Deligny, Interview

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An interview with the French psychologist François Deligny on autistic children.

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FERNAND DELIGNY :

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FERNAND DELIGNY :

UNE VIE EN MARGE30 ans de dialogue avec des irrcuprables L'Express-Mditerrane: Vous vous tes occup successivement d'enfants difficiles, de jeunes dlinquants, d'arrirs mentaux. Chaque fois, travers des expriences trs neuves et dlibrment vcues en marge. Au fond, d'Armentires, dans le Nord, Monoblet, dans les Cvennes, votre ambition n'a peut-tre t que d'apporter, comme vous le dites, un peu d'eau frache au vieux moulin libertaire.

Dans quel milieu familial a pu germer cette volont ?

Fernand Deligny: Cette volont? Il ne faudrait pas s'y mprendre. C'est maintenant que je parle d'une position libertaire. Cette volont dont vous parlez, c'est bien mon insu qu'elle s'est manifeste et je n'arrte pas de chercher ce que peut bien vouloir dire ce mot-l que j'ai trouv un jour accol mon nom.

Cela dit, mon grand-pre tait capitaine des douanes et mon autre grand pre, instituteur. Le pre du capitaine des douanes tait douanier et secrtaire d'une section anarchiste, par l haut dans les Ardennes. Ma mre, quand elle tait petite, connaissait les tournes prvues par les douaniers; alors, elle faisait signe avec une lanterne aux fraudeurs, quand c'tait le moment de passer. Mon pre s'est fait tuer - j'allais dire comme tout le monde - la guerre, en 1917. Il n'tait pas parmi les dserteurs. Il tait lieutenant dans l'infanterie. Ses frres avaient fait carrire et semi-fortune dans la mercerie. Alors moi, il fallait que je sois officier. Mon parrain me payait des cours d'escrime et d'quitation. Mon grand-pre me faisait travailler le soir, la maison. J'ai eu, je crois, les prix d'excellence et tous les premiers prix jusqu'en sixime. J'en ressentais une honte qui me chauffe encore les joues.

L'Express-Md.: Votre mre tait d'accord sur cette carrire d'officier ?

F. Deligny: Elle n'en disait rien. J'tais le Deligny de service, le seul hritier mle. Il devait y avoir un hritage latent. C'est quand je me suis retrouv la porte de la classe prparatoire Saint-Cyr, un beau jour d'octobre, la rentre des classes, que tout a rat: les quinze ou vingt qui taient l, en rang, avec leur petit calot bleu ple, je crois...J'ai drap jusqu' la classe de philo. A l'oral, on m'a interrog sur I'instinct et l'habitude. Je n'avais lu que a tout au long de l'anne. Tout ce que j'avais pu trouver lire l-dessus. a continue maintenant, par-dessus quarante ans d'une petite existence qui a persist jusque-l, malgr la guerre, l'autre, la guerre et le reste.

J'en tais au lyce. J'tais en hypokhgne pour rcuprer une bourse de pupille de la Nation, sous couvert de prparer une agrgation de philosophie. Au beau milieu de l'anne scolaire, je suis rest dans le petit bistrot au bord du terminus du tram. Impossible d'aller me rentrer dans ce lyce surnomm Faidherbe que je frquentais, si on peut dire, depuis douze ou treize ans. Je suis rest dehors. D'tre l, dehors, alors que a n'tait ni un jeudi, ni un dimanche, ni un jour de vacances, c'tait la fte. Et fte encore lorsque j'allais faire des sjours l'Hpital psychiatrique d'Armentires, I'Asile, alors que j'aurais d tre au cours de psychologie, la fac, que je dsertais allgrement. Fte encore quand les ouvriers de Fives Lille acceptaient que nous, les tudiants communistes, prenions part leurs manifestations.

Le service militaire m'est tomb dessus: j'avais oubli de renouveler ma demande de sursis. 1936 et cette polka danse aux accents de la musique du 43e R.I. rassemble pour nous convaincre d'en revenir aux talons joints. Je me suis fait l'ide que c'est moi qui ai esquiss le premier pas de danse, alors que pratiquement je n'ai jamais dans de ma vie, mais c'est peut-tre un dnomm Poirier, un des trois demeurs qui taient, dans cette caserne, mes compagnons d'ordinaire. Et cette mer et ces dunes, vers La Panne, en Belgique o j'tais pass, un mois ou deux avant la fin de ce service qui n'en finissait pas. J'ai appris, plus tard, que j'tais en rgle. Le capitaine ou je ne sais qui avait crit instituteur pour justifier ce dpart prmatur. Je ne l'tais pas du tout.

L'Express-Md.: Le Front populaire , qu'est-ce que cela a reprsent pour vous ?

F. Deligny: Une allgresse qui n'en finissait pas, un jour aprs l'autre. Une farce norme. Un c'est vrai qui s'amplifiait et prenait des proportions de rvolution. La guerre d'Espagne. Les brigades internationales. Le copain avec lequel je menais une existence difficile rest vers Madrid et moi ramen sur les bords de l'vnement collecter des fonds pour les enfants espagnols...

L'Express-Md.: Vous tiez membre du P.C. ?

F. Deligny: J'tais aux Jeunesses communistes. Ma carte du Parti, je l'ai prise et reprise et reprise. Je ne me suis jamais remis d'avoir t au lyce et d'avoir t, mme trs vaguement, tudiant. Privilgi. Je n'avais pas la mme densit qu'un ouvrier ou qu'un paysan. Je n'ai jamais pu m'extirper ce sentiment-l.

L'Express-Md.: Et vous avez t instituteur ?

F. Deligny: Oui. Instituteur supplant dans une classe de perfectionnement Paris, prs du lac Daumesnil. J'avais demand un village de montagne. Quinze gosses difficiles qui, chaque anne, attendaient le supplant de service. Je crois qu'en quelques jours, j'ai puis la gamme des erreurs pdagogiques, de la sduction aux hurlements. Et puis, j'ai eu comme une lueur: le Bois de Vincennes n'tait pas loin. J'ai attendu que les autres classes soient rentres et j'ai redescendu l'escalier avec ma quinzaine d'anormaux slectionns derrire. Pas une marche ne craquait. Dans la rue, je marchais devant. Je n'osais pas me retourner. J'entendais que a chuchotait. D'un coup d'oeil, je les ai vus, en rang par deux. Ils se donnaient la main, grands et petits, comme des mouflets de la maternelle. A l'cole, dans la cour, deux ou trois d'entre eux taient les cads. Il y a des images comme a que je garde.

L'Express-Md.: Dans quel tat d'esprit abordiez-vous l'enseignement ?

F. Deligny: Gagner ma vie... Et pourtant, cet argent que je recevais tous les mois, a m'a tonn pendant longtemps. Mais je n'avais pas d'intention pdagogique. C'est de me trouver l, dans cette cole, avec cette petite bande de gamins rtifs ce que je devais leur apprendre, eux l et moi le matre. Le matre de quoi ? Il y avait quelque chose d'insupportable dans cette double contrainte. Eux et moi, nous tions astreints nous trouver l, face face. Le long du trajet et dans les alles du Bois de Vincennes, alors, l, je ne me souviens pas du tout de ce qui pouvait avoir lieu ou ce qui a pu tre dit. En tout cas, il n'tait pas plus question pour moi que pour eux de rformer l'cole. Il me semblait et il me semble encore que a valait mieux que des heures dans les lieux prvus pour.

L'Express-Md.: A cause de la libert ?

F. Deligny: A cause du projet.

L'Express-Md.: Incompatible avec l'institution scolaire ?

F. Deligny: Radicalement.

L'Express-Md.: Pourquoi ?

F. Deligny: Parce qu'il s'agit d'une institution et, qui plus est, obligatoire. Mais Ivan Illich parle mieux que moi de tout a.

L'Express-Md.: a serait donc une institution supprimer ?

F. Deligny: Ni plus ni moins que les autres. Supprimer l'cole me parat tout fait utopique. En revanche, ce que je dfends, c'est la ncessit de la marge et de ce qui peut s'y passer. Ce qui peut avoir lieu l, lorsqu'on en retrouve des bribes reprises dans les institutions qui se retournent, se remuent et se remettent inlassablement au got du jour, est irrmdiablement dnatur.

L'Express-Md.: D'aprs vous, qui est responsable ?

F. Deligny: Qui vous voulez... N'importe qui et personne. Le ON de la civilisation. Il m'a fallu un bon bout de temps, trente ans et plus, pour en arriver y voir un peu plus clair dans l'intrt possible de ces tentatives ritres dont il peut apparatre que je les ai menes et qui ont eu cours alors que j'y tais, dans ce coup-l, dans cette dmarche-l.

Si je les revois, toutes ces tentatives pas faciles dnombrer car elles s'articulaient les unes aux autres, il me semble percevoir, en filigrane, au travers des vnements venus de l'histoire du moment, une cause commune l'ensemble des individus concerns par le projet en cours, je veux dire les individus partisans de ce projet. Que naisse une cause commune des gardiens d'asile et une petite centaine de gamins, dont un certain nombre ont t expertiss pervers, ce qui quivaut un internement svre et vie et voil ce petit ensemble qui se met driver vers le dehors. C'est--dire vers les circonstances relles, aussi srement qu'un iceberg s'loigne de la banquise.

C'est ce qui s'est pass, peu aprs 1940, Armentires. J'avais beau avoir gagn mes galons d'ducateur principal, vu la pnurie de ces spcialistes-l l'poque, j'tais en quelque sorte capitaine d'un iceberg et a ne se conduit pas comme une 2 CV. J'tais de bonne foi. Je profitais du vent de quelques rvoltes remarquables dans les bagnes d'enfants de l'poque. Je n'avais pas d'ides toutes faites placer. J'ai prvenu qu'il faudrait une ferme ou n'importe quoi quelques kilomtres de l, de l'asile. L'administration, tout compte fait, a dit: non. Je me suis mis pied tout seul.

Tout est rentr dans l'ordre force de gendarmes munis de leurs ustensiles, alors que pendant des mois, des annes, a avait march tranquillement, au stade, en ville, partout et sans la moindre sanction par-dessus le march. Et a avait march assez bien assez longtemps, les gardiens tant levain de l'affaire, pour que je sois sollicit, en pleine Occupation, pour organiser la prvention la dlinquance juvnile qui allait grandissant. Mais ce sont eux, les pervers et autres gamins plus ou moins gravement dsquilibrs et pour la plupart, et ils savaient, destins changer de pavillons une anne aprs l'autre, comme les jetons d'un jeu de l'oie, jusqu' la morgue qui tait la seule sortie prvisible, ce sont eux qui m'ont appris la force du projet.

C'est un mot que j'ai gard tout au long des autres tentatives et qui sous-tend encore celle-ci o, pourtant il s'agit d'enfants psychotiques tout jeunes et qui vivent, au moins ce qu'il en parat, l'cart de la parole. Ceux-l, l-bas, dans leur pavillon o les serrures taient de sret et les grilles hautes de trois mtres cinquante le haut recourb vers l'intrieur, il arrivait qu' trois ou cinq ou six ils prparent une vasion. Il y fallait souvent des mois. Mais alors ce pitit ensemble dont le projet commun tait de se tirer subissait en chacun de ses lments une modification si sensible qu'il fallait manquer de recul comme en manquaient ceux-l mmes qui les gardaient et les regardaient pour ne point la percevoir.

L'Express-Md.: Votre exprience scolaire n'avait pas dur bien longtemps?

F. Deligny: Non. Pourtant, aprs cette classe de perfectionnement, rue de la Brche-aux-Loups, je me suis retrouv Nogent, de l'autre ct du Bois Vincennes. Cette fois, l'cole tait plus grande, beaucoup plus grande. Si bien que les quinze affects spciaux auxquels j'avais droit sont devenus vingt, trente. La seule prsence d'un instituteur spcialis permettait aux autres matres de larguer leur ou leurs trouble-classe. J'ai vacu dans une salle des ftes o les enfants pouvaient manuvrer.

Nous avions entrepris le jeu l'homme primitif. Les gamins raflaient tout ce qui avait du poil: descentes de lit, manteaux de la petite sur, c'est ainsi vtus qu'ils vivaient une sorte de mime permanent. Au bout de quelques semaines, le directeur m'a convoqu pour me dire qu'il fallait mettre de l'encre rouge sur les cahiers. Je lui ai dit que, des cahiers, je n'en avais pas encore donn. Et pour cause, je n'y avais pas pens. Il m'a dit que si, que des cahiers, ils en avaient. Il m'a montr un tas de cahiers qui revenaient du ministre, je crois, via l'inspecteur primaire. J'ai regard: les noms, sur les couvertures, taient bien ceux de mes lves. Dans les cahiers, il y avait de l'criture et du calcul. Un document tonnant, une sorte de mime trac des exercices scolaires.

Le directeur m'a dit: Les parents se plaignent parce qu'il n'y a jamais rien dans la marge. J'ai achet une quarantaine de petites bouteilles d'encre rouge. Chaque gamin avait la sienne, et je leur ai dit: Il faut crire dans la marge: bien, assez bien, mal et le reste. Trop heureux d'avoir de l'encre rouge, certains ont crit les exercices qu'ils se donnaient eux-mmes en rouge et la mode a gagn peu prs toute la bande. Tous ces grimoires et ces faux calculs en rouge, pleines pages. Dans la marge, j'esquissais des lettres comme celles que trace un enfant pas trs dou au dbut de sa carrire d'colier, des ab, des tb, des m...

L'Express-Md.: Et les parents ?

F. Deligny: J'ai su qu'il y avait des discussions bruyantes chez les commerants, l o les mres de famille se rencontraient. Par les unes, moi, l'cole et tout le reste, on se faisait traiter de tous les noms, mais j'avais de farouches partisans qui voyaient leur gosse filer l'cole, tout content pour la premire fois de sa vie d'y aller... C'est vers ce moment-l qu'on m'a fait savoir qu'il manquait un instituteur l'asile d'Armentires.

L'Express-Md.: C'tait quelle poque ?

F. Deligny: 1938. L, c'tait une classe-bijou: tables tubulures grosses comme le poignet, plaques de lige, plantes vertes renouveles aussi souvent que celles de la chapelle, un directeur qui prparait sa classe du lendemain jusqu' minuit, une heure du matin. Les gosses trouvaient leur travail sur leur table, prpar leur mesure: chacun son chemin pour y arriver, compter, crire. Moi, j'tais stupfait par le silence de ce lieu privilgi o quinze enfants certifis dbiles profonds reniflaient petits coups, coliers modles alors que ma classe, de l'autre ct du mur, avait des humeurs en rafales que je temprais tant bien que mal coups de symphonies de Bach ou de Beethoven. Parmi les miens, il y en avait un qui tait particulirement amateur de grande musique: le menton sur la table, il regardait le reflet de la fentre qui vacillait sur le disque, fascin. Pardessus, il y avait cinq ou six tages d'anormaux, des centaines.

L'Express-Md.: Et vous leur enseigniez quoi ? Les matires traditionnelles?

F. Deligny: Certains, apprendre lire et crire, ils y tenaient, ils voulaient: c'tait comme un certificat d'existence sociale. Ils y manifestaient une patience extraordinaire. Alors, j'tais l et je faisais ce que je pouvais. Mais ce petit travail propret dans le hourvari et les meuglements de quelques centaines d'autres, au-dessus, dcids non scolarisables puisqu'il ne pouvait y avoir que deux classes. Toujours ce sentiment agrable et profondment pnible d'tre privilgi.

L'Express-Md.: Pas d'histoires avec la direction de l'tablissement ?

F. Deligny: Non. Au contraire. Il y avait des petits pomes crits, peints au mur, et des chefs-d'uvre en pte modeler et des peintures o passaient allez savoir par o, des reflets de Van Gogh. Non: j'tais plutt bien vu.

L'Express-Md.: Vous n'tiez pas marginal ?

F. Deligny: Non. Remarquez que l'Asile, par rapport la ville et mme au dpartement, c'est une sacre marge. Mais il a fallu la guerre et que j'en revienne pour franchir cette alle de ciment et, au milieu, il y avait des massifs de fleurs. De l'autre ct, c'tait le pavillon o l'on engrangeait cet trange ramassis d'adolescents promis un destin asilaire. Je n'ai jamais pu m'expliquer ce que j'avais t faire de l'autre ct de cette alle d'un ciment un peu rose, alors que j'tais bien au chaud et bien tranquille dans ma petite classe carrele, lave tous les matins et pas par moi, et orne de fleurs fraches ou de plantes suivant les saisons. Toute rflexion faite, je pourrais y tre encore. Je serais directeur et peut-tre trois classes ou quatre.

L'Express-Md.: 1939, la guerre... Qu'est-ce que vous faites ?

F. Deligny: Rien. La guerre. De la Hollande la grotte des Eyzies, un abri remarquable. De toute faon, c'tait l'Armistice. Je suis remont dans le Nord: Armentires. Et c'est peu aprs que j'ai travers l'alle. Je crois que c'est sur la lance du fait que je n'tais pas mort dans cette absurdit. De ne pas avoir t broy dans cette affaire, je n'en suis jamais tout fait revenu. Je n'avais plus rien perdre. C'tait dj tout fait extraordinaire que je sois toujours vivant. Si ON ne m'avait pas eu l, ON ne m'aurait pas si facilement. ON m'avait contraint y tre, dans cette guerre, sans me demander le moins du monde mon avis. Dornavant, ce ON-l, celui d'InstitutiON, d'AdministratiON, de MobilisatiON, d'InstructiON, etc., j'essaierais de lui faire sa fte, toutes les occasions possibles.

C'tait l'Occupation et, de l'autre ct de l'alle de ciment, cette petite centaine de gamins enferms derrire des grilles et, pour la plupart, vie, et il y avait ces gardiens, chmeurs du textile, artisans sans travail et 'a t la premire tentative. L'Administration, la psychiatrie du cadre taient un peu dconcertes. Des malades chroniques disparus dans les bombardements, voil qu'on les reprait, un an ou deux aprs, bien vus dans le quartier d'une ville proche o ils s'taient raccrochs. Absolument incroyable quand on regardait le dossier. C'est dans ces circonstances-l que j'ai appris ce que je sais de psychiatrie.

C'est dans le mme moment qu'en Lozre, Tosquelles amorait la dmarche de la psychothrapie institutionnelle. C'est peu dire que j'ignorais tout de ce qui se passait ailleurs et il a d s'en passer d'assez extraordinaires. Seulement voil: personne n'a racont. Alors que, pour moi, le fait d'crire tait dans le coup. Je savais que, d'une manire ou d'une autre, je raconterais. Alors, autant que a vaille pour de bon la peine de l'tre.

Quelques mois plus tard, ce pavillon, spcifiquement asilaire, tait dsert pour un autre o il y avait des fentres qui s'ouvraient de l'intrieur. Miracle ! Et les gamins allaient en ville et il y avait comme un petit air d'aisance l-dedans; des gardiens qui amenaient les apprentis mdicolgaux la communion de leur fille; leur femme qui barbotait des cheveaux de fil dans l'usine o elles travaillaient pour que nous puissions faire des tapis dans les ateliers. Tout a ne peut pas s'instituer. a dure ce que a peut. a n'est mme pas souterrain: c'est en marge. a se fait tout seul, mais a ne peut pas se faire exprs. Ou alors...

L'Express-Md.: Il s'agissait d'adolescents dlinquants ?

F. Deligny: Plus que dlinquants. Expertiss inducables, au moins pour un certain nombre, renvoys des maisons d'ducation surveille les plus dures et, l'poque, elles taient dures. Et, tout autour, il y avait la guerre. Je le rpte, parce que je pense que cette circonstance-l a beaucoup d'importance dans ce que je vous raconte. Les gens ne sont plus les mmes, les vnements... Je crois qu'une tentative ne se mne pas deux fois. Tout au moins pas la mme. D'o mon refus obstin de parler de mthodes et mme de principe: tout dpend du moment. S'il fallait que j'exprime une doctrine, a serait a: admettre le moment.

L'Express-Md.: Quelles relations aviez-vous avec ces adolescents ?

F. Deligny: J'tais l. J'avais un bureau dans lequel je n'tais jamais. Je tranaillais. Je ne leur parlais gure. Je ne rpondais pas aux questions, surtout lorsque je me sentais pris pour autre chose que ce que j'tais. Je me dbrouillais pour que le fleuriste accepte de prter son camion pour amener les gamins une course, un cross, vingt kilomtres de l. Je rcuprais des morceaux de tube, ce qui restait d'une rampe d'apparat pour l'escalier qui menait aux bureaux de la direction. Ils taient de tailles fort diffrentes et j'en accrochais quelques uns dans le sous-sol o taient les ateliers; cogns, ces tubes vibraient et ces quelques sons devenaient un vnement. Je crois que c'est l ce que je faisais de plus clair: tisser une espce de trame avec tous les restes, tous les matriaux possibles. Que a vibre, sur une certaine longueur d'onde, malgr la parole.

L'Express-Md.: Et cette tentative a d cesser ?

F. Deligny: Oui. Je vous l'ai dit; une tentative, a se met driver, vers le large, et l'institution s'y perd et elle ne veut pas se perdre. Alors, un jour, elle ne s'y prte plus. Elle a t aussi loin qu'elle pouvait aller. Elle reprend tout. Elle se reprend. Elle fixe des limites... Or je pense que c'est de l'autre ct de la limite que commence la marge.

Cette fois-l, c'tait en 1943, on m'a propos d'organiser la prvention la dlinquance juvnile dans la rgion du Nord. Vaste projet. Il y avait des mouvements de Rsistance et il y avait aussi, dans les quartiers pauvres, des immeubles expertiss inhabitables. Des militants des mouvements de Rsistance pouvaient vivre l peu prs tranquilles, et la fine fleur de ce qui errait de dlinquants latents dans le quartier y trouvaient des amis, permanents et pour cause. Ils les ravitaillaient. Les maisons minables devenaient maisons communes ceux qui avaient intrt ne pas trop se montrer dehors et ceux qui ne savaient pas trop quoi y faire. Mais, l encore, c'est la priode historique, ce qui se passait dans la ralit quotidienne, qui a permis cette tentative d'ailleurs trs confuse pour moi. Tout ce qui se passait se passait ailleurs et je ne rgissais ni ne rgentait rien. Tout ce temps-l est fertile en anecdotes assez extraordinaires.

L'Express-Md.: Les autorits de Vichy n'taient pas au courant ?

F. Deligny: Pas si simple. C'tait 1943, 1944. Tout ce qui jouait sur les deux tableaux commenait miser ferme sur celui o s'inscrirait la victoire. Il fallait se faufiler dans tout a. Mais une tentative de bonne race, a se faufile. a se faufile mme dans ce que les gens ont dans la tte, les prjugs, les ides toutes faites.

L'Express-Md.: La Rsistance, qu'est-ce c'tait pour vous ?

F. Deligny: Ceux avec lesquels je vivais tous les jours taient fort engags dans la Rsistance. Je l'tais donc aussi. Mais j'tais charg d'une trange liaison: celle qui devait tre opre entre ces enfants-l et les mouvements vivant dans l'air du temps.

A la Libration, je dirigeais un Centre d'observation et de triage. C'est l qu'on amenait tous les mineurs qui, pour une raison ou une autre, devaient tre mis l'cart pendant qu'il serait dcid de leur sort. Cette priode l, je l'ai raconte dans un livre. J'avais dit: Oui, condition que le Centre soit ouvert. Je voulais dire que les enfants et les adolescents observs puissent sortir, aller et venir. Je n'avais pas pens qu'ouvert allait vouloir dire que des gamins enferms dans telle ou telle maison allaient s'vader pour venir l. Il est courant que l'effectif de ces maisons fermes compte 20 % de disparus provisoires. Et voil que nous en tions 20 % en surplus. Dans le mme temps, j'alimentais copieusement une campagne de presse contre un notable de la rgion qui trustait littralement la bienfaisance et l'assistance aux enfants en danger moral. Tous ces lments faisaient que dans le Centre, a marchait tout seul. Les gamins ne risquaient pas de s'en aller. A tout moment, les gendarmes pouvaient venir. Ils ne voulaient pas rater a. Le psychiatre qui venait une ou deux fois par semaine tait un fort brave homme qui me disait en riant que l'observation, dans des conditions pareilles, a n'tait pas possible. Allez-y retrouver les caractres l-dedans et les Q.i. et le reste. Bien sr que a ne pouvait pas durer. Le Centre a t ferm sur notre disparition vers les marais de Saint-Omer.

Devenu dlgu rgional de Travail et Culture, j'ai crit ce que je croyais tre mon testament d'ducateur. Pas du tout. Ce livre, o je disais ce que je pensais aux notables de tous calibres, m'a permis une tentative plus en marge encore, tout fait dbote par rapport aux institutions.

L'Express-Md.: La Grande Corde, sans doute ?

F. Deligny: La Grande Corde, oui. Il y avait dans l'air les squelles de la Libration et particulirement dans la tte et le reste des militants des Auberges de jeunesse. Je me souviens fort bien du moment charnire entre ce que je tentais de faire Travail et Culture et la cration de la Grande Corde. Une responsable des Jeunes Filles communistes tait charge d'organiser une fte qui devait avoir lieu aux Arnes de Lutce, Paris. Elle est venue me voir, alors que mon activit courante tait de prsenter Le Chemin de la vie partout o ce film tait demand. Avec de jeunes apprenties du textile, nous avons repris les gestes de leur mtier quotidien pour leur lan de danse, de mime. Ce que les mains manifestent... Maintenant j'en suis crire la trace de ces mouvements que les enfants psychotiques font avec leurs mains. Et je dis que ces mouvements manifestent. Mais nous n'en sommes pas l. Dans les auberges de jeunesse de ce temps l, l'ide d'hberger et de se frotter de toutes les manires aux copains que je leur enverrais a pris en quelques mois. Il n'y avait plus qu' crer l'organisme qui, la surprise gnrale, a mme t agr par l'Action sanitaire et sociale, titre exprimental. J'avais un petit recoin dans l'ancien thtre de Dullin et c'est l que je recevais les adolescents psychotiques que m'envoyait l'Office public d'hygine sociale, candidats srieux la folie la plus caractrise qui se retrouvaient candidats ce petit Conservatoire du thtre populaire. Et puis ils se retrouvaient sur le rseau des Auberges.

Il arrivait qu'un inspecteur de l'Action sanitaire et sociale vienne contrler les installations sanitaires. Il n'y en avait pas du tout. Je me servais, pour mes propres besoins, de ce que pouvait m'offrir, cet usage, le bistrot du coin. D'ailleurs, je n'avais pas non plus de quoi les nourrir, ni les loger. A eux de se faire admettre par les Ajistes de l'Oise, de Nice ou de Ste, en passant par les chalets de montagne.

L'Express-Md.: Et il n'y avait pas de difficults ?

F. Deligny: Des difficults Beaucoup moins qu'on ne pourrait penser. J'tais fermement paul par Henri Wallon, professeur au Collge de France, par Louis Le Guillant, qui avait dirig les Services de l'Enfance dficiente au ministre de la Sant, et par bien d'autres. A l'autre bout, il y avait le Pr Heuyer et d'autres patrons qui apprciaient que leurs services soient dbarrasss de ces jeunes gens dont il tait fort difficile de dcider s'ils taient dlinquants, caractriels, alins. a a dur quelques annes.

L'Express-Md.: Et puis ?

F. Deligny: Et puis, la drive... Les soutiens qui craquent... Les mais nous ne sommes pas au courant... Il aurait fallu que je sois pris en tutelle, que je triple ou quadruple le prix de journe pour que les adolescents que je prenais en charge ne soient pas obligs de travailler, car alors on ne savait plus o les classer.

Cette fois, la drive, toutes amarres administratives rompues, m'a amen jusque dans le Vercors avec quinze ou vingt adolescents prpsychotiques, prdlinquants, prs du rocher des Deux-Sceurs. Ils se sont dbrouills tout seuls pendant un mois et demi. Ils ne savaient pas du tout o j'tais. Aux dires des paysans, ils taient moins embtants qu'une colonie de vacances. J'tais toujours un fervent de la culture populaire. Eux aussi. Avec un Debrie 16 mm, ils allaient projeter Tempte sur l'Asie dans les villages o les vieux n'avaient peut-tre jamais vu de cinma.

L'Express-Md.: Des difficults politiques ?

F. Deligny: a n'tait pas simple. Une tentative, a n'est pas quelque chose de simple, tout au moins dans ses rapports avec ceux qui n'en sont pas. J'tais un petit peu le Makarenko franais, mais c'tait un dguisement de panoplie. En ralit, moi et la collectivit... Bien sr, il y avait un certain ensemble... et un projet. Et ce projet tait de faire un film. Non point un film sur les prpsychotiques ou les dlinquants. Mais un film qui serait leur affaire. Nous avions la camra. Nous n'avons jamais eu de pellicule, part quelques bobines de 30 mtres. Du Vercors, nous nous sommes retrouvs en Haute-Loire. Une maison bien dlabre achete pour rien et que les gamins--le plus vieux avait 16 ans -- se sont mis retaper avec l'aide d'un maon du coin, ivrogne, et qui avait fait faillite d'avoir voulu s'instituer entrepreneur. Imaginez tous les rglements qu'une telle entreprise enfreint...

Bref. La maison retape, revendue quelques centaines de milliers de francs, nous sommes partis vers l'Allier. La troupe, d'ailleurs, s'amenuisait au fur et mesure que l'un ou l'autre trouvait fille et travail ou se rconciliait avec ses parents. Alors que nous tions vers Saint-Yorre, nous arrive un dbile profond, comme on dit, de 13 ans. Le reste de la troupe s'amenuisait de plus en plus. Nous en arrive un autre; dbile avec des troubles du caractre breton d'origine et qu'une brave doctoresse suisse voulait faire chapper son sort de prsum mongolien.

Je passe sur ces annes, pour en venir ce film que nous avons tourn dans les Cvennes, o nous avait amens un troupeau de chvres qui prissaient de la douve par l-haut et qui il fallait buissons secs et pierraille. Ces chvres, il nous les fallait pour vivre et pour Yves, I'idiot, qui, par elles, en arrivait s'y retrouver, c'est--dire en tracer une image, un dessin rveiller Binet-Simon dans leur tombe: le bison de la grotte de Lascaux.

L'Express-Md.: Et ce film ?

F. Deligny: Pendant des annes, nous avons film Yves, l'idiot, qui dlirait, vituprait, l'cume aux lvres... Au demeurant, le meilleur fils du monde. Dans le film, il tait lui, ni plus ni moins.

A court d'argent, littralement sans un rond vaillant, nous sommes remonts vers Blois, accueillis pour y travailler dans la clinique de Cour Cheverny. L, on m'a dit. Tu es chez toi. Psychothrapie institutionnelle. Deux ou trois ans et nouveau, les Cvennes. Et cette tentative en cours depuis l't 1967, et dont je dis qu'elle fait mirage.

L'Express-Md.: Et ce film ?

F. Deligny: Nous en avons trimbal les dix heures d'images dans leurs botes de fer blanc. Tant que nous tions en Sologne, il a attendu. a n'est pas lui que nous projetions, il n'tait pas montr, mais les films de Wilfrid Burchett sur la guerre au Vietnam. Et puis, un jeune cinaste de Marseille a entrepris de le monter. Chris Marker a donn le coup d'paule qu'il fallait pour le mixage. Il a t slectionn en 1971 pour la Semaine de la critique au Festival de Cannes.

L'Express-Md.: Et Yves ?

F. Deligny: Il est toujours l, avec nous. Il travaille chez des paysans.

L'Express-Md.: Cette nouvelle tentative, en quoi consiste-t-elle ?

F. Deligny: Nous sommes six ou sept vivre l en permanence, en rseau, dans un rayon d'une vingtaine de kilomtres. Viennent en sjour des enfants psychotiques entre 3 et 9 ou 10 ans. La plupart vivent l'cart de la parole.

L'Express-Md.: Comment en tes vous arriv ces enfants-l ?

F. Deligny: Cette tape-l vient bien dans la ligne de celles qui l'ont prcde. A vivre proches de ces enfants qui vivent, les voir et les entendre, hors la parole, on en arrive la percevoir, cette fameuse parole, comme une sorte de super monument de jacasserie, un crmonial vrai dire assez trange, un rite souverain dont nous sommes, n'en pas douter, les sujets. Est-il possible de ne pas en tre les esclaves ? Toujours la drive.

A vivre avec des enfants dbiles mentaux, comme on dit, et pour peu qu'on fasse rellement cause commune avec eux dans des circonstances prcises, on en vient vite se demander si cette intelligence tant prne et mme mesure ne serait pas un leurre. A vivre avec des dlinquants, c'est la loi qui apparat surfaite, contrefaite et absurde. Lorsqu'il s'agit d'enfants autistiques, c'est la parole, dont certains affirment qu'elle est l'homme elle-mme, qui apparat bien suffisante sous prtexte qu'elle est ncessaire. C'est une institution. C'est l'institution mre qui nous institue, chacun que nous sommes. Et nous voil en quelque sorte rivs notre rive. Les signes que nous faisons vers ces enfants-l, isols mme s'ils sont tout proches, ne sont gure que des signaux. Et l'espace est immense entre eux et nous, chacun d'eux et nous, nous autres surdous de notre identit et inaptes d'autres modes de relation que ce fameux discours qui sous-tend le moindre de nos gestes et l'inspire.

Cet espace-l, entre eux et nous, je dis qu'il est inexplor. C'est la banquise avant les expditions vers le ple. Sur les cartes, du blanc, le vide. Qu'en est-il, que peut-il en tre d'un mode de relation qui s'articulerait lors d'un dtour qui peut paratre insens ? Mais ce qui apparat qui ne se contente pas d'numrer les symptmes, c'est que, dans leurs moindres gestes et justement les plus spcifiques, perce une qumande d'autre chose.

Certains disent que la parole est justement cet autre chose. a ne me parat pas vident. N'y a-t-il pas, en marge de la parole, un autre chose qui nous en rvlerait sur cet animal in-fini que nous sommes et que la parole spcifie ? C'est l, si vous voulez, le ple magntique de notre expdition. Et ce sont les tentatives antrieures qui nous ont amens l, pied d'oeuvre.

L'Express-Md.: Et vous ne vous sentez pas un peu seuls dans cette aventure ?

F. Deligny: Au dbut, j'ai eu ce sentiment. Des psychologues, des psychiatres, des ducateurs venaient nous faire signe. Il y avait les enfants. Jean-Marie, qui a vcu de longues priodes avec les uns ou les autres d'entre nous et c'est lui qui, somme toute, a lanc la tentative, au cours de l't 1967.

L'Express-Md.: Qui est Jean-Marie ?

F. Deligny: Le jumeau de Victor de l'Aveyron. Ce qui est dommage pour le mythe de l'enfant sauvage c'est qu'il est n, ce Jean-Marie, dans la banlieue proche de Chteauroux et qu'il y a t lev jusqu' 12 ans. Son pre est maon. Un de ses frres instituteur. Aprs lui, d'autres sont venus en sjour, la demande de Maud Mannoni, de Franoise Dolto et de Bernard Durey, psychanalystes, et puis d'autres encore, de Marseille, d'Avignon, du Havre, de Fribourg... Une cinquantaine d'enfants sont venus. Peut-on dire que, grce eux, nous avanons ? Vous m'avez demand si je ne nous sentais pas un peu seuls dans cette aventure. Sans prendre parti sur le fond de la dmarche, ou plutt sur la ralit de ce ple dont je parlais tout l'heure, nombreux sont les spcialistes qui pensent que des sjours rpts ici peuvent apporter du nouveau dans l'existence de ces enfants l.

Et puis, on m'a parachut des livres... Konrad Lorenz, Julian Huxley, Leroi-Gourhan et, en souvenir des tapes antrieures, Henri Wallon. J'imagine que, dans l'air du temps, nous ne devons pas tre les seuls chercher par l, chacun sa manire, la ntre tant, je le reconnais, on ne peut plus fruste, lmentaire, empirique un point qui dcourage beaucoup de ceux qui viennent voir et qui ont quand mme quelques rserves de savoir qui s'avrent inutilisables sur les aires de sjour.

L'Express-Md.: Et quels sont vos rapports avec les autorits ?

F. Deligny: a dpend lesquelles. Je ne connais gure de psychiatres ou de psychologues qui n'aient la nostalgie de circonstances neuves, diverses, d'o l'imprvu n'est pas a priori exclu. Quant aux autorits administratives... C'est de l que peut venir une menace que je sais latente. Nous devons nous faufiler entre les lignes de tous les textes en vigueur, si on veut bien appeler a de la vigueur.

Je viens de recevoir une mise en garde, coup de semonce, parce que deux jeunes comdiens qui habitent une roulotte l'ont ancre sur le territoire d'une commune proche de nos bases. Avant mme qu'aucun enfant n'y habite, je suis averti officiellement que ma responsabilit personnelle est engage. Je me demande de qui en personne ressort 1' indigence en circonstances vives ~ dans la plupart des lieux benotement agrs Sans doute de personne en personne. Bien sr qu'une tentative comme la ntre est on ne peut plus prcaire. Que souffle un peu fort un mauvais vent de qu'en dira-on, et nous voil non pas dtruits mais retards ou empchs, ou bien il faut nous prparer faire campagne de presse. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai accept sur-le-champ de vous recevoir, alors que, jusqu' maintenant, j'ai lud journaux, radios et tls. Je pense que nous n'avons rien d'utile montrer ou diffuser.

L'Express-Md.: Il vous est arriv de parler de gurilla...

F. Deligny: Oui. C'est une image. Il ne s'agit pas de lutter les armes la main, ni de dtruire le pouvoir pour le prendre, mme pas pour le provoquer. Mais quand mme, il s'agit bien de harceler un certain pouvoir, ne serait-ce que celui des mots, et nous avons quelque chose de primordial dfendre: le droit aux circonstances dont est gnralement priv tout individu, quel que soit son ge, qui manifeste des symptmes. Ce rflexe de l'institu d'enfermer pour protger, on peut se demander ce qu'il protge: l'individu, serait-il un enfant, ou l'tat des choses ? Que voulez-vous que je rponde propos de la roulotte ? Que la roulotte la plus minable peut tre une circonstance cent fois plus favorable qu'un recoin ripolin de service psychiatrique ? Comme si l'inspecteur ou le directeur qui m'envoie cette mise en garde ne le savait pas.

L'Express-Md.: Et parmi ces cinquante enfants qui ont fait un sjour ici ?

F. Deligny: Ils ne sont pas tous revenus pour un autre sjour. Parmi eux, ceux qui peut-tre muaient leurs manires d'tre de la manire la plus flagrante, leurs parents les ont gards. Ils ont gard quoi ? Eux, comme ils sont. L'Administration est bien souvent cette marraine abusive. Le patrimoine qu'elle sauvegarde ainsi, qu'elle se le garde. Les utilits publiques sont un certain ordre Pour ce qui concerne notre recherche, il est bien vident qu'elle ne peut avoir lieu qu'en dehors, mme pas contre.

C'est ce sacr virage du risque que tout le monde nous attend. Mais dans tout le monde, il y a ceux qui affirment que le moindre risque, il ne faut le prendre aucun prix, alors que les enfants, ce qu'ils attendent pour exister, c'est que nous le prenions et dans ce nous il y a eux et leur histoire qui peut ou commencer ou leur tre jamais interdite.

L'Express-Md.: Et si c'est vous qui l'tes, interdits ou empchs ou curs ?

F. Deligny: Le fait flagrant que, bien souvent, des sjours rpts dclenchent au moins l'amorage d'une histoire qui quitte la trajectoire para asilaire n'est pas une affaire entre l'enfant et nous autres, six ou sept, dans les Cvennes. Cette affaire est aussi et surtout celle des parents, des psychanalystes, des psychiatres, des assistantes sociales, des ducateurs qui travaillent de pair avec nous, aussi loin soient-ils. Que cette tentative puisse persister malgr tout dpend d'eux, s'ils pensent qu'elle peut aider l'enfant qu'ils lvent ou qu'ils soignent.

L'Express-Md.: Et les gens de Monoblet et des environs ?

F. Deligny: Il faudrait leur demander. Il semble que la tentative, la prsence, l, d'enfants aussi fous que des enfants peuvent l'tre et de nous autres en tant que prsences proches de ces enfants-l, soit, pour parler en cho d'une formule connue, comme l'crevisse dans l'eau du ruisseau. Nous n'avons jamais fait la moindre propagande, le moindre baratin. Nous vivons l, l'hiver dans des maisons, et, ds que le temps le permet, le rseau d'aires de sjour se rapproche des rivires par les terrasses. A certains moments de l'anne, il y a une dizaine d'aires de sjour, peuples de volontaires qui passent l quelques semaines.

Je crois que les enfants peroivent cet ensemble de lieux habits qui se proposent eux et dont le nombre ne varie gure. Ils reviennent, ils repartent, vivant ici en alternance avec les sjours qu'ils font dans leur milieu familial. Il est rare que leur nombre dpasse la dizaine. Mais toute description prcise que Je pourrais vous faire du rseau ne serait pas valable quelques semaines plus tard et varie d'une priode l'autre.

Ce qui est important, ce qu'il faut veiller maintenir, c'est que l'imprvu puisse avoir lieu et que, pourtant, ce que j'appelle l'tabli et qui n'est pas la loi, je veux parler des usages quotidiens, ils s'y retrouvent. S'agit-il d'une stratgie ? Le terme n'est pas bon. On ne vit pas pendant des annes avec des enfants tranges comme ils le sont sans qu'un change s'opre, un change que je ne situe pas au niveau du parler, mme entre nous. Chacun s'efforce de vivre son aise. Etre braconnier, a ne s'apprend pas aux cours du soir. S'agit-il de sympathie ? Pas tellement. Elle risquerait d'tre abusive ou due.

L'Express-Md.: Mais vous, quelle est votre attitude envers Jean-Marie par exemple, qui vit avec vous depuis plusieurs annes ?

F. Deligny: Depuis qu'il vit avec nous, l'un ou l'autre d'entre nous est sa prsence proche et a n'est pas moi. Je crois que ce qu'il y a de difficile, c'est de se rendre compte que lorsqu'on s'adresse un enfant qui vit comme lui hors la parole, c'est bien ce s qu'on lui adresse, c'est--dire soi-mme et tout un tas d'ides, qui ne le concerne gure. Quelle avalanche pour un enfant qui a mis plus d'un an regarder qui le regardait...

Au dbut de son sjour parmi nous, Jean-Marie, s'il y avait un certificat d'existence des psychotiques, aurait t reu avec la mention trs bien . Il se balanait sans cesse, tournait sur lui-mme, s'accroupissait comme un jeune chien pour faire ses besoins, se frappait la tte dans le mur la moindre contrarit, se jetait plat ventre sur le sol et restait tendu, se demander s'il respirait. Il lui arrivait de fuser droit devant. Nous avons appris que c'tait toujours vers une source. Il y a beaucoup de sources dans les environs. Un jour, j'ai trouv cette maison devant laquelle coulait une fontaine. J'ai tout fait pour la louer. Cette eau qui coulait, il la retrouvait vingt fois par jour avec la mme extase. Et nous avons appris la cause de ses chagrins violents: un caillou qui n'tait pas sa place d'origine prs de la chvre scier le bois; une porte du buffet pas referme... La vie, la ntre, se droulait; et il s'est mis en prendre des tronons, des squences.

Ses symptmes, nous les lui avons laisss. Quand il y a une chancrure dans ce qu'il a pris l'habitude de faire, il va se balancer prs de la fontaine la croise des chemins. Il nous montre d'tranges manies: en ce moment, il ne peut pas s'asseoir table sans lever son tabouret au-dessus de sa tte, une fois droite, une fois gauche et une autre fois vers l'assistance. Son endroit prfr, c'est derrire la chaise o je m'assois quand je suis dans la cuisine. Alors, il carte les jambes, dans cette position de repos que je voyais prendre aux soldats allemands, sur les caisses de bois poses sur les marches du Grand Thtre de Lille o s'tait loge la Kommandantur. A croire qu'un mouvement, une religion ne peuvent tenir que si les gestes proposs ressuscitent ceux qu'un petit psychopathe grave manifeste. Je devrais dire que ces gestes lui poussent.

Cela dit, Jean-Marie est trs utile. Je ne parle pas seulement de l'aide qu'il nous apporte dans le quotidien, du pain qu'il ptrit et du reste de ce qu'il assume. Je veux parler de notre dmarche Je peux dire que c'est lui qui me guide. Alors que, dans les autres maisons, d'autres enfants autistiques eux aussi guident ceux d'entre nous qui vivent avec eux. Et ils n'ont pas fini de nous en apprendre. Il est flagrant que certaines de leurs manires d'tre, leurs trajets erratiques, ressemblent comme des frres ces manires d'tre et aux trajets de certains animaux privs de leur espace naturel. Mais il est tout aussi flagrant que chacun de ces enfants ne ressemble pas plus un autre qu'un tre humain n'est identique son voisin, car ils sont libres.

De l conclure que l'espace naturel de l'homme, c'est la parole... Il me semble vous l'avoir dit. Je ne mconnais pas cette issue souhaitable pour chacun d'eux. Mais ne serait-ce que pour ceux qui n'y arrivent pas, pour ceux qui restent enclos, peut-tre que de s'y retrouver aux prises avec cet y qui ne s'articule pas comme le se ne se retrouver pourrait les dlivrer de cette privation d'exister, mme s'ils ne se pensent pas tre.

L'Express-Md.: Et vous croyez y arriver ?

F. Deligny: Je n'en sais rien. Il y a des moments o je le pense. Quand je regarde Jean-Marie et que je le compare ce qu'il tait il y a quatre ans. Mais que veut dire ce il ? C'est nous qui le dnommons ainsi, dans notre usage, et c'est peut-tre l une des manies qui retardent le moment o tout projet sera pens sur une certaine longueur d'onde , mis grce des repres qui rpondront cette qumande dont je dis qu'elle mane, son insu, de ses moindres gestes. Mais la parole est une institution trs exclusive.

L'Express-Md.: En quel sens rejoignez-vous le projet libertaire ?

F. Deligny: Peut-tre par l. D'amener les uns et les autres se demander si prendre la parole, a n'est pas tre pris par elle. Peut-tre aussi dans le fait mme de la tentative, qui ne nourrit pas l'Institution, avec un grand I, de sa contestation. Mais je vous l'ai dit au dbut de cet entretien: libertaire, c'est un mot, a n'est pas une appartenance. Je le prfre aux ismes ~ dont j'entends bien qu'ils sont ncessaires, mais ils visent l'institution, soit pour la dmolir, soit pour la rnover, soit pour la remplacer. A l'cart de ces vises, ras de terre, en marge, je pense qu'il y a des dmarches qui seront toujours, elles aussi, ncessaires.

L'Express-Md.: Vous parliez de mirage propos de votre dmarche....

F. Deligny: Oui. Notre petite expdition fait mirage. Les Cvennes, le pays des Camisards, ces terrasses et tous ces gestes faits dans le temps pour monter tous ces petits murs qui retiennent la terre en larges marches maintenant dsertes, abandonnes; ces maisons de pierre, ces magnaneries avec les traces des petits foyers qui fumaient chaque coin et cette proposition, cette recherche: Que veut dire tre humain envers des enfants aussi fous que des enfants peuvent l'tre ? S'agit-il de les rallier purement et simplement au statut qui est le ntre et qui nous vaut le Vietnam, le Biafra, le Pakistan, en attendant la suite ? Ou bien s'agit-il d'amorcer la recherche d'autre chose que ce qui mne irrmdiablement ces impasses de cruaut absurde ? Une telle recherche fait mirage. Et puis ces enfants dlivrs d'tre parqus dans les lieux prvus pour...

Si bien qu' la belle saison, il nous est arriv d'tre une bonne cinquantaine. Etrange fte, vrai dire, sur les terrasses o l'olivier se fait rare. Et l, sur ls aires de sjour improvises, voil qu'il ne s'agit pas d'ides. Pas du tout. Il ne s'agit pas du tout de la personne humaine, et de libert ou de vrit, ni mme d'agressivit ou de sexualit. Il s'agit d'une vieille cafetire, de quatre pierres plates, de la nourriture qui cuit, de l'eau, du feu, de l'abri, du territoire des trajets. Somme toute, rien voir, ou alors, il faut des annes, rien apprendre, rien a emporter qui attnue un peu le malaise de la fonction qui, bien souvent, a pouss vers nous ceux qui viennent voir et vivre un peu par l. Des enfants aussi fous que des enfants peuvent l'tre viennent, vivent l et, bien souvent, de retour dans leur milieu habituel, ils sont perus changs.

Je ne me hte pas d'interprter, de dcider du pourquoi qui deviendrait un comment. Je suppose que ces enfants vivent dans un univers o le pour n'a pas cours. Ils vont vers l'eau. Il faudrait encadrer ce ils souvent abusif. On dirait qu'ils regardent dans la paume de leur main. Cette attitude d'y regarder longuement vers les lignes qui sont traces l, aussi diffrents qu'ils soient par ailleurs les uns des autres, presque tous, ils y regardent. Le jour o nous pourrons pressentir le sens de la qumande qui les pousse cette attitude, nous en serons un peu plus avancs que nous ne le sommes. Ce geste, nous l'avons fait ntre avec cette diffrence que nous le faisons main offerte sous les yeux des diseuses de bonne aventure qui nous parlent d'amour et de maladie et d'argent et de voyage et de rencontre. Eux, psychotiques, ne demandent rien, personne en personne.

L'Express-Md.: Et pourtant, vous vous occupez d'eux ?

F. Deligny: Si nous partons par l, nous n'en finirons pas. Cette tentative nous concerne. Je veux dire qu'elle concerne ce nous que nous sommes. Et eux sont l. Nous ne sommes pas l pour eux et ils ne sont pas l pour nous. Le et, dans cette entreprise, est moins abusif, moins illusoire, moins dangereux que le pour. Nous sommes l et eux aussi, la recherche d'une cause commune, et eux et nous. Ivan Illich, La Socit sans cole, Seuil