Distinctions Méthodologiques

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Distinctions méthodologiques - un possible modèle d’analyse du langage - par Dan Stoica 1. Introduction Entammer une recherche présuppose non seulement l’existence d’une intuition scientifique que l’on pourrait circonscrire dans un domaine d’étude, mais aussi un trajet à parcourir et des instruments à utiliser, bref une méthodologie à employer. Or, plus le domaine est vaste et difficile à définir et à dominer, plus la méthodologie à employer devrait être mieux définie et choisie de telle sorte qu’elle offre la possibilité d’une démarche bien structurée, limpide et facile à suivre. Prenons, par exemple, une recherche visant à surprendre le rapport entre la logique et le langage, tels qu’il apparaît dans la littérature de spécialité. Non seulement il est difficile de trouver des rapports entre une science (la logique) et un objet (le langage) - qui n’est même pas l’objet de ladite science; de plus, la nature complexe du phénomène appelé “langage” et le rapprochement possible entre la logique et la sémiotique 1 rendent une telle recherche difficile à engager en l’absence d’une méthodologie bien mise au point. Une manière de délimiter et d’analyser les contributions théoriques portant sur la relation que nous proposons pour exemple serait de les regarder sous la perspective offerte par la distinction entre niveau phrastique et niveau transphrastique, d’une part, et par la distinction entre l’analyse logique et l’analyse sémiotique, d’autre part. Les niveaux phrastique et transphrastique auraient en vue le domaine-objet de la recherche; l’analyse (la méthode) logique et l’analyse (la méthode) sémiologique auraient en vue l’instrument utilisé pour l’investigation du domaine. Nous allons tenter de présenter les alignements sur lesquels prennent contour les deux méthodes possible à assumer, de façon à permettre de voir leurs rapprochements et les distances qui les séparent, en assurant à chaque méthode son individualité. D’autant plus que nous sommes souvent à même de constater une dispersion des prcédures tenant à l’une d’entre elles que l’on retrouve engagées sous la juridiction de l’autre, du seul fait de ne pas avoir réalisé les distinctions catégorielles et celles des procédures, tel qu’on se le doit dans une investigation de cette sorte. Pour revenir à notre exemple - l’étude du rapport logique/langage, tel qu’il est surpris dans la littérature spécialisée - nous devons préciser que les distinctions que nous proposons vont constituer un critère discriminatoire dans l’ordonnancement et la systématisation d’un champ aussi vaste. Il est vrai aussi que ces distinctions pourraient ne pas présenter d’importance pour des cas où les buts poursuivis seraient différents. Il n’en reste pas moins que l’exemple que nous avons choisi est valable, car il prouve 1 Cf. Peirce, entre autres (voir infra)

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  • Distinctions mthodologiques

    - un possible modle danalyse du langage -

    par Dan Stoica

    1. Introduction

    Entammer une recherche prsuppose non seulement lexistence dune intuition

    scientifique que lon pourrait circonscrire dans un domaine dtude, mais aussi un trajet

    parcourir et des instruments utiliser, bref une mthodologie employer. Or, plus le

    domaine est vaste et difficile dfinir et dominer, plus la mthodologie employer

    devrait tre mieux dfinie et choisie de telle sorte quelle offre la possibilit dune

    dmarche bien structure, limpide et facile suivre.

    Prenons, par exemple, une recherche visant surprendre le rapport entre la

    logique et le langage, tels quil apparat dans la littrature de spcialit. Non seulement il

    est difficile de trouver des rapports entre une science (la logique) et un objet (le langage) -

    qui nest mme pas lobjet de ladite science; de plus, la nature complexe du phnomne

    appel langage et le rapprochement possible entre la logique et la smiotique1 rendent

    une telle recherche difficile engager en labsence dune mthodologie bien mise au

    point.

    Une manire de dlimiter et danalyser les contributions thoriques portant sur la

    relation que nous proposons pour exemple serait de les regarder sous la perspective

    offerte par la distinction entre niveau phrastique et niveau transphrastique, dune part, et

    par la distinction entre lanalyse logique et lanalyse smiotique, dautre part. Les

    niveaux phrastique et transphrastique auraient en vue le domaine-objet de la recherche;

    lanalyse (la mthode) logique et lanalyse (la mthode) smiologique auraient en vue

    linstrument utilis pour linvestigation du domaine.

    Nous allons tenter de prsenter les alignements sur lesquels prennent contour les

    deux mthodes possible assumer, de faon permettre de voir leurs rapprochements et

    les distances qui les sparent, en assurant chaque mthode son individualit. Dautant

    plus que nous sommes souvent mme de constater une dispersion des prcdures tenant

    lune dentre elles que lon retrouve engages sous la juridiction de lautre, du seul fait de

    ne pas avoir ralis les distinctions catgorielles et celles des procdures, tel quon se le

    doit dans une investigation de cette sorte.

    Pour revenir notre exemple - ltude du rapport logique/langage, tel quil est

    surpris dans la littrature spcialise - nous devons prciser que les distinctions que nous

    proposons vont constituer un critre discriminatoire dans lordonnancement et la

    systmatisation dun champ aussi vaste. Il est vrai aussi que ces distinctions pourraient ne

    pas prsenter dimportance pour des cas o les buts poursuivis seraient diffrents. Il nen

    reste pas moins que lexemple que nous avons choisi est valable, car il prouve

    1 Cf. Peirce, entre autres (voir infra)

  • limportance du choix dune mthodologie claire et oprante, surtout lorsque la recherche

    vise un domaine difficile soumettre et contrler.

    Une deuxime remarque simpose, qui est elle-mme une assomption

    mthodologique: ltude en parallle des deux mthodes dinvestigation des contributions

    thoriques sur la relation entre la logique et le langage sera une tude qui aura en vue la

    tonalit dominante2 de chacune dentre elles. Ce que nous voulons mettre en relief cest

    que lanalyse comparative que nous proposons ne porte pas des dterminations

    ponctuelles et pointues (ce qui est bien naturel lorsquil sagit de mthodologies). On

    pourra retrouver certains lments de lanalyse logique dans lanalyse smiotique, et,

    rciproquement, on pourra trouver des procdures tenant cette dernire dans lanalyse

    logique. Cest au niveau de la tonalit dominante de la mthode que les distinctions

    pourront nous apparatre avec plus dvidence.

    Gnralement parlant, lorsquil sagit danalyses comparatives faites sur des

    produits cognitifs de grandes dimensions et dun haut niveau de complexit (pour parler

    de lensemble mthodologique, cen est le cas), la mise en vidence des rapprochements

    et des distances entre eux se fait en poursuivant la tonalit dominante, lessentialit du

    produit cognitif pris en considration.

    2. Ltude comparative des deux mthodes

    (a) On peut remarquer - en tudiant attentivement aussi lorigine que le

    dveloppement des deux mthodes - que lanalyse logique et lanalyse smiotique sont,

    toutes les deux, des dmarches dordre mtathoriques, autrement dit, une sorte

    dinstruments de mesure pour les accomplissements dun certain domaine. Partant de

    cette qualit, il rsulte que leur action porte sur un certain langage-objet qui constitue le

    domaine des investigations laide de lanalyse logique ou laide de lanalyse

    smiotique. Ce langage-objet est fait soit de dmarches cognitives de lordre de la

    spontanit (comme, par exemple, les argumentations du discours quotidien), soit de

    dmarches cognitives de lordre de la scientificit (comme, par exemple, lexplication

    scientifique).

    Prenons pour point de dpart Aristote, celui qui reste lautorit incontestable dans

    le domaine qui nous proccupe. Chez lui, lanalyse logique avait pour but de dterminer

    linstrument mthodologique de la science (le syllogisme) - comme dans ses Secondes

    Analytiques - ou de la pratique discursive (la mise en relief des lieux communs des

    prdicables ou des genres discursifs) - comme dans la Topique, dans les Rfutations

    sophistiques ou encore dans la Rhtorique. Mais comment a-t-il fait, Aristote, pour

    dcouvrir le syllogisme? Cest par lanalyse logique des discours dj existants quil y est

    parvenu, que ce ft des discours du champ des sciences ou des discours tenant lart de la

    conversation. Et comment sy est-il pris pour dcouvrir les lieux communs? Cest par

    lanalyse logique dordre inductif, ralise par linvestigation des dbats et des discours.

    2 Lide dune tonalit dominante dans lanalyse des actes discursifs vient de Charles W. Morris, lequel y

    fait recours pour dterminer les caractristiques de chaque type de discours analys (voir ce sujet: Ch. W.

    Morris, Signs, Language and Behavior, New York, Prentice-Hall, 1946, chp. III)

  • Kant allait dailleurs le dire: en tant que science des lois ncessaires de la pense

    garantissant la possibilit de toute application de lintellect et de la raison, donc qui

    constitue les conditions dans lesquelles lintellect peut et doit tre en concordance avec

    lui-mme - les lois ncessaires et les conditions concrtes de son application -, la logique

    est un canon3. L aussi il y a un indice, bien que plus voil, du fait que lanalyse logique

    est une dmarche de second ordre sur une dmarche cognitive de premier ordre.

    Cest pareil pour lanalyse smiotique qui a souvent t regarde comme une

    startgie de la construction scientifique, tout comme lanalyse logique chez Aristote.

    Petre Botezatu a fait cette fine remarque: lanalyse smiotique franchit le seuil de la

    conscience de soi de la construction des thories scientifiques4. Notons encore que chez

    les deux fondateurs de la smiotique - Peirce et Saussure - lanalyse smiotique est

    assume comme dmarche mtathorique. Chez Ferdinand de Saussure, lanalyse

    smiotique - la substance de la naissance de la smiologie comme science des signes -

    vient dune profonde analyse des signes linguistiques constitus en ces produits naturels

    qui sont les diffrentes langues historiques, mais aussi dinvestigations pertinentes de ce

    que lauteur du Cours appelle parole (au fond, une investigation de la discursivit). Il a

    souvent t mis en vidence que: un des traits les plus importants de la linguistique

    saussurienne est son ancrage dans lactivit concrte dutilisation du langage. [...]

    Conformment cette conception, la smiologie doit commencer dans la pratique de la

    communication ou, pour gnraliser, la proccupation pour les phnomnes de

    signification doit commencer dans la pratique humaine5

    On retrouve la mme ide chez Peirce:

    La logique - dit celui-ci -, dans son acception gnrale, nest quun autre nom

    pour la smiotique, qui est la doctrine quasi-ncessaire ou formelle des signes. En

    donnant cette doctrine pour ou formelle, jentends aussi que nous

    observons les caractristiques des signes que nous connaissons et que, en partant de cette

    observation, par un processus que je nhsiterai pas nommer Abstractisation, on est

    port vers des noncs minemment faillibles et, donc, dans un sens point ncessaires,

    quant ce que doivent tre les caractristiques de tous les signes utiliss par une

    intelligence , autrement dit, par une intelligence capable de tirer du

    savoir de lexprience.6

    Il y a l la mme invitation de voir dans lanalyse des signes une dmarche visant

    la situation de communication dans laquelle ils sont produits ou peuvent ltre.

    Lanalyse smiotique est ne et sest dveloppe dans les temps modernes, avec

    une si grande amplitude justement cause de ce besoin des constructions cognitives de

    3 Trad. daprs ldition en roumain: Immanuel Kant, Logica general\, Bucure[ti, Editura {tiin]ific\ [i Enciclopedic\, 1985, p.

    66. 4 Petre Botezatu, Semiotica, strategie optim\ a construc]iei [tiin]ifice, in P. Botezatu, Interpret\ri logico-filosofice, Ia[i, Editura Junimea,

    1982, p. 44 5 Trad. daprs ldition en roumain: M. Krampen, Saussure [i dezvoltarea semiologiei, in Solomon Marcus (ed.), Semnifica]ie

    [i comunicare `n lumea contemporan\, Bucure[ti, Editura Politic\, 1985, p. 72 6 Trad. daprs la version en roumain: Charles S. Peirce, Semnifica]ie [i ac]iune, Bucure[ti, Humanitas, 1990, p. 268.

  • passer certains tests de correctitude et de scientificit, et cela parce que de telles

    constructions - qui constituaient lobjet dtude de la mthode en question - ont pu tre

    interprtes comme systmes de signes. De ce point de vue, nous trouvons

    symptomatique la situation des thories scientifiques, qui sont considres par les no-

    positivistes (tel Carnap, par exemple) comme des langues bien construites; do la

    ncessit de lanalyse smiotique de telles langues.

    (b) Bien que lanalyse logique et lanalyse smiotique aient (ou puissent avoir) les

    mmes constructions thoriques pour langage-objet soumettre linvestigation, il reste

    quand mme des distances apprciables entre elles du point de vue de la perspective sous

    laquelle chacun de ces types danalyse apprcie et tudie ces langages-objets. Cela veut

    dire que ces deux mthodes analysent les constructions discursives de deux points de vue

    diffrents, et que cela entrane des finalits difffrentes.

    Lanalyse logique tudie une construction thorique sous la perspective de la

    correctitude (de la solidit) de la pense (de lide) que la construction en question

    prsente au rcepteur, sous la perspective des relations entre les ides, de la possibilit de

    dduire une pense partir dune autre (ou dautres), en se fondant sur des relations et des

    oprations qui assurent le respect des lois de la rationalit. Cest--dire que lanalyse

    logique est une analyse du bien-fond de la pense. Vu que le problme du bien-fond

    connat une grande diversit daspects, on voit slargir considrablement les possibilits

    dapplication de la mthode de lanalyse logique. Dans le sens restreint et traditionnel du

    terme de bien-fond, lanalyse logique nopre quavec la raison fonde sur la relation

    de ncessit entre le donn (les prmisses, le fondement) et ce qui en est dduit comme

    conclusion (la consquence).

    Dans le cas de lanalyse logique, on ignore les lments colatraux du bien-fond,

    tels que: les modalits de vhiculation de la pense-fondement et de la pense-fonde, le

    rapport des penses avec lindividu qui tente les fonder lune sur lautre, ou encore des

    questions ayant trait au contexte du fondement. La mthode logique nen retient que la

    relation de fondement, celle qui soutient, qui donne une forme une construction

    discursive en vertu de sa forme logique et en dehors de tout contenu que la forme pourrait

    vhiculer. Cest ce qui nous mne lide que lanalyse logique retient seulement les

    points nodaux qui donnent la forme logique dune telle construction. Selon nous,

    lapplicabilit de la mthode de lanalyse logique aux constructions thoriques de grande

    amplitude a pour base lextrapolation du concept de forme logique employ dans la

    logique traditionnelle. Lapplication de ce concept des structures discursives de grande

    amplitude pourrait mettre en vidence tout cet embranchement de formes logiques

    classiques qui donnent une nouvelle fonctionnalit la dmarche logique. Cest

    probablement la raison pour laquelle Jean-Blaise Grize, dans la tentative de fonder une

    logique naturelle discursive, prend cette logique pour une tude des textes et des

    discours, pour une tentative de dgager enfin certaines oprations proprement logico-

    discursives; la logique naturelle est vue comme un effort de saisir les oprations qui

    prsident la construction de tout type de discours7.

    7 Jean-Blaise Grize, Logique naturelle et communication, Paris, PUF, 1996, p. 81

  • Par opposition lanalyse logique, lanalyse smiotique tudie une production

    cognitive sous la perspective de linstrument qui sert vhiculer la pense - le signe - en

    prtendant dterminer et proposer des lois du signe et des lois des oprations avec les

    signes, des lois nayant rien affaire avec la correctitude et la vrit de la pense. Le signe

    entre en circulation, il fait son numro en vertu dune rgle dutilisation, rgle institue

    ab initio et qui doit tre reconnue par tous les utilisateurs du signe. Nous imposons

    lexistence dun signe travers une rgle. La pense entre en circulation et fait son

    numro grce un fondement rationnel, cest--dire parce quelle est dduite dune autre

    pense et non point par linstitution dune rgle son gard. Cest l quon peut

    remarquer - notre avis - la diffrence essentielle, fondamentale, entre le comportement

    du signe (objet dinvestigation de lanalyse smiotique) - qui est institu - et le

    comportement de la pense (objet dinvestigation de lanalyse logique) - qui est fonde.

    Le corolaire de cette remarque - remarque qui est de la plus grande importance dans la

    distinction entre les deux mthodes - est que toutes les constructions dordre smiotique

    (qui ont surtout t vues comme systmes de signes) sont domines par des rgles, et ces

    rgles prexistent la construction en soi, lui assurant la possibilit dexistence (il y a des

    rgles pour introduire de signes, des rgles de drivation dun symbole partir dun autre,

    etc.), tandis que les constructions dordre logique (au cas desquelles cest la mthode

    logique qui a prvalu) assument leurs rgles aprs lachvement des constructions (les

    rgles logiques de la construction dun bon discours ont t tires de lanalyse faite

    post-factum sur des discours dj construits).

    Il est de toute vidence que le signe est institu, alors que la pense est fonde.

    Saussure avait parl de larbitraire du signe, de son manque de fondement lorsquil est

    mis en circulation (lorsquil est institu). Martin Krampen met en vidence le fait que

    chez Saussure il ny a aucun principe qui gouverne lassociation des signifiants et des

    signifis, des oprants et des utilits dans les signes, cest--dire dans les instruments. La

    combinaison des signifiants avec leurs significations dans un signe appartenant un

    systme, ou des oprants avec leurs utilits dans un instrument appartenant un systme

    est arbitraire8.

    Ces deux manires diffrentes de manifestation quont les entits spcifiques des

    deux types danalyse (la pense pour lanalyse logique, le signe pour lanalyse

    smiotique) vont engendrer des consquences diffrentes pour ce qui est de

    loprationnalit de chacune des mthodes. La mthode logique va tenter de dterminer la

    relation de fondation qui tient un produit cognitif, celle qui fait quil soit ce quil est du

    point de vue des lois de la rationalit; lanalyse smiotique aura en vue la relation

    dinstitution (la correcte applicabilit des rgles) et la capacit du produit discursif

    dobir ces rgles dinstitution et aux combinaisons qui en dcoulent pour les signes

    primaires.

    (c) De tout ce qui prcde - la section (b) - une conclusion de la plus haute

    importance simpose pour la distinction entre les deux mthodes danalyse des

    constructions thoriques. Lanalyse logique faite sur un certain langage-objet, sur une

    certaine construction discursive, dvoilera les mmes lments structuraux, la mme

    8 Krampen, idem, p. 77.

  • combinaison et les mmes relations entre les lments structuraux de la construction

    cognitive, sans rapport avec le temps, le contexte discursif, lintonation, etc. Lanalyse

    smiotique, au contraire, cest une analyse mdiate par le contexte, par tout ce qui tient

    aux circonstances de la production de la squence discursive, aux relations rciproques

    entre lmetteur et le rcepteur de celle-ci.

    Nous allons essayer dillustrer les assertions ci-dessus en prenant pour exemple

    des squences discursives lmentaires. Soit les trois noncs suivants:

    (1) Iassy est situ au nord de Bucarest.

    (2) Bucarest est situ au sud de Iassy.

    (3) Iassy et Bucarest sont en relation de au nord de.

    Du point de vue de lanalyse logique, les trois squences discursives sont quivalentes,

    cest--dire quelles expriment la mme proposition logique (la mme pense, le mme

    jugement sur la description dtat laquelle elles se rfrent). Du point de vue

    linguistique (plus exactement, smiotique: le point de vue du systme de signes employ

    et des relations entre ces signes), nous sommes devant trois phrases distinctes. Les signes

    et leurs combinaisons, lordre des mots dans la phrase, les accents sont diffrents (de

    certains points de vue) dans chacune des trois phrases. Lanalyse logique rvle que les

    trois phrases expriment une mme et unique situation de la pense. Lanalyse

    smiotique dvoile des relations de coopration diffrentes pour les trois situations

    prsentes.

    La pense est la mme et unique (parce que nous sommes btis pareillement,

    selon les mmes matrices gnrales de la rationalit, qui ont en vue la pense et son

    fondement); par contre, les possibilits de lexprimer par lintermdiaire des signes sont

    trs diverses (parce que nous sommes forms dans des milieux culturels - dinstitution

    des signes - trs divers, dune part, et, dautre part, parce que linstitution a un certain

    degr darbitraire, un certain degr de subjectivit). Loin dtre un handicap, une

    limitation, la possibilit dillustrer la pense de faon diffrente donne la beaut,

    lindividualit aux interventions discursives, elle leur donne cette marque de lpoque,

    mais aussi la marque de lexistence individuelle, qui les rendent attractives. Ce nest

    pas pareil davoir la description dun drame rel donne par le procureur ou prsente

    travers la mise en scne de Shakespeare. Pensez Othlo! Et pourtant, si trange que cela

    pourrait tre, lordre logique des fondements est le mme!

    Nous sommes l en prsence dune relation de coopration, dune modration

    rciproque des deux types dordres, induits par les deux mthodes: lordre logique (propre

    lanalyse logique) et lordre rhtorique (propre une analyse smiotique); cette

    coopration tente une mise en quilibre des fondements strictement rationnels avec

    des fondements tenant dautres ressorts de la personnalit (des ressorts affectifs,

    attitudinaux, moraux, etc.). Cette coopration - lorsquelle se ralise de la manire la plus

    profitable - a des effets des plus productifs pour la relation de communication dans

    laquelle la pense du locuteur est transmise linterlocuteur.

    Lunicit de la pense et la diffrenciation du signe, cest un tat dont nous

    percevons lvidence dans le cas le plus frappant, celui de la production des constructions

  • thoriques en langues diffrentes. Les noncs Maria `l iube[te pe Victor et Marie aime

    Victor expriment la mme proposition logique, la mme pense; cest leur analyse

    smiotique qui va dvoiler lexistence de deux phrases diffrentes. De plus - et nous

    avons l la preuve du fait que le signe est institu arbitrairement, par une rgle

    dinstitution - pour un Roumain qui ne parle pas le franais, la pense exprime dans la

    deuxime phrase restera en dehors de sa comprhension, vu que le rcepteur ne connat

    pas les rgles du signe. Cest lunicit de la pense qui rend possibles les traductions,

    cest--dire qui donne la possibilit de trouver des propositions linguistiques (des

    phrases) diffrentes pour la mme proposition logique.

    (d) Des diffrences entre lanalyse logique et lanalyse smiotique peuvent tre

    remarques en regardant sous la perspective du mcanisme de fonctionnement et de

    lamplitude de chacune. Lanalyse logique a en vue le fonctionnement de la pense

    dans son acte de reproduction et de perptuelle mise en relation, cest--dire quelle est

    intresse par la manifestation de la pense (de lide) en soi, se fondant sur la

    correctitude du passage dune pense une autre, en bannissant de ses priorits

    dinvestigation tout ce qui se trouve hors des limites des mtamorphoses de la pense et

    de lacte de fondation de celle-ci (le sujet, qui est le porteur de la pense; lobjet, qui

    reprsente la matrialisation de la pense et le contexte dans lequel la pense se produit et

    se dveloppe, etc.). De ce point de vue, lanalyse smiotique dpasse en amplitude, de

    beaucoup, lanalyse o le signe est vu comme transporteur de la pense. Lanalyse

    smiotique vise le fonctionnement du signe (ou du texte-signe) dans un triple

    conditionnement: dans sa relation avec dautres signes (cest le domaine de la syntaxe),

    en relation avec la ralit que le signe reprsente (cest le domaine de la smantique) et en

    relation avec le sujet qui lutilise le systme de signes (cest le domaine de la

    pragmatique).

    En dfinitive, cest la finalit diffrente des deux entits - la pense et le signe -

    qui donne leurs diffrences damplitude, de perspective. La pense est analyse sous la

    perspective de son bien-fond et des relations quelle entretient avec dautres penses (et

    aussi, certes, des fondements de ces relations), tandis que le signe est analys sous la

    perspective de son impact sur laltrit. Alors que lanalyse logique tudie la pense en

    soi, dans ses manifestations intrinsques dtermines par les cadres de la rationalit,

    lanalyse smiotique tudie la sortie hors de soi de la pense, par lintermdiaire du

    signe. Or, la sortie hors de soi prsuppose une attention spciale accorde lexactitude

    de la pense (le fait de transmettre lautre exactement la mme pense qui nous

    domine), et l, ce qui nous intresse cest le rapport de la pense avec la ralit laquelle

    elle se rfre (perspective smantique), et aussi une attention spciale accorde

    lexactitude de la rception de la pense transmise (cest--dire, si le rcepteur entrera en

    possession de la mme pense par lintermdiaire du signe), et l nous avons la

    perspective pragmatique.

    On pourrait en dduire une ide intressante qui aurait pour rsultat un

    rapprochement des deux mthodes danalyse. En prenant la pense comme signe (et

    nombreux lont fait: Peirce, par exemple, qui tenait le terme de logique pour un autre nom

    donn la smiotique), alors lanalyse logique serait une syntaxe de la pense, et cette

  • ide renverrait une perspective interrelationnelle des penses dans lacte de leur

    production et de leur manifestation.

    Nous allons nous en tenir l pour ce qui est du signalement des diffrences entre

    la mthode de lanalyse logique et la mthode de lanalyse smiotique dans

    linvestigation de divers produits cognitifs. Le fait davoir insist sur les diffrences ne

    devrait point suggrer quil y a une distance infranchissable entre les deux mthodes,

    quune collaboration entre elles serait impossible. Au contraire, nous y avons assum

    une ide de la Topique dAristote, selon laquelle, pour tablir, pour dterminer

    lindividualit des choses ressemblantes il faut en tablir les diffrences, et pour faire voir

    lindividuualit des choses loignes lune de lautre, il faut en tablir les ressemblances.

    Les ressemblances pour les choses ressemblantes sont videntes, de mme que les

    diffrences entre les choses loignes.

    3. La distinction phrastique-transphrastique comme assomption mthodologique

    Cette distinction - dont lorigine transparat au travers de sa dnotation mme -

    cest un problme qui tient aux sciences de la littralit ou, pour essayer dtre plus prcis

    dans lexpression, toutes les sciences visant la notion de texte, dans nimporte quelle

    de ses acceptions. Ce prjug - car nous pensons quil y a prjug - voile un peu les

    modalits de fonctionnement de cette distinction dans des espaces cognitifs des plus

    divers, et plus prcisment dans les dmarches scientifiques qui crent les instruments

    lmentaires de travail pour les sciences de la littralit: la dmarche logique, par

    exemple, la dmarche smiotique, la dmarche psychologique, et dautres encore.

    Il serait peut-tre le cas de nous expliquer quant la largeur de notre vue sur la

    distinction phrastique-transphrastique.

    Dans quelque domaine de la connaissance humaine que ce soit, limage du tout

    est accablante. Devant cette image dun tout quon devrait faire entrer dans une matrice

    explicative, lesprit humain a probablement ressenti, au dbut, un sentiment

    dimpuissance; mais, il a vite rcupr et il a essay de trouver la voie la plus profitable

    pour aboutir une explication vraiment adquate et plausible du fait scientifique qui se

    prsentait comme un tout, comme une intgralit. Quest-ce quil a fait, lesprit humain?

    Il sy est pris en manire cartsienne, ces--dire comme se le proposait le grand savant

    franais: diviser chacune des difficults que jexaminerais en autant de parcelles quil se

    pourrait et quil serait requis pour les mieux rsoudre; [...] conduire par ordre mes

    penses, en commanant par les objets les plus simples et les plus aiss connatre, pour

    monter peu peu comme par degrs jusques la connaissance des plus composs, et

    supposant mme de lordre entre ceux qui ne se prcdent point naturellement les uns les

    autres9.

    Les sciences dont nous venons de parler - et dautres encore - sy sont pris de la

    mme faon, dans lesprit dune mrologique intressante et profitable du point de vue

    scientifique.

    9 R. Descartes, Discours de la mthode, suivi des Mditations mtaphysiques, Paris, Flammarion, 1927, p.

    14

  • La logique a t incapable dtudier lenchanement de raisonnements prsents

    dans des argumentations, des explications, des dmonstrations, comme si ctait un

    donn quon peut saisir dun coup. Cest pourquoi elle a suivi les exigences

    cartsiennes, cest--dire quelle a distingu et analys avec extrme prcision les divers

    types de raisonnements et en a tir les lois de ces raisonnements pour voir ensuite

    comment ils participent au tout. La psychologie sest souvent retrouve agresse par

    lentit psychique de la personnalit humaine, ce qui a fait quelle lait tudie chaque

    section la fois et cest peine aprs une tude minutieuse quelle a procd la

    reconstruction explicative de la personnalit humaine comme un tout10

    . La smiotique a

    fait de mme, mais nous pensons que ce nest pas le lieu pour insister l-dessus.

    La conclusion simpose: ltude de tout fait scientifique est domine par lide

    de segmenter le fait jusqu en obtenir les dimensions des segments les plus avantageuses

    pour le but de la recherche. La science du texte - ou science de la littrature - a fait de la

    sorte et il en a rsult la distinction entre phrastique et transphrastique, qui occupe

    aujourdhui une place importante dans les discussions sur la littralit ou sur la

    discursivit. Cette dernire a pour objet, gnralement parlant, le discours littraire, or

    celui-ci ne peut tre analys quen considrant chaque composant principal sparment

    pour voir ensuite la manire dont il participe la construction et au fonctionnement du

    discours comme totalit.

    Il en rsulte deux fondements pour le fonctionnement de la distinction phrastique-

    transphrastique dans tout domaine de la connaissance et surtout dans la connaissance et

    lanalyse de la discursivit: le premier est un fondement dordre pistmologique, le

    deuxime est un fondement dordre historique.

    Du point de vue de la connaissance scientifique - on en est donc au fondement

    pistmique - il est bien connu que lanalyse prcde la synthse. Il faut dabord

    dcomposer un tout expliquer en lments pour passer ensuite linvestigation

    minutieuse de chaque composant; bref, une connaissance en dtail des articulations du

    tout. Or, tout cela tient lopration danalyse logique. Lorsque le but poursuivi par

    lanalyse est atteint, cest le tour la synthse logique, laquelle, prenant pour base les

    lments mis en vidence dans ltape prcdente, refait limage du tout, cest--dire

    quelle refait lintgralit du fait scientifique. Voici une observation de Titu Maiorescu

    ce sujet:

    [....] ltude de largumentation, qui est lobjet de la logique, comporte deux recherches:

    lune qui dfait les lments dont toute argumentation est compose, qui les analyse un

    par un et qui met en vidence les relations partielles existant entre eux, telles quelles

    rsultent de lanalyse quon a faite. Cela sappelle logique lmentaire ou analytique.

    Lautre opration - la synthse - a en vue lengencement de ces lments dans lacte

    dargumentation, et elle montre les diverses voies que lintelligence humaine prend pour

    faire passer dautres la conviction acquise relativement une ide; or, puisque ces voies

    10

    Pour montrer que ce nest pas par hasard que nous avons parl de lapport en instruments de travail de

    la psychologie (entre autres) pour les sciences de la littralit, nous convoquons, en support, les dmarches

    du nouveau criticisme (voir, par exemple, I. A. Richards, Principles of Literary Criticism, o lauteur se

    propose dabandonner les procds traditionnels dinvestigation de la littralit et propose aussi la

    fondation dune pratique dinvestigation base sur les recherches de la psychologie moderne).

  • sappellent avec un terme venu du grec mthodes, cette partie de la logique sappelle

    11.

    Nous nous devons de prciser que cette refonte nest ni la somme des lments

    discerns par lanalyse, ni lludation complte de leurs mcanismes, mais une mise en

    vidence des modalits de fonctionnement de lentier (ou tout), et ce fonctionnement

    dpend de ses composants.

    Lanalyse du texte littraire est donc passe la dcomposition du texte en

    lments (et cest comme a quon est arriv son niveau phrastique); la synthse du

    texte littraire sest employe dvoiler le fonctionnement du texte en tant quintgralit

    (et cest comme a quon est arriv au niveau transphrastique du texte).

    Voyons un peu largument historique.

    Dans tout domaine de la connaissance, les premiers pas dans linvestigation du

    sont hsitants, ils sont faits propos de faits extrmement simples

    et capables dassurer aux gnralisations une certaine intuitivit. Les gnralisations,

    telles quon peut obtenir grce ces investigations, sont elles aussi hsitantes. Autrement

    dit, dans tout domaine, la connaissance dbute par linvestigation des units minimales

    - linvestigation du phrastique - pour proposer ensuite, aprs maintes hsitations et

    enthousiasmes incontrls, des visions densemble - plus prcisment, une explication du

    transphrastique. a va pour tous les dbuts, dans tous les domaines de la connaissance

    scientifique. Dans ce qui suit, nous allons essayer de trouver des rponses certaines

    questions, par le biais dexemples.

    Premire question: pourquoi, dans la logique traditionnelle, la thorie des notions

    tait un chapitre essentiel de lanalyse logique? Cest parce que les notions taient (dans

    la conception de ces temps-l) les lments les plus simples auxquels on pouvait arriver

    en dcomposant les raisonnements et dont lanalyse pouvait dire des choses quant leur

    fonctionnement. Le niveau phrastique de lanalyse tait essentiel.

    Mais pourquoi est-ce que la thorie des notions a perdu de nos jours son

    importance? Parce que la logique daujourdhui cest une logique au niveau de la

    synthse, ou au niveau danalyses dordre transphrastique, tenant la thorie des systmes

    axiomatiques o, videmment, le rle tenu par la notion est insignifiant.

    Et encore, pourquoi est-ce que, dans la Grammaire de Port-Royal, lnonc

    simple tait llment essentiel de lanalyse? Pourquoi, mme quand elle analyse les

    figures rhtoriques, une telle grammaire ne le fait quen se rfrant aux noncs

    simples? Cest parce que les analyses taient leur dbut et elles ne visaient que le niveau

    intuitif, phrastique, du fait scientifique. On parle aujourdhui de plus en plus souvent des

    grammaires textuelles, des grammaires du rcit, etc., et l tous les renvois sont faits au

    niveau transphrastique.

    Cest le moment - aprs avoir trait des fondements (pistmique et historique) de

    la distinction entre phrastique et transphrastique, prise comme instrument

    mthodologique danalyse - de prsenter aussi les critres selon lesquels on peut faire

    11

    Titu Maiorescu, Scrieri de logic\, Bucure[ti, Editura {tiin]ific\ [i Enciclopedic\, 1988, p. 171.

  • cette distinction, sans quoi il ny aurait pas la possibilit dutiliser ladite distinction en

    tant quinstrument mthodologique.

    Il va de soi que lamplitude de la squence discursive est un des critres de

    distinction (en nous tenant, certes, dans les limites des discussions sur le domaine des

    textes). Comment faire pour dire, sur les alignements de lamplitude textuelle, o finit le

    phrastique et o commence le transphrastique? Pour une possible rponse, nous faisons

    appel aux crits de Heinrich Plett. Celui-ci se propose de dterminer le squelette

    mthodologique, larmature de ce quil appelle la science intgratrice du texte

    (integrative Textwissenschaft), et il croit la trouver, cette armature, dans la tripartition

    de Morris - dj prsente, sous une terminologie diffrente, chez Peirce - entre syntaxe,

    smantique et pragmatique. Selon Plett, cette science du texte porte lattribut

    d parce quelle met en valeur toutes les possibilits de dimensionner

    le texte. Son objet primordial cest la textualit, cest--dire les conditions de constitution

    du texte. [...] Cette science du texte est englobante et gnrale la fois: elle nadmet

    aucune autre science du texte quelle-mme, elle est absolue12.

    Construite sur les trois coordonnes principales (la syntaxe, la smantique et la

    pragmatique), la science du texte - qui se veut, on la vu, intgratrice - est force

    reconnatre que la distinction niveau phrastique-niveau transphrastique, quelle assume

    comme prsupposition mthodologique, nest en fait quune idalisation de la situation

    concrte de la discursivit. Et cela parce que le texte se manifeste dans lintgralit de ses

    relations inter-smiques, en mme temps comme relation entre les signes (donc, une

    construction gouverne par des rgles), comme relation entre les signes et leur dnotatum

    (donc, comme sens) et comme relation entre les signes et le rcepteur (donc, en tant

    quintentionnalit).

    Lengagement du texte sous la perspective de nimporte quelle des trois

    dimensions narrive expliciter quun seul aspect, certes, important, de celui-ci.

    Toutefois, isoler tout fait une des dimensions du texte savre impossible. Une syntaxe

    isole renonce la ralit du signe et aussi celui qui utilise le signe; bref, la

    signification communicative du texte. Une pragmatique isole va ngliger la combinaison

    des lments textuels et de leur contenu dnotatif. une smantique isole il manque la

    relation structurale du signe et aussi le concret de son inclusion dans des situations

    communicatives concrtes de transmission du message.13

    Voyons maintenant comment on peut mettre profit les ressources de cette

    science intgratrice du texte, fonde sur la tripartition de Morris, pour dterminer un

    critre de fonctionnnement acceptable de la distinction entre le caractre phrastique et le

    caractre transphrastique dun texte. Cest par la mise au travail de chacune des

    dimensions releves (syntaxe, smantique, pragmatique) pour lanalyse du texte que Plett

    dtermine trois niveaux de ce type danalyse, des niveaux qui ont en vue ltendue (ou

    lextension) du texte, les limites (ou les dlimitations) et la cohrence du texte.

    videmment, chacune de ces exigences de lanalyse pourrait avoir un rle significatif

    dans notre construction en marge de la distinction phrastique-transphrastique, mais on se

    rend compte que les deux premires (ltendue et la dlimitation) paraissent tre plus

    12

    Trad. daprs la version roumaine du texte: H. Plett, {tiin]a textului [i analiza de text: semiotic\, lingvistic\, retoric\,

    Bucure[ti, Editura Univers, 1983, p. 51. 13

    Idem, p. 50.

  • lies la question de lamplitude textuelle (au fond, la distinction phrastique-

    transphrastique tient, grosso-modo, au problme de lamplitude), tandis que la question

    de la cohrence ne saurait intresser que dans le but de rendre les deux premiers critres

    encore plus discriminatoires.

    La construction dun texte (dun discours, en gnral) a la base un principe

    combinatoire. Il est vident qu ce premier niveau agissent les rgles de la syntaxe. Les

    sons de la parole (ou les lettres qui les reproduisent en crit) sont des lments primaires

    (phonmes-graphmes), et leffet de lapplication dune combinatoire ce niveau cest

    des units de niveau suprieur (units secondaires) qui sont les mots (les morphmes). On

    va mme observer que le passage des signes lmentaires, primaires (les sons), aux signes

    secondaires (les mots) nest pas une simple combinaison de sons (a veut dire quil ne

    tient pas seulement au registre syntaxique). Or, linsertion dun sens engage le ct

    smantique du texte (du mot, dans notre cas). On va donc retenir que le passage du signe

    primaire (le son) au signe secondaire (le mot) cest le passage du syntaxique au

    smantique. Comment est distribue la valeur de ces registres dans la construction de

    ce cas spcial de texte qui est le mot? Nous pensons que a se passe dans lesprit dune

    coopration galitaire, vu que lexistence dun mot dans une langue dpend en la mme

    mesure des rgles de la bonne formation des mots dans cette langue (donc, de la

    syntaxe) et de linstitution dun sens (donc, dexigences dordre smantique). Ce nest

    que cette unit entre la correctitude syntaxique et la garantie smantique qui donne au

    mot un rle fonctionnel dans une langue donne et un statut bien dtermin14.

    Lacte combinatoire ne sarrte pas l. laide des mots on construit une sorte

    dunits tertiaires (les phrases) susceptibles de respecter les rgles de bonne formation

    propres la langue dans laquelle elles sont construites (exigences syntaxiques), davoir

    un sens (de rpondre donc une exigence smantique tenant la rfrence thmatique

    du texte), mais, de plus, susceptibles de contenir une intention par rapport au rcepteur

    (de rpondre, donc, des exigences pragmatiques). Nous voil emmens constater un

    fait significatif et trs intressant pour notre recherche: pour pouvoir exister et remplir ses

    fonctions, une unit textuelle plus complexe englobe des exigences dont le nombre

    saccrot avec le degr de complexit de lunit, en allant des exigences syntaxiques (dans

    le cas des units minimales) aux exigences smantiques (dans le cas des mots) et aux

    exigences pragmatiques (dans le cas des phrases). Le son na ni sens, ni intentionnalit.

    Le mot a un sens, mais il manque dintentionnalit. La phrase a aussi bien sens

    quintentionnalit.

    On va noter encore quil rsulte de notre investigation que chaque unit textuelle

    englobe, pour fonctionner, toutes les exigences du pallier infrieur (du point de vue de la

    segmentation). Les exigences syntaxiques sont minimales et elles fonctionnent dans le cas

    de toutes les units, allant des plus petites jusquaux plus grandes: toutes les units

    doivent se soumettre aux lois de construction propres une langue quelconque. Les

    14

    Laffirmation peut paratre une exagration, surtout quil est possible de trouver des exemples de

    situations o des mots sont dpourvus de sens sans pour autant tre empchs de circuler dans une langue

    (et ils circulent mme plus que les mots satisfaisant aux deux exigences). Mais nous prenons Frege en alli:

    il a montr, en prenant pour base une comprhension bien dtermine de la notion de sens, que, sil y a des

    mots sans signification, il ny a pas de mots dpourvus de sens (normalement constitus lintrieur dune

    langue).

  • exigences smantiques, on les retrouve en commenant des mots et allant jusquaux

    propositions (linguistiques15

    ), aux phrases et aux textes de grande tendue. Enfin, les

    exigences pragmatiques sont signales partir du niveau des propositions (linguistiques);

    on ne va pas avoir affaire ce genre dexigences dans le cas des mots.

    Nous pensons dceler ici un critre de dlimitation entre le niveau phrastique et le

    niveau transphrastique dun texte: on est en prsence dun texte de niveau phrastique

    lorsque le niveau danalyse est celui de la proposition (linguistique) et lorsque le sens de ladite proposition couvre, lui tout seul, lintentionnalit de la relation communicative,

    et on est en prsence dun texte de niveau transphrastique lorsque le niveau danalyse (ou de construction) est celui des combinaisons de propositions (linguistiques) et lorsque

    les diffrents sens des propositions assurent la ralisation de lintentionnalit communicative.

    Comme on peut facilement remarquer, la distinction entre phrastique et

    transphrastique nest (et ne peut tre) fonde sur le critre syntaxique, mais seulement sur

    des critres smantico-pragmatiques (nous tenons insister sur le fait que seule la

    combinaison smantico-pragmatique peut constituer un critre de la distinction

    phrastique-transphrastique, vu quaucune des deux dimensions, elle seule, ne saurait

    fonctionner comme critre). Pour nous faire bien comprendre, nous allons encore une fois

    faire appel un exemple. Soit la phrase:

    (1) Tu dois finir aujourdhui le texte pour le journal.

    Cest une construction relativement simple. Lopration de segmentation - que nous

    empruntons Benveniste16

    , pour en faire un instrument de travail - met en lumire le fait

    que nous avons affaire une phrase compose de plusieurs mots (tu, devoir, finir,

    ...), lesquels, leur tour, sont faits dunits minimales (les sons). La phrase (1) respecte

    les rgles syntaxiques du jeu de la langue (le franais) et elle ne pourrait pas tre

    construite autrement. Les rgles de la grammaire (rgles syntaxiques) sont strictes. Il ny a

    pas moyen de remplacer, par exemple, dans le jeu combinatoire que nous sommes en

    train de pratiquer, finir par finisses, vu que les rgles de la grammaire franaise

    imposent lemploi de linfinitif et non du subjonctif aprs le verbe devoir. Et ainsi de

    suite, pour chaque lment (mot) de la construction, une rgle de grammaire.

    Puis, la phrase (1) couvre un sens: de sa construction on dduit facilement la

    pense exprime (pour employer la terminologie de Frege). Certes, lexistence du sens

    et le fait que ce sens puisse tre peru dpendent de la correctitude syntaxique de la

    construction (cest--dire, de la correctitude de la combinaison dunits linguistiques). Si,

    avec les mmes mots, on avait une construction du genre Le texte finir pour le journal

    aujourdhui tu dois, la saisie du sens serait difficile et linterprtation du message du

    texte aurait peu de chances; si lludation des rgles allait plus loin et que lon aurait

    quelque chose du genre Soid, nifirut ... etc., les chances davoir un dcodage du

    message chez le rcepteur seraient nulles. Le fonctionnement du sens de la phrase

    15

    Lambigut du terme proposition (surtout dans un texte ou le linguistique se mle au logique) nous

    pousse faire cette prcision. 16

    E. Benveniste, Problmes de linguistique gnrale, v.1, Paris, Gallimard, 1966, pp. 119-131.

  • (rsultant de la combinaison des sens des mots) dpend donc de la faon dont on respecte

    les exigences syntaxiques.

    Troisimement, la phrase porte en elle une intention dont son sens est le vhicule.

    Son intentionnnalit est double: lune, primaire, consiste en la comprhension du sens de

    la phrase; lautre, secondaire, consiste en une invitation accomplir laction vhicule

    par le sens (finir le texte). Nous avons donc affaire au niveau de la phrase, lexistence

    dun sens que la phrase couvre et la saisie dune intention assure par le seul sens de la

    phrase. Partant de nos assomptions, nous pourrons dire que nous sommes en prsence

    dun texte de niveau phrastique.

    Prenons maintenant la squence discursive suivante:

    (2) Tarrou le regarda et, tout dun coup, lui sourit.

    Ils suivirent un petit couloir dont les murs taient peints en vert clair et o flottait

    une lumire daquarium. Juste avant darriver une double porte vitre, derrire

    laquelle on voyait un curieux mouvement dombres, Tarrou fit entrer Rambert dans une

    trs petite salle, entirement tapisse de placards. Il ouvrit lun deux, tira dun

    strilisateur deux masques de gaze hydrophile, en tendit un Rambert et linvita sen couvrir. Le journaliste demanda si cela servait quelque chose et Tarrou rpondit que

    non, mais que cela donnait confiance aux autres.17

    On va suivre la mme procdure danalyse. La segmentation dvoile la possibilit daller

    jusquaux lments ultimes de cette squence discursive, ce que nous navons pas dans

    lintention de faire. Nous allons nous arrter au niveau des phrases qui la composent, vu

    quil est vident quil ny a pas de possibilit de surprendre les distinctions entre

    phrastique et transphrastique au-del de ce niveau.

    Et quest-ce quon constate?

    Chaque phrase a un sens (Tarrou le regarda, tout dun coup [il] lui sourit, ils

    suivirent un petit couloir etc., etc., etc.) et ces sens sont assez loigns lun de lautre.

    De plus, nous constatons que chaque phrase, considre en elle-mme, a une

    intentionnalit, parfois diffrente de celle des autres. Par exemple, la phrase Tarrou fit

    entrer Rambert dans une trs petite salle, entirement tapisse de placards a une

    intention descriptive, tandis que la phrase Tarrou rpondit que non, mais que cela

    donnait confiance aux autres a plutt une intentionnalit apprciative-prescriptive. La

    squence, dans son ensemble, a comme tonalit dominante une certaine intentionnnalit

    (peut-tre, celle de signaler linutilit de tout effort lorquil sagit de combattre un flau

    comme lpidmie de peste). Cette intentionnnalit ne se ralise travers aucune des

    intentions dceles dans les phrases - quand elles sont prises sparment -, mais il sagit

    de la participation de tous les sens et de toutes les intentions des phrases. La squence est

    une combinaison de phrases, chacune ayant un sens et une intentionnalit;

    lintentionnalit de la squence est dtermine par le cumul de tout cela. Nous sommes

    donc l en prsence dun texte de niveau transphrastique.

    Des remarques sont ncessaires quant aux situations o lon pourrait avoir

    violations du critre de distinction entre niveau phrastique et niveau trannsphrastique. Il

    y a des cas o des squences discursives (textuelles) ne sont formes que dune seule 17

    Albert Camus, La peste, Moscou, Editions du Progrs, 1969, p. 254.

  • phrase (parfois rduite un seul mot), porteuse de plus dun sens, et pourtant elle doivent

    tre considres comme textes transphrastiques.

    Des phrases comme

    (3) Ah, cest donc toi! ou (4) Le voil enfin! ou encore

    (5) Que vois-je?

    sont des exemples dnoncs minimaux, lesquels doivent tre considrs pour des units

    transphrastiques de la discursivit, bien que lapplication de notre critre porte la

    conclusion que ce sont des units phrastiques. La multitude des sens que chacune des

    phrases (3), (4) et (5) porte et travers lesquels se ralise lintention de communication

    de celui qui les met en circulation donne droit assumer que lon a affaire au niveau

    transphrastique. Lnonc de la phrase (3), par exemple, laisse voir un sens descriptif (on

    prend connaissance de la personne apparue brusquement), mais aussi un sens valorisant

    (cest donc toi, non?!) ou mme un sens affectif (en laissant voir les sentiments

    prouvs en contact avec la personne en question). Chacun de ces sens sajoute aux autres

    pour donner le sens global (dnotatif) de lnonc de (3). De mme pour (4) et (5), o la

    multitude des sens assure plus de performativit et, donc, un meilleur accomplissement

    de lintention du locuteur.

    Peut-tre est-ce justement ce que les logiciens de Port-Royal proposaient la

    rflexion en mettant en vidence la distinction entre les ides principales qui sont portes

    notre conscience par une squence discursive et les ides accessoires desquelles se font

    accompagner les premires et qui nous parviennent surtout travers ce que lon appelle

    langage figur. Celui-ci apporte quelque chose de plus, en dehors de lide principale,

    dominante, du texte. Que ce soit une allusion, une ironie, une remarque supplmentaire,

    nous savons quil y a quelque chose dautre, au-del de lide principale. Et il faut dire

    que parfois ces ides accessoires sont plus importantes, plus performantes que les ides

    principales dans une intervention discursive. Leur manifestation dans une situation de

    smiose met en oeuvre, outre les ressources linguistiques, des ressources dordre extra-

    linguistique. Cest ce que lon trouve exprim dans la Logique de Port-

    Royal18:Quelquefois ces ides accessoires ne sont pas attaches aux mots par un usage

    commun, mais elles y sont seulement jointes par celui qui sen sert; et ce sont proprement

    celles qui sont excites par le ton de la voix, par lair du visage, par les gestes et par les

    autres signes naturels qui attachent nos paroles une infinit dides qui en diversifient,

    changent, diminuent, augmentent la signification, en y joignant limage des mouvements,

    des jugements et des opinions de celui qui parle.

    Quand les squences discursives plus amples (contenant, donc, plusieurs units

    phrastiques) sont considres comme phrastiques, les choses semblent plus simples, vu

    que de telles situations sont rares, mme trs rares.

    Mais, en gnral, si les exigeances des critres sont remplis, encadrer le texte est

    chose facile. Or, un texte de plus grande amplitude rpond, en gnral, aussi aux critres

    dordre syntaxique (cest une combinaison de phrases, units phrastiques par excellence)

    18

    Logique de Port-Royal, suivie de trois fragments de Pascal [], avec une introduction et des notes par

    Charles Jourdain, Paris, Hachette, 1861, p. 80

  • et aux critres dordre smantique (chaque phrase a un sens et cest le cumul de tous ces

    sens qui assurent laccomplissement du but de lintervention discursive), quaux critres

    dordre pragmatique (il dvoile une intention gnrale faite de toutes les intentions

    spcifiques des phrases). Il serait peut-tre bien de traiter galement de la situation o une

    combinaison de phrases ne dvoile quun sens travers toutes les phrases engages, mais

    lexistence dun tel cas est peu probable au niveau concret.

    En final des considrations ci-dessus, nous tenons retenir lattention sur le fait

    que la signification particulire de la distinction entre phrastique et transphrastique tient

    plutt la discursivit littraire (dans lacception la plus large du terme) et elle reste

    presque insignifiante pour dautres types de discours (comme le discours scientifique, par

    exemple). Pourquoi? Parce que les trois critres de distinction (syntaxique, smantique,

    pragmatique) fonctionnent ensemble au plus haut niveau seulement dans le discours

    littraire et dans les discours similaires. Le discours littraire doit tre syntaxiquement

    correct et il doit, la fois, couvrir un sens (ou plusieurs sens) et assurer une intention

    (autre que lintention strictement descriptive, qui est quasi-gnrale). Quant au discours

    scientifique (et on va faire rfrence au cas le plus dur: la dmonstration formalise), il

    doit tre syntaxiquement correct (il doit respecter les rgles de bonne formation des

    composants), mais nous avons des doutes quant sa possibilit de couvrir un sens (on

    parle pourtant des possibles interprtations de la symbolistique dune dmonstration

    formalise) et encore moins sommes-nous convaincus de son intentionnalit (cest--dire,

    sa dimension pragmatique).

    Et encore, si, dans le cas du discours littraire, la distinction entre ides

    principales et ides accessoires est essentielle (pour la fonctionnalit mme dun tel

    discours), dans le cas du discours scientifique, une telle distinction est superflue. Notons

    aussi que les reprsentants du Cercle de Vienne (Carnap, Neurath, Hahn, etc.) ont propos

    la mthode de l pour dterminer nettement les thories

    scientifiques; ils avaient comme principe de travail la dcomposition de la thorie en

    lments toujours plus simples, jusquau niveau des propositions lmentaires

    (propositions de protocole) intuitivement videntes, mais ils nont pas pens quon

    pouvait distinguer - base de critres trs nets - entre ces units minimales et la thorie

    dans son ensemble (comme domaine du transphrastique).

    Nous pensons avoir russi articuler - sur les alignements de la tripartition

    smiotique: syntaxe, smantique, pragmatique - un critre laide duquel on peut

    dterminer, dans la pratique concrte des analyses discursives, lesquelles de plusieurs

    squences discursives tiennent au domaine du phrastique et lesquelles appartiennent au

    transphrastique. Certes, nous noublions pas que nous nous trouvons dans un champ

    labile, avec des lments interpntrables et que, donc, ce critre nest (et ne peut tre)

    absolut. Une chose reste certaine, nanmoins: le critre peut mettre en vidence la

    diffrence entre phrastique et transphrastique du point de vue de la tonalit dominante.

    4. Conclusion

  • En prenant appui sur les distinctions phrastique-transphrastique et analyse

    logique-analyse smiotique, nous avons obtenu - nous le pensons - un instrument valable

    qui pourrait servir dans une tentative de classification des productions thoriques sur la

    relation entre la logique et le langage. Il y en aura qui sinscrivent dans la perspective

    logique sur le niveau phrastique, dautres, dans la perspective smiologique sur le niveau

    phrastique; il y en aura aussi qui sinscrivent dans la perspective logique sur le niveau

    transphrastique et enfin dautres qui sinscrivent dans la perspective smiotique sur le

    niveau transphrastique.

    la mthode

    le niveau

    danalyse

    Analyse logique

    Analyse smiotique

    Niveau phrastique

    Les grammaires gnrales

    Ferdinand de Saussure

    Niveau transphrastique

    O. Ducrot (pour une part de

    ses travaux)

    R. Barthes

    Dans le tableau ci-dessus, nous proposons une classification des thories

    concernant la relation entre logique et langage, avec des exemples pris sur lespace

    franais. Mais il nous parat vident que linstrument que nous proposons peut trs bien

    fonctionner pour analyser, organiser, classifier dautres domaines encore, pourvu quils

    aient trait la discursivit.

    Publi dans:

    NOESIS. Travaux du Comit Roumain dHistoire et de Philosophie des

    Sciences, Bucureti, Editura Academiei Romne, 2000, pp. 129-147.