Djihad online BAT - Bayard Editions
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Ouvrage publié pour la premiÚre fois par Ravensburger Buchverlag, en 2016, en allemand, sous le titre :
Dschihad Online,de Todd Strasser, alias Morton Rhue
© 2016, Todd Strasser© 2016, Ravensburger Buchverlag Otto Maier GmbH, Ravensburg (Allemagne)
Tous droits réservés.
Note de lâĂ©diteur français : ce texte nâayant pas trouvĂ© dâĂ©diteur aux Ătats-Unis, pays dâorigine de lâauteur, il a dĂ» ĂȘtre traduit de lâamĂ©ricain vers lâallemand
par Nicolai von Schweder-Schreiner, Ă©ditĂ© et publiĂ© par Ravensburger Buchverlag, puis traduit de lâallemand vers le français par Florence Quillet pour cette Ă©dition française.
© 2019, Bayard Ăditions pour la traduction française et la prĂ©sente Ă©dition18, rue BarbĂšs, 92128 Montrouge Cedex
ISBN : 978-2-7470-9895-3DépÎt légal : janvier 2020
PremiĂšre Ă©dition
Reproduction, mĂȘme partielle, interdite.
Ce livre est une Ćuvre de fiction. Toute rĂ©fĂ©rence Ă un Ă©vĂšnement historique, Ă des personnes ou Ă des lieux existants se fait dans le but dâun usage fictionnel.
Tous les autres noms, lieux et Ă©vĂšnements sont imaginĂ©s par lâauteur, et toute ressemblance avec des personnages, situations ou lieux rĂ©els ou imaginaires
ne serait que fortuite.Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse.
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Traduit de lâallemand par Florence Quillet
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« Tous les régimes monarchiques sont militaires.
La guerre est leur commerce, le pillage et la levée de
lâimpĂŽt, leur objet. [...] Chaque gouvernement accuse
lâautre de perfidie, dâintrigue et dâambition, comme
moyen dâĂ©chauffer lâimagination de leurs nations res-
pectives et de les provoquer Ă des hostilitĂ©s. Lâhomme ne
devient lâennemi de lâhomme que par lâintermĂ©diaire
dâun faux systĂšme de gouvernement. »
Thomas Paine Les droits de lâhomme, deuxiĂšme partie, 1792
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Quatre heures du matin. Nous roulons toutes vitres baissĂ©es ; le froid me transperce jusquâĂ lâos. RecroquevillĂ© sur la banquette arriĂšre, je demande en bĂąillant :
â On va oĂč ?Tandis que mon souffle se condense en un petit nuage
de vapeur, des flocons de neige sâengouffrent en tourbil-lonnant dans lâhabitacle. Dehors, de gros flocons jaillissent Ă flots de lâobscuritĂ©, rĂ©vĂ©lĂ©s par la lumiĂšre des phares.
â TâinquiĂšte, rĂ©pond Amir depuis le siĂšge passager. Fais ce que je te dis et tout ira bien.
Il nây a pas cinq minutes que je suis rĂ©veillĂ©. Je dormais sur le canapĂ© quand mon frĂšre est venu me dire de mâha-biller et de prendre des gants. Me voilĂ maintenant dans cette voiture glacĂ©e, et je nâai aucune idĂ©e de lâendroit oĂč nous emmĂšne Marat, le copain dâAmir, qui fume cigarette sur cigarette. Si au moins je pouvais savoir combien de temps ça va prendre...
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â Il faut que je puisse aller en cours tout Ă lâheure, dis-je. Jâai un devoir de chimie.
â On sera rentrĂ©s avant.Amir prĂ©fĂšre se geler avec les vitres ouvertes plutĂŽt
que de respirer la fumée. Je claque des dents. Avec juste un tee-shirt sous ma parka, je ne suis pas assez couvert.
â Le chauffage est allumĂ© ?Amir appuie sur un bouton, enlĂšve un gant et met la
main devant la grille de ventilation.â Marche pas.â Je sens quelque chose, grogne Marat.Le bout incandescent de sa cigarette brille comme un
laser rouge dans le noir.â Que dalle ! sâĂ©nerve Amir en tapant du poing sur le
tableau de bord.Le bruit bourdonne dans mes oreilles, mâarrachant
à mon hébétude. Amir triture les boutons, pose de nou-veau la main sur la grille.
â Toujours rien. Super, la bagnole que tu nous as dĂ©gotĂ©e...
â Si tâes pas content, la prochaine fois tu tâen occupe-ras, riposte Marat en rejetant la fumĂ©e de sa cigarette.
â Au moins, jâen choisirai une avec le chauffage qui marche.
â Comme si jâavais pu le deviner ! se dĂ©fend Marat.Ă leur façon de se chamailler, je pressens quâils mijo-
tent quelque chose. Personne ne brave une tempĂȘte de neige au milieu de la nuit simplement pour faire du
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shopping. Soudain, je remarque le siÚge-bébé à cÎté de moi, ainsi que le chapelet pendu au rétroviseur. En me penchant en avant, je découvre un tournevis sous le volant, fiché dans la fente à la place de la clé de contact.
Inutile de leur demander ce quâils manigancent : je le saurai bien assez tĂŽt. Du coup, je rabats ma capuche sur ma tĂȘte, me blottis contre la portiĂšre et ferme les yeux.
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â RĂ©veille-toi !Nous sommes sur un parking, moteur arrĂȘtĂ© et tous
feux Ă©teints, derriĂšre un bĂątiment bas sans fenĂȘtres. Il tombe une neige fine et humide. Tout est sombre et silencieux.
â Passe-moi ça ! ordonne mon frĂšre en dĂ©signant un sac Ă cĂŽtĂ© du siĂšge-bĂ©bĂ©. JâobtempĂšre. Ouvrant le sac, Amir en sort une cagoule noire et un passe-montagne en laine, noir Ă©galement. Lâun et lâautre ont toujours leur Ă©tiquette avec le prix.
â Tiens, mets-le ! ordonne-t-il en me tendant le passe-montagne.
â DâoĂč tu le sors ?â Quâest-ce que ça peut te faire ?Pas la peine dâinsister, jâobĂ©is Ă ses instructions.
Ă lâavant, Marat et lui enfilent chacun une cagoule.â PrĂȘts ? demande Amir.
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Marat ouvre sa portiĂšre. De la neige vole Ă lâintĂ©rieur. Mon frĂšre se tourne vers moi ; seuls ses yeux et sa bouche sont visibles sous son masque.
â On y va !Lâair froid sent le propre et le frais. Nos pas crissent
dans lâĂ©paisse couche de neige dâun blanc immaculĂ© qui recouvre le sol. Muni dâune boĂźte Ă outils, Marat se dirige vers une porte marquĂ©e ACCĂS LIVRAISONS en lettres adhĂ©sives dorĂ©es. Une fois arrivĂ© lĂ , il sâaccroupit devant et commence Ă triturer la serrure. Amir et moi atten-dons, nos mains gantĂ©es profondĂ©ment enfoncĂ©es dans nos poches. On nâentend que le raclement mĂ©tallique du crochet dans la serrure.
â Et lâalarme ? dis-je en tendant lâindex vers lâauto-collant rouge et blanc dĂ©lavĂ© accrochĂ© Ă la porte.
â Elle ne lâallume jamais.â Qui ça, elle ?Je ne suis pas rassurĂ©. Quâest-ce qui mâattend de
lâautre cĂŽtĂ© ?â La proprio, rĂ©pond Amir.DĂ©signant Marat du menton, il ajoute :â Il surveille le magasin depuis des semaines, et il ne
lâa jamais vue la brancher.â Tu vas tâouvrir, oui ? grogne Marat en sâĂ©nervant sur
son outil.â Il y a un problĂšme ? sâinquiĂšte Amir.Marat a un tic : quand il est nerveux, il nâarrĂȘte pas de
cligner des yeux.
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â Non. Sauf que la serrure est coriace. Mais je devrais y arriver.
Amir grommelle dans sa barbe. Quelque chose Ă pro-pos de ces AmĂ©ricains stupides et leurs serrures dĂ©biles, me semble-t-il. Je regarde lâheure sur mon portable. Il est 4 h 43.
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Quand nous Ă©tions petits, les enfants du voisinage faisaient des anges de glace et des bonshommes de neige. Amir Ă©tait le seul Ă prĂ©fĂ©rer jouer Ă la guerre. Il organi-sait des batailles de boules de neige. En grand, avec forts, fossĂ©s et tunnels. Quand il voulait faire mal Ă quelquâun, il glissait un morceau de glace dans une boule de neige et visait le visage. Câest ainsi quâun petit garçon, un certain Gary, a perdu une dent de lait.
Un aprĂšs-midi, alors que jâĂ©tais dehors avec Amir, il a commencĂ© Ă me bombarder de boules de neige. Les pre-miĂšres, il les a lancĂ©es sur mon anorak, ce nâĂ©tait pas mĂ©chant. Mais ensuite il mâa touchĂ© Ă lâoreille, exprĂšs, et jâai senti une douleur cuisante.
â Allez, dĂ©fends-toi ! mâa-t-il criĂ©.Voyant que je ne rĂ©agissais pas, il sâest approchĂ© et sâest
plantĂ© devant moi, bras Ă©cartĂ©s.â Ă toi, maintenant ! Tire !
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JâĂ©tais tĂ©tanisĂ©. Amir Ă©tait mon grand frĂšre. CâĂ©tait lui qui dĂ©cidait ce que nous faisions, lui qui fixait les rĂšgles et qui commandait. Bref, câĂ©tait lui le chef. Comment aurais-je pu le dĂ©fier ?
Comme je ne bougeais toujours pas, mon frĂšre sâest accroupi pour ramasser un peu de neige et lâa tassĂ©e le plus possible. Nous nâĂ©tions quâĂ quelques pas lâun de lâautre. Quand il a levĂ© le bras, je me suis baissĂ© en me protĂ©geant la tĂȘte du mieux que je pouvais. La boule de neige mâa atteint Ă lâĂ©paule, ça nâa pas fait mal. En levant les yeux, jâai vu quâAmir avait dĂ©jĂ la suivante Ă la main.
Je nâai pas eu le temps de lâesquiver : cette fois, jâai Ă©tĂ© touchĂ© Ă la joue. Jâavais la moitiĂ© du visage en sang, de la neige et de la glace plein la figure. Amir savait trĂšs bien que ça brĂ»lait.
â Allez, dĂ©fends-toi, a-t-il rĂ©pĂ©tĂ©. Quâest-ce que tâattends ?
Furieux que je ne bronche pas, il a formĂ© une autre boule de neige et me lâa lancĂ©e en pleine face.
â LĂąche ! Chochotte ! Poule mouillĂ©e !Il mâa mitraillĂ© de boules de neige et accablĂ© dâinsultes,
toutes plus ou moins vicieuses. Je luttais contre les larmes. Ăa aurait Ă©tĂ© nâimporte qui dâautre, balĂšze ou non, jâaurais serrĂ© les poings et lui serais rentrĂ© dans le lard. Ă lâĂ©poque, je savais dĂ©jĂ me battre, ça nâaurait pas Ă©tĂ© la premiĂšre fois. Et je nâavais pas peur. LĂ nâĂ©tait pas la question.
Au bout dâun moment, ivre de rage et de dĂ©pit, Amir a formĂ© une boule de neige, a tourbillonnĂ© sur lui-mĂȘme et
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lâa balancĂ©e sur la premiĂšre voiture venue. Elle sâest Ă©crasĂ©e contre la vitre du conducteur. Celui-ci a pris peur et a pilĂ© en appuyant Ă fond sur la pĂ©dale de frein. RĂ©sultat, lâauto est partie en dĂ©rapage. Quand elle sâest arrĂȘtĂ©e, le chauf-feur Ă©tait aussi livide que sâil avait eu une crise cardiaque.
Soudain, il a tournĂ© la tĂȘte et nous a vus. Bien sĂ»r, Amir et moi, on sâest enfuis Ă toutes jambes. Lâhomme a sautĂ© de sa voiture et nous a poursuivis en hurlant. Jamais encore un adulte ne mâavait pris en chasse. Jâavais ses cris dans les oreilles. On a remontĂ© la rue en courant comme des dĂ©ratĂ©s, tournĂ© au coin de la suivante, jusquâĂ une ruelle oĂč on sâest cachĂ©s derriĂšre une voiture garĂ©e.
Mon cĆur battait Ă tout rompre. Ă cĂŽtĂ© de moi, Amir haletait, un Ă©trange sourire sur les lĂšvres. Non de soulage-ment parce que nous avions rĂ©ussi Ă nous Ă©chapper, mais de triomphe, plutĂŽt, comme sâil avait remportĂ© une victoire.
Nous sommes restĂ©s lĂ un bon moment. Je claquais des dents â et lui aussi, je crois. Mais ce nâĂ©tait pas de froid. « Le froid, depuis que nos ancĂȘtres se sont installĂ©s dans les montagnes il y a des siĂšcles, on lâa dans le sang », disait toujours mon pĂšre.
Donc, on a attendu. CâĂ©tait lâhiver, les jours Ă©taient trĂšs courts, le soleil ne tarderait pas Ă se coucher. Quand il a fait noir, Amir sâest enfin dĂ©cidĂ© Ă se lever. CâĂ©tait bon, nous pouvions rentrer chez nous. Quand on a dĂ©bouchĂ© dans la rue, il a passĂ© son bras autour de mes Ă©paules et mâa pressĂ© contre lui comme pour me dire : « Bravo, petit frĂšre. »
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La serrure vient de cĂ©der. Marat Ă©poussette ses vĂȘte-ments pleins de neige et ouvre la porte. Une odeur sucrĂ©e de chewing-gum et de dĂ©tergent me saute aux narines. Nous sommes dans une sorte de dĂ©barras. Les murs sont couverts de rayonnages chargĂ©s de toutes sortes dâar-ticles : barres chocolatĂ©es, cartouches de cigarettes, piles, tabac Ă chiquer, soupes lyophilisĂ©es, canettes de soda et boissons Ă©nergĂ©tiques. SâĂ©clairant de sa lampe torche, Marat nous entraĂźne dans un couloir lui aussi bourrĂ© dâĂ©tagĂšres, et pousse une porte battante. Nous voici dans la supĂ©rette. Les plafonniers sont en veilleuse, mais les petites loupiotes bleues, rouges et jaunes des machines Ă sous plongent la salle dans une ambiance un peu fĂ©e-rique. Il y a un distributeur automatique de billets Ă cĂŽtĂ© de lâentrĂ©e. Marat et Amir se saisissent, lâun, dâune per-ceuse et lâautre, dâun marteau, et tous deux se mettent au travail.
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4 h 54. Amir a beau taper sur le distributeur à grands coups de massue, rien ne se passe. Essoufflé, il se laisse tomber à genoux et jette à Marat un regard irrité.
â Je croyais que tu savais faire.â La derniĂšre fois, ça nâa pas posĂ© de problĂšme. Mais
câĂ©tait il y a quelques annĂ©es. Apparemment, ces trucs sont plus perfectionnĂ©s aujourdâhui quâĂ lâĂ©poque.
â Combien de temps ça va prendre, dâaprĂšs toi ? demande Amir.
â Un peu plus que prĂ©vu...â Sans blague ! raille Amir, sarcastique.Reprenant son marteau, il essaie Ă nouveau dâenfoncer
la machine.
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5 h 06. Amir me tend son outil. Le poids me surprend : ce truc pĂšse au moins cinq kilos...
â Essaie, toi !Câest dĂ©bile, Ă©videmment. VoilĂ au moins dix minutes
que mon frĂšre sâĂ©chine sur ce distributeur sans avoir rĂ©ussi Ă lui faire la moindre bosse. Ă cĂŽtĂ© de lui, Marat a lâair contrariĂ©. Il a beau dire, je ne suis pas sĂ»r quâil ait dĂ©jĂ fait le coup. Il est peut-ĂȘtre capable dâouvrir nâim-porte quelle porte, mais un distributeur est aussi sĂ©curisĂ© quâun coffre-fort. Pas Ă©tonnant. Celui qui lâa conçu devait se douter que des imbĂ©ciles dans notre genre essaieraient de le forcer.
Amir me pousse en avant.â Allez...Câest peine perdue, mais que voulez-vous que jây
fasse ? En soupirant, je prends mon Ă©lan quand, Ă travers la vitrine, jâaperçois au loin une lueur qui scintille au milieu des rafales de neige.
â Quâest-ce que câest ?AussitĂŽt en alerte, Amir redresse la tĂȘte.â On dirait une voiture.En moins de temps quâil nâen faut pour le dire, nous
voilĂ Ă quatre pattes Ă ramasser nos affaires. La lumiĂšre, de plus en plus vive, se rapproche rapidement. Lorsque nous disparaissons par la porte battante, il nây en a plus une, mais deux. Des phares.
Nous nous laissons choir dans le couloir, osant Ă peine respirer.
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â On devrait essayer de filer, chuchote Marat, qui cligne convulsivement des yeux.
â Trop tard, rĂ©pond Amir sur le mĂȘme ton. Ils nous ver-raient Ă tous les coups.
Il entrouvre la porte. Le cĆur battant Ă se rompre, nous nous tenons aux aguets. Lâodeur aigre de nos cagoules mouillĂ©es se mĂȘle Ă celle, doucereuse, des sucreries et des produits dâentretien.
Amir pousse un juron.â Quoi ? sâaffole Marat.â Les flics.Mon pouls sâaccĂ©lĂšre.â Tu es sĂ»r ? articule Marat dans un souffle.â Si je suis sĂ»r ? Tâes bĂȘte ou quoi ? Tu crois que je ne
sais pas reconnaĂźtre un poulet ?Poussant Amir du coude, je demande :â Quâest-ce quâils font ?â Ils Ă©clairent lâintĂ©rieur du magasin Ă lâaide dâun pro-
jecteur, rĂ©pond Amir. EspĂ©rons quâils nâauront pas envie de descendre de voiture par ce temps.
Secouant la tĂȘte, il enchaĂźne :â Flics dĂ©biles... Ils nâont donc rien de mieux Ă faire ?â On a planquĂ© les outils, explique Marat. Il nây
a aucune raison quâils soupçonnent quoi que ce soit.â Tu te trompes, dis-je dâune voix sans timbre. Sâils
remarquent les traces de pneus...
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Si les policiers voient les traces de pneus et les suivent... si, derriÚre le supermarché, ils trouvent la voi-ture que Marat a volée, et si...
Je nâose pas formuler ma pensĂ©e jusquâau bout. Accroupis entre les Ă©tagĂšres, les nerfs Ă vif, nous rete-nons notre souffle. Amir garde un Ćil sur ce qui se passe dehors. Lâodeur pĂ©nĂ©trante des bonbons et du dĂ©tergent me donne la nausĂ©e. Cependant, si nous nous sortons entiers de ce guĂȘpier, je devrai me rappeler dâemporter des soupes aux nouilles et de la nourriture pour MaÄka.
5 h 30. Je reçois un message de Vitaly.
Debout !
Déjà levé
Nâimporte quoi
Je tâassure
Tâes prĂȘt ?
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Peux pas venir
?
Un truc Ă faire
???
â ArrĂȘte ça tout de suite ! sâemporte Amir en me voyant Ă©crire.
â Câest Vitaly, je proteste.â Vitaly, toujours Vitaly, siffle-t-il entre ses dents.
Pourquoi tu ne lui écris pas de venir ici, tant que tu y es ? « Mon cher Vitaly, rejoins-nous dans notre planque. Avec un peu de chance la police ne nous trouvera pas ! »
Je glisse en soupirant mon portable dans ma poche de pantalon, oĂč il ne tarde pas Ă vibrer de nouveau. Lâair menaçant, Amir incline la tĂȘte et me jette un regard mĂ©chant.
** *
La premiĂšre fois que Dad mâa emmenĂ© au cirque, jâavais six ans. Jâai Ă©tĂ© complĂštement fascinĂ© par les Ă©lĂ©-phants, les chevaux, les clowns et les acrobates. Mais ce que jâai le plus aimĂ©, ça a Ă©tĂ© lâhomme-canon.
â Vous voulez une glace ? a demandĂ© mon pĂšre Ă lâissue de la reprĂ©sentation.
Quelle question ! Amir et moi aimions la glace plus que nâimporte quoi au monde.
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Nous nous sommes mĂȘlĂ©s aux gens agglutinĂ©s devant un comptoir de verre. Lorsque, Ă notre tour, nous avons pu en approcher, jâai collĂ© le nez contre la vitre froide et embuĂ©e, et jâai regardĂ© les marchands, un homme et deux femmes, remplir Ă toute allure les cornets et les gobelets. JâĂ©tais trop petit pour voir autre chose que leurs mains, et je me suis concentrĂ© sur ce que jâallais choisir. Mon parfum prĂ©fĂ©rĂ© Ă©tait Cookie Dough, mais, chaque fois que la serveuse plongeait sa cuillĂšre dans le bac, je me demandais si je ne devrais pas en essayer un autre. Chocolat-caramel ? Yaourt Ă la fraise ? Ou cette chose verte avec des noix ? Non, pas celle-lĂ ...
Ăa a durĂ© un temps interminable. Des enfants et leurs parents nous passaient devant, on les servait, et ils repar-taient avec leur gaufre ou leur cornet. Jusquâau moment oĂč Dad a Ă©levĂ© la voix :
â Excusez-moi. Pourriez-vous nous servir, sâil vous plaĂźt ? Monsieur ?
Je ne voyais que les mains sâaffairant derriĂšre la vitre.Soudain, mon pĂšre mâa broyĂ© lâĂ©paule droite. Levant
les yeux, jâai vu quâil Ă©tait cramoisi. Les lĂšvres pincĂ©es, les yeux plissĂ©s, il mâa fait signe quâon sâen allait.
â Mais... et ma glace ? ai-je protestĂ© avec tout le dĂ©ses-poir dont est capable un enfant de six ans tandis quâil mâentraĂźnait derriĂšre lui.
â On en achĂštera une en cours de route, a-t-il grom-melĂ©.
â Mais je veux celle-lĂ , ai-je tentĂ© de rĂ©sister.
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LâĂ©tau de sa main sâest encore resserrĂ©. Je me suis tor-tillĂ© pour me libĂ©rer de son emprise, mais il nây a rien eu Ă faire.
â Non ! Je ne veux pas de lâautre...Une main sâest abattue sur mon Ă©paule gauche, et jâai
dĂ©couvert quâAmir Ă©tait comme mon pĂšre : les lĂšvres contractĂ©es, les yeux rĂ©duits Ă deux fentes. Lâair mena-çant, il a inclinĂ© la tĂȘte et mâa jetĂ© un regard mĂ©chant.
Ce regard, jâĂ©tais appelĂ© Ă le revoir souvent.
** *
De nouveau, Amir entrouvre la porte avec prĂ©caution.â Ils sâen vont ! annonce-t-il tout bas.Je pousse un soupir de soulagement. Marat commence
Ă se lever.â Une minute ! le retient Amir.â Pourquoi ?â Attendons dâĂȘtre sĂ»rs.Je regarde mon portable. 5 h 35.â Quand le soleil se lĂšve-t-il ?â Pas avant sept heures, rĂ©pond Marat.â Mais il fait dĂ©jĂ jour avant, non ?Poussant un juron, Amir se lĂšve.â Tenez-vous prĂȘts, OK ? Ă mon commandement, on
fonce !
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10 h 38.Le bip dâun message reçu me rĂ©veille en sursaut. Vitaly,
encore lui. Je suis de nouveau à la maison, étendu sur le canapé. Enroulé dans ma couverture, je lis :
OĂč es-tu ?
Je dors. On sâappelle plus tard
Arrive !
Pas envie
Et ton devoir ?
Mon cerveau tourne au ralenti, le poids de la nuit blanche se fait sentir. Le DS de chimie Ă©tait dĂ©jĂ un rat-trapage, de toute façon. Si Vitaly mâa envoyĂ© un message Ă 5 h 30 ce matin, câĂ©tait pour que je travaille. Il avait mĂȘme proposĂ© de mâaider Ă lâordinateur.
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Tu as révisé ?
Nan
Viens !!!!!!!
Pour quoi faire, mec ?
Ne mâappelle pas mec !
JâĂ©teins le portable, change de cĂŽtĂ© et enfouis la tĂȘte sous mon oreiller. Dehors, un chasse-neige dĂ©blaie la rue dans un boucan qui me rappelle le bruit des chars dâas-saut dans les films de guerre. Dad mâa souvent parlĂ© des tanks qui patrouillaient dans Srebrenica avant que Mom et lui parviennent Ă sâenfuir. Un enfer... Des tirs dâartillerie en permanence. Des immeubles entiers, soufflĂ©s comme des fĂ©tus de paille. Les hommes engagĂ©s dans le combat, jeunes et vieux, massacrĂ©s par centaines et enterrĂ©s dans des fosses communes. Les femmes et les enfants mangeant leurs animaux domestiques pour ne pas mourir de faim, obligĂ©s de fouiller toute la journĂ©e dans les dĂ©combres Ă la recherche de bois de chauffage pour ne pas mourir de froid. Un jour, Dad a vu toute une famille se rendre au cimetiĂšre, la voiture pleine de gens en larmes, et le dĂ©funt â un jeune soldat en tenue de camouflage dĂ©chirĂ©e et maculĂ©e de sang â attachĂ© sur le toit. LâĂ©cole ? Dans ces conditions, qui sâen serait souciĂ© ?
MaÄka me saute dessus en miaulant. Je la repousse, mais elle revient Ă la charge. Elle ne me lĂąchera pas tant que je ne lâaurai pas nourrie.
â Ăa va ! Jâai compris !
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Je me lĂšve, serrant ma couverture autour de moi. Car il gĂšle Ă pierre fendre, ici. Depuis la semaine derniĂšre, nous nâavons plus de chauffage. Amir sâest plaint Ă notre propriĂ©taire, M. Zent, qui a tout de suite menacĂ© de le dĂ©noncer Ă lâimmigration sâil faisait des histoires.
Dans la cuisine, le bol dâeau de MaÄka est recouvert dâune fine couche de glace. Je la casse avec mon index et ouvre une boĂźte de croquettes que jâai piquĂ©e tout Ă lâheure Ă la supĂ©rette. Je comptais retourner mâallon-ger, mais Ă prĂ©sent jâai faim. Il nây a pas dâeau au robinet, donc, impossible de faire du thĂ©. Les tuyaux doivent ĂȘtre gelĂ©s. Quant au rĂ©frigĂ©rateur, il nây a quasiment rien dedans qui ne soit recouvert dâun duvet verdĂątre. Je ne suis pas sĂ»r quâil marche. En tout cas, il me semble quâil y fait plus chaud que dans la cuisine.
Mon estomac gargouille. En partant maintenant, je pourrais arriver au lycée à temps pour le déjeuner.
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