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Éditions Druide 1435, rue Saint-Alexandre, bureau 1040

Montréal (Québec) H3A 2G4

www.editionsdruide.com

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ÉCA RTS

Collection dirigée par Normand de Bellefeuille

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DU M Ê M E AU T EU R

Trompeuses, comme toujours, nouvelles, L’instant même, 2006.Dis-moi quelque chose, nouvelles, L’instant même, 1998.Petites lâchetés, nouvelles, L’instant même, 1991.L’air libre, nouvelles, L’instant même, 1988.

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F A I S P A S C E T T E T Ê T E

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationalesdu Québec et Bibliothèque et Archives Canada Beaumier, Jean-Paul, 1954-Fais pas cette tête : nouvelles(Écarts) 

ISBN 978-2-89711-126-7

PS8553.E255F34 2014 C843’.54 C2014-941291-6PS9553.E255F34 2014  Direction littéraire : Normand de BellefeuilleÉdition : Luc Roberge et Normand de BellefeuilleRévision linguistique : Diane Martin et Geneviève TardifAssistance à la révision linguistique : Antidote 8Grille graphique : Anne TremblayMise en pages et versions numériques : Studio C1C4Photographie en couverture : Anne-Marie GuérineauPhotographie de l’auteur : Idra LabrieDiffusion : Druide informatique Relations de presse : Mireille Bertrand Les Éditions Druide remercient le Conseil des arts du Canada et la SODEC de leur soutien. Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC. ISBN papier : 978-2-89711-126-7ISBN EPUB : 978-2-89711-127-4ISBN PDF : 978-2-89711-128-1 Éditions Druide inc.1435, rue Saint-Alexandre, bureau 1040Montréal (Québec) H3A 2G4Téléphone : 514-484-4998 Dépôt légal : 3e trimestre 2014Bibliothèque nationale du QuébecBibliothèque nationale du Canada Il est interdit de reproduire une partie quelconque de ce livre sans l’autorisation écrite de l’éditeur. Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés. © 2014 Éditions Druide inc.www.editionsdruide.com Imprimé au Canada

I. Titre. II. Collection : Écarts.

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F A I S P A S C E T T E T Ê T E

Jean-Paul Beaumier

nouvel les

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À Christiane

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Il est aisé, après tout, de ne pas être écrivain. La plupart des gens ne sont pas écrivains

et il leur arrive fort peu de malheurs.

Julian Barnes, Le Perroquet de Flaubert

  

Rappelez-vous simplement qu’on n’écrit pas à partir d’une idée

mais à partir d’un personnage plausible, ou simplement parce que l’histoire

est là, au complet.

Flannery O’Connor, L’Habitude d’être

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L A L EC T R ICE

Le spectacle venait à peine de se terminer et déjà les gens se levaient en toute hâte, se bousculant vers la sortie. De partout fusaient des appréciations dithy-rambiques sur la soprano, les musiciens, le choix des pièces. Quelle voix ! Quelle présence sur scène ! L’interprétation était… sublime ! Rien de moins. Et les musiciens, grandioses ! Les commentaires dévalaient les escaliers au même rythme que les spectateurs. Pourquoi tant de hâte, me disais-je, pourquoi tant d’empressement à rompre le charme pour se retrou-ver sur le pavé avant de s’engouffrer de nouveau dans le flot de circulation ? Ne peut-on profiter du moment présent, chercher par tous les moyens à le prolonger, baigner le plus longtemps possible au milieu de cette foule en liesse ? C’est alors que je l’ai aperçue, glorieuse, tout sourire, la chevelure électrisée par l’énergie qui flottait autour d’elle, véritable amazone déferlant dans la cohue en compagnie de l’homme qui tentait de l’escorter. Arrivée à ma hauteur, et avant que je n’aie pu me soustraire à son regard, elle s’écria : « Ah ! Il me semblait bien que je croiserais une connaissance ce soir. On ne peut assister à un tel spectacle sans y

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retrouver des âmes sœurs. » L’inévitable question allait aussitôt me harponner. Que devenais-je ? Je n’y échapperais pas. Je pris la première issue qui se présentait à moi et me fis l’écho de ses propres super-latifs : « Et toi, tu es rayonnante, que deviens-tu ? » La foule devenait plus compacte vers la sortie. Je m’effor-çais de sourire, satisfait de ma parade, cherchant du regard une brèche où il me serait possible de me fau-filer sans pour autant avoir l’air de me défiler. C’était compter sans sa riposte, qui me poursuivrait au-delà de la sortie, de l’inévitable bouchon de circulation qui déjà s’était formé : « Je vais te lire bientôt. » Aucune inflexion interrogative dans la voix cette fois. C’est à peine si son sourire esquissait un trait ironique. Le coup n’en porta pas moins, car je n’ai rien publié depuis plus de dix ans. Je sentis mes jambes vaciller. Vite, me retrouver à l’air libre.

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FOU R R I È R E

« Quand la neige s’endort, la nuit rappelle ses chiens. »René Char, Recherche de la base et du sommet

 Pour la ixième fois, il compte mentalement jusqu’à dix, allonge le bras et tourne la clé dans le contact : le moteur refuse obstinément de démarrer. Pas la moindre étincelle d’espoir. Pas de clic, ni de clac, ni de toc. Rien. Il ne perçoit que le bruit de sa respiration exaspérée, écho d’une exaspération plus sourde, plus profonde. Nul doute possible : sa batterie a bel et bien rendu l’âme.

Les avertissements répétés que Mado n’a cessé de lui adresser au cours des dernières semaines, et qui déjà masquaient maladroitement les véritables reproches qu’elle s’efforçait de taire, lui reviennent en mémoire : a-t-il fait réviser la voiture ? Oui ? Non ? Peut-être ? Cette tâche lui incombe, il ne sait trop pour quelle raison. Il n’a ni plus ni moins d’intérêt ou d’habileté mécanique qu’elle. Sans doute moins même. Il préfère de loin repasser ses chemises, coudre des boutons, des ourlets de pantalon, tout plutôt qu’un rendez-vous au garage. Le mot garage à lui seul suffit à obscurcir son humeur. Et atelier de réparation n’atténuerait nullement son irritation.

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Garage. Le mot évoque aussitôt une salle d’attente où trône un écran de télévision diffusant en boucle des images d’émissions sportives le plus souvent privées de son. Et des dizaines de personnes qui, comme lui, peinent à s’affranchir de cet abêtissement visuel. Il a beau s’efforcer de détacher son regard de l’écran, ten-ter de se concentrer sur sa lecture ou un sudoku, rien n’y fait : il relève sans cesse la tête et perd le fil devant l’incessante reprise des buts marqués. Les travaux d’entretien terminés, il repart chaque fois totalement déprimé et appauvri. Il ne lui viendrait même pas à l’esprit de contester la facture qu’on lui remet. Il pré-fère encore, et de loin, aller chez le dentiste. Au moins, on l’anesthésie avant d’opérer.

L’exaspération de Mado est de plus en plus visible, palpable. Elle aurait souhaité qu’ils achètent une nou-velle voiture, rien de luxueux, une petite voiture fiable et économique, une Volkswagen ou une Toyota, par exemple. Mais il a refusé. À l’entendre, leur Mazda pouvait encore rouler cent mille kilomètres, voire davantage. Voire davantage ! Elle a peine à se retenir. Se risque-t-elle à la prendre, le moteur étouffe sans cesse et elle a toutes les misères du monde à la faire redémarrer. La dernière chose qu’elle souhaite, lui répète Mado sans arrêt, c’est de tomber en panne en pleine heure de pointe au beau milieu du pont Jacques-Cartier. Doit-elle aussi lui rappeler qu’une nouvelle réglementation routière rend la pose de pneus d’hiver obligatoire à compter de cette année ?

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Toutes les misères du monde. En panne. En pleine heure de pointe. Obligatoire. Les paroles de Mado résonnent dans sa tête, superposées aux images qui l’accompagnent mais qui lui paraissent discordantes, comme dans un film mal synchronisé. Leur couple manque justement de synchronisme depuis quelque temps, bat de l’aile. Ils ont toutes les misères du monde à le faire redémarrer. En d’autres moments, le jeu de mots l’aurait amusé, mais il n’a plus le cœur à rire et parvient de plus en plus difficilement à balbutier une réponse évasive, à fuir l’effritement du quotidien.

Ils ont d’abord associé les premiers signes de lassitude à l’usure normale qui survient tôt ou tard dans toute relation, mais ils ont dû se rendre à l’évi-dence : le courant ne passe plus entre eux. Et il n’y a pas de garantie prolongée pour de tels incidents. La plupart des couples font face à semblable phénomène d’érosion naturelle, d’usure normale après quelques années de vie commune. D’abord à peine perceptibles, les effets deviennent chaque jour plus visibles, plus sensibles. C’est ce que leur a expliqué une spécialiste qu’ils ont consultée à la demande répétée de Mado. Il a accepté de bonne grâce, comme tant d’autres choses auxquelles il consentait pour ne pas attiser les irritants qui s’accumulaient peu à peu entre eux. Ils convinrent donc d’entreprendre une démarche de couple et se retrouvèrent assis côte à côte dans le bureau d’une psychologue qui n’avait guère plus de trente ans. Il n’y avait pas d’écran de télévision dans la salle d’attente, que des revues, de toutes sortes. Il y en avait même

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une consacrée aux voitures de l’année. Elle la feuilleta et sembla y prendre de l’intérêt. Il se rabattit sur un magazine faisant la recension d’ouvrages littéraires qu’il parcourut distraitement. Il lui sembla que les mêmes noms y revenaient d’une année à l’autre, comme les marques d’automobile, tout compte fait. Quel était le dernier livre dont ils avaient partagé la lecture ? Il ne se souvenait d’aucun, du moins dans un passé rapproché. Il se demanda si l’expression était juste : pouvait-on parler de passé rapproché comme on parle d’avenir rapproché ? Sur quoi le leur reposait-il ?

Quelques rencontres  suffirent à la jeune psy-chologue pour poser un diagnostic : leur problème n’était pas d’ordre fonctionnel ni mécanique. La gêne, l’embarras qu’ils ressentaient étaient d’un autre ordre. Dès qu’il allongeait le bras pour la toucher, elle se contractait et amorçait un mouvement de recul qu’elle s’empressait de freiner. Elle s’excusait aussitôt, la fatigue, la surprise, les problèmes de bureau dont il avait fini par perdre le fil, et elle un intérêt véritable à s’assurer que ses propos aient un sens pour lui. Les excuses firent bientôt place aux silences, à ces agace-ments à peine voilés qui se transforment aussitôt en malaise qu’on ressent bien avant de pouvoir cerner la nature de l’inconfort. Leur conversation quotidienne n’avait plus qu’un seul objectif : meubler le silence en évitant les heurts, les étincelles. Le simple fait de desservir la table et de ranger les assiettes, les verres et les ustensiles salis dans le lave-vaisselle représentait

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une source de tension inutile en raison de l’exiguïté de la cuisine. Aussi s’acquittaient-ils maintenant de ces tâches à tour de rôle, et si l’un ou l’autre constatait que les verres qu’ils y avaient déposés le matin même avaient été replacés, ils se gardaient bien de le relever, comme tant d’autres petites choses qu’ils s’efforçaient de taire. Chacun désertait peu à peu l’espace commun, qui s’effritait petit à petit.

Doit-il l’appeler pour lui dire de ne pas l’attendre, de ne pas s’inquiéter de son retard ? Ou lui avouer tout simplement son désarroi, qu’il ne sait plus où aller ? La veille, il lui a menti lorsqu’il lui a laissé entendre qu’il avait trouvé un appartement et qu’il pourrait déménager avant Noël, si c’est ce qu’ils souhaitent, ce qu’elle souhaite. Un petit meublé, dans une tour d’habitation, en plein centre-ville. Est-ce vraiment ce qu’ils souhaitent, ce qu’il souhaite ? Son cellulaire au creux de la main gauche, l’afficheur lumineux éclairant faiblement les quatre lettres du prénom de la femme qu’il aime et qui peut-être l’attend à l’autre bout de la ville, qui peut-être s’inquiète de ne pas le voir rentrer, il se demande s’il est encore temps d’inverser le cours des choses. Non pas de revenir en arrière, il sait bien que cela est impossible, mais seulement d’éviter les obstacles devant eux, de les contourner. Il laisse tom-ber le cellulaire sur le siège à ses côtés sans appuyer sur aucune touche.

Il retire la clé du contact, jette un regard inutile dans le rétroviseur. Tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, c’est le moins qu’on

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puisse dire. Sa voiture a rendu l’âme et ils ont décidé de remettre à plus tard leur voyage à Lisbonne. C’est lui qui en avait eu l’idée, mais il était déjà trop tard. Quelque chose entre eux s’était effondré. Il ouvre la portière et sort sans verrouiller.

La nuit est froide pour une fin de novembre. Heureusement le ciel est clair et le risque de neige pratiquement nul. Il ne joue pas que de malchance, pense-t-il. La voiture ne sera pas remorquée, du moins pas pour cette raison, et il n’abîmera pas ses nouvelles chaussures italiennes qu’elle n’a même pas remarquées. Il en a été d’autant plus déçu qu’il avait espéré la surprendre en osant dépenser une telle somme pour se chausser, lui dont les goûts avaient toujours été plutôt modestes côté vestimentaire. Il aime user les choses jusqu’à la corde. Elle ne le sait que trop. Voulait-il ainsi lui montrer qu’il pouvait changer, que rien n’était immuable, quoi qu’elle en pensât ? Son absence de réaction a été plus probante. Il en a conclu que le regard qu’elle portait sur lui était de plus en plus détaché, distant, voire absent, et même lorsqu’elle baissait les yeux, l’éclat de ses nou-velles chaussures demeurait sans effet.

Un chien aboie dans la nuit et le ramène à ses préoccupations présentes : trouver un taxi, à cette heure, dans ce coin perdu de la ville, ne va pas de soi. Il cherche dans sa mémoire un numéro qui pourrait correspondre à celui d’une compagnie de taxis, mais en vain. Il ne prend pour ainsi dire jamais de taxi, alors aussi bien chercher dans un dictionnaire le terme d’un

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concept qu’il ignore. Un autobus vide, toute lumière éteinte à l’intérieur, passe en trombe de l’autre côté de la rue. À peine a-t-il le temps de décoder ce qui est inscrit au-dessus du pare-brise : DÉSOLÉ… HORS-SERVICE, que le véhicule disparaît dans la nuit. Par réflexe professionnel, il ne peut s’empêcher de corri-ger l’expression fautive et de retrancher le malheureux trait d’union dans sa tête. Si tout était aussi simple, se dit-il. Sa manie du mot juste a fini par agacer Mado, qu’il appelle de nouveau Madeleine, et il évite mainte-nant de la reprendre. Mais son regard le trahit chaque fois. Quoi ? lui demande-t-elle lorsqu’elle utilise par mégarde un anglicisme ou une expression fautive. Rien, lui répond-il. Il n’y a rien. Mais aucun des deux n’est dupe.

Il se trouve soudainement ridicule : il est en panne au beau milieu de la nuit, sa vie de couple est un échec et de quoi se préoccupe-t-il ? De la présence ou non d’un trait d’union sur le devant d’un autobus. D’un trait d’union ! Voilà ce qu’il en coûte de gagner sa vie comme traducteur. Traddutore, traditore…

La tête enfoncée dans le col de son manteau pour se protéger du froid, il se remet en marche, tel James Dean sur cette affiche célèbre sur laquelle on le voit marcher dans la rue, cigarette aux lèvres, seul et déterminé. Mais qui se souvient de James Dean aujourd’hui ? Qui peut encore imaginer que le simple geste de porter une cigarette à ses lèvres puisse avoir l’effet d’un rempart contre la solitude, le désarroi, la perte de repères dans sa propre vie, puisse suffire à se glisser

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quelques instants dans une autre peau, à épouser une autre trajectoire ?

Au loin, il aperçoit les lueurs du gyrophare d’une auto-patrouille qui se rapproche. Peut-être s’arrêtera-t-elle à sa hauteur et se verra-t-il offrir d’être reconduit chez lui d’où il pourrait appeler une remorqueuse, un ami, c’est tellement bête de tomber en panne au beau milieu de la nuit… La voiture bifurque à une intersec-tion avant même qu’il n’ait le temps de se réjouir des diverses possibilités qui lui auraient ainsi été offertes et d’opter pour l’une d’elles.

La vue de tours d’habitation qui percent la nuit le ramène à ses préoccupations présentes : si possible, se trouver un appartement d’ici Noël. L’argent n’ayant jamais été source de conflit entre eux, il ne leur sera pas difficile de s’entendre sur le partage des biens. L’absence d’enfants facilite les choses. Ils n’en voulaient pas, du moins pas tout de suite. Est-ce vraiment ce qu’ils souhaitaient ? La vie fait parfois bien les choses. Elle conservera l’appartement et lui remboursera sa part ; de son côté, il gardera la voiture, une Mazda 303 vieille de six ans qui vaut tout au plus deux mille dollars. Comme il se considère responsable de l’échec de leur union, aussi bien recueillir l’épave motorisée s’est-il dit.

Sans doute à cause du froid, du col remonté jusqu’à ses oreilles, de ses pensées qui cherchent une issue à ses constantes errances, il n’a pas entendu la voiture surgir derrière lui au moment où il s’apprêtait à bondir dans la rue pour faire signe à un taxi qui venait en sens inverse. Il n’a pas vu le regard terrifié

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du jeune garçon qui conduisait une luxueuse Lexus en compagnie de sa petite amie, qui s’est mise à crier quand elle a aperçu cet homme surgissant dans la nuit. Il n’a pas davantage ressenti le choc lors de l’impact, mais, étendu sur la civière en route vers l’hôpital, il s’est demandé ce qu’il adviendrait de sa voiture. Se retrouverait-elle à la casse ou à la ferraille ? En ayant cette pensée, il s’est dit que le terme ferraille n’était pas le plus exact qu’il eût pu utiliser. Il aurait aimé interroger le jeune homme penché au-dessus de lui dans l’ambulance qui fendait la nuit à toute vitesse. Peut-être connaissait-il le terme qu’il cherchait, peut-être regrettait-il d’être en service cette nuit-là, de ne pas être hors service comme un autobus qui se fond dans l’obscurité, mais il rendit l’âme avant d’entrou-vrir les lèvres tandis qu’une fine neige s’était mise à tomber bien que la nuit fût étoilée.

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TA BL E DE S M AT I È R E S

La lectrice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13Fourrière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15Le lait . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25Deux petits trous . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31Les yeux grands ouverts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37Baiser à la fenêtre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43Une courte liste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49Nous . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57Plaisir sancerre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61Comme un gros chien tout chaud… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73Le bol à thé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85Quand on aime… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91Les volets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99Le Trou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105Nouveauté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111Objets abandonnés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115Femme à la fenêtre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127

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Je a n - P a u l B e a u m i e r

Avertissement au lecteur

 

Lors d’un récent voyage, j’ai séjourné, en compagnie de ma

conjointe et de notre fille, dans une auberge qui offrait le

petit déjeuner. Le premier matin, notre hôte nous a invités

à décliner nos nom et profession. Nous étions neuf per -

sonnes ainsi réunies autour d’une table remplie de vic-

tuailles pour bien commencer la journée. Dois-je préciser

que je déteste ces exercices de socialisation, mais, poli-

tesse oblige, je ne pouvais m’y soustraire. Le premier à

s’exécuter était militaire, américain, accompagné de sa

femme, impassible. Un second couple d’Américains prati-

quait le droit commercial. Puis, Manon et Ghislain, tout de

cuir vêtus, elle enseignante au primaire et lui camionneur.

Vint mon tour. Je ne sais pas ce qui m’a pris, et le regard de

surprise de ma conjointe et de ma fille confirma mon élan

dans le vide, je déclarai être écrivain. Nouvelliste, ai-je

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ajouté, comme si le saut n’était pas suffisamment péril-

leux. « Nouvelliste ? » m’interpella Ghislain, qui ne semblait

pas avoir l’habitude d’être déstabilisé de si bonne heure.

Venant à sa rescousse, Manon s’empressa de lui expliquer

qu’il y avait la poésie et le roman, et qu’entre les deux il

y avait la nouvelle. « Je comprends pas », se contenta de

répondre Ghislain sans me quitter des yeux. Et notre hôte

qui sautillait au bout de la table, visiblement heureux d’avoir

un écrivain chez lui. Quel genre de nouvelles écrivais-

je ? Les Américains souriaient sans comprendre. Je n’al-

lais pas y échapper, j’allais devoir m’expliquer, me justifier.

C’est à ce moment que j’ai pensé à Julian Barnes, à ce que

j’aurais dû prendre pour un avertissement : « Il est aisé,

après tout, de ne pas être écrivain. La plupart des gens ne

sont pas écrivains et il leur arrive fort peu de malheurs. »

La prochaine fois, j’écrirai un roman. Ou j’apprendrai à

voyager incognito.

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A NNE- M A R IE G U É R IN E AU

Graphiste formée à l’École des beaux-arts de Tours (France),

Anne-Marie Guérineau s’établit à Québec en 1973. Elle tra-

vaille comme photographe pour différentes publications

du gouvernement du Québec et devient copropriétaire de

la Librairie Pantoute.

Cofondatrice, en 1982, de Nuit blanche, le seul magazine

littéraire québécois qui s’intéresse alors à toutes les litté-

ratures écrites ou traduites en français, elle en assurera

la direction de 1990 à 2011. En 1998, Anne-Marie Guérineau

est nommée au grade de chevalier de l’Ordre des arts et

des lettres de la République française pour la contribution

de Nuit blanche au rayonnement de la culture d’expression

française.

Au cours des années, elle a réalisé des centaines de pho -

tographies d’écrivains, dont celle-ci de Jean-Paul Beaumier.

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ACHEVÉ D’IMPRIMER EN AOÛT 2014 SUR DU PAPIER 100 % RECYCLÉ

SUR LES PRESSES DE MARQUIS IMPRIMEUR, QUÉBEC, CANADA.

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