissance de regravegles geacuteneacuterales de production et la

capaciteacute effective de produire quelque chose Dans le cas de la rheacutetorique on peut donc

identifier deux objectifs Drsquoabord celui de persuader crsquoest-agrave-dire drsquoorienter lrsquoaction des

interlocuteurs en les amenant agrave former un jugement concernant une situation particuliegravere (Rhet

II 18 1391b) Ensuite celui de laquo bien voir quels sont pour chaque cas les moyens de

persuader raquo (Rhet I 1 1355b) Nous pouvons en effet distinguer au sein de lrsquoart rheacutetorique

une fin externe la persuasion effective et une fin interne la deacutecouverte des moyens de persuader

dans une situation donneacutee (Abizadeh 2007 464-7 Garsten 2011 174 Garver 1994) Par

exemple lrsquoart du meacutedecin a comme fin externe la santeacute du patient mais eacutegalement un ensemble

de regravegles et de proceacutedures qui constituent des biens internes (Abizadeh 2007 464) Or la

meacutedecine en tant qursquoart nrsquoa pas agrave donner la santeacute mais y conduire aussi loin que possible (Rhet

I 2 1355b) ou mecircme srsquoabstenir de le faire dans certains cas si lrsquoacte entre en contradiction avec

certains biens internes (Abizadeh 2007 464) par exemple un code drsquoeacutethique

La rheacutetorique se distingue alors agrave la fois de la dialectique et de la sophistique Elle se

distingue de la dialectique drsquoabord en ce que cette derniegravere ne vise pas lrsquoaction mais la veacuteriteacute

La dialectique nrsquoest toutefois pas eacutetrangegravere agrave la rheacutetorique car les deux se fondent sur lrsquoopinion

et traite du vraisemblable et du probable (Top I 2 Rhet I 1355a sq) Plus preacuteciseacutement la

rheacutetorique est la branche de la dialectique dont lrsquoobjet de recherche consiste dans les choses laquo agrave

choisir et agrave eacuteviter raquo (Top I 11 104b sq) Bien sucircr cette question peut impliquer la recherche

dialectique laquo de la veacuteriteacute et de la connaissance raquo (Top I 11 104b sq) mais cela implique alors

du temps et un petit nombre de gens ne convenant donc pas agrave la rapiditeacute et au caractegravere

drsquoopportuniteacute de la politique (Arnhart 1981 72) Alors que la dialectique en tant qursquoactiviteacute

37

theacuteorique tend vers les principes premiers la rheacutetorique en tant qursquoactiviteacute pratique tend vers

le particulier La rheacutetorique est donc lrsquooutil par excellence de la politique et bien qursquoil puisse

ecirctre utile de disposer de connaissances techniques (eg lrsquoeacuteconomie) ou scientifiques (eg

lrsquoeacutepideacutemiologie) dans le but de persuader lrsquoart rheacutetorique possegravede toutefois ses moyens propres

soit principalement les lieux communs (Rhet I 2 1355a 4 1359a sq)

Comme lrsquoeacutecrit Aristote lrsquoart rheacutetorique traite des thegraveses opposeacutees et en ce sens peut servir

un orateur mal intentionneacute En tant qursquoart technique de la persuasion la rheacutetorique est

effectivement un instrument moralement neutre (Arnhart 1981 11) drsquoougrave son rejet par certains

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative En effet la rheacutetorique contreviendrait selon au

principe de la reacuteciprociteacute qui implique une complegravete honnecircteteacute et transparence afin de donner

tous les moyens agrave lrsquointerlocteur de formuler une reacuteponse adeacutequate (cf Revue de litteacuterature p

6) Aristote rejette cette objection en affirmant que lrsquoon pourrait faire un mauvais usage de la

plupart des qualiteacutes (la force la santeacute lrsquoargent) qualiteacutes que nous continuons toutefois agrave

consideacuterer comme bonnes (Rhet I 2 1355a-b) Ceci peut alors srsquoappliquer agrave la transparence

De plus la rheacutetorique ne vise pas agrave tromper lrsquoadversaire ou agrave le mener agrave accepter une conclusion

par des moyens fallacieux Elle ne peut donc ecirctre confondue avec la sophistique et ce pour trois

raisons plus preacutecises

Drsquoabord le discours politique doit faire usage de la rheacutetorique puisqursquoil nrsquoa pas les mecircmes

preacutetentions agrave la veacuteriteacute que les sciences ou la philosophie Comme nous lrsquoavons vu pour Aristote

la politique vise plus lrsquoaction que le pourquoi Elle opegravere toujours selon le laquo probable raquo et le

laquo possible raquo On peut alors donner une valeur de veacuteriteacute au discours rheacutetorique que si lrsquoon

considegravere comme Aristote que laquo voir le vrai et voir ce qui srsquoapparente au vrai relegravevent de la

38

mecircme capaciteacute raquo et que laquo les hommes sont suffisamment ouverts au vrai et parviennent le plus

souvent agrave la veacuteriteacute raquo (Rhet I 1 1355) Ce qui est accepteacute par tous ou la plupart lrsquoopinion

reacuteputable (endoxa) est le plus souvent proche de la veacuteriteacute et il faut pouvoir ainsi consideacuterer le

potentiel de veacuteriteacute drsquoun eacutenonceacute geacuteneacuteral et probable Lrsquoargument qui est une des trois laquo preuves raquo

(pisteis) ou moyens rheacutetoriques ne fait pas usage de raisonnements fallacieux mais de

raisonnements probables et en ce sens persuasifs Aristote appelle enthymegraveme ce type

drsquoargument qui procegravede de lrsquoopinion reacuteputable et drsquoun cas particulier ou alors drsquoun signe qui

fournit directement lrsquoeacutevidence de la conclusion (Rhet I 2 1356b sq II 22) Lrsquoenthymegraveme est

concerneacute par le particulier ce qui en fait un raisonnement seulement probable et donc imparfait

Dans cette perspective on assimilera le discours rheacutetorique agrave la sophistique si lrsquoon conccediloit

notamment la deacutemonstration apodictique comme le seul critegravere de validiteacute drsquoun argument Nous

reviendrons sur ce point Notons qursquoil est possible qursquoun argument soit persuasif mais

seulement laquo en apparence raquo ce qui se rapprocherait de la sophistique Sur ce point Aristote

souligne qursquoune connaissance de lrsquoart rheacutetorique aidera agrave distinguer ce qui est vraiment persuasif

ce qui ne lrsquoest qursquoen apparence (Rhet I 2 1355b)

En effet encore une fois la rheacutetorique ne vise pas directement agrave persuader (Rhet I 2

1355b) mais avant tout agrave trouver les moyens de la persuasion La rheacutetorique devient sophistique

lorsqursquoelle est concerneacutee exclusivement par sa fin externe En effet si lrsquoon vise seulement lrsquoeffet

de la persuasion le choix ou lrsquoaction de lrsquointerlocuteur sans prendre en compte les meacuterites de

lrsquoargument ou les faccedilons de persuader (eg laquo tous les moyens sont bons raquo) alors la rheacutetorique

devient laquo pleacutebiscitaire raquo (Chambers 2009 337) La connaissance rheacutetorique permettra plutocirct de

39

se deacutefendre contre un tel discours sophistique (Garsten 2006 119-35) avec la confiance que le

vrai et le meilleur se precirctera toujours mieux agrave la persuasion (Rhet I 2 1355a)

Cette consideacuteration nous megravene agrave la derniegravere raison de la distinction entre rheacutetorique et

sophistique qui tient en la subordination de la rheacutetorique au discours rheacutetorique en geacuteneacuteral qui

permet agrave la communauteacute politique de clarifier les biens et donc les fins qursquoelle vise en commun

Comme le souligne Ronald Beiner ces fins ne sont pas poursuivies de faccedilon rheacutetorique mais

elles sont plutocirct laquo inextricablement raquo situeacutees au sein drsquoun meacutedium rheacutetorique voire constitueacutees

rheacutetoriquement (1983 95) Un discours deacutelibeacuteratif ne peut avoir un effet positif drsquoorientation

que srsquoil srsquointegravegre agrave un cadre eacutethique plus large celui des dispositions et des opinions geacuteneacuterales

de lrsquolaquo audience raquo de la communauteacute politique

Crsquoest pourquoi les deux autres types de preuves rheacutetoriques la confiance en lrsquoorateur et

lrsquoappel aux eacutemotions sont drsquoune grande importance Puisque les arguments deacutelibeacuteratifs sont la

plupart du temps seulement probables le public doit pouvoir faire confiance (ou pas) agrave lrsquoorateur

selon ses capaciteacutes de discernement son excellence et sa bienveillance (Rhet II 1 1377b) Bien

sucircr cette confiance doit aussi laquo naicirctre du discours lui-mecircme raquo et non drsquoun simple preacutejugeacute

favorable (Rhet I 2 135a) Cette condition est valable eacutegalement pour la troisiegraveme preuve

lrsquoappel aux eacutemotions Pour Aristote les eacutemotions ne sont pas deacutenueacutees de rationaliteacute 18

puisqursquoelles expriment une certaine compreacutehension drsquoune situation perccedilue Elles peuvent donc

servir agrave diriger la bonne action et mecircme la permettre par leur contenu motivationnel De fait

nous avons vu qursquoil nrsquoy avait pas drsquoaction sans deacutesir initial drsquoune fin quelconque Lrsquoappel aux

18 Comme lrsquoa montreacute Martha Nussbaum (1986) de faccedilon convaincante

40

passions dans la pratique rheacutetorique est la reacuteponse agrave cette caracteacuteristique de lrsquoaction humaine

Aristote a effectivement le souci drsquoancrer le jugement politique dans les dispositions eacutethiques

des citoyens afin de motiver une action effective ou alors au moins un acte interne qui consiste

en une nouvelle orientation du deacutesir

Nous voyons comment la conception aristoteacutelicienne de la deacutelibeacuteration politique srsquoeacuteloigne

des approches laquo eacutepisteacutemiques raquo qui viseraient un ideacuteal de conversation civique comprise

comme un eacutechange laquo dialectique raquo ou comme laquo une entreprise commune drsquointerpreacutetation raquo

(Blattberg 2009 215) Le discours rheacutetorique vise en effet moins lrsquointercompreacutehension que la

persuasion ce qui implique un certain rapport asymeacutetrique entre lrsquoorateur et lrsquoauditeur Nous

remettons ici agrave plus tard la question de la teneur reacutealiste de ce cadre drsquoanalyse19 Ce qursquoil faut

souligner est la seacuteparation nette mais non pas totale que veut faire voir Aristote entre la

deacutelibeacuteration politique et la laquo discussion raquo qui vise la compreacutehension et lrsquoatteinte de la veacuteriteacute En

effet cette derniegravere est deacutetermineacutee par la nature de la dialectique dont les regravegles de lrsquoart sont

analyseacutees dans les Topiques Alors qursquoil est naturel que le rheacuteteur ait une intention preacutecise

(lrsquoaction) par rapport au reacutesultat de son discours le dialecticien qui possegravede une telle intention

est pour Aristote un sophiste (Rhet I 1 1355b)

Bien que cette distinction peut sembler exageacutereacutement tranchante elle est due agrave la prise en

compte du kairos inheacuterent agrave la vie politique En effet bien que la notion de kairos soit

polyseacutemique chez Aristote celui-ci en fait un eacuteleacutement important de sa philosophie pratique Agrave

travers ces divers sens on entrevoit un lien entre le kairos comme une modaliteacute du Bien sous la

19 On peut toutefois proposer drsquoembleacutee que cette structure nrsquoest pas eacutetrangegravere agrave la manifestation courante du

discours public dans les deacutemocraties contemporaines ougrave les repreacutesentants se disputent lrsquoalleacutegeance drsquoune

laquo audience raquo large drsquoun public qui eacutecoute plus qursquoil ne discute

41

cateacutegorie du temps (eg saisir lopportuniteacute) (EN I 4 1096a26 EE I 8 1217b32) et comme

situation particuliegravere qui ne se reacutepeacutetera pas comme telle (Rhet I 7 1365a20) Le kairos renvoie

donc agrave un certain infleacutechissement de la situation qui laquo impose sa propre norme raquo (Rodrigo et

Tordesillas 1993 405) Crsquoest ainsi qursquoAristote utilise ce concept dans lrsquoexemple drsquoun capitaine

qui prend la deacutecision de jeter sa cargaison par-dessus bord afin drsquoempecirccher un navire de couler

(EN III 1 1110a-15) Le kairos peut donc rendre relatif un principe absolu (eg un bon

capitaine conserve toujours sa cargaison) Et crsquoest aussi pourquoi il peut faire lrsquoobjet drsquoun usage

sophistique Nous retrouvons alors le problegraveme initial de lrsquoaspect sophistique de la rheacutetorique

politique auquel les mecircmes solutions srsquoappliquent

Lrsquoexemple du capitaine renvoie eacutegalement agrave lrsquoautoriteacute neacutecessaire agrave la saisie du kairos En

politique ce sera alors au gouvernement de lier de faccedilon heureuse lrsquoopportuniteacute qui est le

laquo critegravere fondamental de la deacutelibeacuteration raquo (Arnhart 1981 72) et la bonne orientation du discours

et de lrsquoaction Ce sont en effet les gouvernants qui tranchent et il leur revient donc drsquoecirctre

sensibles au kairos La contingence des affaires humaines demande une capaciteacute et une volonteacute

de juger et de discriminer de produire un choix deacutelibeacutereacute qui srsquoexpose aux blacircmes et aux

louanges En ce sens la sensibiliteacute au kairos lorsqursquoelle megravene agrave lrsquoaction favorise davantage le

jugement public qursquoune tentative drsquoocculter ce kairos agrave lrsquoaide drsquoun discours abstrait Sans cette

prise en compte de la contingence et de lrsquoopportuniteacute toute deacutemarche theacuteorique ou pratique de

laquo conversation civique raquo conccedilue seulement comme un exercice dialectique se condamnera

effectivement agrave lrsquoabstraction Ce faisant les approches qui adoptent ce point de vue se

transforment en fait en theacuteories critiques agrave partir drsquoun ideacuteal communicationnel qui pourrait

srsquoactualiser dans toutes les institutions de la vie humaine mais ne peuvent expliquer le rapport

42

du discours politique agrave la forme de gouvernement soit le reacutegime politique qui comme nous le

verrons agrave lrsquoinstant est un eacuteleacutement deacutecisif de la rheacutetorique deacutelibeacuterative

La solution drsquoAristote nous semble plus convaincante et consiste agrave accepter le

commandement propre au kairos et agrave offrir une theacuteorie institutionnelle de la deacutelibeacuteration et de

la deacutecision reacutepondant agrave la neacutecessiteacute drsquoagir en fonction des circonstances changeantes bref une

philosophie politique Pour Aristote le conseil (rechercher ou eacuteviter quelque chose) prend sa

forme la plus eacuteleveacutee dans la leacutegislation qui est un des sujets principaux de la rheacutetorique

deacutelibeacuterative (Rhet I 4 1359b) et mecircme le plus englobant et exhaustif puisqursquoil concerne la fin

de lrsquoactiviteacute humaine le bien-vivre (Arnhart 1981 57)

Crsquoest pourquoi selon Aristote il faut assurer la primauteacute du discours deacutelibeacuteratif ou politique

sur les autres notamment sur la rheacutetorique judiciaire (Rhet I 1 1354b) En effet laquo le discours

politique est moins capable de ruser que le discours judiciaire raquo (Rhet I 1 1354b) puisqursquoil

concerne des choses susceptibles drsquointeacuteresser un grand nombre de personnes comme la loi Il

sera alors plus facile de discerner si les propos de lrsquoorateur reacutepondent agrave la reacutealiteacute puisque cette

reacutealiteacute est partageacutee par ceux qui jugent et deacutelibegraverent Pour ce faire il est important pour Aristote

que la deacutelibeacuteration politique se conduise en preacutesence des citoyens Cela motive les orateurs agrave

discuter du bien commun et non de leur bien personnel puisque leurs discours est soumis au

regard des autres et agrave lrsquoopinion partageacutee aller agrave lrsquoencontre de ce qui est reacuteputable (endoxa)

implique le risque drsquoune perte reacuteputation et de la honte20 (Rhet II 6 1384a Nieuwenburg

2004)

20 laquo Avec ses pairs on rivalise sur le terrain des honneurs on se soucie de lrsquoavis des gens senseacutes dans lrsquoideacutee qursquoils

sont ouverts agrave la veacuteriteacute [hellip] On a plus honte de ce qui se fait sous leurs yeux de maniegravere ouverte [hellip] raquo (Rhet II

43

Agrave cet eacutegard la connaissance des lois qui expriment le caractegravere de chaque reacutegime et donc

ses laquo opinions reacuteputables raquo est laquo le point essentiel et deacutecisif entre tous quant agrave la capaciteacute de

persuader et de bien conseiller raquo (Rhet I 8 1365b) Le reacutegime politique en tranchant la question

pratique par excellence celle de la justice donne en quelque sorte des principes en fonction

desquels la deacutelibeacuteration doit srsquoexercer tout comme lrsquoagent individuel a besoin laquo drsquohypothegraveses raquo

sous la forme de conceptions geacuteneacuterales du bien qui puissent motiver sa recherche pratique De

cette faccedilon le reacutegime politique pour Aristote est lrsquoeacuteleacutement qui regroupe les trois types de

preuve puisqursquoil deacutetermine les preacutemisses de lrsquoargument lrsquoautoriteacute reconnue et les dispositions

eacutethiques de lrsquoaudience

Nous voyons donc toute lrsquoimportance des institutions politiques pour la conduite de la

deacutelibeacuteration Crsquoest la nature de ces institutions qursquoil faut maintenant examiner En effet outre la

question de savoir comment deacutelibeacuterer il faut eacutegalement deacuteterminer qui deacutelibegravere

13 Les institutions de la deacutelibeacuteration et la fonction du citoyen

Nous avons vu qursquoAristote considegravere le reacutegime politique comme un eacuteleacutement essentiel voire le

plus essentiel de la deacutelibeacuteration et conseacutequemment de la rheacutetorique Le reacutegime en lui-mecircme est

une certaine incarnation de la rationaliteacute pratique au niveau collectif Puisqursquoil se deacutefinit par la

loi et que la loi deacutesigne un bien (ou un mal) alors le reacutegime donne eacutegalement une fin geacuteneacuterale

au raisonnement pratique collectif et individuel laquo il ne faut pas laisser dans lrsquoombre la fin que

6 1384a) Et aussi Arnhart (1981 71) laquo [hellip] this remark suggests that the considerations governing menrsquos public

appearances are in some sense closer to the truth than the desires that rule menrsquos actions when they are unseen As

members of communities men approach the truth more closely than they do as individuals As individuals ordinary

men often allow their judgements to be distorted by their appetites but as members of communities they make

judgments that manifest a sense of justice raquo

44

vise chaque forme de gouvernement car crsquoest la fin qui fait la preacutefeacuterence du choix La fin que

vise la deacutemocratie crsquoest la liberteacute lrsquooligarchie crsquoest lrsquoargent lrsquoaristocratie vise lrsquoeacuteducation et

les institutions et la tyrannie vise agrave se proteacuteger elle-mecircme (Rhet I 8 1366a) En plus de la

promotion drsquoune fin diffeacuterents reacutegimes impliquent eacutegalement diffeacuterentes faccedilons de prendre les

moyens pour reacutealiser la fin crsquoest-agrave-dire drsquoassurer le gouvernement agrave travers diffeacuterentes charges

publiques (arkhai) Ainsi dans la deacutemocratie atheacutenienne crsquoest le tirage au sort qui preacuteside agrave la

distribution des magistratures (Rhet I 8 11365b) bien que plusieurs charges soient eacutegalement

eacutelectives (CA 61 Manin 2012)

Collectivement crsquoest la deacutelibeacuteration qui donnera du mouvement agrave ce dispositif propre agrave un

reacutegime puisque la deacutelibeacuteration est pour Aristote une fonction de gouvernement dont lrsquoactiviteacute

est propre agrave causer un changement Comme nous le savons crsquoest agrave partir de cette activiteacute qursquoil

deacutefinit la citoyenneteacute laquo Un citoyen au sens absolu ne se deacutefinit par aucun autre caractegravere plus

adeacutequat que par la participation aux fonctions judiciaires et aux fonctions publiques en geacuteneacuteral raquo

(Pol III 1 1275a22) Et parmi les fonctions publiques assureacutees par les citoyens laquo la fonction

deacutelibeacuterative est une des plus importantes raquo (Pol IV 4 1291a25 sq) Or si tous les citoyens

peuvent prendre part aux fonctions politiques de la citeacute tous ne le font pas en mecircme temps En

effet en deacutemocratie les citoyens gouvernent et sont gouverneacutes agrave tour de rocircle21 Preacutecisons ce

rapport entre gouvernants et gouverneacutes

21 Et pour Aristote ce sont ideacutealement les mecircmes crsquoest-agrave-dire que les citoyens ayant atteint un acircge mucircr devront

gouverner alors que les plus jeunes seront gouverneacutes et ainsi de suite selon les geacuteneacuterations qui se succegravedent Cf

Pol VII 14) Mais crsquoest la distinction elle-mecircme entre gouvernants et gouverneacutes qui nous inteacuteressera ici plus que

ses diffeacuterentes modaliteacutes

45

Drsquoabord cette distinction ne va pas agrave lrsquoencontre de lrsquoautoriteacute souveraine de lrsquoAssembleacutee

des citoyens propre au reacutegime deacutemocratique (Pol III 1 1275a25 sq) Cette autoriteacute confegravere en

fait aux citoyens en position de subordination une certaine charge laquo indeacutetermineacutee raquo qui

consistera principalement agrave juger les deacutecisions des magistrats Ensuite Aristote insiste sur

lrsquoimportance de meacutelanger le peuple (la masse des citoyens) avec les notables au sein des charges

deacutelibeacuteratives (Pol IV 14 1298b20) puisque chacun possegravede un titre leacutegitime agrave gouverner (Pol

III 14) Finalement le rapport entre gouvernants et gouverneacutes nrsquoen est pas un pour Aristote de

domination comme le maicirctre domine lrsquoesclave et la raison domine le corps mais drsquoune sorte

diffeacuterente qui est similaire agrave lrsquoautoriteacute de lrsquointelligence sur le deacutesir (Pol I 5 1254b2) crsquoest-agrave-

dire une relation de persuasion

En ce sens crsquoest bien la deacutelibeacuteration comme exercice de la raison qui permet le

gouvernement drsquohommes libres crsquoest-agrave-dire une autoriteacute qui est politique et non tyrannique

Tout comme dans le raisonnement individuel ougrave la deacutelibeacuteration dirige le deacutesir vers quelque

chose qui lui semble effectivement bon la partie deacutelibeacuterative et dirigeante de la citeacute en donnant

des raisons drsquoagir comprises au sens rheacutetorique guide le peuple assembleacute vers lrsquoatteinte drsquoun

bien Lrsquoautoriteacute nrsquoest pas fondeacutee sur la force mais sur la persuasion Cette activiteacute entre les

parties de la citeacute preacutedeacutetermineacutee par le reacutegime politique et guideacutee par la partie commandante et

deacutelibeacuterative permet alors lrsquouniteacute neacutecessaire au discours mecircme crsquoest-agrave-dire lrsquouniteacute drsquoune

communauteacute drsquoaction qui met en commun lrsquoatteinte des motifs naturels de lrsquoagir humain Ainsi

laquo une action appartient agrave la citeacute en tant que tout quand elle provient de citoyens engageacutes dans

les activiteacutes de deacutelibeacuterer et de juger que demandent leurs fonctions (deacutefinies et indeacutefinies) Crsquoest

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en ce sens que la deacutelibeacuteration est centrale pour lrsquoagentialiteacute politique raquo (Garsten 2013 333) La

seule faccedilon pour une communauteacute drsquoagir sur elle-mecircme crsquoest-agrave-dire de srsquoautogouverner est de

produire non pas seulement un mouvement transitif entre lrsquointeacuterieur et lrsquoexteacuterieur mais un

mouvement immanent agrave ses diffeacuterentes parties soit la clarification des biens internes agrave la

communauteacute par la parole qui oriente le deacutesir

La deacutelibeacuteration des gouvernants est donc le principe drsquoune action partageacutee par la

communauteacute politique Comment srsquoeffectue exactement le laquo partage raquo de cette action Il passe

justement par la nature du principe que constitue la deacutelibeacuteration politique comprise au sens du

rheacutetorique Nous avons vu que la deacutelibeacuteration vise un bien qui puisse srsquoactualiser dans le

contexte particulier drsquoune communauteacute politique crsquoest-agrave-dire une certaine finaliteacute Nous avons

mentionneacute eacutegalement que le bien compris ainsi devait srsquoincarner concregravetement dans un choix

pratique lequel peut prendre diffeacuterentes formes selon les circonstances particuliegraveres tant qursquoil

est conseacutequent avec la finaliteacute viseacutee

Crsquoest ainsi que laquo lrsquoaction commune raquo peut incarner le mecircme principe agrave travers diffeacuterents

agents et pour reprendre lrsquoexpression de Vincent Descombes agrave des niveaux diffeacuterents drsquoune

laquo eacutechelle des degreacutes de lrsquoagir raquo La causaliteacute drsquoun principe final et deacutesireacute nrsquoest pas meacutecanique

ni lineacuteaire mais teacuteleacuteologique en ce sens ougrave les moyens choisis constituent eux-mecircmes la fin en

lrsquoactualisant concregravetement De ce fait la reacutealisation du principe peut se faire selon la

Notre traduction laquo [hellip] an action belongs to the city as a whole when it emerges from citizens engaging in the

activities of deliberating and judging called for by their (indefinite and definite) offices This is the sense in which

deliberation is central to political agency raquo

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contribution drsquoune pluraliteacute drsquoagents qui ont leurs opeacuterations propres22 Tous les agents de cette

action partageacutee peuvent alors inteacutegrer et modifier le principe qui eacutetait leur point de deacutepart

comme un agent individuel modifie sa fin agrave travers sa deacutelibeacuteration et son action (cf sect113)

Crsquoest ainsi que selon Aristote le principe suprecircme de lrsquoaction drsquoune citeacute est la loi qui

constitue le reacutesultat de lrsquoopeacuteration propre des gouvernants23 et qui deviendra le principe des

exeacutecutants dont lrsquoopeacuteration propre est de deacutecreacuteter pour ensuite servir de point de deacutepart de la

deacutelibeacuteration des citoyens Autrement dit la loi du reacutegime est la regravegle drsquoaction des citoyens

lrsquoorthos logos qui guide le choix des moyens Il ne faut donc pas eacutetablir une distinction trop

stricte entre lrsquoexcellence des leacutegislateurs des exeacutecutants et des citoyens En effet tout comme

ces derniers doivent avoir une certaine compreacutehension de la loi pour pouvoir bien lrsquoappliquer

ou lui obeacuteir en toute liberteacute le bon leacutegislateur doit posseacuteder une certaine connaissance du

particulier De ce fait laquo le veacuteritable politique est ensemble celui qui peut faire les lois justes et

celui qui peut deacutecreacuteter et agir justement raquo (Bodeacuteuumls 2004 317-318 n 1) Le bon citoyen en tant

qursquoagent immeacutediat est donc aussi celui qui comprend la loi peut bien lrsquoappliquer et ceci en en

ayant inteacutegreacute le principe crsquoest-agrave-dire en agissant en vue de celui-ci Tous doivent alors posseacuteder

une forme de prudence24 crsquoest-agrave-dire de sagesse pratique Il y aurait seulement une diffeacuterence

dans le degreacute drsquouniversaliteacute de leur deacutelibeacuteration propre

22 Sur la causaliteacute teacuteleacuteologique cf notamment Paul Ricoeur 1986 Du texte agrave laction Essais dhermeacuteneutique II

Paris Eacuteditions du Seuil ainsi que Charles Taylor 1964 The Explanation of Behaviour Londres Routledge and

Kegan Paul 23 Agrave laquelle prend part lrsquoautoriteacute souveraine de lrsquoAssembleacutee des citoyens mais ce sont les gouvernants qui sont la

laquo partie directrice raquo qui choisit Rappelons-nous que laquo chacun cesse de rechercher comment il agira quand il a

rameneacute agrave lui-mecircme le principe de son acte et agrave la partie directrice de lui-mecircme car cest cette partie qui choisit raquo

(EN III 1113a5 sq) 24 laquo De la prudence appliqueacutee agrave la citeacute une premiegravere espegravece en tant qursquoelle a sous sa deacutependance toutes les autres

est leacutegislative lrsquoautre espegravece en tant que portant sur les choses particuliegraveres reccediloit le nom qui lui est drsquoailleurs

48

Alors que nous avons examineacute dans la section preacuteceacutedente lrsquoaspect laquo eacutepisteacutemique raquo de la

deacutelibeacuteration comprise selon une approche aristoteacutelicienne nous sommes maintenant en mesure

de reacutesumer lrsquoaspect laquo eacutethique raquo Drsquoabord il est clair que le lien entre deacutelibeacuteration politique et

deacutemocratie est moins fort chez Aristote que dans les theacuteories contemporaines Celui-ci vise en

effet plus la rectitude du discours selon le bien humain que la participation effective du grand

nombre Autrement dit la fonction politique de deacutelibeacuterer nrsquoest pas un travail de leacutegitimation

elle fait plutocirct partie du rocircle du citoyen et constitue donc davantage en un devoir Toutefois il

serait faux drsquoaffirmer qursquoAristote ne considegravere pas la preacutetention leacutegitime du peuple agrave prendre

part aux deacutelibeacuterations cette participation eacutetant mecircme pour lui constitutive de la viseacutee

eacutepisteacutemique comme elle est pour les theacuteories de la deacutemocratie deacutelibeacuterative

Il est en effet manifeste qursquoAristote ait consideacutereacute drsquoun meilleur œil la participation laquo du

grand nombre raquo aux deacutecisions politiques que son maicirctre Platon Dans sa Politique il fait valoir

plusieurs arguments favorables agrave une certaine forme de deacutemocratie notamment celui que le

jugement de la multitude peut ecirctre supeacuterieur agrave celui du petit nombre puisque chacun y apporte

un peu de sagesse pratique (Pol III 11 1281a40 sq) Cette rectitude de jugement est eacutegalement

due au fait que le peuple constituant le plus grand nombre drsquohabitants saura juger de ce qui le

concerne En effet est aussi bon juge de la qualiteacute drsquoune maison celui qui y habite que celui qui

est disposeacute agrave la construire (Pol III 11 1281a19-20) Et comme crsquoest la vertu des citoyens qui

fait la vertu de lrsquoEacutetat il faut que tous puissent devenir vertueux par une certaine participation

aux affaires politiques qui exercera leur jugement (Pol VII 9 1329a22 13 1332a30-35)

commun avec la preacuteceacutedente de politique raquo (EN VI 8 1141b21 sq) Aristote ajoutera ensuite agrave cette liste la

prudence qui concerne la vie domestique

49

Toutefois cette capaciteacute de la multitude agrave bien deacutelibeacuterer doit pour Aristote ecirctre actualiseacutee

au sein de plusieurs institutions qui confegraverent aux citoyens des fonctions propres Cet

arrangement institutionnel doit ecirctre varieacute afin drsquoeacuteviter la deacutelibeacuteration en laquo comiteacute pleacutenier raquo

(Wilson 2011 269) ce qui caracteacuteriserait pour Aristote la pire forme de deacutemocratie soit une

tyrannie de la majoriteacute Bref le potentiel eacutepisteacutemique de la deacutemocratie est assureacute par des

limitations structurelles agrave la discussion publique plus que par des limitations normatives (Yack

2006 423) agrave la diffeacuterence de certaines approches de la deacutemocratie deacutelibeacuterative25

Ces consideacuterations nous montrent encore une fois lrsquoimportance de lrsquoidentification de

certains biens internes agrave une pratique ici la participation et la persuasion leacutegitimes qui sont

constitutifs du bien externe soit dans le cas preacutesent la validiteacute du jugement et le bien de la

communauteacute Il faut toutefois selon Aristote toujours garder en vue le bien externe qui est la

raison drsquoecirctre de la pratique en question Il y a donc une exigence de deacutelibeacuterer en vue du bien

commun de la communauteacute politique Sans cette orientation de la deacutelibeacuteration le choix drsquoaction

qui en deacutecoulera ne pourra ecirctre attribueacute agrave la citeacute en entier (Garsten 2013) En effet nous savons

que la deacutelibeacuteration en tant qursquoelle megravene vers un choix reacutefleacutechi rend lrsquoaction plus imputable agrave

lrsquoagent Or si une action politique a eacuteteacute causeacutee par un individu ou un groupe drsquoindividus ayant

deacutelibeacutereacute en vue de leur bien personnel et non en vue du bien commun les conseacutequences leur en

seront imputables Ceux qui ne veulent pas entrer dans une deacutelibeacuteration commune ne visent pas

le bien commun car ils ne se soumettent pas au jugement public et agrave la situation eacutethique que cet

exercice implique qui implique notamment les sentiments de confiance et de honte

25 Telle que lrsquolaquo eacutethique de la discussion raquo drsquoHabermas ougrave la deacutelibeacuteration est soumise agrave des critegraveres

communicationnels

50

Nous pouvons voir que le but de la deacutelibeacuteration selon Aristote est davantage le mouvement

interne de la citeacute qui consiste agrave fonder et conserver dans le travail rheacutetorique du logos lrsquouniteacute

de la communauteacute que la convergence des preacutefeacuterences comme cela peut lrsquoecirctre pour certains

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative Aristote ne veut pas laquo homogeacuteneacuteiser raquo les points de

vue mais harmoniser par la meacutediation du reacutegime politique ses diffeacuterentes parties distinctes (et

constitutives) qui ont toutes une preacutetention valable agrave srsquoimposer au tout qursquoest la citeacute (Pol III

14 II 1261a20-25) Drsquoailleurs que la discussion produise neacutecessairement une convergence des

preacutefeacuterences est une position qui a eacuteteacute mise en doute par plusieurs travaux empiriques26

Aristote nous montre plutocirct une alternative pour la production drsquoune action commune par

la deacutelibeacuteration et ce malgreacute les conflits et la diversiteacute des biens preacutesents dans la citeacute il faut que

les citoyens puissent srsquoidentifier agrave la communauteacute dans un processus de mise en commun des

motifs de lrsquoaction En effet si la fonction du citoyen est de prendre part aux institutions

deacutelibeacuteratives et judiciaires elle est aussi laquo drsquoassurer le salut de la communauteacute raquo (Pol III 4

1276b25 sq) et donc la continuiteacute de son existence qui deacutepend de certains biens internes

Lrsquoactiviteacute drsquoune telle communauteacute permet alors pour reprendre les mots de MacIntyre laquo un

mode public commun pour repreacutesenter le conflit politique raquo (MacIntyre 2013a 136) Pour

MacIntyre qui commente par cette phrase la deacutemocratie atheacutenienne la preacutemisse de cette

repreacutesentation du conflit est lrsquouniteacute des penchants et des biens humains au sein de la citeacute Cette

uniteacute est pour MacIntyre aussi entretenue par le travail rheacutetorique drsquoun logos partageacute les

26 Cf notamment Cass Sunstein 2006 Infotopia How Many Minds Produce Knowledge New York Oxford

University Press James Surowiecki 2005 The Wisdom of Crowds New York Doubleday Lynn M Sanders

1997 laquo Against Deliberation raquo Political Theory 25 (3) 347

51

diffeacuterentes dimensions de la parole ndash politique dramatique et philosophique ndash srsquoaffectent et se

nourrissent dans le cadre drsquoun souci pour la critique et lrsquoameacutelioration de lrsquoordre commun

(MacIntyre 2013a 135-156) Or ajoute-t-il appliquant la reacuteflexion agrave la moderniteacute occidentale

laquo il sera important de voir comment ces possibiliteacutes se sont fermeacutees agrave nous raquo (MacIntyre 2013a

136) La citeacute nrsquoeacutetant plus le cadre politique des socieacuteteacutes modernes la deacutelibeacuteration collective

peut-elle encore susciter ce travail rheacutetorique de la raison qui lui donnait son effectiviteacute en liant

eacutetroitement fins et moyens La deacutemocratie moderne peut-elle srsquoeacutemanciper drsquoune forme de vie

politique particuliegravere dans la recherche et lrsquoactualisation de ses principes Le chapitre suivant

visera agrave donner des pistes de reacuteponse agrave ces questions

CHAPITRE 2 ndash LA DEacuteLIBEacuteRATION SANS FORME POLITIQUE CRITIQUE DE

LrsquoABSTRACTION

Agrave travers une analyse aristoteacutelicienne nous avons pu mettre de lrsquoavant trois moments principaux

de la deacutelibeacuteration comme exercice de la rationaliteacute pratique individuelle et collective Drsquoabord

celle-ci trouve son point de deacutepart dans certaines conceptions du bien qui forment des principes

lorsqursquoils sont souhaiteacutes deacutesireacutes La deacutelibeacuteration permettra alors drsquoactualiser ces biens agrave travers

un exercice drsquoidentification et drsquoapprofondissement des fins au sein de situations particuliegraveres

qui se terminera par un choix deacutelibeacutereacute (eg une deacutecision politique) Ce choix motivera agrave son

tour des actions concregravetes qui sont relieacutees au principe initial par une causaliteacute teacuteleacuteologique

Drsquoautre part nous avons identifieacute une distinction laquo meacutethodologique raquo entre biensfins externes

et biensfins internes qui permet de mieux comprendre la relation entre lrsquoaspect eacutepisteacutemique de

la deacutelibeacuteration et son aspect eacutethique entre validiteacute et facticiteacute cette derniegravere eacutetant constitutive

de la premiegravere agrave travers le discours rheacutetorique Finalement le facteur principal drsquoune analyse

politique de la deacutelibeacuteration est apparu ecirctre le reacutegime politique qui permet le mouvement interne

de la citeacute par un commandement leacutegitime puisqursquoissu de principes laquo reacuteputables raquo et ouvert agrave la

reacutevision notamment gracircce agrave une alternance entre gouvernants et gouverneacutes

Ces analyses sont-elles encore pertinentes pour une eacutetude de la deacutelibeacuteration en reacutegime

contemporain de deacutemocratie repreacutesentative Nrsquoy a-t-il pas drsquoimportantes diffeacuterences entre la

citeacute grecque qui est le cadre drsquoanalyse drsquoAristote et les laquo Eacutetats-nations raquo modernes Par

exemple il nrsquoest plus justifiable aujourdrsquohui en Occident du moins de concevoir comme le

faisait Aristote une partie de la population comme de simples instruments telle que les esclaves

53

et les laboureurs (Pol VII 8 1328a20) ou alors comme une classe plus basse comme les

femmes et les artisans En effet au fondement de la construction de lrsquoEacutetat moderne se trouve

une nouvelle conception de lrsquoecirctre humain 27 qui apparaicirct notoirement dans les theacuteories

contractualistes de Thomas Hobbes et de John Locke celle drsquoun individu jouissant de la liberteacute

drsquoun laquo eacutetat de nature raquo qui preacutecegravede la socieacuteteacute civile Nous le savons cet individu est alors conccedilu

comme titulaire de droits naturels et ce avant toute institution civile Puisque la liberteacute

individuelle preacutecegravede la loi il faut que cette derniegravere fasse lrsquoobjet drsquoun consentement initial pour

avoir autoriteacute Ainsi la souveraineteacute politique ne reacutesidera plus dans un pouvoir de droit divin ni

dans celui de lrsquoheacutereacutediteacute et de la tradition mais sera deacutetenue par les individus assembleacutes qui

forment le peuple ou la nation LrsquoEacutetat moderne devient alors le lieu de la repreacutesentation de cette

souveraineteacute dont la puissance est agrave la fois assureacutee et limiteacutee par les droits individuels qui le

preacutecegravedent

Crsquoest dans ce contexte intellectuel et politique speacutecifiquement laquo moderne raquo que le concept

de leacutegitimiteacute fait son apparition (Goyard-Fabre 2003) En effet ni le vocable ni lrsquoideacutee de

leacutegitimiteacute nrsquoappartenaient agrave lrsquohorizon politique des Grecs (Goyard-Fabre 2003 388) Dans la

moderniteacute occidentale la leacutegitimiteacute du pouvoir srsquoincarnera de plus en plus dans le droit positif

crsquoest-agrave-dire le droit promulgueacute par lrsquoautoriteacute politique deacutesigneacutee par le peuple souverain Bref

comme lrsquoaffirme Simone Goyard-Fabre un point de non-retour est atteint agrave la suite des courants

contractualistes et laquo la rationalisation de lrsquoideacutee de leacutegitimiteacute doit lrsquoapparenter aux racines

deacutemocratiques de lrsquoautoriteacute civile en laquelle srsquoexprime la lsquovolonteacute geacuteneacuteralersquo raquo (2003 389)

27 Bien sucircr lrsquoanthropologie moderne des Lumiegraveres heacuterite drsquoun long deacuteveloppement politique philosophique et

religieux que nous ne pouvons ici expliciter

54

La leacutegitimiteacute de lrsquoideacutee deacutemocratique moderne est alors intimement lieacute au droit politique la

puissance souveraine provient du peuple constitueacute drsquoindividus titulaires de droits fondamentaux

dont celui de prendre part au gouvernement La deacutemocratie moderne se deacutefinit alors par une

aporie aussi feacuteconde puisse-t-elle avoir eacuteteacute la leacutegitimiteacute des lois politiques est garantie par le

le reacutegime deacutemocratique or ce mecircme reacutegime implique en principe le libre choix des sources de

la leacutegitimiteacute Cette difficulteacute autant pratique que theacuteorique a provoqueacute une certaine laquo crise de

leacutegitimation raquo comprise seulement comme une neacutecessiteacute nouvelle drsquoassurer lrsquoacceptation des

normes communes au-delagrave de lrsquoeacutetat de faits des socieacuteteacutes (Tenzer 1994 174-5)

Agrave partir de ces tensions internes la deacutemocratie moderne connaicirctra des mutations dans sa

conception de la leacutegitimiteacute celle-ci ne sera plus comprise agrave partir des institutions sociales et

politiques communes mais comme autoinstitution de la socieacuteteacute par elle-mecircme ce qui implique

le laquo partage de lrsquoautonomie raquo en permettant agrave tous de choisir les normes collectives (Bernardi

2003 53-4) Degraves lors comme lrsquoaffirme Simone Goyard-Fabre (2003) laquo la question de la

leacutegitimation du pouvoir a supplanteacute le problegraveme de sa leacutegitimiteacute raquo (2003 392) En effet les

institutions ne deacutetenant plus un capital de leacutegitimiteacute suffisant celle-ci se deacuteplacera dans la

proceacutedure deacutemocratique que permettent ces institutions ce qui aura pour conseacutequence

drsquoinstaurer laquo un rapport permanent direct ou indirect entre gouvernants et gouverneacutes ceux-ci

voulant trouver en ceux-lagrave la reacuteponse agrave leurs demandes et la satisfaction de leurs attentes raquo (2003

392) une analyse partageacutee eacutegalement par Tenzer (1994 180-184) Cette nouvelle forme de

lrsquoaction politique neacutecessite que la leacutegitimiteacute devienne un principe a priori plus qursquoun principe

contextuel Bref alors que la moderniteacute fondait la leacutegitimiteacute du droit sur le fait deacutemocratique la

moderniteacute avanceacutee deacuteplace la leacutegitimiteacute dans la forme sans le fait et donc dans la proceacutedure Il

55

convient alors de se demander si le concept de leacutegitimiteacute qui permet une deacutecision politique non-

dominatrice si lrsquoon peut dire est reacuteellement valide a priori crsquoest-agrave-dire au-delagrave de toute forme

de vie commune Or cet a priori modifie moins la deacutecision politique que la question pratique

initiale Comme lrsquoeacutecrit Manent (2007c 394) cette derniegravere est alors moins laquo Que faire raquo que

laquo Qui suis-je comme sujet drsquoune action possible raquo Autrement dit la deacutelibeacuteration serait moins

directement pratique elle inclurait un premier moment laquo theacuteorique raquo ougrave lrsquoagent fait valoir son

statut de sujet autonome qui lui donne un droit au consentement

Dans ce chapitre nous voudrons en quelque sorte montrer que (pour renverser lrsquoexpression

de N Tenzer28) lrsquohistoire des modes de leacutegitimation est en fait lrsquohistoire des formes politiques

et que cette derniegravere est aussi lrsquohistoire de la raison pratique Le problegraveme se preacutesente encore

une fois comme lrsquoocculation de la notion de finaliteacute qui est eacutegalement cause de lrsquoaction Selon

Bernardi (2003 52-3) une des principales diffeacuterences entre la deacutelibeacuteration comme

autogouvernement et la deacutelibeacuteration comme autoinstitution est que la premiegravere implique une

discussion sur les moyens en fonction de fins donneacutees alors que la seconde porte eacutegalement sur

les fins collectives Nous avons eu lrsquooccasion dans le chapitre preacuteceacutedent de preacutesenter la relation

entre fins et moyens telle que la comprenait Aristote Agrave lrsquoaide de ce bagage theacuteorique nous

pourrons maintenant montrer les limites de la compreacutehension de la deacutelibeacuteration comme

autoinstitution Pour aborder cet enjeu il nous faudra avoir eacutegalement recours agrave des auteurs

aristoteacuteliciens contemporains principalement Alasdair MacIntyre et Pierre Manent Ceux-ci ont

bien montreacute comment lrsquoexercice drsquoautoinstitution requiert une abstraction de la raison pratique

qui appauvrit lrsquoaction ce qui a pour effet paradoxalement de rendre difficile ce mecircme objectif

28 laquo Lrsquohistoire des formes politiques est lrsquohistoire des modes de leacutegitimation raquo (Tenzer 1994 164)

56

drsquoautoinstitution Une des preuves que nous voudrons avancer agrave ce propos est que lrsquoabstraction

propre agrave une raison pratique qui se veut davantage laquo formelle raquo et donc universelle tend dans les

faits agrave une raison pratique technique et particuliegravere Et la cause de cette limitation tient justement

dans le fait que la position moderne qui situe la normativiteacute dans les fins occulte justement la

rationaliteacute de la prise des moyens ainsi que leur rapport ontologique aux fins La conseacutequence

est une difficulteacute agrave traiter en commun le conflit politique Bref il est creacutedible drsquoanalyser la

deacutelibeacuteration deacutemocratique actuelle comme eacutetant en fonction drsquoun objectif drsquoautoinstitution de la

socieacuteteacute agrave lrsquoaide de la discussion sur les fins mais la thegravese ici deacutefendue affirme plutocirct que cette

autoinstitution est impossible et que tenter sa reacutealisation ne peut que faire obstacle agrave la

deacutelibeacuteration comme autogouvernement qui seule permet le libre choix des regravegles communes de

lrsquoaction

La section suivante aura pour but drsquoexposer la nature de cette raison pratique abstraite ou

laquo theacuteorique raquo voulant garantir et consolider lrsquoaspect deacutemocratique des socieacuteteacutes contemporaines

Nous verrons comment elle srsquoincarne dans un certain discours des droits de lrsquohomme et

comment lrsquoabstraction drsquoune forme de vie commune peut avoir des conseacutequences importantes

pour la capaciteacute des deacutemocraties agrave se gouverner elle-mecircme que nous examinerons avec les

exemples du marcheacute et de la laquo gouvernance raquo

21 Raison universelle et choix deacutelibeacutereacute

Afin drsquoexaminer la nature drsquoun raisonnement universel qui se voudrait pratique prenons

lrsquoexemple de quelques aspects du proceacuteduralisme eacutepisteacutemique drsquoHabermas qui permet de bien

rendre compte de lrsquoideacutee drsquoautoinstitution de la socieacuteteacute par la deacutelibeacuteration Selon ce dernier afin

de deacutelibeacuterer rationnellement sur des normes il faut drsquoabord que la communication integravegre un

57

principe drsquouniversalisation (laquo principe U raquo) qui veut que laquo les conseacutequences et les effets

secondaires qui dune maniegravere preacutevisible deacutecoulent dune observation universelle de la norme

dans lrsquointention de satisfaire lrsquointeacuterecirct de tout un chacun peuvent ecirctre accepteacutes sans contrainte

par tous raquo (Habermas 1999 86-87) Notons qursquoHabermas compare alors la communauteacute qui

adopte un tel principe agrave une communauteacute scientifique de recherche de la veacuteriteacute dont lrsquoexistence

neacutecessite des laquo attitudes performatives raquo telles que la bonne foi ou la reconnaissance de la

compeacutetence (Habermas 1999 108) Ce qui srsquoen suit est alors la neacutecessiteacute drsquoinfeacuterer un principe

eacutethique le laquo principe D raquo selon lequel laquo ne peuvent preacutetendre agrave la validiteacute que les normes qui

sont accepteacutees (ou pourraient lrsquoecirctre) par toutes les personnes concerneacutees en tant qursquoelles

participent agrave une discussion pratique raquo (Habermas 1999 114)

Pour le reacutesumer drsquoune faccedilon scheacutematique la discussion politique servirait selon cette

approche agrave construire (drsquoougrave la critique du monologisme kantien) une preacutemisse majeure qui

pourrait ecirctre consentie par tous Vu les inteacuterecircts divergents la norme construite devra ecirctre assez

universelle et assez abstraite pour atteindre cet objectif et conseacutequemment les participants agrave la

discussion devront mettre de cocircteacute leurs deacutesirs et leurs inteacuterecircts particuliers La preacutemisse mineure

pour sa part consistera en lrsquoapplication de la norme universelle agrave un cas particulier Par exemple

confeacuterer tel droit social universel agrave tel groupe particulier de telle socieacuteteacute

Or agrave cette eacutetape la deacutelibeacuteration est exclue En effet deacutelibeacuterer reviendrait ici comme

lrsquoexprime Descombes (2007 126) laquo agrave changer une valeur intrinsegraveque (faire lrsquoaction par devoir

par moraliteacute) en une valeur extrinsegraveque [hellip] raquo Autrement dit si une norme apparaicirct universelle

il faut absolument trouver une faccedilon de lrsquoappliquer elle ne peut simplement ecirctre eacutecarteacutee au

moment de consideacuterer la bonne politique agrave conduire ici et maintenant Crsquoest pourquoi la

58

conclusion drsquoun tel syllogisme normatif prendra la forme deacuteontique nous devons eacutelaborer telle

politique porteuse de la norme pour ce groupe Refuser cet impeacuteratif reviendrait alors agrave priver

un individu ou un groupe drsquoun attribut qui lui revienne de droit vu leur participation agrave

lrsquouniversaliteacute de la norme en question

Nous pouvons remarquer drsquoembleacutee la diffeacuterence qui existe entre le principe pratique

proceacuteduraliste et le principe pratique aristoteacutelicien Au sein de la pratique un principe geacuteneacuteral

demeure pour Aristote une hypothegravese pour autant qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute deacutelibeacutereacute et speacutecifieacute (et peut-

ecirctre eacutecarteacute) au sein drsquoune situation particuliegravere Il ne srsquoagit donc pas de la simple application

drsquoune ideacutee ou drsquoun bien Cela tient dans sa teneur teacuteleacuteologique un principe pratique affirme un

bien avant drsquoaffirmer un rapport entre des personnes Pour sa part le principe deacuteontologique

vise agrave recommander telle norme universelle qursquoil srsquoagirait drsquoappliquer agrave une situation

particuliegravere Il srsquoagit dans ce cas de constituer laquo une filiegravere universelle des normes particuliegraveres

de lrsquoagir raquo pour reprendre une expression originale de Charles De Koninck (2015b 218) et

donc agrave vouloir eacutechapper agrave la contingence des situations humaines ainsi qursquoagrave la particulariteacute de

la personne ou du groupe qui agit Le problegraveme est que laquo le fruit drsquoun raisonnement agrave partir de

la seule loi ne pourrait ecirctre qursquoune conclusion geacuteneacuterale relevant de la science pratique raquo (De

Koninck 2015b 218) Le proceacuteduralisme eacutepisteacutemique fait donc fi de la distinction entre

rationaliteacute pratique et science pratique entre raison pratique universelle et raison pratique

particuliegravere (cf sect112)29 La conseacutequence de cette conception est que au moment de lrsquoaction

29 Thomas drsquoAquin reacutesume ainsi la diffeacuterence de causaliteacute entre la raison universelle et la raison particuliegravere laquo [La

raison pratique universelle] meut comme cause premiegravere et en repos la particuliegravere elle comme cause prochaine

et drsquoune certaine maniegravere appliqueacutee au mouvement car les actes et les mouvements prennent place au sein drsquoobjets

particuliers [hellip] raquo Commentaire du Traiteacute de lrsquoacircme drsquoAristote trad J-M Vernier Paris Vrin p 403 Cf aussi

Descombes (2007 113) laquo Le raisonnement deacuteontologique qui conclut que le sujet est soumis agrave telle ou telle

obligation est en reacutealiteacute un raisonnement theacuteorique qui se trouve porter sur une matiegravere pratique raquo

59

une telle norme est drsquoabord neacutegative elle restreint le problegraveme pratique mais ne donne pas de

directives positives pour une action agrave faire hic et nunc (Anscombe 2002 Descombes 2007)

La raison de cette difficulteacute tient dans une conception logique et donc theacuteorique de

lrsquouniversaliteacute (tous doivent accepter la norme) qui srsquoappuie sur la raison scientifique En effet

lrsquouniversaliteacute scientifique implique la subsomption des singuliers crsquoest-agrave-dire des individus

sous une espegravece Par exemple le concept de cheval est en tant qursquoespegravece une abstraction de

cas singuliers Il peut ensuite ecirctre appliqueacute agrave un cas nouveau ce cheval-ci et ce agrave tort ou agrave raison

La validiteacute de lrsquouniversel logique tient alors dans sa possibiliteacute agrave ecirctre preacutediqueacute de tous les

individus concerneacutes On ne pourrait pas deacutecider en voyant tel cheval de lui refuser le titre de

cheval simplement parce qursquoil ne nous convient pas dans la situation preacutesente drsquoavoir affaire agrave

un cheval Un principe moral universel obeacuteit alors agrave la mecircme structure il fait abstraction des

caracteacuteristiques particuliegraveres des individus afin de fonder agrave partir de lrsquouniversaliteacute de lrsquoespegravece

(lrsquohumaniteacute) une norme qui se preacutediquerait de chaque individu

Ainsi la validiteacute drsquoune norme universelle ou proceacutedurale deacutepend de son application dans

un grand nombre de cas effectifs et dans tous les cas potentiels alors que la norme comprise

prudentiellement est applicable dans un grand nombre de cas parce qursquoelle est valide Celle-lagrave

nrsquoadmet pas de deacuterogation tandis que celle-ci admet non seulement la deacuterogation mais sa

souplesse produit justement le respect qursquoon peut en avoir En effet drsquoun point de vue

aristoteacutelicien un principe est drsquoautant plus solide que la diversiteacute de ses possibiliteacutes

drsquoapplication et de non-application ne compromet pas dans la pratique sa validiteacute La raison en

est que contrairement agrave une theacuteorie proceacutedurale ou intersubjective lrsquoessence de ce qui fait

60

autoriteacute la leacutegitimiteacute reacuteside drsquoun point de vue aristoteacutelicien agrave lrsquoexteacuterieur de la volonteacute qui veut

lrsquoappliquer

Par exemple30 tous (ou presque) srsquoaccordent aujourdrsquohui pour affirmer que le vote eacutelectoral

est une pratique bonne et mecircme que lrsquoaction de se rendre aux urnes est un devoir Or la theacuteorie

proceacuteduraliste forte ne peut rendre compte du fait que malgreacute un nombre important drsquoabstentions

agrave chaque eacutelection le vote conserve sa validiteacute et est toujours une action encourageacutee Le vote

nrsquoest donc pas un devoir parce que tous srsquoy sentent soumis et y consentent mais parce qursquoil est

lrsquoattribut du citoyen en reacutegime deacutemocratique Le vote est un principe universel seulement dans

la mesure ougrave il est lieacute agrave une fonction particuliegravere (ie citoyen de tel Eacutetat) qui se rencontre sous

diverses formes au sein de toutes ou de la plupart des communauteacutes politiques Nous retrouvons

ici lrsquoimportance des caracteacuteristiques fonctionnelles de la vie en commun et plus largement de

lrsquoaction (cf sect12) qui permettent drsquoidentifier des fins externes et des principes inheacuterents agrave

lrsquoactualisation de celles-ci Ainsi le citoyen en tant que citoyen doit voter mais ce devoir nrsquoa

pas la rigiditeacute drsquoun impeacuteratif cateacutegorique31 il est un moyen en fin drsquoune fin adapteacute aux

circonstances et donc un moyen qui constitue la fin dans ce cas-ci lrsquoexistence mecircme drsquoun

reacutegime deacutemocratique repreacutesentatif

Crsquoest que comme le souligne Alasdair MacIntyre (2013a 68) une laquo proprieacuteteacute

drsquouniversalisation raquo fait deacutefaut aux laquo revendications sur la possession le besoin ou le deacutesir drsquoun

bien mecircme si crsquoest un bien universellement neacutecessaire au mecircme titre que les revendications de

30 Nous empruntons ici un exemple donneacute par Pierre Manent lors de son seacuteminaire 2012-2013 agrave lrsquoEHESS 31 Sur cette diffeacuterence entre lrsquoutilisation du verbe devoir dans la moraliteacute universaliste et dans lrsquoeacutethique

aristoteacutelicienne on se rapportera notamment agrave Elizabeth Anscombe 1958 laquo Modern moral philosophy raquo

Philosophy 33 (124) 1-19

61

droits raquo Ce qui distingue les premiegraveres des secondes ajoute-t-il est le fait qursquoelles preacutesupposent

laquo lrsquoexistence drsquoun ensemble de regravegles socialement eacutetablies raquo Afin de clarifier les consideacuterations

preacuteceacutedentes examinons alors cette proprieacuteteacute drsquouniversalisation des droits individuels une

notion qui serait aujourdrsquohui laquo la reacutefeacuterence politique et morale commune en Occident raquo (Manent

2001 163)

211 Les droits individuels et la nature du conflit politique

Comme nous lrsquoavons mentionneacute cette proprieacuteteacute drsquouniversalisation tient drsquoabord dans le fait

qursquoils sont attribueacutes agrave chaque individu en fonction de son appartenance agrave lrsquoespegravece humaine32

Cette attribution ne se fait donc pas selon un contexte social ou une fonction propre agrave lrsquoindividu

Ne srsquoinscrivant plus dans une finaliteacute geacuteneacuterale et partageacutee les droits deviennent alors des

principes moraux (Chevrier 2011 319) au sens deacuteontologique crsquoest-agrave-dire dire des principes

inconditionnels qui se situent hors de la pratique elle-mecircme en tant que biens externes agrave

atteindre La leacutegitimiteacute des normes nrsquoest plus assureacutee par le droit le droit devient lui-mecircme la

leacutegitimiteacute Crsquoest ainsi que selon Manent (2001 289) laquo au souverain qui dit le droit succegravede ou

veut succeacuteder le droit souverain raquo au sein des reacutegimes deacutemocratiques qui integravegrent cette

compreacutehension des droits individuels Dans cette perspective la leacutegitimiteacute devient processus de

leacutegitimination qui provoque une extension indeacutefinie du droit (Manent 2001 179) Or ce

deacuteveloppement implique alors une hausse du caractegravere adversarial de la politique un

32Par exemple lrsquoarticle premier de la Deacuteclaration universelle des droits de lrsquohomme de lrsquoOrganisation des Nations-

Unies se lit comme suit laquo Tous les ecirctres humains naissent libres et eacutegaux en digniteacute et en droits Ils sont doueacutes de

raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraterniteacute raquo

62

changement qui srsquoincarne notamment dans lrsquoautoriteacute grandissante des cours de justice au

deacutetriment de celle des parlements33

Rappelons ici la critique que fit Aristote de la rheacutetorique judiciaire en ajoutant que celle-ci

eacutemana drsquoun contexte ougrave les tribunaux de justice gagnaient en pouvoir agrave Athegravenes (Garsten 2006

120) Aristote critiqua alors lrsquousage sophistique de la rheacutetorique qui se deacuteployait dans le cadre

judiciaire et qui consistait agrave laquo parler hors de la question raquo (Rhet I 1 1354b) Selon lui les

rheacuteteurs sophistiques visaient agrave lrsquoaide de sentiments et de faits eacutetrangers au cas particulier agrave

influencer ceux qui jugent (Garsten 2006 123-4) Cela eacutetait possible notamment du fait que les

litiges eacutetaient moins exposeacutes au jugement public le cas en question nrsquointeacuteressant pas

directement la communauteacute ni les juges eux-mecircmes La rheacutetorique se transformait alors en

performance technique ougrave il srsquoagit seulement de produire un reacutesultat Crsquoest pourquoi la

rheacutetorique deacutelibeacuterative devait pour Aristote avoir prioriteacute sur la rheacutetorique judiciaire celle-lagrave

eacutechappe moins facilement aux exigences du bien commun et est donc davantage porteacutee agrave

relativiser les revendications en fonction de la diversiteacute des biens preacutesents dans la communauteacute

politique des biens qui engagent directement les citoyens

Degraves lors comme le reacutesume Chevrier (2011 322)

lrsquoemprise du droit sur la socieacuteteacute et le politique srsquoaccompagne de la prospeacuteriteacute de la dogmatique

juridique et de lrsquoabsolutisation des conflits politiques et moraux qui reconvertis dans le langage

des droits se precirctent difficilement aux compromis Crsquoest la deacutelibeacuteration politique qui se

dogmatise sous lrsquoinfluence de la culture des droits

33 Cf Neal Tate et Torbjoumlrn Vallinder dir 1995 The global expansion of judicial power New York New York

University Press Aussi pour une eacutetude de ce pheacutenomegravene au Canada cf Frederick Lee Morton et Rainer Knopff

2000 The Charter Revolution and the Court Party Toronto University of Toronto Press

63

En effet conformeacutement agrave la nature critique drsquoun raisonnement pratique universel ou

deacuteontologique le droit ainsi compris devient un rapport agrave soi laquo en tant qursquoopposable agrave lrsquoautre raquo

(Manent 2007c 395) Or cette opposition se preacutesentant sous une norme cateacutegorique nrsquoa pas agrave

de donner de raisons proprement dites (MacIntyre 2013a 70) Le droit ainsi compris est pour

MacIntyre neacutecessairement incommensurable aux autres biens et revendications Il devient ainsi

un outil de protestation laquo la veacuteheacutemence affirmative des protestataires vient de ce que

lrsquoincommensurabiliteacute leur interdit de gagner une discussion leur suffisance indigneacutee vient de

ce que lrsquoincommensurabiliteacute leur interdit eacutegalement de la perdre raquo (MacIntyre 2013a 71) Dans

ce contexte34 laquo lrsquoeacutenonciation de tout principe universel se reacuteduit finalement agrave lrsquoexpression des

preacutefeacuterences drsquoune volonteacute individuelle pour cette volonteacute les principes nrsquoont et ne peuvent

avoir que lrsquoautoriteacute qursquoelle choisit de leur confeacuterer en les adoptant raquo (MacIntyre 2013a 22) Et

lrsquoexpression drsquoune preacutefeacuterence particuliegravere doit comme nous lrsquoavons vu ecirctre pris en compte

dans un jugement pratique dont la leacutegitimiteacute se veut laquo universelle raquo

Cette conception de lrsquoagent politique et des principes de la deacutelibeacuteration modifie alors pour

MacIntyre et Manent le sens que lrsquoon donne agrave la diversiteacute des opinions et au deacutebat politique

Elle ne serait plus celle des diffeacuterents motifs drsquoaction et de gouvernement diffeacuterents biens sous

la forme de lrsquoutile du noble ou du juste mais celle drsquoune valorisation personnelle de certains

objectifs des laquo preacutefeacuterences raquo (MacIntyre 1993) ou des laquo valeurs raquo (Manent 2007b) Pour

Manent la deacutemocratie contemporaine se voudrait degraves lors de plus en plus le laquo cadre formel de

34 Qui est celui de ce que MacIntyre appelle lrsquolaquo eacutemotivisme raquo qui est une position philosophique qui postule que

chaque eacutenonceacute eacutevaluatif est en fait un eacutenonceacute factuel qui renvoie aux preacutefeacuterences personnelles du locuteur Pour

MacIntyre lrsquoeacutemotivisme voit juste non en tant que philosophie de la signification mais en tant que sociologie

contemporaine de lrsquousage Une des causes de lrsquoeacutemotivisme serait lrsquoabstraction des principes moraux propres aux

theacuteories des Lumiegraveres dont la signification ne se fait plus voir dans la reacutealiteacute Pour cette discussion cf MacIntyre

(2013a 9-36)

64

toutes les expeacuteriences possibles raquo (2007b 198 nous soulignons) et de moins en moins celui de

lrsquoexpeacuterience reacuteelle La quecircte drsquouniversaliteacute deacutetacheacutee du particulier conduirait alors deacutelier la

parole de lrsquoaction agrave proclamer la leacutegitimiteacute des fins indeacutependamment de celle des moyens ce

qui conduirait dans les faits agrave laquo une eacutetrange suspension de lrsquoaction raquo (Manent 2014b 558) Cela

confegravererait agrave lrsquoagent contemporain la possibiliteacute de se poser comme sujet drsquoune infiniteacute

drsquoattributs sans devoir justifier cette attribution dans le contexte des affaires communes ougrave une

revendication se heurte agrave un ensemble drsquoautres biens concrets

En effet lorsque le principe de lrsquoaction est compris drsquoabord comme objet de choix

indeacutependamment des moyens concrets qui la constituent la fin devient soumise agrave laquo la bigarrure

de la repreacutesentation raquo (Manent 2014b 6) crsquoest-agrave-dire agrave une diversiteacute presque infinie Comme le

souligne Aristote un souhait mecircme si rationnel peut porter en fait sur toutes choses mecircme sur

les choses qui ne laquo deacutependent pas de nous raquo et donc qui ne sont pas objets de deacutelibeacuteration (EN

III 4 1111b20 sq) Crsquoest pourquoi le bien qui motive ce souhait est tributaire de moyens

circonstanciels qui permettent sa reacutealisation effective De ce fait en conclut Manent (2014b

554)

la diversiteacute nrsquoapparaicirct comme la modaliteacute la plus significative du pheacutenomegravene humain que si

lrsquoaction humaine est regardeacutee principalement dans ses fins deacuteclareacutees au lieu drsquoecirctre reconnue dans

ses moyens effectifs La diversiteacute ne vient au premier plan que lorsque nous reacuteduisons lrsquoaction agrave

sa premiegravere et moindre moitieacute celle qui consiste agrave lsquoposer la finrsquo agrave manifester un vœu agrave produire

une image

Ainsi une telle conception du laquo pluralisme raquo qui peut justifier une proceacutedure de leacutegitimation

nrsquoapparaicirct que lorsque lrsquoon comprend la vie pratique comme position de la fin et surtout position

65

de la fin sans les moyens Le pluralisme inheacuterent agrave toute socieacuteteacute ne serait alors plus pour

MacIntyre un laquo dialogue ordonneacute de points de vue croiseacutes raquo mais un laquo meacutelange discordant de

fragments mal assortis raquo (2013a 13) crsquoest-agrave-dire des fins laquo poseacutees raquo par chacun qui ne nouent

plus un lien agrave travers un but commun et qui par ce fait mecircme ne peuvent plus fournir de veacuteritables

fins agrave lrsquoagent (des motifs drsquoaction concregravete) mais seulement un argumentaire critique non

falsifiable

Crsquoest ainsi que lorsque lrsquoon perd de vue lrsquointeacutegration reacuteciproque des fins et des moyens la

vie humaine risque drsquoapparaicirctre plus dans sa diversiteacute que sa reacutegulariteacute et que le deacutebat apparaicirctra

comme une laquo guerre des dieux raquo sans justification possible Car la prise en consideacuteration de

cette inteacutegration limite dans les faits la vie eacutethique les motifs reacuteels de lrsquoaction eacutetant pour leur

part laquo en nombre tregraves limiteacute raquo (Manent 2014b 554) Par exemple un discours politique qui

affirmerait les valeurs de la deacutemocratie de lrsquoautonomie de la solidariteacute etc nrsquoaurait en soi

aucune teneur pratique et donc aucun contenu moral puisqursquoil lui faudrait speacutecifier des faccedilons

drsquoagir en vue de ces valeurs Comme lrsquoeacutecrit Vincent Descombes laquo une chose est de reconnaicirctre

une valeur en principe une autre est de srsquoy conformer ici et maintenant raquo (Descombes 2013b

128) Or leur actualisation ne peut consister simplement en une laquo application raquo non seulement

parce que leur contenu nrsquoest pas directement tangible mais eacutegalement parce qursquoun bien doit

parfois ecirctre laisseacute de cocircteacute pour en promouvoir un autre plus adapteacute agrave la situation particuliegravere

Crsquoest finalement ce qursquoAristote entend par la vertu de prudence qui est une disposition propre

de lrsquoagent avant drsquoecirctre une caracteacuteristique de lrsquoacte35

35 laquo Lrsquoapplication drsquoune loi doit toujours ecirctre un acte de prudence circa singularia contingentia et ougrave le jugement

deacutepend de la condition du deacutesir Nulle loi ne saurait rendre hors de propos ni la connaissance de la contingence ni

66

Crsquoest pourquoi le nœud de la vie pratique est le choix des moyens plus que la position de la

fin Celui-lagrave reacuteveacutelera le caractegravere et les intentions de lrsquoagent et sera lrsquoobjet de la justification et

du jugement Cela est drsquoautant plus vrai de lrsquoaction politique puisque laquo les motifs humains

nrsquoaccegravedent agrave la clarteacute de la connaissance que lorsqursquoils produisent une action qui srsquoinscrit

visiblement dans lrsquoespace public raquo (Manent 2014b 6) Or les droits individuels lorsqursquoils sont

pris comme principes absolus nrsquoont plus pour Manent et MacIntyre agrave justifier leur preacutetention

selon diffeacuterents biens assurant la bonne activiteacute de la communauteacute politique car ils ne jugent

pas agrave proprement parler les diffeacuterentes actions et leurs conseacutequences ils ne peuvent que les

autoriser ou les interdire Comme lrsquoexprime Manent (2015a 24) leur sens srsquoeacutepuise dans

lrsquoautorisation qursquoils donnent

Bien sucircr les droits universels et lrsquoexpression des preacutefeacuterences particuliegraveres qursquoils permettent

au sein de la sphegravere publique ne sont pas sans effet sur lrsquoaction La raison universelle qui

srsquoapparente davantage agrave une raison theacuteorique a bien une porteacutee pratique quoiqursquoindirecte Cette

laquo indeacutependance raquo lui confegravere une autoriteacute qui permet souvent heureusement de critiquer les

obligations particuliegraveres drsquoun contexte social donneacute Toutefois le pendant du gain en autoriteacute

de lrsquoabstraction des normes est lrsquoaffaiblissement des capaciteacutes drsquoaction eacutethique deacutelibeacutereacutee En

effet le discours abstrait du droit tend agrave occulter les aspects eacutethiques qui lui sont sous-jacents et

diminue alors lrsquointeacuterecirct de les examiner et de srsquoy confronter au sein drsquoune discussion rationnelle

partageacutee (Blattberg 2009) La raison universelle tout comme les droits individuels nrsquooffre pas

de logos propre au choix des moyens Son rocircle eacutetant drsquoautoriser ou de restreindre lrsquoaction rien

la disposition du deacutesir raquo (De Koninck 2015b 220) C De Koninck entend ici par laquo disposition du deacutesir raquo les vertus

et les vices qui donnent des fins immeacutediates agrave lrsquoagent

67

ne garantit la capaciteacute de lrsquoagent drsquoagir rationnellement et volontairement agrave la suite de cet

impeacuteratif Bref comme lrsquoaffirme Charles Blattberg (2009 46) laquo en ce qui concerne lrsquoeacutethique

lrsquoabstraction affaiblit [disempowers] raquo Crsquoest pourquoi selon Aristote ainsi que selon

MacIntyre et Manent la rheacutetorique judiciaire doit se placer sous la rheacutetorique deacutelibeacuterative qui

vise agrave combler lrsquoespace et lrsquoindeacutetermination qui existe entre lrsquoagent et lrsquoaction par un

mouvement inteacuterieur le choix deacutelibeacutereacute qui prenne en compte les dispositions des individus

ainsi qursquoun mouvement exteacuterieur lrsquoaction

Le problegraveme est que le concept geacuteneacuterique drsquohumaniteacute deacutenueacute drsquoautres attributs particuliers

perd de sa teneur fonctionnelle et les biens internes propres que celle-ci permet habituellement

drsquoidentifier Cette indeacutetermination risque alors drsquoecirctre laquo une invitation agrave avancer une

deacutetermination arbitraire lsquoideacuteologiquersquo de celle-ci raquo (Manent 2010b 382) car la dimension

eacutethique de la vie pratique est en quelque sorte laisseacutee agrave elle-mecircme elle ne trouve plus de

principes auxquels se rapporter36 Ainsi comme le souligne eacutegalement Mary Ann Glendon

(1991 171)37 le danger est que seacutepareacutes de la substance sociale qui leur confegravere leur sens et leur

laquo authenticiteacute raquo les droits en viennent agrave servir moins la digniteacute humaine que les deacutesirs

laquo pressants et sans fin raquo des individus Autrement dit la raison pratique universelle qui

srsquoapparente agrave la raison scientifique de par ses conclusions laquo theacuteoriques raquo se transforme en raison

36 Manent (2014b 557) deacutecrit ainsi lrsquoideacuteologie laquo Crsquoest preacuteciseacutement le rocircle de lrsquoideacuteologie de rattacher toutes les

actions possibles agrave un ensemble deacutetermineacute et clos de paroles raquo Cf aussi Marshall (2009 203) laquo Or les

conseacutequences de cet ancrage des droits du citoyen dans le sentiment de lrsquohumaniteacute se manifestent non seulement

par leur deacutepassement de lrsquoesprit inteacuteresseacute et du rationalisme scientifique comme fondements de la perception

humaine mais eacutegalement par lrsquoabneacutegation du raisonnement deacutelibeacuteratoire ou de la modeacuteration qursquoil suppose et elles

favorisent par contre des jugements politiques cateacutegoriques geacuteneacuteraliseacutes voire universels Eacutetant lrsquoarchecirc mecircme du

jugement pratique le sentiment de lrsquohumaniteacute agrave la diffeacuterence de la geacuteneacuterositeacute classique nrsquoaura pas de juste milieu

pour le mesurer raquo 37 On se reacutefeacuterera eacutegalement agrave cet ouvrage pour une deacutemonstration plus empirique (situeacutee au Eacutetats-Unis) des

conclusions qui preacutecegravedent

68

technique lorsqursquoelle nrsquoest pas suppleacuteeacutee par une raison pratique particuliegravere il srsquoagit alors

seulement drsquoappliquer un modegravele drsquoatteindre une fin exteacuterieure38 Et comme nous le verrons

maintenant il est possible que ce scheacutema laquo technique raquo produise des conseacutequences indeacutesireacutees et

des choix non deacutelibeacutereacutes au sein des reacutegimes deacutemocratiques contemporains

212 De la raison universelle agrave la raison technique les exemples de la gouvernance et

du marcheacute

Il va sans dire qursquoun agent ne peut renoncer agrave discriminer entre les biens ou les diffeacuterents modes

de vie qui srsquooffrent agrave lui Mais comment alors choisir lagrave ougrave la deacutelibeacuteration peine agrave deacuteterminer

rationnellement les moyens de lrsquoaction vu lrsquoabstraction de ses principes Lorsque la

deacutelibeacuteration nrsquoa plus les moyens de guider former commander rationnellement les volonteacutes

individuelles mais seulement de deacuteterminer les conditions de leur libre expression alors la vie

eacutethique est en quelque sorte laisseacutee agrave elle-mecircme comme nous lrsquoavons analyseacute preacuteceacutedemment

Or nous sommes ici en face drsquoun certain paradoxe Drsquoune part toute action doit neacutecessairement

avoir eacuteteacute motiveacutee de quelque faccedilon Selon la perspective aristoteacutelicienne les principes effectifs

de lrsquoaction se retrouvent toujours parmi certaines laquo opinions reacuteputables raquo sur le bien dont les

plus geacuteneacuterales sont transmises notamment par le reacutegime politique Drsquoautre part nous avons vu

que les principes de la deacutemocratie contemporaine et drsquoune certaine faccedilon de la deacutemocratie en

38 Selon une expression de Charles de Koninck il y a alors laquo tentative de contourner par lrsquoart les difficulteacutes de

lrsquoaction raquo (De Koninck 2015c) Cf aussi Cordell Paris (2014 201-2) laquo le rationalisme kantien exclut le calcul

deacutelibeacuteratif au nom drsquoune loi qui se veut impeacuterative La certitude de lrsquoimpeacuteratif cateacutegorique entend rompre avec la

recherche toujours incertaine du bien de mecircme que la volonteacute deacutetermineacutee par la raison agrave lrsquoexclusion des passions

entend se substituer au lsquodeacutesir deacutelibeacuteratifrsquo qursquoest la prohairegravesis [hellip] Car lrsquoaction srsquooriente deacutesormais non plus en

fonction de la situation drsquoaction mais en fonction de la regravegle elle-mecircme regravegle penseacutee comme une veacuteriteacute absolue et

non pas une veacuteriteacute pratique Lrsquoobeacuteissance se substitue agrave la deacutelibeacuteration le devoir agrave lrsquoaction raquo

69

geacuteneacuteral (cf sect13) invitent les individus agrave deacuteterminer librement leurs fins et en garantissent la

possibiliteacute par les droits individuels

Pour Manent le paradoxe qui srsquoen suit srsquoexprime alors de la faccedilon suivante laquo la loi

nouvelle ayant abandonneacute tout critegravere rationnel ou objectif du bien et du juste se commande agrave

elle-mecircme de ne pas commander raquo et entend ainsi laquo commander agrave une vie sans loi raquo (Manent

2014c 302) La quecircte drsquoune laquo action sans loi raquo se concreacutetise alors selon Manent laquo dans la

seacuteparation moderne entre lrsquoinstitution politique sources des lois et la socieacuteteacute lieu des actions

lsquosans loirsquo mais guideacutees par les lsquointeacuterecirctsrsquo et les lsquovaleursrsquo raquo (2015a 21) Ces deux principes sont

alors garantis par laquo ces conditions geacuteneacuterales de lrsquoaction que sont lrsquoEacutetat de droit et le marcheacute raquo

(Manent 2007 395) deux institutions qui deacuteterminent autant pour Manent que pour MacIntyre

une part importante de la vie commune des deacutemocraties contemporaines En effet avec la

moraliteacute des droits universels laquo lrsquoeacutethique de lrsquoEacutetat raquo et laquo lrsquoeacutethique du marcheacute raquo sont les deux

autres composantes de ce que MacIntyre (2016a) a reacutecemment identifieacute comme le laquo point de

vue dominant raquo actuel

Dans le domaine de lrsquoeacuteconomie qui remplit la sphegravere eacutethique laisseacutee vide par la politique

il nrsquoy a plus possibiliteacute drsquoorthos logos de juste mesure deacutetermineacutee par la deacutelibeacuteration et le

dialogue tel qursquoil pourrait y en avoir par exemple sur le laquo juste prix raquo de certains biens (Manent

2015a 21 MacIntyre 2016 93-101) Le marcheacute commande le prix sans que les deacutelibeacuterations

des citoyens puissent y jouer un rocircle sinon une somme de deacutelibeacuterations seacutepareacutees et

instrumentales sur la maximisation de lrsquoutiliteacute Tel que le souligne MacIntyre (2016a 127) le

trait de caractegravere voire lrsquoobligation speacutecifique agrave cette activiteacute dont le cadre est le marcheacute est ce

qursquoAristote nommait la pleonexia laquo lrsquoesprit drsquoacquisition raquo qui tend agrave faire deacutesirer plus que sa

70

juste part (EN V 2 1129a31-b10) Degraves lors alors que lrsquoeacutethique du marcheacute promeut la

multiplication des deacutesirs comme moyens drsquoarriver agrave la laquo maximisation de lrsquoutiliteacute raquo (MacIntyre

2016a 127-33) le gouvernement trouverait de plus en plus sa leacutegitimiteacute dans lrsquoentreprise de

satisfaction de ceux-ci (MacIntyre 2016a 126) Les agences bureaucratiques se multiplient alors

afin de coordonner lrsquoactiviteacute grandissante de la sphegravere de lrsquoeacuteconomie qui adopte le principe de

libre concurrence (MacIntyre 2016a 124 Manent 2014a 313) Lorsque cette coordination

assure les laquo conditions de lrsquoaction raquo sans en questionner ou en deacuteterminer la regravegle et donc la

finaliteacute alors le gouvernement est remplaceacute par la laquo gouvernance raquo (Manent 2014a)

Ce deacuteploiement du laquo deacutesir drsquoacqueacuterir raquo dans les socieacuteteacutes modernes et contemporaines

entrainerait alors un changement important de perspective politique selon Manent

laquo Lintelligibiliteacute de la vie collective paraicirctra venir des moins en moins de la somme des actions

intentionnelles des socieacutetaires quils soient personnes priveacutees ou mecircme gouvernants et de plus

en plus du systegraveme formeacute par la somme des circonstances et la somme des conseacutequences raquo

(2014a 312) Or sans une prise intelligible de laquo lrsquointention collective raquo des fins preacutesentes au

sein de la socieacuteteacute (qui est le propre du discours rheacutetorique tel que lrsquoenvisage Aristote)

lrsquointeacutegration des fins et des moyens est de plus en plus difficile agrave concevoir Sur ce point la

conseacutequence est alors une difficulteacute agrave reacuteviser les fins agrave la suite des deacutelibeacuterations et des actions

des socieacutetaires agrave effectuer un retour aux principes 39 La raison commune devient alors

davantage technique en ce qursquoelle peine agrave consideacuterer les biens internes agrave la pratique des biens

39 Charles De Koninck (2015a 110) donne sur ce point lrsquoexemple suivant laquo On srsquoeacutetudie agrave srsquoeacutelever agrave un ordre de

pourparlers et drsquoententes de notre part si deacutetacheacute de tout principe qursquoil peut se nouer ndash sans qursquoon srsquoen aperccediloive ndash

des alliances entre les gouvernements de nations dont les conceptions de la vie en geacuteneacuteral ou du bien-ecirctre politique

en particulier sont les plus opposeacutees possibles voire mortellement contraires raquo

71

en soi qui permettent de relativiser la fin exteacuterieure Alors que la raison pratique vise agrave

circonscrire le deacutesir agrave un objet possible bon et mesureacute la raison technique ne peut que

maximiser celui qui se preacutesente agrave elle sans reacuteelle capaciteacute de choisir volontairement de

deacutevelopper une vie laquo prohaiumlreacutetique raquo (MacIntyre 2016 133) Tandis que le gouvernement de soi

par soi vise agrave assurer cette emprise volontaire sur les principes de la vie commune ce choix laquo la

gouvernance raquo reculerait en fait laquo devant lrsquoampleur des possibles politiques que la proaiumlresis

srsquoefforce de maicirctriser raquo (Manent 2010b 124) Voulant ouvrir des possibiliteacutes de plus en plus

vastes au niveau des fins la politique contemporaine serait en fait de plus en plus restreinte au

niveau des moyens ceux-ci eacutetant de plus en plus preacutedeacutetermineacutes par la neacutecessiteacute celle du marcheacute

et de la laquo providence raquo eacuteconomique40 et celle de la coordination bureaucratique notamment

En somme embrassant des principes abstraits les socieacuteteacutes actuelles occulteraient le sens et

les exigences de la deacutemocratie comme laquo gouvernement de soi raquo un oubli dont la conseacutequence

est selon Pierre Manent et Alasdair MacIntyre laquo le despotisme eacuteclaireacute deacutesignation exacte pour

la somme drsquoagences administrations cours de justice et commissions qui dans le deacutesordre

mais drsquoun esprit unanime nous donnent de plus en plus meacuteticuleusement la regravegle raquo (2006 58-

9) bref une autoriteacute qui tend vers une forme de domination ineacutegalitaire (MacIntyre 2016 126-

127) Alors que pour Aristote seuls des citoyens pouvaient gouverner des citoyens libres il

semble aujourdrsquohui que laquo plusieurs choses gouvernent les hommes raquo selon une formule de

Montesquieu (Esprit des lois XIX 4 cf Manent 2010b 36 1997 114) Le problegraveme est que

40 laquo Sous le nom de marcheacute mondial nous avons construit un systegraveme drsquoaction que lrsquoon peut ne peut mieux deacutecrire

que comme une Providence artificielle agrave la fois la seule chose que nous puissions faire et le mieux que nous

puissions faire cest de reacutepondre avec dociliteacute aux indications du marcheacute mondial chacune drsquoelles ayant pour elle

la force surhumaine du Tout et de son autoriteacute raquo (Manent 2015b 109)

72

dans ce contexte ces autres laquo choses raquo qui gouvernent les citoyens ne sont pas objet de

deacutelibeacuteration rationnelle et donc de choix volontaire Srsquoil nrsquoy a deacutelibeacuteration que sur les choses

qui laquo deacutependent de nous raquo alors il nrsquoy a plus deacutelibeacuteration lorsque certaines forces humaines et

socieacutetales ne deacutependent plus drsquoun laquo nous raquo particulier Si cette analyse srsquoavegravere juste comment

alors retrouver une emprise des deacutemocraties sur elles-mecircmes et sur les actions intentionnelles

qui srsquoy deacuteploient

22 Lrsquoagent retrouveacute la mise en commun des fins et lrsquoautoriteacute du bien

Nous venons de voir les lacunes de certains principes pratiques que lrsquoon peut retrouver selon

MacIntyre et Manent dans les reacutegimes deacutemocratiques actuels Notamment nous avons deacutecrit la

possibiliteacute drsquoune nouvelle compreacutehension des droits et de lrsquoexpression des preacutefeacuterences qui srsquoest

deacutetacheacutee du cadre particulier drsquoune communauteacute politique afin de promouvoir un certain type

drsquouniversaliteacute Cette universaliteacute serait toutefois lrsquoobjet non pas de la raison pratique mais de la

raison theacuteorique et scientifique en ce qursquoelle fait fi de toute deacutetermination particuliegravere au-delagrave

de lrsquoindividualiteacute mecircme Nous pouvons dire que en adoptant cette laquo eacutepisteacutemologie raquo des

affaires humaines la deacutemocratie deacutelibeacuterative surtout dans sa version eacutepisteacutemique forte ne serait

pas alors une alternative au modegravele du contrat social mais seulement une transformation de ce

modegravele Cette transformation proviendrait notamment drsquoune certaine compreacutehension de

lrsquoautoriteacute propre agrave la loi et aux normes en geacuteneacuteral comme nous allons maintenant le voir

221 Lrsquoautoriteacute de la loi et le travail de leacutegitimation

Alors que le contrat social de la moderniteacute inaugurale situait la souveraineteacute au sein du peuple

ou de ses repreacutesentants la deacutemocratie libeacuterale actuelle laisserait place agrave une laquo souveraineteacute

73

illimiteacutee de lrsquoindividu particulier raquo (Manent 2015b 128) Comme nous lrsquoavons mentionneacute

lrsquoobjectif est de donner la possibiliteacute agrave tous les individus concerneacutes par des normes de faire un

acte de consentement Dans ses conditions un consensus de cette ampleur requiert lrsquoabstraction

et la possibiliteacute de reacuteviser toutes les normes agrave partir de cette abstraction Ainsi dans cette

perspective laquo au lieu que ce soit le contrat qui rende possible la politique la politique est une

suite perpeacutetuelle de conclusions du contrat raquo comme lrsquoanalyse Bubner (1993 364) Autrement

dit lrsquoindividu deacutelibeacuterant est maintenant appeleacute agrave choisir et promouvoir ses fins agrave travers un

dialogue intersubjectif qui se transforme alors dans un eacutechange de laquo preacutefeacuterences raquo individuelles

Lrsquoabstraction propre agrave certains principes de deacutelibeacuteration prenant la forme de laquo valeurs raquo ou

drsquoimpeacuteratifs constituerait alors en une laquo disqualification de tous les contenus de vie

partageables au motif qursquoils nrsquoont pas eacuteteacute choisis par chacun ou qursquoils nrsquoagreacuteent pas agrave chacun raquo

(Manent 2015b 129)

Le problegraveme est que la discussion collective ne trouve plus alors dans les fins laquo poseacutees raquo

comme principes lrsquoarkhē neacutecessaire agrave lrsquoorientation concregravete de la pratique Faute drsquoun principe

directement causal le dialogue devient alors lui-mecircme une fin mais une fin qui demeure dans

lrsquoabstraction des deacuteterminants concrets de la pratique

Avec la tendance agrave transformer le flux de la pratique en dialogue permanent les contenus qui

proviennent des opinions diverses et des conflits drsquointeacuterecircts de la politique srsquoeacutegarent La substance

du dialogue ideacuteal devient ludique aussi longtemps qursquoelle est soustraite en tant que thegraveme

hypotheacutetique de la discussion agrave la structure de lrsquoaction qui fixe des buts (Bubner 1993 362)

74

Dans cette optique il nrsquoy a plus possibiliteacute laquo drsquoengagements veacuteritablement inconditionnels raquo

(MacIntyre 2016b 188)41 qui puissent offrir de veacuteritables motivations agrave lrsquoaccord politique et agrave

lrsquoaction commune En effet alors que la discussion collective comprise comme discussion des

fins et non des moyens tend agrave devenir elle-mecircme la norme par un processus de leacutegitimation ses

possibiliteacutes se reacutetreacutecissent dans les faits par la fragilisation de lrsquoautoriteacute des principes qui la

sous-tendent Ainsi tel que lrsquoaffirme Pierre Manent (2015a 24)

la regravegle des mœurs parmi nous est donc suspendue agrave un fil tregraves cassant Lrsquointerroger crsquoest la

reacuteformer Elle ne supporte pas drsquoecirctre interrogeacutee tout en eacutetant tranquillement suivie comme crsquoeacutetait

le cas avant lrsquoirruption de la liberteacute absolue lorsqursquoun essaim de raisons disparates bombinait

autour des actions principales de la vie humaine

Cela est ducirc au fait que comme nous lrsquoavons vu les regravegles drsquoaction preacutesentes au sein drsquoun ordre

politique et social ne proviennent pas drsquoune universaliteacute sans faille mais reposent laquo sur une

pluraliteacute de raisons ou de lsquonon sans raisonrsquo raquo crsquoest-agrave-dire une pluraliteacute de motifs concrets drsquoagir

selon ou contre elles ce qui confegravere aux institutions qui les incarnent une stabiliteacute et laquo une

amplitude inteacuterieure raquo (Manent 2015a 23) Dans cette perspective les opinions conflictuelles

visent agrave rendre raison de lrsquoadeacutequation ou de lrsquoinadeacutequation des lois et des normes agrave lrsquoexpeacuterience

qursquoen font les citoyens libres au sein de la communauteacute politique La parole publique est alors

laquo le veacutehicule qui clarifie les buts viseacutes et dont on suppose comme allant de soi le caractegravere

recteur par principe pour lrsquoaction de sorte que lrsquointervention du logos conduise agrave la

41 Crsquoest ainsi que la deacutelibeacuteration politique servirait dans les mots drsquoHabermas agrave laquo expeacuterimenter le processus

[institutionnel] comme ouvert et incomplet raquo et de laquo rallumer la radicaliteacute deacutemocratique des braises de la position

originelle de la vie civique drsquoune socieacuteteacute raquo en consideacuterant la constitution laquo comme un projet raquo (Habermas 1995

128)

75

consolidation de la communauteacute drsquoaction raquo (Bubner 1993 363) Crsquoest de cette faccedilon qursquoil est

possible de laquo secouer le joug de la loi sans donner naissance au sujet raquo (Manent 2007 397)

Ce contraste entre un exercice de liberteacute politique qui deacutelibegravererait sur la loi tout en la

conservant et un autre qui ferait de mecircme tout en provoquant une perte drsquoorientation de la vie

pratique peut paraicirctre eacutenigmatique Une premiegravere voie de clarification nous est montreacutee par

Vincent Descombes (2004) Dans un raisonnement pratique individuel ou collectif il ne srsquoagit

pas pour un agent ou pour les citoyens drsquoune communauteacute de se laquo donner une loi raquo ndash un

exercice que mettent de lrsquoavant les theacuteories du contrat social ndash mais de srsquoapproprier le principe

de la loi crsquoest-agrave-dire le bien qursquoelle promeut ou la fin vers laquelle elle tend Crsquoest pourquoi les

anciens Grecs utilisaient une voix moyenne pour deacutesigner le fait drsquoobeacuteir librement agrave une norme

La voix moyenne introduit une laquo nuance subjective raquo ougrave laquo lrsquoaction accomplie possegravede aux yeux

du sujet une signification personnelle (Descombes 2004 103) Ce rapport agrave soi nrsquoest toutefois

pas agrave proprement parler reacuteflexif au sens drsquoune laquo auto-affection du sujet par lui-mecircme raquo (2004

103) Or la moderniteacute politique aurait confondu le moyen et le reacutefleacutechi en affirmant la possibiliteacute

qursquoun peuple se donne des lois en se les imposant agrave lui-mecircme Il y a lagrave pour Descombes laquo un

exercice eacutenigmatique de schizophreacutenie politique pas un reacutegime de souveraineteacute politique raquo

(2004 103)

Les faiblesses contemporaines de la deacutelibeacuteration politique trouveraient donc deacutejagrave leur

source dans la conception moderne du contrat social Celui-ci en tant qursquoil est purement formel

ne peut produire lrsquoarkhē neacutecessaire agrave un reacutegime de souveraineteacute politique et donc agrave une

deacutelibeacuteration collective tourneacutee vers des moyens communs drsquoatteindre certains biens Le contrat

social en tant que seul principe de leacutegitimiteacute possegravederait donc une teneur plus neacutegative que

76

positive et devrait alors ecirctre constamment reacuteactualiseacute afin drsquoecirctre rendu laquo reacuteel raquo Crsquoest ce que

permet aujourdrsquohui selon Pierre Manent et Alasdair MacIntyre entre autres penseurs

aristoteacuteliciens lrsquoassociation entre le langage des droits et celui des preacutefeacuterences personnelles ou

de laquo lrsquoutiliteacute raquo

Pour ces deux philosophes les deacutemocraties libeacuterales actuelles auraient alors besoin drsquoune

certaine science pratique sans laquelle le jugement sur les affaires humaines tombera drsquoune part

dans un reacutealisme eacutetroit voire meacutecanique qursquoils associent notamment agrave la sphegravere de lrsquoeacuteconomie

et de la bureaucratie eacutetatique et drsquoautre part dans un ideacutealisme abstrait dont les droits de

lrsquohomme et lrsquoideacutee drsquohumaniteacute sont les manifestations les plus influentes Selon eux crsquoest

justement cette science que nous fournit Aristote La force de la science pratique aristoteacutelicienne

est de mettre en lumiegravere la deacutemarche qui conduit du particulier agrave lrsquouniversel et de lrsquouniversel

au particulier tout en conservant le caractegravere speacutecifiquement pratique de la reacuteflexion sur les

affaires humaines crsquoest-agrave-dire un monde de contingence qui trouve sa stabiliteacute dans la loi et

dans le reacutegime politique La probabiliteacute ainsi que la geacuteneacuteraliteacute est donc le premier aspect de la

rationaliteacute pratique que lrsquoapproche aristoteacutelicienne permet de recouvrer afin drsquoeacuteviter des

jugements trop cateacutegoriques qui veulent deacutepasser la contingence ou des jugements trop

particuliers qui se soumettent agrave celle-ci

De cette faccedilon crsquoest la nature mecircme des normes veacutehiculeacutees par les institutions politiques et

sociales qui pourra ecirctre repenseacutee en tant que celles-ci offrent des principes qui ne peuvent valoir

pour tous les cas mais qui orientent neacuteanmoins la vie pratique drsquoune faccedilon irremplaccedilable Car

bien que critiquables ces normes ou opinions substantielles sur le bien sont pour Aristote des

solutions agrave des problegravemes poseacutes par la nature de lrsquoecirctre humain crsquoest-agrave-dire dans la perspective

77

drsquoune fin partageacutee par tous (Salkever 2000 5) Ainsi les notions de nature et de finaliteacute serait

le deuxiegraveme aspect essentiel agrave reacuteinteacutegrer dans une perspective aristoteacutelicienne au discours

moral et politique contemporain mais sans le deacutetacher du premier celui du geacuteneacuteral et du

probable Nous aurions alors ce que Stephen Salkever (2002 2000) a nommeacute une laquo eacutethique des

questions naturelles42 raquo Cette deacutemarche pourrait permettre drsquoorienter la discussion politique et

la recherche effective et reacutefleacutechie des moyens en lui fournissant certains principes autres que

celui du contrat social

222 La loi naturelle et les finaliteacutes partageacutees de lrsquoaction

Afin drsquoexpliciter une telle deacutemarche Alasdair MacIntyre et Pierre Manent mobilisent tous

deux au contraire de Salkever un concept de loi naturelle43 Leurs conceptions de la loi naturelle

sont toutefois tregraves pregraves de lrsquoeacutethique des questions naturelles promue par ce dernier Nous devons

les eacutelaborer quelque peu ici bien que sommairement Drsquoabord les deux penseurs insistent sur

la loi naturelle comme principe de formation de la volonteacute plutocirct que comme une laquo somme de

propositions deacuteduites drsquoun savoir religieux meacutetaphysique ou scientifique raquo (Manent 2017a 1)

Plutocirct la loi naturelle serait selon la deacutefinition de Manent un laquo reacuteseau ouvert drsquoeacuteleacutements

drsquoorientation intrinsegraveques agrave la vie pratique raquo sans lesquels laquo il ne pourrait y avoir ni choix ni

reacuteflexion (2017a 1)44 De mecircme pour MacIntyre la loi naturelle se preacutesente comme un

42 laquo [hellip] Aristotlersquos stress on questions itself reflects a definite sense of what human nature and human excellence

or virtue is ndash a particular collection of tasks and abilities that properly understood suggests what I want to call

natural questions rather than natural laws or principles raquo (Salkever 2000 4) 43 Il serait toutefois plus exact de parler dans le cas drsquoAristote de laquo juste naturel raquo (dikaion phusikon) Cf EN V

10 1134b18 sq 44 Manent nrsquoa que tregraves peu traiteacute explicitement de la loi naturelle Or ce laquo manque raquo sera combleacute par la publication

prochaine drsquoune seacuterie de confeacuterences intituleacutee laquo La question de la loi naturelle de la meacutetaphysique agrave la philosophie

politique raquo dans le cadre de la Chaire de meacutetaphysique Eacutetienne Gilson qui lui a eacuteteacute attribueacutee en 2016-2017 Les

consideacuterations preacutesentes srsquoappuient entre autres sur le reacutesumeacute de ces confeacuterences

78

ensemble de conditions ou de principes premiers propres agrave toute pratique partageacutee qui se veut

rationnelle permettant ainsi de trouver un fondement et une orientation aux conflits drsquoopinion

sur lrsquoaction bonne (MacIntyre 2006a 69)

Agrave lrsquoaune de lrsquoexercice de la deacutelibeacuteration collective MacIntyre identifie quelques-unes de

ces conditions Drsquoabord la recherche de la veacuteriteacute doit ecirctre un objectif premier pour tous et ce

au-delagrave des inteacuterecircts particuliers Ensuite cette condition implique eacutegalement que chaque

participant doive ecirctre agrave lrsquoabri de toute menace ou coercition envers sa personne ou ses biens

Finalement il faut que toute proposition soit honnecircte et ne vise pas agrave tromper (MacIntyre 2016a

56-7 2006a 77-9) Selon MacIntyre ces laquo preacutesupposeacutes raquo de la discussion rationnelle

srsquoassimilent aux preacuteceptes de la loi naturelle puisqursquoils permettent lrsquoactualisation de la nature

rationnelle de lrsquoecirctre humain actualisation qui implique toujours la conversation le logos (2016a

57 2006a 79 1999 111-2) Bien qursquoils puissent srsquoincarner de diffeacuterentes faccedilons ces preacuteceptes

ont tout de mecircme une porteacutee universelle ils nrsquoadmettent pas drsquoexception ils sont les mecircmes

pour tous en tout lieu et ils ne constituent pas en des conclusions mais identifient certaines

conditions que tous doivent accepter et qui devront faire autoriteacute dans lrsquoorientation de la

deacutelibeacuteration Cependant ils deacutependent drsquoune condition plus geacuteneacuterale celle drsquoune communauteacute

drsquoaction qui possegravede des biens internes partageacutes et ougrave les membres conduisent une deacutelibeacuteration

sur les moyens afin drsquoactualiser ces biens (MacIntyre 2006a 70 74) Crsquoest seulement dans ce

contexte que le retour reacutefleacutechi sur les principes pourra conserver une teneur pratique agrave mecircme de

79

deacutevoiler les principes reacutegulateurs de la loi naturelle qui sont en fait eux-mecircmes des biens

intrinsegraveques agrave la pratique45

Pour Manent la loi naturelle trouve son fondement laquo dans le caractegravere naturel des motifs

humains raquo qui donnent une fin deacutesireacutee agrave lrsquoagent soit laquo lrsquoagreacuteable lrsquoutile et le noble raquo (Manent

2017a 6) La loi naturelle est cette deacutefinition toujours approximative laquo comme ce que lrsquoon

cherche raquo de la laquo zone drsquoeacutequilibre raquo entre ces motifs (Manent 2017a 6) Lrsquouniversaliteacute de

lrsquoaction humaine tient alors dans le nombre limiteacute des biens reacuteels qursquoelle poursuit Ceux-ci

seraient plus directement lieacutes agrave lrsquoaction que les droits ou les laquo valeurs raquo puisqursquoils constituent

des principes pouvant motiver directement une deacutelibeacuteration sur les moyens En effet laquo deacutecrire

et interpreacuteter une conduite humaine en termes de motifs crsquoest la concevoir comme issue drsquoune

deacutelibeacuteration au moins implicite raquo (Manent 1997 105) Dans son travail drsquoeacutevaluation la raison

laquo qui discerne et pegravese les motifs raquo a alors neacutecessairement recours laquo agrave un ou des critegraveres

universels qui deacutefinissent ce qui est honnecircte juste noble conforme agrave la hieacuterarchie naturelle des

fins humaines ou agrave la loi morale propre agrave lrsquohomme raquo (Manent 1997 105)

Or lorsqursquoune socieacuteteacute refuse de poser la question du bien celle-ci la rattrapera toujours

mais drsquoune faccedilon moins volontaire Afin de retrouver cette orientation il convient alors selon

Manent de mettre laquo au centre du monde humain la question de la loi raquo (2014c 227) puisque ce

sont les diffeacuterentes lois qui offrent les discours les plus familiers concernant le bien Srsquoil faut

partir des laquo choses qui sont connues pour nous raquo (cf sect111) alors il faut pour Manent partir de

la loi Cela reviendrait agrave adopter laquo une perspective pratique et politique dans laquelle la raison

45 Il faut noter que cette position chez MacIntyre vient agrave la suite drsquoune certaine eacutevolution de sa penseacutee notamment

au moment de la publication de Dependant Rational Animals (1999)

80

vient au premier plan comme raison leacutegislatrice comme raison [hellip] commandante raquo (Manent

2014c 227) En effet la raison pratique est impeacuterative puisqursquoelle identifie un bien pour lrsquoagent

mais elle est aussi deacutelibeacuterative car les manifestations de ce bien sont multiples et sous des

formes changeantes ce qui neacutecessite une recherche et une deacutecision

Bref poser la question de la meilleure regravegle drsquoaction revient pour Manent tout comme pour

MacIntyre agrave poser celle des exigences du bien qui sont deacutecouvertes et eacuteprouveacutees au cours de

lrsquoexpeacuterience humaine mais qui diffegraverent selon les circonstances particuliegraveres Crsquoest de cette

faccedilon que la loi comprise en ce sens naturel est agrave la fois impeacuterative et approximative geacuteneacuterale

et particuliegravere Cependant le problegraveme qui se preacutesente est le suivant le sens de lrsquoaction reacutefleacutechie

se retrouve agrave lrsquoaide drsquoune conception de la loi naturelle alors que justement cette derniegravere se

deacutevoile par une pratique reacutefleacutechie Or comme la loi naturelle est avant tout un discernement de

la raison agrave travers lrsquoexpeacuterience commune il faut alors examiner quelle forme de pratique

partageacutee peut donner lieu agrave une theacuteorisation de la loi naturelle ou pour le dire autrement donner

une reacuteponse agrave la question de savoir comment srsquoincarne la laquo raison commune raquo Nous avons deacutejagrave

rencontreacute une telle tentative chez Aristote dans son analyse de lrsquoorigine et de la finaliteacute des

communauteacutes politiques (cf sect12) Aristote insistait alors sur lrsquoorigine rheacutetorique du logos sur

son adeacutequation aux finaliteacutes naturelles des ecirctres humains De mecircme Alasdair MacIntyre et

Pierre Manent vont donner leur propre explication de ce processus et vont pousser peut-ecirctre plus

loin la compreacutehension du lien entre la raison commune et la constitution (dans tous les sens du

terme) drsquoune communauteacute politique Agrave la lumiegravere de leur conception respective de la loi

naturelle nous pouvons drsquoembleacutee affirmer que la raison commune sera pour Manent de nature

commandante et leacutegislatrice alors que pour MacIntyre elle adoptera une forme plutocirct

81

dialectique Crsquoest donc dans ces termes que sera maintenant poseacutee la question de la forme

politique adeacutequate agrave la deacutelibeacuteration et agrave lrsquoaction crsquoest-agrave-dire la reacuteponse agrave la question laquo Qui

deacutelibegravere raquo Nous verrons comment agrave partir de leur conception de la raison commune

MacIntyre et Manent promeuvent une forme de communauteacute politique diffeacuterente Nous

examinerons ensuite les conseacutequences drsquoune telle compreacutehension sur les possibiliteacutes de

rationaliteacute pratique au sein des deacutemocraties repreacutesentatives contemporaines

CHAPITRE 3 ndash DEacuteLIBEacuteRATION DEacuteMOCRATIQUE LA FORME NATIONALE ET LA

FORME LOCALE

31 Individuation collective et raison commune

Comment Aristote concevait-il lrsquoessence drsquoune communauteacute politique Une reacuteponse agrave cette

question se trouve dans sa discussion de lrsquoidentiteacute drsquoune citeacute crsquoest-agrave-dire dans la faccedilon de savoir

comment une citeacute est la mecircme au cours du temps Apregraves avoir eacutecarteacute des critegraveres qui ne lui

semblaient ecirctre que des accidents de la citeacute comme le territoire ou la population Aristote

choisira un critegravere formel celui du gouvernement laquo il est manifeste que nous devons deacutefinir

lrsquoidentiteacute de lrsquoEacutetat en ayant principalement eacutegard agrave sa constitution raquo (Pol III 3 1276b10-11)46

Or nous savons que pour Aristote le concept de politeia de reacutegime politique ne renvoie pas

seulement aux lois eacutecrites mais plus largement aux dispositions eacutethiques qui orientent la vie

commune (Yack 1985 98) dispositions qui srsquoincarnent au sein drsquoinstitutions sociales (familles

culte etc) comme politiques et leacutegales (Assembleacutee tribunaux Conseil etc) Or ce qui est le

plus deacuteterminant est le gouvernement puisque crsquoest ce vers quoi tendent les institutions sociales

(Pol I 2 1252b30 sq) et donc ce qui les relie

Ce critegravere permet alors de distinguer la citeacute drsquoautres formes de vie commune aux traits

politiques drsquoabord lrsquoethnos qui est une agglomeacuteration eacutetendue posseacutedant une culture partageacutee

mais qui ne dispose pas drsquoinstitutions politiques pour se gouverner elle-mecircme (Pol I 2

46 Car la constitution est ce qui relie les parties de la citeacute Cf Top IV 13 150b22-26 laquo [hellip] il ne suffit pas pour

faire connaicirctre la chose de mentionner les eacuteleacutements drsquoougrave elle procegravede En effet lrsquoessence de chaque composeacute ne

consiste pas seulement dans les eacuteleacutements dont il est formeacute mais encore dans la faccedilon dont ces eacuteleacutements sont reacuteunis

[hellip] raquo

83

1252b20 sq VII 4 1326b sq) Ensuite lrsquoalliance qui est une forme drsquoassociation qui ne prend

en compte que les inteacuterecircts mateacuteriels Un Eacutetat se reacuteduit alors agrave une alliance si sa loi nrsquoest qursquoune

laquo simple caution garantissant les rapports de justice entre les hommes raquo ne srsquointeacuteressant pas agrave

leur bonheur et leur vertu comme crsquoest le cas par exemple pour les alliances entre Eacutetats (Pol

III 9 1280b20-30) Seule la citeacute permet donc drsquoassurer le bien-vivre de ses habitants agrave lrsquoaide

drsquoinstitutions politiques libres (Pol I 2)

Les institutions sociales sont toutefois premiegraveres chronologiquement Comme nous lrsquoavons

vu crsquoest agrave partir de laquo communions raquo (koinonies) plus particuliegraveres que se deacuteveloppe une langue

commune traitant de lrsquoagreacuteable de lrsquoutile et du juste Ainsi pour bien vivre il faut une

communauteacute capable de communiquer Crsquoest ainsi que Vincent Descombes a pu affirmer que la

question politique premiegravere nrsquoest pas celle de savoir au nom de quels autres laquo je raquo peux parler

mais agrave quels autres (2013 148) De mecircme pour Manent laquo ce nrsquoest pas la parole qui produit la

communauteacute mais la communauteacute qui produit et entretient la parole raquo (2006 43) Le facteur

premier drsquoapparition des institutions sociales et politiques se situe en effet dans une pratique

partageacutee celles-ci reacutepondent agrave des besoins et des capaciteacutes dont la satisfaction neacutecessite une

vie commune Crsquoest sur lrsquoadeacutequation (toujours approximative) de ces institutions agrave lrsquoexpeacuterience

partageacutee qursquoest fondeacutee leur rationaliteacute (Descombe 2002) Crsquoest ainsi que comme lrsquoa souligneacute

Pierre Manent une pluraliteacute de raisons ou de laquo non sans raisons raquo a toujours accompagneacute les

institutions sociales celles-ci reacutepondent aux diffeacuterents motifs humains (cf p 68) Crsquoest

eacutegalement en ce sens que les institutions sociales comme politiques peuvent ecirctre dites conformes

ou non agrave la loi naturelle et ce malgreacute lrsquoexistence de deacutesaccords sur la forme exacte qursquoelles

doivent prendre

84

Quel est alors le principe agrave la base de cette individuation collective et de la mise en commun

des diffeacuterents biens humains En tant que cause de la vie commune ce processus en sera aussi

la fin dans ce cas-ci lrsquoexistence mecircme de la communauteacute et sa laquo bonne activiteacute raquo Les

divergences entre Alasdair MacIntyre et Pierre Manent reposent notamment sur leur

compreacutehension de ce moment instituant de la vie politique Pour MacIntyre le principe et la fin

de la vie politique est la pratique qursquoil deacutefinit comme

toute forme coheacuterente et complexe drsquoactiviteacute humaine coopeacuterative socialement eacutetablie par

laquelle les biens internes agrave cette activiteacute sont reacutealiseacutes en tentant drsquoobeacuteir aux normes drsquoexcellence

approprieacutees ce qui provoque une extension systeacutematique de la capaciteacute humaine agrave lrsquoexcellence

et des conceptions humaines des fins et des biens impliqueacutes (MacIntyre 2013a 183)

Crsquoest au sein de pratiques particuliegraveres qursquoun agent apprend agrave raisonner de faccedilon teacuteleacuteologique

agrave ordonner ses deacutesirs afin de mener agrave bien une fin et agrave suivre certaines regravegles qui lui permettront

drsquoacqueacuterir lrsquoexpeacuterience neacutecessaire afin de diriger ses actions drsquoune faccedilon prudente Les

exemples de pratique que donne MacIntyre sont drsquoune grande diversiteacute et impliquent tous

quelques formes de relation interpersonnelle ou sociale jeux drsquoeacutechecs recherche scientifique

artisanat monachisme implication politique etc Les pratiques tendent toutes vers des biens

externes (eg le plaisir la connaissance la beauteacute la sainteteacute le pouvoir) mais neacutecessitent aussi

des biens internes afin de pouvoir exister et perdurer (MacIntyre 2013a 189-190) Alors que ce

sont les institutions qui organisent les premiers ce sont les vertus qui assurent lrsquoactualisation

des seconds En effet les biens internes permettent drsquoidentifier des normes qui assurent la

continuiteacute et lrsquoexcellence de la pratique et donc qui pourront faire lrsquoobjet drsquoun accord commun

bien qursquoeacutegalement drsquointerpreacutetations divergentes Ces critegraveres particuliers drsquoexcellence que

transmettent les pratiques peuvent alors ecirctre eacutetendus agrave lrsquoensemble de la vie drsquoun agent et drsquoun

85

groupe afin drsquoen assurer lrsquoexcellence globale qui prend forme dans un juste ordonnancement

des biens et une capaciteacute agrave les actualiser De plus en tant qursquoactiviteacute coheacuterente et complexe

encadreacutee par des normes les pratiques sont agrave mecircme drsquooffrir une narration de leur deacuteveloppement

crsquoest-agrave-dire de leurs succegraves et de leurs crises ainsi que des vertus et des vices (excegraves ou deacutefaut)

qui y sont respectivement associeacutes Ces narrations seront neacutecessairement construites et

conserveacutees au sein de communauteacutes de pratique particuliegraveres et pourront ainsi constituer des

traditions vivantes infuses drsquoune conception des diverses excellences et des biens qui y sont

associeacutes

Selon MacIntyre cette rationaliteacute propre aux traditions est seule en mesure drsquooffrir des

principes unificateurs agrave la pratique humaine En fait selon lui aucune rationaliteacute ne peut se

comprendre elle-mecircme sans faire reacutefeacuterence au moins implicitement agrave une telle tradition

(MacIntyre 1993 378) qui forme un ensemble de textes faisant autoriteacute de deacutebats de croyances

et de normes veacutehiculeacute agrave travers des pratiques et des cultures particuliegraveres mais sans se limiter

agrave ces derniegraveres (MacIntyre 1990 1993) Crsquoest que au contraire de ce qursquoa pu affirmer Edmund

Burke la tradition nrsquoest pas selon MacIntyre laquo sagesse sans reacuteflexion raquo (citeacute dans MacIntyre

1993 379) mais bien processus drsquoinvestigation rationnelle Ce processus peut constituer agrave son

plus haut degreacute toute une tradition intellectuelle comme lrsquoest devenu par exemple le libeacuteralisme

(MacIntyre 1993) mais peut aussi prendre forme dans une communauteacute particuliegravere comme un

village de pecirccheurs qui megravenerait une recherche sur le bien de son activiteacute agrave travers le temps

Dans tous les cas la tradition permet drsquoordonner rationnellement les diffeacuterents aspects de la vie

pratique Il nrsquoy a donc pas pour MacIntyre des domaines du savoir complegravetement distincts tels

que le politique le leacutegal le religieux lrsquoeacuteconomique etc (MacIntyre 2013b 206)

86

Lrsquouniteacute de ces domaines de la vie pratique est assureacutee par lrsquoidentification drsquoun bien ultime

qui est la fin exteacuterieure viseacutee par la pratique en question et qui lui donne son principe Ainsi

pour MacIntyre la tradition est similaire agrave un art au sens de tekhnē puisqursquoelle implique une

fin bien identifieacutee des regravegles et des critegraveres faisant autoriteacute pour lrsquoatteindre et certaines vertus

speacutecifiques pour suivre ces regravegles et incarner ces critegraveres (MacIntyre 1990 62-3) Degraves lors selon

MacIntyre laquo crsquoest une condition de la discussion rationnelle et de la recherche que certaines

questions soient consideacutereacutees comme reacutesolues de faccedilon concluante par les participants raquo (2006d

216-7) de la mecircme faccedilon que lrsquoapprenti accepte avec confiance lrsquoenseignement du maicirctre avant

de pouvoir exercer un art Toutefois ces principes ne sont pas des deacutemonstrations infaillibles et

doivent ecirctre justifieacutes dialectiquement tout au long du deacuteveloppement de la tradition pendant

lequel se preacutesenteront certainement de nouvelles questions et de nouveaux deacutefis Crsquoest toutefois

gracircce agrave la stabiliteacute de cette autoriteacute narrative de la tradition que le conflit entre diffeacuterents

jugements quant agrave tel ou tel bien peut ecirctre intelligible et que la discussion rationnelle peut

progresser au-delagrave drsquoun simple eacuteclectisme (MacIntyre 1990 87-8) Tout jugement rationnel

concernant la pratique doit alors prendre en compte la dimension narrative qursquoincarnent toutes

institutions ou actions particuliegraveres (MacIntyre 2016a 218) Faire autrement impliquerait de se

condamner agrave lrsquoabstraction47

Pour sa part Pierre Manent ne voit pas dans les pratiques particuliegraveres et les traditions un

principe suffisant agrave lrsquoeacutedification et la perpeacutetuation drsquoune communauteacute politique La faiblesse de

Notre traduction laquo It is a condition of rational discussion and enquiry that certain questions should be understood

by the participants to have been settled conclusively raquo (MacIntyre 2006d 216-7) 47 Nous laissons ici de cocircteacute la question de la rivaliteacute des traditions Notons seulement que pour MacIntyre il nrsquoexiste

laquo aucun ensemble de critegraveres de justification rationnelle indeacutependants permettant de trancher entre les questions

des traditions rivales raquo (MacIntyre 1993 377) Un effort de laquo traduction raquo sera alors neacutecessaire

87

la deacutemarche de MacIntyre qui est aussi une force en un autre sens comme nous le verrons se

situerait laquo dans ce recours agrave une philosophie de lrsquohomme comme lsquoanimal socialrsquo qui deacutedaigne

de srsquointeacuteresser vraiment agrave lrsquohomme comme lsquoanimal politiquersquo raquo (Manent 2005 2) Selon

Manent la conception de la rationaliteacute veacutehiculeacutee par MacIntyre est donc probleacutematique car

laquo fondamentalement apolitique raquo (Manent 2005 2) Si elle est bien inspireacutee drsquoAristote

MacIntyre aurait toutefois laisseacute de cocircteacute toute la richesse et la complexiteacute de la dimension

politique de son œuvre afin de se concentrer sur lrsquohomme social et ses pratiques subpolitiques

Ce serait alors lrsquoapproche de MacIntyre qui souffrirait drsquoabstraction puisqursquoelle ne prendrait

pas en compte les laquo concreacutetisations reacuteelles de lrsquoaction qui ont toujours une marque ou un

coefficient politique raquo (Manent 2005 5) Crsquoest ce coefficient politique que la raison pratique

doit saisir si elle veut comprendre selon Manent laquo la veacuteriteacute du pheacutenomegravene humain raquo dans

toutes ses dimensions (Manent 2005 4)

Il nrsquoest pas certain que Manent eacutevite lrsquoerreur drsquoassocier le concept de tradition chez

MacIntyre agrave celui de coutume ou de culture ou alors agrave un ensemble de pratiques particuliegraveres

historiquement et geacuteographiquement situeacutees comme lorsqursquoil eacutecrit que laquo lrsquoaccent mis sur la

transmission spontaneacutee ou naturelle des pratiques met en danger lrsquointeacutegriteacute et la validiteacute de la

raison raquo (Manent 2005 3) Car si la tradition srsquoappuie bel et bien sur des coutumes ainsi

transmises elle les transcende toutefois autant normativement que geacuteographiquement afin de

constituer une veacuteritable histoire drsquoinvestigation rationnelle dont la continuiteacute fournit des

preacutemisses et des moyens de mener lrsquoenquecircte pratique (MacIntyre 2016a 271-2 1990) Ainsi

comme lrsquoobjecterait MacIntyre poser la question de la laquo veacuteriteacute du pheacutenomegravene humain raquo

neacutecessite avant tout un vocabulaire et des concepts partageacutes Or ce langage moral se serait perdu

88

au cours de la moderniteacute et Manent sous-estimerait lrsquoeacutecart seacuteparant les diffeacuterents discours

contemporains portant sur la justification des normes morales (MacIntyre 2013b 206)

Selon Manent MacIntyre fait ici lrsquoerreur de laquo prendre la condition pour la substance raquo

(2005 4) En effet si la tradition permet effectivement une deacutelibeacuteration plus laquo raffineacutee raquo cette

derniegravere ne doit toutefois pas srsquoy confiner La raison politique en tant que meacutediation entre les

aspirations les plus eacuteleveacutees de lrsquoecirctre humain traite drsquoune matiegravere qui transcende les diffeacuterentes

traditions ou cultures et dont les cateacutegories ont eacuteteacute mises en lumiegravere notamment par Aristote la

tension entre le petit nombre et le grand nombre la justice des reacutegimes les vertus politiques

etc (De Ligio 2014 63-5)

Neacuteanmoins dans ses derniers travaux (2015a 2015b 2014b 2014c 2010b 2006) Manent

a en quelque sorte mis de cocircteacute ces cateacutegories de la science politique ndash sans toutefois les rejeter ndash

afin de se pencher justement sur cette laquo condition raquo de la rationaliteacute pratique crsquoest-agrave-dire une

identiteacute narrative qui fournit aux agents drsquoune communauteacute politique des fins communes et un

langage partageacute bref un certain sens commun une notion qui est peu mobiliseacutee dans ses

ouvrages preacuteceacutedents48 Ce serait en effet agrave travers la question de la forme de vie commune

qursquoapparaicirctrait lrsquointerrogation sur la faccedilon dont les eacuteleacutements humains laquo se rassemblent et

prennent sens raquo (Manent 2006 10) La question de la forme de vie ouvrirait selon lui une

perspective qui nrsquoest pas celle de la seule science politique classique mais aussi celle du sens

et de lrsquohistoire agrave travers les possibiliteacutes drsquoassociation humaine49 Or cette question doit toujours

48 Notons que dans la liste des travaux susmentionneacutes deux sont des essais soit La Raison des nations (2006) et

Situation de la France (2015) Avec ceux-ci Manent vise moins une deacutemarche proprement theacuteorique de

philosophie politique que certaines prises de position en rapport avec lrsquoactualiteacute politique 49 Sur cette question et les deacuteveloppements qursquoelle a susciteacutes dans la penseacutee de Manent on trouvera des indications

preacutecieuses dans Barrera (2014)

89

pour Manent ecirctre eacutetudieacutee agrave lrsquoaune de la raison commandante ougrave se situe la primauteacute de la vie

pratique et la plus grande preacutetention agrave lrsquouniversaliteacute qursquoelle puisse avoir

Ainsi tout comme MacIntyre Manent considegravere lrsquoacte instituant comme le fruit drsquoun

processus historique nourri par la recherche de lrsquoexcellence et de lrsquouniversaliteacute Mais plus

preacuteciseacutement il conccediloit chaque type drsquoassociation humaine comme le reacutesultat drsquoune opeacuteration

propre qui consiste dans ce mouvement vers lrsquouniversaliteacute et qui transforme substantiellement

les eacuteleacutements primitifs crsquoest-agrave-dire les pratiques et les traditions particuliegraveres (Manent 2010b

379) En ce sens les formes que peut prendre cette recherche commune sont neacutecessairement

politiques crsquoest-agrave-dire qursquoelles instituent la possibiliteacute drsquoun gouvernement effectif

Manent deacutenombre quatre formes drsquoassociation humaine qui dans lrsquohistoire se sont

construites agrave partir de discours universels sur le bien la citeacute lrsquoempire lrsquoEacuteglise et la nation Ces

formes politiques comprennent et produisent alors leur particulariteacute comme lrsquoeffet ou le reacutesultat

drsquoune laquo confession ou une proposition drsquohumaniteacute raquo (Manent 2010b 415) Lrsquoempire et lrsquoEacuteglise

sont les formes politiques laquo les moins politiques raquo puisque leur opeacuteration respective deacuteborde le

cadre politique lrsquoacquisition et lrsquoextension pour lrsquoempire la chariteacute et la sanctification pour

lrsquoEacuteglise (Manent 2001 81-83 2010b 382-386) La citeacute et la nation sont les formes les plus

politiques car leur opeacuteration propre consiste justement dans le principe deacutemocratique du

laquo gouvernement de soi par soi raquo (Manent 2010b 414)

Manent insiste sur la deacutetermination concregravete des possibiliteacutes drsquoassociation humaine

Il y a donc un nombre deacutetermineacute de formes politiques Crsquoest une des propositions lsquotheacuteoriquesrsquo les

plus importantes de la science politique Le monde humain en tant qursquoil est politique ne preacutesente

pas une variabiliteacute indeacutefinie il est articuleacute il est ordonneacute (Manent 2001 75)

90

Cette proposition est le pendant de sa critique de la deacutemocratie contemporaine au sein de

laquelle le monde humain serait perccedilu principalement dans laquo lrsquoinfinie diversiteacute raquo des

repreacutesentations des croyances ou des coutumes Crsquoest que cette deacutetermination qui se constate

avec un laquo regard politique raquo repose sur la volonteacute drsquoagir de faccedilon reacutefleacutechie en liant la parole

universalisante aux actes particuliers En effet dans la vie pratique laquo lrsquouniversaliteacute quelle que

soit sa teneur ou sa forme repose sur une opeacuteration universalisante raquo (Manent 2010b 387)

Crsquoest pourquoi tel que nous lrsquoavons vu lrsquohumaniteacute en tant qursquohumaniteacute ne peut constituer pour

Manent un principe universel de la pratique elle nrsquoa pas drsquoopeacuteration propre (Manent 2010b

385-286) Pour cette raison cet ideacuteal drsquoassociation ne peut srsquoeacutedifier et perdurer sinon seulement

en esprit Toute tentative drsquoactualisation sera alors rattrapeacutee par une forme politique veacuteritable et

lrsquoopeacuteration qui est la sienne

Une forme de vie politique permet de poser non pas seulement la question du sens des

pratiques mais de leur justesse ou de leur veacuteriteacute Cette mise en question nrsquoest possible qursquoau

moment ougrave la vie commune atteint un certain degreacute de laquo politisation raquo crsquoest-agrave-dire dans le

deacuteveloppement drsquoune conscience de vie commune et drsquoune volonteacute de raisonner sur lrsquoautoriteacute

des normes et des lois Une forme drsquoassociation politique est donc une faccedilon de laquo lier la

communion au consentement raquo (Manent 2006 20) parfois avec trop de communion ou trop de

consentement mais ideacutealement agrave travers un eacutequilibre reacutefleacutechi entre diffeacuterentes preacutetentions au

bien crsquoest-agrave-dire un travail drsquoautogouvernement De faccedilon geacuteneacuterale crsquoest en effet la loi du

reacutegime politique qui pour Manent est le principe de cette meacutediation entre diffeacuterents motifs

proprement humains Le reacutegime politique tranche alors de faccedilon pratique la question de la juste

reacutepartition entre ces motifs une question qui est laquo insoluble theacuteoriquement raquo

91

Tout reacutegime politique en tant que ce reacutegime politique impose une solution agrave un problegraveme

insoluble Il met autoritairement un terme agrave un dialogue interminable sur la justice sur la

commensurabiliteacute ou lrsquoincommensurabiliteacute des biens Il ordonne une certaine eacutequivalence entre

la vertu la richesse et la liberteacute un certain prix relatif si lrsquoon veut des diffeacuterents eacuteleacutements de la

citeacute En ce sens la pratique politique parce qursquoelle est contrainte drsquoimposer ou drsquoaccepter des

comparaisons ou des eacutequivalences certes approximatives entre les biens accomplit ce que la

theacuteorie politique est incapable de concevoir puisque celle-ci deacutevoile neacutecessairement

lrsquoimpossibiliteacute de telles comparaisons (Manent 1997 237)

Comme divers biens sont leacutegitimes et en concurrence la solution agrave un conflit politique en

est une de modeacuteration et de composition (Manent 1997 240-241) Les diffeacuterentes parties de la

communauteacute qui deacutefendent ces biens doivent alors accepter de limiter leur preacutetention respective

agrave repreacutesenter le tout ndash agrave lrsquouniversaliteacute ndash afin de permettre la stabiliteacute Degraves lors laquo lrsquoactualisation raquo

de lrsquoanimal rationnel en animal politique laquo comporte neacutecessairement une particularisation le

citoyen vit dans ce corps politique selon ce reacutegime raquo (2007a 204) En participant au

gouvernement de leur forme de vie commune les ecirctres humains consentent agrave une certaine

particulariteacute et la raison qui vise lrsquouniversel laquo accepte de perdre un peu drsquoautoriteacute pour acceacuteder

agrave la reacutealiteacute pour devenir reacuteelle raquo (Manent 2007a 204)

Toutefois comme lrsquoaffirme eacutegalement la rationaliteacute des traditions cette solution nrsquoest

jamais fixe En tant que la politique est le lieu de la liberteacute par la mise en commun des paroles

et des actions la meacutediation du reacutegime est toujours en mouvement La meacutediation est une force

dynamique plus que syntheacutetique (Manent 2016 521) Lrsquoaction est commandement mais elle est

aussi commencement puisque les affaires humaines sont sans cesse changeantes Crsquoest ce

mouvement que vise agrave conserver et nourrir la philosophie politique de Manent afin que la citeacute

92

continue agrave entretenir la recherche de son juste critegravere (De Ligio 2014 66) De cette faccedilon la

critique qursquooffre Manent est donc avant tout dirigeacutee contre la paralysie propre agrave un reacutegime

politique qui comprendrait ses laquo principes raquo de laquo maniegravere de plus en plus eacutetroite et unilateacuterale raquo

(Manent 2015b 128)

Pour Manent la forme de vie commune est donc toujours lieacutee agrave un reacutegime politique

particulier bien qursquoelle puisse accueillir des variations Crsquoest le laquo coefficient politique raquo de toute

forme de pratique commune Pour sa part MacIntyre admet ce coefficient politique neacutecessaire

de la raison pratique (2013b 2006c 2006a) Il deacutefend en fait sa conception politique comme

proprement aristoteacutelicienne crsquoest-agrave-dire comme une activiteacute ougrave chaque citoyen actualise sa

nature drsquolaquo animal politique raquo en prenant part agrave une deacutelibeacuteration commune qui est informeacutee par

des preacutemisses partageacutees sur lrsquoordonnancement des biens (MacIntyre 2013b 2006b) Et

MacIntyre laquo sauve raquo Aristote laquo de sa propre incoheacuterence raquo (MacIntyre 2013b 204) en affirmant

la neacutecessiteacute pour tous de se deacutevelopper selon cette nature Lrsquoactiviteacute politique ne renvoie donc

pas pour MacIntyre agrave une forme drsquoassociation humaine preacutecise sinon agrave une certaine pratique

laquo deacutemocratique raquo

Dans cette perspective MacIntyre et Manent srsquoaccordent sur la conclusion que toute forme

drsquoassociation humaine reacuteellement politique est dans une quelconque mesure deacutemocratique

crsquoest-agrave-dire ougrave il y a une certaine participation effective du grand nombre des citoyens

(MacIntyre 1999 141-2 2006b 2013b 204-5 Manent 2006 46-8 2010b) Ils srsquoentendent

eacutegalement sur le fait que cette liberteacute requiert lrsquoexistence de frontiegraveres physiques et spirituelles

qui deacutelimitent et assurent lrsquoexistence drsquoun laquo nous raquo particulier Comme le souligne Manent

(2007a 178) il srsquoagit moins ici drsquoidentiteacute que drsquoidentification Le premier est passif alors que

93

le deuxiegraveme est actif et admet la variation Une communauteacute de deacutelibeacuteration doit aussi ecirctre une

communauteacute drsquoaction ougrave les diffeacuterentes pratiques partageacutees jusqursquoagrave celle du bien politique et

du laquo salut de la communauteacute raquo (cf sect13) srsquoinscrivent dans un espace commun qui reccediloit et

compose les diffeacuterentes preacutetentions agrave lrsquoautoriteacute consideacutereacutees comme leacutegitimes Nous lrsquoavons vu

une deacutelibeacuteration commune qui fait fi dans ses principes drsquoune communauteacute drsquoidentification

afin de tendre agrave une universaliteacute humaine deacutenueacutee de diffeacuterence speacutecifique est condamneacutee agrave

lrsquoabstraction et donc agrave lrsquoatonie voire agrave la domination exteacuterieure Bref la deacutelibeacuteration demande

que les citoyens se reconnaissent dans des institutions sociales et politiques qui fourniront un

appui au conflit drsquoopinions ce qui exige une certaine exclusion ou laquo exclusiviteacute raquo (MacIntyre

2006d 215-6)

La diffeacuterence principale entre MacIntyre et Manent est leur interpreacutetation de lrsquoactiviteacute

politique en lien avec la forme de vie Alors que Manent conccediloit lrsquoopeacuteration civique de la citeacute

comme lrsquoimpulsion donc est heacuteritiegravere la nation (Manent 2010b) MacIntyre voit en quelque sorte

dans la citeacute la forme indeacutepassable de la vie politique soit la forme locale celle qui puisse laquo ecirctre

embrasseacutee facilement drsquoun seul coup drsquoœil raquo (Pol VII 4 1326b24) En effet selon MacIntyre

cette forme est seule en mesure drsquoassurer une communauteacute drsquoidentification qui permette la

deacutelibeacuteration et lrsquoaction commune puisqursquoelle reacuteunit un ensemble de diffeacuterentes institutions et

pratiques au sein drsquoun territoire restreint institutions religieuses acadeacutemiques estheacutetiques et

politiques ne doivent pas ecirctre seacutepareacutees et doivent pouvoir se faire entendre dans lrsquoordre public

qui nrsquoest pas supposeacute ecirctre autre chose que laquo le prolongement raquo de ces conversations particuliegraveres

(MacIntyre 2013b 220)

94

Au contraire lrsquoEacutetat-nation moderne doit son existence agrave la seacuteparation de ces eacuteleacutements

(MacIntyre 2013b 206) et agrave leur confinement dans la sphegravere priveacutee La grandeur laquo deacutemesureacutee raquo

de lrsquoEacutetat-nation est pour MacIntyre un obstacle majeur agrave la deacutelibeacuteration commune et agrave la vie

pratique reacutefleacutechie (1999 131) Agrave ce niveau la pratique se deacuteteacuteriorera neacutecessairement selon lui

en un jeu drsquointeacuterecircts ougrave la force non rationnelle de lrsquoargent et du pouvoir aura un rocircle important

Ainsi on peut dire que MacIntyre conccediloit lrsquoactiviteacute politique de lrsquoEacutetat-nation seulement dans

son aspect laquo technique raquo et utilitaire50 Au contraire de Manent MacIntyre parle donc tregraves peu

de la nation sans lrsquoassocier immeacutediatement agrave lrsquoEacutetat De plus comme nous venons de le voir le

philosophe eacutecossais fonde sa critique de lrsquoEacutetat-nation sur la possibiliteacute de participation et de

deacutelibeacuteration effective de tous les citoyens ou de la plupart drsquoentre eux Il faut maintenant

consideacuterer plus preacuteciseacutement ces deux points lrsquoun agrave la suite de lrsquoautre Nous devons toutefois

avant cela conclure sur les conceptions de la raison commune qui sont avanceacutees par les deux

philosophes

Nous pouvons voir que ce deacutebat reproduit en quelque sorte la tension deacutejagrave identifieacutee entre

lrsquoapproche dialectique et lrsquoapproche rheacutetorique MacIntyre deacutefendant davantage la premiegravere et

Manent la seconde Leurs positions agrave cet eacutegard sont deacutejagrave annonceacutees par leur conception

respective de la loi naturelle En effet nous avons vu que MacIntyre associe ses preacuteceptes

principalement agrave des conditions premiegraveres drsquoune discussion commune Bien sucircr en ce sens il

nrsquoest pas eacuteloigneacute de la conception aristoteacutelicienne du logos rheacutetorique comme clarification des

50 laquo Modern nation-states are governed through a series of compromises between a range of more of less conflicting

economic and social interets [hellip] What determines both bargaining power and such ability is in key part money

money used to provide the resources to sustain political power electoral resources media resources relationships

to corporations And the outcome is that [hellip] the distribution of goods by government in no way reflects a common

mind arrived at through widespread share deliberation governed by norms of rational enquiry raquo (MacIntyre 1999

131)

95

biens partageacutes Or MacIntyre place en quelque sorte cette laquo discussion raquo agrave lrsquoeacutecart des exigences

du kairos politique et lui confegravere un ideacuteal laquo scientifique raquo de recherche de la veacuteriteacute Il semble

concevoir la raison politique comme une entreprise proprement dialectique alors qursquoAristote

pour sa part deacutefinit cette derniegravere soit comme laquo discussion avec la moyenne des gens raquo (Rhet

I 1 1355a) lors de laquo rencontres journaliegraveres raquo (Top I 2 101a30) soit comme moyen de

deacutecouvrir la veacuteriteacute et les principes premiers de chaque science (Top I 2 101a35 sq) Il est

concevable que MacIntyre tente en fait de reacuteunir ces deux aspects au sein drsquoune mecircme pratique

en voulant lui confeacuterer une teneur morale et politique

Toutefois comme nous lrsquoavons vu associer la deacutelibeacuteration politique drsquoabord agrave une

recherche dialectique de la veacuteriteacute ou de la compreacutehension risque drsquoocculter les exigences de

lrsquoaction et du gouvernement effectif Nous avions alors mentionneacute qursquoune telle philosophie de

la discussion civique ne peut qursquoavoir une posture critique Ce nrsquoest donc pas sans raison nous

croyons que Manent souligne cette dimension dans la philosophie de MacIntyre laquo On

comprend comment cet Aristote mutileacute vient servir la posture oppositionnelle dont MacIntyre

ne srsquoest jamais deacuteparti MacIntyre est toujours lsquopourrsquo la communauteacute subpolitique menaceacutee par

lrsquoassociation politique qui monte en puissance et lsquocontrersquo cette derniegravere raquo (Manent 2005 2)

Cette posture serait alors une tentative ajoute Manent de conserver la laquo sana pars raquo de la

pratique humaine dans la communauteacute locale (Manent 2005 3) Il est en effet certain que les

possibiliteacutes de conflits entre toute une gamme de biens sont restreintes lorsqursquoon situe la vie

pratique dans une activiteacute comme la pecircche ou dans une ascegravese comme le monachisme Or la

raison qui assure le gouvernement politique est confronteacutee agrave une tension bien plus grande entre

les opinions de la communauteacute politique par rapport auxquelles elle doit sans cesse trancher un

96

laquo problegraveme insoluble raquo MacIntyre cherche en quelque sorte agrave eacuteviter le commandement propre

agrave la politique un commandement qui produit neacutecessairement une certaine ineacutegaliteacute et une

certaine partialiteacute Il y a en effet une grande diffeacuterence entre lrsquoautoriteacute du maicirctre artisan et celle

du gouvernement Agrave lrsquoinverse si pour Manent la raison doit accepter de perdre en autoriteacute pour

devenir laquo reacuteelle raquo pour produire un reacutegime politique libre il ne semble que MacIntyre soit precirct

agrave faire ce sacrifice

En voulant rapprocher ainsi theacuteorie et pratique51 il est possible que MacIntyre perde de vue

les pleines possibiliteacutes de lrsquoune comme de lrsquoautre Alors qursquoil insiste sur le moment dialectique

de la reacuteflexion sur les principes52 il oublie peut-ecirctre que la dialectique nrsquoest pour Aristote qursquoune

eacutetape vers la sagesse ou la connaissance scientifique Ainsi selon Manent MacIntyre ne

consideacutererait pas suffisamment la possibiliteacute drsquoune science proprement pratique et avant tout

une science politique Comme nous le verrons maintenant cette position lui dissimulerait alors

la nature veacuteritable de lrsquoEacutetat-nation moderne tout en ayant eacutegalement un avantage celui drsquooffrir

une laquo pheacutenomeacutenologie raquo qui clarifie les exigences de lrsquoaction rationnelle (Manent 2005 3)

32 La nation et le gouvernement repreacutesentatif

Notons drsquoembleacutee que MacIntyre ne rejette pas lrsquoexistence mecircme de lrsquoEacutetat-nation qui demeure

neacutecessaire pour assurer certains biens publics tels que la seacutecuriteacute les ressources premiegraveres etc

(MacIntyre 2016b 1999 1313) Or lrsquoEacutetat doit pouvoir limiter la porteacutee de ses propres principes

afin que puissent srsquoeacutepanouir les communauteacutes intermeacutediaires qui incarnent diffeacuterentes pratiques

51 Sur le rapport entre theacuteorie et pratique chez MacIntyre et sur les probleacutematiques qursquoengendrent sa position on

consultera Beiner (2014 183-8) 52 laquo La nature de lrsquoarchē est bien entendu eacutetablie par les investigations theacuteoriques de la dialectique ndash y compris

lrsquoepagōgē issue de lrsquoexpeacuterience du jugement phroneacutetique ndash et non par la deacutelibeacuteration raquo (MacIntyre 1993 146)

97

garantes du deacuteveloppement de la rationaliteacute et des vertus De lrsquoautre cocircteacute ce sera aux groupes

intermeacutediaires de soupeser les coucircts et les beacuteneacutefices dans leur relation avec laquo ces compagnies

drsquoutiliteacute geacuteantes raquo (MacIntyre 1999 132) que sont les Eacutetats-nations En fait la forme de lrsquoEacutetat-

nation ne peut selon MacIntyre que deacuteployer une raison instrumentale puisqursquoil nrsquoa pas lui-

mecircme de discours eacutethique substantiel ou plutocirct la moderniteacute lui refuse tout type de discours sur

le bien (MacIntyre 1993 363-4)

Ce jugement est eacutegalement partageacute par Manent LrsquoEacutetat moderne nrsquoa pas lui-mecircme de parole

car son eacutedification a servi agrave eacutetouffer les paroles autoritaires du roi et de lrsquoEacuteglise (Manent 2010b

15) Il a revendiqueacute le monopole du commandement indeacutependant de toute opinion et reacutegissant

toutes opinions qursquoil confine maintenant agrave la socieacuteteacute civile En ne revendiquant aucun laquo bien

ultime raquo lrsquoEacutetat promeut le bien qui est le plus directement accessible agrave la perception et agrave la

jouissance de tous ndash et donc qui a le moins besoin de laquo parole raquo ndash soit la stabiliteacute et la seacutecuriteacute

Mais comme la vie humaine ne peut pas ecirctre sans parole sans raisons lrsquoEacutetat devra se reacutefeacuterer

constamment agrave la parole de la socieacuteteacute en assumant un rocircle repreacutesentatif (Manent 2014b 557

2010b 32) Selon Manent le problegraveme de la laquo neutraliteacute de lrsquoEacutetat raquo qui seacutepare radicalement les

paroles et les actions est reacutesolu par le dispositif du gouvernement repreacutesentatif veacuteritable

innovation politique de la moderniteacute Or ce qui permet la repreacutesentation est lrsquoexistence drsquoun

peuple agrave repreacutesenter posseacutedant deacutejagrave un langage commun pour avoir une parole commune soit

la forme politique de la nation (Manent 2010b 16-17) La forme nationale preacutecegravede le reacutegime

repreacutesentatif et celui-ci permet agrave la nation drsquoatteindre sa maturiteacute

Le gouvernement repreacutesentatif a bien sucircr un deacutesavantage majeur selon Manent celui

laquo drsquoobscurcir le lieu de lrsquoaction raquo (Manent 2014b 557) Dans un reacutegime repreacutesentatif il y a en

98

effet une certaine incertitude concernant lrsquoidentiteacute de ceux qui deacutelibegraverent et qui agissent

effectivement notamment entre les repreacutesentants et les repreacutesenteacutes La reacuteponse agrave cette question

doit faire avec le laquo double jeu raquo inheacuterent au reacutegime repreacutesentatif lrsquoidentification positive avec

le pouvoir repreacutesentatif ndash qui se divise souvent entre la majoriteacute et lrsquoopposition ndash est

neacutecessairement accompagneacutee drsquoune certaine alieacutenation dans la capaciteacute drsquoaction effective

(Manent 2001 32) Le peuple est censeacute agir agrave travers ses repreacutesentants mais il se sent souvent

mal repreacutesenteacute Plus encore alors que lrsquoEacutetat srsquoarroge le pouvoir politique en confiant les paroles

autoritaires (car substantielles) dans la socieacuteteacute le citoyen lui-mecircme perd de sa capaciteacute drsquoaction

crsquoest-agrave-dire dans celle de faire valoir de nouveaux commencements en liant la parole agrave lrsquoaction

Cette critique a eacuteteacute notoirement avanceacutee par Marx auteur qui inspire une partie de la philosophie

de MacIntyre53

Ce problegraveme serait particuliegraverement preacutegnant au sein des deacutemocraties contemporaines

Nous avons vu que la repreacutesentation srsquoessoufflait au profit des revendications particuliegraveres et

drsquoune demande de participation accrue aux deacutecisions politiques parfois inspireacutee de la

laquo deacutemocratie directe raquo Face agrave cette situation la reacuteponse de Manent sera que le remegravede aux

deacutefauts du gouvernement repreacutesentatif est encore plus de gouvernement repreacutesentatif En effet

selon lui le gouvernement repreacutesentatif est le dispositif qui permet lrsquounion la plus intime et la

plus efficace entre laquo la civilisation et de la liberteacute raquo (2006 46) En tant que son existence et sa

leacutegitimiteacute sont tributaires de la forme nationale le gouvernement repreacutesentatif y inscrit son

action et donne un dynamisme aux diffeacuterentes institutions sociales En ce sens il est aux

53 Cf notamment Alasdair MacIntyre 1968 Marxism and Christianity London Duckworth Pour une biographie

intellectuelle de MacIntyre cf Eacutemile Perreau-Saussine 2005 Alasdair MacIntyre une biographie intellectuelle

Paris Presses Universitaires de France

99

antipodes de la laquo gouvernance raquo qui laquo se ramegravene agrave lrsquoexercice du commandement par un appareil

entiegraverement deacutetacheacute de lrsquoordre politique crsquoest-agrave-dire de tout reacutegime comme de toute forme

politique raquo ainsi que laquo de la question de la veacuteriteacute sur lrsquoordre humain raquo (Manent 2015b 132)

Drsquoun autre cocircteacute la politique repreacutesentative peut favoriser la correction de certains des deacutefauts

ou injustices de la culture nationale par sa capaciteacute de leacutegifeacuterer et de deacutecreacuteter de produire un

commandement effectif Ainsi cette double possibiliteacute permet selon Manent lrsquoadeacutequation entre

une tradition culturelle et la liberteacute des individus

Pour ce faire lrsquoEacutetat-nation demande lrsquoalleacutegeance de tous ces citoyens En effet le

gouvernement repreacutesentatif ne repreacutesente pas tel ou tel groupe particulier mais la nation dans

son ensemble crsquoest-agrave-dire des individus deacutetenteurs de la citoyenneteacute Lrsquoopeacuteration nationale

srsquooppose alors au communalisme qui selon Vincent Descombes (2013b 211) laquo entend fonder

lrsquouniteacute politique du groupe sur la lsquoreligion de groupersquo plutocirct que sur lrsquoadheacutesion libre des citoyens

agrave leurs institutions politiques raquo Un des vecteurs de lrsquoapparition de lrsquoEacutetat moderne fut

effectivement le principe de laiumlciteacute qui exclut la pratique religieuse des institutions politiques

afin de confeacuterer une certaine liberteacute de conscience aux individus On peut alors affirmer encore

avec Descombes (2013b 212) qursquoune socieacuteteacute laquo ne peut pas se deacutefinir comme nation tant qursquoelle

nrsquoa pas accepteacute de se conformer agrave lrsquoexigence individualiste de la liberteacute de conscience ce qui

implique que la religion doit cesser drsquoy apparaicirctre comme une pratique du groupe pour y devenir

une pratique personnelle raquo La laiumlciteacute permet le gouvernement de soi et le gouvernement de soi

implique un certain individualisme

Cet individualisme reacutepugne agrave MacIntyre qui y associe un certain arbitraire au sein de la

rationaliteacute pratique drsquoun agent qui devra maintenant se deacuteterminer lui-mecircme Ici lrsquoexemple de

100

la religion est particuliegraverement pertinent Pour MacIntyre la religion en tant que pratique

veacutehiculant des normes communes et des visions substantielles de lrsquoexcellence nrsquoest pas

seacuteparable de la rationaliteacute pratique Toutefois selon Manent ce principe de seacuteparation propre agrave

lrsquoEacutetat-nation nrsquoimplique pas la dissolution des coutumes et des normes faisant autoriteacute au sein

de la socieacuteteacute (Manent 2015b) Au contraire le gouvernement repreacutesentatif est pour Manent la

faccedilon dont une socieacuteteacute culturellement et historiquement situeacutee peut avoir prise sur elle-mecircme

La sphegravere publique libeacuterale donc laiumlque permet la repreacutesentation du conflit tout en jugeant

celui-ci agrave partir de quelque chose de commun soit des mœurs des pratiques une histoire une

religion etc eacuteleacutements qui perdurent au sein de la socieacuteteacute Et mecircme lrsquoexistence du

gouvernement repreacutesentatif est la condition de lrsquoeacutepanouissement des groupes particuliers et de

leur liberteacute puisque le commandement politique puisant sa leacutegitime drsquoune communauteacute

drsquoidentification nrsquoest pas ainsi eacutetranger aux citoyens Tel ne serait pas le cas par exemple au

sein de lrsquoempire ougrave bien que les communauteacutes particuliegraveres puissent parfois ecirctre preacuteserveacutees nul

ne pourrait nier qursquoelles disposent de moins de liberteacute pour deacutelibeacuterer sur leur bien Au contraire

de ce qursquoaffirme MacIntyre mourir pour la nation nrsquoeacutequivaudrait pas alors agrave laquo mourir pour la

compagnie de teacuteleacutephone raquo (1994 303) comme pourrait lrsquoattester diverses formes de patriotisme

et de nationalisme au cours du siegravecle dernier

Ainsi au sein du reacutegime du gouvernement repreacutesentatif les citoyens laquo choisissent leurs

repreacutesentants pour ecirctre bien repreacutesenteacutes cela est certain mais aussi et drsquoabord afin drsquoecirctre bien

gouverneacutes raquo (Manent 2017b) Et ce bon gouvernement nrsquoest pas en soi tributaire drsquoune

Notre traduction Le passage complet se lit ainsi laquo Nevertheless even in a representative republic the basis of

political life does not lie in the mechanism of representation Not only would it be hard to believe in the sincerity

of a politician who would say ldquomy policy is to represent yourdquo in fact this would be a sufficient reason not to choose

101

conception partageacutee du monde Plutocirct un bon reacutegime politique permet de recevoir le conflit des

liberteacutes agrave lrsquoaide drsquoune juste tension entre les possibiliteacutes ouvertes par ces liberteacutes et une certaine

preacutetention agrave la veacuteriteacute sur le tout La vertu politique neacutecessite alors des compromis que les

pratiques particuliegraveres nrsquoont pas agrave faire En visant agrave conserver cette laquo pureteacute raquo de la pratique

MacIntyre occulte le veacuteritable exercice de la prudence politique Si MacIntyre ne croit pas que

le raisonnement pratique aristoteacutelicien puisse se deacuteployer dans lrsquoEacutetat moderne (MacIntyre 2016a

176) crsquoest qursquoil oublie que la prudence est eacutegalement leacutegislatrice un raisonnement pratique nrsquoa

pas neacutecessairement agrave se conclure en une action pour celui qui le conduit car crsquoest le choix

deacutelibeacutereacute qui confegravere agrave lrsquoaction son principe Ainsi la leacutegislation eacutetatique peut constituer en un

raisonnement pratique aristoteacutelicien dont la conclusion constituera le principe des juges et des

administrateurs ainsi que des citoyens (cf sect13)

En somme selon Manent MacIntyre serait trop peu sensible aux ressources eacutethiques du

gouvernement repreacutesentatif malgreacute leur apparente diminution ainsi qursquoagrave lrsquoimportance qursquoy

joue la laquo raison commandante raquo pour assurer la liberteacute des individus face agrave la domination

eacutetrangegravere que celle-ci soit directement politique ou commerciale (cf sect213) Ce dernier ne

reconnaicirctrait pas assez la deacutependance des institutions sociales envers le pouvoir politique une

relation qui pour Aristote srsquoanalyse au niveau du reacutegime politique dans la faccedilon qursquoont les

citoyens de se gouverner politiquement MacIntyre ne srsquointeacuteresse somme toute que tregraves peu agrave la

question du reacutegime et par lagrave occulte certaines possibiliteacutes ouvertes agrave la raison pratique pour se

such a person as a representative The French like the citizens of other republics choose their representatives in

order to be well-represented to be sure but also and first of all in order to be well-governed raquo

102

deacuteployer dans la moderniteacute par la meacutediation de la deacutemocratie repreacutesentative et de la forme

nationale qui lrsquoinstitue

Les arguments de Manent sur la leacutegitimiteacute et la neacutecessiteacute du gouvernement repreacutesentatif

national nous semblent ici deacutecisifs En tant que communauteacute drsquoidentification ce dispositif

politique possegravede les ressources pour offrir des principes propices agrave une deacutelibeacuteration reacutefleacutechie

chez les citoyens Bien sucircr lrsquouniteacute politique de la parole et de lrsquoaction du gouvernement

repreacutesentatif et de la socieacuteteacute demande un effort consideacuterable et constant de dialogue et de mise

en commun des motifs pratiques En face des mutations politiques actuelles des deacutemocraties

occidentales il srsquoagit alors de savoir laquo si la nation preacutecairement balanceacutee entre perseacuteveacuterer dans

lrsquoecirctre et se laisser disloquer par la force des flux peut ecirctre encore le cadre et lrsquoagent drsquoune

deacutelibeacuteration et drsquoune action qui ouvrent un avenir deacutesirable et signifiant pour tous ces citoyens raquo

(Manent 2015b 127-8) Pour ce faire la nation doit trouver une faccedilon drsquoactualiser ses ressources

eacutethiques et politiques La solution reacuteside autant pour Manent que MacIntyre dans le

rapprochement entre lrsquohomme et le citoyen crsquoest-agrave-dire dans une certaine participation des

citoyens aux affaires publiques Conformeacutement agrave ses inspirations marxistes MacIntyre conccediloit

lrsquoideacuteal de la praxis dans lrsquoabolition de la distance entre les deux alors que Manent plus libeacuteral

veut conserver une distinction suivant en cela la philosophie pratique aristoteacutelicienne les vertus

du citoyen deacutependent du type de reacutegime politique alors que la vertu drsquoun homme de bien est la

mecircme partout (Pol III 4) Nous verrons maintenant quelles possibiliteacutes peuvent ecirctre accessibles

au gouvernement repreacutesentatif afin de proceacuteder agrave un tel rapprochement agrave une actualisation des

vertus citoyennes et donc des biens qui y sont associeacutes

103

33 Participation politique et deacutemocratie

Nous avons vu qursquoAristote consideacuterait la participation deacutemocratique aux affaires publiques

comme bonne et mecircme neacutecessaire agrave stabiliteacute de lrsquoEacutetat (Pol III 11 1281b25 sq) Le laquo grand

nombre raquo en tant que somme de compeacutetences particuliegraveres possegravede selon Aristote des capaciteacutes

de juger adeacutequates Seulement tous ne peuvent gouverner en mecircme temps Ainsi la vertu de la

plupart des citoyens lorsqursquoils seront gouverneacutes sera davantage lrsquolaquo opinion vraie raquo que la

prudence (Pol III 4 1277b25-30) autrement dit le bon jugement sur les propositions des

orateurs et des magistrats plus que la capaciteacute directe de traiter des probleacutematiques drsquoaffaires

publiques qui demandent parfois de lrsquoexpertise Un tel exercice preacuteparera les citoyens agrave exercer

agrave leur tour le gouvernement et la vertu de prudence (Pol VII 14) crsquoest le principe de

lrsquoalternance des gouvernants et des gouverneacutes (cf sect13)

On peut donc identifier un lien entre la participation politique lrsquoattachement agrave lrsquoEacutetat (ou agrave

la communauteacute) et lrsquoacceptation preacutealable du commandement ou de lrsquoautoriteacute leacutegitimes Nous

avons retrouveacute ces trois pocircles dans les approches drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent

Tous deux visent alors agrave actualiser ce rapport mais de faccedilon diffeacuterente Selon Manent cette

actualisation doit se faire comme nous venons de le voir au niveau de lrsquoEacutetat-nation Cela

passera neacutecessairement par des actions politiques renvoyant agrave un horizon signifiant pour une

communauteacute Il srsquoagit drsquoabord pour Manent de laquo ranimer la repreacutesentation la conscience et la

volonteacute drsquoune vie commune le sentiment qursquoil est deacutesirable de participer agrave une forme de vie raquo

(Manent 2015b 121) Le gouvernement repreacutesentatif doit alors retrouver le sens du

commandement crsquoest-agrave-dire deacutecider de prendre des moyens concrets pour assurer lrsquouniteacute de la

nation au-delagrave des groupes particuliers mais sans en faire fi (Manent 2015b 135-136) Cela

104

nrsquoexclut pas le deacutebat mais drsquoun type ougrave le gouvernement doit laquo prendre position raquo et laquo guider

lrsquoaction publique drsquoune maniegravere qui tiennent compte des conditions preacutesentes raquo (Manent 2015b

139) crsquoest-agrave-dire des circonstances particuliegraveres et de lrsquoensemble des motifs humains derriegravere

les deacutesaccords

Bien que cela demande de la confiance et de la deacutefeacuterence de la part des citoyens un

gouvernement qui assume ainsi son caractegravere repreacutesentatif et national contribuera agrave susciter de

tels sentiments Pour ce faire il faut selon Manent que la deacutelibeacuteration politique soit laquo nourrie raquo

par des laquo propositions sur lrsquohistoire passeacutee raquo qui laquo motivent et encourant la deacutecision politique

prudente sans que celle-ci soit deacuteductible de celle-lagrave raquo (Manent 2015b 87) Bref il srsquoagit de

retrouver une narration commune propre agrave la laquo rationaliteacute des traditions raquo

Conformeacutement au scheacutema de la rationaliteacute des traditions si une telle narration srsquoeacutepuise elle

doit retrouver sens au sein des pratiques particuliegraveres ougrave les participants peuvent faire des choix

reacutefleacutechis conformes aux standards de la pratique Il faut alors reacuteduire le champ de la pratique

laquo Srsquoil doit y avoir une pratique qui implique la participation agrave une deacutelibeacuteration partageacutee et si

cette deacutelibeacuteration doit ecirctre effective dans la prise de deacutecision alors les communauteacutes de pratique

devront se constituer agrave une eacutechelle reacuteduite [hellip] (MacIntyre 2006b 39) Toutefois comme nous

lrsquoavons vu les principes de la raison pratique afin drsquoassurer agrave la fois la liberteacute et la rationaliteacute

doivent partir du reacutegime politique ce qui inclut une certaine mise agrave lrsquoeacutecart des communauteacutes

particuliegraveres de la sphegravere du commandement politique Une telle participation bien qursquoagrave eacutechelle

reacuteduite se doit donc drsquoecirctre en lien avec lrsquoactiviteacute politique eacutetatique Crsquoest en ce sens que la

Notre traduction laquo If there is to be practice that involves widely shared participation in deliberation and if that

deliberation is to be effective in decision-making then communities of practice will have to be small-scale local

communities [hellip] raquo

105

solution au problegraveme de la deacutelibeacuteration dans les deacutemocraties contemporaines ne peut ecirctre le

communalisme MacIntyre a toutefois raison drsquoaffirmer que laquo la dimension politique de la vie

humaine reccediloit son expression dans des formes institutionnaliseacutees de deacutelibeacuteration par lesquelles

les agents humains ont la capaciteacute de se diriger eux-mecircmes et drsquoeacuteduquer les autres agrave se diriger

ainsi vers lrsquoaccomplissement des biens et du Bien raquo (MacIntyre 2013b 206) Ainsi la raison

deacutelibeacuterative doit se deacuteployer au sein drsquoinstitutions qui confegraverent une certaine fonction politique

ici celle du citoyen qui concerne le bien commun soit lrsquoexistence mecircme de la communauteacute et

de son mouvement vers la bonne activiteacute ou le laquo bien-vivre raquo

Il apparaicirct alors qursquoune solution au problegraveme de la deacutelibeacuteration rationnelle dans les

deacutemocraties contemporaines reacuteside dans un renforcement de la forme nationale et du

gouvernement repreacutesentatif tel que lrsquoa preacuteconiseacute Manent mais en y adjoignant la possibiliteacute

drsquoune participation effective des citoyens au sein des institutions politiques comme le promeut

MacIntyre et ce par lrsquointermeacutediaire drsquoune fonction politique La deacutelibeacuteration doit retrouver son

rocircle drsquoarkhē agrave la fois au sens de cause et au sens de charge politique Degraves lors il serait possible

peut-ecirctre paradoxalement agrave premiegravere vue de mener agrave bien la solution reacutepublicaine de Manent agrave

lrsquoaide drsquoun dispositif deacutemocratique en impliquant les citoyens dans les charges publiques Cette

mesure permettrait notamment lrsquoactualisation de la deacutemocratie comme reacutegime de gouvernement

plutocirct que cadre drsquoexpression des particulariteacutes Pour ce faire il faut ici agrave nouveau invoquer la

distinction faite par Aristote entre gouvernants et gouverneacutes qui en implique eacutegalement une

autre entre une fonction politique deacutetermineacutee et une fonction politique indeacutetermineacutee (cf sect13)

Notre traduction laquo The political dimension of human life receives its expression in those institutionalized forms

of deliberation through which human agents are able to direct themselves and to educate others as to how to direct

themselves towards the achievement of those goods and that good raquo

106

Nous avons vu que la distinction entre gouvernants et gouverneacutes ainsi que la rotation entre

les deux preacutevue dans un reacutegime deacutemocratique permettait agrave la communauteacute drsquoassurer un

mouvement interne qui puisse contribuer agrave sa bonne activiteacute crsquoest-agrave-dire agrave la vertu de ses

citoyens La premiegravere des vertus drsquoun reacutegime politique est en quelque sorte la modeacuteration vu la

pluraliteacute des biens leacutegitimes pouvant faire objet de revendications La distinction entre

gouvernants et gouverneacutes permet alors de modeacuterer les revendications des uns et des autres et

surtout des gouvernants jugeacutes par les gouverneacutes tout en assurant qursquoil y ait possibiliteacute drsquoun

commandement effectif pouvant permettre lrsquoactiviteacute reacutefleacutechie Cet eacutequilibre suppose toutefois

que le rapport entre gouvernants et gouverneacutes nrsquoen soit pas un de domination mais de persuasion

Cela est favoriseacute lorsque les gouverneacutes de par leur statut de citoyen participent agrave une fonction

politique qursquoAristote qualifie drsquo laquo indeacutetermineacutee raquo puisqursquoelle ne correspond pas agrave une

magistrature preacutecise Il srsquoagit toutefois bien drsquoune fonction qui srsquoexerce au sein drsquoinstitutions

speacutecifiques telles que les jurys les comiteacutes de redressement des comptes ou lrsquoAssembleacutee des

citoyens

Comme lrsquoa souligneacute Garsten (2011 174-7) ces institutions donnent des fins particuliegraveres

des engagements et des standards aux citoyens qui y exercent une fonction Cette activiteacute de

gouvernement est ce qui permet laquo drsquoaligner les fins externes et internes raquo (Garsten 2011 175)

car elle ne peut se deacutetacher du choix effectif des moyens En effet comme le souligne Manent

laquo lrsquoordre politique est lrsquoordre de la vie humaine qui peut [hellip] le moins eacutechapper agrave lrsquoobligation

de chercher les moyens Celui qui gouverne est par excellence celui qui deacutelibegravere sur les

moyens raquo (Manent 2014b 554) Selon Garsten (2011 175-6) diffeacuterentes fonctions politiques

permettent eacutegalement de fournir des critegraveres de jugement plus preacutecis aux citoyens agrave travers

107

diffeacuterents types de buts et donc de rheacutetoriques Cela permet drsquoeacuteviter notamment que les citoyens

jugent agrave partir drsquointeacuterecircts et de preacutefeacuterences individuelles54 un standard qui est par exemple

particuliegraverement mobiliseacute au sein des campagnes eacutelectorales actuelles et qui est propre agrave la

rheacutetorique publicitaire entiegraverement axeacutee sur les fins externes (Garsten 2011 176)

En fait ces propositions visent avant tout agrave confeacuterer de lrsquoactiviteacute au dispositif actuel de la

deacutemocratie repreacutesentative que Bernard Manin a notamment qualifieacute de laquo deacutemocratie du

public raquo et qui serait deacutefinie par une dimension passive et reacuteactive de lrsquoexpression politique chez

les citoyens (Manin 2012 284) En engageant les citoyens dans le gouvernement politique cette

activiteacute pourrait alors motiver les deacutemocraties contemporaines agrave laquo entretenir la recherche de leur

juste critegravere raquo plutocirct qursquoagrave promouvoir des normes abstraites qui risquent de susciter le deacutesinteacuterecirct

Ainsi au contraire du proceacuteduralisme eacutepisteacutemique le but est de rendre les citoyens plus

inteacuteresseacutes crsquoest-agrave-dire soucieux des conseacutequences des revendications particuliegraveres sur le bien-

ecirctre de la communauteacute dans son ensemble55

Crsquoest eacutegalement de cette faccedilon que les citoyens peuvent deacutevelopper un certain laquo caractegravere

deacutelibeacuteratif raquo Le kairos propre agrave la politique demande un exercice de calcul et de prudence ainsi

qursquoune responsabilisation face aux conseacutequences qui en deacutecoulent En effet nous avons vu que

54 De mecircme sur le rapport entre la fonction politique et le jugement objectif et responsable Boumlckenfoumlrde (2000

305) eacutecrit laquo Si lrsquoon conccediloit la position des organes indeacutependants de direction formellement repreacutesentatifs comme

eacutetant celle drsquoune fonction (Amt) on deacutecouvre alors la base sur laquelle la liberteacute agrave lrsquoeacutegard des obligations

particuliegraveres et des instructions de base [hellip] ne retombe pas dans la sphegravere du bon plaisir de la volonteacute laquo nue raquo du

titulaire individuel de lrsquoautoriteacute Au concept de fonction appartient lrsquoideacutee du service pour autrui lrsquoorientation sur

des missions et des responsabiliteacutes qui se distinguent des inteacuterecircts propres [hellip] raquo 55 Sur ce point Crystal Cordell Paris (2016 105) rapprochant la conception politique de Madison agrave celle drsquoAristote

eacutecrit laquo In contrast to Rawlsian and Habermasian deliberation Madisonian deliberation adopts the criteria of

political capacity and judgment (ldquowisdomrdquo) rather than procedural objectivity a simultaneously affective and

rational attachment to the particular political regime rather than a purely rational commitment to the universal

principle of autonomy raquo

108

la deacutelibeacuteration rend le choix plus volontaire ce qui implique une exposition aux blacircmes et aux

louanges Le blacircme potentiel ou actuel peut mener au sentiment de honte qui est laquo la semi-vertu

de celui qui apprend raquo et qui peut donc susciter la deacutefeacuterence (Nieuwenburg 2004 456) crsquoest-agrave-

dire une motivation agrave juger et agir minutieusement en vue du bien commun

De plus la participation politique telle que deacutecrite permettrait de laquo clarifier raquo le lieu de

lrsquoaction en preacutecisant et confirmant lrsquoaspect deacutemocratique des socieacuteteacutes libeacuterales actuelles Alors

que la souveraineteacute du laquo peuple raquo de par son abstraction aurait contribueacute au deacuteveloppement de

la laquo souveraineteacute illimiteacutee de lrsquoindividu particulier raquo (cf p 66) un dispositif politique plus

participatif pourrait reacutetablir la souveraineteacute dans un juste milieu plus identifiable Aristote eacutecrit

par exemple

Peut-ecirctre en effet est-il correct aussi de proceacuteder comme le font les deacutemocraties car ce nrsquoest

pas le juge ni le membre du Conseil ou de lrsquoAssembleacutee pris individuellement qui deacutetient

lrsquoautoriteacute mais bien le Tribunal tout entier le Conseil et le Peuple [ie lrsquoAssembleacutee du peuple]

dont chacun de ceux que nous avons nommeacutes nrsquoest qursquoune fraction (et jrsquoentends par fraction celui

qui fait partie du Conseil ou de lrsquoAssembleacutee ou du Tribunal) raquo (Pol III 11 1282a28 sq)

Ici la souveraineteacute reacuteside non pas dans lrsquoindividu deacutetenteurs de droits ou alors dans le peuple

comme ensemble non deacutetermineacute mais dans les citoyens rassembleacutes selon diffeacuterentes fonctions

politiques Ce nrsquoest pas sans raison qursquoAristote apregraves cette analyse peut affirmer que la

souveraineteacute doit reacutesider dans les lois (Pol III 11 1282b1-2) car ce sont les lois qui deacuteterminent

ceux qui exercent les charges Cette conception de la souveraineteacute pourrait alors favoriser la

deacutelibeacuteration agrave partir de la loi et donc en vue du bien commun

109

Notons que ces consideacuterations institutionnelles srsquoapparentent agrave certaines thegraveses avanceacutees

par le courant laquo non eacutepisteacutemique raquo de la deacutemocratie deacutelibeacuterative qui vise notamment un juste

milieu entre une proceacutedure universelle appuyeacutee par des normes de communication et une

deacutelibeacuteration deacutemocratique ponctuellement mise en oeuvre au sein de laquo mini-publics raquo Cette

conception est par exemple porteacutee par lrsquoideacutee de laquo systegraveme deacutelibeacuteratif raquo qui renvoie agrave une

laquo division fonctionnelle du travail raquo de la deacutelibeacuteration tout en insistant sur le caractegravere inteacutegreacute

des instances deacutelibeacuteratives au sein drsquoun Eacutetat (Parkinson et Mansbridge 2012 1-7 Warren 2007)

Un tel laquo design institutionnel raquo doit toutefois ecirctre consideacutereacute comme un moyen plus qursquoune

fin puisque la rectitude du jugement politique deacutepend avant tout des connaissances et des vertus

de ceux qui lrsquoexercent Il y a donc bien sucircr une dimension eacutepisteacutemique qursquoil faille prendre en

compte Comme nous lrsquoavons vu cette dimension ne se reacuteduit pas agrave lrsquoexpertise bureaucratique

bien que celle-ci puisse ecirctre neacutecessaire Ce sera alors la tacircche des philosophes et des savants de

permettre aux personnes ordinaires drsquoarticuler les preacutesuppositions impliqueacutees dans leurs actions

meacuteconnues jusqursquoalors pour que ces personnes deviennent capables de critiquer ces

preacutesuppositions et de srsquoengager dans une deacutelibeacuteration critique et autocritique avec les autres au

sein de leurs foyer lieu de travail eacutecole clinique et communauteacute politique locale raquo (MacIntyre

2013b 207)

Ici la deacutelibeacuteration politique retrouve le problegraveme de lrsquoeacuteducation souvent laisseacute de cocircteacute par les

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative (Salkever 2002) La philosophie pratique

aristoteacutelicienne en tant qursquoelle preacutesente une deacutemarche de remise en question des opinions

Notre traduction laquo For one task of the philosopher is to enable plain persons to articulate the hitherto

unrecognized presuppositions of their actions so that they become able to criticize those presuppositions and to

engage in critical and self critical deliberation with others in their household workplace school clinic local

political society raquo

110

reacuteputables preacutesentes au sein de tout reacutegime politique peut dans cette perspective ecirctre utile (cf

sect22) Cette remise en question est possible agrave partir de certains critegraveres comme lrsquoexplication

teacuteleacuteologique de la nature ou les dispositions de caractegravere qui sont plus laquo fonctionnels raquo que

cateacutegoriques et qui demandent donc un exercice de discernement56 Les œuvres drsquoAlasdair

MacIntyre et de Pierre Manent pour leur part nous montrent comment ces critegraveres peuvent

fournir une compreacutehension profonde de la vie sociale et politique contemporaine

56 laquo From an Aristotelian perspective modernity appears not as an error but as a successful cultural movement that

has unnecessarily excluded certains possibilites which are in fact compatible with its central commitments

commitments shared by Plato and Aristotle The shared commitments are persistent causal inquiry in science and

freedom from repressive control in morals and politics the unnecessarily excluded possibilities are teleological

explanation in science and agent morality in practical matters raquo (Salkever 1990 159) Sur la question de lrsquoeacuteducation

agrave laquo lrsquoeacutethique des questions naturelles raquo voir notamment Salkever (2000 1990) et MacIntyre (1999)

111

Conclusion

En conclusion la theacuteorisation de la deacutelibeacuteration politique nrsquoest pas indeacutependante drsquoun ensemble

de facteurs propres agrave toute activiteacute politique Dans le but drsquoanalyser ce qui serait une conception

exhaustive de la deacutelibeacuteration politique dans une perspective aristoteacutelicienne nous avons eacuteteacute

conduits agrave mener une reacuteflexion sur quatre thegravemes particuliers

Drsquoabord il a eacuteteacute question de la nature de la rationaliteacute pratique Nous avons alors insisteacute sur

sur son aspect pratique crsquoest-agrave-dire sur une deacutelibeacuteration qui motive un choix et une action

particuliegravere ici et maintenant Sans un tel lien causal direct entre les principes de la pratique et

lrsquoaction elle-mecircme nous avons vu que cette derniegravere eacutetait laisseacutee agrave un certain arbitraire puisqursquoil

srsquoagirait alors drsquoappliquer un principe mais sans possibiliteacute drsquoun autre exercice rationnel pour

faire cette application Cet obstacle est notamment la conseacutequence de principes abstraits voulus

indeacutependants de tout contexte social particulier auxquels nous avons associeacute lrsquoexemple des

droits individuels Face agrave cette rationaliteacute qui voudrait trouver des principes universels et

laquo cateacutegoriques raquo nous avons deacutecrit la deacutelibeacuteration comme un exercice dianoeacutetique soit une

recherche qui calcule compare et soupegravese les diffeacuterentes possibiliteacutes pour une fin souhaiteacutee en

fonction drsquoun contexte

Cela nous a ensuite conduits agrave reacutefleacutechir sur la nature de lrsquoautoriteacute des principes orientant la

deacutelibeacuteration notamment ceux qui srsquoincarnent dans la loi et les institutions sociales drsquoune

communauteacute politique crsquoest-agrave-dire dans son reacutegime politique Nous avons consideacutereacute la

dimension naturelle de la communauteacute politique en tant que mise en commun de certaines fins

et de certains moyens qui sont inteacutegreacutes par une action constante de la communauteacute sur elle-

mecircme La discussion collective sur ces dimensions du bien est plus en mesure de fournir un

112

arriegravere-plan commun pour repreacutesenter le deacutesaccord au sein de la citeacute puisque celles-ci sont

constitutives de la communauteacute mecircme Cette dimension de la vie politique nrsquoest toutefois

perceptible que si lrsquoon considegravere la finaliteacute des institutions communes soit les biens qui les sous-

tendent Cette finaliteacute est alors ce qui permet aux citoyens de srsquoidentifier au tout de la

communauteacute politique et drsquoagir en commun par le partage de certains principes au sein drsquoune

causaliteacute teacuteleacuteologique et non pas meacutecanique cette derniegravere srsquoapparentant davantage agrave la

domination et non au gouvernement de soi par soi Il y a causaliteacute teacuteleacuteologique lorsque la

deacutelibeacuteration est conduite selon une certaine fonction qui renvoie agrave quelque chose agrave faire agrave une

fin plus ou moins deacutefinie Nous avons alors consideacutereacute lrsquoexercice mecircme de la citoyenneteacute comme

la possibiliteacute drsquoune telle fonction

Une reacuteflexion sur la deacutelibeacuteration politique renvoie en effet neacutecessairement agrave une reacuteflexion

sur la citoyenneteacute Nous avons vu que selon Aristote la citoyenneteacute trouve sa deacutefinition mecircme

dans lrsquoactiviteacute de deacutelibeacuterer Cette fonction peut alors ecirctre deacutefinie crsquoest-agrave-dire srsquoinscrire dans une

charge politique exeacutecutante ou alors indeacutefinie ce qui implique une participation politique moins

deacuteterminante mais tout de mecircme primordiale puisqursquoelle consiste dans lrsquoactiviteacute de juger les

propositions des gouvernants Nous avons alors fait remarquer que cette structure avait un

parallegravele fort avec la deacutemocratie repreacutesentative contemporaine ougrave un laquo public raquo juge les

gouvernants de faccedilon formelle (les eacutelections) et informelle (lrsquoopinion publique) Or ce jugement

apparaicirct aujourdrsquohui accompagneacute drsquoune certaine passiviteacute car exteacuterieur agrave lrsquoactiviteacute politique

proprement dite Nous avons alors voulu nous inspirer du point de vue aristoteacutelicien afin de

proposer un moyen de rendre la deacutelibeacuteration publique plus active et donc plus deacutelibeacuterative car

plus conforme agrave la raison pratique qui consiste dans un mouvement des principes agrave lrsquoaction Ce

113

moyen consiste agrave favoriser la participation des citoyens au sein drsquoinstitutions deacutelibeacuteratives lieacutees

agrave la vie politique nationale En effet crsquoest principalement agrave ce niveau que nous sont apparues

non seulement la possibiliteacute drsquoune identification agrave des normes communes et drsquoune confiance

envers les gouvernants mais eacutegalement celle du commandement politique inheacuterent agrave toute

deacutelibeacuteration La prise en compte de ces deux aspects permet alors le gouvernement de soi par

soi propre agrave la deacutemocratie comme reacutegime politique

Le quatriegraveme thegraveme geacuteneacuteral que nous avons abordeacute regroupe en quelque sorte tous les

autres crsquoest la dimension rheacutetorique du discours public Nous avons vu que la rheacutetorique nrsquoest

pas seulement un art instrumental visant la persuasion mais surtout une faccedilon drsquoorienter en

commun les motifs drsquoaction au sein de la communauteacute politique En ce sens le discours

rheacutetorique prend en consideacuteration la speacutecificiteacute du domaine politique ougrave diffeacuterentes

revendications sur le bien sont en concurrence mais ougrave le deacutebat est sans cesse trancheacute de faccedilon

temporaire par la disposition du reacutegime politique par ses lois et ses deacutecrets Nous avons tenteacute

de montrer pourquoi la politique ne pouvait ecirctre le lieu de la conversation laquo dialectique raquo bien

qursquoelle puisse y faire une certaine place En effet le kairos propre agrave la politique implique des

circonstances toujours changeantes que le jugement doit prendre en consideacuteration Ce sont alors

les gouvernants qui sont le plus disposeacutes agrave avoir cette vue drsquoensemble et agrave proposer un plan

drsquoaction particulier Toutefois dans un reacutegime politique libre cette proposition doit

srsquoaccompagner de persuasion crsquoest-agrave-dire de bonnes raisons drsquoadheacuterer au plan drsquoaction ou agrave la

norme en question que ces raisons soient la confiance envers lrsquoorateur un exemple du passeacute ou

un sentiment lieacutee agrave la noblesse de la proposition Il ne srsquoagit donc pas de laquo tromper raquo lrsquoaudience

des citoyens ou de prendre tous les moyens neacutecessaires agrave la persuasion En effet nous avons

114

identifieacute au sein de la pratique rheacutetorique comme au sein de lrsquoaction en geacuteneacuteral une distinction

entre biens internes et biens externes Il convient parfois drsquoeacutecarter la fin externe viseacutee afin de

promouvoir certains biens qui sont intrinsegraveques agrave la pratique La rheacutetorique deacutelibeacuterative ne vise

effectivement pas seulement agrave persuader et agrave motiver une action particuliegravere mais eacutegalement agrave

produire un mouvement interne chez les interlocuteurs crsquoest-agrave-dire un changement dans leurs

dispositions eacutethiques dans leurs deacutesirs et leurs souhaits Nous retrouvons ici toute lrsquoimportance

accordeacutee par Aristote au caractegravere de lrsquoagent et aux vertus du reacutegime politique

Afin drsquoactualiser la philosophie pratique drsquoAristote et de la penser en lien avec les reacutegimes

contemporains de deacutemocratie repreacutesentative nous nous sommes tourneacutes principalement vers les

travaux drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent deux philosophes srsquoinscrivant au sein de

lrsquoapproche aristoteacutelicienne tout en ayant deacuteveloppeacute une vision sociale et politique originale

Comme nous lrsquoavons montreacute ceux-ci partagent une mecircme critique drsquoune certaine conception

moderne et contemporaine de la rationaliteacute pratique qui oscille entre un universalisme abstrait

et un particularisme reposant plus sur la volonteacute que sur la raison Ce double aspect serait alors

la conseacutequence drsquoun refus de vivre politiquement drsquoinscrire son action ainsi que sa justification

dans le contexte des affaires communes Lrsquoideacuteal de la laquo diffeacuterence raquo reviendrait alors agrave

relativiser la politique au nom de lrsquoexpression de lrsquoindividualiteacute Or par ce fait mecircme les

individus qui agissent toujours bien sucircr au sein drsquoune communauteacute politique ne disposent plus

drsquoune prise rationnelle sur lrsquoensemble de leur vie pratique qui ne peut ecirctre assureacutee que par

lrsquoautogouvernement deacutemocratique

Crsquoest sur la nature de cet autogouvernement que sont apparues les plus grandes divergences

entre Alasdair MacIntyre et Pierre Manent Nous avons vu que le premier reacutecuse toute possibiliteacute

115

de deacutelibeacuteration rationnelle au sein de la forme de lrsquoEacutetat-nation Selon lui lrsquoEacutetat-nation nrsquoest pas

en mesure de fournir une conception substantielle du Bien qui permette drsquoordonner les biens

particuliers et donc de fournir des preacutemisses rationnelles agrave lrsquoaction Cette laquo vie reacutefleacutechie raquo ne

pourrait alors srsquoincarner qursquoau sein de pratiques particuliegraveres dont la continuiteacute est assureacutee par

de petites communauteacutes Pour Manent et nous lui avions ici donneacute raison MacIntyre fait

lrsquoerreur de ne pas percevoir la nature exacte de la recherche humaine drsquoune association politique

effective qui se fait toujours en fonction de laquo propositions universelles drsquohumaniteacute raquo Ainsi la

nation loin de nrsquoecirctre qursquoun simple instrument est selon Manent la condition actuelle de la

liberteacute politique en Occident En effet elle est la forme politique qui permette de lier la

laquo communion au consentement raquo puisqursquoelle constitue en une communauteacute drsquoidentification

dans laquelle les citoyens vivent selon des biens partageacutes Crsquoest donc dans lrsquoEacutetat-nation que la

deacutelibeacuteration politique peut atteindre toute sa porteacutee et son effectiviteacute

Cette divergence sur la forme de vie commune apte agrave produire une deacutelibeacuteration rationnelle

provient chez les deux penseurs drsquoune conception diffeacuterente de la raison pratique universelle

crsquoest-agrave-dire des dimensions et des possibiliteacutes de la science pratique de la veacuteriteacute sur la pratique

Pour Manent la nature humaine produit une reacutegulariteacute qui se deacuteploie surtout dans la vie politique

lieu des plus hautes actions accompagneacutees de parole Ainsi il y a bien une science du politique

qui puisse juger de la justice des diffeacuterentes associations humaines indeacutependamment de

lrsquohistoire et de la laquo narration raquo que lrsquoon en fait Pour sa part MacIntyre refuse la possibiliteacute

drsquoune science politique strictement comparative puisque le jugement politique est toujours

historiquement et socialement situeacute La rectitude de la pratique ne peut alors ecirctre consideacutereacutee

qursquoen fonction de la narration qui accompagne toujours les actions et les institutions Bien que

116

Manent accorde que cette dimension de la connaissance pratique soit importante elle nrsquoen est

pour lui que la condition et non la substance Tout en acceptant le point de vue plus anhistorique

de Manent nous avons toutefois voulu montrer toute lrsquoimportance de cette laquo condition raquo Les

travaux de MacIntyre sont alors une contribution preacutecieuse agrave la dimension laquo eacuteducative raquo de la

philosophie pratique aristoteacutelicienne crsquoest-agrave-dire les conditions de deacuteveloppement des vertus

du jugement pratique et drsquoune reacuteflexion sur les deacutesirs et les besoins propres agrave la nature humaine

des eacuteleacutements qui sont tous essentiels agrave une deacutelibeacuteration rationnelle

Finalement agrave la suite de notre analyse plusieurs questions demeurent bien sucircr en suspens

Drsquoabord la psychologie de lrsquoaction preacutesenteacutee notamment au premier chapitre reste agrave eacutetayer

drsquoune part dans lrsquoœuvre drsquoAristote elle-mecircme notamment quant agrave sa description des vertus

secondaires propres au jugement pratique et agrave son analyse du laquo mouvement des animaux raquo au

sein des traiteacutes biologiques et drsquoautre part en fonction des recherches reacutecentes dans ce domaine

Drsquoailleurs plusieurs travaux continuent agrave recourir aux distinctions aristoteacuteliciennes entre le deacutesir

la croyance et le choix deacutelibeacutereacute (la volonteacute) Il faudrait voir plus preacuteciseacutement comment ces

eacuteleacutements interagissent au sein de deacutelibeacuterations collectives Sur ce point les travaux empiriques

notamment lrsquoeacutetude de laquo mini-publics raquo peuvent ecirctre utiles

De plus agrave un niveau plus pratique notre analyse des possibiliteacutes institutionnelles de la

deacutelibeacuteration deacutemocratique est bien sucircr geacuteneacuterale et incomplegravete Une telle eacutetude doit eacutegalement

prendre en consideacuteration les particulariteacutes constitutionnelles des diffeacuterentes deacutemocraties Par

exemple plusieurs voix dont des professeurs se sont reacutecemment fait entendre afin de proposer

117

une reacuteforme du seacutenat canadien qui srsquoappuierait sur le tirage au sort de citoyens 57 Notre

recherche a plutocirct consisteacute dans une tentative drsquoidentification de certains principes devant guider

ce genre de changements institutionnels Ainsi bien que la structure de la deacutelibeacuteration soit

importante notamment dans le but de lrsquoassocier au commandement politique et donc agrave une

certaine activiteacute lrsquoorientation du discours lrsquoest tout autant Une deacutelibeacuteration qui nrsquoaccepte que

des propositions concernant des rapports de reacuteciprociteacute et non des propositions concernant

certains biens qui valent pour tous et dans la plupart des cas ne pourra se deacuteployer comme raison

speacutecifiquement pratique Or cette perspective ne peut ecirctre adopteacutee qursquoen reconnaissant

lrsquointeacutegration des fins et des moyens ainsi que celle de la socieacuteteacute et du gouvernement au sein

drsquoune sphegravere politique dont la fonction est essentiellement architectonique Ce nrsquoest alors que

dans la mesure ougrave les individus pourront se comprendre comme citoyens et donc comme

laquo animaux deacutependants rationnels raquo (MacIntyre 1999) que cette nature du politique pourra ecirctre

reacuteapproprieacutee et utiliseacutee pour le bien vers lequel tous tendent en veacuteriteacute

57 Cf Arash Abizadeh laquo Lets replace Canadas Senate with a randomly selected citizen assembly raquo Montreal

Gazette mercredi 07 deacutecembre 2016 et aussi les confeacuterences de lrsquoatelier laquo Representation Bicameralism and

Sortition With Application to the Canadian Senate raquo co-organiseacute par le Centre pour lrsquoeacutetude de la citoyenneteacute

deacutemocratique (CEacuteCD) le Groupe de recherche sur les eacutetudes constitutionnelles (RGCS) et le Groupe de recherche

en philosophie politique de Montreacuteal (Gripp) 09 deacutecembre 2016 httpcsdc-cecdcaworkshop-representation-

bicameralism-sortition-application-canadian-senate

118

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Page 7: DÉLIBÉRER EN RÉGIME DE DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE …

7

nous proposerons de consideacuterer cette promesse deacutelibeacuterative agrave la lumiegravere drsquoune approche

speacutecifique de la rationaliteacute pratique et plus geacuteneacuteralement de la politique soit la philosophie

aristoteacutelicienne qui connaicirct drsquoailleurs un regain drsquointeacuterecirct important dans les derniegraveres anneacutees au

sein de la theacuteorie politique7 Nous verrons que cette approche possegravede les ressources pour

expliquer certaines carences de la rationaliteacute pratique conduite au sein des reacutegimes

contemporaines de deacutemocratie repreacutesentative ainsi que pour offrir des voies agrave la reconstruction

drsquoune certaine capaciteacute drsquoaction collective reconstruction dont la neacutecessiteacute est bien sucircr agrave ce

stade insuffisamment justifieacutee

Afin de mener agrave bien cet objectif de recherche trois hypothegraveses seront proposeacutees et

deacuteveloppeacutees La premiegravere a trait agrave lrsquointerpreacutetation de la philosophie pratique aristoteacutelicienne

Nous suggeacuterons que trop peu drsquoattention a eacuteteacute confeacutereacutee agrave la nature du processus de formation

de la volonteacute chez Aristote en comparaison avec les propositions normatives substantielles que

lrsquoon retrouve dans sa philosophie telles que la vertu la nature du bonheur lrsquoEacutetat ideacuteal etc

Ensuite nous croyons que lrsquoapproche aristoteacutelicienne nous montre une voie qui reacutesout la tension

entre lrsquoaspect eacutethique de la deacutelibeacuteration sa leacutegitimiteacute et sa dimension eacutepisteacutemique ou formelle

soit la validiteacute de ses principes et conclusions notamment par lrsquointermeacutediaire de son analyse du

reacutegime politique Finalement nous posons que plusieurs difficulteacutes theacuteoriques ainsi que

pratiques propres agrave la deacutemocratie contemporaine renvoient agrave une compreacutehension inadeacutequate de

7 Cf Enrico Berti 1990 laquo La philosophie pratique dAristote et sa reacutehabilitation reacutecente raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale 92 (2) 249-266 Et pour une revue de la litteacuterature reacutecente cf Thornton Lockwood

Agrave paraicirctre laquo Scholarship on Aristotlersquos Ethical and Political Philosophy (2011-2016) raquo dans Aristotlersquos Ethics and

Politics Oxford Bibliography Online

8

la dimension pratique de la deacutelibeacuteration crsquoest-agrave-dire son rapport agrave lrsquoaction Nous proposons que

la deacutelibeacuteration politique ne puisse ecirctre adeacutequatement comprise qursquoen reacutefeacuterence agrave cette finaliteacute

et comme mouvement vers ce terme Ainsi nous tenterons de montrer que lrsquoexercice de la

rationaliteacute pratique se mesure agrave la maniegravere dont celle-ci rend possible lrsquoaccomplissement drsquoune

action eacutethique et politique choisie et que cet accomplissement ne peut se produire que dans une

forme de vie commune posseacutedant des institutions sociales et politiques faisant autoriteacute

Nous deacutevelopperons ces hypothegraveses et tenterons drsquoen montrer la validiteacute agrave travers trois

chapitres Le premier exposera la conception de la deacutelibeacuteration et plus geacuteneacuteralement de la

rationaliteacute pratique que lrsquoon peut retrouver dans lrsquoœuvre drsquoAristote Cette partie se voudra plus

descriptive et permettra de situer certaines probleacutematiques ainsi que drsquoidentifier les ressources

les plus pertinentes de lrsquoapproche aristoteacutelicienne afin de les traiter Vu lrsquoampleur et la

complexiteacute de la litteacuterature savante sur Aristote nous devrons parfois choisir certaines

interpreacutetations sans justification exhaustive Le deuxiegraveme chapitre traitera plus speacutecifiquement

de la probleacutematique de la rationaliteacute pratique dans un reacutegime de deacutemocratie libeacuterale ainsi que

de la question de lrsquoautogouvernement Nous nous appuierons notamment sur deux philosophes

contemporains Alasdair MacIntyre et Pierre Manent qui srsquoinscrivent dans la perspective

aristoteacutelicienne Puis le troisiegraveme et dernier chapitre traitera de la forme de vie commune

capable drsquoincarner le type de rationaliteacute pratique qui aura eacuteteacute mise de lrsquoavant et ainsi de

reacutepondre complegravetement au problegraveme de la leacutegitimiteacute et de lrsquoaction Nous comparerons alors

deux propositions avanceacutees respectivement par MacIntyre et Manent celle drsquoune vie politique

nationale et celle drsquoune vie politique locale

9

Revue de litteacuterature

La penseacutee et la science politiques des trente derniegraveres anneacutees ont notamment connu un

laquo tournant deacutelibeacuteratif 8 raquo lors duquel une attention accrue a eacuteteacute porteacutee agrave la pratique de la

deacutelibeacuteration publique dans un reacutegime deacutemocratique Bien sucircr celle-ci nrsquoest pas un thegraveme

nouveau de la philosophie politique DrsquoAristote en passant par les Federalist Papers il a

toujours eacuteteacute un eacuteleacutement majeur de la theacuteorie politique (Thompson 2008) Dans une perspective

theacuteorique la philosophie contemporaine srsquoest pencheacutee sur la pratique de la deacutelibeacuteration

collective notamment afin de deacutepasser lrsquoalternative weacuteberienne entre une rationaliteacute qui eacutetudie

la pratique humaine de faccedilon deacutesengageacutee et drsquoautre part une rationaliteacute instrumentale qui

cherche les moyens drsquoatteindre une fin radicalement choisie crsquoest-agrave-dire qui ne peut faire lrsquoobjet

drsquoune justification rationnelle La question qui se pose est alors celle de savoir comment

produire une justification rationnelle des normes tout en assurant leur leacutegitimiteacute

Plusieurs reacuteponses ont eacuteteacute avanceacutees motiveacutees par le deacutefi que posait la theacuteorie de Weber

ainsi que par lrsquoimpression drsquoune emprise de plus en plus importante de pratiques et de

justifications simplement instrumentales comme la neacutegociation ou lrsquoagreacutegation de preacutefeacuterences

notamment baseacutees sur les theacuteories du laquo choix social raquo (Garsten 2011 163) Parmi ces reacuteponses

la theacuteorie de la deacutemocratie deacutelibeacuterative demeure une des plus influentes Elle se distingue

drsquoautres theacuteories de la deacutemocratie telles que la laquo deacutemocratie participative raquo qui insiste sur la

leacutegitimiteacute du reacutegime en promouvant une plus grande participation politique ou alors la

laquo deacutemocratie agonistique raquo qui insiste sur le caractegravere indeacutepassable du conflit politique et qui

8 Une expression introduite par John Dryzek (2000) dans Deliberative democracy and beyond Liberals Critics

Contestation Oxford Oxford University Press

10

conclut en faveur drsquoune forme de deacutecisionnisme (Mouffe 2013) La deacutemocratie deacutelibeacuterative

pour sa part promeut le consensus politique par lrsquointermeacutediaire de la discussion publique Pour

ce faire la plupart de ses theacuteoriciens deacuteveloppent des conditions formelles agrave la deacutelibeacuteration Agrave

la suite de Bubner (1993 360) nous pouvons de faccedilon geacuteneacuterale en relever trois drsquoabord un

postulat drsquoeacutegaliteacute formelle entre tous les participants de la discussion ensuite certaines

conditions drsquoauthenticiteacute du discours et de reacuteciprociteacute entre les participants finalement une

certaine obligation de renoncer aux laquo grands discours raquo et agrave lrsquoinfluence rheacutetorique

Sur ce dernier point les tenants de la deacutemocratie deacutelibeacuterative sont toutefois diviseacutes Drsquoune

faccedilon quelque peu simplifieacutee on retrouve drsquoun cocircteacute lrsquoapproche laquo eacutepisteacutemique raquo de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative qui insiste sur la neacutecessiteacute drsquoune proceacutedure normative afin drsquoassurer la validiteacute et

lrsquouniversaliteacute des jugements Nous pouvons ici mentionner des penseurs comme Habermas

(1999 1997) Rawls (1993) ou Benhabib (1996) De lrsquoautre cocircteacute certaines theacuteories de la

deacutemocratie deacutelibeacuterative rejettent le proceacuteduralisme du moins dans sa version normative pour

plutocirct promouvoir lrsquoaspect eacutethique de la deacutelibeacuteration en encadrant la discussion par des principes

fonctionnels Cette approche est alors geacuteneacuteralement plus favorable agrave la rheacutetorique car elle vise

agrave ouvrir la discussion publique agrave une plus grande diversiteacute de points de vue et ainsi agrave augmenter

la leacutegitimiteacute des normes Nous retrouvons dans cette cateacutegorie des theacuteoriciens comme Manin

(2011 1985) Gutmann et Thompson (1996) ou Dryzek (2000 2010)

Ces approches ont toutefois en commun drsquoinsister sur le processus de formation de la

volonteacute collective le processus deacutemocratique des normes porte laquo toute la charge de la

leacutegitimation raquo (Habermas 1997 480) Cette position srsquoest deacuteveloppeacutee notamment comme une

critique de Rousseau tout comme de Kant qui ont voulu justifier les normes morales et

11

politiques par un rapport de soi agrave soi qui srsquoincarne dans la Volonteacute geacuteneacuterale ou lrsquoimpeacuteratif

cateacutegorique bref dans un exercice monologique Or dans une deacutemocratie libeacuterale qui serait

marqueacutee par un plus grand laquo pluralisme raquo et un affaiblissement de la leacutegitimiteacute du gouvernement

repreacutesentatif il conviendrait de revoir cette meacutethode de justification agrave la lumiegravere des possibiliteacutes

du dialogue public

Tout en saluant lrsquoeffort et la contribution positive de lrsquoapproche de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative plusieurs auteurs notamment issus de la tradition aristoteacutelicienne ont toutefois eacuteteacute

grandement critiques agrave son eacutegard La premiegravere accusation a drsquoabord eacuteteacute celle drsquoideacutealisme La

deacutemocratie deacutelibeacuterative ne prendrait pas assez en compte les exigences et les deacuteterminants

concrets de la politique notamment le souci de saisir lrsquooccasion [opportunity] qui limite le temps

de la discussion (Bubner 1993) le rocircle essentiel et ineacutevitable qursquoy joue lrsquointeacuterecirct ou les passions

(Abizadeh 2002 Dryzek 2010 Garsten 2011 Nussbaum 1986) ainsi que les situations

drsquoineacutegaliteacutes reacuteelles par rapport auxquelles la deacutelibeacuteration doit se conformer (Blattberg 2003

Garsten 2011)

Certains penseurs de la deacutemocratie deacutelibeacuterative eacutechappent bien sucircr agrave quelques-unes de ces

critiques notamment ceux qui acceptent une forme de rheacutetorique au sein du discours public

Toutefois cette laquo concession raquo se fait trop souvent au nom drsquoun supposeacute manque de teneur

motivationnelle de la seule raison Ainsi la rheacutetorique qui fait utilisation des eacutemotions et du

caractegravere de lrsquoorateur et de lrsquoaudience ne serait qursquoun ajout un laquo apport motivationnel raquo mais

qui doit ecirctre limiteacute par lrsquoargumentation rationnelle (Abizadeh 2007 Garsten 2011) Or cette

approche mobiliserait une fausse seacuteparation entre motivation et persuasion ou alors dans les

termes drsquoHabermas (1997) entre la laquo facticiteacute raquo qui renvoie agrave lrsquoethos particulier drsquoune

12

communauteacute politique (ie eacutemotions identification) et la laquo validiteacute raquo qui est constitueacutee par des

composantes purement rationnelles de discours crsquoest-agrave-dire la veacuteriteacute des affirmations la

justesse des normes qui preacutesident agrave leur interaction et la sinceacuteriteacute de leurs propos (Langlois 2003

565) Comme lrsquoa montreacute de faccedilon convaincante Arash Abizadeh (2007) srsquoappuyant sur Aristote

ces deux eacuteleacutements bien que non assimilables sont toutefois reacuteconciliables en fait la facticiteacute

est en partie constitutive de la validiteacute puisque cette derniegravere suppose un vocabulaire commun

et une orientation commune (cf aussi Descombes 2007 346) La rheacutetorique en tant qursquoelle

identifie les moyens de persuader notamment en se rapportant agrave lrsquoethos du groupe peut servir

la validiteacute en produisant une discussion intelligible pour tous En ce sens le discours rheacutetorique

a avant tout lrsquoavantage de produire une motivation agrave entrer en discussion en-deccedila des reacutesultats

viseacutes En tant qursquoelle se soucie des fins du dialogue et non seulement de sa forme la rheacutetorique

permet lrsquoimpulsion neacutecessaire agrave la discussion collective puisqursquoon ne commence rien sans

objectif initial

Outre la forme du discours promue par la deacutemocratie deacutelibeacuterative la critique

aristoteacutelicienne a eacutegalement cibleacute ses postulats laquo meacutetaeacutethiques raquo qui seraient particuliegraverement

forts au sein du proceacuteduralisme de Juumlrgen Habermas et de John Rawls Ces postulats

contiendraient des preacutesupposeacutes substantiels non reconnus notamment quant agrave la nature de la

liberteacute humaine (Taylor 1994) ou de la rationaliteacute (Salkever 2002) qui peacutetitionnent en fait pour

les conceptions dominantes de la moderniteacute Or cela va agrave lrsquoencontre de lrsquoobjectif proceacuteduraliste

qui consiste agrave substituer agrave des theacuteories morales substantielles une proceacutedure impartiale baseacutee sur

lrsquouniversaliteacute et lrsquoabstraction de principes eacutethiques particuliers Bref on peut reprocher au

proceacuteduralisme de fonder leur theacuteorie formelle sur une situation politique historiquement situeacutee

13

soit lrsquoexpeacuterience de la deacutemocratie libeacuterale (Manent 2010b) ce qui ferme la porte agrave une

discussion qui porterait sur les principes propres de ce reacutegime (Gutmann et Thompson 2002

Weinstock 2001) Notons que cette critique pourrait aussi valoir pour certaines approches non

proceacutedurales de la deacutemocratie deacutelibeacuterative notamment agrave travers leur utilisation du concept de

laquo raisonnable raquo pour limiter la discussion (Weinstock 2001)

Cette probleacutematique provient drsquoune tension entre la leacutegitimiteacute des normes crsquoest-agrave-dire

lrsquoautoriteacute qui est apte agrave les promulguer et leur caractegravere formel crsquoest-agrave-dire la reacutepartition des

avantages que celles-ci promeuvent (eg lrsquoeacutegaliteacute) (Descombes 2007) Ainsi la deacutemocratie

deacutelibeacuterative tout comme le reacutegime de deacutemocratie libeacuterale en geacuteneacuteral aurait agrave faire face agrave ce que

Bonnie Honig (2007) par exemple a nommeacute le laquo paradoxe de la deacutemocratie constitutionnelle raquo

pour laquelle la souveraineteacute se situe agrave la fois dans les lois et dans le peuple Autrement dit alors

que la discussion des normes et la production drsquoun consentement seraient une condition de la

liberteacute politique la constitution qui encadre cette discussion est neacutecessairement non directement

choisie par les participants (sauf dans le cas drsquoune assembleacutee constituante) Or les regravegles

constitutionnelles sont elle-mecircmes une condition du bon deacuteroulement de la discussion et donc

de la liberteacute Bien sucircr ce paradoxe est en fait une deacuteclinaison du problegraveme par excellence de la

philosophie politique moderne agrave savoir la conciliation entre lrsquointeacutegration sociale et le pouvoir

politique drsquoune part et la liberteacute des citoyens drsquoautre part

Selon Habermas ces deux aspects du reacutegime deacutemocratique moderne ne sont pas

irreacuteconciliables Ils se reacuteunissent lorsque le fardeau de la leacutegitimiteacute est orienteacute vers lrsquoavenir ougrave

chaque geacuteneacuteration a la responsabiliteacute drsquoactualiser la laquo substance normative raquo de la constitution

en faveur drsquoun eacutelargissement des droits (Habermas 1997 Honig 2007 8-11) La question qui

14

se pose est alors celle de savoir si une certaine substance demeurera agrave la suite drsquoun processus de

reacutevision continuel une probleacutematique que nous devrons traiter Or la solution de la deacutemocratie

deacutelibeacuterative ougrave le processus deacutemocratique est garant de la leacutegitimiteacute des normes srsquoexpose agrave un

problegraveme plus profond bien mis en lumiegravere par Descombes (2007)

Dans sa critique de ce qursquoil appelle laquo le contrat social drsquoHabermas raquo Descombes deacutebute en

identifiant agrave la suite de la tradition scolastique trois aspects de la justice drsquoune norme ou drsquoune

loi sa leacutegitimiteacute (eg lrsquoautoriteacute qui la promulgue nrsquoest pas sortie de ses attributions) sa forme

(eg le respect de lrsquoeacutegaliteacute proportionnelle) et sa fin (ie le contenu de la loi en rapport agrave lrsquointeacuterecirct

geacuteneacuteral) (Descombes 2007 321) Selon Descombes le proceacuteduralisme consiste en une certaine

fusion de la leacutegitimiteacute et de la forme justifieacutee par le fait qursquoun processus formel (ici

deacutemocratique) rendrait plus leacutegitimes les normes dont la promulgation obeacuteit au positivisme

juridique La loi est conseacutequemment assimileacutee au droit aux rapports de justice entre individus

Cela permettrait notamment drsquoeacuteviter les deacutebats de fond sur le contenu et la fin des normes un

deacutebat qui poserait problegraveme dans une socieacuteteacute dite laquo pluraliste raquo

Il y a toutefois deux lacunes dans cette theacuteorie selon Descombes Drsquoabord dans les socieacuteteacutes

modernes le droit est deacutejagrave fondeacute positivement Sa leacutegitimiteacute nrsquoappartient plus agrave une sphegravere

transcendante ou agrave un ordre cosmique mais agrave lrsquoautoriteacute politique accepteacutee par les citoyens Sur

ce point les socieacuteteacutes contemporaines ne sont donc pas laquo pluralistes raquo puisque cette justification

est la mecircme pour tous (il nrsquoy pas de droit divin pour un roi ou de privilegraveges pour des notables)

Ensuite le reacutegime deacutemocratique reacuteclame en soi ce qursquoil appelle une laquo philosophie reacutealiste du

droit raquo (2007 324-325) Autrement dit des citoyens libres doivent pouvoir se prononcer sur les

finaliteacutes de la loi sur leur contenu eacutethique

15

La leacutegitimation nrsquoest pas donc suffisante car elle revient agrave placer la souveraineteacute dans la

proceacutedure comme le veut drsquoailleurs Habermas Bien sucircr ce dernier ne conteste pas que les

citoyens puissent discuter du contenu des lois mais la teneur normative de leurs points de vue

devra ecirctre laquo filtreacutee raquo par la proceacutedure ceux-ci seront transformeacutes en laquo preacutefeacuterences subjectives raquo

qui devront trouver place au sein drsquoun ensemble de rapports (le droit) et non au sein du bien

commun (la loi) (Descombes 2007 325-326) Nous pouvons remarquer ici une influence

reacuteciproque entre la leacutegitimation par lrsquouniversalisation et la subjectivation (ou particularisation)

des discours moraux sur lequel il sera important de revenir Ainsi le problegraveme demeure

comment une telle proceacutedure motiverait-elle les citoyens agrave entrer dans une discussion si le

reacutesultat est connu drsquoavance soit la proceacutedure elle-mecircme qui srsquoincarne dans une deacutemocratisation

par lrsquoeacutelargissement du consentement Encore une fois pas de principe sans fin ou dans les

mots drsquoAristote pas drsquoarkhē sans telos

Il faut alors pouvoir deacuteterminer comment au sein de la vie politique un principe peut ecirctre

vraiment principe crsquoest-agrave-dire causer directement un commencement (principio) un

mouvement une action9 Selon les consideacuterations preacuteceacutedentes il faudrait pour cela se deacutefaire

de lrsquoexigence de leacutegitimation comprise comme une assimilation de la leacutegitimiteacute (lrsquoautoriteacute de

la loi) et de la forme (la reacutepartition induite par la loi) et plus positivement eacutelaborer une theacuteorie

9 Cette probleacutematique dans sa dimension meacutetaphysique a eacuteteacute traiteacutee par Aristote qui au livre A de sa Meacutetaphysique

reproche agrave Platon de nrsquoavoir identifieacute que deux types de cause soit la cause mateacuterielle et la cause formelle Or

Aristote se demande comment les Formes de Platon peuvent ecirctre justement causes ou principes puisqursquoelles sont

seacutepareacutees du sensible Platon ferait deacutependre la reacutealiteacute sensible de principes formels mais sans expliquer comment

ceux-ci deacuteterminent cette reacutealiteacute Crsquoest ainsi qursquoAristote (Met Λ 10) pour pallier agrave cette lacune introduit les

notions de cause finale et de cause efficiente au sein drsquoune theacuteorie des essences agrave la fois seacutepareacutees (comme principe

commun drsquouniteacute et drsquoecirctre) et immanentes aux choses (comme manifestation ordonneacutee de lrsquoeacutetant) Cf Roux Sylvain

2006 laquo Le bien comme principe Aristote contre les platoniciens raquo Dans B Mabille dir Le principe Paris Vrin

43-69

16

de la deacutelibeacuteration politique qui prenne en compte la question de la finaliteacute des institutions

politiques et sociales Crsquoest ce que nous tenterons tout au long des chapitres suivants

Malgreacute ces critiques la theacuteorie de la deacutemocratie deacutelibeacuterative preacutesente selon nous trois forces

qursquoil convient de garder agrave lrsquoesprit diagnostic que nous partageons notamment avec Salkever

(2002) la prise en compte de la complexiteacute sociale moderne le souci de questionner certains

concepts englobants comme le Peuple ou la Volonteacute geacuteneacuterale et finalement la promotion drsquoune

discussion publique rationnelle (comprise ici simplement comme une discussion qui donne des

raisons) Alors que devant certaines difficulteacutes de penser et drsquointroduire la deacutelibeacuteration au sein

de la sphegravere publique drsquoun Eacutetat moderne une partie de la litteacuterature concerneacutee par la discussion

civique est plutocirct passeacutee de la laquo deacutemocratie deacutelibeacuterative raquo agrave la laquo deacutelibeacuteration deacutemocratique raquo en

se concentrant sur les laquo mini-publics raquo ou les assembleacutees locales (Chambers 2009) il est de

notre avis que le projet initial de cette theacuteorie doit ecirctre poursuivi crsquoest-agrave-dire celui de consideacuterer

la possibiliteacute de rendre un reacutegime globalement plus deacutelibeacuteratif

Comme lrsquoa bien formuleacute Wilson (2011 259) il nous faut alors laquo ecirctre capable de

comprendre et drsquoeacutevaluer des proceacutedures drsquointeacutegration par la deacutelibeacuteration agrave un niveau de degreacute

et complexiteacute adeacutequat raquo autrement dit de laquo lier des eacutevaluations holistes et agrave lrsquoeacutechelle du reacutegime

aux actions et dispositions des individus qui constituent ce reacutegime raquo Agrave cet eacutegard lrsquoapproche

aristoteacutelicienne peut nous ecirctre utile en ce qursquoelle ne seacutepare pas les dispositions des individus et

du reacutegime tout en insistant sur la rationaliteacute des institutions politiques De plus comme

lrsquoaffirme Monique Canto-Sperber (2001 26) cette approche agrave lrsquoinstar des philosophies

Notre traduction laquo Thus we need to be able to conceive and evaluate processes of deliberative integration at a

suitable level of scale and complexity raquo [hellip] laquo connecting holistic regime-level assessments to the actions and

qualities of the individuals who constitutes the regime raquo

17

antiques en geacuteneacuteral a des laquo ambitions eacutepisteacutemologiques raquo plus modestes En effet plutocirct que

des proceacutedures universelles laquo on y trouve [hellip] un modegravele qui procegravede par inteacuteriorisation et

explicitation du consensus moral et contribue ainsi agrave lrsquoameacutelioration de la capaciteacute de la personne

agrave deacutelibeacuterer et agrave deacutecider raquo (Canto-Sperber 2001 26)

Au sein de la litteacuterature on peut retrouver cette meacutethode et cette ambition appliqueacutees aux

problegravemes preacutesenteacutees dans un eacutechange indirect entre le philosophe eacutecossais Alasdair MacIntyre

et le philosophe franccedilais Pierre Manent dont les œuvres respectives consideacuterables et respecteacutees

srsquoinspirent de la philosophie drsquoAristote Leurs travaux peuvent nous aider agrave introduire la

question de la finaliteacute au sein drsquoune theacuteorie de la deacutelibeacuteration politique qui implique une

reacuteflexion sur la nature de la raison pratique individuelle et collective ainsi que sur la forme de

vie permettant son eacutepanouissement

Cet eacutechange a deacutebuteacute en 2005 avec la publication drsquoune biographie intellectuelle drsquoAlasdair

MacIntyre en langue franccedilaise reacutedigeacutee par Eacutemile Perreau-Saussine dans laquelle Pierre Manent

signe la preacuteface Ce dernier souligne drsquoabord le meacuterite de MacIntyre laquo drsquoavoir identifieacute la lacune

centrale dans notre approche du monde humain raquo crsquoest-agrave-dire laquo le deacutefaut drsquoune compreacutehension

adeacutequate de lrsquoagir humain et lrsquoabandon de son registre lsquopratiquersquo raquo (Manent 2005 2) ndash une tacircche

agrave laquelle srsquoattardera speacutecifiquement Manent quelques anneacutees plus tard (2015a 2015b 2014b)

Pour ce dernier lrsquoaction politique des deacutemocraties contemporaines laquo consiste dans cette eacutetrange

suspension de lrsquoaction raquo qui rend impeacuterieux laquo la deacutefinition du cadre de la deacutelibeacuteration et de

lrsquoaction raquo (Manent 2014 12) Cette redeacutecouverte de la pratique dans toute son ampleur si nous

osons dire est donc un thegraveme commun aux deux auteurs et constitue lrsquoarriegravere-fond de ce

meacutemoire Ainsi avant une science politique proprement dite il faudrait aujourdrsquohui une science

18

de lrsquoaction politique laquo une science franchement approximative raquo (Manent 2015b 86-7)

puisque plus pratique que la science politique des reacutegimes et que lrsquoon peut aussi retrouver chez

Aristote

Or srsquoils acceptent tous les deux les eacuteleacutements principaux de la conception aristoteacutelicienne de

la raison pratique certaines divergences sont inteacuteressantes agrave consideacuterer Drsquoabord selon Manent

MacIntyre nrsquoaurait pas su voir dans toute son ampleur laquo la marque ou [le] coefficient politique raquo

(2005 5) que porte lrsquoaction rationnelle Il aurait fait de lrsquohomme un laquo animal social raquo plutocirct

qursquoun laquo animal politique raquo confineacute agrave la communauteacute laquo subpolitique raquo Or puisque cette analyse

tend agrave ignorer la politique comme horizon de la pratique elle se deacutetourne eacutegalement de ce qui

la fonde Ainsi insister sur la transmission naturelle des pratiques et la validiteacute des traditions

occulterait les possibiliteacutes et lrsquointeacutegriteacute de la raison et ce surtout par rapport agrave la possibiliteacute de

propositions universelles sur la pratique humaine et la politique Cela eacutetait lrsquoagenda drsquoAristote

qursquoon ne doit donc pas laquo loger dans le quartier des artisans avec interdiction drsquoen sortir raquo (2005

6)

Cette discussion des thegraveses de MacIntyre a pu reacutecemment prendre la forme drsquoun deacutebat

gracircce agrave un dossier dirigeacute par le philosophe Vincent Descombes (2013a) sur la reacuteception de

MacIntyre en France Ce dernier revient alors sur les critiques de Manent Il affirme que la

conception aristoteacutelicienne de la fonction (ergon) de lrsquohomme comme animal politique ne peut

ecirctre effectivement actualiseacutee qursquoau sein de communauteacutes restreintes dont les membres partagent

un mecircme telos (MacIntyre 2013b 204) Et MacIntyre laquo sauve raquo Aristote laquo de sa propre

incoheacuterence raquo en affirmant la neacutecessiteacute pour tous de se deacutevelopper selon cette nature Une

veacuteritable deacutemocratie permettra donc agrave tous de deacutevelopper les vertus eacutethiques et intellectuelles

19

ce qui nrsquoest faisable qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune forme de vie locale ougrave tous peuvent prendre part agrave la

deacutelibeacuteration Selon le philosophe eacutecossais une extension systeacutematique de lrsquoexcellence agrave travers

une praxis partageacutee est impossible dans les socieacuteteacutes libeacuterales modernes qui ne partagent pas de

fins substantielles et mecircme qui laquo srsquointerdisent de se repreacutesenter comme des communauteacutes

drsquoidentification raquo au nom drsquoune laquo exigence de pluralisme raquo (Descombes 2013a 151) Alors que

pour MacIntyre lrsquoEacutetat-nation est en soi impropre agrave lrsquoexercice de la rationaliteacute pratique Manent

considegravere que crsquoest toujours dans le cadre national du moins en Occident que laquo la vie humaine

trouve sa tension propre et reacutevegravele ses enjeux raquo (Manent 2010a 54) puisqursquoeacutetant toujours le

cadre du gouvernement effectif

Nous croyons donc que le deacutebat entre Pierre Manent et MacIntyre est particuliegraverement

pertinent pour une eacutetude de la deacutelibeacuteration politique dans une perspective aristoteacutelicienne en

plus des contributions reacutecentes sur la pertinence de la rheacutetorique dans lrsquoeacutetude des deacutemocraties

libeacuterales modernes Cette rencontre permettra eacutegalement un dialogue entre deux traditions

philosophiques parfois isoleacutees la tradition de philosophie morale anglo-saxonne et la tradition

franccedilaise de philosophie politique ou ici plus preacuteciseacutement ce qursquoon a nommeacute le laquo renouveau

franccedilais de la philosophie politique 10 raquo Outre lrsquoarticle de Vincent Descombes (2013a)

seulement deux recherches qui sont des thegraveses de doctorat ont agrave notre connaissance rassembleacute

ces auteurs soit Brown (2016) et Cordell Paris (2009) Ainsi nous espeacuterons eacutegalement

contribuer agrave la diffusion de leurs travaux au Queacutebec qui sans ecirctre ignoreacutes demeurent somme

toute peu eacutetudieacutes et mobiliseacutes Finalement afin drsquoenrichir la perspective aristoteacutelicienne que

nous adoptons et de mieux saisir ses probleacutematiques et sa pertinence actuelle nous nous

10 Cf Couture Yves 2007 laquo Le renouveau franccedilais de la philosophie politique raquo Monde commun 1(1) 3-28

20

appuierons aussi sur des travaux contemporains concernant le rapport entre la philosophie

pratique drsquoAristote et la reacuteflexion politique contemporaine notamment ceux de Stephen

Salkever (1990 2000 2002) Monique Canto-Sperber (2001) Aristide Tessitore et al (2002) et

Terence Marshall (2009)

Il nous faut encore justifier le choix meacutethodologique de consacrer un chapitre entier aux

textes drsquoAristote Deux raisons peuvent ecirctre mises de lrsquoavant en plus de celle qui a eacuteteacute eacutevoqueacutee

concernant le thegraveme de la formation de la volonteacute politique dans la litteacuterature aristoteacutelicienne

Drsquoabord lrsquointerpreacutetation drsquoAristote et de sa science pratique est un eacuteleacutement constitutif du deacutebat

entre MacIntyre et Manent Ensuite la theacuteorie aristoteacutelicienne de la deacutelibeacuteration a eacuteteacute

deacuteveloppeacutee dans un cadre bien preacutecis soit la citeacute grecque Nous voulons alors renverser

lrsquoobjection qui affirme pour cette raison les limites des analyses drsquoAristote Le fait qursquoAristote

ait penseacute certaines manifestations de la raison pratique agrave lrsquointeacuterieur drsquoune forme politique

speacutecifique nous permettra de montrer plus clairement le lien theacuteorique qui unit les deux Et si

lrsquoexpeacuterience politique grecque et lrsquoexpeacuterience politique moderne restent diffeacuterentes il nrsquoen

demeure pas moins qursquoelles sont des expeacuteriences politiques et donc que nous pouvons en

abstraire des fondements similaires

CHAPITRE 1 - LA DEacuteLIBEacuteRATION DANS LA PHILOSOPHIE PRATIQUE DrsquoARISTOTE

Nous devons drsquoabord examiner les fondements drsquoune theacuteorie de la deacutelibeacuteration dans lrsquoœuvre

drsquoAristote11 Nous pouvons en trouver les eacuteleacutements principaux au sein de trois ouvrages majeurs

de sa philosophie pratique soit lrsquoEacutethique agrave Nicomaque la Politique et la Rheacutetorique Ce premier

chapitre sera eacutegalement lrsquooccasion de preacutecisions meacutethodologiques puisque nos hypothegraveses

impliquent directement une certaine question de meacutethode en ce qui concerne la reacuteflexion sur le

domaine pratique Nous fournirons ici des deacutetails sur la philosophie aristoteacutelicienne qui ne

seront pas neacutecessairement reprises dans les chapitres suivants notamment parce qursquoils auront

servi agrave poser certaines bases de compreacutehension et eacutegalement parce que certaines deacutemonstrations

sont tenues pour acquises dans les philosophies drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent

11 La deacutelibeacuteration comme recherche pratique

111 La connaissance et les diffeacuterentes manifestations de la raison

La deacutelibeacuteration est une activiteacute de recherche intellectuelle En ce sens elle possegravede sa

laquo meacutethode raquo propre qui est deacutetermineacutee par lrsquoobjet qursquoelle recherche (EN I 1) En effet pour

Aristote diffeacuterents modes de connaissance adviennent selon lrsquoecirctre qui est agrave connaicirctre Et comme

lrsquoecirctre se prend en plusieurs acceptations (Met Γ 2 1003a33) lrsquointellect connaicirctra de diffeacuterentes

faccedilons Aristote distingue alors quatre excellences de lrsquointellect et de la raison la sagesse

(sophia) qui connaicirct les premiers principes des choses la science (episteme) qui deacutemontre les

11 Toutes les reacutefeacuterences agrave Aristote placeacutees entre parenthegraveses utilisent les chiffres de Bekker et renvoient au titre

latin Sauf avis contraire elles correspondent aux eacuteditions suivantes Eacutethique agrave Nicomaque (EN) trad Tricot Vrin

(2012) Eacutethique agrave Eudegraveme (EE) trad Dalimier GF (2013) Politique (Pol) trad Tricot Vrin (2005) Rheacutetorique

(Rhet) trad Lauxerois Pocket (2007) Topiques (Top) trad Tricot Vrin (2012) De lrsquoacircme (DA) trad Tricot

Vrin (2010) Meacutetaphysique (Met) trad Tricot Vrin tome 1 (2000) et tome 2 (2004) Constitution drsquoAthegravenes (CA)

trad Mathieu et Haussoulier Belles Lettres (2016)

22

causes des pheacutenomegravenes la raison pratique (praxis) qui vise lrsquoaction bonne et lrsquoart (poeisis) ou

technique (tekhnē) qui concerne la production (EN VI 3-8) Chaque forme de la raison possegravede

une logique qui lui est propre la dialectique pour la sagesse lrsquoanalytique et la syntheacutetique pour

la science la deacutelibeacuteration pour la raison pratique et les regravegles techniques pour lrsquoart (EN VI

Marshall 2009 16) Pour choisir la meacutethode qui convient au pheacutenomegravene que lrsquoon veut eacutetudier

il faut alors logiquement avoir une certaine compreacutehension preacutealable de celui-ci (EN I 1

1094b29 sq Marshall 200914-15)

Crsquoest la raison pour laquelle Aristote deacutegage un des postulats fondamentaux de son

eacutepisteacutemologie laquo Il faut en effet partir des choses connues et une chose est dite connue en

deux sens soit pour nous soit drsquoune maniegravere absolue Sans doute devons-nous partir des choses

qui sont connues pour nous raquo (EN I 2 1095b sq) Ce sont alors les pheacutenomegravenes tels que perccedilu

par lrsquoagent connaissant qui constituent des principes pour le deacuteveloppement de la connaissance

principes qui pourront ecirctre mieux compris agrave la suite drsquoune meilleure compreacutehension des

pheacutenomegravenes en question Autrement dit crsquoest par un va-et-vient entre lrsquoobjet de la recherche et

la recherche elle-mecircme guideacutee par des hypothegraveses approximatives que la connaissance est

possible Dans ce processus toutes les formes de la raison peuvent avoir une part bien qursquoune

seule permette lrsquoaccegraves direct agrave lrsquoessence de lrsquoobjet eacutetudieacute 12 Cette faccedilon drsquoentrevoir la

connaissance diffegravere bien sucircr consideacuterablement de lrsquoeacutepisteacutemologie moderne non seulement

parce qursquoelle postule une diversiteacute des formes de la raison mais eacutegalement car elle reacutecuse toute

12 laquo Rather what is most valuable about the Aristotelian approach is that it can give us a new way of thinking about

human affairs a way that permits a conversation among various forms of inquiry by freeing social science from its

present pervasive concern with the supposed dichotomy between nature and uniqueness and between science and

practical discourse raquo (Salkever 1990 103 nous soulignons)

23

distinction cateacutegorique entre lrsquoecirctre et le devoir-ecirctre (Marshall 2009 17 MacIntyre 2013a 58)

Pour Aristote on ne peut comprendre complegravetement une chose que dans sa manifestation la

meilleure ce qui se deacutevoile agrave travers lrsquoexpeacuterience et lrsquoinduction (Salkever 1990 97)

112 Lrsquoobjet de la raison pratique et la deacutelibeacuteration comme meacutethode

Qursquoest-ce qui distingue lrsquoexercice speacutecifiquement pratique de la raison Comme lrsquoeacutecrit

Marshall (2009 70) laquo tout autant qursquoen philosophie premiegravere les questions que lrsquoon pose quant

agrave lrsquoobjet de la praxis seraient aussi orienteacutees lsquoagrave jamaisrsquo par lrsquoecirctre que lrsquoon cherche agrave comprendre

[hellip] raquo Au niveau pratique cet ecirctre est le bien humain sous diverses formes puisque toutes

choses tendent vers quelque bien (EN I 1 1094a) Or le bien humain est soumis agrave des

circonstances changeantes et nrsquoa pas lrsquoimmuabiliteacute des lois de la nature bien qursquoil puisse

preacutesenter une certaine reacutegulariteacute Ainsi pour Aristote laquo la deacutelibeacuteration a lieu dans les choses

qui tout en se produisant avec freacutequence demeurent incertaines dans leur aboutissement ainsi

que lagrave ougrave lrsquoissue est indeacutetermineacutee raquo (EN III 5 1112b8-9) Autrement dit nous deacutelibeacuterons sur

les choses laquo qui deacutependent de nous raquo (EN III 5 1112a31)

Comme le souligne Pierre Manent (2014b 552) le laquo nous raquo dans cette phrase drsquoAristote

peut signifier deux choses Drsquoune part une communauteacute deacutetermineacutee et particuliegravere et drsquoautre

part lrsquoensemble des ecirctres humains lrsquoespegravece humaine La deacutelibeacuteration se conduit donc par rapport

aux choses humaines en geacuteneacuteral ce qui est agrave la porteacutee drsquoun ecirctre humain et par rapport agrave ce qui

concerne un agent particulier individuel ou collectif Il faut comprendre cette distinction non

pas comme une alternative mais comme un rapport compleacutementaire entre lrsquouniversel et le

particulier Ainsi lorsqursquoun agent deacutelibegravere sur ce qursquoil doit faire ici et maintenant il deacutelibegravere

par le fait mecircme sur quelque chose qui est accessible au champ de lrsquoaction humaine en geacuteneacuteral

24

Cela implique alors qursquoil y ait possibiliteacute drsquoune science du genre drsquoaction qursquoest lrsquoaction

humaine sui generis

Nous devons ainsi distinguer deux types de discours pratique Drsquoabord il y a pour Aristote

la possibiliteacute drsquoun discours theacuteorique mettant en lumiegravere lrsquouniversaliteacute et la reacutegulariteacute dans le

domaine contingent des choses humaines Bien que laquo les choses belles et les choses justes qui

sont lrsquoobjet de la Politique donnent lieu agrave de telles divergences et de telles incertitudes qursquoon a

pu croire qursquoelles existaient seulement par convention et non par nature raquo (EN I 1 1094b14-

16) ce que nous pouvons appeler la laquo raison pratique universelle raquo peut connaicirctre certains

principes de lrsquoaction humaine et de la politique Cette connaissance nrsquoa ni la rigueur

deacutemonstrative de la science ni la rigueur technique de lrsquoart tout en srsquoapparentant au deux (cf

EN I 1094b12 sq EN VI) Elle peut ecirctre dite science lorsqursquoelle traite des choses humaines

les plus universelles comme les reacutegimes politiques bien que cette qualification implique plutocirct

une similitude (EN VI 3 1139b18) elle srsquoapparente agrave un art puisqursquoelle vise agrave produire un

eacutetat des choses conformeacutement agrave certaines regravegles celles de la nature ou celles drsquoune socieacuteteacute

particuliegravere En effet le but drsquoune laquo enquecircte sur le bien des individus et des citeacutes raquo est une

laquo forme de politique raquo et a pour fin laquo non pas la connaissance mais lrsquoaction raquo (EN I 1 1094b7-

11 1095a6) En somme la raison pratique dans sa manifestation theacuteorique est une laquo science

pratique [qui] deacutelibegravere lagrave mecircme ougrave elle nrsquoagit pas raquo (Manent 2014b 552) Elle permet plutocirct de

guider la deacutelibeacuteration de ceux qui agissent au-delagrave du particularisme de leur situation

Dans tous les cas la raison pratique doit partir des faits et non des principes (EN I 2 1095b

sq) Aristote ajoute que laquo si le fait eacutetait suffisamment clair nous serions dispenseacutes de connaicirctre

en sus le pourquoi raquo Selon lui lrsquoeacutethique et la politique en tant qursquoobjet de connaissance visent

25

en effet moins le pourquoi que lrsquoaction (Tricot 2007 45) Crsquoest alors la laquo raison pratique

particuliegravere raquo qui servira agrave deacuteterminer la bonne action agrave faire ici et maintenant Ce mouvement

de penseacutee constitue ce qursquoAristote nomme la deacutelibeacuteration qui porte sur les moyens drsquoatteindre

une fin (EN III 5) Elle srsquoapparente ainsi davantage agrave un calcul qursquoune opinion (EN VI 10)

Or il ne faut pas assimiler cette notion de calcul agrave la signification ordinaire du mot La

deacutelibeacuteration est en fait une dianoia terme quelque peu eacutetranger agrave la conception moderne de la

rationaliteacute crsquoest-agrave-dire un eacutetat cognitif de recherche (zetesis) qui est preacutealable agrave lrsquoassertion Cette

recherche nrsquoest ni inductive ni deacuteductive mais met plutocirct en œuvre laquo un travail de comparaisons

de geacuteneacuteralisations de classements agrave partir drsquoun mateacuteriau psychologique tregraves diversifieacute

(croyances images souvenirs infeacuterences etc) raquo (Canto-Sperber 2001 521)

Crsquoest ainsi qursquoAristote souligne que lrsquoerreur dans la deacutelibeacuteration peut porter sur lrsquouniversel

comme sur le particulier (EN VI 9 1142a20) Par exemple un agent peut penser faussement

que lrsquoamitieacute est une mauvaise chose et eacuteviter ce type de relation ou alors identifier de faccedilon

erroneacutee telle personne comme une amie De ce fait la deacutelibeacuteration pour ecirctre bonne a besoin de

lrsquoaide drsquoune raison plus theacuteorique plus universelle qui informerait ici par exemple une opinion

sur la nature de lrsquoamitieacute Toutefois lrsquoobjet propre de la deacutelibeacuteration demeure le particulier

puisque lrsquoaction se manifeste dans les faits particuliers Degraves lors selon Aristote plus la

connaissance des circonstances particuliegraveres sera grande plus un agent sera le principe de sa

propre action13 crsquoest-agrave-dire qursquoil agira davantage en connaissance de cause laquo Si toute action

volontaire nest pas toujours deacutelibeacutereacutement choisie toute action deacutelibeacutereacutement choisie relegraveve

13 Selon une distinction classique il produira alors un actus humanus un acte humain plutocirct qursquoun simple actus

hominis un acte de lrsquohomme Cf Somme theacuteologique Ia IIae 1 1

26

drsquoune connaissance de cause car personne nrsquoignore ce qursquoest son choix deacutelibeacutereacute raquo (Rhet I 10

1368b)

Cet aspect volontaire (ou a contrario non volontaire) de lrsquoaction a drsquoimportantes

implications morales En effet une action pleinement volontaire engage davantage lrsquoagent qui

en porte la responsabiliteacute plus complegravetement envers lui-mecircme et ceux qui sont concerneacutes Cela

implique que lrsquoacte de lrsquoagent ndash et lrsquoagent lui-mecircme ndash est alors plus exposeacute au blacircme ou agrave la

louange En fait ce qui sera objet drsquoun tel jugement est moins lrsquoaction en tant que telle que le

choix deacutelibeacutereacute (prohairesis) qui est derriegravere Crsquoest le choix qui contient la teneur morale de

lrsquoacte car il fait voir le caractegravere de lrsquoagent et donc la nature veacuteritable de ses intentions (EN III

4 1111b5-1112a3 EE II 11 1228a sq Rhet I 9 1367b) Degraves lors lrsquoobjectif veacuteritable de la

deacutelibeacuteration en tant qursquoexercice de penseacutee dianoeacutetique est davantage le choix pratique que

lrsquoaction laquo Lrsquoobjet de la deacutelibeacuteration et lrsquoobjet du choix sont identiques [hellip] puisque crsquoest la

chose jugeacutee preacutefeacuterable agrave la suite de la deacutelibeacuteration qui est choisie raquo (EN III 5 1113a3-5) Ainsi

le dernier terme de la deacutelibeacuteration le choix sera le premier dans lrsquoordre de la geacuteneacuteration de

lrsquoaction crsquoest-agrave-dire en sera la cause immeacutediate (EN III 5 1112b15-24) Cette distinction en

implique une autre lrsquoaction eacutethique est pour Aristote agrave la fois un acte interne (energeia) qui

trouve sa fin en lui-mecircme nrsquoeacutetant donc jamais acheveacute (Fiasse 2001 324) et un mouvement

externe (kinesis) (EN I 1 1094a15-20 Met Θ) Le premier renvoie agrave la laquo bonteacute raquo intrinsegraveque

de lrsquoacte et lrsquoautre agrave ce qursquoil produit agrave sa fin exteacuterieure Nous retrouverons cette distinction

plus loin

Il faut examiner avec plus de deacutetails le mouvement de penseacutee de la deacutelibeacuteration et les

eacuteleacutements qui le constituent selon les analyses drsquoAristote Encore une fois celles-ci obeacuteissent agrave

27

son approche eacutepisteacutemologie geacuteneacuterale La connaissance qursquoAristote veut transmettre ici dans le

domaine pratique et ce tout autant drsquoun point de vue theacuteorique que du point de vue de lrsquoagent

est tributaire de trois eacuteleacutements inseacuteparables un jugement sur ce qui est une ideacutee de ce qui

devrait ecirctre et finalement un ensemble de principes qui permettent de passer de lrsquoun agrave lrsquoautre

(Canto-Sperber 2001 28 MacIntyre 2013a 54) Son analyse de la raison pratique voudra donc

mettre en lumiegravere les potentialiteacutes de la deacutelibeacuteration agrave partir de ce qui semble ecirctre la meilleure

faccedilon de deacutelibeacuterer ainsi qursquoen fonction du bien que peut amener une telle excellence

Aristote vise par lagrave non seulement agrave offrir une laquo cible raquo geacuteneacuterale capable de guider lrsquoaction

mais plus encore agrave expliciter la bonne deacutelibeacuteration qui conduit agrave la compreacutehension de cette cible

afin de donner les moyens agrave ses lecteurs de la construire agrave leur tour et selon la situation pratique

qui est la leur En ce sens Aristote respecte le champ propre de la raison pratique et ne vise pas

agrave remplacer la deacutelibeacuteration par la simple application de regravegles Sa science de lrsquoaction nrsquoest pas

elle-mecircme une fin en soi (EN II 1103b26-29 VI 13) elle vise agrave former des agents vertueux

plus que seulement laquo habiles raquo (cf EN VI 13) Finalement comme le souligne Manent (2014b

553) si nous consideacuterons qursquoune telle science est impossible nous retrouverons lrsquoalternative

weacutebeacuterienne et laquo la connaissance des choses humaines se trouvera distribueacutee ou deacutemembreacutee entre

le point de vue de celui qui agit effectivement et le point de vue de celui qui regarde les choses

humaines comme il regarde les choses qui ne changent pas et ne sont pas objet de deacutelibeacuteration raquo

113 Le mouvement de la deacutelibeacuteration du deacutesir au choix

Un raisonnement speacutecifiquement pratique doit reacutepondre concregravetement agrave la question laquo Que

faire raquo Mais cette question si elle se veut pratique nrsquoest bien sucircr pas poseacutee laquo dans lrsquoabsolu raquo

Selon Aristote lrsquoorientation premiegravere de la raison pratique deacutepend de deux faculteacutes le deacutesir

28

(orexis) et la raison discursive (logistikon) La raison considegravere le bien drsquoun objet ou drsquoun eacutetat

des choses pour lrsquoagent Or comme lrsquoaffirme Aristote elle ne meut pas sans le deacutesir (DA III

10 433a23-24) La raison permettra toutefois de donner un poids suffisant agrave la laquo bonteacute raquo drsquoune

chose ou drsquoune action et non seulement agrave sa deacutesirabiliteacute appeacutetitive (epithumia) afin qursquoelle

fasse lrsquoobjet drsquoun souhait raisonneacute (boulegravesis) On peut alors dire qursquoAristote pose ainsi laquo une

meacutediation entre ce qui deacutesire sans penser et ce qui calcule sans mouvoir raquo (Monteils-Laeng 2013

443) Bref le souhait est un deacutesir du bien il srsquoinscrit dans un laquo horizon intentionnel geacuteneacuteral raquo

dans une laquo aspiration solidaire drsquoune certaine conception de la vie que lrsquoon voudrait mener parce

qursquoon la croit bonne raquo (Monteils-Laeng 2013 444) Cette conception construit en quelque sorte

la laquo preacutemisse majeure raquo du raisonnement pratique qursquoAristote reacutesume de la faccedilon suivante

laquo Puisque la fin crsquoest-agrave-dire le souverain Bien est de telle nature raquo (EN VI 13 1144a31) Mais

en geacuteneacuteral la conception ultime du bien pour un agent particulier se preacutesente sous une forme

speacutecifique dans le cadre drsquoune situation particuliegravere puisqursquoil nrsquoy a pas de deacutesir sans objet

concret du deacutesir Cette laquo preacutemisse majeure raquo du raisonnement pratique nrsquoest donc pas prise

absolument dans une laquo acceptabiliteacute inconditionnelle raquo mais pour son laquo adeacutequation agrave la

situation raquo (Wiggins 1980 234)

Le souhait donne tout de mecircme un but (telos) agrave lrsquoagent qui sera le principe (arkhē) eacuteloigneacute

de son raisonnement En effet le souhait nrsquoest pas encore un principe effectif de lrsquoaction ou une

cause immeacutediate puisqursquoon peut souhaiter certaines choses qui ne deacutependent pas de nous ou

alors qui ne sont pas directement agrave notre porteacutee (EN III 4 1111b19 sq) Lrsquoaction neacutecessitera

alors une speacutecification de ce but conforme agrave la situation preacutesente qui consiste drsquoabord agrave

deacuteterminer la possibiliteacute de reacutealiser ce qui est envisageacute ici et maintenant puis de quelles faccedilons

29

Cette recherche sera le propre de la deacutelibeacuteration qui deacutesignera les meilleurs moyens de reacutealiser

le but fixeacute La deacutelibeacuteration forme la volonteacute et lui permet de se fixer pleinement (ou de srsquoen

eacutecarter) sur le deacutesir initial qui deviendra selon les mots drsquoAristote un laquo deacutesir deacutelibeacutereacute raquo ou

laquo deacutesir intellectuel raquo (orexis dianoegravetike) crsquoest-agrave-dire une preacutefeacuterence qui conduit agrave un choix

deacutelibeacutereacute (prohairesis) comme nous lrsquoavons vu14 Plus lrsquoobjet du deacutesir est envisageacute comme bon

et vraisemblable dans une situation concregravete plus le deacutesir srsquoancre dans la volonteacute et motive agrave

lrsquoaction15 Mais cette motivation serait insuffisante srsquoil nrsquoy avait pas un commandement de la

raison En effet laquo chacun cesse de rechercher comment il agira quand il a rameneacute agrave lui-mecircme

le principe de son acte et agrave la partie directrice de lui-mecircme car cest cette partie qui choisit raquo

(EN III 1113a5 sq) crsquoest-agrave-dire la raison puisque crsquoest la raison qui dit le logos de lrsquoaction sa

laquo justification raquo Autrement dit lrsquoagent ne se deacutecide pas tant selon un acte de volonteacute que selon

lrsquoappropriation drsquoune bonne raison drsquoagir qui fait de lrsquoagent le principe de son action

Le choix deacutelibeacutereacute est une certaine preacutefeacuterence laquo ce qui a eacuteteacute choisi avant drsquoautres choses raquo

nous dit Aristote (EN III 4 11112a16) Crsquoest que tout agent est confronteacute dans sa vie pratique

agrave une diversiteacute de biens Par exemple un agent qui veut srsquoassurer davantage de temps drsquoeacutetude

deacutelaissera peut-ecirctre dans une certaine mesure drsquoautres biens comme ses devoirs familiaux ou

ses amitieacutes Sa deacutelibeacuteration ne consistera donc pas seulement agrave rechercher les moyens de vivre

la vie theacuteoreacutetique mais eacutegalement agrave mesurer et agrave ordonner les biens qui lui apparaissent comme

14 Le mot prohairesis renvoie chez Aristote au produit de la deacutelibeacuteration qursquoon ne peut traduire simplement par

laquo choix raquo sans quelque deacuteformation En effet pro-hairesis deacutesigne ce qui est vers ou pour (pro) le choix (hairesis)

Lrsquoaction de laquo prohaireser raquo (EN III 4 1112a1-3 to prohairesthai) implique une vie pratique reacutefleacutechie et donc

pleinement volontaire Sur ce point voir notamment Salkever (2000) 15 laquo Possible est aussi ce dont on srsquoeacuteprend et ce qursquoon deacutesire en vertu de notre ecirctre mecircme car le plus souvent nul

de srsquoeacuteprend de ce qui est impossible ni ne le deacutesire raquo (Rhet II 19 1392a)

30

tels et selon lesquels il souhaite vivre Crsquoest pourquoi comme nous lrsquoavons vu la deacutelibeacuteration

est aussi une comparaison un classement Par cette recherche dianoeacutetique elle contribue agrave

produire lrsquoorthos logos du choix dont la traduction laquo droite regravegle raquo fait bien voir cette notion de

mesure de juste milieu sur un spectre de possibiliteacutes En effet selon les circonstances le mecircme

ordonnancement des biens peut prendre diverses formes ou alors ecirctre supplanteacute par un autre

classement temporaire

Or il est important ici de souligner que ce conflit entre divers biens nrsquoest pas seulement

reacutesolu par la deacutelibeacuteration mais qursquoil acquiert une teneur concregravete au moment de cet exercice de

recherche des moyens Au simple stade du souhait il nrsquoy a toujours pas de conflit reacuteel car on

ne peut encore deacuteterminer ce qursquoimpliquera exactement sa concreacutetisation Crsquoest ainsi

qursquoElizabeth Anscombe a pu affirmer que les preacutemisses du raisonnement pratique ne sont

laquo actualiseacutees raquo qursquoau moment de lrsquoaction concregravete (2002 112 on active service) et Aristote que

le principe du raisonnement est drsquoabord une laquo hypothegravese raquo (EE II 11 1227b30 hupoacutethesis)

Comme pour toute recherche il faut avoir une certaine ideacutee de la chose pour deacutebuter et lrsquoon

pourra revenir sur cette hypothegravese agrave la suite de nouvelles observations ou de nouveaux reacutesultats

(cf sect 111)

Crsquoest pour cette raison qursquoAristote affirme qursquoon ne deacutelibegravere pas sur les fins mais sur les

moyens drsquoatteindre les fins (EN III 5 1112b12) Pour bien comprendre cette affirmation il

convient de preacuteciser la structure intentionnelle de la rationaliteacute pratique telle que la conccediloit

Aristote Un agent agit toujours en fonction drsquoune fin une fin qui est un certain bien comme

nous lrsquoavons vu Degraves lors il ne deacutelibegravere pas sur cette fin pour deux raisons Drsquoabord il ne

deacutelibegravere pas sur le fait qursquoil agisse en fonction drsquoun bien qui est ultimement le Souverain bien

31

vers lequel tend lrsquoecirctre humain Par analogie on ne deacutelibegravere pas par exemple sur le fait que lrsquoon

vise le vrai au moment drsquoune recherche theacuteorique Ensuite un agent ne deacutelibegravere pas sur sa

conception du bien celle qursquoil possegravede au moment drsquoagir Cette fin particuliegravere correspond agrave

lrsquoethos de lrsquoagent agrave ses dispositions eacutethiques soit ce qui oriente sa perception des choses et ce

qui lui donne certaines hypothegraveses qui seront les principes de sa deacutelibeacuteration

Lrsquoexercice de la deacutelibeacuteration nrsquoest donc pas seulement en fonction de la fin mais y est plutocirct

directement ordonneacute de faccedilon agrave pouvoir la deacuteterminer eacutegalement16 Crsquoest ce rapport eacutetroit

qursquoAristote veut signifier lorsqursquoil eacutecrit plus preacuteciseacutement que la deacutelibeacuteration porte sur ce qui est

vers la fin (tōn pros to telos) crsquoest-agrave-dire ce qui laquo constitue la fin raquo (Wiggins 1980 224

constituents-to-ends) Car la fin en tant que souhait doit trouver une correspondance dans la

situation particuliegravere La deacutelibeacuteration est donc un exercice drsquoapprofondissement et de

speacutecification de la fin plutocirct que sa simple application (Wiggins 1980) Si la fin speacutecifieacutee est

particuliegravere (eg refuser un pot-de-vin pour ecirctre un bon politicien) lrsquoon dira alors qursquoil y a eu

bonne deacutelibeacuteration laquo en un sens deacutetermineacute raquo alors qursquoune bonne deacutelibeacuteration au sens absolu est

celle qui laquo megravene agrave un reacutesultat correct par rapport agrave la fin prise absolument raquo crsquoest-agrave-dire le bien

ultime de lrsquoagent ou de la citeacute (EN VI 10 1142b31-32)

Ce nrsquoest alors que lorsque lrsquoagent possegravede une expeacuterience concregravete des manifestations

particuliegraveres du bien qursquoil pourra remettre en question ses propres conceptions des fins humaines

Cette nouvelle recherche qui se fait du particulier agrave lrsquouniversel nrsquoest pas une deacutelibeacuteration mais

une recherche proprement dialectique plus laquo theacuteorique raquo Comme lrsquoexplique Alasdair

16 laquo La cause finale (ου ενεκα) nrsquoest pas quelque chose de donneacute mais un but que lrsquoon vise et ougrave lrsquoacteur confegravere agrave

un contenu concret une accentuation positive lieacutee agrave ce qui est profitable agrave son action raquo (Bubner 1993 351)

32

MacIntyre (1993 210) laquo dans la theacuteorie notre raisonnement se fait vers et agrave propos de cette fin

ultime qui est lrsquoarkhē de lrsquoinvestigation et du raisonnement pratiques mais agrave partir de cet arkhē

crsquoest par le raisonnement pratique que nous sommes conduits agrave des conclusions particuliegraveres sur

la faccedilon drsquoagir raquo Et ces conclusions particuliegraveres lorsqursquoelles seront mises en œuvre pourront

informer un nouveau mouvement de penseacutee theacuteorique vers les motivations premiegraveres de lrsquoagent

et ainsi de suite

Il faut maintenant continuer notre examen de la deacutelibeacuteration comprise dans une perspective

aristoteacutelicienne en se penchant sur son exercice politique Nous nous tournerons pour cela vers

le modegravele de discussion politique fourni par la Rheacutetorique qui constitue agrave la fois un traiteacute de

logique et drsquoeacutethique politique Nous viserons agrave extraire lrsquoessentiel des propos drsquoAristote au-

delagrave de leur contexte particulier soit la pratique politique de la citeacute atheacutenienne

12 La deacutelibeacuteration politique comme exercice rheacutetorique

Toute action implique directement ou indirectement une pluraliteacute drsquoindividus La complexiteacute de

la vie pratique demande souvent qursquoun agent se fasse laquo assister drsquoautres personnes pour

deacutelibeacuterer raquo se deacutefiant de sa laquo propre insuffisance agrave discerner ce qursquoil faut faire raquo (EN III 5

1112b9) Cela est drsquoautant plus vrai au niveau politique ougrave les deacutecisions communes ont un

impact significatif sur la vie drsquoun agent singulier La deacutelibeacuteration deacutemocratique est alors en

quelque sorte la deacutelibeacuteration politique par excellence en ce que la deacutecision est soumise agrave une

discussion entre un grand nombre de citoyens eacutegaux qui veulent se gouverner librement Dans

ce contexte lrsquoobjectif de la deacutelibeacuteration est de faire converger par la discussion les diffeacuterentes

opinions afin de former un jugement commun sur la bonne action agrave reacutealiser Dans la perspective

33

de la deacutemocratie deacutelibeacuterative ndash comme de celle de la tradition du reacutepublicanisme classique ndash

lrsquoenjeu est alors que la deacutecision politique ne se reacuteduise pas agrave une coordination des inteacuterecircts sous

forme de compromis ou drsquoalliances mais qursquoelle constitue en un laquo accord sur les principes

directeurs de lrsquoaction et la faccedilon de les interpreacuteter raquo (Canivez 2013 84) Autrement dit dans

cette perspective la parole publique est essentiellement quelque chose qui vise le commun

Encore plus dans une perspective aristoteacutelicienne la parole mecircme deacutepend du commun

La communauteacute politique est pour Aristote une certaine mise en commun des paroles et des

actions Lrsquoaction forme des communauteacutes et lorsqursquoelle est accompagneacutee de paroles de raisons

elle forme notamment des citeacutes Pour Aristote la citeacute est un pheacutenomegravene naturel en ce que les

ecirctres humains doivent srsquoassocier pour vivre (Pol I 2 1252b27 sq) mais elle ne se reacuteduit au

donneacute du naturel puisqursquoelle est aussi en vue du bien vivre Ce bien deacutepend alors de trois

facteurs la nature lrsquohabitude et la raison (Pol VII 13 1331b39-40) Pour Aristote ce sera

lrsquoœuvre propre de la raison drsquoorienter la nature et lrsquohabitude en vue de cet objectif personnel

mais surtout proprement politique Pour ce faire la raison permet de deacutevelopper un langage

commun ce qui fait de lrsquoecirctre humain un laquo animal politique raquo

Mais que lrsquohomme soit un animal politique agrave un plus haut degreacute qursquoune abeille quelconque ou

tout autre animal vivant agrave lrsquoeacutetat greacutegaire cela est eacutevident La nature en effet selon nous ne fait

rien en vain et lrsquohomme seul de tous les animaux possegravede la parole [logos] Or tandis que la

voix [phonē] ne sert qursquoagrave indiquer la joie et la peine et appartient pour ce motif aux autres

animaux eacutegalement [hellip] le discours sert agrave exprimer lrsquoutile et le nuisible et par suite aussi le

juste et lrsquoinjuste car crsquoest le caractegravere propre de lrsquohomme par rapport aux autres animaux drsquoecirctre

le seul agrave avoir le sentiment du bien et du mal du juste et de lrsquoinjuste et des autres notions morales

et crsquoest la communauteacute de ces sentiments qui engendre famille et citeacute (Pol I 2 1253a7-18)

34

Nous voyons ici agrave quel point la parole ou le langage raisonneacute17 est pour Aristote intimement

lieacutee aux fins humaines et ce plus preacuteciseacutement dans la capaciteacute des ecirctres humains de clarifier

collectivement leur bien selon diffeacuterents motifs naturels lrsquoagreacuteable lrsquoutile le noble et

eacuteventuellement le juste (EN I 2-3 V Rhet I 3) Crsquoest en fonction de cette orientation

collective que se produit lrsquouniteacute de la communauteacute politique il srsquoagit de laquo recommencer

constamment agrave fonder et agrave conserver cette uniteacute au moyen du travail rheacutetorique du loacutegos raquo

(Bubner 1993 355)

Quel est cet aspect rheacutetorique de la langue de la parole Analysant le passage concernant

les trois eacuteleacutements de lrsquoexcellence en lien avec cette derniegravere citation de Pol 1253a7-18 Reacutemi

Brague en conclura que avant tout laquo le logos est la capaciteacute de se laisser persuader raquo (Brague

1988 265) Par le langage lrsquoecirctre humain est capable drsquoentendre des propositions drsquo laquo entendre

raison raquo Degraves lors selon Brague lrsquoeacutecoute laquo suppose un rapport particulier au bien preacutesent sous

les espegraveces du lsquomieuxrsquo raquo (1988 265) Le logos permet en effet comme nous venons de le voir

drsquoorienter et laquo drsquoameacuteliorer raquo la nature et lrsquohabitude en fonction drsquoun bien agrave atteindre La parole

commune est rheacutetorique en ce sens ougrave en clarifiant le bien et donc ce qui est mieux elle incite

au changement agrave lrsquoaction et ce au sein du cadre intelligible de la communauteacute De la mecircme

faccedilon Salkever (1990 75-6) commentant eacutegalement Pol 1253a7-18 affirme qursquoAristote ne

soutient

ni que le discours est en vue de la communication drsquoinformation [hellip] ni qursquoil sert lrsquoobjectif

drsquoexprimer ou de constituer une identiteacute construisant un monde humain agrave cocircteacute du monde de la

17 Dans ce dernier passage le mot logos ne renvoie pas exactement agrave la raison comprise comme activiteacute de

recherche intellectuelle ni simplement agrave la langue courante dont la traduction adeacutequate serait laquo dialektos raquo mais

agrave un langage raisonneacute crsquoest-agrave-dire un discours qui dit quelque chose qui eacutemet des propositions compreacutehensibles

Cf Bubner (1993 355) et Brague (1988 263-5)

35

nature Plutocirct le logos rend possible pour nous de deacutecouvrir agrave travers la deacutelibeacuteration les types de

buts en fonction desquels nous pouvons le mieux organiser notre vie ndash ces moyens qui constituent

le bonheur humain

Nous retrouvons ici le rapport mis en lumiegravere preacuteceacutedemment (cf Revue de litteacuterature) entre

les finaliteacutes de lrsquoaction la parole commune et la communauteacute politique Ce nrsquoest qursquoagrave la lumiegravere

des finaliteacutes communes (qui impliquent lrsquoexistence mecircme de la communauteacute) qursquoil est senseacute de

se laisser persuader par des arguments touchant agrave lrsquoagreacuteable agrave lrsquoutile au juste ou au bien Le

discours rheacutetorique dans sa manifestation premiegravere permet le changement vers le mieux agrave

travers une eacutelucidation de ces motifs naturels de lrsquoaction humaine motifs qui se font voir dans

la communauteacute drsquoaction qursquoest la communauteacute politique Cette laquo facticiteacute raquo est donc comme

nous lrsquoavons vu constitutive de la deacutelibeacuteration collective mais demeure un eacuteleacutement qui est en

vue de la validiteacute du discours vrai sur ce qui est plaisant juste ou bien Pour le dire autrement

la communauteacute politique possegravede des caracteacuteristiques fonctionnelles qui permettent de lier les

moyens et les fins de produire un discours vrai sur la bonne action agrave faire Nous reviendrons

sur cette proposition importante

Crsquoest ainsi que Brague (1988 266) propose de distinguer le rheacutetorique de la rheacutetorique

celle-ci consistant plutocirct en une technique de discours bien que les deux ne soient pas

entiegraverement distincts Dans sa Rheacutetorique Aristote nous offre sa vision des principes geacuteneacuteraux

de la rheacutetorique comme art de la persuasion principalement dans sa manifestation politique

Notre traduction laquo In particular Aristotle holds neither that speech is for the sake of communicating information

[hellip] nor that it serves the purpose of expressing or constituting an identity building up a human world alongside

the world of nature Logos rather makes it possible for us to discover through deliberation the kinds of goals in

terms of which we can best organize our lives ndash those means which constitute human happiness raquo

36

Nous savons qursquoun art implique agrave la fois la connaissance de regravegles geacuteneacuterales de production et la

capaciteacute effective de produire quelque chose Dans le cas de la rheacutetorique on peut donc

identifier deux objectifs Drsquoabord celui de persuader crsquoest-agrave-dire drsquoorienter lrsquoaction des

interlocuteurs en les amenant agrave former un jugement concernant une situation particuliegravere (Rhet

II 18 1391b) Ensuite celui de laquo bien voir quels sont pour chaque cas les moyens de

persuader raquo (Rhet I 1 1355b) Nous pouvons en effet distinguer au sein de lrsquoart rheacutetorique

une fin externe la persuasion effective et une fin interne la deacutecouverte des moyens de persuader

dans une situation donneacutee (Abizadeh 2007 464-7 Garsten 2011 174 Garver 1994) Par

exemple lrsquoart du meacutedecin a comme fin externe la santeacute du patient mais eacutegalement un ensemble

de regravegles et de proceacutedures qui constituent des biens internes (Abizadeh 2007 464) Or la

meacutedecine en tant qursquoart nrsquoa pas agrave donner la santeacute mais y conduire aussi loin que possible (Rhet

I 2 1355b) ou mecircme srsquoabstenir de le faire dans certains cas si lrsquoacte entre en contradiction avec

certains biens internes (Abizadeh 2007 464) par exemple un code drsquoeacutethique

La rheacutetorique se distingue alors agrave la fois de la dialectique et de la sophistique Elle se

distingue de la dialectique drsquoabord en ce que cette derniegravere ne vise pas lrsquoaction mais la veacuteriteacute

La dialectique nrsquoest toutefois pas eacutetrangegravere agrave la rheacutetorique car les deux se fondent sur lrsquoopinion

et traite du vraisemblable et du probable (Top I 2 Rhet I 1355a sq) Plus preacuteciseacutement la

rheacutetorique est la branche de la dialectique dont lrsquoobjet de recherche consiste dans les choses laquo agrave

choisir et agrave eacuteviter raquo (Top I 11 104b sq) Bien sucircr cette question peut impliquer la recherche

dialectique laquo de la veacuteriteacute et de la connaissance raquo (Top I 11 104b sq) mais cela implique alors

du temps et un petit nombre de gens ne convenant donc pas agrave la rapiditeacute et au caractegravere

drsquoopportuniteacute de la politique (Arnhart 1981 72) Alors que la dialectique en tant qursquoactiviteacute

37

theacuteorique tend vers les principes premiers la rheacutetorique en tant qursquoactiviteacute pratique tend vers

le particulier La rheacutetorique est donc lrsquooutil par excellence de la politique et bien qursquoil puisse

ecirctre utile de disposer de connaissances techniques (eg lrsquoeacuteconomie) ou scientifiques (eg

lrsquoeacutepideacutemiologie) dans le but de persuader lrsquoart rheacutetorique possegravede toutefois ses moyens propres

soit principalement les lieux communs (Rhet I 2 1355a 4 1359a sq)

Comme lrsquoeacutecrit Aristote lrsquoart rheacutetorique traite des thegraveses opposeacutees et en ce sens peut servir

un orateur mal intentionneacute En tant qursquoart technique de la persuasion la rheacutetorique est

effectivement un instrument moralement neutre (Arnhart 1981 11) drsquoougrave son rejet par certains

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative En effet la rheacutetorique contreviendrait selon au

principe de la reacuteciprociteacute qui implique une complegravete honnecircteteacute et transparence afin de donner

tous les moyens agrave lrsquointerlocteur de formuler une reacuteponse adeacutequate (cf Revue de litteacuterature p

6) Aristote rejette cette objection en affirmant que lrsquoon pourrait faire un mauvais usage de la

plupart des qualiteacutes (la force la santeacute lrsquoargent) qualiteacutes que nous continuons toutefois agrave

consideacuterer comme bonnes (Rhet I 2 1355a-b) Ceci peut alors srsquoappliquer agrave la transparence

De plus la rheacutetorique ne vise pas agrave tromper lrsquoadversaire ou agrave le mener agrave accepter une conclusion

par des moyens fallacieux Elle ne peut donc ecirctre confondue avec la sophistique et ce pour trois

raisons plus preacutecises

Drsquoabord le discours politique doit faire usage de la rheacutetorique puisqursquoil nrsquoa pas les mecircmes

preacutetentions agrave la veacuteriteacute que les sciences ou la philosophie Comme nous lrsquoavons vu pour Aristote

la politique vise plus lrsquoaction que le pourquoi Elle opegravere toujours selon le laquo probable raquo et le

laquo possible raquo On peut alors donner une valeur de veacuteriteacute au discours rheacutetorique que si lrsquoon

considegravere comme Aristote que laquo voir le vrai et voir ce qui srsquoapparente au vrai relegravevent de la

38

mecircme capaciteacute raquo et que laquo les hommes sont suffisamment ouverts au vrai et parviennent le plus

souvent agrave la veacuteriteacute raquo (Rhet I 1 1355) Ce qui est accepteacute par tous ou la plupart lrsquoopinion

reacuteputable (endoxa) est le plus souvent proche de la veacuteriteacute et il faut pouvoir ainsi consideacuterer le

potentiel de veacuteriteacute drsquoun eacutenonceacute geacuteneacuteral et probable Lrsquoargument qui est une des trois laquo preuves raquo

(pisteis) ou moyens rheacutetoriques ne fait pas usage de raisonnements fallacieux mais de

raisonnements probables et en ce sens persuasifs Aristote appelle enthymegraveme ce type

drsquoargument qui procegravede de lrsquoopinion reacuteputable et drsquoun cas particulier ou alors drsquoun signe qui

fournit directement lrsquoeacutevidence de la conclusion (Rhet I 2 1356b sq II 22) Lrsquoenthymegraveme est

concerneacute par le particulier ce qui en fait un raisonnement seulement probable et donc imparfait

Dans cette perspective on assimilera le discours rheacutetorique agrave la sophistique si lrsquoon conccediloit

notamment la deacutemonstration apodictique comme le seul critegravere de validiteacute drsquoun argument Nous

reviendrons sur ce point Notons qursquoil est possible qursquoun argument soit persuasif mais

seulement laquo en apparence raquo ce qui se rapprocherait de la sophistique Sur ce point Aristote

souligne qursquoune connaissance de lrsquoart rheacutetorique aidera agrave distinguer ce qui est vraiment persuasif

ce qui ne lrsquoest qursquoen apparence (Rhet I 2 1355b)

En effet encore une fois la rheacutetorique ne vise pas directement agrave persuader (Rhet I 2

1355b) mais avant tout agrave trouver les moyens de la persuasion La rheacutetorique devient sophistique

lorsqursquoelle est concerneacutee exclusivement par sa fin externe En effet si lrsquoon vise seulement lrsquoeffet

de la persuasion le choix ou lrsquoaction de lrsquointerlocuteur sans prendre en compte les meacuterites de

lrsquoargument ou les faccedilons de persuader (eg laquo tous les moyens sont bons raquo) alors la rheacutetorique

devient laquo pleacutebiscitaire raquo (Chambers 2009 337) La connaissance rheacutetorique permettra plutocirct de

39

se deacutefendre contre un tel discours sophistique (Garsten 2006 119-35) avec la confiance que le

vrai et le meilleur se precirctera toujours mieux agrave la persuasion (Rhet I 2 1355a)

Cette consideacuteration nous megravene agrave la derniegravere raison de la distinction entre rheacutetorique et

sophistique qui tient en la subordination de la rheacutetorique au discours rheacutetorique en geacuteneacuteral qui

permet agrave la communauteacute politique de clarifier les biens et donc les fins qursquoelle vise en commun

Comme le souligne Ronald Beiner ces fins ne sont pas poursuivies de faccedilon rheacutetorique mais

elles sont plutocirct laquo inextricablement raquo situeacutees au sein drsquoun meacutedium rheacutetorique voire constitueacutees

rheacutetoriquement (1983 95) Un discours deacutelibeacuteratif ne peut avoir un effet positif drsquoorientation

que srsquoil srsquointegravegre agrave un cadre eacutethique plus large celui des dispositions et des opinions geacuteneacuterales

de lrsquolaquo audience raquo de la communauteacute politique

Crsquoest pourquoi les deux autres types de preuves rheacutetoriques la confiance en lrsquoorateur et

lrsquoappel aux eacutemotions sont drsquoune grande importance Puisque les arguments deacutelibeacuteratifs sont la

plupart du temps seulement probables le public doit pouvoir faire confiance (ou pas) agrave lrsquoorateur

selon ses capaciteacutes de discernement son excellence et sa bienveillance (Rhet II 1 1377b) Bien

sucircr cette confiance doit aussi laquo naicirctre du discours lui-mecircme raquo et non drsquoun simple preacutejugeacute

favorable (Rhet I 2 135a) Cette condition est valable eacutegalement pour la troisiegraveme preuve

lrsquoappel aux eacutemotions Pour Aristote les eacutemotions ne sont pas deacutenueacutees de rationaliteacute 18

puisqursquoelles expriment une certaine compreacutehension drsquoune situation perccedilue Elles peuvent donc

servir agrave diriger la bonne action et mecircme la permettre par leur contenu motivationnel De fait

nous avons vu qursquoil nrsquoy avait pas drsquoaction sans deacutesir initial drsquoune fin quelconque Lrsquoappel aux

18 Comme lrsquoa montreacute Martha Nussbaum (1986) de faccedilon convaincante

40

passions dans la pratique rheacutetorique est la reacuteponse agrave cette caracteacuteristique de lrsquoaction humaine

Aristote a effectivement le souci drsquoancrer le jugement politique dans les dispositions eacutethiques

des citoyens afin de motiver une action effective ou alors au moins un acte interne qui consiste

en une nouvelle orientation du deacutesir

Nous voyons comment la conception aristoteacutelicienne de la deacutelibeacuteration politique srsquoeacuteloigne

des approches laquo eacutepisteacutemiques raquo qui viseraient un ideacuteal de conversation civique comprise

comme un eacutechange laquo dialectique raquo ou comme laquo une entreprise commune drsquointerpreacutetation raquo

(Blattberg 2009 215) Le discours rheacutetorique vise en effet moins lrsquointercompreacutehension que la

persuasion ce qui implique un certain rapport asymeacutetrique entre lrsquoorateur et lrsquoauditeur Nous

remettons ici agrave plus tard la question de la teneur reacutealiste de ce cadre drsquoanalyse19 Ce qursquoil faut

souligner est la seacuteparation nette mais non pas totale que veut faire voir Aristote entre la

deacutelibeacuteration politique et la laquo discussion raquo qui vise la compreacutehension et lrsquoatteinte de la veacuteriteacute En

effet cette derniegravere est deacutetermineacutee par la nature de la dialectique dont les regravegles de lrsquoart sont

analyseacutees dans les Topiques Alors qursquoil est naturel que le rheacuteteur ait une intention preacutecise

(lrsquoaction) par rapport au reacutesultat de son discours le dialecticien qui possegravede une telle intention

est pour Aristote un sophiste (Rhet I 1 1355b)

Bien que cette distinction peut sembler exageacutereacutement tranchante elle est due agrave la prise en

compte du kairos inheacuterent agrave la vie politique En effet bien que la notion de kairos soit

polyseacutemique chez Aristote celui-ci en fait un eacuteleacutement important de sa philosophie pratique Agrave

travers ces divers sens on entrevoit un lien entre le kairos comme une modaliteacute du Bien sous la

19 On peut toutefois proposer drsquoembleacutee que cette structure nrsquoest pas eacutetrangegravere agrave la manifestation courante du

discours public dans les deacutemocraties contemporaines ougrave les repreacutesentants se disputent lrsquoalleacutegeance drsquoune

laquo audience raquo large drsquoun public qui eacutecoute plus qursquoil ne discute

41

cateacutegorie du temps (eg saisir lopportuniteacute) (EN I 4 1096a26 EE I 8 1217b32) et comme

situation particuliegravere qui ne se reacutepeacutetera pas comme telle (Rhet I 7 1365a20) Le kairos renvoie

donc agrave un certain infleacutechissement de la situation qui laquo impose sa propre norme raquo (Rodrigo et

Tordesillas 1993 405) Crsquoest ainsi qursquoAristote utilise ce concept dans lrsquoexemple drsquoun capitaine

qui prend la deacutecision de jeter sa cargaison par-dessus bord afin drsquoempecirccher un navire de couler

(EN III 1 1110a-15) Le kairos peut donc rendre relatif un principe absolu (eg un bon

capitaine conserve toujours sa cargaison) Et crsquoest aussi pourquoi il peut faire lrsquoobjet drsquoun usage

sophistique Nous retrouvons alors le problegraveme initial de lrsquoaspect sophistique de la rheacutetorique

politique auquel les mecircmes solutions srsquoappliquent

Lrsquoexemple du capitaine renvoie eacutegalement agrave lrsquoautoriteacute neacutecessaire agrave la saisie du kairos En

politique ce sera alors au gouvernement de lier de faccedilon heureuse lrsquoopportuniteacute qui est le

laquo critegravere fondamental de la deacutelibeacuteration raquo (Arnhart 1981 72) et la bonne orientation du discours

et de lrsquoaction Ce sont en effet les gouvernants qui tranchent et il leur revient donc drsquoecirctre

sensibles au kairos La contingence des affaires humaines demande une capaciteacute et une volonteacute

de juger et de discriminer de produire un choix deacutelibeacutereacute qui srsquoexpose aux blacircmes et aux

louanges En ce sens la sensibiliteacute au kairos lorsqursquoelle megravene agrave lrsquoaction favorise davantage le

jugement public qursquoune tentative drsquoocculter ce kairos agrave lrsquoaide drsquoun discours abstrait Sans cette

prise en compte de la contingence et de lrsquoopportuniteacute toute deacutemarche theacuteorique ou pratique de

laquo conversation civique raquo conccedilue seulement comme un exercice dialectique se condamnera

effectivement agrave lrsquoabstraction Ce faisant les approches qui adoptent ce point de vue se

transforment en fait en theacuteories critiques agrave partir drsquoun ideacuteal communicationnel qui pourrait

srsquoactualiser dans toutes les institutions de la vie humaine mais ne peuvent expliquer le rapport

42

du discours politique agrave la forme de gouvernement soit le reacutegime politique qui comme nous le

verrons agrave lrsquoinstant est un eacuteleacutement deacutecisif de la rheacutetorique deacutelibeacuterative

La solution drsquoAristote nous semble plus convaincante et consiste agrave accepter le

commandement propre au kairos et agrave offrir une theacuteorie institutionnelle de la deacutelibeacuteration et de

la deacutecision reacutepondant agrave la neacutecessiteacute drsquoagir en fonction des circonstances changeantes bref une

philosophie politique Pour Aristote le conseil (rechercher ou eacuteviter quelque chose) prend sa

forme la plus eacuteleveacutee dans la leacutegislation qui est un des sujets principaux de la rheacutetorique

deacutelibeacuterative (Rhet I 4 1359b) et mecircme le plus englobant et exhaustif puisqursquoil concerne la fin

de lrsquoactiviteacute humaine le bien-vivre (Arnhart 1981 57)

Crsquoest pourquoi selon Aristote il faut assurer la primauteacute du discours deacutelibeacuteratif ou politique

sur les autres notamment sur la rheacutetorique judiciaire (Rhet I 1 1354b) En effet laquo le discours

politique est moins capable de ruser que le discours judiciaire raquo (Rhet I 1 1354b) puisqursquoil

concerne des choses susceptibles drsquointeacuteresser un grand nombre de personnes comme la loi Il

sera alors plus facile de discerner si les propos de lrsquoorateur reacutepondent agrave la reacutealiteacute puisque cette

reacutealiteacute est partageacutee par ceux qui jugent et deacutelibegraverent Pour ce faire il est important pour Aristote

que la deacutelibeacuteration politique se conduise en preacutesence des citoyens Cela motive les orateurs agrave

discuter du bien commun et non de leur bien personnel puisque leurs discours est soumis au

regard des autres et agrave lrsquoopinion partageacutee aller agrave lrsquoencontre de ce qui est reacuteputable (endoxa)

implique le risque drsquoune perte reacuteputation et de la honte20 (Rhet II 6 1384a Nieuwenburg

2004)

20 laquo Avec ses pairs on rivalise sur le terrain des honneurs on se soucie de lrsquoavis des gens senseacutes dans lrsquoideacutee qursquoils

sont ouverts agrave la veacuteriteacute [hellip] On a plus honte de ce qui se fait sous leurs yeux de maniegravere ouverte [hellip] raquo (Rhet II

43

Agrave cet eacutegard la connaissance des lois qui expriment le caractegravere de chaque reacutegime et donc

ses laquo opinions reacuteputables raquo est laquo le point essentiel et deacutecisif entre tous quant agrave la capaciteacute de

persuader et de bien conseiller raquo (Rhet I 8 1365b) Le reacutegime politique en tranchant la question

pratique par excellence celle de la justice donne en quelque sorte des principes en fonction

desquels la deacutelibeacuteration doit srsquoexercer tout comme lrsquoagent individuel a besoin laquo drsquohypothegraveses raquo

sous la forme de conceptions geacuteneacuterales du bien qui puissent motiver sa recherche pratique De

cette faccedilon le reacutegime politique pour Aristote est lrsquoeacuteleacutement qui regroupe les trois types de

preuve puisqursquoil deacutetermine les preacutemisses de lrsquoargument lrsquoautoriteacute reconnue et les dispositions

eacutethiques de lrsquoaudience

Nous voyons donc toute lrsquoimportance des institutions politiques pour la conduite de la

deacutelibeacuteration Crsquoest la nature de ces institutions qursquoil faut maintenant examiner En effet outre la

question de savoir comment deacutelibeacuterer il faut eacutegalement deacuteterminer qui deacutelibegravere

13 Les institutions de la deacutelibeacuteration et la fonction du citoyen

Nous avons vu qursquoAristote considegravere le reacutegime politique comme un eacuteleacutement essentiel voire le

plus essentiel de la deacutelibeacuteration et conseacutequemment de la rheacutetorique Le reacutegime en lui-mecircme est

une certaine incarnation de la rationaliteacute pratique au niveau collectif Puisqursquoil se deacutefinit par la

loi et que la loi deacutesigne un bien (ou un mal) alors le reacutegime donne eacutegalement une fin geacuteneacuterale

au raisonnement pratique collectif et individuel laquo il ne faut pas laisser dans lrsquoombre la fin que

6 1384a) Et aussi Arnhart (1981 71) laquo [hellip] this remark suggests that the considerations governing menrsquos public

appearances are in some sense closer to the truth than the desires that rule menrsquos actions when they are unseen As

members of communities men approach the truth more closely than they do as individuals As individuals ordinary

men often allow their judgements to be distorted by their appetites but as members of communities they make

judgments that manifest a sense of justice raquo

44

vise chaque forme de gouvernement car crsquoest la fin qui fait la preacutefeacuterence du choix La fin que

vise la deacutemocratie crsquoest la liberteacute lrsquooligarchie crsquoest lrsquoargent lrsquoaristocratie vise lrsquoeacuteducation et

les institutions et la tyrannie vise agrave se proteacuteger elle-mecircme (Rhet I 8 1366a) En plus de la

promotion drsquoune fin diffeacuterents reacutegimes impliquent eacutegalement diffeacuterentes faccedilons de prendre les

moyens pour reacutealiser la fin crsquoest-agrave-dire drsquoassurer le gouvernement agrave travers diffeacuterentes charges

publiques (arkhai) Ainsi dans la deacutemocratie atheacutenienne crsquoest le tirage au sort qui preacuteside agrave la

distribution des magistratures (Rhet I 8 11365b) bien que plusieurs charges soient eacutegalement

eacutelectives (CA 61 Manin 2012)

Collectivement crsquoest la deacutelibeacuteration qui donnera du mouvement agrave ce dispositif propre agrave un

reacutegime puisque la deacutelibeacuteration est pour Aristote une fonction de gouvernement dont lrsquoactiviteacute

est propre agrave causer un changement Comme nous le savons crsquoest agrave partir de cette activiteacute qursquoil

deacutefinit la citoyenneteacute laquo Un citoyen au sens absolu ne se deacutefinit par aucun autre caractegravere plus

adeacutequat que par la participation aux fonctions judiciaires et aux fonctions publiques en geacuteneacuteral raquo

(Pol III 1 1275a22) Et parmi les fonctions publiques assureacutees par les citoyens laquo la fonction

deacutelibeacuterative est une des plus importantes raquo (Pol IV 4 1291a25 sq) Or si tous les citoyens

peuvent prendre part aux fonctions politiques de la citeacute tous ne le font pas en mecircme temps En

effet en deacutemocratie les citoyens gouvernent et sont gouverneacutes agrave tour de rocircle21 Preacutecisons ce

rapport entre gouvernants et gouverneacutes

21 Et pour Aristote ce sont ideacutealement les mecircmes crsquoest-agrave-dire que les citoyens ayant atteint un acircge mucircr devront

gouverner alors que les plus jeunes seront gouverneacutes et ainsi de suite selon les geacuteneacuterations qui se succegravedent Cf

Pol VII 14) Mais crsquoest la distinction elle-mecircme entre gouvernants et gouverneacutes qui nous inteacuteressera ici plus que

ses diffeacuterentes modaliteacutes

45

Drsquoabord cette distinction ne va pas agrave lrsquoencontre de lrsquoautoriteacute souveraine de lrsquoAssembleacutee

des citoyens propre au reacutegime deacutemocratique (Pol III 1 1275a25 sq) Cette autoriteacute confegravere en

fait aux citoyens en position de subordination une certaine charge laquo indeacutetermineacutee raquo qui

consistera principalement agrave juger les deacutecisions des magistrats Ensuite Aristote insiste sur

lrsquoimportance de meacutelanger le peuple (la masse des citoyens) avec les notables au sein des charges

deacutelibeacuteratives (Pol IV 14 1298b20) puisque chacun possegravede un titre leacutegitime agrave gouverner (Pol

III 14) Finalement le rapport entre gouvernants et gouverneacutes nrsquoen est pas un pour Aristote de

domination comme le maicirctre domine lrsquoesclave et la raison domine le corps mais drsquoune sorte

diffeacuterente qui est similaire agrave lrsquoautoriteacute de lrsquointelligence sur le deacutesir (Pol I 5 1254b2) crsquoest-agrave-

dire une relation de persuasion

En ce sens crsquoest bien la deacutelibeacuteration comme exercice de la raison qui permet le

gouvernement drsquohommes libres crsquoest-agrave-dire une autoriteacute qui est politique et non tyrannique

Tout comme dans le raisonnement individuel ougrave la deacutelibeacuteration dirige le deacutesir vers quelque

chose qui lui semble effectivement bon la partie deacutelibeacuterative et dirigeante de la citeacute en donnant

des raisons drsquoagir comprises au sens rheacutetorique guide le peuple assembleacute vers lrsquoatteinte drsquoun

bien Lrsquoautoriteacute nrsquoest pas fondeacutee sur la force mais sur la persuasion Cette activiteacute entre les

parties de la citeacute preacutedeacutetermineacutee par le reacutegime politique et guideacutee par la partie commandante et

deacutelibeacuterative permet alors lrsquouniteacute neacutecessaire au discours mecircme crsquoest-agrave-dire lrsquouniteacute drsquoune

communauteacute drsquoaction qui met en commun lrsquoatteinte des motifs naturels de lrsquoagir humain Ainsi

laquo une action appartient agrave la citeacute en tant que tout quand elle provient de citoyens engageacutes dans

les activiteacutes de deacutelibeacuterer et de juger que demandent leurs fonctions (deacutefinies et indeacutefinies) Crsquoest

46

en ce sens que la deacutelibeacuteration est centrale pour lrsquoagentialiteacute politique raquo (Garsten 2013 333) La

seule faccedilon pour une communauteacute drsquoagir sur elle-mecircme crsquoest-agrave-dire de srsquoautogouverner est de

produire non pas seulement un mouvement transitif entre lrsquointeacuterieur et lrsquoexteacuterieur mais un

mouvement immanent agrave ses diffeacuterentes parties soit la clarification des biens internes agrave la

communauteacute par la parole qui oriente le deacutesir

La deacutelibeacuteration des gouvernants est donc le principe drsquoune action partageacutee par la

communauteacute politique Comment srsquoeffectue exactement le laquo partage raquo de cette action Il passe

justement par la nature du principe que constitue la deacutelibeacuteration politique comprise au sens du

rheacutetorique Nous avons vu que la deacutelibeacuteration vise un bien qui puisse srsquoactualiser dans le

contexte particulier drsquoune communauteacute politique crsquoest-agrave-dire une certaine finaliteacute Nous avons

mentionneacute eacutegalement que le bien compris ainsi devait srsquoincarner concregravetement dans un choix

pratique lequel peut prendre diffeacuterentes formes selon les circonstances particuliegraveres tant qursquoil

est conseacutequent avec la finaliteacute viseacutee

Crsquoest ainsi que laquo lrsquoaction commune raquo peut incarner le mecircme principe agrave travers diffeacuterents

agents et pour reprendre lrsquoexpression de Vincent Descombes agrave des niveaux diffeacuterents drsquoune

laquo eacutechelle des degreacutes de lrsquoagir raquo La causaliteacute drsquoun principe final et deacutesireacute nrsquoest pas meacutecanique

ni lineacuteaire mais teacuteleacuteologique en ce sens ougrave les moyens choisis constituent eux-mecircmes la fin en

lrsquoactualisant concregravetement De ce fait la reacutealisation du principe peut se faire selon la

Notre traduction laquo [hellip] an action belongs to the city as a whole when it emerges from citizens engaging in the

activities of deliberating and judging called for by their (indefinite and definite) offices This is the sense in which

deliberation is central to political agency raquo

47

contribution drsquoune pluraliteacute drsquoagents qui ont leurs opeacuterations propres22 Tous les agents de cette

action partageacutee peuvent alors inteacutegrer et modifier le principe qui eacutetait leur point de deacutepart

comme un agent individuel modifie sa fin agrave travers sa deacutelibeacuteration et son action (cf sect113)

Crsquoest ainsi que selon Aristote le principe suprecircme de lrsquoaction drsquoune citeacute est la loi qui

constitue le reacutesultat de lrsquoopeacuteration propre des gouvernants23 et qui deviendra le principe des

exeacutecutants dont lrsquoopeacuteration propre est de deacutecreacuteter pour ensuite servir de point de deacutepart de la

deacutelibeacuteration des citoyens Autrement dit la loi du reacutegime est la regravegle drsquoaction des citoyens

lrsquoorthos logos qui guide le choix des moyens Il ne faut donc pas eacutetablir une distinction trop

stricte entre lrsquoexcellence des leacutegislateurs des exeacutecutants et des citoyens En effet tout comme

ces derniers doivent avoir une certaine compreacutehension de la loi pour pouvoir bien lrsquoappliquer

ou lui obeacuteir en toute liberteacute le bon leacutegislateur doit posseacuteder une certaine connaissance du

particulier De ce fait laquo le veacuteritable politique est ensemble celui qui peut faire les lois justes et

celui qui peut deacutecreacuteter et agir justement raquo (Bodeacuteuumls 2004 317-318 n 1) Le bon citoyen en tant

qursquoagent immeacutediat est donc aussi celui qui comprend la loi peut bien lrsquoappliquer et ceci en en

ayant inteacutegreacute le principe crsquoest-agrave-dire en agissant en vue de celui-ci Tous doivent alors posseacuteder

une forme de prudence24 crsquoest-agrave-dire de sagesse pratique Il y aurait seulement une diffeacuterence

dans le degreacute drsquouniversaliteacute de leur deacutelibeacuteration propre

22 Sur la causaliteacute teacuteleacuteologique cf notamment Paul Ricoeur 1986 Du texte agrave laction Essais dhermeacuteneutique II

Paris Eacuteditions du Seuil ainsi que Charles Taylor 1964 The Explanation of Behaviour Londres Routledge and

Kegan Paul 23 Agrave laquelle prend part lrsquoautoriteacute souveraine de lrsquoAssembleacutee des citoyens mais ce sont les gouvernants qui sont la

laquo partie directrice raquo qui choisit Rappelons-nous que laquo chacun cesse de rechercher comment il agira quand il a

rameneacute agrave lui-mecircme le principe de son acte et agrave la partie directrice de lui-mecircme car cest cette partie qui choisit raquo

(EN III 1113a5 sq) 24 laquo De la prudence appliqueacutee agrave la citeacute une premiegravere espegravece en tant qursquoelle a sous sa deacutependance toutes les autres

est leacutegislative lrsquoautre espegravece en tant que portant sur les choses particuliegraveres reccediloit le nom qui lui est drsquoailleurs

48

Alors que nous avons examineacute dans la section preacuteceacutedente lrsquoaspect laquo eacutepisteacutemique raquo de la

deacutelibeacuteration comprise selon une approche aristoteacutelicienne nous sommes maintenant en mesure

de reacutesumer lrsquoaspect laquo eacutethique raquo Drsquoabord il est clair que le lien entre deacutelibeacuteration politique et

deacutemocratie est moins fort chez Aristote que dans les theacuteories contemporaines Celui-ci vise en

effet plus la rectitude du discours selon le bien humain que la participation effective du grand

nombre Autrement dit la fonction politique de deacutelibeacuterer nrsquoest pas un travail de leacutegitimation

elle fait plutocirct partie du rocircle du citoyen et constitue donc davantage en un devoir Toutefois il

serait faux drsquoaffirmer qursquoAristote ne considegravere pas la preacutetention leacutegitime du peuple agrave prendre

part aux deacutelibeacuterations cette participation eacutetant mecircme pour lui constitutive de la viseacutee

eacutepisteacutemique comme elle est pour les theacuteories de la deacutemocratie deacutelibeacuterative

Il est en effet manifeste qursquoAristote ait consideacutereacute drsquoun meilleur œil la participation laquo du

grand nombre raquo aux deacutecisions politiques que son maicirctre Platon Dans sa Politique il fait valoir

plusieurs arguments favorables agrave une certaine forme de deacutemocratie notamment celui que le

jugement de la multitude peut ecirctre supeacuterieur agrave celui du petit nombre puisque chacun y apporte

un peu de sagesse pratique (Pol III 11 1281a40 sq) Cette rectitude de jugement est eacutegalement

due au fait que le peuple constituant le plus grand nombre drsquohabitants saura juger de ce qui le

concerne En effet est aussi bon juge de la qualiteacute drsquoune maison celui qui y habite que celui qui

est disposeacute agrave la construire (Pol III 11 1281a19-20) Et comme crsquoest la vertu des citoyens qui

fait la vertu de lrsquoEacutetat il faut que tous puissent devenir vertueux par une certaine participation

aux affaires politiques qui exercera leur jugement (Pol VII 9 1329a22 13 1332a30-35)

commun avec la preacuteceacutedente de politique raquo (EN VI 8 1141b21 sq) Aristote ajoutera ensuite agrave cette liste la

prudence qui concerne la vie domestique

49

Toutefois cette capaciteacute de la multitude agrave bien deacutelibeacuterer doit pour Aristote ecirctre actualiseacutee

au sein de plusieurs institutions qui confegraverent aux citoyens des fonctions propres Cet

arrangement institutionnel doit ecirctre varieacute afin drsquoeacuteviter la deacutelibeacuteration en laquo comiteacute pleacutenier raquo

(Wilson 2011 269) ce qui caracteacuteriserait pour Aristote la pire forme de deacutemocratie soit une

tyrannie de la majoriteacute Bref le potentiel eacutepisteacutemique de la deacutemocratie est assureacute par des

limitations structurelles agrave la discussion publique plus que par des limitations normatives (Yack

2006 423) agrave la diffeacuterence de certaines approches de la deacutemocratie deacutelibeacuterative25

Ces consideacuterations nous montrent encore une fois lrsquoimportance de lrsquoidentification de

certains biens internes agrave une pratique ici la participation et la persuasion leacutegitimes qui sont

constitutifs du bien externe soit dans le cas preacutesent la validiteacute du jugement et le bien de la

communauteacute Il faut toutefois selon Aristote toujours garder en vue le bien externe qui est la

raison drsquoecirctre de la pratique en question Il y a donc une exigence de deacutelibeacuterer en vue du bien

commun de la communauteacute politique Sans cette orientation de la deacutelibeacuteration le choix drsquoaction

qui en deacutecoulera ne pourra ecirctre attribueacute agrave la citeacute en entier (Garsten 2013) En effet nous savons

que la deacutelibeacuteration en tant qursquoelle megravene vers un choix reacutefleacutechi rend lrsquoaction plus imputable agrave

lrsquoagent Or si une action politique a eacuteteacute causeacutee par un individu ou un groupe drsquoindividus ayant

deacutelibeacutereacute en vue de leur bien personnel et non en vue du bien commun les conseacutequences leur en

seront imputables Ceux qui ne veulent pas entrer dans une deacutelibeacuteration commune ne visent pas

le bien commun car ils ne se soumettent pas au jugement public et agrave la situation eacutethique que cet

exercice implique qui implique notamment les sentiments de confiance et de honte

25 Telle que lrsquolaquo eacutethique de la discussion raquo drsquoHabermas ougrave la deacutelibeacuteration est soumise agrave des critegraveres

communicationnels

50

Nous pouvons voir que le but de la deacutelibeacuteration selon Aristote est davantage le mouvement

interne de la citeacute qui consiste agrave fonder et conserver dans le travail rheacutetorique du logos lrsquouniteacute

de la communauteacute que la convergence des preacutefeacuterences comme cela peut lrsquoecirctre pour certains

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative Aristote ne veut pas laquo homogeacuteneacuteiser raquo les points de

vue mais harmoniser par la meacutediation du reacutegime politique ses diffeacuterentes parties distinctes (et

constitutives) qui ont toutes une preacutetention valable agrave srsquoimposer au tout qursquoest la citeacute (Pol III

14 II 1261a20-25) Drsquoailleurs que la discussion produise neacutecessairement une convergence des

preacutefeacuterences est une position qui a eacuteteacute mise en doute par plusieurs travaux empiriques26

Aristote nous montre plutocirct une alternative pour la production drsquoune action commune par

la deacutelibeacuteration et ce malgreacute les conflits et la diversiteacute des biens preacutesents dans la citeacute il faut que

les citoyens puissent srsquoidentifier agrave la communauteacute dans un processus de mise en commun des

motifs de lrsquoaction En effet si la fonction du citoyen est de prendre part aux institutions

deacutelibeacuteratives et judiciaires elle est aussi laquo drsquoassurer le salut de la communauteacute raquo (Pol III 4

1276b25 sq) et donc la continuiteacute de son existence qui deacutepend de certains biens internes

Lrsquoactiviteacute drsquoune telle communauteacute permet alors pour reprendre les mots de MacIntyre laquo un

mode public commun pour repreacutesenter le conflit politique raquo (MacIntyre 2013a 136) Pour

MacIntyre qui commente par cette phrase la deacutemocratie atheacutenienne la preacutemisse de cette

repreacutesentation du conflit est lrsquouniteacute des penchants et des biens humains au sein de la citeacute Cette

uniteacute est pour MacIntyre aussi entretenue par le travail rheacutetorique drsquoun logos partageacute les

26 Cf notamment Cass Sunstein 2006 Infotopia How Many Minds Produce Knowledge New York Oxford

University Press James Surowiecki 2005 The Wisdom of Crowds New York Doubleday Lynn M Sanders

1997 laquo Against Deliberation raquo Political Theory 25 (3) 347

51

diffeacuterentes dimensions de la parole ndash politique dramatique et philosophique ndash srsquoaffectent et se

nourrissent dans le cadre drsquoun souci pour la critique et lrsquoameacutelioration de lrsquoordre commun

(MacIntyre 2013a 135-156) Or ajoute-t-il appliquant la reacuteflexion agrave la moderniteacute occidentale

laquo il sera important de voir comment ces possibiliteacutes se sont fermeacutees agrave nous raquo (MacIntyre 2013a

136) La citeacute nrsquoeacutetant plus le cadre politique des socieacuteteacutes modernes la deacutelibeacuteration collective

peut-elle encore susciter ce travail rheacutetorique de la raison qui lui donnait son effectiviteacute en liant

eacutetroitement fins et moyens La deacutemocratie moderne peut-elle srsquoeacutemanciper drsquoune forme de vie

politique particuliegravere dans la recherche et lrsquoactualisation de ses principes Le chapitre suivant

visera agrave donner des pistes de reacuteponse agrave ces questions

CHAPITRE 2 ndash LA DEacuteLIBEacuteRATION SANS FORME POLITIQUE CRITIQUE DE

LrsquoABSTRACTION

Agrave travers une analyse aristoteacutelicienne nous avons pu mettre de lrsquoavant trois moments principaux

de la deacutelibeacuteration comme exercice de la rationaliteacute pratique individuelle et collective Drsquoabord

celle-ci trouve son point de deacutepart dans certaines conceptions du bien qui forment des principes

lorsqursquoils sont souhaiteacutes deacutesireacutes La deacutelibeacuteration permettra alors drsquoactualiser ces biens agrave travers

un exercice drsquoidentification et drsquoapprofondissement des fins au sein de situations particuliegraveres

qui se terminera par un choix deacutelibeacutereacute (eg une deacutecision politique) Ce choix motivera agrave son

tour des actions concregravetes qui sont relieacutees au principe initial par une causaliteacute teacuteleacuteologique

Drsquoautre part nous avons identifieacute une distinction laquo meacutethodologique raquo entre biensfins externes

et biensfins internes qui permet de mieux comprendre la relation entre lrsquoaspect eacutepisteacutemique de

la deacutelibeacuteration et son aspect eacutethique entre validiteacute et facticiteacute cette derniegravere eacutetant constitutive

de la premiegravere agrave travers le discours rheacutetorique Finalement le facteur principal drsquoune analyse

politique de la deacutelibeacuteration est apparu ecirctre le reacutegime politique qui permet le mouvement interne

de la citeacute par un commandement leacutegitime puisqursquoissu de principes laquo reacuteputables raquo et ouvert agrave la

reacutevision notamment gracircce agrave une alternance entre gouvernants et gouverneacutes

Ces analyses sont-elles encore pertinentes pour une eacutetude de la deacutelibeacuteration en reacutegime

contemporain de deacutemocratie repreacutesentative Nrsquoy a-t-il pas drsquoimportantes diffeacuterences entre la

citeacute grecque qui est le cadre drsquoanalyse drsquoAristote et les laquo Eacutetats-nations raquo modernes Par

exemple il nrsquoest plus justifiable aujourdrsquohui en Occident du moins de concevoir comme le

faisait Aristote une partie de la population comme de simples instruments telle que les esclaves

53

et les laboureurs (Pol VII 8 1328a20) ou alors comme une classe plus basse comme les

femmes et les artisans En effet au fondement de la construction de lrsquoEacutetat moderne se trouve

une nouvelle conception de lrsquoecirctre humain 27 qui apparaicirct notoirement dans les theacuteories

contractualistes de Thomas Hobbes et de John Locke celle drsquoun individu jouissant de la liberteacute

drsquoun laquo eacutetat de nature raquo qui preacutecegravede la socieacuteteacute civile Nous le savons cet individu est alors conccedilu

comme titulaire de droits naturels et ce avant toute institution civile Puisque la liberteacute

individuelle preacutecegravede la loi il faut que cette derniegravere fasse lrsquoobjet drsquoun consentement initial pour

avoir autoriteacute Ainsi la souveraineteacute politique ne reacutesidera plus dans un pouvoir de droit divin ni

dans celui de lrsquoheacutereacutediteacute et de la tradition mais sera deacutetenue par les individus assembleacutes qui

forment le peuple ou la nation LrsquoEacutetat moderne devient alors le lieu de la repreacutesentation de cette

souveraineteacute dont la puissance est agrave la fois assureacutee et limiteacutee par les droits individuels qui le

preacutecegravedent

Crsquoest dans ce contexte intellectuel et politique speacutecifiquement laquo moderne raquo que le concept

de leacutegitimiteacute fait son apparition (Goyard-Fabre 2003) En effet ni le vocable ni lrsquoideacutee de

leacutegitimiteacute nrsquoappartenaient agrave lrsquohorizon politique des Grecs (Goyard-Fabre 2003 388) Dans la

moderniteacute occidentale la leacutegitimiteacute du pouvoir srsquoincarnera de plus en plus dans le droit positif

crsquoest-agrave-dire le droit promulgueacute par lrsquoautoriteacute politique deacutesigneacutee par le peuple souverain Bref

comme lrsquoaffirme Simone Goyard-Fabre un point de non-retour est atteint agrave la suite des courants

contractualistes et laquo la rationalisation de lrsquoideacutee de leacutegitimiteacute doit lrsquoapparenter aux racines

deacutemocratiques de lrsquoautoriteacute civile en laquelle srsquoexprime la lsquovolonteacute geacuteneacuteralersquo raquo (2003 389)

27 Bien sucircr lrsquoanthropologie moderne des Lumiegraveres heacuterite drsquoun long deacuteveloppement politique philosophique et

religieux que nous ne pouvons ici expliciter

54

La leacutegitimiteacute de lrsquoideacutee deacutemocratique moderne est alors intimement lieacute au droit politique la

puissance souveraine provient du peuple constitueacute drsquoindividus titulaires de droits fondamentaux

dont celui de prendre part au gouvernement La deacutemocratie moderne se deacutefinit alors par une

aporie aussi feacuteconde puisse-t-elle avoir eacuteteacute la leacutegitimiteacute des lois politiques est garantie par le

le reacutegime deacutemocratique or ce mecircme reacutegime implique en principe le libre choix des sources de

la leacutegitimiteacute Cette difficulteacute autant pratique que theacuteorique a provoqueacute une certaine laquo crise de

leacutegitimation raquo comprise seulement comme une neacutecessiteacute nouvelle drsquoassurer lrsquoacceptation des

normes communes au-delagrave de lrsquoeacutetat de faits des socieacuteteacutes (Tenzer 1994 174-5)

Agrave partir de ces tensions internes la deacutemocratie moderne connaicirctra des mutations dans sa

conception de la leacutegitimiteacute celle-ci ne sera plus comprise agrave partir des institutions sociales et

politiques communes mais comme autoinstitution de la socieacuteteacute par elle-mecircme ce qui implique

le laquo partage de lrsquoautonomie raquo en permettant agrave tous de choisir les normes collectives (Bernardi

2003 53-4) Degraves lors comme lrsquoaffirme Simone Goyard-Fabre (2003) laquo la question de la

leacutegitimation du pouvoir a supplanteacute le problegraveme de sa leacutegitimiteacute raquo (2003 392) En effet les

institutions ne deacutetenant plus un capital de leacutegitimiteacute suffisant celle-ci se deacuteplacera dans la

proceacutedure deacutemocratique que permettent ces institutions ce qui aura pour conseacutequence

drsquoinstaurer laquo un rapport permanent direct ou indirect entre gouvernants et gouverneacutes ceux-ci

voulant trouver en ceux-lagrave la reacuteponse agrave leurs demandes et la satisfaction de leurs attentes raquo (2003

392) une analyse partageacutee eacutegalement par Tenzer (1994 180-184) Cette nouvelle forme de

lrsquoaction politique neacutecessite que la leacutegitimiteacute devienne un principe a priori plus qursquoun principe

contextuel Bref alors que la moderniteacute fondait la leacutegitimiteacute du droit sur le fait deacutemocratique la

moderniteacute avanceacutee deacuteplace la leacutegitimiteacute dans la forme sans le fait et donc dans la proceacutedure Il

55

convient alors de se demander si le concept de leacutegitimiteacute qui permet une deacutecision politique non-

dominatrice si lrsquoon peut dire est reacuteellement valide a priori crsquoest-agrave-dire au-delagrave de toute forme

de vie commune Or cet a priori modifie moins la deacutecision politique que la question pratique

initiale Comme lrsquoeacutecrit Manent (2007c 394) cette derniegravere est alors moins laquo Que faire raquo que

laquo Qui suis-je comme sujet drsquoune action possible raquo Autrement dit la deacutelibeacuteration serait moins

directement pratique elle inclurait un premier moment laquo theacuteorique raquo ougrave lrsquoagent fait valoir son

statut de sujet autonome qui lui donne un droit au consentement

Dans ce chapitre nous voudrons en quelque sorte montrer que (pour renverser lrsquoexpression

de N Tenzer28) lrsquohistoire des modes de leacutegitimation est en fait lrsquohistoire des formes politiques

et que cette derniegravere est aussi lrsquohistoire de la raison pratique Le problegraveme se preacutesente encore

une fois comme lrsquoocculation de la notion de finaliteacute qui est eacutegalement cause de lrsquoaction Selon

Bernardi (2003 52-3) une des principales diffeacuterences entre la deacutelibeacuteration comme

autogouvernement et la deacutelibeacuteration comme autoinstitution est que la premiegravere implique une

discussion sur les moyens en fonction de fins donneacutees alors que la seconde porte eacutegalement sur

les fins collectives Nous avons eu lrsquooccasion dans le chapitre preacuteceacutedent de preacutesenter la relation

entre fins et moyens telle que la comprenait Aristote Agrave lrsquoaide de ce bagage theacuteorique nous

pourrons maintenant montrer les limites de la compreacutehension de la deacutelibeacuteration comme

autoinstitution Pour aborder cet enjeu il nous faudra avoir eacutegalement recours agrave des auteurs

aristoteacuteliciens contemporains principalement Alasdair MacIntyre et Pierre Manent Ceux-ci ont

bien montreacute comment lrsquoexercice drsquoautoinstitution requiert une abstraction de la raison pratique

qui appauvrit lrsquoaction ce qui a pour effet paradoxalement de rendre difficile ce mecircme objectif

28 laquo Lrsquohistoire des formes politiques est lrsquohistoire des modes de leacutegitimation raquo (Tenzer 1994 164)

56

drsquoautoinstitution Une des preuves que nous voudrons avancer agrave ce propos est que lrsquoabstraction

propre agrave une raison pratique qui se veut davantage laquo formelle raquo et donc universelle tend dans les

faits agrave une raison pratique technique et particuliegravere Et la cause de cette limitation tient justement

dans le fait que la position moderne qui situe la normativiteacute dans les fins occulte justement la

rationaliteacute de la prise des moyens ainsi que leur rapport ontologique aux fins La conseacutequence

est une difficulteacute agrave traiter en commun le conflit politique Bref il est creacutedible drsquoanalyser la

deacutelibeacuteration deacutemocratique actuelle comme eacutetant en fonction drsquoun objectif drsquoautoinstitution de la

socieacuteteacute agrave lrsquoaide de la discussion sur les fins mais la thegravese ici deacutefendue affirme plutocirct que cette

autoinstitution est impossible et que tenter sa reacutealisation ne peut que faire obstacle agrave la

deacutelibeacuteration comme autogouvernement qui seule permet le libre choix des regravegles communes de

lrsquoaction

La section suivante aura pour but drsquoexposer la nature de cette raison pratique abstraite ou

laquo theacuteorique raquo voulant garantir et consolider lrsquoaspect deacutemocratique des socieacuteteacutes contemporaines

Nous verrons comment elle srsquoincarne dans un certain discours des droits de lrsquohomme et

comment lrsquoabstraction drsquoune forme de vie commune peut avoir des conseacutequences importantes

pour la capaciteacute des deacutemocraties agrave se gouverner elle-mecircme que nous examinerons avec les

exemples du marcheacute et de la laquo gouvernance raquo

21 Raison universelle et choix deacutelibeacutereacute

Afin drsquoexaminer la nature drsquoun raisonnement universel qui se voudrait pratique prenons

lrsquoexemple de quelques aspects du proceacuteduralisme eacutepisteacutemique drsquoHabermas qui permet de bien

rendre compte de lrsquoideacutee drsquoautoinstitution de la socieacuteteacute par la deacutelibeacuteration Selon ce dernier afin

de deacutelibeacuterer rationnellement sur des normes il faut drsquoabord que la communication integravegre un

57

principe drsquouniversalisation (laquo principe U raquo) qui veut que laquo les conseacutequences et les effets

secondaires qui dune maniegravere preacutevisible deacutecoulent dune observation universelle de la norme

dans lrsquointention de satisfaire lrsquointeacuterecirct de tout un chacun peuvent ecirctre accepteacutes sans contrainte

par tous raquo (Habermas 1999 86-87) Notons qursquoHabermas compare alors la communauteacute qui

adopte un tel principe agrave une communauteacute scientifique de recherche de la veacuteriteacute dont lrsquoexistence

neacutecessite des laquo attitudes performatives raquo telles que la bonne foi ou la reconnaissance de la

compeacutetence (Habermas 1999 108) Ce qui srsquoen suit est alors la neacutecessiteacute drsquoinfeacuterer un principe

eacutethique le laquo principe D raquo selon lequel laquo ne peuvent preacutetendre agrave la validiteacute que les normes qui

sont accepteacutees (ou pourraient lrsquoecirctre) par toutes les personnes concerneacutees en tant qursquoelles

participent agrave une discussion pratique raquo (Habermas 1999 114)

Pour le reacutesumer drsquoune faccedilon scheacutematique la discussion politique servirait selon cette

approche agrave construire (drsquoougrave la critique du monologisme kantien) une preacutemisse majeure qui

pourrait ecirctre consentie par tous Vu les inteacuterecircts divergents la norme construite devra ecirctre assez

universelle et assez abstraite pour atteindre cet objectif et conseacutequemment les participants agrave la

discussion devront mettre de cocircteacute leurs deacutesirs et leurs inteacuterecircts particuliers La preacutemisse mineure

pour sa part consistera en lrsquoapplication de la norme universelle agrave un cas particulier Par exemple

confeacuterer tel droit social universel agrave tel groupe particulier de telle socieacuteteacute

Or agrave cette eacutetape la deacutelibeacuteration est exclue En effet deacutelibeacuterer reviendrait ici comme

lrsquoexprime Descombes (2007 126) laquo agrave changer une valeur intrinsegraveque (faire lrsquoaction par devoir

par moraliteacute) en une valeur extrinsegraveque [hellip] raquo Autrement dit si une norme apparaicirct universelle

il faut absolument trouver une faccedilon de lrsquoappliquer elle ne peut simplement ecirctre eacutecarteacutee au

moment de consideacuterer la bonne politique agrave conduire ici et maintenant Crsquoest pourquoi la

58

conclusion drsquoun tel syllogisme normatif prendra la forme deacuteontique nous devons eacutelaborer telle

politique porteuse de la norme pour ce groupe Refuser cet impeacuteratif reviendrait alors agrave priver

un individu ou un groupe drsquoun attribut qui lui revienne de droit vu leur participation agrave

lrsquouniversaliteacute de la norme en question

Nous pouvons remarquer drsquoembleacutee la diffeacuterence qui existe entre le principe pratique

proceacuteduraliste et le principe pratique aristoteacutelicien Au sein de la pratique un principe geacuteneacuteral

demeure pour Aristote une hypothegravese pour autant qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute deacutelibeacutereacute et speacutecifieacute (et peut-

ecirctre eacutecarteacute) au sein drsquoune situation particuliegravere Il ne srsquoagit donc pas de la simple application

drsquoune ideacutee ou drsquoun bien Cela tient dans sa teneur teacuteleacuteologique un principe pratique affirme un

bien avant drsquoaffirmer un rapport entre des personnes Pour sa part le principe deacuteontologique

vise agrave recommander telle norme universelle qursquoil srsquoagirait drsquoappliquer agrave une situation

particuliegravere Il srsquoagit dans ce cas de constituer laquo une filiegravere universelle des normes particuliegraveres

de lrsquoagir raquo pour reprendre une expression originale de Charles De Koninck (2015b 218) et

donc agrave vouloir eacutechapper agrave la contingence des situations humaines ainsi qursquoagrave la particulariteacute de

la personne ou du groupe qui agit Le problegraveme est que laquo le fruit drsquoun raisonnement agrave partir de

la seule loi ne pourrait ecirctre qursquoune conclusion geacuteneacuterale relevant de la science pratique raquo (De

Koninck 2015b 218) Le proceacuteduralisme eacutepisteacutemique fait donc fi de la distinction entre

rationaliteacute pratique et science pratique entre raison pratique universelle et raison pratique

particuliegravere (cf sect112)29 La conseacutequence de cette conception est que au moment de lrsquoaction

29 Thomas drsquoAquin reacutesume ainsi la diffeacuterence de causaliteacute entre la raison universelle et la raison particuliegravere laquo [La

raison pratique universelle] meut comme cause premiegravere et en repos la particuliegravere elle comme cause prochaine

et drsquoune certaine maniegravere appliqueacutee au mouvement car les actes et les mouvements prennent place au sein drsquoobjets

particuliers [hellip] raquo Commentaire du Traiteacute de lrsquoacircme drsquoAristote trad J-M Vernier Paris Vrin p 403 Cf aussi

Descombes (2007 113) laquo Le raisonnement deacuteontologique qui conclut que le sujet est soumis agrave telle ou telle

obligation est en reacutealiteacute un raisonnement theacuteorique qui se trouve porter sur une matiegravere pratique raquo

59

une telle norme est drsquoabord neacutegative elle restreint le problegraveme pratique mais ne donne pas de

directives positives pour une action agrave faire hic et nunc (Anscombe 2002 Descombes 2007)

La raison de cette difficulteacute tient dans une conception logique et donc theacuteorique de

lrsquouniversaliteacute (tous doivent accepter la norme) qui srsquoappuie sur la raison scientifique En effet

lrsquouniversaliteacute scientifique implique la subsomption des singuliers crsquoest-agrave-dire des individus

sous une espegravece Par exemple le concept de cheval est en tant qursquoespegravece une abstraction de

cas singuliers Il peut ensuite ecirctre appliqueacute agrave un cas nouveau ce cheval-ci et ce agrave tort ou agrave raison

La validiteacute de lrsquouniversel logique tient alors dans sa possibiliteacute agrave ecirctre preacutediqueacute de tous les

individus concerneacutes On ne pourrait pas deacutecider en voyant tel cheval de lui refuser le titre de

cheval simplement parce qursquoil ne nous convient pas dans la situation preacutesente drsquoavoir affaire agrave

un cheval Un principe moral universel obeacuteit alors agrave la mecircme structure il fait abstraction des

caracteacuteristiques particuliegraveres des individus afin de fonder agrave partir de lrsquouniversaliteacute de lrsquoespegravece

(lrsquohumaniteacute) une norme qui se preacutediquerait de chaque individu

Ainsi la validiteacute drsquoune norme universelle ou proceacutedurale deacutepend de son application dans

un grand nombre de cas effectifs et dans tous les cas potentiels alors que la norme comprise

prudentiellement est applicable dans un grand nombre de cas parce qursquoelle est valide Celle-lagrave

nrsquoadmet pas de deacuterogation tandis que celle-ci admet non seulement la deacuterogation mais sa

souplesse produit justement le respect qursquoon peut en avoir En effet drsquoun point de vue

aristoteacutelicien un principe est drsquoautant plus solide que la diversiteacute de ses possibiliteacutes

drsquoapplication et de non-application ne compromet pas dans la pratique sa validiteacute La raison en

est que contrairement agrave une theacuteorie proceacutedurale ou intersubjective lrsquoessence de ce qui fait

60

autoriteacute la leacutegitimiteacute reacuteside drsquoun point de vue aristoteacutelicien agrave lrsquoexteacuterieur de la volonteacute qui veut

lrsquoappliquer

Par exemple30 tous (ou presque) srsquoaccordent aujourdrsquohui pour affirmer que le vote eacutelectoral

est une pratique bonne et mecircme que lrsquoaction de se rendre aux urnes est un devoir Or la theacuteorie

proceacuteduraliste forte ne peut rendre compte du fait que malgreacute un nombre important drsquoabstentions

agrave chaque eacutelection le vote conserve sa validiteacute et est toujours une action encourageacutee Le vote

nrsquoest donc pas un devoir parce que tous srsquoy sentent soumis et y consentent mais parce qursquoil est

lrsquoattribut du citoyen en reacutegime deacutemocratique Le vote est un principe universel seulement dans

la mesure ougrave il est lieacute agrave une fonction particuliegravere (ie citoyen de tel Eacutetat) qui se rencontre sous

diverses formes au sein de toutes ou de la plupart des communauteacutes politiques Nous retrouvons

ici lrsquoimportance des caracteacuteristiques fonctionnelles de la vie en commun et plus largement de

lrsquoaction (cf sect12) qui permettent drsquoidentifier des fins externes et des principes inheacuterents agrave

lrsquoactualisation de celles-ci Ainsi le citoyen en tant que citoyen doit voter mais ce devoir nrsquoa

pas la rigiditeacute drsquoun impeacuteratif cateacutegorique31 il est un moyen en fin drsquoune fin adapteacute aux

circonstances et donc un moyen qui constitue la fin dans ce cas-ci lrsquoexistence mecircme drsquoun

reacutegime deacutemocratique repreacutesentatif

Crsquoest que comme le souligne Alasdair MacIntyre (2013a 68) une laquo proprieacuteteacute

drsquouniversalisation raquo fait deacutefaut aux laquo revendications sur la possession le besoin ou le deacutesir drsquoun

bien mecircme si crsquoest un bien universellement neacutecessaire au mecircme titre que les revendications de

30 Nous empruntons ici un exemple donneacute par Pierre Manent lors de son seacuteminaire 2012-2013 agrave lrsquoEHESS 31 Sur cette diffeacuterence entre lrsquoutilisation du verbe devoir dans la moraliteacute universaliste et dans lrsquoeacutethique

aristoteacutelicienne on se rapportera notamment agrave Elizabeth Anscombe 1958 laquo Modern moral philosophy raquo

Philosophy 33 (124) 1-19

61

droits raquo Ce qui distingue les premiegraveres des secondes ajoute-t-il est le fait qursquoelles preacutesupposent

laquo lrsquoexistence drsquoun ensemble de regravegles socialement eacutetablies raquo Afin de clarifier les consideacuterations

preacuteceacutedentes examinons alors cette proprieacuteteacute drsquouniversalisation des droits individuels une

notion qui serait aujourdrsquohui laquo la reacutefeacuterence politique et morale commune en Occident raquo (Manent

2001 163)

211 Les droits individuels et la nature du conflit politique

Comme nous lrsquoavons mentionneacute cette proprieacuteteacute drsquouniversalisation tient drsquoabord dans le fait

qursquoils sont attribueacutes agrave chaque individu en fonction de son appartenance agrave lrsquoespegravece humaine32

Cette attribution ne se fait donc pas selon un contexte social ou une fonction propre agrave lrsquoindividu

Ne srsquoinscrivant plus dans une finaliteacute geacuteneacuterale et partageacutee les droits deviennent alors des

principes moraux (Chevrier 2011 319) au sens deacuteontologique crsquoest-agrave-dire dire des principes

inconditionnels qui se situent hors de la pratique elle-mecircme en tant que biens externes agrave

atteindre La leacutegitimiteacute des normes nrsquoest plus assureacutee par le droit le droit devient lui-mecircme la

leacutegitimiteacute Crsquoest ainsi que selon Manent (2001 289) laquo au souverain qui dit le droit succegravede ou

veut succeacuteder le droit souverain raquo au sein des reacutegimes deacutemocratiques qui integravegrent cette

compreacutehension des droits individuels Dans cette perspective la leacutegitimiteacute devient processus de

leacutegitimination qui provoque une extension indeacutefinie du droit (Manent 2001 179) Or ce

deacuteveloppement implique alors une hausse du caractegravere adversarial de la politique un

32Par exemple lrsquoarticle premier de la Deacuteclaration universelle des droits de lrsquohomme de lrsquoOrganisation des Nations-

Unies se lit comme suit laquo Tous les ecirctres humains naissent libres et eacutegaux en digniteacute et en droits Ils sont doueacutes de

raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraterniteacute raquo

62

changement qui srsquoincarne notamment dans lrsquoautoriteacute grandissante des cours de justice au

deacutetriment de celle des parlements33

Rappelons ici la critique que fit Aristote de la rheacutetorique judiciaire en ajoutant que celle-ci

eacutemana drsquoun contexte ougrave les tribunaux de justice gagnaient en pouvoir agrave Athegravenes (Garsten 2006

120) Aristote critiqua alors lrsquousage sophistique de la rheacutetorique qui se deacuteployait dans le cadre

judiciaire et qui consistait agrave laquo parler hors de la question raquo (Rhet I 1 1354b) Selon lui les

rheacuteteurs sophistiques visaient agrave lrsquoaide de sentiments et de faits eacutetrangers au cas particulier agrave

influencer ceux qui jugent (Garsten 2006 123-4) Cela eacutetait possible notamment du fait que les

litiges eacutetaient moins exposeacutes au jugement public le cas en question nrsquointeacuteressant pas

directement la communauteacute ni les juges eux-mecircmes La rheacutetorique se transformait alors en

performance technique ougrave il srsquoagit seulement de produire un reacutesultat Crsquoest pourquoi la

rheacutetorique deacutelibeacuterative devait pour Aristote avoir prioriteacute sur la rheacutetorique judiciaire celle-lagrave

eacutechappe moins facilement aux exigences du bien commun et est donc davantage porteacutee agrave

relativiser les revendications en fonction de la diversiteacute des biens preacutesents dans la communauteacute

politique des biens qui engagent directement les citoyens

Degraves lors comme le reacutesume Chevrier (2011 322)

lrsquoemprise du droit sur la socieacuteteacute et le politique srsquoaccompagne de la prospeacuteriteacute de la dogmatique

juridique et de lrsquoabsolutisation des conflits politiques et moraux qui reconvertis dans le langage

des droits se precirctent difficilement aux compromis Crsquoest la deacutelibeacuteration politique qui se

dogmatise sous lrsquoinfluence de la culture des droits

33 Cf Neal Tate et Torbjoumlrn Vallinder dir 1995 The global expansion of judicial power New York New York

University Press Aussi pour une eacutetude de ce pheacutenomegravene au Canada cf Frederick Lee Morton et Rainer Knopff

2000 The Charter Revolution and the Court Party Toronto University of Toronto Press

63

En effet conformeacutement agrave la nature critique drsquoun raisonnement pratique universel ou

deacuteontologique le droit ainsi compris devient un rapport agrave soi laquo en tant qursquoopposable agrave lrsquoautre raquo

(Manent 2007c 395) Or cette opposition se preacutesentant sous une norme cateacutegorique nrsquoa pas agrave

de donner de raisons proprement dites (MacIntyre 2013a 70) Le droit ainsi compris est pour

MacIntyre neacutecessairement incommensurable aux autres biens et revendications Il devient ainsi

un outil de protestation laquo la veacuteheacutemence affirmative des protestataires vient de ce que

lrsquoincommensurabiliteacute leur interdit de gagner une discussion leur suffisance indigneacutee vient de

ce que lrsquoincommensurabiliteacute leur interdit eacutegalement de la perdre raquo (MacIntyre 2013a 71) Dans

ce contexte34 laquo lrsquoeacutenonciation de tout principe universel se reacuteduit finalement agrave lrsquoexpression des

preacutefeacuterences drsquoune volonteacute individuelle pour cette volonteacute les principes nrsquoont et ne peuvent

avoir que lrsquoautoriteacute qursquoelle choisit de leur confeacuterer en les adoptant raquo (MacIntyre 2013a 22) Et

lrsquoexpression drsquoune preacutefeacuterence particuliegravere doit comme nous lrsquoavons vu ecirctre pris en compte

dans un jugement pratique dont la leacutegitimiteacute se veut laquo universelle raquo

Cette conception de lrsquoagent politique et des principes de la deacutelibeacuteration modifie alors pour

MacIntyre et Manent le sens que lrsquoon donne agrave la diversiteacute des opinions et au deacutebat politique

Elle ne serait plus celle des diffeacuterents motifs drsquoaction et de gouvernement diffeacuterents biens sous

la forme de lrsquoutile du noble ou du juste mais celle drsquoune valorisation personnelle de certains

objectifs des laquo preacutefeacuterences raquo (MacIntyre 1993) ou des laquo valeurs raquo (Manent 2007b) Pour

Manent la deacutemocratie contemporaine se voudrait degraves lors de plus en plus le laquo cadre formel de

34 Qui est celui de ce que MacIntyre appelle lrsquolaquo eacutemotivisme raquo qui est une position philosophique qui postule que

chaque eacutenonceacute eacutevaluatif est en fait un eacutenonceacute factuel qui renvoie aux preacutefeacuterences personnelles du locuteur Pour

MacIntyre lrsquoeacutemotivisme voit juste non en tant que philosophie de la signification mais en tant que sociologie

contemporaine de lrsquousage Une des causes de lrsquoeacutemotivisme serait lrsquoabstraction des principes moraux propres aux

theacuteories des Lumiegraveres dont la signification ne se fait plus voir dans la reacutealiteacute Pour cette discussion cf MacIntyre

(2013a 9-36)

64

toutes les expeacuteriences possibles raquo (2007b 198 nous soulignons) et de moins en moins celui de

lrsquoexpeacuterience reacuteelle La quecircte drsquouniversaliteacute deacutetacheacutee du particulier conduirait alors deacutelier la

parole de lrsquoaction agrave proclamer la leacutegitimiteacute des fins indeacutependamment de celle des moyens ce

qui conduirait dans les faits agrave laquo une eacutetrange suspension de lrsquoaction raquo (Manent 2014b 558) Cela

confegravererait agrave lrsquoagent contemporain la possibiliteacute de se poser comme sujet drsquoune infiniteacute

drsquoattributs sans devoir justifier cette attribution dans le contexte des affaires communes ougrave une

revendication se heurte agrave un ensemble drsquoautres biens concrets

En effet lorsque le principe de lrsquoaction est compris drsquoabord comme objet de choix

indeacutependamment des moyens concrets qui la constituent la fin devient soumise agrave laquo la bigarrure

de la repreacutesentation raquo (Manent 2014b 6) crsquoest-agrave-dire agrave une diversiteacute presque infinie Comme le

souligne Aristote un souhait mecircme si rationnel peut porter en fait sur toutes choses mecircme sur

les choses qui ne laquo deacutependent pas de nous raquo et donc qui ne sont pas objets de deacutelibeacuteration (EN

III 4 1111b20 sq) Crsquoest pourquoi le bien qui motive ce souhait est tributaire de moyens

circonstanciels qui permettent sa reacutealisation effective De ce fait en conclut Manent (2014b

554)

la diversiteacute nrsquoapparaicirct comme la modaliteacute la plus significative du pheacutenomegravene humain que si

lrsquoaction humaine est regardeacutee principalement dans ses fins deacuteclareacutees au lieu drsquoecirctre reconnue dans

ses moyens effectifs La diversiteacute ne vient au premier plan que lorsque nous reacuteduisons lrsquoaction agrave

sa premiegravere et moindre moitieacute celle qui consiste agrave lsquoposer la finrsquo agrave manifester un vœu agrave produire

une image

Ainsi une telle conception du laquo pluralisme raquo qui peut justifier une proceacutedure de leacutegitimation

nrsquoapparaicirct que lorsque lrsquoon comprend la vie pratique comme position de la fin et surtout position

65

de la fin sans les moyens Le pluralisme inheacuterent agrave toute socieacuteteacute ne serait alors plus pour

MacIntyre un laquo dialogue ordonneacute de points de vue croiseacutes raquo mais un laquo meacutelange discordant de

fragments mal assortis raquo (2013a 13) crsquoest-agrave-dire des fins laquo poseacutees raquo par chacun qui ne nouent

plus un lien agrave travers un but commun et qui par ce fait mecircme ne peuvent plus fournir de veacuteritables

fins agrave lrsquoagent (des motifs drsquoaction concregravete) mais seulement un argumentaire critique non

falsifiable

Crsquoest ainsi que lorsque lrsquoon perd de vue lrsquointeacutegration reacuteciproque des fins et des moyens la

vie humaine risque drsquoapparaicirctre plus dans sa diversiteacute que sa reacutegulariteacute et que le deacutebat apparaicirctra

comme une laquo guerre des dieux raquo sans justification possible Car la prise en consideacuteration de

cette inteacutegration limite dans les faits la vie eacutethique les motifs reacuteels de lrsquoaction eacutetant pour leur

part laquo en nombre tregraves limiteacute raquo (Manent 2014b 554) Par exemple un discours politique qui

affirmerait les valeurs de la deacutemocratie de lrsquoautonomie de la solidariteacute etc nrsquoaurait en soi

aucune teneur pratique et donc aucun contenu moral puisqursquoil lui faudrait speacutecifier des faccedilons

drsquoagir en vue de ces valeurs Comme lrsquoeacutecrit Vincent Descombes laquo une chose est de reconnaicirctre

une valeur en principe une autre est de srsquoy conformer ici et maintenant raquo (Descombes 2013b

128) Or leur actualisation ne peut consister simplement en une laquo application raquo non seulement

parce que leur contenu nrsquoest pas directement tangible mais eacutegalement parce qursquoun bien doit

parfois ecirctre laisseacute de cocircteacute pour en promouvoir un autre plus adapteacute agrave la situation particuliegravere

Crsquoest finalement ce qursquoAristote entend par la vertu de prudence qui est une disposition propre

de lrsquoagent avant drsquoecirctre une caracteacuteristique de lrsquoacte35

35 laquo Lrsquoapplication drsquoune loi doit toujours ecirctre un acte de prudence circa singularia contingentia et ougrave le jugement

deacutepend de la condition du deacutesir Nulle loi ne saurait rendre hors de propos ni la connaissance de la contingence ni

66

Crsquoest pourquoi le nœud de la vie pratique est le choix des moyens plus que la position de la

fin Celui-lagrave reacuteveacutelera le caractegravere et les intentions de lrsquoagent et sera lrsquoobjet de la justification et

du jugement Cela est drsquoautant plus vrai de lrsquoaction politique puisque laquo les motifs humains

nrsquoaccegravedent agrave la clarteacute de la connaissance que lorsqursquoils produisent une action qui srsquoinscrit

visiblement dans lrsquoespace public raquo (Manent 2014b 6) Or les droits individuels lorsqursquoils sont

pris comme principes absolus nrsquoont plus pour Manent et MacIntyre agrave justifier leur preacutetention

selon diffeacuterents biens assurant la bonne activiteacute de la communauteacute politique car ils ne jugent

pas agrave proprement parler les diffeacuterentes actions et leurs conseacutequences ils ne peuvent que les

autoriser ou les interdire Comme lrsquoexprime Manent (2015a 24) leur sens srsquoeacutepuise dans

lrsquoautorisation qursquoils donnent

Bien sucircr les droits universels et lrsquoexpression des preacutefeacuterences particuliegraveres qursquoils permettent

au sein de la sphegravere publique ne sont pas sans effet sur lrsquoaction La raison universelle qui

srsquoapparente davantage agrave une raison theacuteorique a bien une porteacutee pratique quoiqursquoindirecte Cette

laquo indeacutependance raquo lui confegravere une autoriteacute qui permet souvent heureusement de critiquer les

obligations particuliegraveres drsquoun contexte social donneacute Toutefois le pendant du gain en autoriteacute

de lrsquoabstraction des normes est lrsquoaffaiblissement des capaciteacutes drsquoaction eacutethique deacutelibeacutereacutee En

effet le discours abstrait du droit tend agrave occulter les aspects eacutethiques qui lui sont sous-jacents et

diminue alors lrsquointeacuterecirct de les examiner et de srsquoy confronter au sein drsquoune discussion rationnelle

partageacutee (Blattberg 2009) La raison universelle tout comme les droits individuels nrsquooffre pas

de logos propre au choix des moyens Son rocircle eacutetant drsquoautoriser ou de restreindre lrsquoaction rien

la disposition du deacutesir raquo (De Koninck 2015b 220) C De Koninck entend ici par laquo disposition du deacutesir raquo les vertus

et les vices qui donnent des fins immeacutediates agrave lrsquoagent

67

ne garantit la capaciteacute de lrsquoagent drsquoagir rationnellement et volontairement agrave la suite de cet

impeacuteratif Bref comme lrsquoaffirme Charles Blattberg (2009 46) laquo en ce qui concerne lrsquoeacutethique

lrsquoabstraction affaiblit [disempowers] raquo Crsquoest pourquoi selon Aristote ainsi que selon

MacIntyre et Manent la rheacutetorique judiciaire doit se placer sous la rheacutetorique deacutelibeacuterative qui

vise agrave combler lrsquoespace et lrsquoindeacutetermination qui existe entre lrsquoagent et lrsquoaction par un

mouvement inteacuterieur le choix deacutelibeacutereacute qui prenne en compte les dispositions des individus

ainsi qursquoun mouvement exteacuterieur lrsquoaction

Le problegraveme est que le concept geacuteneacuterique drsquohumaniteacute deacutenueacute drsquoautres attributs particuliers

perd de sa teneur fonctionnelle et les biens internes propres que celle-ci permet habituellement

drsquoidentifier Cette indeacutetermination risque alors drsquoecirctre laquo une invitation agrave avancer une

deacutetermination arbitraire lsquoideacuteologiquersquo de celle-ci raquo (Manent 2010b 382) car la dimension

eacutethique de la vie pratique est en quelque sorte laisseacutee agrave elle-mecircme elle ne trouve plus de

principes auxquels se rapporter36 Ainsi comme le souligne eacutegalement Mary Ann Glendon

(1991 171)37 le danger est que seacutepareacutes de la substance sociale qui leur confegravere leur sens et leur

laquo authenticiteacute raquo les droits en viennent agrave servir moins la digniteacute humaine que les deacutesirs

laquo pressants et sans fin raquo des individus Autrement dit la raison pratique universelle qui

srsquoapparente agrave la raison scientifique de par ses conclusions laquo theacuteoriques raquo se transforme en raison

36 Manent (2014b 557) deacutecrit ainsi lrsquoideacuteologie laquo Crsquoest preacuteciseacutement le rocircle de lrsquoideacuteologie de rattacher toutes les

actions possibles agrave un ensemble deacutetermineacute et clos de paroles raquo Cf aussi Marshall (2009 203) laquo Or les

conseacutequences de cet ancrage des droits du citoyen dans le sentiment de lrsquohumaniteacute se manifestent non seulement

par leur deacutepassement de lrsquoesprit inteacuteresseacute et du rationalisme scientifique comme fondements de la perception

humaine mais eacutegalement par lrsquoabneacutegation du raisonnement deacutelibeacuteratoire ou de la modeacuteration qursquoil suppose et elles

favorisent par contre des jugements politiques cateacutegoriques geacuteneacuteraliseacutes voire universels Eacutetant lrsquoarchecirc mecircme du

jugement pratique le sentiment de lrsquohumaniteacute agrave la diffeacuterence de la geacuteneacuterositeacute classique nrsquoaura pas de juste milieu

pour le mesurer raquo 37 On se reacutefeacuterera eacutegalement agrave cet ouvrage pour une deacutemonstration plus empirique (situeacutee au Eacutetats-Unis) des

conclusions qui preacutecegravedent

68

technique lorsqursquoelle nrsquoest pas suppleacuteeacutee par une raison pratique particuliegravere il srsquoagit alors

seulement drsquoappliquer un modegravele drsquoatteindre une fin exteacuterieure38 Et comme nous le verrons

maintenant il est possible que ce scheacutema laquo technique raquo produise des conseacutequences indeacutesireacutees et

des choix non deacutelibeacutereacutes au sein des reacutegimes deacutemocratiques contemporains

212 De la raison universelle agrave la raison technique les exemples de la gouvernance et

du marcheacute

Il va sans dire qursquoun agent ne peut renoncer agrave discriminer entre les biens ou les diffeacuterents modes

de vie qui srsquooffrent agrave lui Mais comment alors choisir lagrave ougrave la deacutelibeacuteration peine agrave deacuteterminer

rationnellement les moyens de lrsquoaction vu lrsquoabstraction de ses principes Lorsque la

deacutelibeacuteration nrsquoa plus les moyens de guider former commander rationnellement les volonteacutes

individuelles mais seulement de deacuteterminer les conditions de leur libre expression alors la vie

eacutethique est en quelque sorte laisseacutee agrave elle-mecircme comme nous lrsquoavons analyseacute preacuteceacutedemment

Or nous sommes ici en face drsquoun certain paradoxe Drsquoune part toute action doit neacutecessairement

avoir eacuteteacute motiveacutee de quelque faccedilon Selon la perspective aristoteacutelicienne les principes effectifs

de lrsquoaction se retrouvent toujours parmi certaines laquo opinions reacuteputables raquo sur le bien dont les

plus geacuteneacuterales sont transmises notamment par le reacutegime politique Drsquoautre part nous avons vu

que les principes de la deacutemocratie contemporaine et drsquoune certaine faccedilon de la deacutemocratie en

38 Selon une expression de Charles de Koninck il y a alors laquo tentative de contourner par lrsquoart les difficulteacutes de

lrsquoaction raquo (De Koninck 2015c) Cf aussi Cordell Paris (2014 201-2) laquo le rationalisme kantien exclut le calcul

deacutelibeacuteratif au nom drsquoune loi qui se veut impeacuterative La certitude de lrsquoimpeacuteratif cateacutegorique entend rompre avec la

recherche toujours incertaine du bien de mecircme que la volonteacute deacutetermineacutee par la raison agrave lrsquoexclusion des passions

entend se substituer au lsquodeacutesir deacutelibeacuteratifrsquo qursquoest la prohairegravesis [hellip] Car lrsquoaction srsquooriente deacutesormais non plus en

fonction de la situation drsquoaction mais en fonction de la regravegle elle-mecircme regravegle penseacutee comme une veacuteriteacute absolue et

non pas une veacuteriteacute pratique Lrsquoobeacuteissance se substitue agrave la deacutelibeacuteration le devoir agrave lrsquoaction raquo

69

geacuteneacuteral (cf sect13) invitent les individus agrave deacuteterminer librement leurs fins et en garantissent la

possibiliteacute par les droits individuels

Pour Manent le paradoxe qui srsquoen suit srsquoexprime alors de la faccedilon suivante laquo la loi

nouvelle ayant abandonneacute tout critegravere rationnel ou objectif du bien et du juste se commande agrave

elle-mecircme de ne pas commander raquo et entend ainsi laquo commander agrave une vie sans loi raquo (Manent

2014c 302) La quecircte drsquoune laquo action sans loi raquo se concreacutetise alors selon Manent laquo dans la

seacuteparation moderne entre lrsquoinstitution politique sources des lois et la socieacuteteacute lieu des actions

lsquosans loirsquo mais guideacutees par les lsquointeacuterecirctsrsquo et les lsquovaleursrsquo raquo (2015a 21) Ces deux principes sont

alors garantis par laquo ces conditions geacuteneacuterales de lrsquoaction que sont lrsquoEacutetat de droit et le marcheacute raquo

(Manent 2007 395) deux institutions qui deacuteterminent autant pour Manent que pour MacIntyre

une part importante de la vie commune des deacutemocraties contemporaines En effet avec la

moraliteacute des droits universels laquo lrsquoeacutethique de lrsquoEacutetat raquo et laquo lrsquoeacutethique du marcheacute raquo sont les deux

autres composantes de ce que MacIntyre (2016a) a reacutecemment identifieacute comme le laquo point de

vue dominant raquo actuel

Dans le domaine de lrsquoeacuteconomie qui remplit la sphegravere eacutethique laisseacutee vide par la politique

il nrsquoy a plus possibiliteacute drsquoorthos logos de juste mesure deacutetermineacutee par la deacutelibeacuteration et le

dialogue tel qursquoil pourrait y en avoir par exemple sur le laquo juste prix raquo de certains biens (Manent

2015a 21 MacIntyre 2016 93-101) Le marcheacute commande le prix sans que les deacutelibeacuterations

des citoyens puissent y jouer un rocircle sinon une somme de deacutelibeacuterations seacutepareacutees et

instrumentales sur la maximisation de lrsquoutiliteacute Tel que le souligne MacIntyre (2016a 127) le

trait de caractegravere voire lrsquoobligation speacutecifique agrave cette activiteacute dont le cadre est le marcheacute est ce

qursquoAristote nommait la pleonexia laquo lrsquoesprit drsquoacquisition raquo qui tend agrave faire deacutesirer plus que sa

70

juste part (EN V 2 1129a31-b10) Degraves lors alors que lrsquoeacutethique du marcheacute promeut la

multiplication des deacutesirs comme moyens drsquoarriver agrave la laquo maximisation de lrsquoutiliteacute raquo (MacIntyre

2016a 127-33) le gouvernement trouverait de plus en plus sa leacutegitimiteacute dans lrsquoentreprise de

satisfaction de ceux-ci (MacIntyre 2016a 126) Les agences bureaucratiques se multiplient alors

afin de coordonner lrsquoactiviteacute grandissante de la sphegravere de lrsquoeacuteconomie qui adopte le principe de

libre concurrence (MacIntyre 2016a 124 Manent 2014a 313) Lorsque cette coordination

assure les laquo conditions de lrsquoaction raquo sans en questionner ou en deacuteterminer la regravegle et donc la

finaliteacute alors le gouvernement est remplaceacute par la laquo gouvernance raquo (Manent 2014a)

Ce deacuteploiement du laquo deacutesir drsquoacqueacuterir raquo dans les socieacuteteacutes modernes et contemporaines

entrainerait alors un changement important de perspective politique selon Manent

laquo Lintelligibiliteacute de la vie collective paraicirctra venir des moins en moins de la somme des actions

intentionnelles des socieacutetaires quils soient personnes priveacutees ou mecircme gouvernants et de plus

en plus du systegraveme formeacute par la somme des circonstances et la somme des conseacutequences raquo

(2014a 312) Or sans une prise intelligible de laquo lrsquointention collective raquo des fins preacutesentes au

sein de la socieacuteteacute (qui est le propre du discours rheacutetorique tel que lrsquoenvisage Aristote)

lrsquointeacutegration des fins et des moyens est de plus en plus difficile agrave concevoir Sur ce point la

conseacutequence est alors une difficulteacute agrave reacuteviser les fins agrave la suite des deacutelibeacuterations et des actions

des socieacutetaires agrave effectuer un retour aux principes 39 La raison commune devient alors

davantage technique en ce qursquoelle peine agrave consideacuterer les biens internes agrave la pratique des biens

39 Charles De Koninck (2015a 110) donne sur ce point lrsquoexemple suivant laquo On srsquoeacutetudie agrave srsquoeacutelever agrave un ordre de

pourparlers et drsquoententes de notre part si deacutetacheacute de tout principe qursquoil peut se nouer ndash sans qursquoon srsquoen aperccediloive ndash

des alliances entre les gouvernements de nations dont les conceptions de la vie en geacuteneacuteral ou du bien-ecirctre politique

en particulier sont les plus opposeacutees possibles voire mortellement contraires raquo

71

en soi qui permettent de relativiser la fin exteacuterieure Alors que la raison pratique vise agrave

circonscrire le deacutesir agrave un objet possible bon et mesureacute la raison technique ne peut que

maximiser celui qui se preacutesente agrave elle sans reacuteelle capaciteacute de choisir volontairement de

deacutevelopper une vie laquo prohaiumlreacutetique raquo (MacIntyre 2016 133) Tandis que le gouvernement de soi

par soi vise agrave assurer cette emprise volontaire sur les principes de la vie commune ce choix laquo la

gouvernance raquo reculerait en fait laquo devant lrsquoampleur des possibles politiques que la proaiumlresis

srsquoefforce de maicirctriser raquo (Manent 2010b 124) Voulant ouvrir des possibiliteacutes de plus en plus

vastes au niveau des fins la politique contemporaine serait en fait de plus en plus restreinte au

niveau des moyens ceux-ci eacutetant de plus en plus preacutedeacutetermineacutes par la neacutecessiteacute celle du marcheacute

et de la laquo providence raquo eacuteconomique40 et celle de la coordination bureaucratique notamment

En somme embrassant des principes abstraits les socieacuteteacutes actuelles occulteraient le sens et

les exigences de la deacutemocratie comme laquo gouvernement de soi raquo un oubli dont la conseacutequence

est selon Pierre Manent et Alasdair MacIntyre laquo le despotisme eacuteclaireacute deacutesignation exacte pour

la somme drsquoagences administrations cours de justice et commissions qui dans le deacutesordre

mais drsquoun esprit unanime nous donnent de plus en plus meacuteticuleusement la regravegle raquo (2006 58-

9) bref une autoriteacute qui tend vers une forme de domination ineacutegalitaire (MacIntyre 2016 126-

127) Alors que pour Aristote seuls des citoyens pouvaient gouverner des citoyens libres il

semble aujourdrsquohui que laquo plusieurs choses gouvernent les hommes raquo selon une formule de

Montesquieu (Esprit des lois XIX 4 cf Manent 2010b 36 1997 114) Le problegraveme est que

40 laquo Sous le nom de marcheacute mondial nous avons construit un systegraveme drsquoaction que lrsquoon peut ne peut mieux deacutecrire

que comme une Providence artificielle agrave la fois la seule chose que nous puissions faire et le mieux que nous

puissions faire cest de reacutepondre avec dociliteacute aux indications du marcheacute mondial chacune drsquoelles ayant pour elle

la force surhumaine du Tout et de son autoriteacute raquo (Manent 2015b 109)

72

dans ce contexte ces autres laquo choses raquo qui gouvernent les citoyens ne sont pas objet de

deacutelibeacuteration rationnelle et donc de choix volontaire Srsquoil nrsquoy a deacutelibeacuteration que sur les choses

qui laquo deacutependent de nous raquo alors il nrsquoy a plus deacutelibeacuteration lorsque certaines forces humaines et

socieacutetales ne deacutependent plus drsquoun laquo nous raquo particulier Si cette analyse srsquoavegravere juste comment

alors retrouver une emprise des deacutemocraties sur elles-mecircmes et sur les actions intentionnelles

qui srsquoy deacuteploient

22 Lrsquoagent retrouveacute la mise en commun des fins et lrsquoautoriteacute du bien

Nous venons de voir les lacunes de certains principes pratiques que lrsquoon peut retrouver selon

MacIntyre et Manent dans les reacutegimes deacutemocratiques actuels Notamment nous avons deacutecrit la

possibiliteacute drsquoune nouvelle compreacutehension des droits et de lrsquoexpression des preacutefeacuterences qui srsquoest

deacutetacheacutee du cadre particulier drsquoune communauteacute politique afin de promouvoir un certain type

drsquouniversaliteacute Cette universaliteacute serait toutefois lrsquoobjet non pas de la raison pratique mais de la

raison theacuteorique et scientifique en ce qursquoelle fait fi de toute deacutetermination particuliegravere au-delagrave

de lrsquoindividualiteacute mecircme Nous pouvons dire que en adoptant cette laquo eacutepisteacutemologie raquo des

affaires humaines la deacutemocratie deacutelibeacuterative surtout dans sa version eacutepisteacutemique forte ne serait

pas alors une alternative au modegravele du contrat social mais seulement une transformation de ce

modegravele Cette transformation proviendrait notamment drsquoune certaine compreacutehension de

lrsquoautoriteacute propre agrave la loi et aux normes en geacuteneacuteral comme nous allons maintenant le voir

221 Lrsquoautoriteacute de la loi et le travail de leacutegitimation

Alors que le contrat social de la moderniteacute inaugurale situait la souveraineteacute au sein du peuple

ou de ses repreacutesentants la deacutemocratie libeacuterale actuelle laisserait place agrave une laquo souveraineteacute

73

illimiteacutee de lrsquoindividu particulier raquo (Manent 2015b 128) Comme nous lrsquoavons mentionneacute

lrsquoobjectif est de donner la possibiliteacute agrave tous les individus concerneacutes par des normes de faire un

acte de consentement Dans ses conditions un consensus de cette ampleur requiert lrsquoabstraction

et la possibiliteacute de reacuteviser toutes les normes agrave partir de cette abstraction Ainsi dans cette

perspective laquo au lieu que ce soit le contrat qui rende possible la politique la politique est une

suite perpeacutetuelle de conclusions du contrat raquo comme lrsquoanalyse Bubner (1993 364) Autrement

dit lrsquoindividu deacutelibeacuterant est maintenant appeleacute agrave choisir et promouvoir ses fins agrave travers un

dialogue intersubjectif qui se transforme alors dans un eacutechange de laquo preacutefeacuterences raquo individuelles

Lrsquoabstraction propre agrave certains principes de deacutelibeacuteration prenant la forme de laquo valeurs raquo ou

drsquoimpeacuteratifs constituerait alors en une laquo disqualification de tous les contenus de vie

partageables au motif qursquoils nrsquoont pas eacuteteacute choisis par chacun ou qursquoils nrsquoagreacuteent pas agrave chacun raquo

(Manent 2015b 129)

Le problegraveme est que la discussion collective ne trouve plus alors dans les fins laquo poseacutees raquo

comme principes lrsquoarkhē neacutecessaire agrave lrsquoorientation concregravete de la pratique Faute drsquoun principe

directement causal le dialogue devient alors lui-mecircme une fin mais une fin qui demeure dans

lrsquoabstraction des deacuteterminants concrets de la pratique

Avec la tendance agrave transformer le flux de la pratique en dialogue permanent les contenus qui

proviennent des opinions diverses et des conflits drsquointeacuterecircts de la politique srsquoeacutegarent La substance

du dialogue ideacuteal devient ludique aussi longtemps qursquoelle est soustraite en tant que thegraveme

hypotheacutetique de la discussion agrave la structure de lrsquoaction qui fixe des buts (Bubner 1993 362)

74

Dans cette optique il nrsquoy a plus possibiliteacute laquo drsquoengagements veacuteritablement inconditionnels raquo

(MacIntyre 2016b 188)41 qui puissent offrir de veacuteritables motivations agrave lrsquoaccord politique et agrave

lrsquoaction commune En effet alors que la discussion collective comprise comme discussion des

fins et non des moyens tend agrave devenir elle-mecircme la norme par un processus de leacutegitimation ses

possibiliteacutes se reacutetreacutecissent dans les faits par la fragilisation de lrsquoautoriteacute des principes qui la

sous-tendent Ainsi tel que lrsquoaffirme Pierre Manent (2015a 24)

la regravegle des mœurs parmi nous est donc suspendue agrave un fil tregraves cassant Lrsquointerroger crsquoest la

reacuteformer Elle ne supporte pas drsquoecirctre interrogeacutee tout en eacutetant tranquillement suivie comme crsquoeacutetait

le cas avant lrsquoirruption de la liberteacute absolue lorsqursquoun essaim de raisons disparates bombinait

autour des actions principales de la vie humaine

Cela est ducirc au fait que comme nous lrsquoavons vu les regravegles drsquoaction preacutesentes au sein drsquoun ordre

politique et social ne proviennent pas drsquoune universaliteacute sans faille mais reposent laquo sur une

pluraliteacute de raisons ou de lsquonon sans raisonrsquo raquo crsquoest-agrave-dire une pluraliteacute de motifs concrets drsquoagir

selon ou contre elles ce qui confegravere aux institutions qui les incarnent une stabiliteacute et laquo une

amplitude inteacuterieure raquo (Manent 2015a 23) Dans cette perspective les opinions conflictuelles

visent agrave rendre raison de lrsquoadeacutequation ou de lrsquoinadeacutequation des lois et des normes agrave lrsquoexpeacuterience

qursquoen font les citoyens libres au sein de la communauteacute politique La parole publique est alors

laquo le veacutehicule qui clarifie les buts viseacutes et dont on suppose comme allant de soi le caractegravere

recteur par principe pour lrsquoaction de sorte que lrsquointervention du logos conduise agrave la

41 Crsquoest ainsi que la deacutelibeacuteration politique servirait dans les mots drsquoHabermas agrave laquo expeacuterimenter le processus

[institutionnel] comme ouvert et incomplet raquo et de laquo rallumer la radicaliteacute deacutemocratique des braises de la position

originelle de la vie civique drsquoune socieacuteteacute raquo en consideacuterant la constitution laquo comme un projet raquo (Habermas 1995

128)

75

consolidation de la communauteacute drsquoaction raquo (Bubner 1993 363) Crsquoest de cette faccedilon qursquoil est

possible de laquo secouer le joug de la loi sans donner naissance au sujet raquo (Manent 2007 397)

Ce contraste entre un exercice de liberteacute politique qui deacutelibegravererait sur la loi tout en la

conservant et un autre qui ferait de mecircme tout en provoquant une perte drsquoorientation de la vie

pratique peut paraicirctre eacutenigmatique Une premiegravere voie de clarification nous est montreacutee par

Vincent Descombes (2004) Dans un raisonnement pratique individuel ou collectif il ne srsquoagit

pas pour un agent ou pour les citoyens drsquoune communauteacute de se laquo donner une loi raquo ndash un

exercice que mettent de lrsquoavant les theacuteories du contrat social ndash mais de srsquoapproprier le principe

de la loi crsquoest-agrave-dire le bien qursquoelle promeut ou la fin vers laquelle elle tend Crsquoest pourquoi les

anciens Grecs utilisaient une voix moyenne pour deacutesigner le fait drsquoobeacuteir librement agrave une norme

La voix moyenne introduit une laquo nuance subjective raquo ougrave laquo lrsquoaction accomplie possegravede aux yeux

du sujet une signification personnelle (Descombes 2004 103) Ce rapport agrave soi nrsquoest toutefois

pas agrave proprement parler reacuteflexif au sens drsquoune laquo auto-affection du sujet par lui-mecircme raquo (2004

103) Or la moderniteacute politique aurait confondu le moyen et le reacutefleacutechi en affirmant la possibiliteacute

qursquoun peuple se donne des lois en se les imposant agrave lui-mecircme Il y a lagrave pour Descombes laquo un

exercice eacutenigmatique de schizophreacutenie politique pas un reacutegime de souveraineteacute politique raquo

(2004 103)

Les faiblesses contemporaines de la deacutelibeacuteration politique trouveraient donc deacutejagrave leur

source dans la conception moderne du contrat social Celui-ci en tant qursquoil est purement formel

ne peut produire lrsquoarkhē neacutecessaire agrave un reacutegime de souveraineteacute politique et donc agrave une

deacutelibeacuteration collective tourneacutee vers des moyens communs drsquoatteindre certains biens Le contrat

social en tant que seul principe de leacutegitimiteacute possegravederait donc une teneur plus neacutegative que

76

positive et devrait alors ecirctre constamment reacuteactualiseacute afin drsquoecirctre rendu laquo reacuteel raquo Crsquoest ce que

permet aujourdrsquohui selon Pierre Manent et Alasdair MacIntyre entre autres penseurs

aristoteacuteliciens lrsquoassociation entre le langage des droits et celui des preacutefeacuterences personnelles ou

de laquo lrsquoutiliteacute raquo

Pour ces deux philosophes les deacutemocraties libeacuterales actuelles auraient alors besoin drsquoune

certaine science pratique sans laquelle le jugement sur les affaires humaines tombera drsquoune part

dans un reacutealisme eacutetroit voire meacutecanique qursquoils associent notamment agrave la sphegravere de lrsquoeacuteconomie

et de la bureaucratie eacutetatique et drsquoautre part dans un ideacutealisme abstrait dont les droits de

lrsquohomme et lrsquoideacutee drsquohumaniteacute sont les manifestations les plus influentes Selon eux crsquoest

justement cette science que nous fournit Aristote La force de la science pratique aristoteacutelicienne

est de mettre en lumiegravere la deacutemarche qui conduit du particulier agrave lrsquouniversel et de lrsquouniversel

au particulier tout en conservant le caractegravere speacutecifiquement pratique de la reacuteflexion sur les

affaires humaines crsquoest-agrave-dire un monde de contingence qui trouve sa stabiliteacute dans la loi et

dans le reacutegime politique La probabiliteacute ainsi que la geacuteneacuteraliteacute est donc le premier aspect de la

rationaliteacute pratique que lrsquoapproche aristoteacutelicienne permet de recouvrer afin drsquoeacuteviter des

jugements trop cateacutegoriques qui veulent deacutepasser la contingence ou des jugements trop

particuliers qui se soumettent agrave celle-ci

De cette faccedilon crsquoest la nature mecircme des normes veacutehiculeacutees par les institutions politiques et

sociales qui pourra ecirctre repenseacutee en tant que celles-ci offrent des principes qui ne peuvent valoir

pour tous les cas mais qui orientent neacuteanmoins la vie pratique drsquoune faccedilon irremplaccedilable Car

bien que critiquables ces normes ou opinions substantielles sur le bien sont pour Aristote des

solutions agrave des problegravemes poseacutes par la nature de lrsquoecirctre humain crsquoest-agrave-dire dans la perspective

77

drsquoune fin partageacutee par tous (Salkever 2000 5) Ainsi les notions de nature et de finaliteacute serait

le deuxiegraveme aspect essentiel agrave reacuteinteacutegrer dans une perspective aristoteacutelicienne au discours

moral et politique contemporain mais sans le deacutetacher du premier celui du geacuteneacuteral et du

probable Nous aurions alors ce que Stephen Salkever (2002 2000) a nommeacute une laquo eacutethique des

questions naturelles42 raquo Cette deacutemarche pourrait permettre drsquoorienter la discussion politique et

la recherche effective et reacutefleacutechie des moyens en lui fournissant certains principes autres que

celui du contrat social

222 La loi naturelle et les finaliteacutes partageacutees de lrsquoaction

Afin drsquoexpliciter une telle deacutemarche Alasdair MacIntyre et Pierre Manent mobilisent tous

deux au contraire de Salkever un concept de loi naturelle43 Leurs conceptions de la loi naturelle

sont toutefois tregraves pregraves de lrsquoeacutethique des questions naturelles promue par ce dernier Nous devons

les eacutelaborer quelque peu ici bien que sommairement Drsquoabord les deux penseurs insistent sur

la loi naturelle comme principe de formation de la volonteacute plutocirct que comme une laquo somme de

propositions deacuteduites drsquoun savoir religieux meacutetaphysique ou scientifique raquo (Manent 2017a 1)

Plutocirct la loi naturelle serait selon la deacutefinition de Manent un laquo reacuteseau ouvert drsquoeacuteleacutements

drsquoorientation intrinsegraveques agrave la vie pratique raquo sans lesquels laquo il ne pourrait y avoir ni choix ni

reacuteflexion (2017a 1)44 De mecircme pour MacIntyre la loi naturelle se preacutesente comme un

42 laquo [hellip] Aristotlersquos stress on questions itself reflects a definite sense of what human nature and human excellence

or virtue is ndash a particular collection of tasks and abilities that properly understood suggests what I want to call

natural questions rather than natural laws or principles raquo (Salkever 2000 4) 43 Il serait toutefois plus exact de parler dans le cas drsquoAristote de laquo juste naturel raquo (dikaion phusikon) Cf EN V

10 1134b18 sq 44 Manent nrsquoa que tregraves peu traiteacute explicitement de la loi naturelle Or ce laquo manque raquo sera combleacute par la publication

prochaine drsquoune seacuterie de confeacuterences intituleacutee laquo La question de la loi naturelle de la meacutetaphysique agrave la philosophie

politique raquo dans le cadre de la Chaire de meacutetaphysique Eacutetienne Gilson qui lui a eacuteteacute attribueacutee en 2016-2017 Les

consideacuterations preacutesentes srsquoappuient entre autres sur le reacutesumeacute de ces confeacuterences

78

ensemble de conditions ou de principes premiers propres agrave toute pratique partageacutee qui se veut

rationnelle permettant ainsi de trouver un fondement et une orientation aux conflits drsquoopinion

sur lrsquoaction bonne (MacIntyre 2006a 69)

Agrave lrsquoaune de lrsquoexercice de la deacutelibeacuteration collective MacIntyre identifie quelques-unes de

ces conditions Drsquoabord la recherche de la veacuteriteacute doit ecirctre un objectif premier pour tous et ce

au-delagrave des inteacuterecircts particuliers Ensuite cette condition implique eacutegalement que chaque

participant doive ecirctre agrave lrsquoabri de toute menace ou coercition envers sa personne ou ses biens

Finalement il faut que toute proposition soit honnecircte et ne vise pas agrave tromper (MacIntyre 2016a

56-7 2006a 77-9) Selon MacIntyre ces laquo preacutesupposeacutes raquo de la discussion rationnelle

srsquoassimilent aux preacuteceptes de la loi naturelle puisqursquoils permettent lrsquoactualisation de la nature

rationnelle de lrsquoecirctre humain actualisation qui implique toujours la conversation le logos (2016a

57 2006a 79 1999 111-2) Bien qursquoils puissent srsquoincarner de diffeacuterentes faccedilons ces preacuteceptes

ont tout de mecircme une porteacutee universelle ils nrsquoadmettent pas drsquoexception ils sont les mecircmes

pour tous en tout lieu et ils ne constituent pas en des conclusions mais identifient certaines

conditions que tous doivent accepter et qui devront faire autoriteacute dans lrsquoorientation de la

deacutelibeacuteration Cependant ils deacutependent drsquoune condition plus geacuteneacuterale celle drsquoune communauteacute

drsquoaction qui possegravede des biens internes partageacutes et ougrave les membres conduisent une deacutelibeacuteration

sur les moyens afin drsquoactualiser ces biens (MacIntyre 2006a 70 74) Crsquoest seulement dans ce

contexte que le retour reacutefleacutechi sur les principes pourra conserver une teneur pratique agrave mecircme de

79

deacutevoiler les principes reacutegulateurs de la loi naturelle qui sont en fait eux-mecircmes des biens

intrinsegraveques agrave la pratique45

Pour Manent la loi naturelle trouve son fondement laquo dans le caractegravere naturel des motifs

humains raquo qui donnent une fin deacutesireacutee agrave lrsquoagent soit laquo lrsquoagreacuteable lrsquoutile et le noble raquo (Manent

2017a 6) La loi naturelle est cette deacutefinition toujours approximative laquo comme ce que lrsquoon

cherche raquo de la laquo zone drsquoeacutequilibre raquo entre ces motifs (Manent 2017a 6) Lrsquouniversaliteacute de

lrsquoaction humaine tient alors dans le nombre limiteacute des biens reacuteels qursquoelle poursuit Ceux-ci

seraient plus directement lieacutes agrave lrsquoaction que les droits ou les laquo valeurs raquo puisqursquoils constituent

des principes pouvant motiver directement une deacutelibeacuteration sur les moyens En effet laquo deacutecrire

et interpreacuteter une conduite humaine en termes de motifs crsquoest la concevoir comme issue drsquoune

deacutelibeacuteration au moins implicite raquo (Manent 1997 105) Dans son travail drsquoeacutevaluation la raison

laquo qui discerne et pegravese les motifs raquo a alors neacutecessairement recours laquo agrave un ou des critegraveres

universels qui deacutefinissent ce qui est honnecircte juste noble conforme agrave la hieacuterarchie naturelle des

fins humaines ou agrave la loi morale propre agrave lrsquohomme raquo (Manent 1997 105)

Or lorsqursquoune socieacuteteacute refuse de poser la question du bien celle-ci la rattrapera toujours

mais drsquoune faccedilon moins volontaire Afin de retrouver cette orientation il convient alors selon

Manent de mettre laquo au centre du monde humain la question de la loi raquo (2014c 227) puisque ce

sont les diffeacuterentes lois qui offrent les discours les plus familiers concernant le bien Srsquoil faut

partir des laquo choses qui sont connues pour nous raquo (cf sect111) alors il faut pour Manent partir de

la loi Cela reviendrait agrave adopter laquo une perspective pratique et politique dans laquelle la raison

45 Il faut noter que cette position chez MacIntyre vient agrave la suite drsquoune certaine eacutevolution de sa penseacutee notamment

au moment de la publication de Dependant Rational Animals (1999)

80

vient au premier plan comme raison leacutegislatrice comme raison [hellip] commandante raquo (Manent

2014c 227) En effet la raison pratique est impeacuterative puisqursquoelle identifie un bien pour lrsquoagent

mais elle est aussi deacutelibeacuterative car les manifestations de ce bien sont multiples et sous des

formes changeantes ce qui neacutecessite une recherche et une deacutecision

Bref poser la question de la meilleure regravegle drsquoaction revient pour Manent tout comme pour

MacIntyre agrave poser celle des exigences du bien qui sont deacutecouvertes et eacuteprouveacutees au cours de

lrsquoexpeacuterience humaine mais qui diffegraverent selon les circonstances particuliegraveres Crsquoest de cette

faccedilon que la loi comprise en ce sens naturel est agrave la fois impeacuterative et approximative geacuteneacuterale

et particuliegravere Cependant le problegraveme qui se preacutesente est le suivant le sens de lrsquoaction reacutefleacutechie

se retrouve agrave lrsquoaide drsquoune conception de la loi naturelle alors que justement cette derniegravere se

deacutevoile par une pratique reacutefleacutechie Or comme la loi naturelle est avant tout un discernement de

la raison agrave travers lrsquoexpeacuterience commune il faut alors examiner quelle forme de pratique

partageacutee peut donner lieu agrave une theacuteorisation de la loi naturelle ou pour le dire autrement donner

une reacuteponse agrave la question de savoir comment srsquoincarne la laquo raison commune raquo Nous avons deacutejagrave

rencontreacute une telle tentative chez Aristote dans son analyse de lrsquoorigine et de la finaliteacute des

communauteacutes politiques (cf sect12) Aristote insistait alors sur lrsquoorigine rheacutetorique du logos sur

son adeacutequation aux finaliteacutes naturelles des ecirctres humains De mecircme Alasdair MacIntyre et

Pierre Manent vont donner leur propre explication de ce processus et vont pousser peut-ecirctre plus

loin la compreacutehension du lien entre la raison commune et la constitution (dans tous les sens du

terme) drsquoune communauteacute politique Agrave la lumiegravere de leur conception respective de la loi

naturelle nous pouvons drsquoembleacutee affirmer que la raison commune sera pour Manent de nature

commandante et leacutegislatrice alors que pour MacIntyre elle adoptera une forme plutocirct

81

dialectique Crsquoest donc dans ces termes que sera maintenant poseacutee la question de la forme

politique adeacutequate agrave la deacutelibeacuteration et agrave lrsquoaction crsquoest-agrave-dire la reacuteponse agrave la question laquo Qui

deacutelibegravere raquo Nous verrons comment agrave partir de leur conception de la raison commune

MacIntyre et Manent promeuvent une forme de communauteacute politique diffeacuterente Nous

examinerons ensuite les conseacutequences drsquoune telle compreacutehension sur les possibiliteacutes de

rationaliteacute pratique au sein des deacutemocraties repreacutesentatives contemporaines

CHAPITRE 3 ndash DEacuteLIBEacuteRATION DEacuteMOCRATIQUE LA FORME NATIONALE ET LA

FORME LOCALE

31 Individuation collective et raison commune

Comment Aristote concevait-il lrsquoessence drsquoune communauteacute politique Une reacuteponse agrave cette

question se trouve dans sa discussion de lrsquoidentiteacute drsquoune citeacute crsquoest-agrave-dire dans la faccedilon de savoir

comment une citeacute est la mecircme au cours du temps Apregraves avoir eacutecarteacute des critegraveres qui ne lui

semblaient ecirctre que des accidents de la citeacute comme le territoire ou la population Aristote

choisira un critegravere formel celui du gouvernement laquo il est manifeste que nous devons deacutefinir

lrsquoidentiteacute de lrsquoEacutetat en ayant principalement eacutegard agrave sa constitution raquo (Pol III 3 1276b10-11)46

Or nous savons que pour Aristote le concept de politeia de reacutegime politique ne renvoie pas

seulement aux lois eacutecrites mais plus largement aux dispositions eacutethiques qui orientent la vie

commune (Yack 1985 98) dispositions qui srsquoincarnent au sein drsquoinstitutions sociales (familles

culte etc) comme politiques et leacutegales (Assembleacutee tribunaux Conseil etc) Or ce qui est le

plus deacuteterminant est le gouvernement puisque crsquoest ce vers quoi tendent les institutions sociales

(Pol I 2 1252b30 sq) et donc ce qui les relie

Ce critegravere permet alors de distinguer la citeacute drsquoautres formes de vie commune aux traits

politiques drsquoabord lrsquoethnos qui est une agglomeacuteration eacutetendue posseacutedant une culture partageacutee

mais qui ne dispose pas drsquoinstitutions politiques pour se gouverner elle-mecircme (Pol I 2

46 Car la constitution est ce qui relie les parties de la citeacute Cf Top IV 13 150b22-26 laquo [hellip] il ne suffit pas pour

faire connaicirctre la chose de mentionner les eacuteleacutements drsquoougrave elle procegravede En effet lrsquoessence de chaque composeacute ne

consiste pas seulement dans les eacuteleacutements dont il est formeacute mais encore dans la faccedilon dont ces eacuteleacutements sont reacuteunis

[hellip] raquo

83

1252b20 sq VII 4 1326b sq) Ensuite lrsquoalliance qui est une forme drsquoassociation qui ne prend

en compte que les inteacuterecircts mateacuteriels Un Eacutetat se reacuteduit alors agrave une alliance si sa loi nrsquoest qursquoune

laquo simple caution garantissant les rapports de justice entre les hommes raquo ne srsquointeacuteressant pas agrave

leur bonheur et leur vertu comme crsquoest le cas par exemple pour les alliances entre Eacutetats (Pol

III 9 1280b20-30) Seule la citeacute permet donc drsquoassurer le bien-vivre de ses habitants agrave lrsquoaide

drsquoinstitutions politiques libres (Pol I 2)

Les institutions sociales sont toutefois premiegraveres chronologiquement Comme nous lrsquoavons

vu crsquoest agrave partir de laquo communions raquo (koinonies) plus particuliegraveres que se deacuteveloppe une langue

commune traitant de lrsquoagreacuteable de lrsquoutile et du juste Ainsi pour bien vivre il faut une

communauteacute capable de communiquer Crsquoest ainsi que Vincent Descombes a pu affirmer que la

question politique premiegravere nrsquoest pas celle de savoir au nom de quels autres laquo je raquo peux parler

mais agrave quels autres (2013 148) De mecircme pour Manent laquo ce nrsquoest pas la parole qui produit la

communauteacute mais la communauteacute qui produit et entretient la parole raquo (2006 43) Le facteur

premier drsquoapparition des institutions sociales et politiques se situe en effet dans une pratique

partageacutee celles-ci reacutepondent agrave des besoins et des capaciteacutes dont la satisfaction neacutecessite une

vie commune Crsquoest sur lrsquoadeacutequation (toujours approximative) de ces institutions agrave lrsquoexpeacuterience

partageacutee qursquoest fondeacutee leur rationaliteacute (Descombe 2002) Crsquoest ainsi que comme lrsquoa souligneacute

Pierre Manent une pluraliteacute de raisons ou de laquo non sans raisons raquo a toujours accompagneacute les

institutions sociales celles-ci reacutepondent aux diffeacuterents motifs humains (cf p 68) Crsquoest

eacutegalement en ce sens que les institutions sociales comme politiques peuvent ecirctre dites conformes

ou non agrave la loi naturelle et ce malgreacute lrsquoexistence de deacutesaccords sur la forme exacte qursquoelles

doivent prendre

84

Quel est alors le principe agrave la base de cette individuation collective et de la mise en commun

des diffeacuterents biens humains En tant que cause de la vie commune ce processus en sera aussi

la fin dans ce cas-ci lrsquoexistence mecircme de la communauteacute et sa laquo bonne activiteacute raquo Les

divergences entre Alasdair MacIntyre et Pierre Manent reposent notamment sur leur

compreacutehension de ce moment instituant de la vie politique Pour MacIntyre le principe et la fin

de la vie politique est la pratique qursquoil deacutefinit comme

toute forme coheacuterente et complexe drsquoactiviteacute humaine coopeacuterative socialement eacutetablie par

laquelle les biens internes agrave cette activiteacute sont reacutealiseacutes en tentant drsquoobeacuteir aux normes drsquoexcellence

approprieacutees ce qui provoque une extension systeacutematique de la capaciteacute humaine agrave lrsquoexcellence

et des conceptions humaines des fins et des biens impliqueacutes (MacIntyre 2013a 183)

Crsquoest au sein de pratiques particuliegraveres qursquoun agent apprend agrave raisonner de faccedilon teacuteleacuteologique

agrave ordonner ses deacutesirs afin de mener agrave bien une fin et agrave suivre certaines regravegles qui lui permettront

drsquoacqueacuterir lrsquoexpeacuterience neacutecessaire afin de diriger ses actions drsquoune faccedilon prudente Les

exemples de pratique que donne MacIntyre sont drsquoune grande diversiteacute et impliquent tous

quelques formes de relation interpersonnelle ou sociale jeux drsquoeacutechecs recherche scientifique

artisanat monachisme implication politique etc Les pratiques tendent toutes vers des biens

externes (eg le plaisir la connaissance la beauteacute la sainteteacute le pouvoir) mais neacutecessitent aussi

des biens internes afin de pouvoir exister et perdurer (MacIntyre 2013a 189-190) Alors que ce

sont les institutions qui organisent les premiers ce sont les vertus qui assurent lrsquoactualisation

des seconds En effet les biens internes permettent drsquoidentifier des normes qui assurent la

continuiteacute et lrsquoexcellence de la pratique et donc qui pourront faire lrsquoobjet drsquoun accord commun

bien qursquoeacutegalement drsquointerpreacutetations divergentes Ces critegraveres particuliers drsquoexcellence que

transmettent les pratiques peuvent alors ecirctre eacutetendus agrave lrsquoensemble de la vie drsquoun agent et drsquoun

85

groupe afin drsquoen assurer lrsquoexcellence globale qui prend forme dans un juste ordonnancement

des biens et une capaciteacute agrave les actualiser De plus en tant qursquoactiviteacute coheacuterente et complexe

encadreacutee par des normes les pratiques sont agrave mecircme drsquooffrir une narration de leur deacuteveloppement

crsquoest-agrave-dire de leurs succegraves et de leurs crises ainsi que des vertus et des vices (excegraves ou deacutefaut)

qui y sont respectivement associeacutes Ces narrations seront neacutecessairement construites et

conserveacutees au sein de communauteacutes de pratique particuliegraveres et pourront ainsi constituer des

traditions vivantes infuses drsquoune conception des diverses excellences et des biens qui y sont

associeacutes

Selon MacIntyre cette rationaliteacute propre aux traditions est seule en mesure drsquooffrir des

principes unificateurs agrave la pratique humaine En fait selon lui aucune rationaliteacute ne peut se

comprendre elle-mecircme sans faire reacutefeacuterence au moins implicitement agrave une telle tradition

(MacIntyre 1993 378) qui forme un ensemble de textes faisant autoriteacute de deacutebats de croyances

et de normes veacutehiculeacute agrave travers des pratiques et des cultures particuliegraveres mais sans se limiter

agrave ces derniegraveres (MacIntyre 1990 1993) Crsquoest que au contraire de ce qursquoa pu affirmer Edmund

Burke la tradition nrsquoest pas selon MacIntyre laquo sagesse sans reacuteflexion raquo (citeacute dans MacIntyre

1993 379) mais bien processus drsquoinvestigation rationnelle Ce processus peut constituer agrave son

plus haut degreacute toute une tradition intellectuelle comme lrsquoest devenu par exemple le libeacuteralisme

(MacIntyre 1993) mais peut aussi prendre forme dans une communauteacute particuliegravere comme un

village de pecirccheurs qui megravenerait une recherche sur le bien de son activiteacute agrave travers le temps

Dans tous les cas la tradition permet drsquoordonner rationnellement les diffeacuterents aspects de la vie

pratique Il nrsquoy a donc pas pour MacIntyre des domaines du savoir complegravetement distincts tels

que le politique le leacutegal le religieux lrsquoeacuteconomique etc (MacIntyre 2013b 206)

86

Lrsquouniteacute de ces domaines de la vie pratique est assureacutee par lrsquoidentification drsquoun bien ultime

qui est la fin exteacuterieure viseacutee par la pratique en question et qui lui donne son principe Ainsi

pour MacIntyre la tradition est similaire agrave un art au sens de tekhnē puisqursquoelle implique une

fin bien identifieacutee des regravegles et des critegraveres faisant autoriteacute pour lrsquoatteindre et certaines vertus

speacutecifiques pour suivre ces regravegles et incarner ces critegraveres (MacIntyre 1990 62-3) Degraves lors selon

MacIntyre laquo crsquoest une condition de la discussion rationnelle et de la recherche que certaines

questions soient consideacutereacutees comme reacutesolues de faccedilon concluante par les participants raquo (2006d

216-7) de la mecircme faccedilon que lrsquoapprenti accepte avec confiance lrsquoenseignement du maicirctre avant

de pouvoir exercer un art Toutefois ces principes ne sont pas des deacutemonstrations infaillibles et

doivent ecirctre justifieacutes dialectiquement tout au long du deacuteveloppement de la tradition pendant

lequel se preacutesenteront certainement de nouvelles questions et de nouveaux deacutefis Crsquoest toutefois

gracircce agrave la stabiliteacute de cette autoriteacute narrative de la tradition que le conflit entre diffeacuterents

jugements quant agrave tel ou tel bien peut ecirctre intelligible et que la discussion rationnelle peut

progresser au-delagrave drsquoun simple eacuteclectisme (MacIntyre 1990 87-8) Tout jugement rationnel

concernant la pratique doit alors prendre en compte la dimension narrative qursquoincarnent toutes

institutions ou actions particuliegraveres (MacIntyre 2016a 218) Faire autrement impliquerait de se

condamner agrave lrsquoabstraction47

Pour sa part Pierre Manent ne voit pas dans les pratiques particuliegraveres et les traditions un

principe suffisant agrave lrsquoeacutedification et la perpeacutetuation drsquoune communauteacute politique La faiblesse de

Notre traduction laquo It is a condition of rational discussion and enquiry that certain questions should be understood

by the participants to have been settled conclusively raquo (MacIntyre 2006d 216-7) 47 Nous laissons ici de cocircteacute la question de la rivaliteacute des traditions Notons seulement que pour MacIntyre il nrsquoexiste

laquo aucun ensemble de critegraveres de justification rationnelle indeacutependants permettant de trancher entre les questions

des traditions rivales raquo (MacIntyre 1993 377) Un effort de laquo traduction raquo sera alors neacutecessaire

87

la deacutemarche de MacIntyre qui est aussi une force en un autre sens comme nous le verrons se

situerait laquo dans ce recours agrave une philosophie de lrsquohomme comme lsquoanimal socialrsquo qui deacutedaigne

de srsquointeacuteresser vraiment agrave lrsquohomme comme lsquoanimal politiquersquo raquo (Manent 2005 2) Selon

Manent la conception de la rationaliteacute veacutehiculeacutee par MacIntyre est donc probleacutematique car

laquo fondamentalement apolitique raquo (Manent 2005 2) Si elle est bien inspireacutee drsquoAristote

MacIntyre aurait toutefois laisseacute de cocircteacute toute la richesse et la complexiteacute de la dimension

politique de son œuvre afin de se concentrer sur lrsquohomme social et ses pratiques subpolitiques

Ce serait alors lrsquoapproche de MacIntyre qui souffrirait drsquoabstraction puisqursquoelle ne prendrait

pas en compte les laquo concreacutetisations reacuteelles de lrsquoaction qui ont toujours une marque ou un

coefficient politique raquo (Manent 2005 5) Crsquoest ce coefficient politique que la raison pratique

doit saisir si elle veut comprendre selon Manent laquo la veacuteriteacute du pheacutenomegravene humain raquo dans

toutes ses dimensions (Manent 2005 4)

Il nrsquoest pas certain que Manent eacutevite lrsquoerreur drsquoassocier le concept de tradition chez

MacIntyre agrave celui de coutume ou de culture ou alors agrave un ensemble de pratiques particuliegraveres

historiquement et geacuteographiquement situeacutees comme lorsqursquoil eacutecrit que laquo lrsquoaccent mis sur la

transmission spontaneacutee ou naturelle des pratiques met en danger lrsquointeacutegriteacute et la validiteacute de la

raison raquo (Manent 2005 3) Car si la tradition srsquoappuie bel et bien sur des coutumes ainsi

transmises elle les transcende toutefois autant normativement que geacuteographiquement afin de

constituer une veacuteritable histoire drsquoinvestigation rationnelle dont la continuiteacute fournit des

preacutemisses et des moyens de mener lrsquoenquecircte pratique (MacIntyre 2016a 271-2 1990) Ainsi

comme lrsquoobjecterait MacIntyre poser la question de la laquo veacuteriteacute du pheacutenomegravene humain raquo

neacutecessite avant tout un vocabulaire et des concepts partageacutes Or ce langage moral se serait perdu

88

au cours de la moderniteacute et Manent sous-estimerait lrsquoeacutecart seacuteparant les diffeacuterents discours

contemporains portant sur la justification des normes morales (MacIntyre 2013b 206)

Selon Manent MacIntyre fait ici lrsquoerreur de laquo prendre la condition pour la substance raquo

(2005 4) En effet si la tradition permet effectivement une deacutelibeacuteration plus laquo raffineacutee raquo cette

derniegravere ne doit toutefois pas srsquoy confiner La raison politique en tant que meacutediation entre les

aspirations les plus eacuteleveacutees de lrsquoecirctre humain traite drsquoune matiegravere qui transcende les diffeacuterentes

traditions ou cultures et dont les cateacutegories ont eacuteteacute mises en lumiegravere notamment par Aristote la

tension entre le petit nombre et le grand nombre la justice des reacutegimes les vertus politiques

etc (De Ligio 2014 63-5)

Neacuteanmoins dans ses derniers travaux (2015a 2015b 2014b 2014c 2010b 2006) Manent

a en quelque sorte mis de cocircteacute ces cateacutegories de la science politique ndash sans toutefois les rejeter ndash

afin de se pencher justement sur cette laquo condition raquo de la rationaliteacute pratique crsquoest-agrave-dire une

identiteacute narrative qui fournit aux agents drsquoune communauteacute politique des fins communes et un

langage partageacute bref un certain sens commun une notion qui est peu mobiliseacutee dans ses

ouvrages preacuteceacutedents48 Ce serait en effet agrave travers la question de la forme de vie commune

qursquoapparaicirctrait lrsquointerrogation sur la faccedilon dont les eacuteleacutements humains laquo se rassemblent et

prennent sens raquo (Manent 2006 10) La question de la forme de vie ouvrirait selon lui une

perspective qui nrsquoest pas celle de la seule science politique classique mais aussi celle du sens

et de lrsquohistoire agrave travers les possibiliteacutes drsquoassociation humaine49 Or cette question doit toujours

48 Notons que dans la liste des travaux susmentionneacutes deux sont des essais soit La Raison des nations (2006) et

Situation de la France (2015) Avec ceux-ci Manent vise moins une deacutemarche proprement theacuteorique de

philosophie politique que certaines prises de position en rapport avec lrsquoactualiteacute politique 49 Sur cette question et les deacuteveloppements qursquoelle a susciteacutes dans la penseacutee de Manent on trouvera des indications

preacutecieuses dans Barrera (2014)

89

pour Manent ecirctre eacutetudieacutee agrave lrsquoaune de la raison commandante ougrave se situe la primauteacute de la vie

pratique et la plus grande preacutetention agrave lrsquouniversaliteacute qursquoelle puisse avoir

Ainsi tout comme MacIntyre Manent considegravere lrsquoacte instituant comme le fruit drsquoun

processus historique nourri par la recherche de lrsquoexcellence et de lrsquouniversaliteacute Mais plus

preacuteciseacutement il conccediloit chaque type drsquoassociation humaine comme le reacutesultat drsquoune opeacuteration

propre qui consiste dans ce mouvement vers lrsquouniversaliteacute et qui transforme substantiellement

les eacuteleacutements primitifs crsquoest-agrave-dire les pratiques et les traditions particuliegraveres (Manent 2010b

379) En ce sens les formes que peut prendre cette recherche commune sont neacutecessairement

politiques crsquoest-agrave-dire qursquoelles instituent la possibiliteacute drsquoun gouvernement effectif

Manent deacutenombre quatre formes drsquoassociation humaine qui dans lrsquohistoire se sont

construites agrave partir de discours universels sur le bien la citeacute lrsquoempire lrsquoEacuteglise et la nation Ces

formes politiques comprennent et produisent alors leur particulariteacute comme lrsquoeffet ou le reacutesultat

drsquoune laquo confession ou une proposition drsquohumaniteacute raquo (Manent 2010b 415) Lrsquoempire et lrsquoEacuteglise

sont les formes politiques laquo les moins politiques raquo puisque leur opeacuteration respective deacuteborde le

cadre politique lrsquoacquisition et lrsquoextension pour lrsquoempire la chariteacute et la sanctification pour

lrsquoEacuteglise (Manent 2001 81-83 2010b 382-386) La citeacute et la nation sont les formes les plus

politiques car leur opeacuteration propre consiste justement dans le principe deacutemocratique du

laquo gouvernement de soi par soi raquo (Manent 2010b 414)

Manent insiste sur la deacutetermination concregravete des possibiliteacutes drsquoassociation humaine

Il y a donc un nombre deacutetermineacute de formes politiques Crsquoest une des propositions lsquotheacuteoriquesrsquo les

plus importantes de la science politique Le monde humain en tant qursquoil est politique ne preacutesente

pas une variabiliteacute indeacutefinie il est articuleacute il est ordonneacute (Manent 2001 75)

90

Cette proposition est le pendant de sa critique de la deacutemocratie contemporaine au sein de

laquelle le monde humain serait perccedilu principalement dans laquo lrsquoinfinie diversiteacute raquo des

repreacutesentations des croyances ou des coutumes Crsquoest que cette deacutetermination qui se constate

avec un laquo regard politique raquo repose sur la volonteacute drsquoagir de faccedilon reacutefleacutechie en liant la parole

universalisante aux actes particuliers En effet dans la vie pratique laquo lrsquouniversaliteacute quelle que

soit sa teneur ou sa forme repose sur une opeacuteration universalisante raquo (Manent 2010b 387)

Crsquoest pourquoi tel que nous lrsquoavons vu lrsquohumaniteacute en tant qursquohumaniteacute ne peut constituer pour

Manent un principe universel de la pratique elle nrsquoa pas drsquoopeacuteration propre (Manent 2010b

385-286) Pour cette raison cet ideacuteal drsquoassociation ne peut srsquoeacutedifier et perdurer sinon seulement

en esprit Toute tentative drsquoactualisation sera alors rattrapeacutee par une forme politique veacuteritable et

lrsquoopeacuteration qui est la sienne

Une forme de vie politique permet de poser non pas seulement la question du sens des

pratiques mais de leur justesse ou de leur veacuteriteacute Cette mise en question nrsquoest possible qursquoau

moment ougrave la vie commune atteint un certain degreacute de laquo politisation raquo crsquoest-agrave-dire dans le

deacuteveloppement drsquoune conscience de vie commune et drsquoune volonteacute de raisonner sur lrsquoautoriteacute

des normes et des lois Une forme drsquoassociation politique est donc une faccedilon de laquo lier la

communion au consentement raquo (Manent 2006 20) parfois avec trop de communion ou trop de

consentement mais ideacutealement agrave travers un eacutequilibre reacutefleacutechi entre diffeacuterentes preacutetentions au

bien crsquoest-agrave-dire un travail drsquoautogouvernement De faccedilon geacuteneacuterale crsquoest en effet la loi du

reacutegime politique qui pour Manent est le principe de cette meacutediation entre diffeacuterents motifs

proprement humains Le reacutegime politique tranche alors de faccedilon pratique la question de la juste

reacutepartition entre ces motifs une question qui est laquo insoluble theacuteoriquement raquo

91

Tout reacutegime politique en tant que ce reacutegime politique impose une solution agrave un problegraveme

insoluble Il met autoritairement un terme agrave un dialogue interminable sur la justice sur la

commensurabiliteacute ou lrsquoincommensurabiliteacute des biens Il ordonne une certaine eacutequivalence entre

la vertu la richesse et la liberteacute un certain prix relatif si lrsquoon veut des diffeacuterents eacuteleacutements de la

citeacute En ce sens la pratique politique parce qursquoelle est contrainte drsquoimposer ou drsquoaccepter des

comparaisons ou des eacutequivalences certes approximatives entre les biens accomplit ce que la

theacuteorie politique est incapable de concevoir puisque celle-ci deacutevoile neacutecessairement

lrsquoimpossibiliteacute de telles comparaisons (Manent 1997 237)

Comme divers biens sont leacutegitimes et en concurrence la solution agrave un conflit politique en

est une de modeacuteration et de composition (Manent 1997 240-241) Les diffeacuterentes parties de la

communauteacute qui deacutefendent ces biens doivent alors accepter de limiter leur preacutetention respective

agrave repreacutesenter le tout ndash agrave lrsquouniversaliteacute ndash afin de permettre la stabiliteacute Degraves lors laquo lrsquoactualisation raquo

de lrsquoanimal rationnel en animal politique laquo comporte neacutecessairement une particularisation le

citoyen vit dans ce corps politique selon ce reacutegime raquo (2007a 204) En participant au

gouvernement de leur forme de vie commune les ecirctres humains consentent agrave une certaine

particulariteacute et la raison qui vise lrsquouniversel laquo accepte de perdre un peu drsquoautoriteacute pour acceacuteder

agrave la reacutealiteacute pour devenir reacuteelle raquo (Manent 2007a 204)

Toutefois comme lrsquoaffirme eacutegalement la rationaliteacute des traditions cette solution nrsquoest

jamais fixe En tant que la politique est le lieu de la liberteacute par la mise en commun des paroles

et des actions la meacutediation du reacutegime est toujours en mouvement La meacutediation est une force

dynamique plus que syntheacutetique (Manent 2016 521) Lrsquoaction est commandement mais elle est

aussi commencement puisque les affaires humaines sont sans cesse changeantes Crsquoest ce

mouvement que vise agrave conserver et nourrir la philosophie politique de Manent afin que la citeacute

92

continue agrave entretenir la recherche de son juste critegravere (De Ligio 2014 66) De cette faccedilon la

critique qursquooffre Manent est donc avant tout dirigeacutee contre la paralysie propre agrave un reacutegime

politique qui comprendrait ses laquo principes raquo de laquo maniegravere de plus en plus eacutetroite et unilateacuterale raquo

(Manent 2015b 128)

Pour Manent la forme de vie commune est donc toujours lieacutee agrave un reacutegime politique

particulier bien qursquoelle puisse accueillir des variations Crsquoest le laquo coefficient politique raquo de toute

forme de pratique commune Pour sa part MacIntyre admet ce coefficient politique neacutecessaire

de la raison pratique (2013b 2006c 2006a) Il deacutefend en fait sa conception politique comme

proprement aristoteacutelicienne crsquoest-agrave-dire comme une activiteacute ougrave chaque citoyen actualise sa

nature drsquolaquo animal politique raquo en prenant part agrave une deacutelibeacuteration commune qui est informeacutee par

des preacutemisses partageacutees sur lrsquoordonnancement des biens (MacIntyre 2013b 2006b) Et

MacIntyre laquo sauve raquo Aristote laquo de sa propre incoheacuterence raquo (MacIntyre 2013b 204) en affirmant

la neacutecessiteacute pour tous de se deacutevelopper selon cette nature Lrsquoactiviteacute politique ne renvoie donc

pas pour MacIntyre agrave une forme drsquoassociation humaine preacutecise sinon agrave une certaine pratique

laquo deacutemocratique raquo

Dans cette perspective MacIntyre et Manent srsquoaccordent sur la conclusion que toute forme

drsquoassociation humaine reacuteellement politique est dans une quelconque mesure deacutemocratique

crsquoest-agrave-dire ougrave il y a une certaine participation effective du grand nombre des citoyens

(MacIntyre 1999 141-2 2006b 2013b 204-5 Manent 2006 46-8 2010b) Ils srsquoentendent

eacutegalement sur le fait que cette liberteacute requiert lrsquoexistence de frontiegraveres physiques et spirituelles

qui deacutelimitent et assurent lrsquoexistence drsquoun laquo nous raquo particulier Comme le souligne Manent

(2007a 178) il srsquoagit moins ici drsquoidentiteacute que drsquoidentification Le premier est passif alors que

93

le deuxiegraveme est actif et admet la variation Une communauteacute de deacutelibeacuteration doit aussi ecirctre une

communauteacute drsquoaction ougrave les diffeacuterentes pratiques partageacutees jusqursquoagrave celle du bien politique et

du laquo salut de la communauteacute raquo (cf sect13) srsquoinscrivent dans un espace commun qui reccediloit et

compose les diffeacuterentes preacutetentions agrave lrsquoautoriteacute consideacutereacutees comme leacutegitimes Nous lrsquoavons vu

une deacutelibeacuteration commune qui fait fi dans ses principes drsquoune communauteacute drsquoidentification

afin de tendre agrave une universaliteacute humaine deacutenueacutee de diffeacuterence speacutecifique est condamneacutee agrave

lrsquoabstraction et donc agrave lrsquoatonie voire agrave la domination exteacuterieure Bref la deacutelibeacuteration demande

que les citoyens se reconnaissent dans des institutions sociales et politiques qui fourniront un

appui au conflit drsquoopinions ce qui exige une certaine exclusion ou laquo exclusiviteacute raquo (MacIntyre

2006d 215-6)

La diffeacuterence principale entre MacIntyre et Manent est leur interpreacutetation de lrsquoactiviteacute

politique en lien avec la forme de vie Alors que Manent conccediloit lrsquoopeacuteration civique de la citeacute

comme lrsquoimpulsion donc est heacuteritiegravere la nation (Manent 2010b) MacIntyre voit en quelque sorte

dans la citeacute la forme indeacutepassable de la vie politique soit la forme locale celle qui puisse laquo ecirctre

embrasseacutee facilement drsquoun seul coup drsquoœil raquo (Pol VII 4 1326b24) En effet selon MacIntyre

cette forme est seule en mesure drsquoassurer une communauteacute drsquoidentification qui permette la

deacutelibeacuteration et lrsquoaction commune puisqursquoelle reacuteunit un ensemble de diffeacuterentes institutions et

pratiques au sein drsquoun territoire restreint institutions religieuses acadeacutemiques estheacutetiques et

politiques ne doivent pas ecirctre seacutepareacutees et doivent pouvoir se faire entendre dans lrsquoordre public

qui nrsquoest pas supposeacute ecirctre autre chose que laquo le prolongement raquo de ces conversations particuliegraveres

(MacIntyre 2013b 220)

94

Au contraire lrsquoEacutetat-nation moderne doit son existence agrave la seacuteparation de ces eacuteleacutements

(MacIntyre 2013b 206) et agrave leur confinement dans la sphegravere priveacutee La grandeur laquo deacutemesureacutee raquo

de lrsquoEacutetat-nation est pour MacIntyre un obstacle majeur agrave la deacutelibeacuteration commune et agrave la vie

pratique reacutefleacutechie (1999 131) Agrave ce niveau la pratique se deacuteteacuteriorera neacutecessairement selon lui

en un jeu drsquointeacuterecircts ougrave la force non rationnelle de lrsquoargent et du pouvoir aura un rocircle important

Ainsi on peut dire que MacIntyre conccediloit lrsquoactiviteacute politique de lrsquoEacutetat-nation seulement dans

son aspect laquo technique raquo et utilitaire50 Au contraire de Manent MacIntyre parle donc tregraves peu

de la nation sans lrsquoassocier immeacutediatement agrave lrsquoEacutetat De plus comme nous venons de le voir le

philosophe eacutecossais fonde sa critique de lrsquoEacutetat-nation sur la possibiliteacute de participation et de

deacutelibeacuteration effective de tous les citoyens ou de la plupart drsquoentre eux Il faut maintenant

consideacuterer plus preacuteciseacutement ces deux points lrsquoun agrave la suite de lrsquoautre Nous devons toutefois

avant cela conclure sur les conceptions de la raison commune qui sont avanceacutees par les deux

philosophes

Nous pouvons voir que ce deacutebat reproduit en quelque sorte la tension deacutejagrave identifieacutee entre

lrsquoapproche dialectique et lrsquoapproche rheacutetorique MacIntyre deacutefendant davantage la premiegravere et

Manent la seconde Leurs positions agrave cet eacutegard sont deacutejagrave annonceacutees par leur conception

respective de la loi naturelle En effet nous avons vu que MacIntyre associe ses preacuteceptes

principalement agrave des conditions premiegraveres drsquoune discussion commune Bien sucircr en ce sens il

nrsquoest pas eacuteloigneacute de la conception aristoteacutelicienne du logos rheacutetorique comme clarification des

50 laquo Modern nation-states are governed through a series of compromises between a range of more of less conflicting

economic and social interets [hellip] What determines both bargaining power and such ability is in key part money

money used to provide the resources to sustain political power electoral resources media resources relationships

to corporations And the outcome is that [hellip] the distribution of goods by government in no way reflects a common

mind arrived at through widespread share deliberation governed by norms of rational enquiry raquo (MacIntyre 1999

131)

95

biens partageacutes Or MacIntyre place en quelque sorte cette laquo discussion raquo agrave lrsquoeacutecart des exigences

du kairos politique et lui confegravere un ideacuteal laquo scientifique raquo de recherche de la veacuteriteacute Il semble

concevoir la raison politique comme une entreprise proprement dialectique alors qursquoAristote

pour sa part deacutefinit cette derniegravere soit comme laquo discussion avec la moyenne des gens raquo (Rhet

I 1 1355a) lors de laquo rencontres journaliegraveres raquo (Top I 2 101a30) soit comme moyen de

deacutecouvrir la veacuteriteacute et les principes premiers de chaque science (Top I 2 101a35 sq) Il est

concevable que MacIntyre tente en fait de reacuteunir ces deux aspects au sein drsquoune mecircme pratique

en voulant lui confeacuterer une teneur morale et politique

Toutefois comme nous lrsquoavons vu associer la deacutelibeacuteration politique drsquoabord agrave une

recherche dialectique de la veacuteriteacute ou de la compreacutehension risque drsquoocculter les exigences de

lrsquoaction et du gouvernement effectif Nous avions alors mentionneacute qursquoune telle philosophie de

la discussion civique ne peut qursquoavoir une posture critique Ce nrsquoest donc pas sans raison nous

croyons que Manent souligne cette dimension dans la philosophie de MacIntyre laquo On

comprend comment cet Aristote mutileacute vient servir la posture oppositionnelle dont MacIntyre

ne srsquoest jamais deacuteparti MacIntyre est toujours lsquopourrsquo la communauteacute subpolitique menaceacutee par

lrsquoassociation politique qui monte en puissance et lsquocontrersquo cette derniegravere raquo (Manent 2005 2)

Cette posture serait alors une tentative ajoute Manent de conserver la laquo sana pars raquo de la

pratique humaine dans la communauteacute locale (Manent 2005 3) Il est en effet certain que les

possibiliteacutes de conflits entre toute une gamme de biens sont restreintes lorsqursquoon situe la vie

pratique dans une activiteacute comme la pecircche ou dans une ascegravese comme le monachisme Or la

raison qui assure le gouvernement politique est confronteacutee agrave une tension bien plus grande entre

les opinions de la communauteacute politique par rapport auxquelles elle doit sans cesse trancher un

96

laquo problegraveme insoluble raquo MacIntyre cherche en quelque sorte agrave eacuteviter le commandement propre

agrave la politique un commandement qui produit neacutecessairement une certaine ineacutegaliteacute et une

certaine partialiteacute Il y a en effet une grande diffeacuterence entre lrsquoautoriteacute du maicirctre artisan et celle

du gouvernement Agrave lrsquoinverse si pour Manent la raison doit accepter de perdre en autoriteacute pour

devenir laquo reacuteelle raquo pour produire un reacutegime politique libre il ne semble que MacIntyre soit precirct

agrave faire ce sacrifice

En voulant rapprocher ainsi theacuteorie et pratique51 il est possible que MacIntyre perde de vue

les pleines possibiliteacutes de lrsquoune comme de lrsquoautre Alors qursquoil insiste sur le moment dialectique

de la reacuteflexion sur les principes52 il oublie peut-ecirctre que la dialectique nrsquoest pour Aristote qursquoune

eacutetape vers la sagesse ou la connaissance scientifique Ainsi selon Manent MacIntyre ne

consideacutererait pas suffisamment la possibiliteacute drsquoune science proprement pratique et avant tout

une science politique Comme nous le verrons maintenant cette position lui dissimulerait alors

la nature veacuteritable de lrsquoEacutetat-nation moderne tout en ayant eacutegalement un avantage celui drsquooffrir

une laquo pheacutenomeacutenologie raquo qui clarifie les exigences de lrsquoaction rationnelle (Manent 2005 3)

32 La nation et le gouvernement repreacutesentatif

Notons drsquoembleacutee que MacIntyre ne rejette pas lrsquoexistence mecircme de lrsquoEacutetat-nation qui demeure

neacutecessaire pour assurer certains biens publics tels que la seacutecuriteacute les ressources premiegraveres etc

(MacIntyre 2016b 1999 1313) Or lrsquoEacutetat doit pouvoir limiter la porteacutee de ses propres principes

afin que puissent srsquoeacutepanouir les communauteacutes intermeacutediaires qui incarnent diffeacuterentes pratiques

51 Sur le rapport entre theacuteorie et pratique chez MacIntyre et sur les probleacutematiques qursquoengendrent sa position on

consultera Beiner (2014 183-8) 52 laquo La nature de lrsquoarchē est bien entendu eacutetablie par les investigations theacuteoriques de la dialectique ndash y compris

lrsquoepagōgē issue de lrsquoexpeacuterience du jugement phroneacutetique ndash et non par la deacutelibeacuteration raquo (MacIntyre 1993 146)

97

garantes du deacuteveloppement de la rationaliteacute et des vertus De lrsquoautre cocircteacute ce sera aux groupes

intermeacutediaires de soupeser les coucircts et les beacuteneacutefices dans leur relation avec laquo ces compagnies

drsquoutiliteacute geacuteantes raquo (MacIntyre 1999 132) que sont les Eacutetats-nations En fait la forme de lrsquoEacutetat-

nation ne peut selon MacIntyre que deacuteployer une raison instrumentale puisqursquoil nrsquoa pas lui-

mecircme de discours eacutethique substantiel ou plutocirct la moderniteacute lui refuse tout type de discours sur

le bien (MacIntyre 1993 363-4)

Ce jugement est eacutegalement partageacute par Manent LrsquoEacutetat moderne nrsquoa pas lui-mecircme de parole

car son eacutedification a servi agrave eacutetouffer les paroles autoritaires du roi et de lrsquoEacuteglise (Manent 2010b

15) Il a revendiqueacute le monopole du commandement indeacutependant de toute opinion et reacutegissant

toutes opinions qursquoil confine maintenant agrave la socieacuteteacute civile En ne revendiquant aucun laquo bien

ultime raquo lrsquoEacutetat promeut le bien qui est le plus directement accessible agrave la perception et agrave la

jouissance de tous ndash et donc qui a le moins besoin de laquo parole raquo ndash soit la stabiliteacute et la seacutecuriteacute

Mais comme la vie humaine ne peut pas ecirctre sans parole sans raisons lrsquoEacutetat devra se reacutefeacuterer

constamment agrave la parole de la socieacuteteacute en assumant un rocircle repreacutesentatif (Manent 2014b 557

2010b 32) Selon Manent le problegraveme de la laquo neutraliteacute de lrsquoEacutetat raquo qui seacutepare radicalement les

paroles et les actions est reacutesolu par le dispositif du gouvernement repreacutesentatif veacuteritable

innovation politique de la moderniteacute Or ce qui permet la repreacutesentation est lrsquoexistence drsquoun

peuple agrave repreacutesenter posseacutedant deacutejagrave un langage commun pour avoir une parole commune soit

la forme politique de la nation (Manent 2010b 16-17) La forme nationale preacutecegravede le reacutegime

repreacutesentatif et celui-ci permet agrave la nation drsquoatteindre sa maturiteacute

Le gouvernement repreacutesentatif a bien sucircr un deacutesavantage majeur selon Manent celui

laquo drsquoobscurcir le lieu de lrsquoaction raquo (Manent 2014b 557) Dans un reacutegime repreacutesentatif il y a en

98

effet une certaine incertitude concernant lrsquoidentiteacute de ceux qui deacutelibegraverent et qui agissent

effectivement notamment entre les repreacutesentants et les repreacutesenteacutes La reacuteponse agrave cette question

doit faire avec le laquo double jeu raquo inheacuterent au reacutegime repreacutesentatif lrsquoidentification positive avec

le pouvoir repreacutesentatif ndash qui se divise souvent entre la majoriteacute et lrsquoopposition ndash est

neacutecessairement accompagneacutee drsquoune certaine alieacutenation dans la capaciteacute drsquoaction effective

(Manent 2001 32) Le peuple est censeacute agir agrave travers ses repreacutesentants mais il se sent souvent

mal repreacutesenteacute Plus encore alors que lrsquoEacutetat srsquoarroge le pouvoir politique en confiant les paroles

autoritaires (car substantielles) dans la socieacuteteacute le citoyen lui-mecircme perd de sa capaciteacute drsquoaction

crsquoest-agrave-dire dans celle de faire valoir de nouveaux commencements en liant la parole agrave lrsquoaction

Cette critique a eacuteteacute notoirement avanceacutee par Marx auteur qui inspire une partie de la philosophie

de MacIntyre53

Ce problegraveme serait particuliegraverement preacutegnant au sein des deacutemocraties contemporaines

Nous avons vu que la repreacutesentation srsquoessoufflait au profit des revendications particuliegraveres et

drsquoune demande de participation accrue aux deacutecisions politiques parfois inspireacutee de la

laquo deacutemocratie directe raquo Face agrave cette situation la reacuteponse de Manent sera que le remegravede aux

deacutefauts du gouvernement repreacutesentatif est encore plus de gouvernement repreacutesentatif En effet

selon lui le gouvernement repreacutesentatif est le dispositif qui permet lrsquounion la plus intime et la

plus efficace entre laquo la civilisation et de la liberteacute raquo (2006 46) En tant que son existence et sa

leacutegitimiteacute sont tributaires de la forme nationale le gouvernement repreacutesentatif y inscrit son

action et donne un dynamisme aux diffeacuterentes institutions sociales En ce sens il est aux

53 Cf notamment Alasdair MacIntyre 1968 Marxism and Christianity London Duckworth Pour une biographie

intellectuelle de MacIntyre cf Eacutemile Perreau-Saussine 2005 Alasdair MacIntyre une biographie intellectuelle

Paris Presses Universitaires de France

99

antipodes de la laquo gouvernance raquo qui laquo se ramegravene agrave lrsquoexercice du commandement par un appareil

entiegraverement deacutetacheacute de lrsquoordre politique crsquoest-agrave-dire de tout reacutegime comme de toute forme

politique raquo ainsi que laquo de la question de la veacuteriteacute sur lrsquoordre humain raquo (Manent 2015b 132)

Drsquoun autre cocircteacute la politique repreacutesentative peut favoriser la correction de certains des deacutefauts

ou injustices de la culture nationale par sa capaciteacute de leacutegifeacuterer et de deacutecreacuteter de produire un

commandement effectif Ainsi cette double possibiliteacute permet selon Manent lrsquoadeacutequation entre

une tradition culturelle et la liberteacute des individus

Pour ce faire lrsquoEacutetat-nation demande lrsquoalleacutegeance de tous ces citoyens En effet le

gouvernement repreacutesentatif ne repreacutesente pas tel ou tel groupe particulier mais la nation dans

son ensemble crsquoest-agrave-dire des individus deacutetenteurs de la citoyenneteacute Lrsquoopeacuteration nationale

srsquooppose alors au communalisme qui selon Vincent Descombes (2013b 211) laquo entend fonder

lrsquouniteacute politique du groupe sur la lsquoreligion de groupersquo plutocirct que sur lrsquoadheacutesion libre des citoyens

agrave leurs institutions politiques raquo Un des vecteurs de lrsquoapparition de lrsquoEacutetat moderne fut

effectivement le principe de laiumlciteacute qui exclut la pratique religieuse des institutions politiques

afin de confeacuterer une certaine liberteacute de conscience aux individus On peut alors affirmer encore

avec Descombes (2013b 212) qursquoune socieacuteteacute laquo ne peut pas se deacutefinir comme nation tant qursquoelle

nrsquoa pas accepteacute de se conformer agrave lrsquoexigence individualiste de la liberteacute de conscience ce qui

implique que la religion doit cesser drsquoy apparaicirctre comme une pratique du groupe pour y devenir

une pratique personnelle raquo La laiumlciteacute permet le gouvernement de soi et le gouvernement de soi

implique un certain individualisme

Cet individualisme reacutepugne agrave MacIntyre qui y associe un certain arbitraire au sein de la

rationaliteacute pratique drsquoun agent qui devra maintenant se deacuteterminer lui-mecircme Ici lrsquoexemple de

100

la religion est particuliegraverement pertinent Pour MacIntyre la religion en tant que pratique

veacutehiculant des normes communes et des visions substantielles de lrsquoexcellence nrsquoest pas

seacuteparable de la rationaliteacute pratique Toutefois selon Manent ce principe de seacuteparation propre agrave

lrsquoEacutetat-nation nrsquoimplique pas la dissolution des coutumes et des normes faisant autoriteacute au sein

de la socieacuteteacute (Manent 2015b) Au contraire le gouvernement repreacutesentatif est pour Manent la

faccedilon dont une socieacuteteacute culturellement et historiquement situeacutee peut avoir prise sur elle-mecircme

La sphegravere publique libeacuterale donc laiumlque permet la repreacutesentation du conflit tout en jugeant

celui-ci agrave partir de quelque chose de commun soit des mœurs des pratiques une histoire une

religion etc eacuteleacutements qui perdurent au sein de la socieacuteteacute Et mecircme lrsquoexistence du

gouvernement repreacutesentatif est la condition de lrsquoeacutepanouissement des groupes particuliers et de

leur liberteacute puisque le commandement politique puisant sa leacutegitime drsquoune communauteacute

drsquoidentification nrsquoest pas ainsi eacutetranger aux citoyens Tel ne serait pas le cas par exemple au

sein de lrsquoempire ougrave bien que les communauteacutes particuliegraveres puissent parfois ecirctre preacuteserveacutees nul

ne pourrait nier qursquoelles disposent de moins de liberteacute pour deacutelibeacuterer sur leur bien Au contraire

de ce qursquoaffirme MacIntyre mourir pour la nation nrsquoeacutequivaudrait pas alors agrave laquo mourir pour la

compagnie de teacuteleacutephone raquo (1994 303) comme pourrait lrsquoattester diverses formes de patriotisme

et de nationalisme au cours du siegravecle dernier

Ainsi au sein du reacutegime du gouvernement repreacutesentatif les citoyens laquo choisissent leurs

repreacutesentants pour ecirctre bien repreacutesenteacutes cela est certain mais aussi et drsquoabord afin drsquoecirctre bien

gouverneacutes raquo (Manent 2017b) Et ce bon gouvernement nrsquoest pas en soi tributaire drsquoune

Notre traduction Le passage complet se lit ainsi laquo Nevertheless even in a representative republic the basis of

political life does not lie in the mechanism of representation Not only would it be hard to believe in the sincerity

of a politician who would say ldquomy policy is to represent yourdquo in fact this would be a sufficient reason not to choose

101

conception partageacutee du monde Plutocirct un bon reacutegime politique permet de recevoir le conflit des

liberteacutes agrave lrsquoaide drsquoune juste tension entre les possibiliteacutes ouvertes par ces liberteacutes et une certaine

preacutetention agrave la veacuteriteacute sur le tout La vertu politique neacutecessite alors des compromis que les

pratiques particuliegraveres nrsquoont pas agrave faire En visant agrave conserver cette laquo pureteacute raquo de la pratique

MacIntyre occulte le veacuteritable exercice de la prudence politique Si MacIntyre ne croit pas que

le raisonnement pratique aristoteacutelicien puisse se deacuteployer dans lrsquoEacutetat moderne (MacIntyre 2016a

176) crsquoest qursquoil oublie que la prudence est eacutegalement leacutegislatrice un raisonnement pratique nrsquoa

pas neacutecessairement agrave se conclure en une action pour celui qui le conduit car crsquoest le choix

deacutelibeacutereacute qui confegravere agrave lrsquoaction son principe Ainsi la leacutegislation eacutetatique peut constituer en un

raisonnement pratique aristoteacutelicien dont la conclusion constituera le principe des juges et des

administrateurs ainsi que des citoyens (cf sect13)

En somme selon Manent MacIntyre serait trop peu sensible aux ressources eacutethiques du

gouvernement repreacutesentatif malgreacute leur apparente diminution ainsi qursquoagrave lrsquoimportance qursquoy

joue la laquo raison commandante raquo pour assurer la liberteacute des individus face agrave la domination

eacutetrangegravere que celle-ci soit directement politique ou commerciale (cf sect213) Ce dernier ne

reconnaicirctrait pas assez la deacutependance des institutions sociales envers le pouvoir politique une

relation qui pour Aristote srsquoanalyse au niveau du reacutegime politique dans la faccedilon qursquoont les

citoyens de se gouverner politiquement MacIntyre ne srsquointeacuteresse somme toute que tregraves peu agrave la

question du reacutegime et par lagrave occulte certaines possibiliteacutes ouvertes agrave la raison pratique pour se

such a person as a representative The French like the citizens of other republics choose their representatives in

order to be well-represented to be sure but also and first of all in order to be well-governed raquo

102

deacuteployer dans la moderniteacute par la meacutediation de la deacutemocratie repreacutesentative et de la forme

nationale qui lrsquoinstitue

Les arguments de Manent sur la leacutegitimiteacute et la neacutecessiteacute du gouvernement repreacutesentatif

national nous semblent ici deacutecisifs En tant que communauteacute drsquoidentification ce dispositif

politique possegravede les ressources pour offrir des principes propices agrave une deacutelibeacuteration reacutefleacutechie

chez les citoyens Bien sucircr lrsquouniteacute politique de la parole et de lrsquoaction du gouvernement

repreacutesentatif et de la socieacuteteacute demande un effort consideacuterable et constant de dialogue et de mise

en commun des motifs pratiques En face des mutations politiques actuelles des deacutemocraties

occidentales il srsquoagit alors de savoir laquo si la nation preacutecairement balanceacutee entre perseacuteveacuterer dans

lrsquoecirctre et se laisser disloquer par la force des flux peut ecirctre encore le cadre et lrsquoagent drsquoune

deacutelibeacuteration et drsquoune action qui ouvrent un avenir deacutesirable et signifiant pour tous ces citoyens raquo

(Manent 2015b 127-8) Pour ce faire la nation doit trouver une faccedilon drsquoactualiser ses ressources

eacutethiques et politiques La solution reacuteside autant pour Manent que MacIntyre dans le

rapprochement entre lrsquohomme et le citoyen crsquoest-agrave-dire dans une certaine participation des

citoyens aux affaires publiques Conformeacutement agrave ses inspirations marxistes MacIntyre conccediloit

lrsquoideacuteal de la praxis dans lrsquoabolition de la distance entre les deux alors que Manent plus libeacuteral

veut conserver une distinction suivant en cela la philosophie pratique aristoteacutelicienne les vertus

du citoyen deacutependent du type de reacutegime politique alors que la vertu drsquoun homme de bien est la

mecircme partout (Pol III 4) Nous verrons maintenant quelles possibiliteacutes peuvent ecirctre accessibles

au gouvernement repreacutesentatif afin de proceacuteder agrave un tel rapprochement agrave une actualisation des

vertus citoyennes et donc des biens qui y sont associeacutes

103

33 Participation politique et deacutemocratie

Nous avons vu qursquoAristote consideacuterait la participation deacutemocratique aux affaires publiques

comme bonne et mecircme neacutecessaire agrave stabiliteacute de lrsquoEacutetat (Pol III 11 1281b25 sq) Le laquo grand

nombre raquo en tant que somme de compeacutetences particuliegraveres possegravede selon Aristote des capaciteacutes

de juger adeacutequates Seulement tous ne peuvent gouverner en mecircme temps Ainsi la vertu de la

plupart des citoyens lorsqursquoils seront gouverneacutes sera davantage lrsquolaquo opinion vraie raquo que la

prudence (Pol III 4 1277b25-30) autrement dit le bon jugement sur les propositions des

orateurs et des magistrats plus que la capaciteacute directe de traiter des probleacutematiques drsquoaffaires

publiques qui demandent parfois de lrsquoexpertise Un tel exercice preacuteparera les citoyens agrave exercer

agrave leur tour le gouvernement et la vertu de prudence (Pol VII 14) crsquoest le principe de

lrsquoalternance des gouvernants et des gouverneacutes (cf sect13)

On peut donc identifier un lien entre la participation politique lrsquoattachement agrave lrsquoEacutetat (ou agrave

la communauteacute) et lrsquoacceptation preacutealable du commandement ou de lrsquoautoriteacute leacutegitimes Nous

avons retrouveacute ces trois pocircles dans les approches drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent

Tous deux visent alors agrave actualiser ce rapport mais de faccedilon diffeacuterente Selon Manent cette

actualisation doit se faire comme nous venons de le voir au niveau de lrsquoEacutetat-nation Cela

passera neacutecessairement par des actions politiques renvoyant agrave un horizon signifiant pour une

communauteacute Il srsquoagit drsquoabord pour Manent de laquo ranimer la repreacutesentation la conscience et la

volonteacute drsquoune vie commune le sentiment qursquoil est deacutesirable de participer agrave une forme de vie raquo

(Manent 2015b 121) Le gouvernement repreacutesentatif doit alors retrouver le sens du

commandement crsquoest-agrave-dire deacutecider de prendre des moyens concrets pour assurer lrsquouniteacute de la

nation au-delagrave des groupes particuliers mais sans en faire fi (Manent 2015b 135-136) Cela

104

nrsquoexclut pas le deacutebat mais drsquoun type ougrave le gouvernement doit laquo prendre position raquo et laquo guider

lrsquoaction publique drsquoune maniegravere qui tiennent compte des conditions preacutesentes raquo (Manent 2015b

139) crsquoest-agrave-dire des circonstances particuliegraveres et de lrsquoensemble des motifs humains derriegravere

les deacutesaccords

Bien que cela demande de la confiance et de la deacutefeacuterence de la part des citoyens un

gouvernement qui assume ainsi son caractegravere repreacutesentatif et national contribuera agrave susciter de

tels sentiments Pour ce faire il faut selon Manent que la deacutelibeacuteration politique soit laquo nourrie raquo

par des laquo propositions sur lrsquohistoire passeacutee raquo qui laquo motivent et encourant la deacutecision politique

prudente sans que celle-ci soit deacuteductible de celle-lagrave raquo (Manent 2015b 87) Bref il srsquoagit de

retrouver une narration commune propre agrave la laquo rationaliteacute des traditions raquo

Conformeacutement au scheacutema de la rationaliteacute des traditions si une telle narration srsquoeacutepuise elle

doit retrouver sens au sein des pratiques particuliegraveres ougrave les participants peuvent faire des choix

reacutefleacutechis conformes aux standards de la pratique Il faut alors reacuteduire le champ de la pratique

laquo Srsquoil doit y avoir une pratique qui implique la participation agrave une deacutelibeacuteration partageacutee et si

cette deacutelibeacuteration doit ecirctre effective dans la prise de deacutecision alors les communauteacutes de pratique

devront se constituer agrave une eacutechelle reacuteduite [hellip] (MacIntyre 2006b 39) Toutefois comme nous

lrsquoavons vu les principes de la raison pratique afin drsquoassurer agrave la fois la liberteacute et la rationaliteacute

doivent partir du reacutegime politique ce qui inclut une certaine mise agrave lrsquoeacutecart des communauteacutes

particuliegraveres de la sphegravere du commandement politique Une telle participation bien qursquoagrave eacutechelle

reacuteduite se doit donc drsquoecirctre en lien avec lrsquoactiviteacute politique eacutetatique Crsquoest en ce sens que la

Notre traduction laquo If there is to be practice that involves widely shared participation in deliberation and if that

deliberation is to be effective in decision-making then communities of practice will have to be small-scale local

communities [hellip] raquo

105

solution au problegraveme de la deacutelibeacuteration dans les deacutemocraties contemporaines ne peut ecirctre le

communalisme MacIntyre a toutefois raison drsquoaffirmer que laquo la dimension politique de la vie

humaine reccediloit son expression dans des formes institutionnaliseacutees de deacutelibeacuteration par lesquelles

les agents humains ont la capaciteacute de se diriger eux-mecircmes et drsquoeacuteduquer les autres agrave se diriger

ainsi vers lrsquoaccomplissement des biens et du Bien raquo (MacIntyre 2013b 206) Ainsi la raison

deacutelibeacuterative doit se deacuteployer au sein drsquoinstitutions qui confegraverent une certaine fonction politique

ici celle du citoyen qui concerne le bien commun soit lrsquoexistence mecircme de la communauteacute et

de son mouvement vers la bonne activiteacute ou le laquo bien-vivre raquo

Il apparaicirct alors qursquoune solution au problegraveme de la deacutelibeacuteration rationnelle dans les

deacutemocraties contemporaines reacuteside dans un renforcement de la forme nationale et du

gouvernement repreacutesentatif tel que lrsquoa preacuteconiseacute Manent mais en y adjoignant la possibiliteacute

drsquoune participation effective des citoyens au sein des institutions politiques comme le promeut

MacIntyre et ce par lrsquointermeacutediaire drsquoune fonction politique La deacutelibeacuteration doit retrouver son

rocircle drsquoarkhē agrave la fois au sens de cause et au sens de charge politique Degraves lors il serait possible

peut-ecirctre paradoxalement agrave premiegravere vue de mener agrave bien la solution reacutepublicaine de Manent agrave

lrsquoaide drsquoun dispositif deacutemocratique en impliquant les citoyens dans les charges publiques Cette

mesure permettrait notamment lrsquoactualisation de la deacutemocratie comme reacutegime de gouvernement

plutocirct que cadre drsquoexpression des particulariteacutes Pour ce faire il faut ici agrave nouveau invoquer la

distinction faite par Aristote entre gouvernants et gouverneacutes qui en implique eacutegalement une

autre entre une fonction politique deacutetermineacutee et une fonction politique indeacutetermineacutee (cf sect13)

Notre traduction laquo The political dimension of human life receives its expression in those institutionalized forms

of deliberation through which human agents are able to direct themselves and to educate others as to how to direct

themselves towards the achievement of those goods and that good raquo

106

Nous avons vu que la distinction entre gouvernants et gouverneacutes ainsi que la rotation entre

les deux preacutevue dans un reacutegime deacutemocratique permettait agrave la communauteacute drsquoassurer un

mouvement interne qui puisse contribuer agrave sa bonne activiteacute crsquoest-agrave-dire agrave la vertu de ses

citoyens La premiegravere des vertus drsquoun reacutegime politique est en quelque sorte la modeacuteration vu la

pluraliteacute des biens leacutegitimes pouvant faire objet de revendications La distinction entre

gouvernants et gouverneacutes permet alors de modeacuterer les revendications des uns et des autres et

surtout des gouvernants jugeacutes par les gouverneacutes tout en assurant qursquoil y ait possibiliteacute drsquoun

commandement effectif pouvant permettre lrsquoactiviteacute reacutefleacutechie Cet eacutequilibre suppose toutefois

que le rapport entre gouvernants et gouverneacutes nrsquoen soit pas un de domination mais de persuasion

Cela est favoriseacute lorsque les gouverneacutes de par leur statut de citoyen participent agrave une fonction

politique qursquoAristote qualifie drsquo laquo indeacutetermineacutee raquo puisqursquoelle ne correspond pas agrave une

magistrature preacutecise Il srsquoagit toutefois bien drsquoune fonction qui srsquoexerce au sein drsquoinstitutions

speacutecifiques telles que les jurys les comiteacutes de redressement des comptes ou lrsquoAssembleacutee des

citoyens

Comme lrsquoa souligneacute Garsten (2011 174-7) ces institutions donnent des fins particuliegraveres

des engagements et des standards aux citoyens qui y exercent une fonction Cette activiteacute de

gouvernement est ce qui permet laquo drsquoaligner les fins externes et internes raquo (Garsten 2011 175)

car elle ne peut se deacutetacher du choix effectif des moyens En effet comme le souligne Manent

laquo lrsquoordre politique est lrsquoordre de la vie humaine qui peut [hellip] le moins eacutechapper agrave lrsquoobligation

de chercher les moyens Celui qui gouverne est par excellence celui qui deacutelibegravere sur les

moyens raquo (Manent 2014b 554) Selon Garsten (2011 175-6) diffeacuterentes fonctions politiques

permettent eacutegalement de fournir des critegraveres de jugement plus preacutecis aux citoyens agrave travers

107

diffeacuterents types de buts et donc de rheacutetoriques Cela permet drsquoeacuteviter notamment que les citoyens

jugent agrave partir drsquointeacuterecircts et de preacutefeacuterences individuelles54 un standard qui est par exemple

particuliegraverement mobiliseacute au sein des campagnes eacutelectorales actuelles et qui est propre agrave la

rheacutetorique publicitaire entiegraverement axeacutee sur les fins externes (Garsten 2011 176)

En fait ces propositions visent avant tout agrave confeacuterer de lrsquoactiviteacute au dispositif actuel de la

deacutemocratie repreacutesentative que Bernard Manin a notamment qualifieacute de laquo deacutemocratie du

public raquo et qui serait deacutefinie par une dimension passive et reacuteactive de lrsquoexpression politique chez

les citoyens (Manin 2012 284) En engageant les citoyens dans le gouvernement politique cette

activiteacute pourrait alors motiver les deacutemocraties contemporaines agrave laquo entretenir la recherche de leur

juste critegravere raquo plutocirct qursquoagrave promouvoir des normes abstraites qui risquent de susciter le deacutesinteacuterecirct

Ainsi au contraire du proceacuteduralisme eacutepisteacutemique le but est de rendre les citoyens plus

inteacuteresseacutes crsquoest-agrave-dire soucieux des conseacutequences des revendications particuliegraveres sur le bien-

ecirctre de la communauteacute dans son ensemble55

Crsquoest eacutegalement de cette faccedilon que les citoyens peuvent deacutevelopper un certain laquo caractegravere

deacutelibeacuteratif raquo Le kairos propre agrave la politique demande un exercice de calcul et de prudence ainsi

qursquoune responsabilisation face aux conseacutequences qui en deacutecoulent En effet nous avons vu que

54 De mecircme sur le rapport entre la fonction politique et le jugement objectif et responsable Boumlckenfoumlrde (2000

305) eacutecrit laquo Si lrsquoon conccediloit la position des organes indeacutependants de direction formellement repreacutesentatifs comme

eacutetant celle drsquoune fonction (Amt) on deacutecouvre alors la base sur laquelle la liberteacute agrave lrsquoeacutegard des obligations

particuliegraveres et des instructions de base [hellip] ne retombe pas dans la sphegravere du bon plaisir de la volonteacute laquo nue raquo du

titulaire individuel de lrsquoautoriteacute Au concept de fonction appartient lrsquoideacutee du service pour autrui lrsquoorientation sur

des missions et des responsabiliteacutes qui se distinguent des inteacuterecircts propres [hellip] raquo 55 Sur ce point Crystal Cordell Paris (2016 105) rapprochant la conception politique de Madison agrave celle drsquoAristote

eacutecrit laquo In contrast to Rawlsian and Habermasian deliberation Madisonian deliberation adopts the criteria of

political capacity and judgment (ldquowisdomrdquo) rather than procedural objectivity a simultaneously affective and

rational attachment to the particular political regime rather than a purely rational commitment to the universal

principle of autonomy raquo

108

la deacutelibeacuteration rend le choix plus volontaire ce qui implique une exposition aux blacircmes et aux

louanges Le blacircme potentiel ou actuel peut mener au sentiment de honte qui est laquo la semi-vertu

de celui qui apprend raquo et qui peut donc susciter la deacutefeacuterence (Nieuwenburg 2004 456) crsquoest-agrave-

dire une motivation agrave juger et agir minutieusement en vue du bien commun

De plus la participation politique telle que deacutecrite permettrait de laquo clarifier raquo le lieu de

lrsquoaction en preacutecisant et confirmant lrsquoaspect deacutemocratique des socieacuteteacutes libeacuterales actuelles Alors

que la souveraineteacute du laquo peuple raquo de par son abstraction aurait contribueacute au deacuteveloppement de

la laquo souveraineteacute illimiteacutee de lrsquoindividu particulier raquo (cf p 66) un dispositif politique plus

participatif pourrait reacutetablir la souveraineteacute dans un juste milieu plus identifiable Aristote eacutecrit

par exemple

Peut-ecirctre en effet est-il correct aussi de proceacuteder comme le font les deacutemocraties car ce nrsquoest

pas le juge ni le membre du Conseil ou de lrsquoAssembleacutee pris individuellement qui deacutetient

lrsquoautoriteacute mais bien le Tribunal tout entier le Conseil et le Peuple [ie lrsquoAssembleacutee du peuple]

dont chacun de ceux que nous avons nommeacutes nrsquoest qursquoune fraction (et jrsquoentends par fraction celui

qui fait partie du Conseil ou de lrsquoAssembleacutee ou du Tribunal) raquo (Pol III 11 1282a28 sq)

Ici la souveraineteacute reacuteside non pas dans lrsquoindividu deacutetenteurs de droits ou alors dans le peuple

comme ensemble non deacutetermineacute mais dans les citoyens rassembleacutes selon diffeacuterentes fonctions

politiques Ce nrsquoest pas sans raison qursquoAristote apregraves cette analyse peut affirmer que la

souveraineteacute doit reacutesider dans les lois (Pol III 11 1282b1-2) car ce sont les lois qui deacuteterminent

ceux qui exercent les charges Cette conception de la souveraineteacute pourrait alors favoriser la

deacutelibeacuteration agrave partir de la loi et donc en vue du bien commun

109

Notons que ces consideacuterations institutionnelles srsquoapparentent agrave certaines thegraveses avanceacutees

par le courant laquo non eacutepisteacutemique raquo de la deacutemocratie deacutelibeacuterative qui vise notamment un juste

milieu entre une proceacutedure universelle appuyeacutee par des normes de communication et une

deacutelibeacuteration deacutemocratique ponctuellement mise en oeuvre au sein de laquo mini-publics raquo Cette

conception est par exemple porteacutee par lrsquoideacutee de laquo systegraveme deacutelibeacuteratif raquo qui renvoie agrave une

laquo division fonctionnelle du travail raquo de la deacutelibeacuteration tout en insistant sur le caractegravere inteacutegreacute

des instances deacutelibeacuteratives au sein drsquoun Eacutetat (Parkinson et Mansbridge 2012 1-7 Warren 2007)

Un tel laquo design institutionnel raquo doit toutefois ecirctre consideacutereacute comme un moyen plus qursquoune

fin puisque la rectitude du jugement politique deacutepend avant tout des connaissances et des vertus

de ceux qui lrsquoexercent Il y a donc bien sucircr une dimension eacutepisteacutemique qursquoil faille prendre en

compte Comme nous lrsquoavons vu cette dimension ne se reacuteduit pas agrave lrsquoexpertise bureaucratique

bien que celle-ci puisse ecirctre neacutecessaire Ce sera alors la tacircche des philosophes et des savants de

permettre aux personnes ordinaires drsquoarticuler les preacutesuppositions impliqueacutees dans leurs actions

meacuteconnues jusqursquoalors pour que ces personnes deviennent capables de critiquer ces

preacutesuppositions et de srsquoengager dans une deacutelibeacuteration critique et autocritique avec les autres au

sein de leurs foyer lieu de travail eacutecole clinique et communauteacute politique locale raquo (MacIntyre

2013b 207)

Ici la deacutelibeacuteration politique retrouve le problegraveme de lrsquoeacuteducation souvent laisseacute de cocircteacute par les

theacuteoriciens de la deacutemocratie deacutelibeacuterative (Salkever 2002) La philosophie pratique

aristoteacutelicienne en tant qursquoelle preacutesente une deacutemarche de remise en question des opinions

Notre traduction laquo For one task of the philosopher is to enable plain persons to articulate the hitherto

unrecognized presuppositions of their actions so that they become able to criticize those presuppositions and to

engage in critical and self critical deliberation with others in their household workplace school clinic local

political society raquo

110

reacuteputables preacutesentes au sein de tout reacutegime politique peut dans cette perspective ecirctre utile (cf

sect22) Cette remise en question est possible agrave partir de certains critegraveres comme lrsquoexplication

teacuteleacuteologique de la nature ou les dispositions de caractegravere qui sont plus laquo fonctionnels raquo que

cateacutegoriques et qui demandent donc un exercice de discernement56 Les œuvres drsquoAlasdair

MacIntyre et de Pierre Manent pour leur part nous montrent comment ces critegraveres peuvent

fournir une compreacutehension profonde de la vie sociale et politique contemporaine

56 laquo From an Aristotelian perspective modernity appears not as an error but as a successful cultural movement that

has unnecessarily excluded certains possibilites which are in fact compatible with its central commitments

commitments shared by Plato and Aristotle The shared commitments are persistent causal inquiry in science and

freedom from repressive control in morals and politics the unnecessarily excluded possibilities are teleological

explanation in science and agent morality in practical matters raquo (Salkever 1990 159) Sur la question de lrsquoeacuteducation

agrave laquo lrsquoeacutethique des questions naturelles raquo voir notamment Salkever (2000 1990) et MacIntyre (1999)

111

Conclusion

En conclusion la theacuteorisation de la deacutelibeacuteration politique nrsquoest pas indeacutependante drsquoun ensemble

de facteurs propres agrave toute activiteacute politique Dans le but drsquoanalyser ce qui serait une conception

exhaustive de la deacutelibeacuteration politique dans une perspective aristoteacutelicienne nous avons eacuteteacute

conduits agrave mener une reacuteflexion sur quatre thegravemes particuliers

Drsquoabord il a eacuteteacute question de la nature de la rationaliteacute pratique Nous avons alors insisteacute sur

sur son aspect pratique crsquoest-agrave-dire sur une deacutelibeacuteration qui motive un choix et une action

particuliegravere ici et maintenant Sans un tel lien causal direct entre les principes de la pratique et

lrsquoaction elle-mecircme nous avons vu que cette derniegravere eacutetait laisseacutee agrave un certain arbitraire puisqursquoil

srsquoagirait alors drsquoappliquer un principe mais sans possibiliteacute drsquoun autre exercice rationnel pour

faire cette application Cet obstacle est notamment la conseacutequence de principes abstraits voulus

indeacutependants de tout contexte social particulier auxquels nous avons associeacute lrsquoexemple des

droits individuels Face agrave cette rationaliteacute qui voudrait trouver des principes universels et

laquo cateacutegoriques raquo nous avons deacutecrit la deacutelibeacuteration comme un exercice dianoeacutetique soit une

recherche qui calcule compare et soupegravese les diffeacuterentes possibiliteacutes pour une fin souhaiteacutee en

fonction drsquoun contexte

Cela nous a ensuite conduits agrave reacutefleacutechir sur la nature de lrsquoautoriteacute des principes orientant la

deacutelibeacuteration notamment ceux qui srsquoincarnent dans la loi et les institutions sociales drsquoune

communauteacute politique crsquoest-agrave-dire dans son reacutegime politique Nous avons consideacutereacute la

dimension naturelle de la communauteacute politique en tant que mise en commun de certaines fins

et de certains moyens qui sont inteacutegreacutes par une action constante de la communauteacute sur elle-

mecircme La discussion collective sur ces dimensions du bien est plus en mesure de fournir un

112

arriegravere-plan commun pour repreacutesenter le deacutesaccord au sein de la citeacute puisque celles-ci sont

constitutives de la communauteacute mecircme Cette dimension de la vie politique nrsquoest toutefois

perceptible que si lrsquoon considegravere la finaliteacute des institutions communes soit les biens qui les sous-

tendent Cette finaliteacute est alors ce qui permet aux citoyens de srsquoidentifier au tout de la

communauteacute politique et drsquoagir en commun par le partage de certains principes au sein drsquoune

causaliteacute teacuteleacuteologique et non pas meacutecanique cette derniegravere srsquoapparentant davantage agrave la

domination et non au gouvernement de soi par soi Il y a causaliteacute teacuteleacuteologique lorsque la

deacutelibeacuteration est conduite selon une certaine fonction qui renvoie agrave quelque chose agrave faire agrave une

fin plus ou moins deacutefinie Nous avons alors consideacutereacute lrsquoexercice mecircme de la citoyenneteacute comme

la possibiliteacute drsquoune telle fonction

Une reacuteflexion sur la deacutelibeacuteration politique renvoie en effet neacutecessairement agrave une reacuteflexion

sur la citoyenneteacute Nous avons vu que selon Aristote la citoyenneteacute trouve sa deacutefinition mecircme

dans lrsquoactiviteacute de deacutelibeacuterer Cette fonction peut alors ecirctre deacutefinie crsquoest-agrave-dire srsquoinscrire dans une

charge politique exeacutecutante ou alors indeacutefinie ce qui implique une participation politique moins

deacuteterminante mais tout de mecircme primordiale puisqursquoelle consiste dans lrsquoactiviteacute de juger les

propositions des gouvernants Nous avons alors fait remarquer que cette structure avait un

parallegravele fort avec la deacutemocratie repreacutesentative contemporaine ougrave un laquo public raquo juge les

gouvernants de faccedilon formelle (les eacutelections) et informelle (lrsquoopinion publique) Or ce jugement

apparaicirct aujourdrsquohui accompagneacute drsquoune certaine passiviteacute car exteacuterieur agrave lrsquoactiviteacute politique

proprement dite Nous avons alors voulu nous inspirer du point de vue aristoteacutelicien afin de

proposer un moyen de rendre la deacutelibeacuteration publique plus active et donc plus deacutelibeacuterative car

plus conforme agrave la raison pratique qui consiste dans un mouvement des principes agrave lrsquoaction Ce

113

moyen consiste agrave favoriser la participation des citoyens au sein drsquoinstitutions deacutelibeacuteratives lieacutees

agrave la vie politique nationale En effet crsquoest principalement agrave ce niveau que nous sont apparues

non seulement la possibiliteacute drsquoune identification agrave des normes communes et drsquoune confiance

envers les gouvernants mais eacutegalement celle du commandement politique inheacuterent agrave toute

deacutelibeacuteration La prise en compte de ces deux aspects permet alors le gouvernement de soi par

soi propre agrave la deacutemocratie comme reacutegime politique

Le quatriegraveme thegraveme geacuteneacuteral que nous avons abordeacute regroupe en quelque sorte tous les

autres crsquoest la dimension rheacutetorique du discours public Nous avons vu que la rheacutetorique nrsquoest

pas seulement un art instrumental visant la persuasion mais surtout une faccedilon drsquoorienter en

commun les motifs drsquoaction au sein de la communauteacute politique En ce sens le discours

rheacutetorique prend en consideacuteration la speacutecificiteacute du domaine politique ougrave diffeacuterentes

revendications sur le bien sont en concurrence mais ougrave le deacutebat est sans cesse trancheacute de faccedilon

temporaire par la disposition du reacutegime politique par ses lois et ses deacutecrets Nous avons tenteacute

de montrer pourquoi la politique ne pouvait ecirctre le lieu de la conversation laquo dialectique raquo bien

qursquoelle puisse y faire une certaine place En effet le kairos propre agrave la politique implique des

circonstances toujours changeantes que le jugement doit prendre en consideacuteration Ce sont alors

les gouvernants qui sont le plus disposeacutes agrave avoir cette vue drsquoensemble et agrave proposer un plan

drsquoaction particulier Toutefois dans un reacutegime politique libre cette proposition doit

srsquoaccompagner de persuasion crsquoest-agrave-dire de bonnes raisons drsquoadheacuterer au plan drsquoaction ou agrave la

norme en question que ces raisons soient la confiance envers lrsquoorateur un exemple du passeacute ou

un sentiment lieacutee agrave la noblesse de la proposition Il ne srsquoagit donc pas de laquo tromper raquo lrsquoaudience

des citoyens ou de prendre tous les moyens neacutecessaires agrave la persuasion En effet nous avons

114

identifieacute au sein de la pratique rheacutetorique comme au sein de lrsquoaction en geacuteneacuteral une distinction

entre biens internes et biens externes Il convient parfois drsquoeacutecarter la fin externe viseacutee afin de

promouvoir certains biens qui sont intrinsegraveques agrave la pratique La rheacutetorique deacutelibeacuterative ne vise

effectivement pas seulement agrave persuader et agrave motiver une action particuliegravere mais eacutegalement agrave

produire un mouvement interne chez les interlocuteurs crsquoest-agrave-dire un changement dans leurs

dispositions eacutethiques dans leurs deacutesirs et leurs souhaits Nous retrouvons ici toute lrsquoimportance

accordeacutee par Aristote au caractegravere de lrsquoagent et aux vertus du reacutegime politique

Afin drsquoactualiser la philosophie pratique drsquoAristote et de la penser en lien avec les reacutegimes

contemporains de deacutemocratie repreacutesentative nous nous sommes tourneacutes principalement vers les

travaux drsquoAlasdair MacIntyre et de Pierre Manent deux philosophes srsquoinscrivant au sein de

lrsquoapproche aristoteacutelicienne tout en ayant deacuteveloppeacute une vision sociale et politique originale

Comme nous lrsquoavons montreacute ceux-ci partagent une mecircme critique drsquoune certaine conception

moderne et contemporaine de la rationaliteacute pratique qui oscille entre un universalisme abstrait

et un particularisme reposant plus sur la volonteacute que sur la raison Ce double aspect serait alors

la conseacutequence drsquoun refus de vivre politiquement drsquoinscrire son action ainsi que sa justification

dans le contexte des affaires communes Lrsquoideacuteal de la laquo diffeacuterence raquo reviendrait alors agrave

relativiser la politique au nom de lrsquoexpression de lrsquoindividualiteacute Or par ce fait mecircme les

individus qui agissent toujours bien sucircr au sein drsquoune communauteacute politique ne disposent plus

drsquoune prise rationnelle sur lrsquoensemble de leur vie pratique qui ne peut ecirctre assureacutee que par

lrsquoautogouvernement deacutemocratique

Crsquoest sur la nature de cet autogouvernement que sont apparues les plus grandes divergences

entre Alasdair MacIntyre et Pierre Manent Nous avons vu que le premier reacutecuse toute possibiliteacute

115

de deacutelibeacuteration rationnelle au sein de la forme de lrsquoEacutetat-nation Selon lui lrsquoEacutetat-nation nrsquoest pas

en mesure de fournir une conception substantielle du Bien qui permette drsquoordonner les biens

particuliers et donc de fournir des preacutemisses rationnelles agrave lrsquoaction Cette laquo vie reacutefleacutechie raquo ne

pourrait alors srsquoincarner qursquoau sein de pratiques particuliegraveres dont la continuiteacute est assureacutee par

de petites communauteacutes Pour Manent et nous lui avions ici donneacute raison MacIntyre fait

lrsquoerreur de ne pas percevoir la nature exacte de la recherche humaine drsquoune association politique

effective qui se fait toujours en fonction de laquo propositions universelles drsquohumaniteacute raquo Ainsi la

nation loin de nrsquoecirctre qursquoun simple instrument est selon Manent la condition actuelle de la

liberteacute politique en Occident En effet elle est la forme politique qui permette de lier la

laquo communion au consentement raquo puisqursquoelle constitue en une communauteacute drsquoidentification

dans laquelle les citoyens vivent selon des biens partageacutes Crsquoest donc dans lrsquoEacutetat-nation que la

deacutelibeacuteration politique peut atteindre toute sa porteacutee et son effectiviteacute

Cette divergence sur la forme de vie commune apte agrave produire une deacutelibeacuteration rationnelle

provient chez les deux penseurs drsquoune conception diffeacuterente de la raison pratique universelle

crsquoest-agrave-dire des dimensions et des possibiliteacutes de la science pratique de la veacuteriteacute sur la pratique

Pour Manent la nature humaine produit une reacutegulariteacute qui se deacuteploie surtout dans la vie politique

lieu des plus hautes actions accompagneacutees de parole Ainsi il y a bien une science du politique

qui puisse juger de la justice des diffeacuterentes associations humaines indeacutependamment de

lrsquohistoire et de la laquo narration raquo que lrsquoon en fait Pour sa part MacIntyre refuse la possibiliteacute

drsquoune science politique strictement comparative puisque le jugement politique est toujours

historiquement et socialement situeacute La rectitude de la pratique ne peut alors ecirctre consideacutereacutee

qursquoen fonction de la narration qui accompagne toujours les actions et les institutions Bien que

116

Manent accorde que cette dimension de la connaissance pratique soit importante elle nrsquoen est

pour lui que la condition et non la substance Tout en acceptant le point de vue plus anhistorique

de Manent nous avons toutefois voulu montrer toute lrsquoimportance de cette laquo condition raquo Les

travaux de MacIntyre sont alors une contribution preacutecieuse agrave la dimension laquo eacuteducative raquo de la

philosophie pratique aristoteacutelicienne crsquoest-agrave-dire les conditions de deacuteveloppement des vertus

du jugement pratique et drsquoune reacuteflexion sur les deacutesirs et les besoins propres agrave la nature humaine

des eacuteleacutements qui sont tous essentiels agrave une deacutelibeacuteration rationnelle

Finalement agrave la suite de notre analyse plusieurs questions demeurent bien sucircr en suspens

Drsquoabord la psychologie de lrsquoaction preacutesenteacutee notamment au premier chapitre reste agrave eacutetayer

drsquoune part dans lrsquoœuvre drsquoAristote elle-mecircme notamment quant agrave sa description des vertus

secondaires propres au jugement pratique et agrave son analyse du laquo mouvement des animaux raquo au

sein des traiteacutes biologiques et drsquoautre part en fonction des recherches reacutecentes dans ce domaine

Drsquoailleurs plusieurs travaux continuent agrave recourir aux distinctions aristoteacuteliciennes entre le deacutesir

la croyance et le choix deacutelibeacutereacute (la volonteacute) Il faudrait voir plus preacuteciseacutement comment ces

eacuteleacutements interagissent au sein de deacutelibeacuterations collectives Sur ce point les travaux empiriques

notamment lrsquoeacutetude de laquo mini-publics raquo peuvent ecirctre utiles

De plus agrave un niveau plus pratique notre analyse des possibiliteacutes institutionnelles de la

deacutelibeacuteration deacutemocratique est bien sucircr geacuteneacuterale et incomplegravete Une telle eacutetude doit eacutegalement

prendre en consideacuteration les particulariteacutes constitutionnelles des diffeacuterentes deacutemocraties Par

exemple plusieurs voix dont des professeurs se sont reacutecemment fait entendre afin de proposer

117

une reacuteforme du seacutenat canadien qui srsquoappuierait sur le tirage au sort de citoyens 57 Notre

recherche a plutocirct consisteacute dans une tentative drsquoidentification de certains principes devant guider

ce genre de changements institutionnels Ainsi bien que la structure de la deacutelibeacuteration soit

importante notamment dans le but de lrsquoassocier au commandement politique et donc agrave une

certaine activiteacute lrsquoorientation du discours lrsquoest tout autant Une deacutelibeacuteration qui nrsquoaccepte que

des propositions concernant des rapports de reacuteciprociteacute et non des propositions concernant

certains biens qui valent pour tous et dans la plupart des cas ne pourra se deacuteployer comme raison

speacutecifiquement pratique Or cette perspective ne peut ecirctre adopteacutee qursquoen reconnaissant

lrsquointeacutegration des fins et des moyens ainsi que celle de la socieacuteteacute et du gouvernement au sein

drsquoune sphegravere politique dont la fonction est essentiellement architectonique Ce nrsquoest alors que

dans la mesure ougrave les individus pourront se comprendre comme citoyens et donc comme

laquo animaux deacutependants rationnels raquo (MacIntyre 1999) que cette nature du politique pourra ecirctre

reacuteapproprieacutee et utiliseacutee pour le bien vers lequel tous tendent en veacuteriteacute

57 Cf Arash Abizadeh laquo Lets replace Canadas Senate with a randomly selected citizen assembly raquo Montreal

Gazette mercredi 07 deacutecembre 2016 et aussi les confeacuterences de lrsquoatelier laquo Representation Bicameralism and

Sortition With Application to the Canadian Senate raquo co-organiseacute par le Centre pour lrsquoeacutetude de la citoyenneteacute

deacutemocratique (CEacuteCD) le Groupe de recherche sur les eacutetudes constitutionnelles (RGCS) et le Groupe de recherche

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bicameralism-sortition-application-canadian-senate

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