De l’explication sans les sciences
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De l’explication sans les sciences
1) qu’est-ce qu’expliquer ?
2) quelle est la forme des lois de la nature ?
3) pourquoi les lois physiques sont-elles formulées en termes mathématiques ?
1. Qu’est-ce qu’expliquer ?
Il y a explication et explication
Très spontanément, on dit que les sciences « expliquent » les phénomènes, qu’elles en
donnent les causes, qu’elles permettent de comprendre pourquoi il en est ainsi et pas autrement. On
peut cependant remarquer que, même si on laisse de côté certains explications dont on peut montrer
qu’elles n’expliquent rien, il y a bien des manières d’expliquer ou de répondre à la question
« pourquoi ». Exemples de pseudo-explications qui en fait n’expliquent rien : expliquer le comportement
d’un être humain par son signe astrologique, expliquer la vertu d’une plante par l’existence d’un
principe actif (mais sans en dire plus), expliquer l’arrêt de l’eau à 10,33 m par son horreur du vide.
Exemples d’explications non aberrantes, mais néanmoins distinctes les unes des autres. Sans
que chacune de ces explications soit totalement spécifique à une discipline, il est clair qu’on les
trouve plutôt dans certaines disciplines que dans d’autres.
— Explication téléologique (ie. supposant un but, une fin). Pourquoi suis-je venue sur le
campus ce matin ? Pour faire mes cours. Faire mes cours est l’objectif que je poursuivais en venant
sur le campus, c’est avec cette intention que j’ai pris le tramway. Quand on cherche à rendre compte
du comportement d’un être humain particulier, c’est assez spontanément à une des explications de
ce genre qu’on recourt. Dans la mesure où nous n’attribuons plus depuis Descartes d’intention aux
choses de la nature, cette espèce d’explication n’intervient pas en physique — par exemple, on ne
dira pas que l’eau s’est arrêtée à une certaine hauteur parce qu’elle fuyait le vide ou en avait
horreur. — Explication fonctionnelle (ie. consistant à exposer la fonction que remplit ce qu’on cherche
à expliquer). Pourquoi le sang circule-t-il dans le corps ? Pour amener de l’oxygène aux cellules.
On n’attribue pas ici nécessairement au sang l’intention d’amener de l’oxygène aux cellules, on ne
laisse pas non plus entendre que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes parce que le
sang apporte de l’oxygène, on constate simplement que c’est à cela qu’il sert, que telle est sa
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fonction dans l’économie de la totalité qu’est le corps humain. Cette précision car il arrive que les
explications fonctionnelles en biologie soient assimilées à des explications téléologiques — or les
premières sont légitimes, tout simplement parce que, effectivement, l’organisme constitue une
totalité.
— Explication historique ou génétique (ie. consistant à raconter la genèse ou l’histoire de ce
qu’on cherche à expliquer). Pourquoi Jacques Chirac a été élu une deuxième fois président de la
république, alors qu’il était avéré qu’il aurait dû aller en prison pour les exactions qu’il avait
commis en tant que maire de Paris ? Parce que les français se sont retrouvé dans une situation où ils
devaient choisir entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen. L’explication ici se ramène en fait à
une description, on va exposer selon leur ordre historique un certain nombre de faits qui ont conduit
à l’élection de Jacques Chirac. Evidemment, on pourrait aller plus loin, repousser d’un cran la
question et peu ou prou voir dans cette élection une conséquence de l’histoire universelle. Ce qui
caractérise une explication de ce genre cependant, c’est qu’elle ne prétend pas exposer tous les
faits ; elle entend sélectionner les faits pertinents.
— Explication nomologique (ie. supposant l’intervention d’une loi). C’est elle que l’on trouve particulièrement dans les sciences physiques :
Différents exemples empruntés aux sciences physiques montrent cette explication à l’œuvre :
* Pourquoi y a-t-il eu sur terre une éclipse de soleil en août 1999 ? Parce que la lune s’est
trouvée entre le soleil et nous. Ce qu’il faut expliquer, comme on dit en latin l’explanans : un fait
singulier, un événement historique. La manière dont l’explication procède : par déduction, on
pourrait mettre cela sous la forme de prémisses menant à une conclusion : « la lune se trouve dans
telle position entre la lune et la terre, donc il y a une éclipse de lune ».
* Pourquoi ai-je observé hier un arc-en-ciel au-dessus de la maison du voisin ? Là encore, une
forme de déduction : supposant connues les lois de l’optique, on sait sous quel angle on peut
observer l’arc-en-ciel s’il pleut et qu’il y a du soleil, or justement, c’est sous cet angle-là que je me
trouvais.
* Pourquoi est-ce que la glace flotte dans l’eau, alors que les cailloux coulent au fond de
l’eau ? Ce qu’il y a à expliquer ne se présente plus sous la forme d’un fait singulier et d’un
événement historique, mais d’une observation constante, d’une régularité de la nature — si de la glace ne flottait pas au fond de l’eau, soit ce ne serait pas de la glace, soit ce ne serait pas de l’eau.
Mais l’explication va elle aussi être présentée sous forme d’une déduction résultant de prémisses :
étant donné la loi d’Archimède, selon lequel tout corps plongé dans un liquide subit de la part de ce
liquide une pression égale au poids du liquide déplacé par le corps, étant donné aussi le rapport de
la densité de la glace et de l’eau, alors la glace ne doit pas couler, mais flotter, et, puisqu’on connaît
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le rapport de la densité de la glace et de l’eau, on pourra même être plus précis et dire de combien
elle surnage.
* Pourquoi est-ce que les pompes ne font pas monter l’eau au-delà d’une certaine hauteur ? Là
encore, observation constante ou régularité de la nature ; là encore, l’explication de cette
observation va consister à s’arranger pour qu’on puisse déduire le phénomène à expliquer d’une
loi : en raison d’une loi d’équilibre, la pression exercée par la colonne d’air doit être égale à la
pression exercée par la colonne de mercure ; le poids et la pression sont proportionnels.
Bref, dans tous ces exemples, qu’on cherche à expliquer un phénomène singulier et historique
ou une régularité de la nature, l’explication consiste à déduire le phénomène à partir de prémisses
dont certaines sont des faits d’expérience (rapport entre la densité de l’eau et de la glace ; angle
sous lequel on observe un arc-en-ciel, etc.), et d’autres ce qu’on appelle des lois. Les lois semblent
fondamentales dans ce processus déductif : ce sont elles qui fournissent pour ainsi dire le lien entre
les faits d’expérience et ce qu’on veut expliquer.
Puisque notre objectif est de comprendre ce que c’est que l’explication nomologique, on va
donc avoir à se demander ce qui caractérise formellement une loi. Mais tout d’abord, conclusion sur la diversité de la notion d’explication : dans ce cours, on va
se concentrer sur l’explication nomologique, l’explication qui recourt à des lois, mais ce n’est pas
dire qu’il s’agisse du seul type d’explication possible, ou qu’il faille considérer que toutes les
explications sont de type nomologique. Il est naturel d’expliquer le fait que je prenne un tramway
par mon intention de faire cours, plutôt que d’imaginer qu’il y a un ensemble de lois qui font que
l’individualité que je suis est déterminé à prendre le tramway. (Ce n’est pas pour nier le
déterminisme universel, mais pour noter que c’est une hypothèse finalement très métaphysique au
mauvais sens du terme, qui n’a aucune conséquence quant à la compréhension que nous avons des
phénomènes humains et naturels qui nous entourent).
La thèse positiviste
On lit souvent, chez des auteurs qui se réclament du positivisme ou en tout cas d’un véritable
esprit « scientifique », que les sciences, à partir de la Révolution Scientifique du XVIIe siècle, ont
renoncé à la question « pourquoi » au profit de la question « comment », qu’elles ont renoncé à la recherche des causes au profit de la découverte des lois, ou encore qu’elles ont renoncé à
l’explication au profit de la description. Ainsi Galilée ou Newton auraient renoncé à expliquer
pourquoi les corps tombent pour décrire la manière dont ils tombent, autrement dit pour indiquer la
loi selon laquelle ils tombent. Le promoteur par excellence de cette thèse, c’est A. Comte : l’âge
positif, c’est justement l’âge où l’on a renoncé aux lois.
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Comte, Cours de philosophie positive, 1ère leçon : le caractère fondamental de la
philosophie positive est de regarder tous les phénomènes comme assujettis à des lois
naturelles invariables (…) nous n’avons nullement la prétention d’exposer les causes
génératrices des phénomènes (…). Ainsio, pour citer l’exemple le plus admirable,
nous disons que les phénomènes les plus généraux de l’univers sont expliqués, autant
qu’ils puissent l’être par la loi de la gravitation newtonienne (…). Quant à
dtérerminer ce que que sont en elles-mêmss cette attraction et cette pesanteur,
quelles en sont les causes, ce sont des questions que nous regardons tous comme
insolubles, qui ne sont plus du domaine de la pilosophie positive, que nous
abandonnons avec raison à l’imagination des théologiens ou aux subtilités des
métaphysiciens.
Quelques remarques à partir de ce texte :
— Du point de vue de l’histoire des théories épistémologiques, Meyerson s’est opposé à
Comte en soutenant justement, que la science n’était pas seulement à la recheche de lois, mais de
causes, et qu’elle tendait à poser que ces causes étaient les causes réelles des phénomènes.
— Comte ne dit pas que la science a renoncé à expliquer, mais que les seules explications
qu’on puisse donner passent par des lois. A moins d’aller contre le sens courant des mots, la loi de
la chute des corps explique en effet un certain nombre de choses : elle explique que, dans le vide,
tous les corps tombent à la même vitesse ; elle explique pourquoi un corps quelconque va se trouver
ici plutôt que là ; elle explique la trajectoire d’une parabole.
— Etant donné l’ambiguité du terme explication, si un auteur affirme que la science n’a pas à
rechercher d’explication, il importe de demander aussitôt : qu’est-ce que cet auteur entend par
« expliquer » ? A quelle espèce d’espèce d’explication s’oppose-t-il ? En général en effet, ce que
dissimule l’affirmation que la science a renoncé à expliquer, ou qu’elle ne cherche pas les causes, c’est l’opposition à une certain espèce d’explication, pas à l’explication ou à la recherche des causes
comme telles.
— Enfin, ne jamais oublier que les sciences physiques, quelle que soit leur importance dans la
constitution au moins idéale de ce que nous entendons par « science » ne constituent pas le tout des
sciences, et que les sciences ne constituent pas le tout de l’expérience humaine. Même en admettant
la centralité de la notion de loi en physique, on ne dit pas que toute explication de tout phénomène
humain doit s’exprimer dans une loi.
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Le but de ce cours : non pas s’engager sur la question de l’explication, dont on vient de
montrer que cela n’avait pas grand sens de parler en général, mais donner quelques repères quant
à des débats contemporains sur la notion de loi — la question de savoir ce qu’apportent les
mathématiques au processus explicatif caractéristique des sciences physiques
2) Quelle est la forme d’une loi ? Pour introduire le problème
Soit les deux énoncés suivants :
—> énoncé 1 : « tout corps plongé dans un liquide subit une pression égale… »
—> énoncé 2 : « tous les pulls dans cette salle sont d’une autre couleur que bleu »
Y a-t-il quelque chose qui les distingue et qui fait que nous avons tendance à considérer que le
premier est une loi de la nature, pas le second ? Ces deux énoncés sont tous les deux vrais, ils se
présentent tous les deux sous une forme générale. Mais, intuitivement, on sent bien que le premier
énoncé est une vraie loi de la nature, alors que le second est ce qu’on appelle une généralisation accidentelle — il se trouve que personne n’a aujourd’hui de pull bleu, mais ce pourrait ne pas être le
cas, c’est un hasard, quelque chose de parfaitement accidentel. Comment cependant comprendre ce
qui distingue une généralisation accidentelle d’une loi de la nature ? On pourrait assez facilement
éliminer l’énoncé 2 en disant qu’il ne concerne pas tous les corps de la nature, mais seulement les
corps qui se trouvent, par hasard, dans cette salle ; ou encore, en exigeant d’une loi de la nature
qu’elle ait quelque chose de quantitatif. Mais la question demeurerait toujours.
Instroduisons en effet un troisième énoncé :
—> énoncé 3 : « tous les corps en or pur ont une masse inférieure à 100 000 kgs ».
L’énoncé 3 est lui aussi vrai. De surcroît, contrairement à l’énoncé 2, il se présente sous
forme quantitative et concerne tous les corps de la nature. Pourtant, on n’en fera pas spontanément
une loi de la nature, mais on le qualifiera plutôt de généralisation accidentelle : on se dira qu’il se
trouve que tous les corps en or pur ont une masse inférieure à 100 000 kgs, mais que ce n’était pas
obligatoire, pas nécessaire — ça aurait pu être autrement, ça pourrait être autrement, et, si demain
nous découvrons des formes de vie étranges sur des astéroïdes d’une planète d’Alpha-Centaure, chaque astéroïde étant d’une masse supérieure à 100 tonnes, nous ne serons pas étonnés.
Idée qui se dessine peut-être : la particularité de l’énoncé 1, c’est qu’il est universel et
nécessaire — les lois de la nature sont universelles et nécessaires, c’est bien connu.
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Le problème : cette réponse spontanée est-elle satisfaisante ? A-t-elle un contenu bien
déterminé ? Qu’est-ce qu’on entend par « universalité » et « nécessité » ? S’agit-il de conditions
nécessaires et suffisantes pour qu’un énoncé soit une loi de la nature ?
NB. Remarque sur les limites d’une question de ce genre. Elle ne touche pas aux sciences
mêmes, qui vont leur petit chemin. Supposons que deux scientifiques ne soient pas d’accord pour
appeler tel ou tel énoncé une « loi », que l’un l’appelle « schmilblick » et l’autre « principe de la
nature », l’essentiel pour la science est qu’ils soient d’accord sur le contenu de cet énoncé.
Autrement dit encore, l’étiquette que l’on met sur l’énoncé importe moins que l’énoncé lui-même,
dans sa capacité à rendre compte des phénomènes existant et à en prédire de nouveaux que l’on
n’aurait pas encore bien identifié.
Si la question se pose, c’est cependant qu’elle n’est pas seulement une question de mots.
Encore une fois, on est intuitivement porté à distinguer des énoncés comme « pour tout corps, s’il
est en or, alors il a une masse inférieure à 100 000 kgs » et des énoncés comme « pour tout corps,
s’il a une masse m1, alors il exerce sur tout corps de masse m2 une attraction… ». En gros, une fois reconnu cette intuition, il y a plusieurs solutions :
1) dire que la distinction entre généralisation accidentelle et véritable loi existe, mais que l’on
ne peut en rendre compte, se contenter de sentir intuitivement cette différence, et s’intéresser à autre
chose (par exemple, au contenu effectif des lois).
2) dire que la distinction entre généralisation accidentelle et véritable loi existe et chercher à
en rendre compte. Et alors de nouveau une alternative :
21) on arrive à décrire précisément ce qui distingue une généralisation accidentelle et
une véritable loi.
22) on n’y arrive pas et on devient définitivement sceptique : finalement, tout ceci
n’est au plus qu’une question de degré — par exemple, la loi des pulls et la loi de l’attraction
universelle ne sont pas intrinsèquement différentes, mais elles diffèrent seulement par la plus ou
moins grande étendue de leur application.
Ici, on va chercher à rendre compte de cette distinction, donc se placer dans le cas 2). On ne
réussira pas à mettre en place une distinction en un sens fort, à la réduire à quelque chose dont cette différence intuitive serait déductible. Du moins aura-t-on identifié un certain nombre de traits
caractéristiques des lois de la nature, explicité la différence intuitive que nous sentons entre les lois
de la nature et les généralisations accidentelles, décrit de diverses manières cette différence.
L’universalité des lois de la nature
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Idée initiale simple : une loi de la nature ne comporte pas de spécification d’espace et de
temps. On peut ainsi éliminer la loi sur les pulls bleus en disant qu’elle n’est pas universelle, elle
vaut seulement pour cette salle, à tel moment. En ce sens, un énoncé qui comprend des
spécifications spatio-temporelles, des référence à des endroits ou des moments particuliers, est un
mauvais candidat pour être une loi de la nature.
Popper considère deux énoncés, tous deux des énoncés universels du point de vue de la
logique :
(a) l’énergie de tous les oscillateurs harmonique est supérieure à une valeur déterminée par
certaines caractéristiques de ces oscillateurs
(b) la taille de tous les êtres humains vivants aujourd’hui sur terre est supérieure à 3 cm.
Popper, LDS, sect. 13, pp. 60-61 : La logique formelle (…) traite sans distinction
ces deux énoncés comme des énoncés universels (…). Je pense cependant qu’il est
nécessaire de souligner la différence. L’énoncé (a) se présente comme vrai à
n’importe quel endroit et n’importe quel moment ? L’énoncé (b) ne se réfère qu’à
une classe finie d’éléments spécifiques dans une région spatio-temporelle,
individuelle (ou particulière) et limitée. Les énoncés de cette dernière espèce
peuvent, en principe, être remplacés par une conjonction d’énoncés singuliers car si
un temps suffisant est donné, l’on peut énumérer tous les éléments de la classe finie
en question. (…) [En revanche], nou sconsidérons un énoncé du type (a) comme un
énoncé-à-propos de tous, c’est-à-dire une affirmation universelle relative à un
monde illimité d’individus. Si on l’interprète ainsi, il est manifeste qu’on ne peut le
remplacer par la conjonction d’un nombre fini d’énoncés singuliers.
Cela paraît limpide. On peut s’amuser à formuler des objections, qui vont nous amener à
préciser un peu plus notre idée de loi de la nature :
— Objection zéro : on pourrait donner une description de la TD6 évitant de la nommer
individuellement (non pas « la TD6 », mais « toute région ayant telle et telle caractéristique »), et de
même pour le temps.
Réponse : Ce n’est pas une question de mot (de désignation), mais bien d’objet auquel on se
réfère.
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— Première objection : toute loi comporte au moins implicitement certaines restrictions
spatio-temporelles. Par exemple, dans l’énoncé « les corbeaux sont noirs », le simple fait de
mentionner les corbeaux fait que nous nous référons implicitement à la terre à une certaine période,
puisque, à notre connaissance, les corbeaux n’existent pas ailleurs que sur terre à une certaine
période. De même, on peut se dire que « la vitesse de la lumière est de 300 000 kms/s » ne vaut que
dans une période cosmique donnée, il y a eu ou il y aura des périodes où il n’est pas valable.
Réponse : dans ces cas-là, ces restrictions implicites ne déterminent pas la signification des
termes de l’énoncé. Il est possible qu’on trouve ailleurs que sur terre des corbeaux noirs, la loi
vaudra pour eux. Dans le cas de la loi des pulls au contraire, la loi comme telle est supposée limitée
à un espace et à un lieu donné.
— Deuxième objection : Il y a des énoncés que nous appellerions des lois, alors qu’ils
mentionnent des entités singulières. Par exemple « toutes les planètes décrivent des ellipses autour
du soleil », ou bien « tout échantillon d’uranium a une masse inférieur à 100 000 kgs ».
Réponse : on peut éliminer ce problème en distinguant deux espèces de lois : *des lois fondamentales, qui ne comportent pas de termes particuliers, par ex. la loi que les
planètes décrivent des ellipses autour du soleil résulterait de la loi universelle de l’attraction.
* des lois dérivées, qui découlent des fondamentales et font intervenir non seulement des
termes particuliers, mais peut-être un certain nombre de caractéristiques propres à notre univers. « Il
n’y a pas un animal qui ait un nombre impair de pattes » n’est sûrement pas une loi fondamentale,
ne serait-ce que parce qu’un tel énoncé suppose l’existence d’êtres animés, mais c’est sûrement
« plus » une loi que la loi des pulls.
— Troisème objection : Il y a des énoncés qui ne contiennent aucune spécification de temps
ou d’espace, et que, pourtant, nous ne le qualifions pas de loi. Exemple : « pour tout corps, s’il est
en or, alors il a une masse inférieure à 100 000 kgs ». Au contraire : « pour tout corps, s’il est en
uranium enrichi, alors il a une masse inférieure à 100 000 kgs » nous paraît une loi bien plus que
celui concernant l’or. En effet, nous savons qu’au delà d’une certaine masse d’uranium, qui est bien
en-deça de 100 000 kgs, une réaction nucléaire spontanée se déclenche — autrement dit, on a envie de dire qu’il est non seulement probable mais nécessaire qu’il n’existe pas de masse d’uranium
supérieure à 100 000 kgs.
Réponse (c’est celle de Popper quand il dit qu’il faut examiner tous les éléments d’une classe
fini dans le cas des fausses lois) : contrairement à une généralisation accidentelle, une loi de la
nature ne suppose pas l’examen de tous les exemplaires particuliers qui tombent sous cette loi. Pour
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pouvoir examiner la loi des pulls, il faut examiner chaque pull, et notre loi résulte de l’addition,
pour ainsi dire, de tous ces examens. Au contraire, quand on dit que tout gaz parfait a tel ou tel
propriété, on n’examine pas tous les gazs existants, a fortiori pas tous les gazs.
Ce critère permet de distinguer l’énoncé sur l’or « pour tout corps, s’il est en or, alors il a une
masse inférieure à 100 000 kgs » et l’énoncé sur l’uranium enrichi : « pour tout corps, s’il est en
uranium enrichi, alors il a une masse inférieure à 100 000 kgs ». Même si nous n’avons pas
examiné tous les échantillons d’uranium enrichi de l’univers, nous savons qu’il ne peut exister un
échantillon de masse supérieure à 100 000 kgs. Par contre, il ne nous paraît pas impossible, mais
seulement invraisemblable, que nous trouvions un jour un échantillon d’or de masse supérieure à
100 000 kgs.
La nécessité des lois de la nature
L’idée à laquelle nous sommes arrivés avec notre uranium enrichi et notre or : les lois de la
nature, contrairement aux généralisations accidentelles, sont nécessaires. Le problème est de savoir
ce qu’on entend par « nécessité ». En effet, la seule idée précise que nous avons en matière de nécessité est la nécessité logique : par exemple, lorsque nous énonçons le principe de contradiction,
selon lequel il est impossible que A et non-A soient ensemble et sous le même rapport, nous
énonçons quelque chose de nécessaire.
Mais on voit bien qu’une loi de la nature n’est pas nécessaire en ce sens : il n’y a aucune
contradiction logique à ce que la distance parcourue par un corps lorsqu’il tombe ne soit pas
proportionnelle à t2, mais à t3. Conséquemment, un pur mathématicien ne pourrait pas découvrir
cette loi en restant dans sa chambre — pour la découvrir, il doit faire des expériences. Pour le dire
autrement : on peut toujours faire l’hypothèse que pour un hypothétique être tout puissant qui aurait
créé l’univers, les lois de la nature ont une nécessité logique semblable à celle de 2+2 = 4, mais
alors notre physique ne contient pas une seule loi de la nature, car toutes les lois que nous
connaissons sont des lois qui supposent quelque chose d’expérimental. Autrement dit, pour
maintenir que les lois de la nature ont une nécessité logique, on renonce à toute notre physique, ce
qui est assez embarrassant.
La différence entre la nécessité logique et l’espèce de nécessité que nous souhaitons attribuer
aux lois de la nature a été mise en lumière par Leibniz, dans la conjoncture épistémologique
singulière qui était la sienne.
–> la contingence des lois de la nature selon Leibniz
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Distinction leibnizienne entre possible (ce qui peut être), impossible (ce qui ne peut pas être,
nécessaire (ce qui ne peut pas ne pas être), contingent (ce qui peut ne pas être)
Ce qui est remarquable et troublant, c’est la distinction du possible et du contingent. Ce
qu’elle recouvre, c’est justement la tentative de Leibniz de ménager un domaine intermédiaire entre
le possible et le nécessaire, quelque chose qui soit plus que du possible, mais pas non plus du
nécessaire au sens logique du terme. Leibniz estimait en effet se trouver face à deux analyses des
lois de la nature :
— Les thèses de Descartes sur les vérités éternelles sont tenues pour équivalentes à
l’affirmation que les lois de la nature sont arbitraires, dans la mesure où Dieu aurait pu en créer
d’autres. En fait, on l’avait dit au premier semestre, c’est un peu plus compliqué que cela chez
Descartes lui-même, mais c’est ainsi que ces thèses sont à l’époque comprises, par exemple par
Bayle.
— Quant à Spinoza, il avait posé l’équivalence du nécessaire et du possible : les choses ne
peuvent être produites autrement ou dans un autre ordre qu’elles ne l’ont été ; tout ce qui peut être,
cela est nécessairement. De ce qu’on appelle communément des “lois de la nature”, il affirmait en particulier qu’elles découlent de la nature des choses, et il pensait avoir donné une démonstration
more geometrico des lois cartésiennes du mouvement.
Entre ces deux positions qu’ils percevait comme extrêmes, Leibniz s’efforce de ménager une
place pour la contingence en proposant le compromis suivant :
— Contre Bayle, il existe un ordre éternel des idées conssubstantiel à l’entendement de Dieu,
autrement dit, Dieu n’a pas créé les vérités, il ne pouvait pas faire que 2+2 = 5 ou qu’il soit bien de
tuer son père. Des vérités de ce genre sont donc vraies dans tous les mondes possibles, elles sont
indépendantes du monde que Dieu a choisi de créer, elles sont en principe réductibles au principe
logique suprême qu’est le principe de non-contradiction.
— Contre Spinoza, il distingue cet ordre conssubstantiel à Dieu, qui procède d’une nécessité
logique ou mathématique, de l’ordre contingent des choses naturelles. Les lois de la nature ne
peuvent pas aller contre l’ordre incréé des vérités, mais elles ne lui sont pas pour autant réductibles.
Par exemple, Dieu ne pouvait pas faire que le carré de 2 soit 7, mais il aurait pu faire que la distance
parcourue par un corps en chute libre ne soit pas proportionnel au carré des temps. S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il a considéré que cela n’était pas satisfaisant, que ce n’était pas le mieux qu’il puisse
faire. Ces vérités contingentes dépendent d’un autre principe : rien n’est sans raison (= sans bonne
raison, Dieu a choisi le meilleur des mondes possibles).
Leibniz, Essais de théodicée, § 349, p. 322 : les lois de la nature qui règlent les
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mouvements ne sont ni tout à fait nécessaires, ni entièrement arbitraires. Le milieu
qu’il y a à prendre est qu’elles sont un choix de la plus parfaite sagesse. Et ce grand
exemple des lois du mouvement fait voir le plus clairement du monde combien il y a
de différence entre ces trois cas ; savoir : premièreement, une nécessité absolue,
métaphysique ou géométriiquye qu’on peut appeler aveugle (…) ; en second lieu,
une nécessité morale, qui vient du choix libre de la sagesse …) ; et enfin, en
troisième lieu, quelque chose d’arbitraire absolument, dépendant du’ne indifférence
d’équilibre qu’on se figure (…).
Autrement dit, Leibniz affirme que les lois de la nature, sans être nécessaires au sens du
principe de non-contradiction, ne sont pas pour autant quelconques : elles doivent manifester la
sagesse de Dieu.
Pourquoi cette idée est intéressante aujourd’hui :
° pas parce qu’elle affirme que notre monde est le meilleur des mondes, nous avons renoncé à
ce genre d’affirmation,
° mais parce qu’on voit Leibniz poser le problème : quelle peut-être la nécessité des lois de la
nature, une fois dit que ce n’est pas la nécessité du principe de non-contradiction ? Ce que Leibniz
appelle la contingence des lois de la nature, c’est pour lui la nécessité que Dieu agisse
conformément au principe que rien n’est sans raison, et donc qu’il ait choisi le meilleur des mondes
possibles. Mais, pour nous qui n’avons pas de Dieu à disposition, quelle idée positive pouvons-nous
avoir de cette nécessité physique que Leibniz appelle contingence ?
Pour bien comprendre la question : soit la loi de la chute des corps, il est nécessaire qu’un
corps qui tombe tombe selon cette loi. Mais ce n’est pas cela dont il est question, mais de la nécessité qui caractériserait la loi des pulls, par opposition à la loi de la chute des corps. Comment
comprendre cette nécessité-là ?
—> Une hypothèse radicale : elle n’existe pas, il n’y a rien qui ressemble à de la nécessité
dans la nature. C’est encore une fois Hume qui a avancé cette hypothèse radicale, lorsqu’il a
critiqué la causalité comme connexion nécessaire.
Ce que dit le sens commun quand il voit une boule A en mouvement qui heurte une boule B
au repos : la boule A est cause du mouvement de B, et en parlant de causalité, le sens commun
imagine quelque chose comme une connexion nécessaire. Il est nécessaire que la boule A cause le
mouvement de la boule B
Ce qu’oppose Hume à cette affirmation du sens commun :
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— Partie négative et critique : l’idée connexion nécessaire ne vient ni de l’observation ni de
la déduction. D’une part en effet, on aura beau considérer avec toutes les forces de son esprit le
corps A, on ne déduira pas qu’il peut causer quoique ce soit en B, autrement dit encore, les corps ne
comprennent pas nécessairement ce qui va leur advenir, comme par exemple, un axiome
comprendrait logiquement toutes les propriétés qu’on peut en déduire. D’autre part, l’observation
ne nous livre pas à bien y regarder l’idée de connexion nécessaire, mais simplement une succession
de faits : à un instant donné, il y avait la boule A en mouvement en train de se diriger vers la boule
B au repos, à l’instant d’après, il y a la boule B qui se meut. La causalité en tant que connexion
nécessaire n’étant ni de l’ordre du fait expérimental, ni de l’ordre de ce que l’on peut déduire
logiquement, elle n’est pas quelque chose d’objectif, mais quelque chose de subjectif, pour le dire
en termes modernes.
— Partie positive et constructive : nous en viendrions à former une idée de causalité pour
avoir observé un certain nombre de fois le même événement, ou un événement du même type.
Réduction de la causalité à une habitude psychologique, ce serait parce que nous avons observé la
même chose un certain nombre de fois que nous en viendrions à imaginer par une sorte de
mécanisme spontané et non-contrôlé qu’il y a dans les choses quelque chose comme une connexion
nécessaire dans les choses.
Un certain nombre d’auteurs s’inscrivent dans la postériorité humienne, et nient qu’on puisse
comprendre l’idée de nécessité attribuée aux lois de la nature. Un exemple.
Carnap, Les Fondements philosophiques de la physique, pp. 193-194 : Mainte
tentative a été faite, du côté des philosophes, pour cerner le sens du mot
« nécessité », dans son application aux lois de la nature. Un auteur allemand (…) est
même allé jusqu’à dire que la nécessité exprimée dans les lois de la nature est une
nécessité logique. (…) Je pense que c’est une erreur complète, car « nécessité
logique » veut dire « validité logique ». Un énoncé n’est logiquement valide que s’il
ne dit rien à propos du monde. Il est alors vrai uniquement en vertu du sens des
termes qui y figurent. or les lois de la nature sont contingentes, ce qui veut dire
qu’étant donné une loi, quelle qu’elle soit pourvu qu’elle soit une loi, il est toujours
possible de décrire, sans se contredire, une séquence d’événements qui la viole.
Considérons la loi suivante : « Le fer se dilate quand on le chauffe ». Une autre
loi dit : « Le fer se contracte quand on le chauffe ». Cette dernière loi ne souffre
d’aucune contradiction logique ; du point de vue de la logique pure, elle n’est pas
plus inconsistante que la première. Si on admet la première de préférence à la
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seconde, c’est uniquement parce qu’elle décrit une régularité observée dans la
nature. Le logicien peut découvrir les lois de la logique en restant assis dans son
bureau (…). Ce n’est pas de cette façon qu’on découvre une loi de la nature : il faut
observer le monde et décrire ses régularités. Puisqu’une loi affirme qu’une certaine
régularité se manifeste en tout temps, elle ne saurait être définitive. Elle risque
toujours d’être réfutée par une observation future. Rien de tel pour les lois de la
logique. Elles valent dans toutes les situations concevables. S’il existe une nécessité
dans les lois de la nature, cette nécessité n’est assurément pas d’ordre logique.
Alors, qu’est-ce qu’un philosophe peut bien vouloir dire lorsqu’il parle de la
nécessité d’une loi naturelle ? Il répondra peut-être ceci : « ce que je veux dire, c’est
que si P se produit, il n’est pas possible que Q ne se produise pas. Il doit en être
ainsi ; il ne peut pas en être autrement. » Mais des expressions comme « doit être »,
« il ne peut en être autrement » ne sont que d’autres façons de parler par
« nécessité » ; et ce que le philosophe veut dire n’en devient pas plus clair.
Alors quoi ? Allons-nous renoncer à expliquer ce que signifie pour nous cette intuition que la
loi des pulls est moins nécessaire que la loi de la chute des corps ?
—> Des tentatives récentes pour décrire les lois de la nature et les généralisations
accidentelles.
J’insiste sur le fait qu’il s’agit de décrire, ou d’exprimer de manière plus précise une intuition
déjà présente, et non pas d’un critère formel.
° Nagel, The Structure of science. Contrairement à une généralisation accidentelle, une loi de
la nature a une puissance explicative. On peut encore une fois revenir à la loi des pulls de la TD6 :
si on a cette loi des pulls, et que l’on sait que le pull de Sophie Roux se trouve en TD6, alors on
peut en déduire que le pull de Sophie Roux est bleu. Mais cette déduction, on le sent bien, ne
constitue pas une explication : ce n’est pas parce que le pull est dans la TD6 qu’il est bleu (du
moins dans l’hypothèse où la TD6 ne contient pas des canons à peinture bleue dissimulée dans les
murs). Par contre, c’est bien parce que tel corps est un morceau d’uranium enrichi qu’il a une masse inférieure à 100 000 kgs.
° Goodman, Faits, fictions, prédictions. Une loi est nécessaire, remarque Goodman, si elle
vaut dans tous les mondes possibles ; elle ne vaut pas seulement pour les événements qui existent
dans notre monde, mais pour tous les événements possibles.
D’où son idée : examiner des situations « contrefactuelles », ie. contraires aux faits, contraires
à ce qui existe. Un énoncé qui vaudrait même dans une situation contrefactuelle serait une loi.
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Exemples : supposons qu’on ait un morceau d’uranium, que l’on détruit avant de l’avoir pesé.
On peut dire « si ce morceau d’uranium avait été pesé, il aurait eu une masse inférieure à 100 000
kgs ». La vérité de cet énoncé, qu’on appelle un « conditionnnel contrefactuel » (conditionnel parce
qu’il se présente sous la forme d’une proposition si-alors, contrefactuel parce que ce qu’il décrit ne
s’est en fait pas produit) ne dépend pas de l’observation de faits actuels, puisque, par hypothèse,
mon morceau d’uranium a été détruit avant d’être pesé ; en ce sens, la vérité de cet énoncé ne
dépend pas des observations qu’on a pu faire. De la même façon encore, on pourrait supposer qu’on
tienne une pierre dans sa main et dire « supposons que je ne tienne pas cette pierre dans ma main,
alors elle tomberait selon une loi telle que, à un instant donné, la distance parcourue serait
proportionnelle au carré du temps qui s’est écoulé depuis le moment où je l’ai lâchée ». Dans la
mesure où, dans le monde actuel, je tiens cette pierre bien fermement sans la lâcher, je ne peux pas
dire que la vérité de cet énoncé dépend, comme le voulait par exemple Hume, de l’observation d’un
certain nombre de faits actuels, plus ou moins similaires. Par contre, en se plaçant dans une
situation contrefactuelle, on sent bien l’absurdité de la loi des pulls : « si ce pull avait été dans la
TD6, il aurait été bleu ».
Si on récapitule : on s’est demandé comment distinguer les lois de la nature des
généralisations accidentelles.
Le bénéfice de cette question : non pas trouver un critère simple pour départager les deux,
mais avoir l’occasion d’affiner notre intuition de ce qu’est une loi de la nature, en particulier en
distinguant une loi de la nature et un énoncé qui, lui aussi, se présente comme un énoncé général,
mais auquel nous ne souhaitons pas attribuer de nécessité ou d’universalité, contrairement aux lois
de la nature.
Hypothèse qui se présente spontanément à l’esprit : ce qui nous conduirait à placer
intuitivement tel énoncé dans la catégorie des lois, tel autre non, c’est tout simplement le fait que
nous connaissons certaines lois, et que nous savons que d’autres énoncés ne sont pas des lois. Pour
reprendre l’exemple de la loi de l’or et de la loi de l’uranium, si nous posons une différence entre
les deux, c’est que nous avons à propos de l’uranium certaines connaissances, sans avoir des
connaissances équivalentes à propos de l’or. A un autre état de la science correspondrait donc, peut-être, un autre partage entre généralisations accidentelles et lois de la nature. Ou, si l’on veut
présenter les choses un peu plus exotiquement, des martiens ou des vénusiens n’ayant pas la même
constitution que nous en matière de perception et de capacités intellectuelles, n’auraient
vraisemblablement pas constitué le même système de lois que nous. (Ce qui n’est pas dire que la
nature serait différente !)
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3) Lois physiques et mathématiques Introduction du problème
Même s’il nous est arrivé de prendre des exemples tirés du sens commun comme « tous les
corbeaux sont noirs », « tous les hommes sont mortels », « tous les jours, le soleil se lève à l’est »,
la plupart des lois physiques ont partie liée avec les mathématiques, en deux sens au moins :
— elles font intervenir des grandeurs
— elles se présentent sous forme d’équations, ie. d’égalités entre différentes grandeurs.
Ainsi, PV = kT ; loi de la chute des corps : d parcourue proportionnelle au carré des temps.
Les lois tirées du sens commun et les lois qui ont partie liée avec les mathématiques sont bien
différentes l’une de l’autre. Les termes qui interviennent dans les lois du sens commun sont des
termes qu’on connaît sans les définir — les hommes, les corbeaux, le soleil, tout un chacun a une
idée intuitive du contenu de ces termes — ; par ailleurs, il s’agit de lois que nous formons
spontanément à partir de notre expérience commune du monde. En revanche, les termes qui interviennent dans des lois du type PV = kT sont des symboles, ils ont besoin d’être définis dans
une théorie, leur sens resterait inintelligible pour qui ignorerait le sens de la théorie en question ; et
ces lois n’ont rien de spontané.
Duhem, TP, chap. V § 1, pp. 251-252, oppose les termes abstraits qui figurent
dans une loi du sens commun comme « Avant d’entendre le tonnerre, on voit briller
l’éclair » et les termes concrets symboliques qui figurent dans une loi comme « PV =
kT ». « Les termes abstraits sur lesquels porte une loi de sens commun n’étant autre
chose que ce qu’il y a de général dans les objets concrets soumis à nos sens, le
passage du concret à l’abstrait se fait par une opération si nécessaire et si
spontanéequ’elle demeure inconsciente (…) Les termes symboliques que relie une
loi de physique ne sont plus de ces abstractions qui jaillissent de la réalité concrète ;
ce sont des abstractions produites par un travail lent, compliqué, conscient, par le
travail séculaire qui a élaboré les théories physiques ; impossible de comprendre la
loi, impossible de l’appliquer si l’on n’a pas fait ce travail, si l’on ne connaît pas les
théories physiques ».
On peut donc se demander pourquoi tant d’efforts. Qu’est-ce qu’apporte cette complication
apparente, quels en sont les bénéfices et quelles en sont les limites ? Pourquoi le physicien ne se
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contente-t-il pas de lois du sens commun ? Pourquoi mesure-t-il ? Pourquoi cherche-t-il à établir
des équations mathématiques ?
Pour répondre à ces questions, on distinguera deux aspects de ce qu’apportent les
mathématiques à la physique : ce qu’on appellera la quantification et ce qu’on appellera la
formalisation :
i) La quantification, cela vient de quantité. C’est tout simplement le fait que les lois physiques
fassent intervenir des termes qui sont susceptibles d’être mesurés, autrement dit, associés à des
quantités, des grandeurs mathématiques.
ii) La formalisation, cela est associé à « formalisme ». Au sens strict, on entend par
« formalisme » la conception des mathématiques dominante aujourd’hui selon laquelle les
mathématiques sont purement formelles, c’est-à-dire consistent à manipuler des signes qui n’ont pas
de signification intrinsèque mais sont définies par les règles conventionnelles selon lesquels ils sont
manipulés. Analogie avec les échec : le fou, ce n’est pas tant celui qui a telle forme que celui qui se
déplace de telle manière, et les règles de son déplacement son conventionnelles. Au sens plus large, « formalisme » désigne le fait très général qu’en mathématiques, on formule certains résultats dans
un langage formel, ce qui revient d’une manière ou d’une autre à définir certaines hypothèses
initiales, que l’on pourra transformer les opérations autorisées dans le système formel en question.
Exemple de quantification sans formalisation : peser toutes les personnes d’une pièce. On
pourra effectuer un certain nombre de manipulations sur les poids une fois qu’ils sont connus, faire
la moyenne, établir un écart-type, mais on n’intègre pas ces résultats à une théorie déductive
permettant d’obtenir de nouveaux résultats.
Exemple de formalisation sans quantification : une suite de syllogismes (ou tout autre
raisonnement formel) qui ne contiendrait pas de quantités. On peut raisonner logiquement sur des
qualités.
Quantification
La quantification, c’est le fait que les lois physiques fassent intervenir des termes qui sont
susceptibles d’être mesurés, autrement dit, associés à des grandeurs mathématiques. La quantification permet de formuler économiquement des énoncés beaucoup plus précis
qu’on ne le ferait dans le langage naturel, et, à partir de là, de formuler une théorie et de la tester
Voir l’analyse de Carnap, Les Fondements philosophiques de la physique
Au chap. 5, Carnap distingue trois sortes de concepts scientifiques :
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i) concepts classificatoires, qui situent un objet dans une classe. ex. : « chaud »,
« mammifère », « caniche ». « L’eau est chaude »
ii) concepts comparatifs, qui expriment une relation entre deux objets eu égard à une propriété
donnée. ex. : « plus chaud ». « L’eau de la Méditerranée est plus chaude que l’eau de la Manche »
iii) concepts quantitatifs, qui associent une grandeur à un objet. ex. : « température ». « L’eau
de la Méditerranée a une température de 27° C »
Au chap. 11, Carnap examine les avantages que présentent ces concepts quantitatifs :
° Ils permettent de mettre en place un vocabulaire précis, économique et efficace. ex. : les
différentes températures plutôt que « tiède », « assez frord », « froid », « glacé », etc.
° Formulation de lois quantitatives, ce qui permet à la fois de formuler des théories et de
mettre en place des tests selon notre schéma hypothético-déductif.
Exemple pour la formulation d’une théorie : Descartes, ayant mis en place un dispositif
expérimental pour étudier l’arc-en-ciel, mesure l’endroit où du rouge apparaît, l’angle formé par la
droite entre l’œil de l’observateur et le point rouge vif d’une part, et par la droite entre l’œil de
l’observateur et le centre de la parabole d’autre part est de 52°. Une fois ce résultat numérique connu, il établit le trajet qu’a parcouru le rayon lumineux après une suite de réflexions et de
réfractions pour arriver à un tel angle.
Exemple pour le test : l’expérience du Puy-de-Dôme. On connaissait la hauteur maximale à
laquelle pouvait parvenir l’eau dans les pompes à une hauteur donnée, on va prédire la hauteur
maximale à laquelle devrait parvenir du mercure à des hauteurs variables. Dès lors, il paraît établi
que la hauteur à laquelle peut parvenir l’eau dans les pompes dépend de la hauteur de la colonne
d’air en ce lieu.
En mesurant des entités physiques, c’est-à-dire en associant à ces entités des grandeurs, on se
donne les moyens d’établir, si tel est bien le cas, que deux grandeurs varient toujours l’une en
fonction de l’autre. On a alors une équation, étymologiquement une égalité entre différentes
grandeurs.
Exemples simples : PV = kT, la distance parcourue par un corps en chute libre varie comme
le carré des temps.
Ce sont des exemples simples, il n’y a que des produits, mais on imagine bien que l’on peut faire intervenir des grandeurs plus complexes des deux côtés de l’égalité, en particulier parce
qu’elles résultent d’opérations mathématiques plus compliquées que la multiplication. En faisant
intervenir des grandeurs plus complexes, on réussit à exprimer des relations que non seulement on
n’exprimerait pas de manière aussi précise, mais même qu’on n’exprimerait pas du tout sans ces
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grandeurs. Dans le langage naturel, on peut dire « ce mur a un rouge plus intense que celui-là »,
mais sans plus.
On peut pour compléter ce premier point ajouter deux remarques :
1. Mathématiques, appareil expérimental et consensus sur ce que c’est qu’une bonne mesure
L’application des mathématiques suppose que les grandeurs aient été précisément mesurées,
mais cette entreprise de mesure n’est pas une entreprise purement intellectuelle :
— pour mesurer, il faut d’abord et avant tout mettre en place un appareillage technique, la
mesure étant finalement à la hauteur de cet appareillage. Quelque chose de très important lorsqu’on
établit des lois quantitatives : on précise toujours à quel degré d’approximation elles sont
acceptables, on estime la marge d’erreur de l’appareil avec lequel on a mesuré. En ce sens, la
mesure en physique n’est pas un acte absolu et désincarné, mais un acte relatif à un état donné de la
technique.
— conséquemment, ce degré d’approximation n’est pas le même partout, il a varié dans le
temps, et aujourd’hui encore, il varie aussi dans les différentes parties de ce qu’on appelle la physique. En astronomie, en spectroscopie, en physique des solides, on n’aura pas les mêmes
exigences sur la mesure, à la fois parce que ce ne sont pas les mêmes objets et parce que ce ne sont
pas les mêmes appareils. Dès lors, apprendre à mesurer, ce n’est pas apprendre à être le plus précis
possible, c’est apprendre ce que l’on peut attendre comme précision et ce que l’on peut accepter
comme marge d’erreur dans tel ou tel domaine.
2. Lois quantitatives et causalité
On peut en rester au constat d’une égalité, mais on peut aussi aller plus loin, et en particulier
se demander s’il y a une corrélation causale physique entre les grandeurs. On notera cependant que,
bien souvent, ce n’est pas le cas, que l’on se contente, dans un certain nombre de lois, d’affirmer la
corrélation systématique entre deux grandeurs, sans penser que l’une est la cause de l’autre. Par
exemple, la loi de Boyle-Mariotte PV = kT ne dit pas que la pression d’un gaz ou son volume est la
cause de la température, elle dit simplement qu’une variation du produit du volume par la pression
s’accompagne nécessairement, pour un gaz donné, d’une variation de la température. C’est, entre autres choses, parce qu’un certain nombre de lois se présentent comme une
corrélation entre des grandeurs n’impliquant pas de relation causale qu’on a pu soutenir que
l’objectif de la physique était simplement d’établir cette corrélation, pas d’établir des relations
causales. Sans entrer très avant dans ce débat, on peut opposer à l’idée que la causalité se réduirait à
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l’établissement de corrélations entre grandeurs des exemples élémentaires montrant que nous
n’acceptons pas toute corrélation régulière comme physiquement satisfaisante.
— supposons qu’on note une corrélation systématique entre A et B. Pourra-t-on dire pour
autant que l’un est cause de l’autre ? Evidemment non. Il suffit de penser à une situation où A et B
sont tous deux des effets d’une même cause C. A ce moment-là, quand B est enlevé, A est aussi
enlevé, mais ce n’est pas parce que B est enlevé que A est aussi enlevé. L’enlèvement de A est le
signe (l’effet) de l’enlèvement de C, qui a pour autre effet l’enlèvement de B
ex : si la nuit est enlevé, le jour est enlevé ; la nuit n’est pas pour autant la cause du jour, ce
sont tous deux des effets de la rotation de la terre/ soleil.
ex : si le mouvement du bateau à voile est enlevé, l’effondrement des maisons est enlevé ; ni
l’un ni l’autre ne sont causes de l’un et l’autre ; c’est le vent qui cause l’un et l’autre.
Sur ces exemples, cela paraît trivial. Mais cela est profond : cela semble montrer qu’on a plus
dans la notion de cause qu’une corrélation constante entre deux phénomènes.
Formalisation
La formalisation, c’est le fait de formuler certains résultats dans un langage formel, consistant
d’une manière ou d’une autre à définir certaines hypothèses initiales, que l’on pourra transformer
les opérations autorisées dans le système formel en question.
Une fois le résultat ainsi exprimé dans ce langage formel, on peut effectuer à partir de lui
certaines déductions, établir par déduction d’autres résultats, en rejoindre d’autres encore, faire le
lien entre eux et ainsi tisser le tissu d’une théorie.
Si l’on veut simplifier le processus :
— expérience dans un laboratoire, portant sur des faits concrets, par exemple des gaz
— sa traduction dans un langage symbolique, mathématique. On arrive à un énoncé formel :
PV= kT.
— lien entre différents énoncés dans le langage symbolique grâce à la construction d’une
théorie. On cherche à lier la loi PV = kT à d’autres énoncés formels que l’on connaît sur la pression
et le volume des gaz, de manière à avoir une théorie des gaz. Ce qui permet de lier ces énoncés
entre eux, c’est le langage mathématique formel, c’est lui permet de ne pas avoir seulement une loi, mais un système de lois coordonnées entre elles.
L’aspect des mathématiques qui est exploité ici n’est donc pas le fait qu’il ya ait des
grandeurs, mais le fait que l’on puisse déduire de certains énoncés mathématiques d’autres énoncés
mathématiques.
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Ceci nous amène à faire la différence entre lois expérimentales et théories
L’intuition nous conduit à distinguer deux espèces de propositions en physique :
— lois expérimentales : la température de l’eau bout à 100°, PV = nRT, les enfants de parents
ayant les yeux bleus ont les yeux bleus
— lois théoriques, ou de manière plus appropriée, théories : un corps est composé d’atomes
qui demeurent indivis dans une réaction chimique, les chromosomes sont composés de gènes qui
déterminent certains traits héréditaires de l’organisme.
Cette distinction ne signifie évidemment pas que, dans les lois expérimentales, on supposerait
qu’interviennent seulement des données sensibles pures, indépendantes de toute théorisation. Ce
que l’on a dit à propos du caractère des données expérimentales suffit à convaincre que c’est
impossible. Des concepts théoriques interviennent dans toute loi, parler de « gaz parfait » ou de
température, c’est déjà faire de la théorie.
Cette distinction ne signifie pas non plus qu’il serait possible d’établir des théories
indépendamment de toute expérimentation, par pure spéculation. Si c’était le cas, il ne s’agirait pas
de lois physiques, mais de lois mathématiques ou logiques. Pour qu’elles soient des lois expérimentales, il faut bien qu’elles rejoignent, par un biais ou un autre, l’expérience.
Une fois cette précision faite, un certain nombre de questions demeure à propos de cette
distinction d’abord intuitivement perçue. Est-ce qu’elle est fondée dans des différences que l’on
peut expliciter conceptuellement, et non pas seulement sentir intuitivement ? Est-ce qu’il s’agit
d’une différence de degré seulement, ou bien entre deux espèces de propositions ? Comment
expliquer que les théories donnent lieu à des prédictions bien plus étendues que les lois ?
— Dans les lois expérimentales, on sait comment identifier les termes par une procédure
empirique bien déterminée, et ils ont ainsi un contenu empirique déterminé indépendamment de la
loi qui les relie. exemple : la vitesse du son est plus grande dans un milieu moins dense. On sait
comment mesurer les deux grandeurs que sont la vitesse du son et la densité du milieu
indépendamment indépendamment l’une de l’autre, et indépendamment de la loi qui les relie. Dès
lors, la grandeur « vitesse du son » a bien un sens.
Dans les théories au contraire, les termes ne sont pas tous spécifiés par une procédure
expérimentale. Ils ne sont, bien entendu, pas pour autant indéterminés ou sans lien avec l’expérience : ils vont être déterminés par des postulats théoriques et indirectement confirmés par
les applications qui seront faites de la théorie en question. Ainsi, qu’il existe des atomes qui restent
indivis dans des réactions chimiques, était une théorie qui rendait compte d’un certain nombre de
faits à l’époque où elle a été proposée, mais elle ne pouvait pas être testée comme telle.
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— Ce qui est perdu ici est gagné là. Si les lois expérimentales sont par définition plus proches
des données expérimentales, inversement, les théories sont plus amples, elles permettent d’unifier
différentes lois expérimentales en un système cohérent. elles ont une fonction d’unification, et c’est
cela qu’on a cherché à souligner en introduisant la notion de formalisation.
Les limites de la mathématisation
Une fois dégagé ainsi les bénéfices que représente l’introduction des mathématiques en
physique, il faut ajouter trois remarques pour marquer les limites de ce que peuvent les
mathématiques :
1. Aussi importantes qu’elles soient, les mathématiques ne font pas tout dans les sciences
physiques. Une partie non négligeable de la physique consiste à explorer le monde et à, pour ainsi
dire, à constituer un catalogue des espèces naturelles qu’il contient. Inventorier des roches et en
répertorier les différentes propriétés, cela fait aussi partie de l’entreprise physique. Curiosité pour la
nature qui peut demeurer chez les physiciens ; protestation de Lévy-Leblond contre le formalisme de l’enseignement de la physique en France, qui, justement, aurait coupé les physiciens du contact
avec les choses mêmes.
2. Si les mathématiques ne font pas toute la scientificité de la physique, inversement pourrait-
on dire, introduire des mathématiques dans une discipline n’est pas une garantie de scientificité, et
peut même être un leurre. Il peut y avoir une imitation frauduleuse de la rationalité mathématique,
consistant par exemple à prétendre mesurer sans s’interroger sur ce que l’on mesure, ou à mettre des
équations sans se demander ce que l’on met en équation. Pour le dire autrement, cela peut être
mathématiquement correct, sans pour autant être intéressant, pertinent, apte à cerner le problème
spécifique posé par telle ou telle science. Exemple : aligner des tableaux de chiffres en sociologie
— cela peut être un moyen de se donner une apparence de scientificité et de se dispenser ainsi de
réfléchir sur les causes sociales de tel ou tel phénomène. Ce qu’il s’agit de dire par là : non pas qu’il
y aurait des disciplines par principe résistantes à la mathématisation, simplement que la
mathématisation ne garantit rien.
3. L’échange est dans les deux sens. Une expression usuellement employée est que les
mathématiques sont appliquées aux phénomènes, mais cette expression est trompeuse, l’idée
d’application connotant une certaine extériorité entre ce qui est appliqué et ce sur quoi c’est
appliqué. Or dans un certain nombre de cas, historiquement bien répertoriés, on peut montrer que ce
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sont les problèmes physiques qui ont suscité des innovations en mathématiques. Lorsque nous
parlons sommairement aujourd’hui de la science galiléenne du mouvement, nous faisons comme si
Galilée avait pensé, comme nous le faisons, en termes de fonctions, avec tout ce qui est associé (par
exemple vitesse comme dérivée par rapport au temps de l’espace). Or, ce n’est pas le cas, la notion
de fonction n’existe pas à son époque, ce dont il dispose, c’est la théorie des proportions. Or celle-ci
ne permet de manipuler le continu. D’où un certain nombre d’apories ou de problèmes de la science
galiléenne, qui ne seront résolus que par l’invention du calcul infinitésimal, concurremment par
Leibniz et Newton. On peut montrer dans ce cas-là que cette invention mathématique vient résoudre
le problème du traitement du mouvement dans la science galiléenne.