Courrier International n1038 Du 23 Au 29 Septembre 2010

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Pologne Des voix s’élèvent contre l’Eglise Roms Géopolitique d’un peuple Baricco Vive la superficialité ! 3:HIKNLI=XUXZUV:?b@k@n@i@a; M 03183 - 1038 - F: 3,50 E www.courrierinternational.com N° 1038 du 23 au 29 septembre 2010 Afrique CFA : 2 600 FCFA - Algérie : 450 DA Allemagne : 4,00 € - Autriche : 4,00 € - Canada : 5,95 $CAN DOM : 4,20 € - Espagne : 4,00 € - E-U : 5,95 $US - G-B : 3,50 £ Grèce : 4,00 € - Irlande : 4,00 € - Italie : 4,00 € - Japon : 700 ¥ Maroc : 30 DH - Norvège : 50 NOK - Portugal cont. : 4,00 € Suisse : 6,40 CHF - TOM : 700 CFP A quel prix ? Les analyses de Tony Judt et Anatole Kaletsky France 3,50 € Sauver l’Etat providence upbybg

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PologneDes voix s’élèvent contre l’Eglise

RomsGéopolitique d’un peuple

BariccoVive la superficialité ! 3:H

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A quel prix ?

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Sommaire4 Les sources cette semaine6 A suivre9 Les gens

Les opinions10 Le courage du peuple afghan (Hashte Sobh).

Tournons la page du conservatisme, par Hoger Schmale. Le Liban en terrain miné,par Ali Hamadé. Suède : la droite repasse, le modèle social trinque, par Katrine Kielos.MM. les narcos, ne tirez plus sur la presse !(El Diario). Israël-Palestine, la partitionavant la paix, par Ari Shavit. La France n’aplus sa place en Europe, par Louise Doughty.

En couverture16 Sauver l’Etat providence L’actuelle crise

financière et économique suscite une remise en question radicale du rôle de l’Etat dans les sociétés occidentales. Un débat qu’éclairent utilement les analyses opposées de l’historien Tony Judt et de l’éditorialiste Anatole Kaletsky.

D’un continent à l’autre22 Europe

Espagne Qui croit encore à la trêve d’ETA ? Spécial Pologne L’Eglise a trop de pouvoirEspagne Les mineurs aussi au fond du trou Roms Le jour où les invisibles ont débarqué

32 Amériques Venezuela Chávez, tête de Turc de la presse USEtats-Unis Le Tea Party mal en pointEtats-Unis Les aïeuls : une valeur refuge

36 Asie Pakistan Hanif, 16 ans, terroriste en herbeThaïlande A l’école des buffles d’eauChine Tianjin, la fausse croissance durable

40 Moyen-Orient Palestine Une femme à vélo défie le HamasEgypte Arrêt sur une image truquée

42 Afrique Niger Violente odeur de poudre au SaharaVu d’Algérie Le Sahel s’invite à l’ElyséeGuinée Le spectre peul hante Conakry

44 Sciences Recherche Le chien, meilleur ami du psy

46 Ecologie Agriculture Plus de céréales, plus de polluants

Long courrier50 Musique Rap tendance grande folle 54 Prix Courrier international La sélection54 Littérature Leonardo Padura 56 Débat Vive la superficialité ! 59 Mode Le charme du diastème60 Le guide 62 Insolites Un rhino, c’est rosse

n° 1038 | du 23 au 29 septembre 2010

Editorial

Les Français, les vieux et l’avenir

D’abord, le 7 septembre,ensuite le 23 : on n’arrêtepas, en France, de battrele pavé pour “défendreles retraites”. Un combatmal compris à l’étranger.

Nous avons vu la semaine dernière que leséditorialistes européens, en grande majo-rité, jugeaient la réforme nécessaire. Mais,dans ce numéro, nous vous invitons àprendre la question d’un peu plus haut. Enposant cette question : l’Etat providenceque nous connaissons depuis les années1950 dans les pays industrialisés peut-ilse maintenir ? En a-t-il seulement lesmoyens ? Pour y répondre, nous avons faceà face le regretté Tony Judt, historiensocial-démocrate, et Anatole Kaletsky, édi-torialiste libéral. Tous deux ont écrit desouvrages sur le monde qui vient.

Pour Judt, c’est le rôle historique de lagauche de maintenir cet Etat social, quitteà passer ce faisant pour conservatrice. PourKaletsky, en revanche, il est clair que lesEtats sont ruinés (par la crise et par leurexpansion naturelle) et qu’il faudra faireun choix. Ils n’auront plus les moyens d’as-surer tous les services sociaux qu’ils ontofferts, plus ou moins bien, jusqu’à présent.

En 2020, on considère qu’il faudraquelque 30 milliards d’euros pour comblerle déficit prévu. Les opposants à la réformedes retraites, telle qu’elle est envisagée, pro-posent de taxer plus les plus riches ou lestransactions financières. Soit. Supposonsdonc que l’on abandonne le bouclier fiscalet que l’on remonte les impôts des plusfavorisés. Faut-il consacrer ces ressourcesnouvelles aux retraites ? Kaletsky a raisonsur le fait qu’à l’avenir l’Etat, mis en concur-rence, ne pourra plus tout financer.Ne vaut-il pas mieux alors dépenser ces30 milliards pour une politique de la ville(des quartiers) ? Pour la recherche ? Pourl’école ? Pour devenir plus écolo ? Ou mêmepour les prisons (qui sont indignes d’unpays démocratique) ? En choisissant de pri-vilégier les retraites plutôt qu’un domainetourné vers l’avenir, on marque notre pré-férence pour les vieux ou ceux qui vontbientôt le devenir ( j’en fais partie hélas).Electoralement, bien sûr, c’est payant.Car la démographie européenne a depuislongtemps basculé et donné du poids poli-tique aux seniors. Mais, économique-ment, et en terme de destin national, cechoix n’est peut-être pas le plus judicieux.Philippe Thureau-Dangin

Retrouvez à tout moment sur notre site :L’actualité du mondeau quotidien avec des articlesinédits.Les blogs de la rédactionet le regard des journalistes de Courrier international.Les cartoons Plus de

4 000 dessins de presse à découvrir.Les archives Tous les articlespubliés depuis 1997 par votre hebdomadaire préféré.Planète Presse Une base de données unique sur les journaux du monde entier.Et bien d’autres contenus…

� Pourquoi la vieillesses’acharne-t-elle sur nous, les vieux, qui sommes déjà si pathétiques ?Dessin d’Altan, paru dans L’Espresso,Rome.

� En couverture : Dessin paru dansFinansovyé-Izvestia,Moscou.

En ligne

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Les sources4 � Courrier international | n° 1038 | du 23 au 29 septembre 2010

Adevarul 187 000 ex.,Roumanie, quotidien. Nésur les décombres deScînteia, le quotidien du PCroumain, “La Vérité” faitpreuve d’indépendance etd’équilibre politique etjournalistique, tout en semontrant critique envers legouvernement. Il seproclame le plus importantquotidien roumain.

Aporrea (aporrea.org),Venezuela. Crée en 2002en tant que site del’Assemblée populairerévolutionnaire, proche deChávez, il devientprogressivement une“agence d’’informationpopulaire alternative”.Tous les grands leadersdes mouvements sociauxy écrivent de façonbénévole comme d’ailleursle reste de l’équiperédactionnelle.

Ha’Aretz 80 000 ex.,Israël, quotidien. Premierjournal publié en hébreusous le mandatbritannique, en 1919, “LePays” est le journal deréférence chez lespolitiques et lesintellectuels israéliens.

The Asian Wall StreetJournal 80 000 ex., Chine(Hong Kong), quotidien.Lancée en 1976, la versionasiatique du Wall StreetJournal s’attache à offrirdes analyses et éditoriauxpropres à la région tout enreprenant une grandepartie de l’éditionaméricaine. Mais le titreest à manier avecprécaution : d’un côté, desenquêtes et reportages degrande qualité ; de l’autre,des pages éditoriales trèspartisanes.

BBC Persian(bbc.co.uk/persian)Royaume-Uni. Le site offrede nombreuses analysespropres qui ne sont nitraduites de l’anglais niconsultables sur le site dela BBC britannique.L’équipe, outre lesnombreux correspondantspersanophones àl’étranger, comprend desjournalistes iraniensinterdits de plume dansleur pays, comme

Massoud Behnoud ouAhmad Zeid-Abadi.

Caijing 220 000 ex.,Chine, bimensuel. Publiépar le Stock ExchangeExecutive Council,“Finance et économie”est dirigé par une femmed’exception, Hu Shuli. Cemagazine fut l’un despremiers à avoir eul’audace de changer lepaysage de la pressechinoise. Le champ deses enquêtes dépasselargement les domaineséconomique et financier.

El Diario 100 000 ex.,Mexique, quotidien. “Le Quotidien”, néen 1976, est très vitedevenu LE journal de l’Etat de Chihuahua et le quatrième au niveaunational. Mais il estdésormais à la peine :deux de sescollaborateurs ont ététués (en 2008 et en 2010)dans la guerre entre lesdifférents cartels de ladrogue qui ont pris lecontrôle de cette régionfrontalière.

Elaph (elaph.com)Royaume-Uni. Créé en 2001, à Londres, ce site arabe publiequotidiennement enlangues arabe et anglaisedes articles politiques,sociaux, culturels et économiques sur le monde arabe, ainsiqu’une revue de presse et des articles publiésdans les médias arabesou occidentaux.

Gazeta Wyborcza396 000 ex., Pologne,quotidien. “La Gazetteélectorale”, fondée parAdam Michnik enmai 1989, est devenue ungrand titre malgré sesfaibles moyens. Son

ambition est d’offrir unjournal informatif et laïc.Son supplément du lundi,DF-Duzy Format, cultive latradition du reportagelittéraire à la polonaise.

Hashte Sobh,Afghanistan, quotidien.“Huit heures du matin”affiche des opinions trèscritiques envers legouvernement de HamidKarzai. Le titre estime que la sécurité du peupleafghan n’est pas assezprise en compte, et que lepouvoir en place cède tropaux Américains.

Al-Hayat 110 000 ex.,Arabie Saoudite (siège à Londres), quotidien. “La Vie” est sans doute le journal de référence de ladiaspora arabe et la tribunepréférée des intellectuelsde gauche ou des libérauxarabes qui veulents’adresser à un large public.

An-Nahar 55 000 ex.,Liban, quotidien. “LeJour” a été fondé en 1933.Au fil des ans, il est devenule quotidien libanais de référence. Modéré et libéral, il est lu parl’intelligentsia libanaise.

Newsweek 4 000 000 ex.,Etats-Unis,hebdomadaire. Créé en 1933 sur le modèle de Time, le titre est le deuxième magazine en terme de lectorataméricain. Il est, enrevanche, le tout premiersur le plan international. Il compte quatre éditionsen anglais et huit en langues locales. Sadiffusion atteint chaquesemaine 3,1 millionsd’exemplaires aux Etats-Unis et plus de 900 000 à l’étranger.

Newsweek Polska250 000 ex., Pologne,hebdomadaire. Publiédepuis 2001, le titre estune des huit éditions nonanglophones du magazineaméricain. Réactif etprofessionnel, il utilisel’actualité pour révéler lestendances du mondecontemporain.

Le Pays 20 000 ex.,Burkina Faso, quotidien.Fondé en octobre 1991, cejournal indépendant estrapidement devenu le titrele plus populaire duBurkina Faso. Proche del’opposition, il multiplie leséditoriaux au vitriol.

El Periódico deCatalunya 133 000 ex.,Espagne, quotidien. “Le Journal de Catalogne”est né en 1978. Initialementrédigé en castillan, il s’estenrichi en 1997 d’uneversion en catalan. Il appartient au groupe de presse barcelonais Zeta.

Prospect 18 000 ex.,Royaume-Uni, mensuel.Fondée en novembre 1995,cette revue indépendantede la gauche libéralebritannique offre à unlectorat cultivé et curieuxdes articles de grandequalité, avec un goûtmarqué pour les points de vue à contre-courant.

Público 70 000 ex.,Portugal, quotidien. Lancéen 1990, “Public” s’est trèsvite imposé, dans lagrisaille de la presseportugaise, par sonoriginalité et sa modernité.S’inspirant des grandsquotidiens européens, ilpropose une informationde qualité sur le monde.

La Repubblica650 000 ex., Italie,quotidien. Né en 1976, le titre se veut le journal de l’élite intellectuelle et financière du pays.Orienté à gauche, avec une sympathie affichéepour le Parti démocrate, il est très critique vis-à-visde Silvio Berlusconi.

Troud 100 000 ex.,Bulgarie, quotidien. Né en1936, “Le Travail” est l’undes plus vieux titresbulgares. Anciennementjournal syndical, ils’émancipe après la chutedu communisme et adoptele ton et le format d’untabloïd. Depuis 1997, ilappartient à l’empire depresse allemand WAZ,tout comme son petit frèrele quotidien 24 Tchassa.

Parmi les sourcesde la semaine

Courrier international n° 1038

Edité par Courrier international SA, société anonyme avecdirectoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €.Actionnaire Le Monde Publications internationales SA.Directoire Philippe Thureau-Dangin, président et directeurde la publication. Conseil de surveillance David Guiraud,président ; Eric Fottorino, vice-président. Dépôt légalseptembre 2010 - Commission paritaire n° 0712C82101.ISSN n° 1 154-516 X - Imprimé en France / Printed in France

Rédaction 6-8 , rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13

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Directeur de la rédaction Philippe Thureau-DanginAssistante Dalila Bounekta (16 16)Directeur adjoint Bernard Kapp (16 98)Rédacteur en chef Claude Leblanc (16 43)Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze(16 54), Raymond Clarinard (16 77)Chefs des informations CatherineAndré (16 78), Anthony Bellanger (16 59) Rédactrice en cheftechnique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31)Conception graphique Mark Porter AssociatesEurope Odile Conseil (coordination générale, 16 27), Danièle Renon (chef deservice adjoint Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Emilie King(Royaume-Uni, 19 75), Gerry Feehily (Irlande, 19 70), Anthony Bellanger (France,16 59), Marie Béloeil (France, 17 32), Lucie Geffroy (Italie, 16 86), Daniel Matias(Portugal, 16 34), Adrien Chauvin (Espagne 16 57), Iwona Ostapkowicz (Pologne,16 74), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer(Pays-Bas), Léa de Chalvron (Finlande), Solveig Gram Jensen (Danemark),Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), KristinaRönnqvist (Suède), Laurent Sierro (Suisse), Alexandre Lévy (Bulgarie,coordination Balkans), Agnès Jarfas (Hongrie), Mandi Gueguen (Albanie,Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Gabriela Kukurugyova (Rép. tchèque,Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine),Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie) Russie, Est del’Europe Laurence Habay (chef de service 16 36), Alda Engoian (Caucase,Asie centrale), Philippe Randrianarimanana (Russie, 16 68), LarissaKotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service,Amérique du Nord, 16 14), Jacques Froment (chef de rubrique, Etats-Unis, 16 32 ),Marc-Olivier Bherer (Canada, Etats-Unis, 16 95), Christine Lévêque (chef derubrique, Amérique latine, 16 76), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), PaulJurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan,16 39), Naïké Desquesnes (Asie du Sud, 16 51), François Gerles (Asie du Sud-Est, 16 24), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak(Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Ysana Takino (Japon, 16 38), KazuhikoYatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69),Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (Egypte, 16 35), Pascal Fenaux(Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie)Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16 29), Pierre Lepidi, Anne Collet(Mali, Niger, 16 58), Philippe Randrianarimanana (Madagascar, 16 68), ChawkiAmari (Algérie), Sophie Bouillon (Afrique du Sud) Economie Pascale Boyen(chef de service, 16 47) Médias Claude Leblanc (16 43) Sciences Anh HoàTruong (16 40) Long courrier Isabelle Lauze (16 54), Roman Schmidt (1748) Insolites Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Ils et elles ont ditIwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74)

Site Internet Olivier Bras (éditeur délégué, 16 15), Marie Béloeil(rédactrice, 17 32), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Mouna El-Mokhtari(webmestre, 17 36), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Jean-ChristophePascal (webmestre (16 61) Mathilde Melot (marketing, 16 87), Bastien Piot

Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97)Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint, 1677), NathalieAmargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon(anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), CarolineLee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), JulieMarcot (anglais, espagnol), Marie-Françoise Monthiers (japonais), MikageNagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), OlivierRagasol (anglais, espagnol), Mélanie Sinou (anglais, espagnol)Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Philippe Czerepak,Fabienne Gérard, Françoise Picon, Philippe Planche Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41),Anne Doublet (16 83), Lidwine Kervella (16 10)Maquette Marie Varéon (chef de service, 16 67), Catherine Doutey, NathalieLe Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Pétricca, Denis Scudeller, JonnathanRenaud-Badet, Alexandre Errichiello Cartographie Thierry Gauthé (1670) Infographie Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil(colorisation) Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), KyokoMori (Japon) Informatique Denis Scudeller (16 84)Fabrication Patrice Rochas (directeur), Nathalie Communeau (direc -trice adjointe) et Sarah Tréhin. Impression, brochage : Maury, 45191Malesherbes. Routage : France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg

Ont participé à ce numéro Torunn Amiel, Marianne Bonneau, Jean-Baptiste Bor, Clara Cornu, Sophie Courtois, Geneviève Deschamps,Valéria Dias de Abreu, Etienne Dobenesque, Sika Fakambi, GhazalGolshiri, Marion Gronier, Catherine Guichard, Valentine Morizot,Marina Niggli, Bérangère Ohlmann, Danièle Rauscher, Marie-LaureSers, Emmanuel Tronquart, Zhang Zhulin, Anna Zyw

Secrétaire général Paul Chaine (17 46). Assistantes : Sophie Jan (16 99),Natacha Scheubel (16 52), Sophie Daniel. Responsable contrôle degestion Stéphanie Davoust (16 05), Julie Delpech de Frayssinet (16 13).Comptabilité : 01 48 88 45 02. Responsable des droits Dalila Bounekta(16 16). Relations extérieures Victor Dekyvère (16 44). PartenariatsSophie Jan (16 99) Ventes au numéro Directeur commercial : Patrickde Baecque. Responsable publications : Brigitte Billiard. Direction desventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Jérôme Pons(0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). Diffusion internationale : Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22). Promotion : Christiane MontilletMarketing, abonnement Pascale Latour (directrice, 16 90), SophieGerbaud (16 18), Véronique Lallemand (16 91), Sweeta Subbamah (16 89)Publicité Publicat, 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75013 Paris, tél. : 0140 39 13 13. Directrice générale : Brune Le Gall. Directeur de lapublicité : Alexandre Scher <ascher@ publicat.fr> (13 97). Directrices declientèle : Karine Lyautey (14 07), Claire Schmitt (13 47), Kenza Merzoug(13 46). Régions : Eric Langevin (14 09). Culture : Ludovic Frémond (13 53).Littérature : Béatrice Truskolaski (13 80). Annonces classées : CyrilGardère (13 03). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97) Publicitésite Internet i-Régie, 16-18, quai de Loire, 75019 Paris, tél. : 01 53 38 4663. Directeur de la publicité : Arthur Millet <[email protected]>Modifications de services ventes au numéro, réassorts Paris0805 05 01 47, province, banlieue 0 805 05 0146 Abonnements Tél. del’étranger : 00 33 3 44 62 52 73 Fax : 03 44 12 55 34 Courriel :<[email protected]> Adresse abonnements Courrierinternational, Service abonnements, B1203 - 60732 Sainte-GenevièveCedex Commande d’anciens numéros Boutique du Monde, 80, bdAuguste-Blanqui, 75013 Paris. Tél. : 01 57 28 27 78

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international.com

The Huffington PostLorsque AriannaHuffington a lancéson blog, en mai 2005,après avoir tenté en vain de devenirgouverneur de Californie, elle

n’imaginait pas que celui-ci deviendrait l’unedes sources d’information les plus influentesau monde. Plébiscité par les lecteurs, le sitevient d’obtenir une nouvelle reconnaissancede poids avec l’arrivée de Howard Fineman.Vétéran du journalisme et l’un des piliers dumagazine Newsweek, ce dernier a été nommérédacteur en chef au sein du Huffington Post.Cette nomination confirme que le journal en ligne, qui était surtout apprécié par un lectorat jeune, arrive à maturité et qu’ilpeut désormais viser plus haut et “maintenirles grands médias sous pression”, commeaime le rappeler sa fondatrice.

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Myanmar

La junte verrouille le scrutinLa commission électorale a annoncé le16 septembre l’annulation des élections,prévues pour le 7 novembre, dansquelque 300 villages du nord et du nord-est, peuplés essentiellementde minorités ethniques, dont certainessont armées et ouvertement hostiles au régime. Au-delà de “risques pour lasécurité”, analyse le site de la dissidenceThe Irrawaddy, la décision de lajunte est motivée par la crainte d’unedéfaite électorale dans ces zones. Lamesure ne manquera pas de conforterceux qui ont déjà qualifié ce scrutin, le premier en vingt ans, de “mascarade”.D’autant que, le 18 septembre, une miseen garde était lancée à tous ceux quiappellent à boycotter ces élections, les partisans d’Aung San Suu Kyi en tête.Selon le site Democratic Voice of Burma, cinq étudiants en ont déjàfait les frais et encourent aujourd’hui une année de prison.

Indonésie

La liberté de culteégratignéeUne semaine après la violente agressionde deux des leurs, les fidèles de l’égliseprotestante batak de Bekasi, dans la conurbation de Jakarta, ont tenule 19 septembre, sous bonne garde,leur office sur le terrain où ils espéraientériger un lieu de culte. Un droit que certains musulmans leur dénient. Les protestants avaient pourtantobtenu, à l’issue de cinq années

A suivre

de bataille administrative, un permis de construire, rappelle le quotidienKompas. C’était avant les manifestations du voisinage – probablement organisées par le trèsradical Front de défense de l’islam – qui ont fait plier les autorités locales et ont abouti à l’annulation du permis. Ce regain de tensions interreligieuses,vivaces depuis plusieurs semaines, et quifait craindre pour la liberté des cultes, en pousse beaucoup à prôneraujourd’hui une plus grande tolérance,notamment en élargissant le nombre de religions officiellement reconnues,limité à cinq depuis 1965.

Suède

Séisme politiqueLes élections législatives du19 septembre ont fait perdre sa majoritéabsolue à l’Alliance pour la Suède, la coalition de centre droit menée par le Premier ministre sortantFredrik Reinfeldt. Dans le même temps,

le parti d’extrême droiteSverigedemokraterna [Démocrates de Suède], qui a obtenu 5,7 % des voix, a fait son entrée au Parlement. Excluant a priori de traiter avec l’extrême droite, le Premier ministre devrait chercher un accord avec les Verts. Mais la constitution suédoise lui offre aussi lapossibilité de former un gouvernementminoritaire. Les négociations doivent avoir abouti avant le 4 octobre.

Diplomatie

Les militairesveulent se parlerLe ministre de la Défenserusse, Anatoli Serdioukov, a étéreçu au Pentagone par sonhomologue américain, Robert Gates.Une telle rencontre n’avait pas eu lieudepuis 2005. Un mémorandum de coopération et un accord sur la création d’un groupe de travailbilatéral annuel en matière de défense

ont été signés. Pour la NezavissimaïaGazeta, la visite de Serdioukov donneune nouvelle coloration à la politique derapprochement initiée par les présidentsMedvedev et Obama. Le quotidienmoscovite souligne l’annonce faite à Washington par Serdioukov de la ventede missiles russes Yakhont à la Syrie.

Etats-Unis

Youpi, la récession est finie !Les experts du National Bureau ofEconomic Research de Washington ontannoncé le 21 septembre que la terriblerécession qui a affecté les Etats-Unis àpartir de décembre 2007 avait pris fin enjuin 2009. Cette conclusion scientifique,à laquelle ils sont parvenus après avoirétudié toute une série d’indicateurs, aimmédiatement provoqué des réactionsindignées, raconte le Los AngelesTimes. Car l’état actuel de l’économieet de l’emploi ne donne pas vraimentl’impression que l’on est sorti de la crise.

Madagascar

La normalisation en marcheFinancée par le régime de la HauteAutorité de transition, une “conférencenationale” a réuni près d’Antananarivo,du 13 au 18 septembre, plus de 4 000 participants venus de toute l’île pour décider des futures institutions d’un pays plongé dans une grave crisepolitique depuis 2009. Un projet de Constitution a été entériné et l’âge d’éligibilité à la présidence abaissé à 35 ans. Jugée partisane,

la rencontre a été désavouéepar l’opposition,

une grande partie de la société civile

et la communautéinternationale.

Pour le Courrier deMadagascar, “le camp

Rajoelina est passé maîtredans l’art du forcing”.

“Le nucléaire, non merci !” Quelque 100 000 manifestants sontvenus le 28 septembre à Berlin pour crier leur opposition à “lasortie de la sortie du nucléaire” décidée par le gouvernementMerkel. Suite de la protestation le 9 octobre à Munich.

Dans les prochains jours

Corée du Nord

D’un Kim à l’autre

Grand événement à Pyongyang : le Partides travailleurs coréens va tenir, le 28 septembre, une conférence pour procéder à l’élection de sa directionsuprême. Initialement prévu débutseptembre, ce conclave avait été reportésans explications. Il s’agira sans doute de nommer Kim Jong-un, le troisième fils de Kim Jong-il, à un poste de premier planafin de le mettre en piste pour succéder àson père. Le “Cher Leader”, 68 ans, auraiteu des problèmes cardiaques en 2008.

Jeudi 23. Début des débats de la 65e session des Nationsunies à New York.

Vendredi 24. Ouverture du2e sommet Etats-Unis–ASEAN.L’événement permettranotamment aux Premiersministres cambodgien et thaïlandais de renouer le dialogue après plusieursmois de fortes tensions.

Samedi 26. Electionslégislatives au Venezuela. (Voir aussi notre article p. 33.)

Mardi 28. Discours trèsattendu de Silvio Berlusconidevant le Parlement italien sur une série de réformesenvisagées. Le vote de confiance qui suivradéterminera l’avenir du gouvernement.Fin du gel de la colonisation en Cisjordanie. La poursuitedes négociations israélo-palestiniennes est suspendueà son éventuelle prolongation.

Mercredi 29. Grève généraleen Espagne – la première

depuis l’arrivée des socialistesau pouvoir, en 2004 – contre la réforme du marché du travail. Le même jour, dessyndicalistes venus de toutel’Europe défileront à Bruxellessur le thème “Non à l’austérité,priorité à l’emploi et à la croissance”.

Lundi 4 octobre. Lancementdes Jeux du Commonwealth à New Delhi sur fond depolémique à propos du coût et de la mauvaise préparationde l’événement. SI

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Allemagne

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Sommaire4 Les sources cette semaine6 A suivre9 Les gens

Les opinions10 Le courage du peuple afghan (Hashte Sobh).

Tournons la page du conservatisme, par Hoger Schmale. Le Liban en terrain miné,par Ali Hamadé. Suède : la droite repasse, le modèle social trinque, par Katrine Kielos.MM. les narcos, ne tirez plus sur la presse !(El Diario). Israël-Palestine, la partitionavant la paix, par Ari Shavit. La France n’aplus sa place en Europe, par Louise Doughty.

En couverture16 Sauver l’Etat providence L’actuelle crise

financière et économique suscite une remise en question radicale du rôle de l’Etat dans les sociétés occidentales. Un débat qu’éclairent utilement les analyses opposées de l’historien Tony Judt et de l’éditorialiste Anatole Kaletsky.

D’un continent à l’autre22 Europe

Espagne Qui croit encore à la trêve d’ETA ? Spécial Pologne L’Eglise a trop de pouvoirEspagne Les mineurs aussi au fond du trou Roms Le jour où les invisibles ont débarqué

32 Amériques Venezuela Chávez, tête de Turc de la presse USEtats-Unis Le Tea Party mal en pointEtats-Unis Les aïeuls : une valeur refuge

36 Asie Pakistan Hanif, 16 ans, terroriste en herbeThaïlande A l’école des buffles d’eauChine Tianjin, la fausse croissance durable

40 Moyen-Orient Palestine Une femme à vélo défie le HamasEgypte Arrêt sur une image truquée

42 Afrique Niger Violente odeur de poudre au SaharaVu d’Algérie Le Sahel s’invite à l’ElyséeGuinée Le spectre peul hante Conakry

44 Sciences Recherche Le chien, meilleur ami du psy

46 Ecologie Agriculture Plus de céréales, plus de polluants

Long courrier50 Musique Rap tendance grande folle 54 Prix Courrier international La sélection54 Littérature Leonardo Padura 56 Débat Vive la superficialité ! 59 Mode Le charme du diastème60 Le guide 62 Insolites Un rhino, c’est rosse

n° 1038 | du 23 au 29 septembre 2010

Editorial

Les Français, les vieux et l’avenir

D’abord, le 7 septembre,ensuite le 23 : on n’arrêtepas, en France, de battrele pavé pour “défendreles retraites”. Un combatmal compris à l’étranger.

Nous avons vu la semaine dernière que leséditorialistes européens, en grande majo-rité, jugeaient la réforme nécessaire. Mais,dans ce numéro, nous vous invitons àprendre la question d’un peu plus haut. Enposant cette question : l’Etat providenceque nous connaissons depuis les années1950 dans les pays industrialisés peut-ilse maintenir ? En a-t-il seulement lesmoyens ? Pour y répondre, nous avons faceà face le regretté Tony Judt, historiensocial-démocrate, et Anatole Kaletsky, édi-torialiste libéral. Tous deux ont écrit desouvrages sur le monde qui vient.

Pour Judt, c’est le rôle historique de lagauche de maintenir cet Etat social, quitteà passer ce faisant pour conservatrice. PourKaletsky, en revanche, il est clair que lesEtats sont ruinés (par la crise et par leurexpansion naturelle) et qu’il faudra faireun choix. Ils n’auront plus les moyens d’as-surer tous les services sociaux qu’ils ontofferts, plus ou moins bien, jusqu’à présent.

En 2020, on considère qu’il faudraquelque 30 milliards d’euros pour comblerle déficit prévu. Les opposants à la réformedes retraites, telle qu’elle est envisagée, pro-posent de taxer plus les plus riches ou lestransactions financières. Soit. Supposonsdonc que l’on abandonne le bouclier fiscalet que l’on remonte les impôts des plusfavorisés. Faut-il consacrer ces ressourcesnouvelles aux retraites ? Kaletsky a raisonsur le fait qu’à l’avenir l’Etat, mis en concur-rence, ne pourra plus tout financer.Ne vaut-il pas mieux alors dépenser ces30 milliards pour une politique de la ville(des quartiers) ? Pour la recherche ? Pourl’école ? Pour devenir plus écolo ? Ou mêmepour les prisons (qui sont indignes d’unpays démocratique) ? En choisissant de pri-vilégier les retraites plutôt qu’un domainetourné vers l’avenir, on marque notre pré-férence pour les vieux ou ceux qui vontbientôt le devenir ( j’en fais partie hélas).Electoralement, bien sûr, c’est payant.Car la démographie européenne a depuislongtemps basculé et donné du poids poli-tique aux seniors. Mais, économique-ment, et en terme de destin national, cechoix n’est peut-être pas le plus judicieux.Philippe Thureau-Dangin

Retrouvez à tout moment sur notre site :L’actualité du mondeau quotidien avec des articlesinédits.Les blogs de la rédactionet le regard des journalistes de Courrier international.Les cartoons Plus de

4 000 dessins de presse à découvrir.Les archives Tous les articlespubliés depuis 1997 par votre hebdomadaire préféré.Planète Presse Une base de données unique sur les journaux du monde entier.Et bien d’autres contenus…

� Pourquoi la vieillesses’acharne-t-elle sur nous, les vieux, qui sommes déjà si pathétiques ?Dessin d’Altan, paru dans L’Espresso,Rome.

� En couverture : Dessin paru dansFinansovyé-Izvestia,Moscou.

En ligne

www.courrier

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Les opinions

Le courage du peuple afghanHashte Sobh Kaboul

Dans un contexte difficile, où notre peuple est la cible per-manente des menaces des ennemis, les élections parle-mentaires du 18 septembre méritent sans doute des éloges,comme on a pu en lire dans la presse internationale. Pourtant, on ne peut se limiter aux aspects positifs, carcela nous priverait de l’approche critique, qui seule peut

nous aider à améliorer les conditions du vote et à corriger des erreurscommises pour les élections à venir.

La participation du peuple afghan qui a accepté de se mettre en dangerest courageuse. Mais cette admiration pour les Afghans ne doit pas se pro-pager aux gouvernants, chargés des préparatifs des élections, qui n’ont pasassuré la transparence. Autant la présence du peuple afghan dans lesbureaux de vote est digne d’admiration et d’espoir, autant la négligence etle manque d’anticipation des autorités sont blâmables. Leur attitude irres-ponsable est à l’origine de déceptions et de frustrations chez notre peuple.Leur comportement affaiblit les motivations qui ont poussé les Afghans àaller voter, malgré les menaces des talibans.

Depuis la présidentielle de l’année dernière, les autorités ont eu assezde temps pour que le peuple afghan ne se retrouve pas encore une foisconfronté aux mêmes scènes et aux mêmes événements. Les gens espé-raient que les gouvernants corrigeraient les erreurs commises lors de ladernière élection. L’année dernière, tout le monde parlait des matérielsdéfectueux, des cartes électorales truquées et du manque de bulletins danscertains bureaux. Hélas, les autorités n’y ont pas prêté attention. L’annéedernière, les Afghans se sont dit que c’était la première fois et que, pourles prochains scrutins, ce type de problème ne se reproduirait pas.

Il faut trouver des solutions à ces problèmes, sinon les Afghans vont croireque ces dysfonctionnements sont inhérents au processus électoral. �

Le Liban en terrain minéAli Hamadé, An-Nahar (extraits) Beyrouth

Walid Joumblatt [leader druze jadis antisyrien] a opéréun retournement complet et spectaculaire. Après avoirlongtemps hésité et subi toutes sortes de menaces, ila fini par faire le chemin de Damas. Il est en effet arrivéà la conclusion que le projet de l’indépendance liba-naise est mort depuis les raids armés sur Beyrouth du

Hezbollah les 7 et 11 mai 2008. Il a choisi la voie qui lui semblait la plusappropriée, mais elle ne mènera pas à la solution des problèmes du pays.Car sa démarche n’a en rien changé le statu quo. Aucune position investiepar le Hezbollah en 2008 n’a été abandonnée, les armes du Hezbollah sontplus présentes que jamais et la Montagne et d’autres régions continuentd’être quadrillées par le mouvement – autant d’instruments d’un siègequi ne dit pas son nom.

Le Premier ministre Saad Hariri [fils de Rafic, dont l’assassinat a long-temps été imputé à la Syrie] a fait un choix équivalent en s’engageant dansla réconciliation intralibanaise. Ce choix n’a pas libéré Beyrouth de l’em-prise des milices, ni levé la menace pesant sur le reste du pays. Ainsi, rienn’a changé à Beyrouth depuis les incidents de 2008, si ce n’est que lesmilices se sont consolidées, aussi bien la principale d’entre elles [le Hez-bollah] que celles des autres groupes de différentes obédiences.

Au nom de la réconciliation entre la Syrie et l’Arabie Saoudite, SaadHariri a accepté une série de concessions. C’est l’effet boule de neige :

on commence par accepter de vivre sous la menace des armes, ensuiteon concède au Hezbollah le tiers de blocage au sein du gouvernement età la fin ce sont les milices qui imposent leur agenda concernant le Tri-bunal international [qui doit juger les responsables de l’assassinat del’ancien Premier ministre Rafic Hariri et de nombreux hommes poli-tiques et intellectuels. Le Hezbollah n’en veut pas]. C’était pourtant unevéritable guerre contre l’indépendance du Liban qui a coûté la vie à touteune série d’autres dirigeants libanais. Veillons à ne pas oublier cette réa-lité, quelque peu éclipsée par l’“hymne” à la réconciliation, par l’obscé-nité milicienne et par les effets de la realpolitik arabe.

Concrètement, aucune des concessions faites dans l’espoir d’ar-ranger les choses n’a abouti au salut du pays. Le Tribunal internationalcontinue d’être torpillé et les éléments constitutifs du Liban continuentd’être sapés. Aujourd’hui, les Libanais vivent dans un pays qui ne leurressemble plus. Tout cela, nous ne le disons pas pour nous inscrire enfaux contre la voie de la réconciliation sur laquelle se sont engagés aussibien Joumblatt que Hariri. Nous voulons juste rappeler que le salut dupays et la paix civile ne peuvent se faire en acceptant l’inacceptable.Chaque concession faite par les adeptes de l’indépendance du Liban estconsidérée par le camp opposé comme un signe supplémentaire de fai-blesse et de capitulation.

Cela risque de livrer le pays aux mains d’une faction [le Hezbollah]et de créer une nouvelle tutelle plus dangereuse encore que par le passéavec la Syrie. A ce stade, le Liban que nous léguerons à nos enfants serasoit celui du velayet-e-faqih [suprématie du religieux, comme en Iran],soit celui d’un pays sous tutelle [syrienne] ou alors la terre de guerresciviles permanentes. �

L’Allemagne de papa,ça suffit Holger Schmale, Frankfurter Rundschau Francfort

Le débat sur la disparition du conservatisme dans les rangs de ladémocratie chrétienne (CDU-CSU) a deux constantes. Pre-mièrement, ce sont toujours les mêmes qui se lamentent.Deuxièmement, ces gens-là sont trop lâches pour dépasser lestade des lamentations et assumer ouvertement des positionsconservatrices.

Ils ont la nostalgie du “bon vieux temps” de Konrad Adenauer et d’Helmut Kohl, sans se souvenir cependant de ce que cette époque sym-bolisait : la famille traditionnelle avec la femme restant confinée à la maisonpour s’occuper de la cuisine et des enfants, la persécution des homosexuels,l’interdiction catégorique de l’avortement, le système scolaire à l’ancienne,une Allemagne dans laquelle les travailleurs immigrés venaient faire lessales boulots avant de repartir, une politique étrangère marquée par unasservissement inconditionnel aux Etats-Unis, une culture dominantechrétienne et un anticommunisme farouche.

Telles étaient les valeurs dans lesquelles se reconnaissaient KonradAdenauer et, à des degrés moindres, Helmut Kohl et Franz Josef Strauss[figure emblématique de la droite bavaroise d’après-guerre] pour arrimerles conservateurs à leurs partis. Le mouvement américain Tea Party nageaujourd’hui dans ces mêmes eaux. Sans doute sont-ils encore nombreuxdans les rangs de la CDU-CSU à chérir ces idées, même s’ils n’osent plusle proclamer aussi fort.

Ce serait pourtant utile pour mener un débat politique et program-matique au sein du parti. Alors seulement on pourrait décider si de tellespostures ont encore leur place dans la CDU d’Angela Merkel ou s’il estnécessaire – et possible – de créer un nouveau parti, encore dans le champdémocratique, à la droite de la CDU-CSU.

Un débat ouvert mettrait en évidence que c’est la politique des conser-vateurs et de leurs partis, la CDU et la CSU, qui, engagée sur ces valeurs, aconduit l’Allemagne aux deux plaies qui l’affligent actuellement. Ils ontréussi à conserver – au sens littéral de “mettre en conserve” – l’un des sys-tèmes éducatifs les plus rétrogrades et les plus inefficaces au monde. Leurattachement obsessionnel à l’école traditionnelle, à la sélection

� ContexteMalgré les 1 300 bureauxqui n’ont pas ouvertleurs portes et lesattentats qui ont faitau moins 22 morts,4,3 millions d’Afghansse sont rendus auxurnes le 18 septembrepour élire leurs députés.La commissionafghane des plaintesélectorales a reçu des milliers de réclamations, relatives à l’ingérencedes responsablesprovinciaux ouà la mauvaise qualitéde l’encre indélébile.

� ContexteLe retour de thèses à relents racistes et revanchards dans le débat public –incarné par ThiloSarrazin (contre lesmusulmans) et ErikaSteinbach (contre les Polonais) – suscitede nouvelles etviolentes polémiques.L’idée qu’il pourraitémerger un nouveauparti conservateur,situé entre la CDU et les néonazis, fait la une des médias.

� ContexteAu Liban, le camp des opposants à laSyrie et au Hezbollahest en voie d’implosion.Certains des dirigeantsont préféré se réconcilieravec le régime deDamas, qui sembleplus fort que jamais. � 12

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Les opinions

précoce, à la maternelle le matin au mieux à 5 ans et à la limitationdes crèches jusque tard dans les années 1990, tout cela, ils ont réussi à l’im-poser grâce à leur pouvoir, à l’échelle fédérale comme dans les Länder, avecle soutien vigoureux de l’Eglise catholique.

Il y a vingt ans, ils ont même réussi à démanteler le système éducatifde la RDA, qui était pourtant exemplaire – non sur le plan du contenu, maissur celui de la structure –, parce qu’une institution socialiste ne pouvaitêtre que diabolique et ne pouvait surpasser le modèle éducatif bourgeois,fût-il du XIXe siècle.

C’est dans cette faillite de la politique éducative et sociale des conser-vateurs, aveuglés par leur idéologie, que réside la cause de la situation désas-treuse de notre école aujourd’hui. La chute de la natalité allemande, ellenon plus, ne serait peut-être pas aussi marquée si les conservateurs nes’étaient pas contentés de pérorer sur le libre choix des femmes, maisavaient pris des initiatives – en particulier en créant des crèches.

Il en va de même sur l’autre sujet qui déclenche une violente polémiqueces jours-ci : l’intégration ratée des immigrés de deuxième et de troisièmegénération. La CDU a l’impudence de vouloir faire croire qu’elle est la pre-mière à avoir abordé le sujet. Or la vérité est que la CDU a seulement décou-vert ces dernières années que l’Allemagne est depuis longtemps une terred’immigration. Ces troubles de la perception sont caractéristiques destenants du conservatisme. Qui s’est opposé des décennies durant à l’inté-gration des étrangers, qualifiant tous les efforts entrepris de “poudre auxyeux multiculturaliste”, ne peut pas venir se plaindre des difficultés du“vivre ensemble”. En excluant délibérément les classes sociales les moinsinstruites, sans aucune vision à long terme, le système scolaire a largementcontribué au malaise.

Devant un bilan aussi désastreux de la politique conservatrice, il n’estpas étonnant que presque plus personne ne la défende concrètement. Lesténors de la CDU-CSU bottent en touche et se répandent en considéra-tions sur les valeurs, la conception chrétienne de l’homme et la nature.Certes, ces arguments peuvent porter l’estampille conservatrice, maisd’autres partis, notamment les Verts, les ont depuis longtemps repris àleur compte.

C’est un grand mérite pour Angela Merkel d’avoir libéré son parti detoutes ces conceptions idéologiques conservatrices datant du siècle passéet du XIXe. Mais pour être honnête il faudrait aussi reconnaître les dégâtsque la CDU a infligés au pays en leur nom. �

MM. les narcos, netirez plus sur la presse !El Diario (extraits) Ciudad Juárez

Cela s’adresse aux différents cartels qui se disputent CiudadJuárez. La perte de deux de ses journalistes est un crève-cœur pour El Diario. Messieurs, nous tenons à ce que vousle sachiez, notre métier est la communication, et non ladivination. Ainsi, en tant que professionnels de l’infor-mation, nous aimerions que vous nous expliquiez ce que

vous attendez de nous, ce que vous voulez nous voir publier ou cesserde publier. Nous saurons dès lors à quoi nous en tenir.

Vous êtes de fait les autorités de cette ville. En effet, les pouvoirslocaux n’ont rien fait pour empêcher ces assassinats, alors que nousnous sommes tournés vers eux à maintes reprises. C’est la raison pourlaquelle, face à cette réalité incontournable, nous nous adressons à vousdirectement, car nous ne voulons pas qu’un autre de nos collègues soitvictime de vos tirs.

Certes, toute la profession journalistique dans cette région fronta-lière avec les Etats-Unis a fait les frais de la guerre qui vous oppose aupouvoir fédéral, mais El Diario est sans aucun doute le média le plus dure-ment frappé jusqu’à présent. Nous ne voulons plus de morts. Nous nevoulons plus de blessés ni d’intimidations. Nous ne pouvons pas exercernotre métier dans ces conditions. Ce qui ne veut pas dire non plus quenous renâclions à faire notre travail. Il ne s’agit pas d’une reddition, maisd’une trêve que nous proposons à ceux qui font régner leur loi dans laville, afin qu’ils respectent la vie de ceux dont le métier est d’informer.

Face au vide du pouvoir que nous connaissons, dans un contexte quin’offre plus aux citoyens les garanties suffisantes pour mener une vienormale et exercer leurs activités en toute sécurité, le journalisme estdevenu l’une des professions les plus risquées et El Diario peut en témoi-gner. La mission de notre journal reste la même qu’il y a trente-quatreans, à savoir bien informer nos lecteurs. Mais désormais nous ne vou-lons plus mettre en péril la sécurité de tant de nos collaborateurs pourque leurs vies si précieuses servent à véhiculer des messages, chiffrésou non, entre les différents cartels, ou entre ceux-ci et les autorités offi-cielles. Nous estimons que cela n’a plus de sens.

Même la guerre comporte des règles, et notamment des garantiesprotégeant les journalistes qui couvrent le conflit. Nous vous le répé-tons, dites-nous, vous les chefs du narcotrafic, ce que vous attendez denous. Nous ne voulons plus avoir à payer un si lourd tribut. �

Egalité et efficacité. Le modèle suédois.

Notice de démontage

Le modèle suédoisRéduction d’impôt.

Un outil universel pour résoudre TOUS les problèmes.

Mais comment faire ?

Démolir l’assurance- chômage pour obliger les gens à accepter un emploi à un salaire inférieur.

S’ils reçoivent moins d’argent, les malades guérissent.

Enfin ! 100 milliards de réduction d’impôt.

ENCORE DES RÉDUCTIONS D’IMPÔT ?

Le marteau spécial pour réduction d’impôt.

Après 300 jours de chômage, un vendeur rémunéré 15 000

couronnes* est obligé d’accepter un travail payé

8 775 couronnes .

Une femme cancéreuse fait une rechute. Elle est obligée de

chercher du travail.

24 000 salariés supprimés dans les secteurs hospitalier, aide

aux personnes âgées et enseignement.

R

* 1 500 euros

Suède : la droite repasse, le modèle social trinqueKatrine Kielos, Aftonbladet Stockholm

� ContexteLe 16 septembre, Luis Carlos Santiago,photographe de 21 ansau journal El Diario,a été abattu, tandis queCarlos Sánchez, un autre journaliste, a été gravement blessépar balle. L’attaqueétait commanditée par des tueursappartenant auxcartels de la drogue.

10 �

� Aftonbladet, quotidien social-démocrate, a publié ce schéma, parodie d’une notice de montage Ikea, le 16 septembre, quelques jours avant les législatives, pour dénoncer la casse du modèle suédois à laquelle se livre l’Alliance pour la Suède (droite) qui dirige le pays depuis 2006. Celle-ci a remporté les élections du 19 septembre, mais ne dispose pas d’une majorité. L’extrême droite, avec laquelle le Premier ministresortant, Fredrik Reinfeldt, a promis qu’il ne gouvernerait pas, fait son entrée au Parlement avec 20 sièges.Dessin de Patrik Lindvall.

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14 � Courrier international | n° 1038 | du 23 au 29 septembre 2010

Les opinions

Au lieu de se bercer d’illusions dans la recherche d’un improbableaccord de paix, le président Obama et sa ministre des Affaires étrangères,Hillary Clinton, feraient mieux de s’atteler à un plan alternatif : la partitiondu pays maintenant, la paix plus tard. �

Européen ou raciste,il faut choisirLouise Doughty, The Guardian (extraits) Londres

Enfin. C’est la seule réaction qui vaille, après que la commis-saire européenne à la Justice, Viviane Reding, a ouvertementattaqué les expulsions de Roms par le gouvernement français[le 14 septembre]. Enfin, elle se dit “consternée”. Enfin, ellemenace le gouvernement Sarkozy de poursuites judiciaires[pour violation du droit européen – c’est la circulaire fran-

çaise ciblant expressément les renvois de Roms, alors que Paris avaitaffirmé qu’aucun texte ne visait une population particulière, qui lui a faitvoir rouge]. On se demande toutefois où était Viviane Reding ces dix-huitderniers mois, pendant que des centaines d’hommes, de femmes et d’en-fants étaient embarqués par les policiers français sans avoir le temps derassembler leurs affaires, publiquement catalogués comme criminels etrenvoyés en Roumanie et en Bulgarie. Il y a une chose qu’il ne faut pasoublier : ce sont des citoyens européens, et ils sont expulsés par un Etatmembre vers un autre Etat membre à cause de leur appartenance eth-nique. Imaginons le tollé qui s’élèverait si Sarkozy commençait à expul-ser des gens qui étaient juifs ou noirs. L’Union européenne mettrait-ellealors dix-huit mois à réagir ?

Reste à voir maintenant, alors que le gouvernement français continueà estimer qu’il n’a rien à se reprocher, si l’indignation de la commissaire vaêtre suivie de sanctions. Il est question d’une lourde amende. Une amende ?Pourquoi ne pas tout simplement bouter la France hors de l’Union euro-péenne ? Virer les Français sans plus de ménagement qu’ils n’en ont accordéaux familles roms ? Un régime raciste n’a pas sa place dans une Europe civi-lisée. Si Sarkozy n’a pas besoin de motifs légaux pour expulser des gens deson territoire, pourquoi devrait-il bénéficier d’une procédure régulièreavant d’être renvoyé de l’UE ?

Selon les estimations, il y a 10 millions de Roms en Europe, dont 86 %vivent en dessous du seuil de pauvreté. Et c’est la minorité ethnique quigrandit le plus vite sur le continent. Les moyens extrêmes utilisés par laFrance ne sont que l’exemple le plus visible de l’augmentation actuelle desmesures anti-Roms dans toute l’Europe. Il sera intéressant de voir quellesconséquences l’action de l’UE contre Sarkozy aura en France. D’après lessondages, 56 % des Français approuvent leur président [et désapprouventle lancement par la Commission européenne d’une procédure judiciaire àl’encontre de Paris, selon un sondage du Figaro ; d’après un autre sondagedu Parisien, ils seraient en revanche 56 % à juger que la Commission euro-péenne est dans son rôle quand elle critique la France].

Toutefois, une humiliation devant un tribunal à Bruxelles aurait peut-être plus de mal à passer. Malgré son protectionnisme culturel affiché,la France s’est toujours enorgueillie d’être au cœur de l’Europe. Il y adeux ans, Berlusconi [le président du Conseil italien] avait été forcé derevenir sur sa décision de relever les empreintes digitales et de photo-graphier tous les immigrés roms en Italie, après une levée de boucliersgénérale. Nul doute qu’il observera maintenant avec intérêt ce que faitBruxelles. [Il a de fait plusieurs fois affirmé son soutien à Nicolas Sar-kozy sur ce dossier.]

C’est pourquoi le face-à-face entre la commissaire à la Justice et le gou-vernement français est si important. Si Sarkozy n’est pas sanctionné pources expulsions, d’autres gouvernements de droite en déduiront que la per-sécution des Roms est une mesure rentable électoralement parlant, et quine leur coûte rien. Mme Reding devrait agir vite et fort si elle veut que savolte-face ait le moindre impact, et les autres gouvernements européens,y compris le Royaume-Uni, doivent la soutenir sans réserve. �

(Voir également notre dossier pp. 28 à 31)

� L’auteurAri Shavit estchroniqueur auquotidien israélienHa’Aretz et un desfondateurs de La Paixmaintenant. Cemouvement a pourobjectif “de convaincrel’opinion publique et legouvernement israélienqu’il est possible etnécessaire d’aboutir,par la négociationd’abord, à une paixjuste et durable fondéesur le principe ‘deuxpeuples, deux Etats’”.

� L’auteurNée en 1963, LouiseDoughty est uneromancière,journaliste etdramaturgebritannique. Ellecollabore notammentavec la BBC et le DailyTelegraph. Dotée delointaines originesroms par l’un de sesarrière-grands-pères,elle a consacré deux deses romans à l’histoirede ce peuple : Fires inthe Dark et StoneCradle (2003 et 2006,inédits en français).

La partition d’abord,la paix plus tardAri Shavit, Ha’Aretz (extraits) Tel-Aviv

Le 5 octobre 1995, le Premier ministre, Yitzhak Rabin, présentaità la Knesset l’accord Oslo 2 [qui créait en Cisjordanie desenclaves autonomes administrées par l’Autorité palestinienne].Lors du discours prononcé en ce moment solennel, il s’étaitengagé à ce qu’en cas de solution définitive, Jérusalem reste unie,que les blocs d’implantation [colonies de peuplement] demeu-

rent sous juridiction israélienne et que la clôture de sécurité d’Israël soitsituée dans la vallée du Jourdain. Rabin affirmait également qu’Israël nereviendrait jamais aux lignes de cessez-le-feu du 4 juin 1967 et que les Pales-tiniens géreraient leurs propres affaires dans le cadre d’une juridiction quiserait moins qu’un Etat.

Il n’y a que trois manières d’expliquer pourquoi Rabin a fait un telexposé. La première, c’est que Rabin était fou. Il ne pouvait décidémentpas comprendre qu’il ne pourrait y avoir aucun accord de paix israélo-pales-tinien sans la partition de Jérusalem. La deuxième, c’est que Rabin étaitun menteur. Il prononçait des paroles dont il savait pertinemment qu’ellescontredisaient les paramètres de la paix future. La troisième, c’est queRabin avait de la paix une conception radicalement différente de celle queles Américains tentent désormais d’imposer.

Rabin n’était ni un fou, ni un menteur. C’était un disciple d’Henry Kis-singer. Rabin et Kissinger considéraient que l’occupation était sans aveniret que les colonies étaient une catastrophe, mais que la paix n’était paspour autant à portée de vue. Dès lors, ils pensaient que, plutôt que cher-cher un improbable accord de paix définitif, il valait mieux œuvrer à la for-mulation d’un accord intérimaire à long terme, un accord qui ne mettraitpas fin au conflit mais qui l’atténuerait. Cet accord ne résoudrait pas lesproblèmes de Jérusalem et des réfugiés palestiniens, mais il mettrait surpied une entité palestinienne indépendante. Il permettrait aux Israélienset aux Palestiniens de vivre côte à côte, sans que l’un domine l’autre.

Aujourd’hui, le Premier ministre israélien, Nétanyahou, se trouve àgauche de la position défendue par Rabin. Il est prêt à aller plus loin. CommeRabin, Nétanyahou exige Jérusalem, les blocs d’implantation et la valléedu Jourdain. Mais, à la différence de Rabin, Nétanyahou accepte l’idée dela création d’un Etat palestinien indépendant et démilitarisé. Les posi-tions du dirigeant de la droite de 2010 sont plus modérées que celles dudirigeant de la gauche de 1995.

Mais il y a un hic. En contrepartie de ce que Nétanyahou est prêt àdonner, il exige la fin du conflit. Or, en contrepartie de la fin du conflit, lesPalestiniens exigent de lui quelque chose qu’il n’est pas prêt à donner. Dèslors, nous voilà dans une situation absurde où la disposition qu’affichedepuis peu Nétanyahou à faire des concessions ne peut déboucher surrien. Même s’il avait la volonté d’être un nouveau Rabin, la tournure prisepar le processus de paix ne le lui permettrait pas. Le chemin qui nous amenés à l’abîme en 2000 est le même que celui qui nous mène à un nouvelabîme aujourd’hui.

Une paix israélo-palestinienne exige la rencontre de six principesconnus : la reconnaissance par les Palestiniens d’Israël comme Etat juif etdémocratique, la création d’un Etat palestinien démilitarisé, la partitionde Jérusalem, l’évacuation de nombreuses implantations, le renoncementau droit au retour des réfugiés palestiniens et la fixation d’une frontièrede commun accord. Or, il y a au moins un principe sur lequel les Palesti-niens rechigneront : le renoncement au droit au retour. Et il y a au moinsun principe sur lequel Nétanyahou rechignera : la souveraineté sur le Montdu Temple [à Jérusalem]. Voilà pourquoi la tentative de s’attaquer au cœurdu conflit israélo-palestinien est aussi vaine que celle de pénétrer dans lecœur du réacteur de Tchernobyl.

Plutôt que répéter les erreurs des présidents Clinton et Bush, il vautmieux renouer avec l’approche pragmatique de Kissinger et Rabin. Enfer-mer Israéliens et Palestiniens dans une pièce fermée à double tour et leurdonner pour tâche de formuler un accord intérimaire à long terme. LesPalestiniens y sont opposés. De toute évidence, ils veulent une paix com-plète tout de suite. Mais en pratique, ils ne sont pas prêts à payer le prixd’une telle paix. Il faut dès lors les convaincre d’adopter une autre approche.

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En couverture 16 � Courrier international | n° 1038 | du 23 au 29 septembre 2010

Sauver l’Etatprovidence

� L’actuelle crise financière et économique susciteune remise en question radicale du rôle de l’Etatdans les sociétés occidentales. � Un débat qu’éclairent utilement les analyses opposéesde l’historien Tony Judt et de l’éditorialiste Anatole Kaletsky.

A quel prix ?

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� Dessin de DanielPudles paru dans The Guardian,Londres.

L’historien britannique Tony Judt,décédé cet été, a consacré sesdernières forces à un travail surl’avenir de nos sociétés et la montéedes inégalités. En voici un extrait.

The Guardian (extraits), Londres

Quelque chose ne va pas dansnotre vie. Trente années durant,nous avons érigé en vertu lapoursuite de l’intérêt matérielpersonnel. De fait, cette quêteest tout ce qu’il nous reste

comme but collectif. Nous connaissons le prix deschoses mais nous en ignorons la valeur.

Le matérialisme et l’égoïsme de la viemoderne ne sont pas inhérents à la conditionhumaine. Une grande partie de ce qui paraîtaujourd’hui naturel remonte aux années 1980 :l’obsession de la création de richesses, le cultedu secteur privé, l’élargissement du fossé entreriches et pauvres. Et, par-dessus tout, le discoursqui les accompagne : admiration aveugle vouéeaux marchés libres de toute entrave, dédainà l’égard du secteur public, illusion d’une crois-sance sans fin.

Nous ne pouvons pas continuer à vivre ainsi.La crise de 2008 nous rappelle que le pireennemi du capitalisme non réglementé n’estautre que lui-même : tôt ou tard, il sera victimede ses propres excès et appellera encore une foisl’Etat au secours. Mais, si nous nous contentonsde recoller les morceaux avant de recommen-cer comme si de rien n’était, nous allons au-devant de problèmes bien pires. Pourtant, noussommes apparemment incapables de concevoirune alternative.

Nous devons repenser l’Etat et reformuler lediscours de la social-démocratie. Les sociaux-démocrates devraient cesser de rester sur ladéfensive et de s’excuser. La conception sociale-démocrate d’une bonne société exige un rôle

accru de l’Etat et du secteur public. L’Etat pro-vidence n’a jamais été aussi populaire auprès deses bénéficiaires : nulle part en Europe les élec-teurs ne sont favorables à la suppression des ser-vices de santé publique, de l’éducation gratuiteou subventionnée, des transports publics etautres services essentiels. Nous pratiquonsdepuis longtemps ce qui ressemble à la social-démocratie, mais nous avons oublié commentchanter ses louanges.

Durant les premières années de ce siècle, le“consensus de Washington” a tenu le haut dupavé. Aux quatre coins du monde, économistesou “experts” ont vanté les mérites de la dérégle-mentation, du minimum d’Etat et d’une faible fis-calité. Tout ce que le secteur public faisait, despersonnes privées pourraient le faire bien mieux.

Aujourd’hui, le réveil s’amorce. Pour éviterles faillites nationales et l’effondrement de l’en-semble du système bancaire, gouvernements etbanques centrales ont opéré un revirement spec-taculaire, distribuant les deniers publics afin destabiliser l’économie et faisant passer sansétats d’âme des entreprises défaillantes sous lecontrôle de l’Etat. Un nombre incroyable d’éco-nomistes libéraux, qui vénéraient Milton Fried-man et ses collègues de Chicago, ont à qui mieuxmieux battu leur coulpe et fait allégeance auxmânes de Keynes.

Une retraite tactiqueTout cela est fort heureux. Mais cela ne constitueen rien une révolution intellectuelle. Bien aucontraire : comme le montre la réaction du gou-vernement Obama, le retour au keynésianismene représente rien d’autre qu’une retraite tac-tique. Certes, l’une des conséquences de la crisea été de tempérer la ferveur des Européens ducontinent pour le “modèle anglo-américain”.Mais les principaux bénéficiaires en sont cesmêmes partis de centre droit qui étaient si dési-reux de copier Washington.

Bref, il nous faut incontestablement des gou-vernements interventionnistes. On constate

pourtant une nette répugnance à défendre le sec-teur public au nom de l’intérêt collectif ou de prin-cipes. En témoignent la série des électionseuropéennes qui ont suivi la crise financière,lors desquelles les partis sociaux-démocratesont régulièrement essuyé de graves revers.Malgré l’effondrement du marché, ils se sontavérés incapables de se montrer à la hauteur descirconstances.

Si elle veut de nouveau être prise au sérieux,la gauche doit retrouver sa voix. Les motifs decolère ne manquent pas : inégalités grandissantesen matière de richesses et de perspectives d’ave-nir ; injustices de classes et de castes ; exploita-tion économique chez nous et à l’étranger ;corruption, argent et privilèges bouchant lesartères de la démocratie. Mais il ne suffira plus demettre le doigt sur les défauts du système puis des’en laver les mains à la manière de Ponce Pilatesans se soucier des conséquences. Il nousincombe de redéfinir le rôle de l’Etat. Si nous nele faisons pas, d’autres s’en chargeront.

La privatisation est inefficaceS’il nous fallait relever un seul effet général duchangement intellectuel qui a marqué le derniertiers du XXe siècle, ce serait certainement le cultedu secteur privé, et en particulier de la privatisa-tion. Avec l’avènement de l’Etat moderne, trans-ports, hôpitaux, écoles, poste, armée, prisons,police et accès à la culture pour tous – des servicesindispensables qui s’accommodent mal de larecherche du profit – ont été réglementés oucontrôlés par l’Etat. Maintenant, ils sont remisentre les mains des entreprises privées.

Nous assistons à un transfert continu des res-ponsabilités de l’Etat vers le secteur privé, sansaucun avantage pour la collectivité. Contraire-ment à la théorie économique et au mythe popu-laire, la privatisation est inefficace. La plupartdes services que les Etats ont cru bon de confierau secteur privé fonctionnaient à perte : qu’ils’agisse des chemins de fer, des mines de char-bon, de la poste ou de l’électricité, leur fourni-ture et leur entretien coûtaient trop cher pourqu’ils soient rentables. Rien que pour cetteraison, ces biens publics n’avaient aucun inté-rêt aux yeux d’acheteurs privés à moins d’êtrebradés. Mais, quand l’Etat vend pour une bou-chée de pain, c’est la collectivité qui essuie laperte. Au Royaume-Uni, on a calculé que, pen-dant les privatisations de l’époque Thatcher, lesprix délibérément bas auxquels des actifs depuislongtemps contrôlés par l’Etat ont été vendusse sont traduits par un transfert net, des contri-buables aux actionnaires, de 14 milliards delivres sterling.

A cette perte il faut ajouter les 3 milliards delivres de commissions versées aux banquiersqui ont mené à bien ces transactions. Ainsil’Etat a accordé 17 milliards de livres au secteurprivé pour faciliter la vente de biens qui n’au-raient pas trouvé preneur autrement. Il s’agitde sommes faramineuses – à peu de chose près,l’équivalent des dotations de l’université Harvard,ou encore du PIB du Paraguay ou de la Bosnie-Herzégovine. On peut difficilement

Courrier international | n° 1038 | du 23 au 29 septembre 2010 � 17

La social-démocratie comme dernier rempart

Si elle veut de nouveau êtreprise au sérieux, la gauche doitretrouver sa voix. Les motifs de colère ne manquent pas

“Pari réussi pour les syndicatsfrançais”, titrait le quotidiensuisse Le Temps aulendemain de la journée demobilisation, le 7 septembre.Entre 1,1 et 2,7 millions deFrançais avaient manifestécontre le projet de l’Elysée deporter l’âge de la retraite à62 ans. Une semaine plus tard,pourtant, le texte était adoptépresque tel quel par leParlement, ce qui a donné lesignal d’une nouvelle journéede mobilisation, le23 septembre, quelques jours

avant le passage au Sénat fixéau 5 octobre. “Si la Francevivait une époque normale,Sarkozy aurait été tenté defaire de grosses concessions,

lâchant assez de lest pours’attirer le soutien de l’opinionet claironner son succès là oùles autres ont échoué”, juge leFinancial Times. Mais le poidsde la dette française, entreautres, a réduit sa marge demanœuvre, estime le quotidienfinancier britannique. “La findes retraites de luxe” a sonnépour les Français, conclut laFrankfurter AllgemeineZeitung.

FRANCE

L’Elysée sourd aux revendications

� Le Premier ministre françaisFrançois Fillon. Dessin de Glez,Burkina Faso.

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Page 18: Courrier International n1038 Du 23 Au 29 Septembre 2010

parler d’une utilisation responsable desfonds publics.

Ces privatisations ont donné naissance à uneéconomie mixte de la pire espèce, où l’entrepriseprivée est indéfiniment financée par les fondspublics. Au Royaume-Uni, les hôpitaux du Natio-nal Health Service [service public de santé]récemment privatisés déposent le bilan les unsaprès les autres – le plus souvent parce qu’on lesencourage à faire des profits tout en leur inter-disant de facturer les services aux prix dumarché. Les hôpitaux présentent alors la factureau gouvernement. Quand cette situation serépète, cela équivaut à une sorte de nationalisa-tion inavouée, mais sans les avantages d’uncontrôle par l’Etat.

Les gouvernements délèguent de plus en plusleurs responsabilités à des entreprises privéesqui offrent de gérer ces affaires bien mieux quel’Etat et à moindre coût. Au XVIIIe siècle, on appe-lait cela le fermage. Comme les gouvernementsn’avaient souvent pas les moyens de collecter lesimpôts, ils incitaient des particuliers à le faire àleur place. Les fermiers généraux étaient libres –une fois qu’ils avaient payé la somme convenue– de lever l’impôt et de garder l’argent. En France,après la chute de la monarchie, tout le monde areconnu l’inefficacité de ce système. D’abord, ildiscrédite l’Etat, qui est représenté par un avideprofiteur. Ensuite, il génère beaucoup moins derecettes qu’un système fiscal correctementadministré. Enfin, il provoque la colère descontribuables.

Nous assistons aujourd’hui à un retour auXVIIIe siècle : en dépouillant l’Etat de ses respon-sabilités et de ses prérogatives, nous avons sapésa réputation. Rares sont ceux au Royaume-Uniqui continuent de croire à ce que l’on appelaitnaguère la “mission de service public” : le devoirde fournir certains biens et services pour la seuleraison qu’ils servent l’intérêt général. Un gou-vernement qui reconnaît n’avoir aucune envied’assumer de telles responsabilités abandonneles attributs fondateurs de l’Etat moderne.

La guerre de tous contre tousC’est ainsi que l’on vide la société de sa substance.Une personne qui a besoin de toucher des indem-nités de chômage, de se faire soigner, de bénéfi-cier de prestations sociales ou de tout autreservice officiellement offert aux citoyens ne vaplus spontanément s’adresser à l’Etat. Le servicedont elle a besoin est désormais “livré” par unintermédiaire privé. Seules l’autorité et la sou-mission relient désormais le citoyen à l’Etat.

Toute société qui détruit la structure de l’Etatsera rapidement “dissoute dans la poudre et la pous-sière de l’individualité”, écrit Edmund Burke [phi-losophe irlandais] dans Réflexions sur la Révolutionde France [en 1790]. En dépeçant les servicespublics et en les réduisant à un réseau de four-nisseurs privés venant prélever la dîme, nousavons commencé à démanteler la structure del’Etat. Quant à cette poudre et à cette poussièrede l’individualité, elle n’est pas sans rappeler laguerre de tous contre tous décrite par Thomas

Hobbes [le philosophe anglais] où la vie redevientsolitaire, pauvre et vraiment horrible.

La gauche n’a pas réagi efficacement à la crisefinancière de 2008 – et, plus généralement, audésengagement de l’Etat au profit du marché telqu’on l’observe depuis une trentaine d’années.Privés de discours fédérateur, les sociaux-démo-crates et leurs amis progressistes sont sur ladéfensive depuis une génération : ils passent leurtemps à s’excuser de leurs propres politiques etne sont guère convaincants lorsqu’ils critiquentleurs opposants. Même quand leurs programmesséduisent l’électorat, ils ont du mal à se défendredes accusations de laxisme budgétaire ou de diri-gisme étatique.

Alors, que faire ? Quel langage la gauche peut-elle tenir pour expliquer et justifier ses objectifs ?Il n’y a plus de place pour une grande théorie uni-verselle à l’ancienne. On ne peut pas non plus sereplier sur la religion. Mais, même si nous admet-tons que la vie n’est pas tendue vers un but supé-rieur, nous devons donner à nos actions un sensqui les transcende. Affirmer que quelque choseest ou n’est pas dans notre intérêt matériel, voilàqui ne suffira pas, le plus souvent, à la plupartd’entre nous.

Qu’est-ce qui nous paraît faire défaut dans lecapitalisme financier débridé, ou la “société com-merciale”, comme on l’appelait au XVIIIe siècle ?Que jugeons-nous instinctivement imparfaitdans nos sociétés et que pouvons-nous faire poury remédier ? Qu’avons-nous perdu ?

Parmi tous les buts contradictoires, et en partieconciliables, que nous pourrions nous fixer, laréduction des inégalités est une priorité absolue.Lorsque les inégalités s’installent, tous les autresbuts souhaitables deviennent difficiles à atteindre.A cet égard, une critique progressiste du mondedoit porter d’abord et avant tout sur l’inégalité d’ac-cès aux ressources de toutes sortes – depuis lesdroits jusqu’à l’eau. Mais les inégalités ne sont passeulement un problème technique. Elles révèlent

et exacerbent l’affaiblissement de la cohésionsociale – le sentiment de vivre dans des commu-nautés cloisonnées qui ont pour principale raisond’être l’exclusion des autres (moins fortunés quenous) et la préservation de nos avantages pournous et nos familles. Telle est la pathologie de notreépoque, et c’est la plus grande menace qui planesur la santé de n’importe quelle démocratie.

Si nous persistons dans ces inégalitésabsurdes, nous finirons par perdre tout esprit defraternité. Or la fraternité, malgré sa niaiserie entant qu’objectif politique, s’avère être la condi-tion nécessaire de la politique elle-même. On saitdepuis longtemps que tout groupe humain reposesur le sentiment, transmis à travers les généra-tions, d’un avenir commun et d’une dépendancemutuelle. L’inégalité n’est pas seulement gênantemoralement, elle est aussi inefficace.

Repenser l’EtatNous devrions davantage nous préoccuper de ceque peuvent faire les Etats. Le succès des écono-mies semi-dirigées des cinquante dernièresannées a conduit une jeune génération à consi-dérer la stabilité comme allant de soi et à exigerqu’on élimine ces “obstacles” que constituent lesimpôts, les réglementations, et plus générale-ment toute forme d’intervention de l’Etat.

Mais seuls les pouvoirs publics peuventrépondre, à l’échelle voulue, aux problèmes quepose la concurrence mondialisée. De tels pro-blèmes ne peuvent pas être compris, et encoremoins traités et résolus, par une seule entrepriseprivée ou un seul secteur. Ce n’est pas un hasardsi les réformateurs de la fin du règne de Victoriaet leurs successeurs progressistes du XXe siècle sesont tournés vers l’Etat pour remédier auxdéfauts du marché. Ce qu’on ne pouvait pas s’at-tendre à voir naître “naturellement” – puisquec’est le fonctionnement naturel du marché qui acréé la “question sociale” – devait être planifié,administré et, si nécessaire, imposé d’en haut.

En couverture Sauver l’Etat providence18 � Courrier international | n° 1038 | du 23 au 29 septembre 2010

La fraternité, malgré sa niaiserieen tant qu’objectif politique, est la condition nécessaire de la politique elle-même

Le texte que nous publionsdans ces pages est l’un desderniers de l’historien etintellectuel britannique. TonyJudt est décédé le 6 aoûtdernier, à 62 ans, des suitesde la sclérose latéraleamyotrophique (maladie deCharcot), dont il souffraitdepuis 2008. Après desétudes à Cambridge et à l’Ecole normalesupérieure, il s’était installé aux Etats-Unis.Tony Judt avait commencésa carrière en tantqu’historien du socialismefrançais. Universitairerespecté – il dirigeait depuis1995 l’Institut Remarqued’études européennes à laNew York University (NYU) –,il s’était fait connaître dugrand public par ses articlesincisifs publiés dans lesgrands magazines anglo-saxons. Défenseur dusionisme dans sa jeunesse,

Judt avait ensuite révisé saposition. En 2003, il s’étaitengagé dans le débat israélo-palestinien dans les pages dela New York Review of Books,dont il était l’un descontributeursincontournables. Sonplaidoyer courageux pour un

Etat binational, laïc, danslequel Juifs et Arabesvivraient ensemble lui avait valu de nombreusescritiques.Mais ce n’est pas ce débat-làque Judt a voulu léguer enhéritage. Il se souciait du liensocial dans les sociétéscontemporaines. Si

l’importance du modèleeuropéen de l’Etatprovidence traversait déjàson principal ouvraged’historien, paru en françaissous le titre Après-guerre :Une histoire de l’Europedepuis 1945 (éd. Hachette,coll. Pluriel, 2009), il lui a depuis consacré unlivre-manifeste. Véritable“testament intellectuel”,Ill Fares the Land,paru en mars 2010 aux Etats-Unis et auRoyaume-Uni, est unedéfense de l’héritage de lasocial-démocratie contre sesdétracteurs. Il paraîtra enfrançais aux éditions Héloïsed’Ormesson en 2011. A paraître également chez le même éditeur le 7 octobre : Retour sur le XXe siècle, un recueild’articles de Tony Judt,traduit par Pierre-EmmanuelDauzat et Sylvie Taussig.

Hommage

Tony Judt, 1948-2010

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17 � L’Etat providence,une chronologie

L’idée d’une prise en charge par l’Etat de la protection sociale– “du berceau à latombe” – s’estgénéralisée en Europeaprès la SecondeGuerre mondiale. Mais son histoireremonte plus loin.1572, AngleterreLa loi sur les pauvresinstaure un systèmeséculier d’aide aux plus démunis.Modifiée en 1834, elle devient restrictiveet stigmatisante.1883-1889,AllemagneMise en place dusystème d’assurancessociales obligatoire parle chancelier Bismarck.Financé par les salariéset les employeurs, il cherche à améliorerles conditions de viedes travailleurs pour les détacher du socialisme et desEglises. Plusieurs pays(Pays-Bas, Roumanie,Autriche-Hongrie,Russie, Norvège,Suède, Suisse puisGrande-Bretagne) s’en inspirent.1893-1905, FranceLois sur l’assistancemédicale gratuite, sur l’assistance aux indigents et aux vieillards,infirmes et incurables.1928-1930, FranceNouvelles lois sur lesassurances sociales.Années 1940, SuèdeMise en place d’un Etatsocial étendu, conçucomme le “foyer dupeuple”.1942, Grande-BretagneLe “rapport Beveridge”préconise un systèmede solidarité nationalepour remédier aux “grands fléaux” de la société.1945, FranceGénéralisation de la sécurité sociale,gérée par lespartenaires sociaux.

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sent l’idée, d’un optimisme inébranlable, que toutchangement économique ne peut être que profi-table. C’est la droite qui a hérité de l’ambitieusepulsion moderniste en faveur de la destruction etde l’innovation au nom d’un projet universel. Dela guerre en Irak jusqu’au désir unilatéral dedémanteler l’éducation publique et les services desanté, en passant par le projet de déréglementa-tion financière qu’elle poursuit depuis des décen-nies, la droite politique – de Thatcher et Reagan àBush, Blair et Brown – a renoncé à cette associa-tion entre conservatisme politique et modérationsociale qui l’avait si bien servie.

S’il est vrai, comme le souligna le philosophebritannique Bernard Williams [1929-2003], quela tolérance n’est jamais si bien défendue que par“les maux manifestes de son absence”, on pourraiten dire à peu près autant de la social-démocratieet de l’Etat providence. Les jeunes peinent à com-prendre à quoi ressemblait exactement la vie sansces deux éléments. Mais, si nous ne pouvons nous

hisser au niveau d’un discours justificateur – si lavolonté de théoriser nos meilleurs instincts nousfait défaut –, alors au moins souvenons-nous dece qu’il en coûte de s’en détourner, comme l’His-toire l’a démontré.

Tout ce que nous pouvons espérer de mieux,ce sont des améliorations minimes de conditionsinsatisfaisantes. Et nous ne devrions sans doutepas tendre vers autre chose. D’autres ont passéles trente dernières années à les détruire et à lesdéstabiliser méthodiquement : cela devrait réel-lement nous mettre en colère.

Tirer un trait sur les efforts de tout un siècle,c’est trahir ceux qui nous ont précédés, ainsi que

les générations à venir. Il serait plaisant – maistrompeur – de promettre que la social-démocra-tie représente l’avenir que nous nous dépeignonsen tant que monde idéal. Ce serait revenir auxcontes de fées, aujourd’hui discrédités. La social-démocratie ne représente pas un futur idéal ; ellene représente même pas un passé idéal. Mais ellevaut mieux que toutes les autres possibilités quis’offrent à nous aujourd’hui.

Pouvons-nous encore nous permettre desprogrammes de retraite universelle, des allo-cations-chômage, des arts subventionnés, uneéducation supérieure bon marché, ou ces pres-tations et ces services sont-ils désormais tropcoûteux à maintenir ? Un système de protec-tions et de garanties “du berceau au tombeau”est-il plus “utile” qu’une société mue par l’éco-nomie de marché où le rôle de l’Etat est limitéau minimum ?

La ‘mystique’ du socialismeLa réponse dépend du sens que nous donnons aumot “utile” : quelle sorte de société voulons-nouset quelle sorte d’arrangements sommes-nousprêts à conclure pour lui donner naissance ? Laquestion de l’“utilité” doit être repensée. Si nousnous cantonnons aux problèmes d’efficacité etde productivité économiques en ignorant lesconsidérations éthiques et toute référence à desobjectifs sociaux plus généraux, nous ne pou-vons espérer y répondre. Trop longtemps lagauche a été fascinée par les romantiques duXIXe siècle, trop impatients de rejeter l’ancienmonde et de nous offrir une critique radicale detout ce qui existait. Une critique de cet ordre estpeut-être la condition nécessaire à un change-ment en profondeur, mais elle peut nous pous-ser à nous fourvoyer dangereusement. AuXIXe siècle, l’Histoire a pesé inconfortablementsur les épaules d’une génération avide de chan-gement. Les institutions du passé étaient un obs-tacle. Aujourd’hui, nous avons de bonnes raisonsde penser différemment. Nous devons à nosenfants un monde meilleur que celui dont nousavons hérité. Mais nous devons aussi quelquechose à ceux qui sont passés avant nous.

Quoi qu’il en soit, il n’est pas nécessaire deréduire la social-démocratie à la préservationdes institutions utiles, dans le but de se défendrecontre d’autres options plus néfastes. Le lan-gage de la politique traditionnelle suffit à saisirl’essentiel de ce qui va mal dans notre monde :nous sommes intuitivement familiers des ques-tions d’injustice, d’iniquité, d’inégalité et d’im-moralité – nous avons simplement oubliécomment en parler.

“Ce qui amène le commun des hommes au socia-lisme, ce qui fait qu’ils sont disposés à risquer leurpeau pour lui, la ‘mystique’du socialisme, c’est l’idéed’égalité”, a écrit George Orwell. C’est encorele cas aujourd’hui. C’est l’inégalité croissante,dans et entre les sociétés, qui engendre tant depathologies sociales. Les sociétés où règne uneiniquité monstrueuse sont également des socié-tés instables. Elles souffrent de divisions etaccouchent tôt ou tard de conflits – dont lesrésultats sont rarement démocratiques. En tantque citoyens d’une société libre, nous avons ledevoir de porter sur notre monde un regard cri-tique. Mais cela ne suffit pas. Si nous pensonssavoir ce qui ne va pas, nous devons agir en nousfondant sur cette connaissance. Les philo-sophes, dit une réflexion célèbre [de Karl Marx],n’ont fait qu’interpréter le monde de différentesmanières. Or, ce qui importe, c’est de le trans-former. Tony Judt

Courrier international | n° 1038 | du 23 au 29 septembre 2010 � 19

Les jeunes ont des difficultés à comprendre à quoiressemblait exactement la vie sans l’Etat providence

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� Dessin de ThomasWalenta, Pologne.

Les

archives

www.courrier

international.com

Courrier international a souvent publié les textes de TonyJudt. A lirenotamment, au sujetd’Israël : “Pour TonyJudt, le sionisme est unanachronisme” (parudans CI n° 692, du 5/2/2004) ; “Un Juif a-t-il le droit decritiquer Israël ?” (paru dans CI n° 853, du 8/3/2007) ;“Flottille de Gaza. Au-delà des clichés”(paru dans CI n° 1024,du 17/6/2010) ;et sur Karl Marx : “Un pouvoir de séductiongrandissant” (parudans CI n° 924, du 17/7/2008).

Nous sommes confrontés à un dilemme com-parable aujourd’hui. Les excès des marchés finan-ciers ont contraint l’Etat à intervenir partout.Mais, depuis 1989 [et la fin du communismed’Etat], nous nous félicitons de la défaite finalede l’Etat tout-puissant, si bien que nous sommesmal placés pour nous convaincre de la nécessitéde son intervention.

Nous devons apprendre à repenser l’Etat.Comment, face à un mythe puissant, négatif,redéfinir et décrire son rôle ? Pour commencer,nous devons reconnaître, plus que la gauche n’aété prête à le concéder, le vrai tort qu’ont causé– et que pourraient encore causer – des souve-rains tout-puissants. Cela soulève deux ques-tions préoccupantes.

La première est celle de la coercition. Laliberté politique ne consiste pas à être abandonnépar l’Etat : aucune administration étatiquemoderne ne peut négliger entièrement sescitoyens. La liberté consiste plutôt à conservernotre droit d’être en désaccord avec les objectifsde l’Etat et d’exprimer nos objections et nos aspi-rations sans crainte de représailles. C’est pluscompliqué que ça n’en a l’air : même les Etats lesmieux intentionnés n’apprécient pas forcémentque des entreprises, des communautés ou desindividus aillent à l’encontre des désirs de la majo-rité. L’efficacité ne devrait pas être invoquée pourjustifier des inégalités criantes ; elle ne devraitpas non plus être mise en avant pour étouffer lesopinions divergentes au nom de la justice sociale.Mieux vaut être libre que de vivre dans un Etatefficace, de quelque couleur politique qu’il soit,si son efficacité est à ce prix.

La deuxième objection que l’on oppose àl’idée de l’intervention de l’Etat, c’est que le pou-voir peut se tromper. Le sociologue américainJames Scott a écrit avec sagesse sur les avantagesde ce qu’il appelle la “connaissance locale”. Plusune société est bigarrée et complexe, plus oncourt le risque que ceux qui se trouvent à sonsommet ignorent les réalités de ceux d’en bas.

Les efforts de tout un siècleNotre première mission est de rappeler lesaccomplissements du XXe siècle. Si nous nous pré-cipitions pour les démanteler, cela ne serait passans conséquence. C’est peut-être moins enthou-siasmant que de planifier de grandes aventuresradicales. Mais, comme l’a remarqué le philo-sophe politique John Dunn [britannique], le passéest un peu mieux éclairé que le futur : nous levoyons plus nettement.

N’y allons pas par quatre chemins, la gauchea quelque chose à conserver. Et pourquoi pas ? Enun sens, le radicalisme a toujours été lié à ladéfense d’acquis de valeur : la colère des radicauxdu XIXe siècle en France et en Grande-Bretagneétait alimentée par la croyance que la vie écono-mique était régie par des règles morales et quecelles-ci étaient foulées aux pieds par le mondenouveau du capitalisme industriel. C’est cettesensation de perte – et le sentiment révolution-naire qu’elle a attisé – qui a insufflé leur énergiepolitique aux premiers socialistes.

Nous considérons comme acquis les institu-tions, les lois, les services et les droits que nousavons hérités de la grande époque des réformes duXXe siècle. Il est temps de se souvenir que, en 1929encore, tout cela était tout à fait inconcevable.Nous sommes les heureux bénéficiaires d’unetransformation dont l’échelle et l’impact furentsans précédent. Il y a donc beaucoup à défendre.

Ce sont les partisans doctrinaires de l’écono-mie de marché qui, depuis deux cents ans, épou-

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Capitalism 4.0 [éd. Bloomsbury, juillet 2010, nontraduit en français].

Les précédentes transformations systémiquesse caractérisaient par une modification de la rela-tion entre le gouvernement et le marché, plus par-ticulièrement de ce que l’on peut qualifier dequestion fondamentale de l’économie politique :l’équilibre entre les décisions politiques fondéessur le suffrage universel et les décisions écono-miques fondées sur le suffrage censitaire.

Dans le capitalisme classique du XIXe siècle,la politique et l’économie étaient intrinsèque-ment deux sphères distinctes, les interactionsentre le gouvernement et les entreprises privéesse limitant à lever des fonds pour des campagnesmilitaires et à protéger de puissants intérêtsparticuliers – ceux des propriétaires terriensou des corporations d’artisans, par exemple. Ladeuxième version du capitalisme, à partir desannées 1930, s’est caractérisée par une méfianceenvers les marchés et une profonde confiance enl’Etat, bienveillant et omniscient – en témoi-gnent le New Deal [politique interventionnistemise en œuvre aux Etats-Unis par Franklin

� Dessin de DanielPudles paru dansNew Statesman,Londres.

Les gouvernements surendettés vontdevoir privatiser l’éducation, la santéet les retraites. En contrepartie, ils reprendront la main sur la gestionde l’économie et de la finance.

Prospect (extraits) Londres

A lors que le monde commence àse remettre de la crise financière,une chose est sûre : si le capita-lisme n’a pas été détruit par cetteexpérience de mort imminente,il ne sera plus jamais le même.

Cette crise – comparable aux soubresautsqui ont suivi l’inflation galopante des années1970, la crise de 1929 et la période de chaos géo-politique dont la victoire de Wellington surNapoléon en 1815 fut l’apothéose – annonce laquatrième transformation du capitalisme. Lenouveau système politico-économique né de lacrise peut donc être décrit comme la quatrièmeversion du capitalisme, d’où le titre de mon livre,

Roosevelt à partir de 1933], la foi, en temps deguerre, en un “gouvernement héroïque” et lepaternalisme d’après-guerre. La troisième phase,définie par la révolution [conservatrice] That-cher-Reagan, a littéralement pris à rebours cespréjugés. Désormais, les marchés avaient toujoursraison et il fallait se méfier des gouvernements.Mais quelles seront les caractéristiques de la qua-trième version du capitalisme ?

Le capitalisme 4.0 redécouvrira que l’écono-mie de marché ne peut fonctionner sans un gou-vernement actif et compétent. C’est désormaisune évidence dans le secteur financier, mais la crisea démontré avec tout autant de limpidité que lesEtats avaient une autre fonction économiqueessentielle. Avec les banques centrales, ils doiventparticiper intensivement à la gestion des cycleséconomiques, car la simple détermination d’unobjectif d’inflation ne suffit plus. Gouvernementset banques centrales doivent accepter d’endosserà nouveau la responsabilité de la croissance, del’emploi et de la stabilité financière, prérogativesqu’ils avaient abandonnées dans les années 1980.Parallèlement, si l’on reconnaît que les forces dumarché ne sont pas toujours les mieux placées pourdéfinir des prix en phase avec l’intérêt général, celasignifie que les pouvoirs publics devront aussi fixerles tarifs de l’énergie et prendre des mesures inci-tatives en faveur de l’environnement.

Pour autant, ce renforcement du politiquen’implique pas forcément le retour d’un gouver-nement plus fort. C’est même l’inverse qui devraitse produire, et ce pour au moins trois raisons.

La plus évidente, c’est que les Etats sont fauchés.L’énorme perte de recettes fiscales engendrée

En couverture Sauver l’Etat providence20 � Courrier international | n° 1038 | du 23 au 29 septembre 2010

L’Etat n’a plus les moyens de faire du social

� L’auteurEditorialiste au Timesde Londres, AnatoleKaletsky, 58 ans, a précédemmenttravaillé pour The Economistet le Financial Times.Il est aujourd’huiconsultant.

DR

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par la récession – en comparaison, le coût du sau-vetage des banques n’est qu’une goutte d’eau dansl’océan – menace les engagements des gouverne-ments du monde entier en matière de dépensespubliques. Mais de toute façon, cette crise budgé-taire aurait eu lieu tôt ou tard, car les promessesen matière de santé et de retraite faites à la géné-ration vieillissante du baby-boom par les gou -vernements successifs étaient intenables. Leresserrement du crédit l’a seulement avancéed’une dizaine d’années.

Deuxièmement, la crise a aggravé la méfianceà l’égard des gouvernements et des marchés. Sil’Etat doit jouer un plus grand rôle dans la ges-tion de l’économie et dans la réglementation dela finance, il lui faudra se désengager d’autressecteurs – pour maintenir un équilibre entre lepublic et le privé qui soit acceptable aux yeux desélecteurs sceptiques.

Troisièmement, cette mise à plat de la relationentre les gouvernements et le monde des affairesva révéler que les Etats ne peuvent plus satisfaireles exigences de plus en plus complexes de la sociétéen matière de santé, d’éducation et de retraite, etque la mainmise des pouvoirs publics sur ces sec-teurs est incompatible avec une prospérité et unecroissance durables. En d’autres termes, quand unesociété s’enrichit, les citoyens ont tendance à vou-loir dépenser plus dans l’éducation, la santé et lesretraites, mais la part de leurs revenus qu’ils sontprêts à concéder à l’Etat par le biais de l’impôt étantstrictement plafonnée, cela limite le nombre desservices qui peuvent être assurés par la collectivité.

Si l’on veut stabiliser la dette publique à unniveau raisonnable, aucune économie avancée nepourra se dispenser d’une réforme de la fiscalité,des prestations sociales et des services publics.Ni une hausse des impôts, ni une réduction desprestations ne sont à exclure. Et les hommes poli-tiques – qu’ils soient conservateurs ou progres-sistes – n’échapperont pas à un débat honnête surles priorités s’ils ne veulent pas sacrifier leursobjectifs les plus chers : une économie et un sys-tème financier robustes pour la droite, un Etatprovidence viable pour la gauche.

Des idéologies simplistesLeur seule marge de manœuvre concernera lanature et le calendrier des réductions desdépenses publiques. Pour redéfinir les nouvellesfrontières entre l’Etat et le secteur privé, leshommes politiques qui s’appuieront sur des idéo-logies simplistes – soit plus de marché, soit plusd’Etat – seront supplantés par des pragmatistesqui répondront à l’appel de Franklin Roosevelten faveur d’une “expérimentation audacieuse et persistante”. Et plutôt que de prendre les citoyensde son propre pays pour des cobayes, il vaudramieux observer ce qui se passe ailleurs. Commele disait Bismarck : “Il faut être idiot pour croireque l’on peut tirer les leçons de sa propre expérience.Je préfère tirer les leçons de l’expérience des autres,afin de ne pas commettre d’erreur.”

Or l’expérience montre par exemple que lestransports, les routes et les compagnies d’énergiefonctionnent généralement mieux quand ilssont privés. L’Etat doit toutefois les encadrer, demanière à atteindre certains objectifs d’intérêtgénéral (en créant un impôt sur la pollution, ensubventionnant l’accès de certains usagers auxtransports publics, en supervisant les installationsnucléaires…). Pourtant, dans un pays pétri de libé-ralisme comme les Etats-Unis, beaucoup de ser-vices privatisés depuis longtemps en Europe sonttoujours fournis par l’Etat. Ainsi, 89 % des foyersaméricains sont desservis par des compagnies des

Washington consacre 2 500 milliards de dol-lars (8 100 dollars par habitant) par an aux fraisde santé – soit 18 % du PIB, contre 11 % en Franceet en Allemagne, et 9 % seulement en Grande-Bretagne et dans l’ensemble de l’OCDE. Ledeuxième pays au monde en termes de dépensesest la Suisse, avec 12 % du PIB. Pourtant, auxEtats-Unis, le taux de survie aux cancers et auxmaladies cardiovasculaires n’est généralementpas supérieur à la moyenne de l’OCDE, et il estsubstantiellement inférieur à celui de la France,de la Suisse et du Japon.

Il y a peu, les Américains savaient que leur sys-tème était onéreux, mais ils croyaient encore qu’ilétait plus innovant et plus satisfaisant que la“médecine socialisée” d’autres pays – le Natio-nal Health Service [NHS, le service public desanté britannique] faisant invariablement officede repoussoir. A l’inverse, on a répété à l’envi auxBritanniques que la seule alternative à un NHSgéré par l’Etat était une privatisation à l’améri-caine, qui ferait plus que doubler les coûts touten réduisant l’accès aux soins.

Modifier l’ordre de nos prioritésEn s’accrochant à ces fausses dichotomies, lesEtats-Unis et la Grande-Bretagne ont ignoré unemultitude d’autres pays, comme la France, l’Alle-magne, la Suisse, le Canada, l’Australie, la Suèdeet le Japon, qui proposent un mélange de couver-tures publique et privée – avec des programmesd’assurance, la mise sous condition de ressources,le remboursement des séjours en hôpitaux et desvisites chez le médecin – et obtiennent de bienmeilleurs résultats que le système britannique, àun coût bien moindre qu’aux Etats-Unis.

Pour la plupart des pays, la réaction rationnelleà la crise budgétaire serait de reconnaître queles engagements pris, envers des baby-boomersvieillissants, en matière de couverture médicale etde retraites ne peuvent tout simplement plus êtrehonorés dans leur intégralité. Or ce sont justementces “acquis” qui sont défendus par la classe poli-tique dans ces pays. Si l’on ne modifie pas l’ordrede nos priorités, tous les services publics, en dehorsde ceux qui s’occupent des personnes âgées et desmalades, vont terriblement souffrir.

De bons établissements scolaires et des uni-versités abordables comptent plus pour la pros-périté future et pour la justice sociale que leshôpitaux, lesquels prennent surtout soin decitoyens vieillissants dont la contribution écono-mique est réduite alors qu’ils représentent legroupe démographique le plus riche de la société.

En Grande-Bretagne, la gauche sera bientôtconfrontée à un choix. Si elle veut préserver uneéducation et des services publics corrects pour lapopulation active, si elle veut maintenir un filet desécurité sociale pour ceux qui sont vraiment endifficulté, si elle veut défendre les intérêts des fonc-tionnaires employés ailleurs que dans la santé, elleva devoir admettre que la réforme du NHS estinévitable. La gauche devra alors faire campagneen faveur d’une privatisation partielle de la santé.Et ce seront les conservateurs qui défendrontavec la plus grande véhémence la responsabilitéde l’Etat dans ce domaine, en se servant de l’aug-mentation inexorable des dépenses de santécomme d’un cheval de Troie pour renverser tousles autres programmes publics.

Dans la nouvelle économie politique née de lacrise, protéger le NHS sera le moyen le plus sûrd’accélérer le démantèlement de l’Etat providencede l’après-guerre. Ce n’est que l’un des nombreuxparadoxes qui caractérisent cette nouvelle ère ducapitalisme. Anatole Kaletsky

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Big Society

Pour le Premierministre britannique,David Cameron, qui aannoncé unprogramme d’austéritésans précédent, lasociété civile doit jouerun rôle central dans lemonde d’après-crise.Baptisé la Big Society(la Grande Société),son projet, dont il adévoilé les grandeslignes en juilletdernier, est de confiercertaines missionsjusqu’alors assuréespar l’Etat à desassociations locales.Celles-ci pourraientgérer, souventbénévolement, des bureaux de poste,des bibliothèques, des transports en commun ou des programmes de logements. Mais, si le gouvernementespère ainsi donner le départ à un “énormechangement culturel”,le concept reste vagueet suscite denombreuses critiques.Certains n’y voientqu’une diminutiondéguisée des servicespublics, rapporte The Independent. “Etque se passera-t-il si lesgens ne veulent toutsimplement pas en fairepartie ?” s’interroge lequotidien britannique.

� A la une“La Grande Société :projet visionnaire pourl’avenir du Royaume-Uni ou simplerhétorique stérile ?”interroge en une The Independentle 20 juillet.

eaux publiques, tandis qu’en Grande-Bretagne eten France cette proportion est inférieure à 10 %.

Nombre d’actifs détenus par les pouvoirspublics à divers échelons aux Etats-Unis pour-raient être facilement transférés au secteur privéafin de réduire la dette publique. Cela permettraiten outre de mettre fin au sous-investissementchronique dans les infrastructures, qui fait parfoisressembler les Etats-Unis à un pays du tiers-mondeaux yeux des visiteurs européens et japonais. Danscertains cas, en revanche, la Grande-Bretagne etl’Europe continentale pourraient bénéficier del’expérience américaine en matière de privatisa-tions. Ainsi, en Europe, l’enseignement supérieur,contrôlé par l’Etat, est en pleine déliquescence,tandis qu’aux Etats-Unis, il est en grande partieprivé et se porte à merveille.

Mais ce sont là des questions secondaires parrapport au principal défi que doivent relever lesgouvernements : comment réduire les prestationsliées à la santé, aux retraites et à l’éducation [pri-maire et secondaire], qui engloutissent environ70 % des recettes fiscales de tous les pays déve-loppés ? Pour maintenir un équilibre entre lepublic et le privé dans le système capitaliste post-crise, il va falloir mettre en place un financementmixte plus complexe.

L’éducation est le domaine où la part du privéva sans doute croître le plus rapidement. Dans l’en-seignement supérieur, la prédominance des uni-versités américaines dans toutes les branches dusavoir va précipiter cette évolution. Si les autrespays veulent rester compétitifs dans les secteursfondés sur le savoir, ils vont devoir calquer leurssystèmes d’enseignement sur celui des Etats-Unis,largement financé par les frais d’inscription et descolarité. En ce qui concerne l’enseignement scolaire, les perspectives sont moins claires. Lepremier et le second degré, qui doivent être obli-gatoires, nécessitent des subventions. Pour autant,le fait qu’un bon enseignement bénéficie à l’en-semble de la société ne signifie pas que les écolesdoivent être gérées par l’Etat.

Le secteur de l’éducation va connaître une plusgrande concurrence et un plus fort investissementdu secteur privé. Il est moralement et économi-quement souhaitable que cela ne se traduise paspar une moindre égalité des chances ou par un ren-forcement des différences de classe. De nombreuxoutils existent pour empêcher de telles dérives(bourses, frais de scolarité adaptés aux conditionsde ressources, etc.).

Mais c’est dans le secteur de la santé que lesrelations dysfonctionnelles entre l’Etat et le privéont été le plus dommageables, en termes d’effica-cité et de stabilité économique. Il est difficile desavoir qui a raison : les Britanniques, qui considèrentla médecine comme un bien public devant êtrefourni équitablement à tous les citoyens par l’Etat,ou les Américains, pour qui elle est une marchan-dise, comme la nourriture, les vêtements ou le loge-ment ? Mais ces questions théoriques et moralesne seront plus le moteur de la réforme de la santé.Que les électeurs trouvent ou non leur chemin deDamas, les Etats-Unis et la Grande-Bretagnedevront redéfinir la frontière entre le marché etl’Etat – en allant chacun en sens inverse.

En Grande-Bretagne, la gauchedevra faire campagne en faveur d’une privatisationpartielle de la santé

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Au Pays basque, on aimeraitpenser que le cessez-le-feuannoncé le 5 septembre – le onzième ! – est le bon. Mais beaucoup y voient d’abordune manœuvre de Batasuna envue de réintégrer le jeu politique.

El Periódico de Catalunya(extraits) Barcelone

L ’immense besoin de paix de lasociété basque s’est trop souventheurté à la frustration, lors de la

rupture des précédentes trêves et du retourau cycle de la violence. Ces expériencesdévastatrices sont profondément ancréesdans le subconscient basque et rares sontceux qui se montrent ouvertement opti-mistes. Ceux qui redoutent le plus qu’il nes’agisse d’un piège sont les conseillers muni-cipaux du Parti populaire et du Parti socia-liste basque, qui se sont résignés à vivre sousprotection permanente et n’excluent pasque, d’un moment à l’autre, ETA reprenneles attentats sans préavis. Dans d’autresmilieux, que ce soit les chefs d’entreprise,le monde de la culture ou l’Eglise, les témoi-gnages sont plus nuancés, et l’on veut conti-nuer à croire que “cette trêve sera la bonne”.

Soledad del Bosque est de celles qui serefusent à prendre le communiqué diffusépar ETA pour argent comptant. Pour cettesocialiste, conseillère municipale à Sora-zule (province de Guipúzcoa), les extré-mistes ne semblent pas être plus ouverts audialogue qu’auparavant, bien au contraire.Bien que, selon le communiqué d’ETA, l’em-bargo sur les actions “offensives” ait étédécrété depuis plusieurs mois, elle a conti-nué à recevoir des menaces cet été ; en pleinmois d’août, on a peint une cible à côté desa porte d’entrée.

“C’est une bande d’assassins”Eduardo Andrés, porte-parole du Partipopulaire à Sestao (Biscaye), ne voit lui nonplus aucune raison d’espérer et il souligneà cet égard que les faits contredisent lesparoles de la gauche abertzale [indépen-dantistes radicaux, anciennement Bata-suna ; vitrine politique d’ETA, ce parti a étéinterdit en 2003]. Celle-ci jouit de moinsd’influence dans son village, mais Andrésn’en est pas moins la cible de manœuvresmenaçantes. “C’est une bande d’assassins. Onne peut pas leur faire confiance, ils assassinent,ils rançonnent, ils menacent et ils mentent.”Toujours protégé par son escorte, il ne sesent pas rassuré du tout. “Je ne serai tran-quille que le jour où ETA aura disparu.” Lerésumé qu’il fait du communiqué d’ETA estsimple : “Ce qu’ils disent c’est que, pendant unmoment, ils ne vont pas nous tuer, mais qu’unjour ils en auront assez et reprendront les atten-tats. Pour l’instant, ils ne cherchent pas à tuer,mais ça ne tardera pas à les reprendre.”

Europe

Gorka a une entreprise de 20 employéset une flotte de camions. Proche du Partinationaliste basque [PNV, centre droit],il trouve légitime que la gauche indépen-dantiste siège dans les institutions. Il y aquelques années, il a fait l’objet de tenta-tives d’extorsion d’ETA, il a même reçu unultimatum, mais il s’est toujours refusé àpayer. Le cessez-le-feu “est tout de mêmeune bonne chose”, dit-il.

Diego n’est pas aussi optimiste. Diri-geant d’une grande entreprise métallur-gique de la province de Guipúzcoa, il craintque le terrorisme ne s’arrête jamais : “Ilrestera toujours un abruti qui ne trouvera riende mieux qu’appuyer sur la gâchette. Ils nesavent rien faire d’autre.”

Asier est plus positif. Il fait partie dela direction d’une entreprise de construc-tion d’Euskadi [Pays basque espagnol] quiparticipe au chantier du train à grandevitesse, une cible d’ETA. “Nous sommessatisfaits, le cessez-le-feu est pour nous uneexcellente nouvelle. Même si ce n’est pas unedéclaration très claire, nous pensons que d’iciaux prochaines élections, il n’y aura pas d’at-tentats contre nos machines.”

Mais son ton trahit la haine que lui ins-pire ETA, car ils ont été de ceux qui ont leplus subi le harcèlement du groupe : “C’est

une foutue mafia. Quel pouvoir ont ces genssi on leur enlève leurs armes ? Aucun.” Il estpersuadé que les jours du terrorisme sontcomptés : “Si la gauche abertzale leur retireson appui, ils n’ont aucun avenir. Eux-mêmesse rendent compte qu’il est absurde de pour-suivre la politique actuelle.” Mais il consi-dère surtout que l’essentiel est de mettreBatasuna hors la loi. Malgré son aversionpour les radicaux, il tempère ses propos :“Je veux qu’ils reviennent dans le jeu politique,ils en ont absolument le droit.”

Le communiqué d’ETA n’a pas étéaccueilli de la même façon que les trêvesprécédentes. Dans la rue, on exprimait sur-tout des sentiments de lassitude et dedéfiance, auxquels s’ajoutait toujours l’es-poir que la violence cesse définitivement.Le moment où l’annonce d’ETA a été diffu-sée à Saint-Sébastien était symptomatique :c’était le jour des courses traditionnelles dechalutiers à La Concha. La nouvelle s’estpropagée très rapidement parmi les milliersde personnes qui assistaient à l’épreuve,mais elle a été reçue avec froideur.

Espagne

Qui croit encore à la trêve d’ETA ?Mikel Ubarrechena, président de l’As-

sociation des hôteliers de Guipúzcoa, estl’un des rares qui se soient risqués à faireune analyse ouvertement positive ducessez-le-feu. “Espérons que ce soit défini-tif”, ajoute-t-il.

Il rappelle que, lors des deux dernièrestrêves, tous les secteurs liés au tourismeavaient enregistré une forte croissance :“Surtout en 1998 : beaucoup de gens n’ontplus eu peur de venir, ceux qui nous bou-daient ont redécouvert l’Euskadi comme des-tination touristique.” “Nous devons tousavancer dans le processus et éviter que latrêve ne soit à nouveau brisée.” D’après lui,une Euskadi sans ETA consoliderait laposition de la province comme grandedestination touristique.

Du côté de l’Eglise basque, l’évêquede Saint-Sébastien, José Ignacio Munilla,dont la nomination suscite encore laméfiance d’un clergé majoritairementnationaliste, a demandé que la trêve soit“définitive et inconditionnelle”. Il estimeque le mouvement pour la paix en Eus-kadi est déjà “un processus inévitable”,même s’il admet accueillir le cessez-le-feu “avec prudence”.

Des élections en mai 2011Parmi les personnes interrogées, nom-breuses sont celles qui partagent l’impres-sion que l’annonce d’ETA cache unemanœuvre tactique pour favoriser le retourde la gauche abertzale dans les institutions.La prochaine échéance électorale en Eus-kadi est programmée pour le mois de maiprochain, avec les élections municipales etlocales, celles-là même qui ont donné lepouvoir, l’influence et les ressources éco-nomiques à la gauche abertzale. La grandequestion que se pose la société basque estde savoir si elle réussira à se présenter selonles modalités qu’espèrent les partisans deBatasuna, ou bien si elle devra chercherd’autres formules.

Paco García Raya, conseiller socialistede Mondragón (Guipúzcoa), rencontretous les jours des sympathisants de sonparti qui lui confient ne pas croire aucessez-le-feu. “Les gens gardent en mémoirel’attentat du terminal 4 de l’aéroport deMadrid [en décembre 2006], au momentmême où, en théorie, une trêve était en cours.”C’est pourquoi il met clairement en garde :“C’est une manœuvre tactique. Ce qu’ils veu-lent, c’est revenir siéger dans les mairies.”

Fernando Lecuberri, maire du Partipopulaire d’Ermua (province de Biscaye),partage cet avis : “J’ai l’impression que c’estune trêve électorale, dont le but est de permettreà Batasuna de réintégrer les institutions.”C’est pourquoi il n’y a à son avis rien deneuf : “Le système est très clair, la justice l’aparfaitement rappelé. Batasuna, c’est ETA, etsoit ETA disparaît, soit Batasuna se désolida-rise sans aucune ambiguïté d’ETA.”Aitor Ubarretxena

En chiffres

12 personnes ont été assassinées depuis le précédent “cessez-le-feu permanent”,de mars 2006.858 personnes ont perdu la vie dans des attentats dirigés par ETA depuis sa création, en 1959.1 500 personnes bénéficient d’uneprotection rapprochée au Pays basque, face à la menace etarra [d’ETA].570 prisonniers etarras sont incarcérés en Espagne, 170 dans les prisons françaises.(El Periódico de Catalunya)

Négociations internationalesDans un communiquéadressé à la communautéinternationale et diffusépar le quotidienindépendantiste Gara, ETA a annoncé,le19 septembre, sa volonté de négocier avecle gouvernement central.

L’organisation s’engage à respecter la déclaration de Bruxelles, élaborée en mars 2010 par des médiateursinternationaux, qui demandait à ETA de s’engager dans “un cessez-le-feupermanent et intégralement vérifiable”.Le gouvernement espagnol a affirmé“n’avoir aucun commentaire à faire sur ce qui ne signifie rien de nouveau”.

Le tourisme serait le premierbénéficiaire de la disparition duterrorisme. Le Pays basque vientd’enregistrer son record devisiteurs. En juillet dernier,257 000 touristes se sont rendusen Euskadi, soit 30 000 de plus

qu’en 2006, pourtant en pleinetrêve d’ETA. La responsable du tourisme au gouvernementbasque affirme dans El País que“la tranquillité de voir les rues lavées de l’apologie duterrorisme” participe à cet élan.

� Dessin de Kap paru dans La Vanguardia, Barcelone.

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24 � Courrier international | n° 1038 | du 23 au 29 septembre 2010

Spécial Pologne Wojciech Mazowiecki, l’auteur du “coup de gueule” ci-dessous, est un journaliste indépendant, anciendu quotidien Gazeta Wyborcza puis de l’hebdomadaire Przekroj, est le fils

de Tadeusz Mazowiecki, premier chef du gouvernement non communiste polonais, avant la chute du mur de Berlin.

En vingt ans, avec la complicitéintéressée de l’Etat, l’institutionreligieuse a pris une placedémesurée dans la sociétépolonaise. Si ce phénomènes’explique par des raisonshistoriques et sociologiques, il est néanmoins temps d’y mettre un terme.

Polityka (extraits) Varsovie

L a croix dressée à Varsovie devantle palais présidentiel n’est pasle problème de l’Eglise. Ni le

problème du président de la Républiqued’ailleurs, ni celui du Premier ministre,du gouvernement ou de la mairie de Var-sovie. Cette croix fait partie du problèmepolonais.

Les “gardiens” de la croix ne me déran-gent pas. S’ils veulent occuper la place faceau palais présidentiel, c’est leur affaire. Sid’autres veulent les déloger, s’ils veulent ledire à haute voix, qu’ils s’expriment. C’estun folklore propre à la démocratie. Lesmanifestations devant les palais présiden-tiels du monde entier sont une chose cou-rante. On y manifeste pendant des mois,voire des années. Pourquoi en irait-il autre-ment à Varsovie ?

D’autant plus que ce que font les mani-festants de Varsovie n’est pas vain. Grâceà eux, d’autres commencent à se réveiller.Le bénéfice ne va pas aux “défenseurs dela croix”, mais à ceux qui les critiquent et

qui en rient. Pour la première fois depuis1989, leur voix s’est fait entendre et elle aune signification.

Certains affirment que l’Eglise a prisl’Etat en otage. Pas toute la Pologne et pastoute l’Eglise. La vie privée demeure unezone laïcisée. C’est notre vie publique qui aété prise en otage par un groupe conserva-teur intégriste au sein de l’Eglise catholique.Non seulement parce que ce groupe adominé l’Eglise polonaise dès la fin du pon-tificat de Jean-Paul II, mais surtout parce

qu’il a bien correspondu à l’état d’espritpostcommuniste d’une grande partie desPolonais, et surtout des élites politiques.

Le mécanisme était simple. A la chutedu communisme, l’Eglise était, en Pologne,la seule institution efficace, pratiquementintacte et véritablement nationale. Face àl’Etat affaibli, aux nouveaux partis poli-tiques et à la société civile naissante, la puis-sance de l’Eglise faisait rêver. Tout hommepolitique cherchait alors son appui. Celui-ci paraissait indispensable et déterminantdans la marche vers le pouvoir. En 1989, Soli-darnosc a gagné avec le soutien de l’Eglise.En 1990, Walesa a été élu président avec labénédiction de l’Eglise. Mais les résultatsdes législatives de 1991, premier scrutinvéritablement libre, ont sérieusementremis en question cette influence. L’Actionélectorale Solidarnosc [AWS], ouverte-ment appuyée par une bonne partie desecclésiastiques, n’a obtenu que 9 % dessuffrages, c’est-à-dire moins que l’Uniondémocratique, que l’Eglise n’aimait guère(et le mot est faible), arrivée en secondeposition avec 12,3 %. L’Alliance de la gauchedémocratique [postcommunistes] a rem-porté quant à elle 11,9 % des voix… Deux ansplus tard, le mythe d’une Eglise détentricede la clé du succès électoral s’est définiti-vement évaporé. Le parti de Lech Walesa,favorisé par l’épiscopat, n’a obtenu que5,5 % des suffrages.

Quand il est devenu évident que l’onpouvait remporter les élections sans l’Eglise,une nouvelle thèse s’est imposée, selonlaquelle “on pouvait gagner des élections,

mais pas réformer l’Etat sans son soutien”.Cela est devenu un axiome pour l’ensemblede la classe politique polonaise. Lech Walesatout comme Bronislaw Geremek ou Alek-sander Kwasniewski [ancien communistedevenu social-démocrate] étaient persua-dés que seule l’autorité de l’Eglise était enmesure d’offrir le coussin émotionnel quipermettrait d’atténuer les secousses de latransformation. C’est lorsque le Premierministre postcommuniste Leszek Miller estparvenu à un compromis avec l’Eglise surl’IVG [autorisée de façon très limitée] enéchange du soutien des évêques et du papepour le oui au référendum sur l’adhésion àl’Union européenne (UE) que cette thèse atrouvé sa traduction réelle la plus visible.

Dès les débuts de la IIIe République[depuis 1989], le pouvoir a donc accordé àl’Eglise un droit de fonctionnement endehors du système étatique. Surtout dansles domaines les plus matériels. Ainsi, lesprêtres n’ont pas payé de taxes sur les voi-tures importées, ils ont pu employer au noirsans trop de problèmes ; les revenus del’Eglise ont été exemptés d’impôts ; on aaccordé un traitement privilégié aux donsqui allaient aux œuvres ecclésiastiques.Résultat : des prêtres entreprenants ontcréé une grande zone grise, avec ses innom-brables scandales, petits et grands, parfoiscriminels ; on a découvert les activités decertains hommes d’affaires en soutane,comme le fameux père Rydzyk [directeurde Radio Maryja, antisémite et ultranatio-naliste, il a bâti un véritable groupe de presse– une chaîne de télé, un quotidien, une école

Analyse

L’Eglise a trop de pouvoir, il est temps de la remettre à sa place

Jaroslaw Kaczynski devrait se retirer de la politique.Pourquoi ? Formulant la mêmeexigence à l’adresse de sesadversaires [il poursuit de savindicte plusieurs membres du gouvernement], il s’expose à ce que l’opinion publique le juge. Quand un hommepolitique dépasse les limites de la décence, il ne peutespérer un traitement différentde celui qu’il inflige à ses rivaux.C’est la première et la plusdirecte des raisons pourlesquelles nous devons faireune contre-proposition de même valeur : JaroslawKaczynski devrait disparaîtrede la vie politique polonaise.Il ne s’agit pas d’organiser des

attaques inadmissibles contresa personne, car il les prendraitavec satisfaction comme telles.Il s’agit de traiter “ce monsieur”,une formulation sortie de sonriche arsenal d’expressions[pour Kaczynski, le nouveauprésident, BronislawKomorowski, n’est que “ce monsieur”], sur un piedd’égalité et de refuser son chantage constant et de plus en plus fatigant qui consiste à affirmer qu’il estpermis plus à [son parti] Droit et justice – et surtout à lui-même – qu’aux autres.Il se met en position d’arbitre. Il accuse ses adversaires pour des fautes imaginairescommises contre son frère.

Il suggère que Lech Kaczynski ne serait pas mort dans unecatastrophe aérienne mais enmartyr, pour la Pologne, ce quiest évidemment une fumisterie,mais qui permet d’insinuer queles critiques et les adversairesdu président Lech Kaczynskiauraient pu contribuer à la tragédie. Usant de telsarguments irrationnels, sansattendre les résultats d’enquête,il a déjà rendu son verdict : les ennemis du président LechKaczynski devraient disparaîtrede la vie politique, car ce serait la norme dans un pays civilisé.Ceux qui critiquent le chef de Droit et justice ne doiventpas se contenter d’êtreindignés. On ne peut plus céder

face à ses humeurs et expliquergénéreusement que sesattaques, de plus en plusagressives, seraient le résultatd’un déséquilibre causé par les graves événements qu’ila vécus [le décès de son frèrejumeau]. On ne peut pas luicéder juste pour avoir la paix,d’autant que cela le sert danssa marche vers le pouvoir.Il commence à y avoir quelquechose de pourri en Pologne,l’atmosphère est malsaine. Onne peut plus se taire si l’on neveut pas se rendre responsablede l’affaiblissement de l’Etatorganisé par Kaczynski. Et, dans une perspective plus lointaine, de la fascisationde la vie publique.

Personne en Pologne n’a jamaisintroduit autant de mal ni dehaine dans la politique queJaroslaw Kaczynski. Les pireschoses qui se sont produitesces vingt dernières années sont liées au nom de JaroslawKaczynski, car des deux frèresc’était lui le “mauvais”. La “guerre au sommet”, qui a semé la division au sein dusyndicat Solidarnosc jusqu’à sadestruction : telle a été l’œuvrepersonnelle de JaroslawKaczynski pour entrer dans la nouvelle Pologne. Tout celapour détruire l’icône du mouvement, Lech Walesa…Wojciech Mazowiecki,Gazeta Wyborcza (extraits),Varsovie

Coup de gueule

Kaczynski, ça suffit !

� Dessin de Hanna Pyrzynska paru dansGazeta Wyborcza, Varsovie.

DR

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de journalisme qui a bénéficié de fondspublics, des fondations…].

Les prêtres et les évêques considèrentleurs privilèges comme une chose naturelle.A leurs yeux, c’est un dû. Pour leur servicemillénaire. Pour leur défense de la “poloni-tude”. Pour la Bonne Nouvelle. La Polognen’a toujours pas voté de loi de reprivatisa-tion [les communistes avaient nationalisétoute l’économie et les biens de l’Eglise en1944], mais l’Eglise n’insiste pas pour quecela se fasse. Elle revendique en revanchele retour de ses biens immobiliers [dansle cadre d’une commission mixte, quidécide sans aucun contrôle et sans appel].Et elle récupère ses biens sans se gêner (desimmeubles où sont situés les hôpitaux oules universités), souvent avec des intérêtsillégaux, n’en déplaise à l’opinion publique.On retrouve le même statut d’exceptionavec les radios catholiques. C’est le gou-vernement de Mieczyslaw Rakowski [avantmême la chute du communisme] qui aaccordé à l’Eglise le droit d’émettre. LeConseil de l’audiovisuel a ensuite attribuéaux médias ecclésiastiques le statut de“diffuseurs sociaux”, à condition de nepas mener d’activités commerciales. Maisaujourd’hui les prêtres diffusent de la publi-cité, toujours sans rien payer.

Sermon et eau béniteIl est difficile de rejeter toute la faute sur leclergé. L’Eglise fait ce que l’Etat lui permetde faire. Et, depuis 1989, l’Etat lui permettout ou presque. Il donne à l’Eglise ce qu’ellelui demande, et plus encore. On trouveratoujours un homme politique plus catho-lique que le pape, prêt à se démarquer et àoctroyer à l’Eglise un privilège de plus.L’Eglise voulait introduire le catéchismedans les écoles publiques ? Cela lui a étéaccordé, et l’Etat a même pris à sa charge lessalaires des catéchistes, rétribués aupara-vant par les paroisses ! Ce fut ensuite le tourdes aumôniers de l’armée. Puis on a invitédes prêtres à chaque cérémonie publique.

Vingt ans plus tard, il n’est pas de célé-bration nationale sans sermon ni eau bénite.Ouverture d’une maternelle, inaugurationd’une route, d’une maison d’arrêt, mise en

marche d’un nouveau tracteur, tout doit êtrebéni. Cela montre à quel point l’Eglisecatholique a fusionné avec l’Etat. Pourtant,la Constitution garantit l’indifférence del’Etat en matière de religion. Si on ne lesinvitait pas, les prêtres n’imposeraient pasleur présence.

Dans la sphère privée, on ne bénit riensauf, peut-être, des œufs de Pâques. Auriez-vous l’idée de bénir votre lave-vaisselle ouvotre nouveau bureau ? Pourtant, il n’y a pasd’appareil médical, pas de fourgon de police,pas de cabinet de ministre qui ne soit béni.Non que les directeurs d’hôpitaux, les chefs

de police ou les ministres soient bigots. Lamajorité d’entre eux sont indifférents à lareligion, mais une prudence bien laïque leurdicte d’en appeler au bénitier.

Voilà en quoi nous sommes différentsdes autres démocraties. Ce n’est nullementune tradition polonaise, mais l’expressiond’un conformisme propre à l’“Homo sovie-ticus”. Avant la guerre, cette ostentation clé-ricale n’existait pas. Elle est arrivée avec lecommunisme. Il ne serait jamais venu à l’es-prit du maréchal Pilsudski [père de l’indé-pendance polonaise, en novembre 1918] defaire bénir sa jument. Son sens de la dignité

ne lui aurait pas permis de chercher à légi-timer ainsi son patriotisme ou son identitépolonaise. En revanche, c’est bien l’athée etagent soviétique Boleslaw Bierut [1892-1956, fondateur de la république populairede Pologne en 1952, et président du pays jus-qu’à sa mort] qui a considéré qu’il étaitopportun de soutenir le cardinal StefanWyszynski [primat de Pologne] portantl’ostensoir, car ce dernier savait bien queson appartenance à la communauté catho-lique et son patriotisme n’étaient qu’unefaçade. Et Wyszynski l’a laissé faire, sanstoutefois se nourrir d’illusions sur la naturede Bierut. Wladyslaw Gomulka [Premiersecrétaire général du Parti entre 1956et 1970], quand il a eu besoin de légitimerson pouvoir, a immédiatement trouvé lechemin du primat. C’est bien de cetteépoque que date le jeu mené jusqu’à aujour-d’hui entre l’Etat et l’Eglise, où les deux par-ties jonglent avec toutes sortes de carotteset de bâtons. Donnez-nous quelque chose,on vous donne la carotte. Vous ne voulezpas, on sort le bâton. Le catéchisme àl’école ? On va atténuer nos critiques. Vousnous accordez les fréquences radio ? On vasoutenir les réformes. Vous signez leconcordat avec le Vatican ? On soutient l’ad-hésion à l’UE. Cela n’a jamais été dit ouver-tement, mais ceux qui devaient comprendreont compris.

La Lumière et les TénèbresComme cela arrive souvent, ce ne sont pasles acteurs de ces marchandages qui en ontété les premiers bénéficiaires, mais d’autres,à l’image du père Rydzyk, Marek Jurek[homme politique national-clérical], et, der-nièrement, Jaroslaw Kaczynski [candidatmalheureux du très droitier parti Droit etjustice à l’élection présidentielle du 20 juinet frère jumeau du président décédé dansle crash de Smolensk le 10 avril]. Ils endemandent toujours plus et rejettent toutcompromis. L’Eglise institutionnelle a fina-lement soutenu l’adhésion à l’UE, maisRadio Maryja, jamais. Les évêques ont fina-lement accepté le compromis sur l’avorte-ment, mais Marek Jurek, jamais. L’Eglise afinalement considéré que la croix

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“Un condominium russo-germanique”, dixit JaroslawKaczynski, en parlant de la Pologneactuelle, dans une interview publiéele 8 septembre par le journalnationaliste Gazeta Polska.Lors d’une conférence de presse

commune, les représentants du Parti paysan, de la Plate-Formecivique et de l’Alliance de la gauchedémocratique ont vivement protesté contre ces propos, selon Radio TOK FM, de Varsovie.

� Dessin de Hanna Pyrzynska paru dans Gazeta Wyborcza, Varsovie.

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Spécial Pologne

devant le palais présidentiel, c’étaitun peu exagéré. Ce ne sera jamais le cas deJaroslaw Kaczynski, bien qu’il aime secacher derrière le bouclier du catholicisme.

La force de cette secte [les “défenseursde la croix”] repose dans leur rejet de la com-plexité du monde et – comme le dit le Pr Zbi-gniew Mikolejko – dans l’attrait qu’ilséprouvent pour l’hérésie gnostique, popu-laire aux Etats-Unis. Selon cette hérésie, lemonde serait un champ de bataille perpé-tuelle entre Dieu et Satan, le Christ et l’An-téchrist, la Lumière et les Ténèbres. L’Eglisea rejeté la gnose et le manichéisme il y a dessiècles, mais le catholicisme populaire enPologne fait exception. Dans un pays qui n’apratiquement pas vécu la Réforme, le catho-licisme résulte de l’appartenance tribale.Point n’est besoin, donc, de s’interroger sursa signification pour notre identité. Fautede protestants parmi nous, il n’était pasnécessaire de s’interroger sur les sourcesde notre catholicisme.

La fusion entre le “caractère polonais”[“polonitude”] et le catholicisme, puis entrel’Etat et l’Eglise catholique, a favorisé la pro-pagation des visions manichéennes et gnos-tiques. Nous étions bons, l’occupant étaitmauvais. Politiquement parlant, mais aussiau terme d’une sacralisation. La Pologne,tel le Christ des nations, partait en guerrecontre l’Antéchrist, le tsar, l’Empire russe,le communisme, les soviets, la Polognecommuniste. Accordant un caractère sacréà cette lutte, le catholicisme polonais a dûinévitablement tomber dans l’hérésie.

La théologie politique manichéennes’est ensuite installée dans la IIIe Républiqueet a colonisé notre vie publique. Dans le dis-cours politique, il n’y a pas des meilleurs etdes moins bons, mais des bons et des mau-vais. Il en va de même dans le débat intel-lectuel. Pour les uns, Leszek Balcerowicz[homme politique libéral, père de la réformecapitaliste] est Dieu ; pour d’autres, c’estSatan. Les uns ne jurent que par Adam

Michnik [rédacteur en chef de GazetaWyborcza], d’autres par Rydzyk. LechWalesa est un héros ou un traître.

C’est la “IVe République” [que lesfrères Kaczynski voulaient instaurer]qui a le plus divisé les Polonais en deuxgroupes. Cela perdure, malgré les appa-rences [Droit et justice n’est plus au pou-voir depuis 2007]. Celui qui estime lePremier ministre Donald Tusk considèreforcément Jaroslaw Kaczynski comme unidiot. Celui qui respecte Kaczynski crachesur Tusk. Il est impossible de dire que l’unou l’autre a partiellement raison, celui quis’y risque est marginalisé.

Il y a des siècles, l’Eglise a dû rejeter lagnose et le manichéisme, qui étaient incom-patibles avec l’amour du prochain. Les émis-saires de l’Antéchrist ne méritent pas cetamour, comme ils ne méritent pas la misé-ricorde. La gnose doit porter la cruauté etl’autoritarisme, car la Lumière ne peutadmettre que les Ténèbres puissent avoirun peu raison. Le Bien doit annihiler le Mal.

Aujourd’hui, l’Eglise et la démocratieont le même problème. Une sacralisationnuit à l’Etat démocratique, tout comme luinuit le fait de hisser au rang d’absolus lesvaleurs sociales, les institutions et les indi-

vidus, car la plus grande force de l’Etatdémocratique réside dans sa capacité à toutsoumettre à la discussion, à la critique, àl’épreuve du compromis et des change-ments. L’Eglise y perd aussi, car, rendantune chose sacrée, elle en repousse une autre,s’exposant ainsi aux divisions, se condam-nant aux volte-face, ce qui diminue sonautorité aux yeux des fidèles. L’Etat etl’Eglise sortent tous deux affaiblis de deuxdécennies d’une telle politique. Mais uneréforme se dessine à l’horizon.

Tout d’abord, l’Eglise a fini par s’éroder.Radio Maryja, puis différents groupes defanatiques laïcs ont rejeté l’obéissance à sahiérarchie. Dans un laps de temps très court,des mouvements spontanés proches desintégristes et des traditionalistes, méfiantsquant aux compromis conclus avec l’Etatet le monde, ont poussé deux archevêques(de Varsovie et de Poznan) à la démission,puis ont pris dans les tenailles de la lustra-tion l’ensemble de la hiérarchie, ébranlantl’autorité de l’institution pétrifiée. Etquand l’Eglise a donné son aval au culte deLech Kaczynski, mort dans la catastropheaérienne de Smolensk, accordant à sadépouille une place au Wawel [le Panthéonpolonais], ceux qui avaient dénoncé lacollusion entre l’Etat et l’Eglise ont faitentendre leur voix.

Les masques du politiquement correctsont tombés. Il est apparu que tous les Polo-nais ne seraient pas catholiques, que lecatholicisme aurait différents visages, maissurtout qu’une majorité de la société, trèsimportante et jusqu’alors silencieuse, n’ac-cepterait plus la routine de cette alliancedémoralisante entre l’autel et le trône. Cene sont plus des libertins, des athées pro-fessionnels et des anticléricaux, des fémi-nistes et la gauche radicale, mais descitoyens identifiés au centre qui ont com-mencé à critiquer cette alliance.

On peut s’en inquiéter, en prévisiond’une nouvelle guerre froide avec la religion.

Mais je crois qu’il vaut mieux voir dans cedébat la chance de bâtir un Etat moderne etune Eglise moderne.

Il y a vingt ans, l’Eglise a été, pendant unmoment, la clé du pouvoir en Pologne.Aujourd’hui, elle ne l’est plus, et l’expériencerécente de Jaroslaw Kaczynski en est lameilleure illustration [il a perdu la prési-dentielle malgré le soutien de l’Eglise]. Onpouvait croire sentimentalement, il y aencore dix ans, que l’Eglise nous apportaitun ordre éthique sans lequel nous ne pou-vions surmonter le passé communiste.Depuis, le brouillard est retombé et l’on voitque cet ordre est inscrit dans la culture etdans la civilisation européennes, dans la tra-dition et l’identité européennes, mais cer-tainement pas dans une Eglise en tantqu’institution de gens faibles, pécheurs eterrants comme tant d’autres.

Cela nous ouvre la voie vers la moder-nisation – civilisatrice, économique, sociale,politique –, dont la condition nécessaire,ancrée dans la loi et les coutumes démo-cratiques, est l’autonomie de la religion etde l’Etat, de l’Eglise et de la société, dusacrum et du profanum. Jacek Zakowski

Je ne serais guère étonné de découvrir, d’ici quelquesannées, que ce n’est pas la catastrophe aérienne du10 avril 2010 à Smolensk [danslaquelle a péri le président LechKaczynski], mais bien l’affairede la croix installée devant le palais présidentiel qui auraconstitué un tournant dansl’histoire de la Pologne. Il estprobable que cette croix est la goutte d’eau qui faitdéborder le vase, provoquantune explosion de sentimentslaïques et anticléricaux quijusque-là ne faisaient que mûrirtranquillement sous la surfacede la vie publique.Des commentateurs de droiteplus perspicaces que d’autres

avaient pourtant prévenu quecela pourrait se produire. PawelLisicki, le rédacteur en chef du quotidien Rzeczpospolita[proche du parti Droit et justice(PiS) et des frères Kaczynski],avait clairement affirmé que le fanatisme et l’obstination de ces soi-disant “défenseursde la croix” ne feraientqu’augmenter la probabilité de l’émergence d’un“zapatérisme” [séparationstricte de l’Etat et de l’Egliseprêché par le Premier ministreespagnol] à la polonaise.Plusieurs événements lui ontdonné raison, en particulier le happening anticlérical de la nuit du 9 août – auquel ont participé des milliers

de Varsoviens informés par Internet –, qui a dévoilé unnouveau visage de la Pologne,le visage jusque-là inconnud’un pays qui se rapproche de l’Europe occidentale.Les Polonais souhaitent limiterle rôle de l’Eglise et réclamentune libéralisation de la loi sur l’IVG. Ils ne veulent plus se soumettre au diktat des prêtres. Notre zapatérisme n’a qu’un seul problème : il luimanque un Zapatero. GrzegorzNapieralski, candidat de la gauche à la présidentielle [il y a fait une véritable percée,arrivant 3e au premier tour, le 20 juin dernier, avec plus de13 % des suffrages], était jusquerécemment le seul prétendant

au titre, mais il associel’anticléricalisme à unsocialisme anachronique. Ils’adresse à ceux qui se sententmal au sein du capitalisme et qui rêvent d’un Etatprovidence. Or ce mélange estindigeste pour de nombreuxPolonais dynamiques épris des valeurs individualistes, qui respectent la concurrenceet se disent autonomes etattachés à la liberté. S’ils en ontassez de l’expansion de l’Eglise,ils ne souhaitent pas pourautant payer plus d’impôts.Janusz Palikot [membre de la Plate-Forme civique (partilibéral de droite) et enfantterrible de la vie politique en Pologne] s’en est aperçu

et a décidé de récupérer le gouvernement de ces âmes,pour proclamer unanticléricalisme non socialiste.Va-t-il être en mesured’endosser le rôle d’un Zapatero polonais ? Ilcontinuera sans doute à êtreune célébrité politique plutôtqu’un vrai leader. Ce qu’il faitrelève plus de la provocation et du happening que du désird’arriver au pouvoir. Mais ce happening influe sur la mentalité de millions dePolonais et prépare le terrain.Tôt ou tard, quelqu’un finira par en récolter les fruits.Wojciech Maziarski,Newsweek Polska (extraits),Varsovie

Proposition

A la recherche d’un Zapatero

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� “Je ne veux pas de cette Pologne-là.” Dessin paru dans Facebook, sur la page de Powstanie2011 (soulèvement2011), qui luttepour le retour du pays à la “normalité”.

Identité

“Un non catholiquepeut-il être polonais ?”L’hebdomadairePrzekroj s’interroge en une sur l’“identitépolonaise”et le stéréotype“Polonais= catholique”.Sa conclusion : en dépit des

“défenseurs de la croix” agglutinés devant le palais présidentiel, qui s’autoproclamentgardiens de la “vraie Pologne”, les Polonaisd’aujourd’hui ne sont pas forcémentcatholiques. Ils sont d’ailleurs de plus en plusnombreux dans ce cas.

DR

“Le comportement du pouvoir à propos de la croix rappelle le communisme. Tout comme jadis on arrêtait des gens, aujourd’hui, onconfisque la croix.” Propos de BeataGosiewska, veuve d’un proche

collaborateur de Lech Kaczynskidisparu dans l’accident de l’avionprésidentiel, sur le site Salon24.pl,au sujet du transfert de la croix le 16 septembre 2010 à la chapelle du palais présidentiel.

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Depuis le 6 septembre, treizemineurs font grève à600 mètres sous terre. Dans lenord-ouest du pays, un vent derévolte souffle sur un secteurtrès affaibli par la concurrenceet condamné à disparaître.

Público Lisbonne

O n l’appelle le puits. C’est ainsiqu’une vingtaine de femmesdésignent l’entrée de la mine de

charbon de Tremor de Arriba, à environ50 kilomètres de Ponferrada, au nord-ouest de l’Espagne, où treize mineurs sesont barricadés et luttent pour le paie-ment de salaires en retard. Résistant àl’humidité, au froid, à l’obscurité et à l’iso-lement, ils campent à 600 mètres de pro-fondeur. Depuis le 6 septembre. Il y aparmi eux un mineur portugais, un filsd’immigrés portugais, deux Espagnols etneuf Polonais. Cette même Pologne d’où,racontent ces femmes, l’Espagne importele charbon à des prix si bas que les com-pagnies minières “autochtones” courentle risque de fermer, ne parvenant pas àvendre leur charbon aux centrales élec-triques espagnoles. “Les mineurs sont entrain de résoudre le problème des patrons ;c’est ça qui est vraiment triste”, résumeFátima Pereira, 51 ans, originaire de Marcode Canaveses [près de Porto] et installéeà Ponferrada depuis des décennies. Elle atrois fils qui travaillent tous à la mine.

52 000 hier, 8 000 aujourd’hui La révolte s’est répandue depuis le débutdu mois de septembre dans les mines desAsturies et de la province de León. Des blo-cages de routes ont surpris la police et faitles titres des journaux locaux.

En plein centre historique de Ponfer-rada, quatre mineurs sont en grève de lafaim. Sur leurs tee-shirts, on peut lire“Laciana, lève-toi et lutte !” Au bord dudésespoir, ils comptent sur la mobilisa-tion de la région de Laciana [dans la pro-vince de León], où tout le monde oupresque dépend des mines. “Si elles fer-ment, tout va s’écrouler !” alertent-ils. Lamenace est réelle. A cause de Bruxelles,les entreprises non rentables devrontf e r m e r d ’ i c i à 2 0 1 4 , e x p l i q u e n t l e smineurs. Le gouvernement espagnol severra en effet dans l’impossibilité de sub-ventionner un secteur qui, à son apogée,employait plus de 52 000 mineurs. Ils sontaujourd’hui 8 000.

Mardi 13 septembre, en début d’après-midi, le village de Tremor de Arriba estdésert. Autour, les montagnes, tout l’atti-rail de l’extraction minière et ses déchetsabandonnés sur les rives du Tremor. Prèsde l’entrée de la mine, les femmes sontassises sur des bancs usés, dans l’attente,

Europe

en silence, de leurs fils et de leurs maris.D’autres sont simplement là parce que “çaa toujours été comme ça. On est là pour sou-tenir ceux qui sont dedans et ceux qui sontdehors.” Sur d’autres bancs, à l’écart, leshommes passent le temps comme ils peu-vent et discutent entre eux. Ils se relaienttoute la journée. “En bas, ils dorment sur desplanches ; ils mettent leur santé en danger”,s’indigne Lucinda Anjos Tafula, 65 ans,portugaise et mère de José Luís, un desmineurs restés dans le puits. “Je luidemande comment il va ; je lui dis que lesenfants vont bien, mais je suis très inquiète”,avoue-t-elle. Le visage de cette femmes’illumine seulement quand elle se sou-vient de Lousa de Moncorvo, son villagede la province de Trás-os-Montes [dans lenord-est du Portugal], d’où elle est partieil y a quarante ans avec son mari en quêtede travail dans les mines d’Espagne. “Lui,c’est mon fils Carlos”, dit-elle, en montrantl’homme qui est debout à côté d’elle.Comme son père et son frère, Carlos a tou-jours travaillé dans la mine jusqu’à ce qu’ilparvienne, il y a peu, à la préretraite.

Une fourgonnette chargée de couver-tures arrive en fin d’après-midi. Deswagonnets s’engouffrent dans la mineavec ces couvertures, des médicaments etdes vêtements apportés par les familles.“Ils sont dans le noir, dans des endroits où del’eau coule. Ils ont le moral, mais, physique-ment, ils ont mal partout [l’un d’entre eux adû sortir le 17 septembre pour être hospita-lisé]”, raconte Marta, la femme de PedroLeite, le Portugais barricadé dans la mine.

Les années 1960-1970 ont vu arriverune grande vague de Portugais dans lesmines du nord de l’Espagne. Une époqueprospère. “Mais, aujourd’hui, la richesse quiest extraite de la mine ne revient pas. Il y a plusde vingt ans que l’on dit au gouvernement qu’ilfaut construire des voies rapides pour attirerles entrepreneurs et les investissements dansla région. Sans succès”, peste AugustoRodrigues, 43 ans, dirigeant syndical. Ilsuit de près la situation des quatre

mineurs en grève de la faim sur la placeprincipale de Ponferrada et de cinquanteautres mineurs barricadés depuis le 1er sep-tembre dans la mine de Velilla del Río Car-rión [province de Palencia]. Eux aussiréclament le paiement de leurs salaires etexigent que les aides au secteur minier nesoient pas supprimées. Augusto Rodriguesse bat pour la reconversion industrielled’une région qu’il estime traitée avecmépris par les autorités de León et le gou-vernement de José Luis Zapatero. Ilévoque la concurrence déloyale des pays

étrangers et se démène tant qu’il peutavant qu’il ne soit trop tard. Il regarde lesquatre grévistes et ne parvient pas à mas-quer sa crainte de les voir s’effondrer dufait de la violence de ce type d’action. Touspromettent d’aller jusqu’au bout.

Passants solidairesA la sortie de Ponferrada, un deuxièmegroupe de mineurs campe devant le sièged’une des compagnies qui n’a pas payé lessalaires. Une pétition de soutien à la luttedes mineurs rencontre du succès auprèsdes passants, qui se montrent solidaires.Le 14 septembre, une des compagnies aannoncé qu’elle payerait la moitié dessalaires de juillet, mais personne n’a criévictoire. Devant la mine de Tremor,

Espagne

Les mineurs espagnols sont aussi au fond du trou

Courrier international | n° 1038 | du 23 au 29 septembre 2010 � 27

Ruben Vasques, délégué syndical, racon-tait ce jour-là le déroulement des négo-ciations. “On doit être confiants, maisl’incertitude est totale”, disait-il. Le lende-main, ses craintes se confirmaient. Laréunion entre les représentants des prin-cipaux syndicats espagnols et le ministrede l’Industrie se soldait par un échec etpar l’annonce d’une grève générale dequatre jours dans les mines de charbon àpartir du 22 septembre. Le gouvernementa fait savoir que la responsabilité de cettesituation était le fait des compagniesminières.

Et maintenant, Augusto Rodrigues,que va-t-il se passer ? “Le combat est loind’être terminé. On en a marre de se faire avoirtous les jours.” Filomena Fontes

“Si les mines ferment,tout va s’écrouler”,alertent-ils

La “marche noire”, c’est ainsi que les mineurs de la province de León ont baptisé la manifestationqu’ils organisaient le 21 septembre.Une première “marche noire” avaitréuni plus de 500 mineurs, en 1992, dans la même province. Au bout de dix-sept jours, cette

marche, dont le souvenir est resté vif dans la lutte syndicaleespagnole, avait rejoint Madrid.

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Dossier Roms L’auteur. L’Autrichien Karl-MarkusGauss est écrivain, critique littéraireet auteur d’essais sur les minoritéseuropéennes ; il est aussi éditeur de la revue littéraire Literatur und Kritik.Plusieurs de ses ouvrages ont été

Hors des pays de l’Est où ilspassaient inaperçus, les Romsgênent et inquiètent. Leur destin sera emblématiquedes grandes orientations de l’Union européenne.

Die Zeit, Hambourg

I l y a quelque temps, j’ai fait unassez long voyage à travers l’estde la Slovaquie. Depuis la chute

du régime communiste, d’innombrablescamps avaient fait leur apparition sur lesterrains pollués des grands combinatsdésertés, dans les no man’s land urbainssitués entre zones industrielles et accès àl’autoroute. Vus de loin, ces camps où lesRoms s’entassaient avaient l’air pitto-resque ; de près, je m’aperçus non seulementqu’ils pataugeaient dans les eaux usées maisaussi que la boue, le marasme et l’apathie ynoyaient tout espoir.

Jusqu’en 1989, les Roms avaient, dansla quasi-totalité de l’Europe de l’Est, étécontraints par les Etats à se sédentariser ;en échange de l’abandon de leur culture etde leur mode de vie traditionnels, ils avaientobtenu le statut précaire de prolétairesparmi les prolétaires. Ils travaillaient etétaient protégés contre les agressionsracistes. Lorsque les entreprises d’Etatfurent privatisées, souvent à vil prix, ilsfurent les premiers à perdre leur travail,leurs garanties sociales et leur logement.Ils auraient pu constituer une sorte d’ar-mée de réserve industrielle permettantde comprimer les salaires du capitalismedébridé des débuts.

Délogés et sans travailOr les Roms, qui avaient été chassés nonseulement de leur emploi mais aussi de leurlogement et des cités ouvrières où on lesavait jadis installés, ne voulurent ni nepurent jouer ce rôle. Ils se retrouvèrentbientôt dans les endroits où personne nevoulait vivre, rebuts de la société installésaux marges galeuses des petites villes et desvillages. Et ces marges s’étendirent tout ense dégradant. Pour ceux qui, comme ThiloSarrazin [ce banquier qui a publié un pam-phlet extrêmement violent contre lesmusulmans], mesurent la valeur d’un indi-vidu à sa contribution à la croissance éco-nomique, les Roms devinrent des gensinutiles et sans valeur, pas même bons àformer des réservistes chez qui l’on pour-rait recruter en cas de besoin une main-d’œuvre bon marché et non qualifiée.

Alors que je parcourais la Slovaquie, lapremière chose qui m’étonna fut qu’il y aitsi près de nous, au beau milieu de l’Europe,

autant de ces camps dont je croyais jusque-là qu’ils n’existaient que dans les mégapolesd’Asie ou dans les pays d’Afrique. Qu’est-cequ’un bidonville ? Un camp de miséreux nedevient pas un bidonville juste parce queles maisons ne sont que des cabanes, qu’iln’y a pas d’électricité, que les eaux usées nesont pas évacuées ; il ne suffit pas que lesgens qui y vivent soient misérables et man-quent d’équipements sociaux ; ce n’est pascela qui fait un bidonville.

Il m’a fallu un moment avant de com-prendre. Ce qui caractérise un bidonville,c’est son invisibilité. Les exclus vivent parminous, mais ils demeurent invisibles. Des mil-liers de personnes passent chaque jourdevant leurs campements, mais elles ne lesvoient pas. Le bidonville existe à côté, maisil n’est pas de ce monde.

Tant que le monde est divisé de façonaussi stricte, il convient très bien à ceux quin’aiment pas les Roms. Or les Roms ne veu-lent plus être obligés de rester dans leurmonde ni demeurer invisibles. Ils sont sortisdes bidonvilles où ils avaient été relégués etse sont répandus dans toute l’Europe enmoins d’une décennie. D’Örebro [en Suède]à Bolzano [en Italie], on en voit toujoursquelques-uns qui mendient devant lesgrands magasins des proprettes zones pié-tonnières et, dans les passages de Nantes

comme dans ceux de Munich, il y a toujoursquelques musiciens avec à leurs pieds unecasquette pleine de pièces de monnaie, etaux lèvres un sourire dont on ne sait s’ilexprime la soumission ou la rébellion.

Nombre d’Européens n’aiment pas queles Roms aient investi leurs jolies villes. Ilsdemandent à leur municipalité d’interdirela mendicité, à leur gouvernement d’exclurece groupe – dit ethnique – du droit à la librecirculation indispensable au développe-ment économique de l’Europe.

Ce serait un geste qui renverrait l’Unioneuropéenne des années en arrière, qui laréduirait à une simple alliance économiqueet permettrait aux populistes de chaqueEtat-membre de faire une politique non enfonction des lois européennes, mais suivantles goûts de certaines couches inquiètes etirritables de la population.

Ce qui dérange tant d’Européens, cettesimple présence physique des Roms dansleurs villes, est pour ces derniers la seulechance de redevenir enfin visibles. Jusqu’àprésent, seules quelques brutes extré-mistes de droite – tels ceux qui, en Hongrie,

dénoncent à grands cris la criminalité desRoms alors que ceux-ci sont de plus en plusvictimes d’agressions racistes – osent pro-clamer que le jour du règlement de comptesapproche et parlent de les exterminer tous.Mais il est considérable, le nombre de ceuxqui certes ne souhaitent pas les massacrermais veulent les renvoyer dans l’invisibilité,par exemple en demandant à l’Union euro-péenne de leur trouver quelque part, enRoumanie ou en Bulgarie, une réserve danslaquelle ils recevraient le nécessaire à leursurvie et pourraient vivre entre eux.

Les actes politiques sordides commecelui du gouvernement français sont desti-nés à confirmer aux gens inquiets pour leurprospérité et leur tranquillité que les Romsméritent d’être déportés quelque part où ilsne pourront plus nous importuner avec leurmisère. Il y a peu, le Parlement européens’est admirablement illustré en dénonçantle gouvernement français pour avoirexpulsé les Roms et en blâmant la Com-mission d’avoir réagi avec aussi peu de fer-meté et de conviction.

Ne plus vivre en pariasVers quels pays la France a-t-elle expulsé lesRoms ? Le président de l’un de ces deux pays,Traian Basescu, qui gouverne tranquille-ment pour son propre clan, a récemmentdemandé qu’on puisse à nouveau appelerles Roms des “Tsiganes”, afin qu’on neconfonde plus les Roumains convenablesavec cette racaille du simple fait de la conso-nance si proche des dénominations. Etun député européen de l’autre pays, la

Bulgarie, a déclaré à la seule parlementairerom – la Hongroise Lívia Járóka – que, chezlui, il y avait des milliers de “Tsiganes” bienplus jolies qu’elle pour 5 000 euros “la pièce”.

L’Union européenne compte 10 à 12 mil-lions de Roms, qui ne veulent plus vivre enparias. Elle a, au cours des dernières années,consacré plusieurs milliards d’euros à l’amé-lioration de leur situation, ce qui n’est pasrien. Pourtant, jamais les Roms ne se sonttrouvés dans une situation aussi mauvaisequ’aujourd’hui – excepté pendant la brèvepériode des persécutions nazies. Tous cesefforts ont-ils donc été vains ? En tout cas,les tentatives bien intentionnées de fairequelque chose pour les Roms, mais sanseux, ont échoué. Car, pour mettre fin à leurmisère – ce scandale européen –, il ne fallaitpas seulement mobiliser des fonds, maisaussi les Roms eux-mêmes. Les innom-brables échecs s’expliquent soit parce quele projet était dès le début conçu comme uneentreprise caritative et non émancipatrice,soit parce qu’on n’est pas parvenu à y rallierles Roms, à leur faire accepter qu’il s’agis-sait de leur affaire à eux.

Les Roms ne constituent pas un groupenational, culturel et linguistique homogène,et leur société est divisée en classes, voireen castes ici ou là. Tirer de sa léthargie cettecommunauté qui, après tant de persécu-tions et de tribulations, est par endroits surle point de sombrer dans l’autodestructionn’est pas une tâche facile. L’Union euro-péenne et les Roms, qui en sont des citoyensressortissants, devraient pourtant s’y atta-quer. Karl-Markus Gauss

Analyse

Le jour où les exclus sont sortisde leurs lointains bidonvilles

� Dessin de Chappatte paru dans Le Temps, Genève.

traduits en français, notammentVoyages au bout de l’Europeet Mangeurs de chiens. Voyage chez les Tziganes de Slovaquie(L’Esprit des péninsules, 2003).

Le Parlement européen a brillé en dénonçantParis et la Commission

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appris où cela mène : aux diktats desgrands sur les petits, à la restriction deslibertés, à l’effondrement des démocra-ties et, finalement, au conflit.

Mais pourquoi certains dirigeantspolitiques se comportent-ils ainsi ? Parce

que le marché l’exige. Après la disparitionde la menace soviétique, de nombreuxoccidentaux ont commencé à envisagerle projet commun non pas en termes depaix et de solidarité mais en termes deprofits et pertes au niveau individuel.

Vu de Bucarest

C’est tout le projet européen qui est remis en causeL’affaire des Roms n’est qu’undéclencheur, mais il estalarmant, estime un éditorialisteroumain : cela montre à quelpoint certains Etats – France et Italie en tête – méprisent l’UEet ses valeurs.

Adevarul, Bucarest

L ’Union européenne et même leprojet européen sont plongésdans une crise profonde. Une

réponse inadéquate des autorités fran-çaises au problème réel des campementsillégaux s’est transformée en un gravedébat sur les valeurs communes lorsqu’unministre français [en l’occurence PierreLellouche, secrétaire d’Etat aux Affaireseuropéennes] a rejeté le rôle de “gardiendes traités” de la Commission euro-péenne. Les Etats membres peuvent-ils,au nom de la souveraineté nationale, s’af-franchir des traités européens qu’ils ontsignés et agir comme bon leur semble ?Apparemment, ils le peuvent. Mais, dansce cas, persister à parler du projet de paixet de prospérité entamé au lendemain dela Deuxième Guerre mondiale, puis élargià l’Europe centrale et orientale après la finde la guerre froide relève de la plaisan-terie. Ainsi s’ouvre la voie qui mène auprotectionnisme économique et à l’affir-mation des différents types de nationa-lismes rivaux. L’histoire nous a pourtant

Courrier international | n° 1038 | du 23 au 29 septembre 2010 � 29

�Dessin de Stephff, Bangkok.

Le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, a rabroué ainsi le chefde la fraction d’extrême droite au Parlement : “Il est regrettable que le Parlement hongrois doivetraiter de ‘criminalité tsigane’.

Il est inadmissible de considérerquelqu’un comme un criminelpotentiel juste parce qu’il est né avec certaines caractéristiques.”Des propos courageux, estime le webzine Komment.hu.

Mais, dans le monde d’aujourd’hui, diffé-rentes valeurs continuent à s’affronter :nous n’avons rien en commun avec le sau-vage capitalisme d’Etat chinois ou avec lerégime oligarchique autoritaire russe.Nous devons défendre le territoire denotre Europe ! Nombreux sont ceux quil’oublient, largement aidés par des leadersfriands de popularité au rabais. NicolasSarkozy et Silvio Berlusconi sont, en lamatière, de véritables champions.

Iront-ils jusqu’à l’effondrement duprojet européen, l’œil rivé sur leurs scru-tins nationaux de demain plutôt que portéspar une vision de l’Europe en tant que puis-sance mondiale ? Pour la Roumanie, ceserait une catastrophe historique. Nousn’avons pas de projet de modernisation endehors du projet européen et, dans lesconditions actuelles, il est difficile d’enimaginer un autre. Inévitablement, nous

glisserons de nouveau, en compagnie deplusieurs nations voisines, dans cet

espace dont nous nous sommes silongtemps efforcés de sortir. Notreprojet d’occidentalisation, entamé il

y a un siècle et demi par quelquesjeunes enthousiastes formés à Paris,

serait à nouveau mis entre parenthèses.La menace est réelle. Par conséquent, ilest préférable de regarder au-delà de lacrise momentanée des campements illé-gaux. Pensons à nos valeurs et apportonsnotre contribution au renforcementdu projet européen. Nous n’avons pas lechoix. Ovidiu Nahoi

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Dossier Roms “Où est passé l’argent destiné auxRoms ?” se demande l’hebdomadaireKapital de Sofia, pour aussitôt tirerce constat : “La Bulgarie ne consacrepas suffisamment de moyens à une

C’est après la chute du communisme que les Romsd’Europe de l’Est, exclus dupassage à l’économie de marché,ont commencé leur migrationvers l’Europe occidentale.

Ogoniok (extraits) Moscou

A ujourd’hui, dans l’Union euro-péenne, une dizaine de millionsde personnes se considèrent

comme roms (sur 18 millions environ dansle monde entier). Pour l’essentiel, ils sontarrivés à l’ouest du continent en provenancede Slovaquie, de Hongrie, de Républiquetchèque (entrées dans l’Union en 2004),ainsi que de Bulgarie et de Roumanie(entrées en 2007). On comprend bien lesraisons de cet exode : en Europe de l’Est, etsurtout en Roumanie (où vivent 2,5 millionsde ces descendants de tribus venues del’Inde lointaine), leurs conditions de viesont comparables à celles des ressortissantsdes pays les plus misérables d’Afrique. Leschiffres sont accablants : une personne sursix ne mange jamais à sa faim ; dans lesanciens pays socialistes, moins de 20 % desRoms ont terminé leurs études secondaires ;plus de 70 % vivent en dessous du seuil depauvreté, sans allocations ni soins médi-caux, puisque la plupart n’ont pas de papiersd’identité. Leur espérance de vie est infé-rieure de quinze ans à la moyenne euro-péenne, et la mortalité infantile est chez euxquatre fois supérieure.

Dès lors, faut-il s’étonner que, depuis ladisparition des visas et des postes frontièresqui les retenaient, les Roms d’Europe del’Est, et d’abord les Roumains, aient fui leursvillages pour gagner les pays de la partieprospère de l’Europe dans l’espoir d’une viemeilleure ? Cette immigration massive a

commencé avant même l’adhésion de leurspays d’origine à l’UE. Dans le cas de la Rou-manie, les visas ont été supprimés un an etdemi avant. Une plaisanterie courait alorsà Bucarest : “Maintenant tout va bien, les Romssont partis pour l’Europe”. Et l’Europe a réa-lisé ce que cela signifiait lorsqu’elle a pris lavraie mesure du phénomène. Selon lesdécomptes les plus modestes, environ unmillion de Roms de ce pays “trafiquent”désormais en Europe de l’Ouest.

Ils ont même quitté la Hongrie où,depuis l’époque socialiste, ils vivaient mieuxque dans les pays voisins. Auparavant 95 %de cette communauté (de 800 000 à 900 000 personnes, soit à peu près 10 % dela population totale) travaillaient dans l’in-dustrie, le bâtiment et l’agriculture ; ilsavaient des revenus stables, le gouverne-ment leur fournissait des logements, leursenfants allaient à l’école et obtenaient desdiplômes universitaires. Avec l’arrivée del’économie de marché, ce système s’esteffondré. “Les réformes des années 1990 ontsurtout affecté l’industrie lourde et l’agricul-ture, soit les domaines qui employaient unemain-d’œuvre bon marché, peu qualifiée”,constate Orban Kolompar, président del’autorité des Roms de Hongrie. “Dans lepays, le taux moyen de chômage est de 11 ou 12 %,mais chez les Roms, il dépasse 50 %.”

Le gouvernement est donc contraint deleur verser des aides, ce qui entraîne des ten-sions sociales. De nombreux Hongrois sontpersuadés que les Roms touchent des allo-cations sans rien faire, alors qu’eux-mêmessont obligés de travailler pour gagner lamême chose. Mais, d’après leur respon-sable, les Roms aimeraient mieux trouverdu travail que recevoir des aides. “Dans notrevillage, presque tout le monde est au chômage.Moi, j’ai onze enfants à nourrir”, dit IgnatsIoukhas, qui vit près de Paks. “J’accepte n’im-porte quoi, je fauche les prairies, je ramasse du

bois , je fends des bûches, je fais quarante-cinqjours par an de travaux d’intérêt général proposés par la mairie, qui me rapportent200 euros. Heureusement que cette mesureexiste, mais je n’ai pas de travail permanent. Jesuis obligé de compter sur les allocations…”

Cette situation se retrouve partout, dela Roumanie à la République tchèque et,pour noircir un peu plus le tableau, ilconvient d’évoquer l’augmentation de lacriminalité chez les Roms et la montée dusentiment anti-Roms dans la société. Ainsi,en Hongrie, un accident de la route a dégé-néré il y a quelques années : un automobi-liste, perdant la maîtrise de son véhicule,avait tué un enfant rom, dont la famillel’avait alors battu à mort. En représailles,une vague d’incendies et de meurtress’était abattue sur les villages roms de l’estdu pays. Un groupuscule radical, la Gardehongroise, interdit depuis par la Courconstitutionnelle, en avait profité pourrecruter. Aujourd’hui, le parti d’extrême

droite Jobbik (Mouvement pour une Hon-grie meilleure), représente la troisièmeforce politique au Parlement.

Les néofascistes tchèques surfent aussisur la tendance anti-Roms. Leur Partiouvrier a focalisé l’attention lors desémeutes qu’il a fomentées à Litvinov. Cesévénements ont eu un écho dans tout lepays, avec des appels à “nettoyer” les vil-lages roms. En République tchèque, lesRoms étaient encore moins prêts que lesautres à s’adapter aux changements induitspar la “révolution de velours” de 1989. Peuéduqués, sans qualification profession-nelle, ils ont vu disparaître le secteur publicde l’économie qui les employait en vertudes programmes d’aide nationaux. Cela aentraîné l’apparition de bidonvilles où s’entassent, comme dans des ghettos, de60 000 à 80 000 personnes. Ces camps sontdevenus des zones de forte criminalité.Pendant longtemps, personne ne s’estoccupé de la question. Il a fallu l’affaire dela clôture entre la partie rom et la partienon-rom de la rue Maticni, à Usti sur Elbe,puis les affrontements sanglants de Litvi-nov, pour que l’Etat tchèque se décide àconsidérer le problème et à créer uneAgence des affaires roms.

Las d’attendre un plan d’aide des auto-rités, les Roms tchèques et roumains sontpartis en quête d’une vie meilleure, mais euxne prennent pas d’assaut les pays d’Europedu Sud. Ils préfèrent la Grande-Bretagne etle Canada. On assiste à un partage dumonde. Et l’afflux de Roms tchèques auCanada a atteint de telles proportionsqu’Ottawa a récemment réinstauré les visaspour les Tchèques. Cela aboutit à stigmati-ser comme une dictature l’un des pays quisuit avec le plus de persévérance la voie dela démocratie. La Grande-Bretagne a faillielle aussi réintroduire l’obligation du visa àcause de ces arrivées massives de Roms,mais pour ne pas pénaliser l’ensemble desTchèques, elle s’est contentée de renforcerle contrôle des passeports à l’aéroportmême de Prague. En outre, l’ambassade britannique à Prague n’accepte plus lesdemandes d’asile politique.

On a longtemps eu l’impression quel’Union européenne ne remarquait pas lesproblèmes posés par l’afflux de millions deRoms en provenance d’Europe de l’Est. Iln’y a que peu de temps que la Commissiona enfin convoqué un sommet spécial sur lesujet. Trois pistes ont été évoquées pourfavoriser l’intégration : programmes d’édu-cation destinés aux enfants, aide à la créa-tion d’entreprises individuelles avec octroide microcrédits. Mais les fonds affectés parl’UE peinent à trouver rapidement leur des-tination. Finalement, la solution policièreproposée par Sarkozy est pour l’instantbeaucoup plus concrète que les initiativesen faveur de l’intégration avancées par leprésident de la Commission européenne.Fiodor Loukianov

Géopolitique

Les laissés-pour-compte de la liberté

La Commission européenne a réagi énergiquement au traitement que la France a réservé aux Roms. Cela tientau fait qu’elle s’était depuispeu attaquée à ladiscrimination dont ceux-cifont partout l’objet. Mais celatient surtout au fait qu’unedes libertés fondamentalesde l’UE est touchée – le droit à la libre circulation.Ce droit était auparavantlimité aux travailleurs. Depuis1957, ceux-ci étaient libres de prendre un emploi dans un autre Etat membre. Avec la création du marché unique,

en 1992, ce droit fut peu à peuétendu à d’autres groupes.Les citoyens européens n’ontdésormais plus besoin d’avoirun contrat de travail en pochepour demeurer dans un autreEtat membre ; ils doiventseulement chercher du travailde façon crédible. Il leur suffitd’ailleurs de trouver unepetite occupation. Ils doiventavoir le même accès aumarché du travail que lesautochtones. Et ils ont le droitde rester dans le paysd’accueil à la fin de leurcontrat de travail. A défaut derevenu régulier, il faut prouver

qu’on a des moyens suffisantset une assurance-maladie.Quiconque exerce pendantcinq ans une activité dans unpays membre obtientautomatiquement un droit au séjour permanent.Tout cela vaut égalementpour les ressortissants de Roumanie et de Bulgarie,d’où viennent la plupart des Roms. Lors de l’entrée deces Etats dans l’UE, en 2007,dix pays, dont la France etl’Allemagne, ont certes posédes limitations qui prendrontfin au plus tard en 2014. En France, les ressortissants

de ces pays doivent avoir unpermis de travail et de séjour.Le gouvernement français fait valoir que le droit à la librecirculation ne vaut plus quand l’étranger menacel’ordre public ou n’a pas assezd’argent. Les Roms entrentselon lui dans ces catégorieset ne peuvent donc pasdemeurer sur le territoire plusde trois mois. La Commissionpourrait se montrer tolérantesur ce point ; mais cibler tout un groupe ethnique, c’est aller trop loin pour elle.Süddeutsche ZeitungMunich

Pour mémoire

Du droit des Européens à circuler librement

�Roms à louer. Dessin de Vauro paru dans Il Manifesto, Rome.

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années, notre diplomatie a pris tour à tourdes orientations pro-américaine, prorusse,proallemande et je ne sais quelle autre…Mais j’attends toujours qu’elle prenne uneorientation probulgare, à savoir que leministère des Affaires étrangères bulgarese mette au service de ses propres citoyens.

Le ministre Nikolaï Mladenov vientencore de rater une occasion. Interrogé finaoût sur l’affaire des Roms chassés deFrance, notre ministre a pris la défense deParis au détriment de ses propres conci-toyens. Selon lui, il n’y aurait pas de Romsexpulsés de force mais uniquement desretours volontaires. “Il s’agit là d’une affaireinterne à la France dans laquelle nous noussommes quelque peu invités”, a-t-il encore dit.Dans les jours qui ont suivi, la Commissioneuropéenne a condamné de manière parti-culièrement ferme ces mesures fondéesselon elle sur des critères ethniques etracistes et qui, en tant que telles, contreve-naient aux textes fondateurs de l’Unioneuropéenne.

La Commission n’adresse pas de tellescritiques à la légère, surtout à l’encontre

d’un des grands pays d’Europe, l’un des fon-dateurs et pilier de l’UE. José Manuel Bar-roso est d’ailleurs souvent critiqué pour saprétendue bienveillance à l’égard de la chan-celière allemande et du président français,tous deux membres comme lui de la droiteeuropéenne. Le tout sur le dos des petitspays, faibles et nouveaux venus dans l’UE,

comme la Bulgarie. Mais cette fois-ci, laCommission a montré un autre visage,ferme et courroucé vis-à-vis des actions dela France. Et ce sont finalement VivianeReding et José Manuel Barroso qui ont prisla défense des citoyens bulgares en France.Plutôt que de se saisir de cette rare occasionpour faire entendre la voix de la Bulgarie,Mladenov s’est, lui, fait l’avocat de la Franceet de son gouvernement. Mais en aucun cason ne pourrait dire qu’il a défendu dans cette

Vu de Sofia

Honte à la Bulgarie, qui ne défend pas ses citoyensDans l’affaire des Roms, la diplomatie bulgare a failli,déplore le correspondant à Bruxelles du quotidienpopulaire Troud.

Troud Sofia

L orsque je croise notre ministredes Affaires étrangères, je pensesouvent à Martin Luther King et

à sa phrase célèbre : “Je fais un rêve…”. Carmoi aussi, j’ai un rêve : qu’un jour la Bulga-rie puisse avoir une politique étrangèredigne de ce nom.

Pendant la guerre froide, nous ne pou-vions pas avoir notre propre politiqueétrangère parce que nous appartenions àun bloc, lié par le pacte de Varsovie, danslequel nous étions de surcroît l’élève le plussage et le plus obéissant. Mais cela va fairevingt et un ans que le bloc soviétiquen’existe plus et, dans ce vide postcommu-niste, j’attends toujours que la Bulgariechoisisse son camp. Durant toutes ces

Courrier international | n° 1038 | du 23 au 29 septembre 2010 � 31

véritable intégration.” Le journal a faitles comptes. Les dix dernières années,quelque 140 millions d’euros ont étédépensés par l’Etat (fonds propres etfinancements extérieurs) pour

améliorer le sort de cette population,ce qui fait “3,30 leva [1,65 euro] par mois par personne”. “Même si on se trompe de quelques leva, les litaniessur les ‘milliards engloutis’ sont des

fables. Et, en même temps, noussommes en droit de nous demander où sont passés ces 140 millions. Lesentiment général est que l’argent a,pour l’essentiel, été jeté par la fenêtre.”

affaire nos intérêts nationaux. Au côté deBerlusconi, le gouvernement bulgare estaujourd’hui le seul allié dans la France. Je nesais pas si l’Elysée remarquera cette loyauté.Et même si c’était le cas je doute que laFrance nous fasse cadeau de ces corvettesque nous avons achetées sous le gouverne-ment précédent avant de reconnaître quenous n’avions pas les moyens de nous lesoffrir [en 2007, des discussions avaient étéengagées en vue de l’achat par Sofia dequatre frégates fançaises, pour un montantde 900 millions d’euros. Fin 2009, le gou-vernement Borissov a suspendu le contrat].

Mais les choses désagréables ont tou-jours quelque chose de positif. Cette affairea certainement permis la consolidation dessentiments proeuropéens au sein de lapopulation bulgare, et plus particulière-ment chez les Roms. Après la campagneantitsigane de Paris, ils savent désormaisqui est prêt à les défendre : Bruxelles plutôtque Sofia. Et c’est pour cela qu’ils porterontdésormais l’Europe dans leur cœur et nemanqueront pas d’y circuler. Librement etsans contrainte aucune. Vesselin Jelev

Le gouvernementbulgare est avec l’Italiele seul allié de la France

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A quelques jours des électionslégislatives du 26 septembre, un blog local proche du président s’en prend aux médias et à leur regardbiaisé sur le pays.

Aporrea (extraits) Caracas

L e bombardement d’informationsnégatives, falsifiées, déforméeset manipulées sur le Venezuela

s’est intensifié ces derniers jours dans lesmédias américains [et la presse interna-tionale en général]. Le Venezuela subit cephénomène à chaque veille d’élection. L’of-fensive médiatique contre le gouverne-ment Chávez n’a qu’un seul but : soutenirles efforts de l’opposition en vue de chas-ser du pouvoir le président vénézuélien.Depuis huit ans, ceux qui poursuivent cetobjectif tentent de justifier des coupsd’Etat, des sabotages économiques, desattentats terroristes, des assassinats de per-sonnalités, des manipulations électorales,la guerre psychologique et une augmenta-tion disproportionnée de la présence mili-taire américaine dans la région.

Chaque année, Washington et ses di -verses agences espèrent arriver à leurs finset financent à coups de millions de dollarsles partis politiques, les campagnes et lescandidats de l’opposition anti-Chávez. Lesmédias internationaux apportent égale-ment de l’eau à ce moulin. Avec leurs grostitres sensationnalistes et leurs reportagesbiaisés, ils tentent de préparer l’opinion

Amériques

publique mondiale à tolérer n’importequelle décision prise contre Chávez. A encroire The Economist, “le Venezuela a la plusmauvaise économie du monde”. Quant au NewYork Times, qui constitue une référencepour beaucoup de journaux, il affirme que

“Caracas est plus violent que l’Irak”. “Le Vene-zuela affiche le taux d’homicides le plus élevéde tout le continent américain”, ajoute lemagazine Newsweek, affirmant au passageque “la popularité de Chávez est au plus bas”.Peu importe que leurs chiffres ne corres-

pondent pas à la réalité ou que leurs sourcesne soient pas dignes de foi – tout ce quicompte, pour eux, c’est de donner l’imaged’un Etat en échec, hors la loi, discrédité,isolé sur la scène internationale. La télévi-sion n’est pas en reste. Début septembre,CNN a présenté un reportage intitulé LesGardiens de Chávez [disponible sur You-Tube]. Elle y associait abusivement le gou-vernement Chávez à des groupes armés,des criminels, des terroristes et des forcesparamilitaires. Le 13 septembre, PatriciaJaniot, la journaliste vedette de CNN enespagnol, a interviewé en direct un terro-riste en cavale, le présentant comme un“étudiant persécuté” par le gouvernementChávez. Il s’agissait en réalité de Raúl DíazPeña, qui a été condamné en 2008 pour sonimplication dans l’attentat contre lesambassades de Colombie et d’Espagne, sur-venu le 25 février 2003 à Caracas. Díaz Peñas’est évadé de sa prison le 5 septembre et apu entrer aux Etats-Unis sans aucun pro-blème. Une semaine après son arrivée,CNN l’invitait en prime time. “Combiend’autres prisonniers politiques y a-t-il au Vene-zuela ?” lui a demandé la journaliste. A la finde l’entretien, elle a souhaité “bonne chance”au terroriste et l’a félicité d’avoir échappéà la “terrible dictature de Chávez”.

Comment une chaîne de télévisioninternationale peut-elle interviewer endirect un individu condamné pour terro-risme, évadé de prison, et lui souhaiter“bonne chance” ? Ce n’est possible que lors-qu’il s’agit du Venezuela. Deux jours aprèscet entretien scandaleux sur CNN, FoxNews titre : “Le Venezuela suspend le ‘vol

En 2005, les adversaires d’HugoChávez avaient boycotté lesélections législatives, laissant ainsile champ libre aux candidatschávistes. Pour ne pas répéter cetteerreur, l’opposition présente aux

Alors même que le paysenregistrait, entre 2003et 2008, une croissanceéconomique record, les médiassemblaient ne diffuser que de mauvaises nouvelles. En l’espace de cinq ans, cettecroissance a atteint un niveausans précédent, la pauvreté a été réduite de plus de moitiéet le chômage a fortementdiminué. En termes réels(corrigés par l’inflation), lesdépenses sociales par personneont plus que triplé et la gratuitédes soins de santé a été élargie àplusieurs millions de personnes.Pourtant, alors que leséconomistes des organisationsinternationales ne contestentpas ces chiffres, les principauxmédias n’ont pas relayé ces informations.En mai, la Commission

économique pour l’Amériquelatine et les Caraïbes (Cepalc) a découvert qu’entre 2002et 2008 le Venezuela avaitréussi à réduire les inégalitéssalariales plus que n’importequel autre pays d’Amériquelatine. Le Venezuela présentedésormais la répartition des revenus la plus égalitaire de la région. Or cette information n’a toujours pas été diffuséedans la presse internationale.En 2009, le pays a été frappépar la récession. Ces mêmesmédias qui, quelque tempsauparavant, n’accordaientaucune attention au fait quel’économie vénézuélienne sedéveloppait à un rythme bienplus soutenu que n’importequelle autre économie de larégion, ont soudain manifestéun intérêt pressant pour son

PIB. En janvier 2010, legouvernement a dévalué lamonnaie et la presse a préditque l’inflation pourrait atteindre60 % dans les mois suivants. Or, ces prévisions ont étédémenties : la hausse des prix a nettement ralenti depuis ladévaluation. En rythme annuel,le taux d’inflation des troisderniers mois s’élève à 21 %. Cesdonnées viennent confirmer le fait que les économistes dont dépendent les principauxmédias ont une compréhensionlimitée du fonctionnementactuel de l’économievénézuélienne. Tout indique en fait que le Venezuela est sortide la récession au deuxièmetrimestre 2010. En effet,pendant cette période, la croissance s’est établie à 5,2 %en rythme annuel corrigé des

variations saisonnières. En juin,la banque Morgan Stanley a prédit que l’économie allait secontracter de 6,2 % cette année,puis les prévisions ont annoncéune baisse de 1,2 % pour l’anprochain. Le Fonds monétaireinternational (FMI) a prévuquant à lui une croissancenégative du PIB par habitantpendant les cinq prochainesannées. Il convient de préciserque le FMI avait largement sous-estimé la croissance de l’économie vénézuéliennependant sa périoded’expansion. Bien entendu, la poursuite de la croissancevénézuélienne n’est pasassurée. Elle dépend del’engagement du gouvernementà soutenir la demande globale.En ce sens, la situation du paysest semblable à celle

des Etats-Unis, de la zone euro et de nombreux autres paysplus développés, où la repriseéconomique est, à l’heureactuelle, anémique etincertaine. Mais quoi qu’il arrive,nous pouvons nous attendre à une couverture médiatiquepartiale de la réalité. Ainsi,gardez toujours à l’esprit quemême si vous lisez The NewYork Times ou que vous écoutezNPR [National Public Radio, la radio publique américaine],vous obtiendrez toujours desinfos à la Fox News [la chaînecâblée ultraconservatrice].Alors, si vous souhaitez avoirune vision plus juste de lasituation, il faut aller cherchervous-mêmes les informationssur Internet. Mark WeisbrotThe Guardian (extraits)Londres

Economie

Cachez cette réussite que Washington ne saurait voir

Venezuela

Chávez, tête de Turc de la presse américaine

� Dessin de Nerilicon paru dans El Economista, México.C

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terroriste’ vers la Syrie et l’Iran”. Dans lereportage, publié aussi sur son site Inter-net, Foxnews.com, la chaîne américaineclasse le Venezuela comme “l’un des troisEtats les plus complaisants avec les terroristes”,avec la Syrie et l’Iran. A propos d’un vol dela compagnie aérienne nationale Conviasa,la Fox affirme que “l’avion transportait unchargement illicite et mortel, notamment desexplosifs et des matériaux radioactifs, et offraitun passage sûr à des terroristes, des espions, desexperts en armement et de hauts responsables

des services de renseignement iraniens, ainsiqu’à des membres du Hezbollah et du Hamas”.Ses sources ? “Des agences de renseignementoccidentales, des personnalités de l’oppositionvénézuélienne et un ancien espion iranien tra-vaillant pour la CIA.”

Le dangereux reportage de la Fox, dansle souci d’associer le Venezuela au terro-risme, va encore plus loin. “Reza Khalili,ancien gardien de la révolution iranien, quiespionnait pour le compte de la CIA, a déclaréà Fox News que ces ‘vols spéciaux’ faisaientpartie d’un réseau terroriste international dirigépar l’Iran, qui s’étend maintenant aux Etats-

Unis. Téhéran se servait de ces vols pour créerune base opérationnelle en Amérique.”

La Fox accuse ainsi le Venezuela d’ai-der à mettre en place un “réseau terro-riste” contre les Etats-Unis. De tellesaccusations peuvent provoquer desguerres. Fait incroyable, Fox News s’estdiscréditée dans son propre reportage,l’une de ses principales sources ayantreconnu qu’elle n’avait pas vraimentde preuves à l’appui de ses dires. “PeterBrookes, un ancien analyste du ministèreaméricain de la Défense et agent de la CIA,qui travaille aujourd’hui pour The HeritageFoundation [un think tank de Washington],a affirmé que ce vol transportait régulièrementde hauts responsables des gardiens de la révo-lution entre l’Iran et le Venezuela, destinés àoccuper des postes dans les services de rensei-gnement de ce pays d’Amérique latine.” Et deconclure : “Nous ne pouvons pas dire aveccertitude ce qui se passe, mais cela se dérouledans le plus grand secret.” Autant dire quecette source reconnaissait ne rien savoirmais que, dans le doute, il s’agissait forcé-ment de quelque chose de négatif.

Voilà la logique que Fox News utilisepour tenter d’accuser le Venezuela de ter-rorisme. C’est non seulement très bête,mais aussi très dangereux. Et, à quelquesjours des élections législatives, cette agres-sion médiatique ne peut que s’intensifier.Eva Golinger

élections législatives du26 septembre un front uni quirassemble une multitude de partishétéroclites sous le sigle commun deMUD (Mesa de la unidad democrática,Table de l’unité démocratique).

"Peu importe que leurschiffres ne correspondentpas à la réalité"

Au Venezuela, enArgentine, en Bolivie,en Equateur, lesgouvernements sequerellent fortementavec les médias…Eduardo Galeano*Ces généralisations sur laréalité latino-américaineet les pays du Sud engénéral sont le reflet de la vision étroite despays du Nord. Pour eux,dès que les faibles tentent de s’exprimer ou de sortir de la misère,ils deviennent dangereux.Le patriotisme est légitime dansl’hémisphère Nord, mais, au sud, il est perçucomme du populisme ou pis encore, comme du terrorisme. Les informations sont très manipulées, elles dépendent des yeuxqui les regardent ou desoreilles qui les écoutent.La grève de la faim des Indiens Mapuches au Chili n’occupe que peud’espace dans les médias

les plus influents, alors qu’une grève de lafaim au Venezuela ou àCuba fait les gros titres.Alors qui sont les terroristes ?

Le présidentvénézuélien, HugoChávez, est un de ceuxqui croisent le fer avecla presse. L’avons-nousabusivementcatalogué ?Il y a une diabolisation deChávez dans les médias.Autrefois, c’était Cuba quijouait le rôle du méchant,mais tout change. Et s’iln’y a pas de méchant, il n’ya pas d’histoire. S’il n’y apas d’ennemis dangereux,

que fait-on des dépensesmilitaires ? Le mondefonctionne sur uneéconomie de guerre et a donc besoin d’ennemis.S’ils n’existent pas, on les invente. Il ne fautpas toujours prendre les anges pour des angeset les démons pour des démons. C’est unscandale qu’actuellementdans le monde, à chaqueminute, on destine3 millions de dollars aux armes de guerre, un euphémisme pourdésigner l’industrie ducrime. Le monde a besoind’ennemis. Dans lethéâtre du bien et du mal,les rôles sont parfoisinterchangeables,comme pour SaddamHussein, un saint pour l’Occident un jour et un diable un autre jour.Propos recueillis parOscar Gutiérrez, El País(extraits), Madrid

* Ecrivain uruguayen, auteurnotamment de Les Veines ouvertesde l’Amérique latine – Une contre-histoire (éd. Plon).

Interview

Un ennemi bien pratique

� Dessin de ManaNeyestani, Iran.

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Le mouvement ultraconservateura enregistré plusieurs victoireslors des primaires républicaines.Mais certains de ses poulainspourraient ne pas être élus lorsdu scrutin du 2 novembre.

Los Angeles Times (extraits), Los Angeles

A vec la victoire de Christine O’Don-nell [voir p. 9] lors de la primairerépublicaine du 14 septembre

pour le poste de sénateur du Delaware, leTea Party a clôturé la saison préélectoraleavec huit de ses représentants alignés dansla course au Sénat, créant un choc dans leshautes sphères républicaines et faisantprendre au parti un net virage à droite. Lemouvement Tea Party doit maintenantpasser la principale épreuve : ses poulainssauront-ils surfer sur la vague de mécon-tentement suscitée par le gouvernementactuel et décrocher une victoire le2 novembre ? Ou offriront-ils aux démo-crates de nouvelles chances de renforcerleur majorité au Congrès ?

Tous les candidats victorieux soutenuspar le mouvement – Christine O’Donnelldans le Delaware, Joe Miller en Alaska, MikeLee dans l’Utah, Rand Paul dans le Ken-tucky, Sharron Angle dans le Nevada, MarcoRubio en Floride, Ken Buck dans le Colo-rado et Ron Johnson dans le Wisconsin –ont exigé l’abrogation de la réforme del’assurance-maladie du président Obama.Certains préconisent même la suppression

Crise économique oblige, de plusen plus d’aïeuls s’occupent à pleintemps de leurs petits-enfants.

The Washington Post (extraits),Washington

D epuis le début de la récession, en2007, le nombre d’enfants élevéspar leurs grands-parents s’est

considérablement accru. D’après unerécente étude du Pew Research Center, unenfant américain sur dix vit désormais avecl’un de ses aïeuls. Une tendance particuliè-rement ostensible au sein de la populationblanche, où la proportion de grands-parentss’occupant à plein-temps de leurs petits-enfants a augmenté de 9 % entre 2007et 2008, alors que la hausse n’a été quede 2 % pour la population noire et qu’aucuneévolution n’a été notée chez les Hispa-niques. Au total, 2,9 millions d’enfants sont

Amériques

du ministère de l’Education et le retrait desEtats-Unis des Nations unies. Les démo-crates pensent que ces candidats confor-tent l’image d’un extrémisme républicainen décalage par rapport aux électeurs.

Les enjeux sont également considé-rables pour le Parti républicain lui-même.Une série de victoires des candidats du TeaParty encouragerait ceux qui veulent pous-ser le parti plus à droite et réduire la tailleet la mission du gouvernement fédéral. En

revanche, une défaite de ces candidats dansles principales courses pourrait donnerl’avantage aux partisans d’une plus grandediversité idéologique dans la famille répu-blicaine. La bataille entre ces deux factionscouve depuis plusieurs années, mais elle nes’est jamais déroulée de façon aussi publiquequ’aujourd’hui. Immédiatement après lavictoire de Christine O’Donnell, le stratègerépublicain Karl Rove a critiqué la candidateet ses déclarations “stupides”, tandis que le

National Republican Senatorial Commit-tee [NRSC, Comité de campagne républi-cain pour les élections sénatoriales] secontentait d’un message de félicitations desplus laconique. Ces réactions illustrent l’ir-ritation des hautes sphères républicainesdevant ce qu’elles considèrent comme unmanque de pragmatisme et de calcul poli-tique dans la stratégie du Tea Party.

Mais lorsqu’ils seront vraiment dans lebain électoral, les candidats soutenus par leTea Party pourraient modérer leurs posi-tions. Depuis leur nomination, Rand Paul,dans le Kentucky, et Sharron Angle, dans leNevada, ont opéré des changements notablesdans leur discours. Angle a cessé de réclamerà tout bout de champ une “suppression pro-gressive” du système fédéral des retraites, etPaul met moins en avant ses convictionslibertariennes. Cependant beaucoup pen-sent que Christine O’Donnell, qui a prônél’abstinence sexuelle pour lutter contre lesida et n’a aucune expérience politique, auradu mal à séduire les électeurs modérés duDelaware. Certains – surtout des démo-crates réjouis – ont même décrit sa victoirecomme un succès pour le Parti démocrate.

Pour Ron Kaufman, ancien conseillerde George Bush père à la Maison-Blancheet membre du NRSC, une défaite potentielledans le Delaware serait un petit prix à payersi la base était gagnée par l’enthousiasme.“Dans certains endroits, le bébé sera jeté avecl’eau du bain et nous perdrons des courses quenous n’aurions pas dû perdre, affirme-t-il. Maisau bout du compte, nous aurons beaucoupprogressé. Le jeu en vaut la chandelle.”Kathleen Hennessey

Etats-Unis

Pour le Tea Party, le plus dur est à venir

Etats-Unis

Les grands-parents : une valeur refuge

Enjeux Les élections de mi-mandatse dérouleront le 2 novembreprochain. L’ensemble de la Chambredes représentants, un tiers du Sénatet 37 sièges de gouverneur seront

renouvelés. Pour regagner la majoritéau Congrès, les républicains ont besoin de remporter 40 sièges à la Chambre des représentants et 10 sièges au Sénat.

� Les initiales GOP désignent le Grand Old Party, l’autre appellation du Parti républicain ou partide l’Eléphant. Dessin d’Adam Zyglis paru dans The Buffalo News, Etats-Unis.

désormais principalement élevés par aumoins l’un de leurs grands-parents.

Le nombre d’enfants vivant dans cettesituation s’est élevé régulièrement tout aulong de la décennie, mais la dégradation duclimat économique a soudainement accen-tué cette hausse. Dans une autre étude réa-lisée plus tôt cette année, le Pew ResearchCenter soulignait que le nombre de foyerscomposés de trois générations était plusimportant qu’il ne l’avait jamais été pendantun demi-siècle, en raison des licenciementset des saisies qui ont marqué cette récession.

Pour autant, la conjoncture écono-mique n’est pas seule responsable. A traverstout le pays, les services sociaux essaient deplacer les enfants issus de familles à pro-blèmes chez des proches plutôt que dansdes foyers. En outre, certains couples demilitaires, envoyés à plusieurs reprises enIrak ou en Afghanistan, ont préféré confierleurs enfants à leurs propres parents.Néanmoins, les défenseurs des familles

intergénérationnelles soulignent que larécession frappe de plein fouet les grands-parents. Certains s’occupent de leurs petits-enfants alors que leurs propres enfants sontpartis trouver un autre travail ailleurs oucherchent à se reconvertir. Dans le mêmetemps, de nombreux Etats ontpratiqué descoupes dans les programmes qui apportaientun soutien économique et moral à cesfamilles particulières, par l’intermédiaire degroupes de parole ou d’assistance à domi-cile. Enfin, de nombreux grands-parents nedisposent eux-mêmes que de faibles res-sources, leurs fonds de pension ayant étébalayés par la crise économique.

Les groupes de soutien sont pris d’as-saut par des grands-parents qui demandentde l’aide pour la première fois de leur vie.“Des personnes qui n’ont jamais eu besoin deces services les réclament maintenant”, sou-ligne Cathy Tompkins, une gérontologuequi collabore avec le comté de Fairfax( Virginie) pour évaluer les besoins des

personnes qui s’occupent de membres deleur famille. Une grand-mère qui participaitrécemment à une réunion de l’agence pourles services à la famille du comté s’est plainteque sa petite-fille, qui invitait souvent sesamis à dormir chez elle lorsqu’elle étaitenfant, n’ose plus le faire aujourd’hui parceque tous ses amis vivent, eux, avec leursparents. Elle voulait que soit créé un groupede soutien pour les adolescents afin qu’ilsne se sentent pas seuls et “différents”.

D’après l’étude du Pew Research Center,près des deux tiers des grands-parents ayantdes petits-enfants à charge ont moins de60 ans. “Ce ne sont pas nécessairement desretraités”, explique Amy Goyer, une expertedes questions familiales. “Ils se préparent àpartir à la retraite et leurs économies ont fondu.Elles ont été grignotées par la situation écono-mique et ils dépensent le peu qu’il leur reste pourleurs petits- enfants. Ainsi, même la générationdes grands-parents est fragilisée.”Carol Morello

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Asie De 2004 à 2009, les attaques aux engins explosifs improvisés (Improvised Explosive Device,IED) sont passées de 308 à 7 155 en Afghanistan. Elles sont lapremière cause de mortalité parmi

les civils. En 2009, elles ont tué 1 054 Afghans et 275 des 520 soldatsde la coalition qui ont trouvé la mortsur le sol afghan. A voir sur YouTube,l’animation réalisée par le siteWikileaks : http://is.gd/fjwKZ

L’adolescent a passé dix-huitmois avec les rebelles dans les montagnes pakistanaises.Dans un document exclusif paru dans Newsweek, il racontesa fascination pour le djihad.

Newsweek (extraits) New York

A l’époque, l’incident n’a guèreattiré l’attention internationale :juste une nouvelle attaque de

drones sur de présumés djihadistes dans lesmontagnes du Nord-Waziristan [dans lesZones tribales pakistanaises]. C’était le16 mars dernier, dans un hameau situé prèsde la ville de Datta Khel. Hafiz Hanif a ététémoin du raid. Ce jeune Afghan et lesmembres de son unité d’Al-Qaida ont arrêtéleurs deux voitures devant le village, pro-tégé par des enceintes. Hanif a été envoyépour récupérer du ravitaillement laissé làquelques jours plus tôt. Après avoir frappéà la porte, il est poliment retourné vers lesvéhicules. Chez les Pachtounes [groupe eth-nique vivant de part et d’autre de la fron-tière afghano-pakistanaise], il est impolid’attendre devant la porte de quelqu’un, carune femme pourrait venir ouvrir. Mais, aumoment même où il s’approchait des véhi-cules, l’un d’eux a violemment explosé.Quelques secondes plus tard, c’était audeuxième de prendre feu. Lorsque lapoussière est retombée, il ne restait plusqu’un enchevêtrement de métal fumant et7 membres arabes du réseau Al-Qaidaavaient été tués sur le coup. Voyant qu’unmilitant était encore en vie, Hanif a essayéde l’aider. “Il était gravement blessé à la tête età la poitrine”, a-t-il rapporté à Newsweek. “Ilest mort dans mes bras.”

Un élève brillant en arabeNeuf ans après les attentats du 11 septembre2001, les Etats-Unis ont encore 100 000 sol-dats en Afghanistan. Si leur mission estofficiellement de démanteler le réseau Al-Qaida, la plupart des Américains n’ontencore qu’une vague idée de l’identité del’ennemi. Oussama Ben Laden est devenuune espèce de fantôme et la preuve la plusrécente qu’il n’est pas mort est une cassetteaudio datant de mars 2010. Nous n’avionsjusqu’ici aucune vision de l’intérieur four-nissant un témoignage détaillé sur le fonc-tionnement d’Al-Qaida. Le récit de Hanif(nom sous lequel le jeune Afghan s’est pré-senté) nous en offre une.

Hanif vit actuellement près de Karachichez ses parents, qui font leur possible pourle retenir près d’eux. Ce garçon de 16 ans estun élève brillant, doué en maths et parlantcouramment l’anglais, l’arabe, ainsi que

l’ourdou et le pachto. Il a passé la majeurepartie des dix-huit derniers mois à s’entraî-ner et à travailler pour Al-Qaida dans lesZones tribales du Pakistan et en Afghanis-tan. Nous avons vérifié son récit dans lamesure de nos moyens. Son oncle, un cheftaliban, que nous connaissions déjà commeune source fiable, a confirmé les dires dugarçon. Plutôt que de rejoindre les talibansafghans, dont son oncle fait partie, le jeunehomme a choisi l’armée de Ben Laden, trèsvalorisée chez les djihadistes grâce à sa répu-tation de groupe d’élite. Aussi loin queremontent ses souvenirs, Hanif a toujoursrêvé de participer au djihad. Il avait toutjuste 7 ans quand les Etats-Unis ont envahil’Afghanistan, et sa famille n’a pas tardé àrecevoir la visite de combattants, de diri-geants et de partisans du mouvement tali-ban. “Le but de ma vie a toujours été d’être unchahid [un martyr], dit-il. Je veux tuer ces infi-dèles qui insultent les musulmanes et occupentla Palestine, l’Irak et l’Afghanistan.”

Au début de l’année dernière, il a ren-contré dans un café de Karachi un hommeà la barbe poivre et sel, venu des Zones tri-bales, qui lui a raconté des histoires palpi-tantes sur la guerre que mènent les talibanspakistanais contre l’armée à la frontièreafghane. Hanif, qui venait d’avoir 15 ans,

buvait ses paroles. “J’ai calmement exprimémon désir de rejoindre le djihad et l’homme m’adit qu’il allait essayer de m’y aider.” L’hommeétait en fait un recruteur de BaitullahMehsud, le chef des talibans pakistanais del’époque. Tué par un drone le 5 août 2009,il était connu pour enrôler des jeunescomme Hanif afin d’en faire des kamikazes.Quelques jours plus tard, le recruteur aappelé Hanif et lui a dit : “On y va.” Le len-demain matin, au lieu d’aller à l’école, legarçon a retrouvé le recruteur, avec qui il apris le bus à destination de Bannu, la portedu Nord-Waziristan, fief des djihadistes.

Mais il n’est jamais arrivé au camp deBaitullah Mehsud. Alors qu’ils faisaienthalte dans une base d’Al-Qaida près deDatta Khel, à la frontière avec l’Afghanis-tan, pour déposer deux jeunes Saoudiensqui faisaient eux aussi le voyage depuisKarachi, Hanif, sur une impulsion soudaine,a décidé de rester lui aussi. “Ces moudjahi-din arabes m’ont impressionné”, explique-t-il. Dans un arabe fluide, il a alors parlé deson oncle, le chef taliban. Son interlocu-teur, un Libyen responsable de l’entraîne-

ment, Cheikh Abdullah Saïd, l’a regardé despieds à la tête avant de lui dire : “Tu peuxrester si tu veux.” “J’étais ravi, se souvientHanif. J’aime parler arabe.”

Pendant trois mois, Hanif a suivi unstage d’entraînement harassant à Khisora,au Sud-Waziristan. Les instructeurs étaienttous arabes, mais la composition de songroupe témoignait de la large audience queconserve le réseau Al-Qaida. L’unité se com-posait d’une trentaine de recrues de di -verses nationalités, parmi lesquelles desTchétchènes, des Tadjiks, des Saoudiens,des Syriens et des Turcs, deux Françaisd’origine algérienne et trois Allemands,dont un d’origine arabe et l’autre turque.Hanif était le plus jeune et le seul Afghan.La plupart de ses camarades étaient âgésd’une vingtaine d’années ou moins, quel -ques-uns étaient plus âgés. L’entraînementcommençait avant l’aube. Outre les prièresqu’il était tenu de faire cinq fois par jour à lamosquée, le jeune Afghan a appris à con -duire motos, pick-up et camions. Des Arabeslui ont montré comment manipuler etconfectionner des engins explosifs impro-visés [IED, Improvised Explosive Device]ainsi que des vestes suicides. “Maintenant,je sais bourrer une veste de cinq à six kilos d’ex-plosifs et de billes d’acier en quelques heures àpeine”, se vante-t-il. Les instructeurs arabessuivaient les recrues de près, souligne Hanif.“Ils préféraient les jeunes à l’esprit vif, capablesd’obéir aux ordres et de ne pas se faire sautertrop loin de la cible”, explique-t-il. Le garçongarde de bons souvenirs de son entraîne-ment. “On mangeait bien et on nous donnaitde bonnes armes”, continue-t-il. Mais la bellevie n’a pas duré longtemps. Vers la fin dustage d’entraînement, l’armée pakistanaisea lancé une offensive contre les militantsbasés au Sud-Waziristan. Instructeurs etrecrues ont formé de petites unités et sesont échappés pour se regrouper dans le dis-trict voisin, au Nord-Waziristan.

Fascination pour les chefsAvec l’autorisation de Cheikh Saïd, Hanif aappelé sa mère pour la première fois depuisson départ. “Elle pleurait”, se souvient-il. Legarçon a attendu trois mois de plus avant dedécider de la rassurer et d’aller la voir. “C’estla propagande américaine qui prétend que, unefois qu’on a rejoint le djihad, on ne peut plus enpartir”, lui a un jour expliqué un chef. “LesArabes me disaient : ‘Tu es libre de partir, maispourquoi ne pas rester avec nous ?’ Ces mili-tants engagés pensent que c’est un péché deparler de la maison et de la famille.” Hanif a finipar rentrer chez lui, mais, après troissemaines passées à Karachi, il a filé en doucepour rejoindre la base du Nord-Waziristan.

Peu après, les incursions de l’arméepakistanaise dans la région ont commencé

Pakistan-Afghanistan

Moi, Hafiz Hanif , 16 ans, terroriste en herbe

Kaboul

IslamabadA F G H AN I S T A N

P A K I S T A N

TADJIKISTAN

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PAKTIKA

KHYBERPAKHTUNKHWA

Nord-Waziristan

Sud-Waziristan

Kandahar

Offensives actuellesmenées par l’OTAN

Peshawar

BannuMiranshah

Khost

Datta Khel

Lign

e Durand

Les Zones tribales, sanctuaire d’Al-Qaida

A la une

Dans son édition du 14 septembre,l’hebdomadaireaméricain Newsweekconsacre sa une à Al-Qaida. Pour l’un deses éditorialistes les plusconnus, Fareed Zakaria,l’organisation terroriste

n’est plus aussi dangereuse qu’on veutencore le croire. Brandir sa menace restepourtant une bonne méthode pour justifierla guerre en Afghanistan.

“Maintenant, je saisbourrer une veste de cinq à six kilosd’explosifs et de billesd’acier en quelquesheures à peine”

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à s’intensifier et les Predator [drones] amé-ricains sont devenus encore plus mena-çants. Le bruit des drones dans le ciel étaitsi incessant, raconte Hanif, qu’on finissaitpar ne plus les entendre, comme le bour-donnement des insectes. Les dégâts causéspar une attaque de drones peuvent êtreextrêmement importants, raconte-t-il. Il sesouvient d’avoir passé des heures à fouillerles décombres avec d’autres militants à larecherche d’un commandant et de n’avoirretrouvé que sa tête. L’organisation parvientnéanmoins à remplacer une partie deshommes qu’elle perd et les nouveaux venusen provenance de Turquie et du Moyen-Orient apportent beaucoup d’argent aveceux, parfois 20 000 dollars [15 300 euros]ou plus en espèces. Selon Hanif, les forcesd’Al-Qaida au Pakistan se composent toutau plus de 130 Arabes et de quelquesTchétchènes, Ouzbeks et Turcs, et la moitiéd’entre eux ait quitté le pays au printempspour faire face aux nouvelles troupes amé-ricaines en Afghanistan.

Le jeune Afghan reconnaît qu’il ne saitrien de la stratégie globale d’Al-Qaida. Aucours des dix-huit mois passés au sein dumouvement, il n’a pas rencontré un seulmembre ayant une idée de l’endroit où setrouvaient Ben Laden et son numéro deux,Al-Zawahiri, et pourtant tous combat-taient farouchement en leurs noms. Ilévoque les chefs qu’il a rencontrés avec la

même fascination qu’un adolescent pourune star, citant notamment BaitullahMehsud et son successeur, HakimullahMehsud [l’actuel chef des talibans pakis-tanais], Abu Yahya Al-Libi, le numéro troisd’Al-Qaida, et Azzam Al-Amriki [Azzaml’Américain, responsable de la propagande ;Islamabad a annoncé son arrestation enmars 2010]. Hanif est vraiment ravi d’avoirconnu l’agent double jordanien Al-Balawi,le kamikaze qui, en décembre dernier, acausé la mort de 7 agents américains dansune base secrète située près de Khost, enAfghanistan. Il raconte que c’est le cou-turier de son groupe qui a confectionnéla veste suicide du Jordanien. Un jour,Hanif a été chargé avec d’autres militantsd’accompagner Al-Balawi jusqu’à la routede Miranchah, à la frontière afghane. Le

lendemain, Cheikh Saïd a annoncé à Hanifque le Jordanien était désormais en Afgha-nistan, où un hélicoptère américain l’avaitemmené à la base de la CIA. (Selon lesautorités américaines, Al-Balawi est arrivéen voiture.)

Le garçon me montre une vidéodétaillant la confection de la veste sui-cide d’Al-Balawi et la façon d’introduiresoigneusement des explosifs dans les treizetubes en tissu placés côte à côte et reliés pardes fils. Mais il a d’autres souvenirs, plusgais. Les matchs de volley, très animés,entre Arabes et Turcs, et les parties dechasse aux lapins, oiseaux et autres petitsgibiers, qu’ils cuisaient et mangeaient enplein air. Une fois par mois, le jeune Afghanétait chargé d’aller faire les courses pour lecamp. Il dépensait parfois plus de 1 000 dol-lars en nourriture, en matériel, en muni-tions et même en cadeaux pour des amis.Au printemps, le groupe auquel apparte-nait Hanif a été envoyé en Afghanistan,dans la province de Paktika, grâce à de fauxpapiers afghans. L’objectif était de travailleravec les chefs talibans afghans des pro-vinces voisines de Kaboul et de les former.“J’étais fier de combattre pour la première foisdans mon pays”, dit le garçon.

Puis, en juillet dernier, Hanif a obtenul’autorisation de rentrer chez lui. Depuisdeux mois, il est à la maison mais, commel’avaient prévenu ses amis arabes, il est

confronté au luxe, aux distractions et auxtentations. “Sur Internet et dans la rue, il y ades choses horribles qui peuvent corrompre votreâme, dit-il. Il faut être prudent.” Il n’étaitrentré que depuis dix jours quand son oncletaliban a commencé à l’encourager à semarier et à se lancer dans les affaires. Sonpère l’a lui aussi poussé à terminer sesétudes et à se marier. “Tu feras un meilleurmartyr”, lui a-t-il assuré. Hanif ne le croitpas. “Si je m’engage, comme le veulent mesparents, je sais que ce sera la fin de la vie quej’aime”, explique-t-il.

Le garçon passe des heures dans sachambre à surfer sur des sites liés aux tali-bans, à Al-Qaida et aux djihadistes d’Irak.Il échange avec des jeunes sur des forumsextrémistes. Il évite tout contact avec lesfemmes, même sur les sites islamiques, carc’est pour lui une perte de temps. Les mes-sages qu’il échange avec d’autres militantssont souvent accompagnés de smileys auvisage triste. “Les montagnes et mes frèresmoudjahidin me manquent, dit-il. Je ne suispas heureux ici.”

Comme tous les kamikazes d’Al-Qaida,Hanif a rédigé ses dernières volontés. Ilrecommande aux hommes de sa famille derejoindre le djihad et de choisir eux aussi lavoie du martyre. “Ainsi, mes frères bien-aimés,nous nous retrouverons, en compagnie devierges”, écrivait-il le 21 décembre 2009. Ilvenait d’avoir 16 ans. Sami Yousafzai

� Le commandant taliban Ameer (au centre) dans les Zones tribales en avril 2010. Il est recherché par l’armée pakistanaise.

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La photographe

La Française Sarah Carona fait de longs séjours au Pakistan entre octobre 2007 et mai 2010. Dans sonouvrage Pakistan: Land

of the Pure [Pakistan : le pays des purs], qui sort en novembre 2010 chez Images en manœuvres Editions, elle expose les multiples facettes de la sociétépakistanaise. Ci-dessus, l’un de ses clichéspris dans un camp de combattants.

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Victimes de la mécanisation de l’agriculture, les bêtes de trait disparaissent peu à peudes rizières. Mais les autoritésont décidé de leur donner une seconde chance.

The Asian Wall Street Journal(extraits) Hong Kong

A u bord du champ qui sert de ter-rain d’entraînement, Kam, unbuffle d’eau de 4 ans, s’apprête à

tracter une charrue sur un sol fraîchementlabouré. Un “expert ès buffles” frotte un peude terre sur le front de l’animal et lui susurrequelques mots d’encouragement. “Nousallons te dresser – sois attentif. Si tu ne labourespas comme il faut, les gens te tueront et te man-geront. Nous t’aimons.” Bienvenue à l’écoledes buffles, dernière initiative en date pouraider ces bovidés d’Asie à lutter contre uneréalité de plus en plus prégnante à l’échellemondiale – le manque d’emplois. L’arrivéedes tracteurs a rendu superflue l’une des

premières compétences du buffle, le labour.Il lui faut une vingtaine de jours ou plus pourcreuser les sillons qu’un tracteur expédieen une journée. Les buffles sont “trop lents”– quand ils savent labourer – reprocheSomsak Baitalum, un riziculteur de 53 ansdu centre de la Thaïlande, qui se servaitauparavant de ces animaux avant de lesabandonner pour un tracteur NaganoNT350, ses quatre roues motrices, ses douzevitesses et sa verrière teintée.

La population de buffles a chuté de 26 %en Thaïlande entre 1998 et 2008 [deschiffres plus alarmistes évoquent une baissede 40 %], à la mesure de l’engouement desagriculteurs pour la technologie, constatentles experts des Nations unies. Conséquen -ce : ces animaux ont quasiment disparu decertains villages. Cette tendance désespèreles autorités, qui expérimentent diversesstratégies pour inciter les agriculteurs àles employer davantage. L’un de ces pro-grammes prend la forme d’une “banque dubuffle et de la vache”, basée à Bangkok, quiprête des animaux aux fermiers qui ne lesutiliseraient sans doute pas sans cette ini-

tiative. En échange, les agriculteurs cèdentla première femelle née, laquelle pourraensuite être prêtée à son tour. La banquecompte aujourd’hui près de 33 000 “bufflesde prêt” disséminés à travers le pays. Paral-lèlement, le ministère de l’Agriculture aversé des subsides aux villages pour qu’ilsacquièrent plus d’animaux. Mais certainsvillageois revendent à des abattoirs leurbuffle, qui finit ainsi en boulettes de viande.

Komin Mongkolpanya, 58 ans, respon-sable du bureau national de l’élevage à BuaYai, à quatre heures au nord de Bangkok, nebaisse pas les bras pour autant. Il intervientauprès des agriculteurs pour les convaincrede ne pas abandonner les bovidés, vantantleurs nombreux avantages, dont l’utilisa-tion de leurs déjections comme engrais, etattire l’attention des fermiers sur la haussedu prix du pétrole. Les buffles étant deve-nus rares dans les rizières, nombre d’agri-culteurs ne savent plus comment lesdresser. C’est en partie ce qui a inspiré àKomin Mongkolpanya son dernier projet,l’école des buffles, dans laquelle les animauxpeuvent apprendre différentes techniques

de labour. Les agriculteurs versent 150 bahtspar jour pour le dressage, soit environ4 euros. Le programme dure habituellementde quatre à six semaines. Les recrues bo -vines doivent être âgées d’au moins 3 ans.Une première étape, délicate, consiste àenfiler une corde à travers les naseaux del’animal, que l’agriculteur utilisera pour leguider. Vient ensuite l’heure de l’entraîne-ment au labour. Une fois le dressage ter-miné, les animaux sont renvoyés à leurspropriétaires.

En dépit de ces initiatives, Komin craintque le buffle n’ait guère de chances deretrouver sa place. Les motifs de satisfac-tion existent, cependant – lorsque l’écolevend un élève modèle, par exemple. Unbuffle particulièrement prometteur, Yai(“grand”, en thaï), a ainsi été vendu aubureau de l’élevage de l’Etat pour la sommede 18 000 bahts, soit près de 440 euros.Après quoi, il a été envoyé dans une autrerégion où, à son tour, il servira d’exemplepour le dressage des jeunes générations.Patrick Barta et Wilawan Watcharasakwet

Thaïlande

A l’école des buffles d’eau

Dhanin Chearavanont, l’homme le plus riche de Thaïlande selon le magazine Forbes Asia, consacre unepartie de sa fortune à la sauvegarde descoqs de combat et des buffles d’eau. Il les sélectionne en vue de lareproduction des meilleurs spécimens.

24 sept. >03 oct.

ParisI2

010

Toute la programmation :www.ficep.info

DR

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Le forum d’été de Davos vientde se réunir dans l’une des plusgrandes villes de Chine, dont la croissance est essentiellementtirée par les investissementsdans les infrastructures.

Jingji Guancha Wang (extraits)Pékin

L e thème principal du forum d’étéde Davos, qui se tenait du 13 au15 septembre à Tianjin, était :

“Comment promouvoir une croissancedurable”. Pour la Chine, dont l’économieconnaît depuis une trentaine d’années unetrès forte progression [durable, selon lesindices d’activité industrielle les plusrécents], pérenniser cette croissance estdevenu une question extrêmementimportante.

En réalité, la Chine n’a pas attendu leforum de Davos de cet été pour réfléchir auproblème. Théoriquement, il faut passerd’une économie tirée par l’investissementà une économie commandée par la consom-mation, compenser la consommation desressources par le progrès scientifique ettechnique, évoluer de l’utilisation d’unemain-d’œuvre bon marché à la hausse de laproductivité. Lors du forum, le Premierministre Wen Jiabao a ainsi proposé troissolutions : développer largement lessciences et les technologies, ainsi que l’en-seignement ; perfectionner les industriestraditionnelles grâce aux nouvelles tech-nologies ; développer les secteurs émer-gents présentant un intérêt stratégique.

Basse efficacité énergétiqueCependant, promouvoir le développe-ment économique durable de la Chineétait déjà au cœur des préoccupations duXIIe Congrès du Parti communiste chinois,en 1982. Or, malgré des appels en ce senslancés depuis des années, les chiffres sontlà : aujourd’hui, pour produire 1 million dedollars de PIB supplémentaire, la Chinedépense trois fois plus d’énergie que lesEtats-Unis, cinq fois plus que l’Allemagneet près de six fois plus que le Japon. EnChine, le coût de la croissance économiqueactuelle est supérieur de plus de 25 % à lamoyenne mondiale et les avancées se fonttoujours à grand renfort de sources d’éner-gie. En 2009, le taux d’investissement agrimpé à 46,8 %, soit un record depuis le lan-cement des réformes, tandis que la part dela consommation finale dans le PIB a chutéà 48,6 %, son plus bas niveau depuis le lan-cement des réformes. L’investissementreste le principal moteur économique.

De façon assez ironique, c’est à Tianjinque les participants à la session estivale duforum de Davos ont appelé à une “crois-sance durable”. Or le développement récentde l’agglomération [à l’est de Pékin, l’une

des dix plus grandes villes de Chine] s’estappuyé sur des investissements massifs quiont déclenché un boom économique. C’estle contre-exemple par excellence d’un ajus-tement de la structure économique.

La ville a connu ces dernières années unvigoureux essor, qui lui a permis de conser-ver une croissance de 16,5 % de son PIBmême en 2008 et 2009, au plus fort de lacrise financière. Au cours du premiersemestre 2010, son PIB a atteint 410,65 mil-liards de yuans [environ 47 milliards d’eu-ros], soit une hausse de 18 % sur un an. Lesecret du maintien d’une croissance aussiforte réside essentiellement dans le lance-ment de grands projets industriels et la réa-lisation d’équipements d’infrastructures.En 2009, la formation brute de capital fixeprivé a bondi de 47,1 %, établissant un nou-veau record, à 500,6 milliards de yuans.

On peut dire que prendre pour thème àTianjin “la promotion du développement du-rable” montre toute l’urgence et le caractèrestratégique du problème et en même tempsfait prendre conscience au reste du mondede la difficulté pour la Chine de réaliser à ter-me cet objectif.

Cette difficulté est due à plusieurs fac-teurs, mais surtout au fait que les autoritéslocales ne considèrent pas les choses sousle même angle que le gouvernement natio-nal. En effet, à cause du système de notationdes cadres politiques, qui prend largementen compte les performances en termes dePIB, les autorités locales recherchent unecroissance élevée. D’autre part, il n’existe

pas d’endroit en Chine où les gens n’espè-rent pas voir leur région se développer plusrapidement encore et n’ont pas trop enviede se sacrifier à la cause nationale [en se pri-vant de ces investissements pour réorien-ter le modèle de croissance]. C’est un choixdicté par les intérêts de chacun.

Tianjin va dépasser ShenzhenPour reprendre le cas de Tianjin, après êtrerestée silencieuse durant de longues an-nées, l’agglomération devrait, sauf acci-dent, dépasser Shenzhen l’an prochain etCanton d’ici trois ans, se hissant ainsi autroisième rang national. Dans un avenirpeu lointain, Tianjin risque fort de sur-passer Pékin. Et cela bien que la plupart desprojets de production industrielle en Chi-ne soient en surnombre, bien que le modèlereposant uniquement sur l’investisse-ment ait déjà montré ses effets néfastes etbien que les approvisionnements en ma-tières premières limitent l’expansion éco-nomique… Nombreux sont ceux qui sedemandent si ce type de développementest viable. Mais, pour les dirigeants de la vil-le comme pour leurs administrés, peu im-porte combien de temps durera cettecroissance explosive, puisqu’elle est sy-nonyme de gains colossaux. Il n’est doncpas facile d’y renoncer.

Aussi, quand on se fixe pour objectif depromouvoir une croissance durable, faut-ilrester confiant, mais en sachant raisongarder à la lueur de l’expérience de déve-loppement de Tianjin. Yi Peng

Courrier international | n° 1038 | du 23 au 29 septembre 2010 � 39

Le mot de la semaine

Fazhan Développement“Il n’y a que le développement qui compte”,a déclaré Deng Xiaoping en 1992. Cettemaxime sonna le départ d’une coursenationale frénétique au profit. Malgré le nombre de plus en plus restreint desgagnants, la Chine est devenue riche. Ellea cette année dépassé le Japon, devenantla deuxième puissance économiquemondiale après les Etats-Unis. Cetteréussite est largement saluée en Occident.La crise économique aidant, certainsexperts vont jusqu’à dire que ce miraclechinois déjoue tous les préjugésoccidentaux : le consensus de Washingtonest démenti, la dictature prouve sonefficacité et le développement n’introduitpas forcément la démocratie.Vu de Chine, cet optimisme paraîtcependant quelque peu abstrait. A Zhouqu,dans la province du Gansu (nord-ouest),en août, des coulées de boue ont fait1 500 morts et ont détruit la ville. Lesconclusions officielles mettent en cause ladestruction massive des forêts. Jadis ledistrict était parmi les plus boisés du pays,mais quelques décennies dedéveloppement ont suffi pour détruireentièrement ses belles forêts. Lesresponsables locaux étaient prévenus dudanger de glissements de terrain. Desefforts ont été déployés, on a créé desstations de reboisement, mais, faute devolonté politique et de mesures decontrôle, ces investissements n’ontcontribué qu’à l’enrichissement des plusmalins. Résultat : après deux décennies decroissance remarquable, la ville est rayéede la carte.Le miracle chinois est-il àl’image du devenir de Zhouqu ? Laréponse n’est sans doute pas simple. Maisun sociologue a avancé sa version : lacroissance est là, l’enrichissement aussi,mais il n’y a plus d’air frais, plus d’eaupotable ni de nourriture saine. Voilà ledéveloppement à la chinoise ! Chen YanCalligraphie d’Hélène Ho

Chine

Tianjin, la fausse croissance durable

� L’économiechinoise.

Dessin d’ArcadioEsquivel,Costa Rica.

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Bravant les convenancesimposées par le régimeislamiste, une jeune blogueuse a choisi de traverser la bande de Gaza à bicyclette. Un voyageparfois mouvementé, mais aussiponctué de bonnes surprises.

Al-Hayat Londres

A force d’entendre des “Ça ne se faitpas”, “Tu n’as pas honte”, “Ce n’estpas convenable”, elle a eu envie de

défier la société et d’entreprendre quelquechose de symboliquement fort. Elle a doncdécidé de braver les normes et d’enfour-cher sa bicyclette. Asma Al-Ghoul, jour-naliste et blogueuse palestinienne de28 ans, s’est baladée à vélo dans la bandede Gaza avec trois amis, deux Italiens etune Américaine, militants au sein d’asso-ciations de défense des droits de l’homme.Une telle expérience ne pouvait qu’éton-ner, surtout dans un territoire gouvernédepuis trois années par le Hamas.

Malgré la chaleur étouffante de l’été, ilssont donc partis de Rafah, à la frontièreégyptienne, pour se diriger vers Gaza,30 kilomètres plus au nord. Ce périple estlourd de sens pour Asma, à qui la bicycletteétait interdite depuis l’enfance. La sociétépalestinienne en général, et celle de Gazaen particulier, réprouve l’utilisation duvélo par les filles. “Mes amis étrangers yvoient un simple moyen de transport agréable,explique-t-elle, mais, pour moi, cela signifiebeaucoup plus. A Gaza, on ne croise à peu prèsjamais une femme à vélo. Aucune loi ne l’in-terdit expressément, mais les gens ne voientpas ça d’un bon œil. En plus, le Hamas a pro-mulgué une série de règles discriminatoires àl’égard des femmes. C’est injuste et stupide.Ce voyage était une sorte de défi. Je voulaisvoir comment les gens allaient réagir.”

Soumises et obéissantes“Mais cela a été une bonne surprise. Je m’at-tendais à rencontrer des problèmes sans fin,à commencer par le fait que je n’étais pas sûrede savoir encore faire du vélo après tant d’an-nées. Mais il a suffi que je l’enfourche pour queça reparte. Ensuite, la plupart des gens quenous avons rencontrés ont été aimables etn’ont pas été avares d’encouragements.Personne ne s’est formalisé de nous voir à vélo,Chantal et moi”, ajoute-t-elle. Ainsi, levoyage a été un vrai plaisir.

Toutefois, Asma rappelle deux expé-riences négatives. “A un moment, un groupede jeunes à moto s’est mis à nous poursuivre enprétendant qu’ils étaient de la police du Hamas.Je ne les ai pas crus parce qu’ils étaient tropjeunes et parce qu’ils refusaient de montrer leurcarte quand je le leur ai demandé. Je les ai priésde nous laisser tranquilles. Quand une voiturede police est passée, j’en ai profité pour deman-der de l’aide. Les vrais policiers ont chassé les

Moyen-Orient

motards et ont été très sympathiques. J’ai vrai-ment été étonnée qu’ils ne nous disent rien surle fait même de faire du vélo. Je crois que c’est laprésence de mes accompagnateurs étrangersqui les a rendus si accommodants. Le secondincident a été plus ennuyeux. C’était encore desjeunes à moto. Ils nous ont dépassés, puis ontfait demi-tour pour nous coincer en nous col-lant de près. Nous avons été obligés de nous arrê-ter au bord de la route. Au deuxième passage,l’un d’eux a tapé Chantal dans le dos et m’acraché au visage. Je n’ai pas hésité à répliquerdu tac au tac. Je m’étais préparée à de telles éven-tualités. Il y en a souvent qui agissent ainsi avecmoi, parce que je ne suis pas voilée et qu’ils n’ontpas l’habitude de voir une Gazaouie tête nue.”

C’est en effet depuis l’enfance que lerefus d’Asma de se plier aux normes socialeslui a valu des brimades. “J’avais six ans quandj’ai compris que la société considérait le corps

féminin comme quelque chose de honteux. C’estquelqu’un de la famille qui m’a grondée pourm’obliger à mettre un pantalon sous ma robe.J’avais l’impression qu’il allait me frapper. Etpuis, il y a cette incessante injonction : ‘Assieds-toi bien’. Cette phrase accompagne la femmede la naissance jusqu’à la mort.” Asma a aussifait partie d’un groupe récemment arrêtépar la police des mœurs sur une plage deGaza. “Nous y étions avec des amies, au milieude familles en goguette. On papotait comme toutle monde quand, soudainement, la police a fondusur nous. J’ai été accusée d’avoir ri et d’être sortiesans tuteur mâle. C’est là que j’ai compris à quelpoint notre société se focalise sur les aspects lesplus formels pour juger les gens.”

C’est surtout la situation faite auxfemmes dans la bande de Gaza qu’elledénonce. “Pourquoi les femmes doivent-ellestoujours veiller à se montrer soumises et obéis-

santes vis-à-vis de normes aberrantes ? Quelsque soient leurs diplômes et leur situationprofessionnelle, elles sont tenues en lisièrepar la société, qui ne cesse de chipoter sur leurmanière de se vêtir. Un simple regard de leurfamille suffit à les tétaniser, même si elles sontchefs d’entreprise, dirigent des centaines desalariés ou gèrent des millions de dollars. Pour-quoi n’arrivent-elles pas à être indépendanteset autonomes ?” s’interroge-t-elle.

Etrangers dans notre villeDepuis que le Hamas a pris le contrôle de labande de Gaza, à l’été 2007, il a imposé unesérie de limitation des libertés publiquesqui pénalisent surtout les femmes. Ellesn’ont par exemple plus le droit de fumer lapipe à eau [le narguilé] dans des lieux publicssous prétexte que cela serait “contraire auxus et coutumes de la société”. Le porte-paroledu ministère de l’Intérieur du Hamas adéclaré qu’il n’était “pas convenable qu’unefemme croise les jambes et fume le narguilé enpublic. Cela entache l’image du peuple palesti-nien qui souffre déjà du blocus.” De même, il aimposé l’an dernier aux avocates de porterune longue robe noire couvrant entière-ment le corps et de se couvrir les cheveux.Cette décision s’est heurtée à l’hostilitépopulaire et à des organisations de défensedes droits de l’homme palestiniennes etinternationales. Le Hamas a dû faire marchearrière. Le syndicat des avocats palestiniensa parlé d’une grave atteinte aux libertéspubliques, contraire à tous les principesjuridiques et aux us de la profession. Parailleurs, au début de l’année scolaire, lesfilles qui portaient l’uniforme scolaireofficiel – à savoir une longue jupe et uneblouse – ont été renvoyées à la maison parles directeurs et les directrices d’école, avecl’ordre de mettre le voile.

Selon Human Rights Watch, cela s’estfait en dehors de tout cadre légal. Il s’agis-sait d’une campagne de “promotion de lavertu” et, selon des responsables du Hamas,elle aurait été motivée par “l’inquiétante pro-gression des comportements amoraux” à Gaza.Par ailleurs, la même ONG rapporte destémoignages de Palestiniens selon lesquelsdes femmes se trouvant en compagnied’hommes dans l’espace public ont étéinterpellées par la police du Hamas poursavoir s’ils étaient bien membres de la mêmefamille. On apprend également qu’enjuillet 2009 trois hommes ont été battuspour s’être baignés torse nu.

Lorsqu’on demande à Asma si elle a déjàpensé à l’émigration, elle répond que “lesimple fait de m’imaginer loin de Gaza me rendtriste. C’est au moment où un lieu vous blesseque commence l’histoire d’amour qui vous lie àlui. Gaza aujourd’hui a bien changé, et noussommes devenus étrangers dans notre propreville. Je me demande tous les matins quand jepourrai vivre dans ma ville comme je le souhaiteet non comme on me l’impose.”Badia Zaydan

Palestine

Une femme à vélo défie le Hamas

� Dessin de Mayk paru dans Sydsvenskan, Malmö.

“Des hommes armés et cagoulés ontpris d’assaut un centre aquatique de Gaza, le Water Park, à l’aube du 20 septembre. Ils ont mis le feu aux bâtiments et détruit quelque 300 narguilés”, rapporte Elaph.

Inauguré il y a deux mois, ce complexe de loisirs privé avait été récemment fermé par le Hamas. “Ce centre permettait aux femmes de se mêler aux hommes. Et elles pouvaient fumer le narguilé !”

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Al-Ahram n’a pas hésité à trafiquer une photo pour propulser au premier planle président Moubarak.

Elaph Londres

L e quotidien égyptien Al-Ahram aeu recours à une photo retouchéepour illustrer le sommet de

Charm El-Cheikh du 14 septembre 2010.Elle montre le président égyptien HosniMoubarak marchant en tête d’un petitgroupe formé par Barack Obama, MahmoudAbbas, le roi Abdallah de Jordanie et Benya-min Nétanyahou. En réalité, Hosni Mou-barak ne marchait pas devant mais derrièreles autres. Prise à Washington, à la Maison-Blanche, lors de la rencontre pour le lance-ment des négociations directes entrePalestiniens et Israéliens, le 2 septembre, laphoto retouchée accompagnait un articleintitulé “Le chemin de Charm El-Cheikh”.La secrétaire d’Etat américaine Hillary Clin-ton et l’envoyé spécial de l’administrationaméricaine pour la paix au Moyen-Orient,

George Mitchell, étaient arrivés deux joursplus tôt dans la station balnéaire de la merRouge pour une médiation entre Israélienset Palestiniens. L’hôte du sommet étaitHosni Moubarak, et la photo devait doncillustrer le rôle éminent de la diplomatieégyptienne. Cette manipulation a valu auplus grand quotidien du pays une volée decritiques. Ainsi, le Mouvement des jeunesdu 6 avril y voit la preuve d’un manque deprofessionnalisme, tandis que le quotidienégyptien indépendant Al-Masri Al-Youmparle d’une “opération chirurgicale” desti-née à faire apparaître le président enmeilleure posture que dans la réalité.Achraf Abou Jelalat

Egypte

Arrêt sur une image truquée

sur Internet, milite pour des amendements constitutionnelset la levée de l’état d’urgence en vigueur en Egypte depuis 1981.

Le Mouvement des jeunes du 6 avril est né durant la vague deprotestations et de grèves du 6 avril2008. Ce groupe, formé grâce à Facebook et aux réseaux sociaux

Courrier international | n° 1038 | du 23 au 29 septembre 2010 � 41

� Capture d’écran du site d’Al-Ahram. Fondé en 1875, ce quotidienégyptien est l’un des plus anciens titres de la presse écrite arabe.

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L’enlèvement des cinq Françaisn’a pas encore été revendiqué,mais la piste Al-Qaida est la plus évoquée. Pour débloquer la situation et les retrouver, Paris a choisi l’option militaire.

Le Pays Ouagadougou

J amais un président n’a été dansune situation aussi embarras-sante que celle dans laquelle se

trouve actuellement le président français,Nicolas Sarkozy. En effet, à ses déboiresavec la Commission de l’Union euro-péenne, consécutifs à la récente expul-sion des Roms qui n’en finit pas de fairecouler de l’encre et de la salive, s’ajoutedésormais ce nouvel enlèvement d’otagesintervenu au Niger. On peut même dire,dans ce contexte, que le président Sarkozyest dos au mur.

L’heure est graveDans la nuit du 15 au 16 septembre, cinqFrançais, un Togolais et un Malgache, tra-vaillant pour le compte des groupes fran-çais Areva et Satom, ont été enlevés dansle nord minier du Niger, précisément dansla région d’Arlit, située à 1 000 km aunord-est de Niamey [selon plusieurssources ils seraient désormais retenusdans le nord-est du Mali, dans une zonemontagneuse du désert, adossée à l’Algé-rie]. De ce rapt, qui n’a pas encore étérevendiqué, on fait déjà des gorgeschaudes. Les autorités françaises évo-quent comme piste probable Al-Qaida auMaghreb islamique (AQMI). L’enjeu est

Afrique

si important et l’heure si grave qu’un telenlèvement a de quoi importuner lesautorités de l’Hexagone. D’autant que,depuis le raid franco-mauritanien du22 juillet dernier, qui avait conduit à ladestruction d’une base d’AQMI et à lamort de sept combattants, l’organisationavait juré de se venger et même réclamédes “re présailles” contre la France. Lamort, dans des conditions non encore élu-cidées, du septuagénaire humanitaireMichel Germaneau aura été un messagefort de la nébuleuse au “pays des droits del’homme”. Alors, que feraient les autori-tés françaises, plus que jamais gênées auxentournures, si AQMI en venait à reven-diquer ce rapt minutieusement et savam-ment orchestré ? La voie du dialogue, auregard des antécédents invoqués, paraît

pour le moment inenvisageable, à moinsque l’on fasse de nouveau appel auxtalents du célébrissime médiateur sous-régional, Blaise Compaoré, président duBurkina Faso, qui, fort de ses moyenshumains et de son expertise, saura, avecla discrétion qu’on lui connaît, mener unenégociation à l’issue heureuse.

De toute façon, le président Sarkozy,qui avait implicitement critiqué les auto-rités espagnoles [qui auraient versé plu-sieurs millions d’euros pour la libérationde deux de leurs ressortissants en aoûtdernier], ne semble pas prêt à céder à unéventuel chantage des islamistes enpayant une quelconque rançon. Pourl’heure, tout semble pencher vers uneoption militaire ou une guerre du Saharaqui impliquerait tous les Etats de la bande

sahélo-saharienne et, bien entendu, laFrance, sans oublier les Etats-Unis. Dès àprésent, certains Etats de la bande sahélo-saharienne ont déployé un dispositif sécu-ritaire renforcé qui rappelle la période debraise à leurs frontières respectives. [Unebase opérationnelle de 80 militaires, dis-posant notamment d’avions de recon-naissance de type Breguet-Atlantique aété mise en place le 20 septembre àNiamey.]

La guerre n’aura que trop tardéMême si, au Burkina Faso, on se veut ras-surant en arguant une simple volontépolitique de contrer le grand banditismequi sévit dans le pays, en Mauritanie, ondonne l’impression d’être en guerrecontre Al-Qaida au Maghreb islamique,comme en témoigne ce nouvel accro-chage entre l’armée nationale et les mili-tants de la nébuleuse. Zone de traficscaravaniers en tout genre, le Sahara seraitdevenu un véritable pandémonium quiéchappe apparemment à tout contrôle,puisque les Français eux-mêmes, non-obstant leurs moyens de surveillance,n’ont pas encore réussi à localiser lesauteurs de cet enlèvement crapuleux.Certains, par ailleurs, voient dans cetteaffaire un probable montage des Occi-dentaux, dans l’unique dessein d’attaquerle Sahara et d’en finir avec AQMI. L’undans l’autre, la guerre du Sahara n’auraque trop tardé. Ces i n d i v i d u s s a n sfoi ni loi, devenus de véritables lycan-thropes [êtres humains capables de setransformer en loup] qui opèrent sousle couvert d’une idéologie pestilentielle,auront fait de la région un no man’s land.Boundi Ouoba

Niger

Violente odeur de poudre au Sahara

Huit soldats mauritaniens et douze combattants d’AQMIauraient été tués lors de différentspilonnages en territoire malien

par les forces arméesmauritaniennes. Elles ont engagé deux avions de combat dans ces opérations.

ZinderMaradi

Agadez

Niger

ArlitGisements d’uraniumet lieu de l'enlèvement de septpersonnes dont cinq Français(jeudi 16 septembre 2010)

Tamanrasset Zoneformellementdéconseillée

Zonedéconseilléesauf raisons impérieusesZonesûreSource :ministère des Affaires étrangèresfrançais

Niamey

S A H A R A

400 km

ALGÉRIE

N I G E R

NIGERIA

TCHAD

LIBYE

MALI

BURKINAFASO

Le risque terroriste au Niger

Bienvenue au nouveauWaziristan. Le Sahel est devenuen l’espace de quelques annéesune zone de non-droit. Paris se retrouve englué dans cette région avec sespropres contradictions. AQMI (Al-Qaida au Maghrebislamique) a piégé Sarkozydans une logique de confrontation asymétrique.Après l’affaire Camatte, réglée à l’amiable [PierreCamatte avait été enlevé en novembre 2010 dans le nord du Mali. Ses ravisseurs l’avaientensuite “revendu” à AQMI avantd’être libéré en février 2010], et l’affaire Germaneau [AQMI a annoncé le 25 juillet sonexécution], qui a donné lieu

à un bain de sang, voici l’affaire“Areva”, avec ce qu’elle charriede plus opaque dans les milieuxpolitico-sécuritaires français.Sarkozy, qui avait tenté un raidd’amateurs pour libérer Michel Germaneau, se retrouveembarqué dans ce qui risqued’être une tragédie : cinqotages français, le temps quipresse, une action militaire à haut risque et une envie de représailles du grouped’Abou Zeid [l’un des chefsd’AQMI]. L’équation estinsoluble même pour les meilleurs des stratèges, car dans le capharnaümsahélien, Paris n’est pas toutseul et chaque acteur joue sa partition. Et certaines

questions demeurent plusgênantes que les réponses. Comment Paris a-t-il punégliger la sécurité de sesexpatriés, surtout sur le sitearchi connu d’Areva à Arlit,seule zone où AQMI peuttrouver une grandeconcentration de Français dans le Sahel ? Pourquoi ce chèque en blanc signé pour le régime d’ATT(Amadou Toumani Touré) au Mali, alors que son territoireest le théâtre de toutes les manigances : enlèvements,négociations, paiement derançons et zones de combat ?Comment peut-on prétendreaider la Mauritanie à sedéfendre et à mener la lutte

antiterroriste – à la place des autres Étatsdémissionnaires face à AQMI,comme Bamako – pourl’accuser ensuite de bombarder les colonnes des islamistes radicaux ?Pourquoi se méfier à ce point d’un allié algérien qui informe la DST sur des risquesd’attentat à Paris et éviter del’associer dans les opérationsmilitaires au Sahel ? Commentpeut-on humainementabandonner à leur sort les Touareg du Mali – affaméspar ATT –, tout en critiquant les rares Touareg qui ont rejointles rangs d’AQMI par désespoirou appât du gain ? En gros,comment peut-on prêcher

une stratégie et son contraire,puis tenter de trouver des amis dans cette régionpour sauver des vies humainesfrançaises ? C’est à cesinterrogations que le présidentSarkozy devra répondre face à son opinion publique, qui lui demandera des comptessur le sort des Français d’Areva.En effet, ces contradictionsn’appartiennent pas au Sahelmais bel et bien à Paris. Elles opposent les partisans de Sarkozy – qui veulent luiéviter le bourbier du Sahel – à ses adversaires – qui espèrentque “la menace sécuritaire”lui fermera les portes d’uneréélection en 2012. MounirBoudjema, Liberté, Alger

Vu d’Algérie

Le Sahel s’invite à l’Elysée

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Guinée

Le spectre peulhante Conakry

Le report du second tour de la présidentielle, dont le favoriest le Peul Cellou Dalein Diallo,montre que la question ethniquedomine encore les débats.

Kotch Dakar

L ongtemps considérée comme“l’homme malade” de l’Afriquede l’Ouest en dépit de ses poten-

tialités, la Guinée semblait avoir retrouvéle chemin de la guérison. Avec une transi-tion plutôt réussie et l’organisation de lapremière élection présidentielle vraimentdémocratique de son histoire agitée, ce“scandale géologique” devenu l’un des paysles plus pauvres de la planète et, pour sonplus grand malheur, dirigé successivementpar un tyran nationaliste, Sékou Touré [de1958 à 1984], un autocrate grabataire, Lan-sana Conté [ jusqu’en 2008], et un capitainefantasque, Dadis Camara [à la tête d’unejunte de 2008 à décembre 2009], semblaitavoir conjuré sa malédiction.

Mais, depuis quelques semaines, lesnouvelles en provenance de Conakry nesont pas du tout rassurantes. La Guinéesemble renouer avec ses vieux démons dufait des affrontements entre les partisans deCellou Dalein Diallo et ceux d’Alpha Condé.Cette montée des extrêmes fait craindre lepire dans la mesure où les tensions ethniquesviennent se greffer au contentieux électoral.Très clairement, la perspective de voir CellouDalein Diallo accéder au pouvoir n’est pasdu goût de tous. Certains acteurs politiquesde premier plan agitent en sous-main le nau-séabond épouvantail du “complot peul”dont avait tant souffert cette ethnie sous ladictature de Sékou Touré [au premier tourde la présidentielle, organisé le 2 juillet 2010,le candidat peul avait réuni 43,69 % des suf-frages sur son nom. Son rival, Alpha Condé,a recueilli 18 % ].

En embuscade, prétextant l’incapacitédes civils à trouver un accord, les militaires– qui n’ont quitté le pouvoir que contraintset forcés après l’effroyable tuerie du 29 sep-tembre 2009 [des manifestants pacifiquesqui réclamaient l’instauration de la démo-cratie ont été abattus par l’armée dans unstade de Conakry] et l’attentat contre DadisCamara – pourraient être tentés de jouer auxsauveurs et déborder ainsi le président de latransition, le général Sékouba Konaté, quifuit le pouvoir comme la peste.

Pis, une descente aux enfers du “châ-teau d’eau” de l’Afrique de l’Ouest, consti-tuerait un cauchemar pour la communautéinternationale. Et une menace vitale pourle Sénégal, qui accueille sur son sol plus de2 millions de ressortissants Guinéens [bonnombre d’entre eux ont fui les “pogromsantipeuls” du régime de Sékou Touré].Barka Ba

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Les

archives

www.courrier

international.com

Dobermann

Race créée vers 1890 par le collecteur d’impôtKarl Friedrich Louis Dobermann pour fournirdes chiens de garde.Fragilités spécifiques : peut souffrir de narcolepsie, de TOC, de fragilité des vertèbres cervicales et du syndrome de Willebrand, qui se traduit notamment par des hémorragies.

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Sciences Un article à relire : “Le psy des chiensde Hollywood”. Portrait de CesarMillan, célèbre vétérinairecomportementaliste américain. (Paru dans CI n° 1008, du 25/2/2010).

Avec un génome facile à déchiffrer et des maladiessimilaires aux nôtres, les canidés sont devenus les modèles d’étude préférés de nombreux spécialistes des troubles du comportementhumain.

Nature (extraits) Londres

Q uand débutent les célébrationsdu 4 juillet, aux Etats-Unis, Solo,border collie de 11 ans, doit avaler

une double dose de Xanax (alprazolam). Cetanxiolytique s’ajoute à l’antidépresseur – Fluoxetine ou Elavil (amitriptyline) –qu’on lui donne à longueur d’année. Car lesfeux d’artifice lui font péter les plombs, demême que les coups de tonnerre, les coupsde feu, et pratiquement tous les bruitsexplosifs. Haletant, bavant, l’œil dilaté, ilcherche alors désespérément un endroitoù se cacher. Il est susceptible d’attaquertout chien qui passe par là. “Ça s’appellerediriger son anxiété”, explique MelanieChang, sa maîtresse, biologiste à l’univer-sité de l’Oregon, à Eugene, qui lui admi-nistre ces médicaments.

Pendant son postdoctorat à l’universitéde Californie, à San Francisco, MelanieChang a collecté des centaines d’échan-tillons d’ADN de border collies, dont celuide Solo, dans le cadre d’une étude génétiquesur la phobie du bruit. D’après elle, 50 % aumoins des border collies en souffrent, dont10 % sévèrement. Pour Steven Hamilton,psychiatre de l’université de Californie, àSan Francisco, qui dirige ce projet, lapanique canine et l’anxiété humaine pré-sentent des parallèles. Les médicamentssont efficaces dans les mêmes proportions

chez l’homme et chez l’animal. “Les simili-tudes sont évidentes”, déclare-t-il. Actuelle-ment, les études qui visent à la fois à aiderles chiens malades et à démêler les racinesdes maladies neuropsychiatriques chezl’homme se multiplient.

La chasse aux gènes responsables detroubles psychiatriques chez l’homme estun “travail difficile qui donne peu de résultats”,confie Jonathan Flint, généticien du Well-come Trust Centre for Human Geneticsd’Oxford, au Royaume-Uni [fondationmondiale de recherche médicale] . Cela s’ex-plique en partie par la complexité dugénome humain et la difficulté du diagnos-tic. Or, après deux cents ans de sélection,les différentes races de chiens possèdentchacune une série de comportementspropres et leurs génomes permettent derepérer assez facilement les gènes respon-sables. “Les chiens sont les seuls modèles natu-rels de troubles psychiatriques ; ils sont parfaitspour la cartographie génétique et le clonage.C’est tout simplement génial”, déclare Guo-ping Feng. Ce spécialiste du génome dessouris au Massachusetts Institute of Tech-nology de Cambridge est en train de mettreen place des partenariats avec des spécia-listes des chiens.

40 % de chiens maladesLe border collie est un chien de berger, il aété sélectionné pour mener des troupeauxet pour entendre de loin les appels de sonmaître. C’est peut-être pour cela, se disentcertains, que son ouïe est tellement sensibleque le bruit produit chez certains individusun état de panique similaire à la crise depanique humaine. “En général, ce trouble del’humeur résulte en grande partie d’une longuepériode de sélection qui a permis d’obtenir deschiens capables de réagir à des signaux sociauxhumains”, explique Melanie Chang. D’autres

Recherche

Le chien, meilleur ami du neuropsychiatre

Dalmatien

Sélectionnée dans les années 1790 pourservir de chien d’équipage, cette race de chien courait alors aux côtés des coches.Fragilités spécifiques : prédisposé à la surdité, il souffre souventd’hyperuricémie (un excès d’acide uriquedans le sang), qui peut provoquer des calculsrénaux. Il peut également être agressif.

Golden retriever

Obtenu par croisement au milieu des années 1800 et ayant pour vocation de traquer et rapporter le gibier à plumesabattu à de longues distances.Fragilités spécifiques : bien que réputépour sa gentillesse, le golden retriever peut parfois être agressif, dominant, et sujetà des comportements compulsifs.

Cocker anglais

Race développée au XIXe siècle pour lever le gibier et le rapporter.Fragilités spécifiques : sujet à l’épilepsieet à des crises d’agressivité.

comportements ont une origine moinsclaire. Les dobermanns, par exemple, ontété conçus pour être des chiens de gardefidèles, mais ils présentent souvent des pro-blèmes comparables à un comportementobsessionnel compulsif. Et les dalmatiens,sélectionnés pour la vitesse et l’endurance,sans doute pour courir avec les chevaux, ontune tendance à l’agressivité.

Selon Nicholas Dodman, qui travaillesur le comportement animal à la Tufts Uni-versity de North Grafton, dans le Massa-chusetts, 40 % au moins des 77,5 millions dechiens étasuniens présentent un trouble ducomportement. Et, malheureusement,beaucoup de chiens ayant ce type de pro-blèmes sont euthanasiés. Les médicamentspour animaux de compagnie, entre autresles psychotropes, constituent un marchéflorissant.

Les chercheurs ont de bonnes raisons depenser que les chiens révéleront leurssecrets génétiques plus facilement que leshommes. Une étude réalisée cette année apar exemple montré que les différences detaille entre les chiens pouvaient s’expli-quer à 80 % par six variations génétiques.Chez l’homme, il faut 294 831 variationsgénétiques courantes prises dans leurensemble pour expliquer 45 % des diffé-rences de taille. Cependant, “des compor-tements qui semblent étrangement similaireschez l’homme et d’autres espèces peuvent avoirdes architectures génétiques complètement dif-férentes”, relativise Patrick Sullivan, del’université de Caroline du Nord, à Chapel

Hill. La même caractéristique pourraitainsi renvoyer à des zones du cerveau ou àdes gènes différents. Mais, pour les parti-sans de l’étude des chiens, le génome caninpeut donner des indications sur les inter-actions et mécanismes génétiques impli-qués dans les maladies humaines, ce quiserait déjà satisfaisant.

Traiter la narcolepsieOn compte au moins une réussite à cetégard. Pendant des décennies, les cher-cheurs ont tenté d’étudier l’ADN de per-sonnes atteintes de narcolepsie [troubleneurologique caractérisé par des épisodesirrépressibles de sommeil diurne] pourtrouver les gènes impliqués dans cettemaladie. Vaine entreprise : beaucoup degènes étaient en jeu, les facteurs environ-nementaux n’étaient pas cohérents etaucun mécanisme clair ne fut découvert.“On se demandait si c’était une maladie auto-immune mais personne ne voyait commentaller plus loin. C’était trop difficile”, relateEmmanuel Mignot, qui étudie le sommeilà la Stanford University School of Medi-cine, à Red Wood City, en Californie.

Justement, les dobermanns ont sou-vent une tendance à la narcolepsie. Ce sonteux qui ont permis d’en percer les mys-tères. En 1989, Mignot s’est mis à produiredes dobermanns narcoleptiques et à repé-rer le modèle de transmission génétiquede la maladie au moyen de techniques clas-siques [par sélection, croisement et ana-lyse statistique des gènes]. Sans les moyensde la génétique et les outils de la géno-mique moderne, il lui a fallu dix ans pourtrouver ce qui provoquait la maladie : unemutation du gène codant pour le récepteurde l’hypocrétine de type 2 (HCRTR2), quirégule la présence d’hypocrétine – un neu-rotransmetteur – dans le cerveau.

“Ils constituent les seulsmodèles naturels detroubles psychiatriques”

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“Nous avons commencé par mesurer l’hy-pocrétine dans le liquide céphalorachidien.Chez les narcoleptiques, il n’y en avait pas.C’était frappant”, raconte-t-il. Aujourd’hui,les chercheurs planchent sur les mutationsgénétiques qui provoquent cette carenced’hypocrétine entraînant la narcolepsiechez l’homme. Quant aux compagniespharmaceutiques, elles s’intéressent à l’hy-pocrétine pour trouver un traitement àl’insomnie.

Depuis la publication des résultats derecherche de Mignot, le génome canin a étéséquencé. Les chercheurs ont ainsi pu com-parer rapidement et facilement le génomede centaines de chiens en étudiant les poly-morphismes nucléotidiques simples (SNP),des variations d’une lettre dans le génomequi font office de marqueurs spécifiques.

La plupart des races de chiens sontextrêmement homogènes ; les individusd’une même race ont en commun des blocsd’ADN bien plus grands que ceux de deuxhommes pris au hasard. Les chercheurs ontdonc moins de SNP et d’individus à étudierpour trouver un bloc d’ADN qui soit lié defaçon significative à une maladie. SelonKerstin Lindblad-Toh, du Broad Institutede Cambridge, dans le Massachusetts, uneétude qui nécessite des centaines de mil-liers de SNP chez l’homme peut n’en néces-siter que 15 000 chez le chien.

Le gène responsable des TOCCes études ont permis de trouver les gènesresponsables de plusieurs caractéristiquescanines qui présentent un intérêt pour lesmaladies humaines ; l’ostéogenèse impar-faite [la maladie des os de verre], parexemple, est liée au gène qui produit depetites pattes épaisses chez les teckels ; lelupus érythémateux systémique [patholo-gie touchant plusieurs organes et qui semanifeste sous forme de fièvres, de douleursarticulaires et de lésions cutanées], maladieauto-immune, est contrôlé par cinq gènesdifférents chez le retriever de Nouvelle-Ecosse, selon une étude publiée cette année.Et ce n’est pas fini. L’Union européenne alancé en 2008 le projet LUPA. Doté d’unbudget de 12 millions d’euros, celui-ci réunitune centaine de chercheurs qui étudient plu-sieurs maladies complexes et monogé-niques – par exemple, des cancers, desmaladies cardiovasculaires et des troublesneurologiques –, après avoir établi le géno-type de 10 000 chiens. Ils ont déjà découvertdeux mutations génétiques canines qui pro-voquent des troubles correspondant à desmaladies humaines. “Les premiers résultatsmontrent que une fois qu’on trouve une muta-tion (liée à une maladie) chez le chien, dans 90 %des cas c’est le même gène qui est impliqué chezl’homme”, déclare Anne-Sophie Lequarré,vétérinaire à l’université de Liège, en Belgique, qui coordonne le projet.

Le traitement des troubles compulsifsfera peut-être partie des premières réus-sites de ces recherches. De nombreusesraces de chiens ont en effet un comporte-ment obsessionnel. Les bull terriers, parexemple, ont souvent tendance à couriraprès leur queue sans relâche. Quant aux

grands chiens, comme les dobermanns, lesbergers allemands, les danois et les goldenretrievers, ils ont parfois tendance à semordre les flancs ou à se lécher les pattesjusqu’à en perdre leurs poils ou provoquerdes lésions parfois invalidantes – une habi-tude que certains comparent aux lavagesde mains répétés et autres rituels pratiquéspar les personnes souffrant de TOC.

En janvier, Kerstin Lindblad-Toh etNicholas Dodman ont fait état d’un lienentre les troubles compulsifs et une partiedu chromosome 7 chez le chien. Après avoiranalysé le génome de plus de 90 dober-manns souffrant de mastication compul-sive et 70 individus témoins, et comparé14 000 SNP, ils ont conclu que ce compor-tement avait son origine dans des variationsd’un fragment d’ADN particulier.

Un gène de cette région avait déjà attiséla curiosité des chercheurs. Il s’agit du gèneCDH2, qui code la cadhérine 2 – une pro-téine qui intervient dans la formation desconnexions entre les neurones. GuopingFeng, qui étudie les TOC des souris, est entrain de plancher sur la relation entre TOCet cadhérine 2. A l’automne dernier, il s’estassocié à Kerstin Lindblad-Toh pour trou-ver les circuits cérébraux liés à la compul-sion et qui seraient communs à la souris, auchien et à l’homme.

Les études génétiques chez le chien seheurtent toutefois aux mêmes problèmesque les travaux sur les maladies humaines.En premier lieu, le diagnostic des troublesneuropsychiatriques est difficile à poser.Anne-Sophie Lequarré évoque ainsi uneétude sur l’épilepsie qui n’a donné aucun

résultat concluant. Les chercheurs ontdécouvert par la suite que certains deschiens malades avaient en fait une formed’épilepsie tardive différente de celle qu’ilsétudiaient.

Pour identifier de façon cohérente lestroubles neurologiques, le projet LUPA asélectionné des vétérinaires qui analysentle caractère des chiens selon des procé-dures standardisées. C’est la méthodequ’utilise déjà Steven Hamilton pour sonétude sur les border collies. Il demandeainsi aux maîtres des chiens de remplir unquestionnaire de 24 pages qui demande desobservations objectives. “On ne demandepas : ‘Votre chien est-il agressif ?’ mais ‘Quefait votre chien quand il y a un orage ?’,explique-t-il.

La division chargée des troubles neu-rologiques au sein du projet LUPA seconcentre sur l’agressivité chez le cockeret le springer anglais. Tous deux sont sujetsà des crises d’agressivité. En utilisant cesmodèles, les chercheurs espèrent pouvoiridentifier les mutations génétiques liéesau syndrome maniaco-dépressif, à la schi-zophrénie et aux autres troubles mentauxhumains qui s’accompagnent d’agressivité.

Yukari Takeuchi, du laboratoired’éthologie de l’université de Tokyo, a collecté des échantillons d’ADN de200 shibas et de 200 labradors pour étu-dier les gènes responsables de l’agressi-vité des premiers et des problèmes deconcentration des seconds. Cela pourraitd’abord permettre de régler un problèmed’ordre pratique, explique-t-elle : les labra-dors distraits ne font pas de bons guidesd’aveugle et, si l’on connaissait la particu-larité génétique responsable de ce com-portement, les éleveurs pourraient lalimiter chez leurs animaux.

Que l’étude des chiens permette ou nonun jour de comprendre et de soulager lessouffrances humaines, elle bénéficiera detoute façon aux animaux de compagnie. Leséleveurs tiennent déjà compte de certainesmutations génétiques qui font des ravagesdans certaines races. Avec une bonne sur-veillance et une reproduction plus sélec-tive, les prochaines générations de bordercollies compteront probablement moinsd’individus angoissés comme Solo.

Pour Elaine Ostrander, spécialiste degénétique canine au National HumanGenome Research Institute de Bethesda,dans le Maryland, le chien a bien plus àoffrir à l’homme que le plaisir d’une four-rure chaude et d’une truffe humide etfroide. “Voilà 10 000 ans que le chien est lemeilleur ami de l’homme. Quand nous sommesdevenus des chasseurs-cueilleurs, quand noussommes passés à l’agriculture, il était déjà là.Aujourd’hui, à l’ère de la génétique, il sertencore l’homme en nous aidant à identifier desgènes”, déclare-t-elle. David Cyranoski

Courrier international | n° 1038 | du 23 au 29 septembre 2010 � 45

Selon une enquête réalisée en 2008par la SOFRES, près de 8 millions de chiens partagent la vie des familles françaises. Parmi eux,les bâtards sont les plus répandus,

représentant 23,1 % de la populationcanine. Quant aux chiens dits “de race”, les plus appréciés sont leslabradors (9,1 %), suivis des caniches(6,2 %) et des yorkshires (5,6 %).

� Dessin de Jas, Royaume-Uni.

L’UE a lancé un projetd’études de 12 millions d’euros

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En Chine, la productioncéréalière a explosé et, avec elle,l’utilisation d’engrais et depesticides. L’évolution estpatente dans le district de Yushu,premier producteur du pays.

Caijing Pékin

C ela va faire six années consé cu-tives que la municipalité deYushu, dans la province septen-

trionale du Jilin, obtient le titre honorifiquede premier district céréalier de Chine. En2009, la production céréalière [essentiel-lement du blé et du maïs] y a atteint 2,92 mil-lions de tonnes, alors que cette année-là laproduction nationale s’élevait à 530,8 mil-lions de tonnes. Les paysans locaux expli-quent que s’ils ont pu maintenir unecroissance de leur production malgré lessécheresses à répétition qui sévissentdepuis quelques années dans la région, c’estsurtout grâce à l’utilisation d’engrais chi-miques et de pesticides. “L’envolée des coursdes céréales ces dernières années a encouragéles agriculteurs à en semer davantage, expliqueLi Zongtian, mais pour produire plus, ils aug-mentent sans cesse les doses d’engrais, dont laproduction excédentaire tire les prix à la baisse,ce qui incite les paysans à forcer encore la dose.”

Il y a quelques années, on utilisait unmélange d’engrais chimiques et de compostfamilial mais, comme la main-d’œuvrerurale a diminué avec le départ des jeunespour les grandes villes, l’épandage de com-post a fortement diminué. Cette pratiqueest désormais devenue très rare dans leschamps de grande surface et se cantonneaux potagers familiaux.

Ecologie

Dans les zones rurales de Yushu, les pay-sans ont un petit potager de quel quesdizaines de mètres carrés derrière leurferme, où ils cultivent des légumes et descéréales. “Ils sont réservés à la consommationfamiliale”, indique un paysan du coin. La pra-tique n’est pas nouvelle, mais elle se limi-tait autrefois à quelques légumes etcucurbitacées, alors qu’aujourd’hui on sèmeaussi des céréales. “Nous ne voulons surtoutpas manger les produits issus des grandes éten-dues agricoles !” confie ce paysan.

Outre les engrais chimiques, on em ploiede plus en plus de pesticides dans leschamps de Yushu. Selon Xu Chao, directeurd’une entreprise de matériel agricole, lamultiplication des sécheresses ces dernières

années et le souci de maintenir la produc-tion à un bon niveau ont fait exploser l’usagedes pesticides. Li Zongtian explique que, cesdernières années, de nombreux jeunes sontpartis en ville chercher du travail. Faute debras, les familles paysannes se tournent versles pesticides, recourant par exemple auxdésherbants chimiques pour s’épargner desefforts. Pour conserver à Yushu son titre depremier district céréalier du pays et pourgarantir une augmentation de la produc-tion, les autorités locales se seraient réuniesà plusieurs reprises pour prendre des dis-positions afin de maintenir à un bas niveaule prix des engrais chimiques et des pesti-cides et de s’assurer leur disponibilité enquantité suffisante.

“Pour augmenter toujours plus la produc-tion de céréales, on force la dose en matière d’en-grais chimiques et de pesticides, si bien que laquantité de produits nocifs contenus dans lescéréales et les fruits et légumes ne cesse d’aug-menter. Des dangers de plus en plus importantsnous guettent à l’avenir. Malheureusement,quand nous en aurons pris conscience, il seradéjà trop tard ”, constate, très inquiet, unmembre du ministère de la Santé publique. Yao Jiawei

Agriculture

Plus de céréales mais plus de polluants

La Chine, qui possède 7 % des terrescultivées de la planète, utilise 40 %de la production mondiale d’engraischimiques. En 2008, près de59 millions de tonnes d’engrais ontété épandus en Chine. Soit 8 fois

plus qu’en 1977. La quantitémoyenne utilisée par hectaredépasse 400 kilos, alors que la limite de sécurité a été fixée à 225 kilos en Europe.

� Dessin de Daniel Pudles paru dans The Guardian, Londres.

Biodiversité

Wanted : écureuilsde Perse

Ces rongeurs typiques de l’ouestde l’Iran sont victimes d’un important braconnage. Cette pratique met en péril les écosystèmes et l’activité agricole locale.

BBC Persian Londres

E n Iran, la nouvelle alerte envi-ronnementale concerne l’écu-reuil de Perse des montagnes

du Zagros, victime d’un grand marchéde contrebande. Les animaux capturéssont vendus comme animaux de compa-gnie à Téhéran. De plus, les techniquesutilisées par les braconniers provoquentdes dommages irréversibles dans lesf o rêts de chênes du Lorestan [dansl’ouest du pays].

Non seulement les écureuils du Zagros,qui élisent domicile dans les chênes,jouent un rôle primordial dans la bonnesanté des forêts, mais en outre, selonMohammad Hossein Bazgir, directeur dela protection environnementale de la pro-vince du Lorestan, les braconniers met-tent le feu aux chênes pour faire sortir lesrongeurs de leur nid, une pratique qui a

déjà fortement endommagé le couvertforestier du Lorestan. Or ces forêts dechênes sont indispensables à la fertilisa-tion des sols de la région, qui constituel’une des plus importantes zones d’élevageet d’agriculture en Iran.

Près de 50 pièges ont été retrouvésces derniers mois. D’après MohammadHossein Bazgir, le manque de gardesforestiers dans cette zone favorise le bra-connage et, de plus, l’amende punissant lachasse illégale de ces animaux, qui s’élèveà 3 millions de rials [230 euros], n’est pasassez dissuasive.

Les pâturages situés autour des villesde Khorramabad, Borudjerd et Douroud[villes du Lorestan], constituent une deszones les plus abondantes en eau et les plusfertiles d’Iran. Grâce à la diversité de saflore et de sa faune, la région de Douroudpourrait devenir la “capitale de la natured’Iran”. Outre les écureuils, la riche faunedu Lorestan est également composée devautours, de loups, d’ours, de béliers et desangliers. Si les forêts de chênes de cesrégions sont mises en péril, c’est toutel’agriculture locale qui pourrait être mena-cée. La déforestation entraîne notammentl’érosion des sols et peut être à l’origine degraves inondations. �

Un manque de gardesforestiers et uneamende peu dissuasive

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p. 59

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Un éloge de la

génération In

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Le rap homo et

transgenre de La Nouvelle

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Diastème

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50 � Courrier international | n° 1038 | du 23 au 29 septembre 2010

The New York Times Magazine (extraits)New York

Si “rappeur homo” semble déjà un oxy-more, que dire d’un rappeur homo enconcert dans un bar sportif ? Ce quisemblerait inconcevable dans la plu-part des villes est tout ce qu’il y a deplus ordinaire à La Nouvelle-Orléans.

A minuit passé, en ce jeudi étouffant de mai, lestéléviseurs à écran géant du bar Sports Vue sonttous éteints et la salle du fond mal éclairée et bassede plafond a été transformée en piste de danse.Plus de 300 personnes attendent le concert de BigFreedia, une superstar pour les fans de “bounce”– la version Nouvelle-Orléans du hip-hop.

Musique

Raptendancegrande folleElles se nomment Big Freedia, Katey Redou Sissy Nobby. Stars de la scène bouncede La Nouvelle-Orléans, elles réussissent à imposer leur style transgenre dans le milieu homophobe du hip-hop.

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Courrier international | n° 1038 | du 23 au 29 septembre 2010 � 51

Katey Red

SuperstarsDeux des plus éminentesreprésentantes de la scène bounce de La Nouvelle-Orléans.

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52 � Courrier international | n° 1038 | du 23 au 29 septembre 2010

A 1 heure du matin, Freedia (prononcer“Frida”) se trouve encore à plus d’un kilomètrede là, à animer une soirée au Club Fabulous. Le lieu,cette nuit-là en tout cas, n’a de fabuleux que sondécor très mardi gras, conçu et réalisé par Free-dia qui, le jour, travaille comme architecte d’in-térieur. Pour le reste, la foule est clairsemée,essentiellement hétéro, et apathique. Freedias’accoude au bar, visiblement gagnée par la lassi-tude. Sa mèche teinte taillée en diagonale luitombe sur l’œil et elle a un micro sans fil à la main.(Freedia, qui en impose du haut de son mètre 90et s’habille dans un style recherché mais distinc-tement masculin, est un homme d’un point devue génétique ; mais ni elle ni les gens qui laconnaissent ne parlent d’elle au masculin.) Dèsles premières notes de Rock Around the Clock, l’unde ses titres phares, quelques femmes s’appro-chent de Freedia et se présentent dos à elle, maisl’ambiance n’est pas tout à fait assez électriquepour qu’elles se mettent à danser et les hommescontinuent de jouer au billard. Au bout d’unmoment, Rusty Lazer, le DJ et manager de Free-dia, un Blanc de 39 ans aux allures de lévrier et àla barbe poivre et sel, fait signe à Freedia qu’il esttemps de partir pour la soirée suivante.

“Les filles, je suis vanné”Tous les deux reviennent tout juste de troisconcerts dans trois salles différentes à New York,avec une étape à Philadelphie sur le chemin duretour. En ce moment, Freedia se produit cinq ousix soirs par semaine, souvent plus d’une fois parnuit, et de plus en plus en dehors de La Nouvelle-Orléans.

“Les filles, je suis vanné”, lâche Rusty au volantdu monospace qui les conduit au Sports Vue. “Ahbon ?” répond laconiquement Freedia. “Moi je com-mence tout juste à retrouver la pêche.” En voyantl’effervescence qui règne devant le Sports Vue, lesaccus se rechargent instantanément. Rusty Lazergare le monospace dans le dédale des voitures sta-tionnées sur le terre-plein central d’Elysian FieldsAvenue. Avec Freedia, ils disparaissent dans lafoule. Quelques minutes plus tard, la musiques’interrompt et une voix énergique hurle unebrève introduction au micro.

Se produit alors une chose étonnante : lafoule se divise sur-le-champ. Comme pousséspar une force centrifuge, les hommes se retrou-vent propulsés sur le pourtour de la salle, et lapiste de danse est entièrement investie par desfemmes qui entourent Freedia. Elles ne dansentpas les unes avec les autres ni les unes pour lesautres. Elles dansent pour Freedia, et elles le fontde la façon la plus sexuelle qui soit, le plus sou-vent dos à elle, penchées en avant à partir de lataille, et bougeant les hanches de haut en basaussi vite qu’il est humainement possible, voireun peu plus. D’autres posent les mains au solcomme si elles allaient entreprendre une sériede pompes et se livrent à une danse caractéris-tique de la bounce [“bond” en français] baptiséepussy-poppin [remuer le cul de l’avant vers l’ar-rière avec les mains au sol et les jambes écartées].

Freedia interprète Rock Around the Clock, quicommence par un sample du standard de BillHaley avant de s’en écarter assez radicalement,ainsi que son vieux tube Azz Everywhere. Plutôtdouce à la ville, la voix de Freedia est, sur scène,aussi profonde et aussi incitatrice que celle deChuck D [le leader du groupe de rap PublicEnemy]. Ses morceaux plus anciens avaient par-fois des refrains chantés (“J’ai ce gin dans l’orga-nisme/Quelqu’un va être ma victime”), mais dansses chansons récentes le rythme est trop rapidepour permettre autre chose que des psalmodiesbrèves et répétitives. Cela n’a guère d’importanceétant donné la sono médiocre du Sports Vue, qui

rend les paroles inaudibles à l’exception d’uneobscénité de temps à autre.

Le set de Big Freedia ne dure généralementpas plus de quatre ou cinq titres (ce qui expliquequ’elle puisse en programmer deux ou trois dansune même soirée), mais l’énergie qu’elle met dansses chansons et qui se dégage de celles-ci est stu-péfiante. Vingt minutes de catharsis plus tard,c’est terminé. Freedia quitte la scène, les hommesreviennent graviter autour des femmes, et l’équi-libre sexuel du Sports Vue est rétabli. “Ce que vousvenez de voir”, commente Rusty Lazer avec unlarge sourire tandis qu’il me ramène à mon hôteldans son monospace, “95 % de mes amis blancs nele verront probablement jamais.”

La bounce existe depuis une vingtaine d’an-nées. Comme la plupart des variétés de hip-hop,il s’agit de rap interprété sur un rythme samplé.Mais la bounce possède quelques caractéristiquespropres qui lui confèrent une identité sonore par-ticulière. C’est de la musique de danse, dont lerythme est rapide, sans aucun temps mort, etdont les paroles tendent moins à l’introspectionou à la vantardise que le rap, et plus à l’échangeverbal avec le public. Une dynamique empruntéetout autant aux chants indiens du mardi grasqu’aux débuts du hip-hop. Beaucoup de disquesde bounce, sinon la majorité, annoncent la cou-leur en samplant soit Rock the Beat de Derek B,soit un morceau très entraînant connu sous lenom de “Triggaman”, extrait d’un disque de 1986des Showboys intitulé Drag Rap. Dans nombre dechansons, le public est invité à rendre hommage

aux différents quartiers et cités HLM de la ville(“Bouge pour le quatrième district/Danse pour le cin-quième district”), y compris ceux qui ont été rasés.Pour le reste, il est surtout question de sexe et lesparoles des chansons sont si souvent obscènesqu’elles ont contribué à empêcher la bounce musicde s’exporter loin de La Nouvelle-Orléans.

L’écrasante majorité des artistes de la scènebounce sont hétéros. Mais, il y a douze ans, unejeune drag-queen du nom de Katey Red avait faitscandale en s’emparant du micro dans un clubphare de l’underground situé non loin de la citéMelpomène, où elle a grandi. C’est lors de cettesoirée qu’un sous-genre de la bounce est né.

La culture hip-hop est l’une des plus scanda-leusement homophobes des Etats-Unis. Mais LaNouvelle-Orléans fait preuve d’une tolérancelégendaire à l’égard des fusions improbables, etaujourd’hui Katey Red et une poignée d’autresartistes – Big Freedia (qui a grandi à quatre pâtésde maisons de chez Katey et a débuté comme cho-riste de cette dernière), Sissy Nobby, Chev off theAve, Vockah Redu – sont non seulement despiliers de la scène bounce, mais aussi ses repré-sentantes les plus éminentes hors de La Nouvelle-Orléans.

La popularité de ce sous-genre est certaine-ment due en partie au nom sous lequel il estconnu : sissy bounce [littéralement, “bounce despédales”]. Le terme pose cependant problème,car il n’est pas du tout du goût des artistes elles-mêmes. Non qu’elles soient hostiles au mot sissy,mais elles considèrent que c’est un manque derespect à l’égard de la bounce. Même lorsqueleurs paroles sont on ne peut plus claires (“Je suisun pédé sous pression/Quand on aura fini, pose monfric sur la commode”), elles s’empressent de faireremarquer, à juste titre, qu’elles ne font que s’ins-pirer de la vie quotidienne, comme n’importequel rappeur. Elles n’ont aucune envie d’être clas-sées dans une catégorie à part de la culture

La Nouvelle-Orléans a toujours fait preuved’une grande tolérance à l’égard des fusionsimproblables.

Sur le vifBig Freedia, en concert au Ceasar’s,la première boîte de nuit à avoir rouvert après le passage de l’ouragan Katrina, en 2005.

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A la une

“L’incroyablereconstruction de La Nouvelle-Orléans”,titre le trimestrielcalifornien Good, quiconsacre son numérode rentrée à la capitaleculturelle de laLouisiane. “Cinq ansaprès l’ouragan Katrina,les habitants de La Nouvelle-Orléanscontinuent d’innover”,souligne le magazine. Il rend hommage auxrésidents de longuedate comme auxnouveaux arrivants“qui contribuent à préserver et à rebâtircette ville icône”.

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bounce ou d’en être exclues, et, de fait, ce n’estpas ce qui se passe à La Nouvelle-Orléans – mêmesi dans le reste du pays elles sont de plus en plusengagées en raison de la nouveauté que repré-sente leur identité sexuelle.

Alison Fensterstock, une jeune journalistemusicale de La Nouvelle-Orléans, revendique àcontrecœur la paternité du terme “sissy bounce”.Alison a beaucoup fait pour promouvoir la cul-ture bounce. Elle a beaucoup écrit sur ce thèmedans des publications locales (c’est d’ailleurs dansl’une d’entre elles qu’elle a forgé l’expression fati-dique) et a passé deux ans à monter une exposi-tion retraçant l’histoire orale et photographiquede la bounce et du hip-hop de La Nouvelle-Orléans, qui a voyagé dans tout le pays.

Si l’on veut situer les racines de la sissy bounce,affirme Alison Fensterstock, il faut adopter unregard vertical, et non horizontal. Traduction :plutôt que d’essayer de la situer dans le panoramaactuel du hip-hop américain, il est bien plus perti-nent de la voir comme une excroissance de la cul-ture musicale néo-orléanaise, laquelle possède unelongue tradition d’artistes homosexuels et tra-vestis, qui n’étaient pas marginaux mais parfaite-ment intégrés dans le courant musical dominant.

“Dans les années 1940 et 1950, ils étaient trèspopulaires, assure Alison Fensterstock. Les artisteshomos ont toujours eu leur place dans la culture noirede La Nouvelle-Orléans. Sans compter qu’ici il existeune tradition du déguisement, du mime, du carna-val, de tous ces travestissements bizarres. En fait, ily a quelque chose dans cette culture de beaucoup plussouple concernant l’identité sexuelle et le travestis-sement. Je ne veux pas dire que la communauté noirede La Nouvelle-Orléans accepte plus facilementl’homo moyen. Mais c’est clair qu’elle accepte beau-coup mieux les homos qui mettent en avant leurhomosexualité sur scène.”

Faire tourner ces artistes ou vendre leursdisques en dehors de La Nouvelle-Orléans relèvecependant toujours du défi. “Ici ce sont des stars,mais elles ne parviennent pas à se faire connaître surla scène nationale”, déplore Melvin Foley, mana-ger de plusieurs artistes de sissy bounce. “Ellesont fait des versions expurgées de leurs chansons pourla radio, mais on n’arrive pas à convaincre les sta-tions de les programmer. J’ai emmené Sissy Nobby etBig Freedia à New York pour rencontrer les gensd’Universal, mais on n’a pas réussi à décrocher decontrat. Ils ne voyaient pas comment ils allaient pou-voir commercialiser ça.”

“Même les murs étaient en nage”Les rappeurs homos n’intéresseront sans doutejamais beaucoup le public essentiellement mas-culin du rap, mais les hommes ne constituentpas le marché “naturel” de cette musique. Lepublic de la sissy bounce, particulièrementdemandeur et enthousiaste, est clairement ettrès majoritairement féminin. “La sissy bounce,c’est comme un espace sécurisé, note Alison Fens-terstock. Quand Freedia ou Nobby chantent desparoles superagressives et sexuelles sur des mecsqui se comportent mal, les filles peuvent s’identifier.Cela ne veut pas dire que les filles ne puissent pasaussi aimer des morceaux plus misogynes. Mais c’estdur pour elles de reprendre en chœur des chansonsqui parlent de putes et de salopes. Quand on s’iden-tifie à Freedia, on est le sujet de cette sexualité agres-sive, pas l’objet.”

Même si cela peut sembler indélicat de lefaire remarquer, c’est la dispersion forcée deFreedia, Katey, Nobby et de dizaines d’autresartistes de la scène bounce à la suite du cycloneKatrina, en 2005, qui a marqué un tournant dansla diffusion de ce genre musical. Elles ont dûquitter La Nouvelle-Orléans pendant des mois,pour s’exiler à Baton Rouge, Atlanta, Houston,

Dallas ou ailleurs, et, gagnées par le mal du payset impatientes de remonter sur scène, elles ontalors commencé à organiser des concerts debounce là où elles se trouvaient.

Freedia avait trouvé des salles où se produireau Texas, mais elle a sauté sur la première occa-sion de rentrer chez elle. Elle se souvient : “Lepremier club qui ait rouvert à La Nouvelle-Orléans,c’était le Caesar’s, et ils m’ont tout de suite appeléeen me disant : ‘Allez, on te programme un soir parsemaine.’ C’est comme ça qu’on a lancé les FEMAFridays [du nom de l’Agence fédérale des situationsd’urgence]. C’était le seul club ouvert en ville, etbeaucoup de gens avaient reçu pas mal d’argent dedédommagement après Katrina, des chèques et tout,donc c’était du délire à l’intérieur du club – je ne croispas qu’on reverra ça un jour.”

Le premier des trois concerts de Freedia àNew York, en mai dernier, a débuté par un coursde danse bounce, ce qui montre à quel point lesNew-Yorkais sont peu familiers du genre. Mais“cela s’est amélioré de soir en soir, raconte Freedia.Ils mettaient tout sur Internet, ils mettaient les photos,avec des commentaires du genre : ‘Si t’étais pas à lasoirée d’hier, t’as raté quelque chose.’ C’est montéen puissance et le dernier soir” – à l’occasion d’unfestival itinérant nommé Hoodstock, organisédans un bâtiment désaffecté du quartier Bedford-Stuyvesant, à Brooklyn – “c’était complètement hal-lucinant. Il y avait 500 personnes là-dedans. Tout lemonde était en nage. Même les murs.”

L’espace, comme chaque fois que se produitFreedia, a rapidement été investi par les femmesde l’assistance. Rusty Lazer raconte en rigolantce qu’il a lu sur un blog le lendemain du concert.Quelqu’un avait mis en ligne deux photos prises

au cours de la soirée, accompagnées de leurslégendes. Sur la première, on voyait un groupede femmes dansant le pussy-poppin. “Messageaux hommes, disait la légende, on n’a pas besoinde vous.” La deuxième photo montrait unefemme assise par terre, tandis qu’un hommecouché sur le ventre devant elle mimait l’actesexuel dans une position que l’on qualifieraittraditionnellement de soumise. “Mais on aimevous avoir dans les parages”, disait la légende.

“Reculez, les mecs !”Ce qui frappe le plus Rusty Lazer dans la dyna-mique de ces soirées, c’est leur côté familier.Bien avant de se lancer dans une carrière de DJ,il a été batteur dans une série de groupes de rocket il est assez âgé pour avoir connu les dernierstemps du punk. Quand il a commencé à monterdes concerts avec Freedia, il y a près de deux ans,et qu’il a vu des groupes de filles prendre d’as-saut chaque soir la piste de danse pour exécuterun acte d’agression physique à la fois éprouvantet socialement inacceptable dans d’autrescontextes, au son d’une musique ritualiséeet jouée à un tempo infernal, tout cela lui a rap-pelé des souvenirs.

“C’est comme si le punk avait été réinventé pourles femmes, sourit-il. Je me souviens être allé à desconcerts punk quand j’avais 13 ans ; on se laissaittomber depuis la scène, on plongeait dans la foule.C’était une sorte d’élan insouciant, c’était plus fortque nous. Quand les filles n’avaient pas la trouille dese retrouver là-dedans, il y avait toujours quelqu’unpour les pousser de là. Aujourd’hui, c’est exactementla même chose, mais à l’envers : les filles chassent lesmecs du milieu de la piste. Elles prennent le pouvoir,purement et simplement. C’est de l’agression phy-sique, mais qui n’est pas méchante ni malveillante. Cen’est pas un hasard, à mon avis, si à La Nouvelle-Orléans ‘punk’est le mot d’argot pour dire ‘gay’.”

Il y a bien des femmes parmi les grands nomsde la bounce. Pourtant, pour une raison ou uneautre, elles n’ont jamais réussi à avoir un rapportaussi immédiat et aussi instinctif avec un publicde femmes hétéros. Le fait que la ronde désinhi-bée de croupes remuantes soit centrée sur uneFreedia ou une Katey ne la désexualise pas pourautant, loin de là, mais semble en revanche larendre moins menaçante.

“Les filles adorent les rappeurs gays, parce qu’ellesse sentent plus en sécurité avec eux, analyse RustyLazer. Vous pouvez vous mettre devant la scène, vouspouvez danser pour Freedia, mais en même temps, siquelqu’un s’approche de vous et vient vous emmer-der, Freedia sera la première…”

“… à défendre la fille, acquiesce l’intéressée. J’aivécu cette situation pas plus tard que mardi au Cae-sar’s. J’avais genre 20 filles en cercle autour de moi,qui se trémoussaient grave. Et les mecs ont commencéà les encercler comme dans une cage. J’ai fait : ‘Stop,DJ, arrête la musique.’ J’ai dit : ‘Reculez, les mecs,laissez-moi 15 mètres, j’ai besoin que mes fillesdansent là où je peux les voir et les contrôler.’ Donc,tous les mecs ont reculé, mais il y en a un qui a essayéde poser ses mains sur une fille. J’ai fait arrêter lamusique de nouveau et j’ai dit : ‘Mec, pas questionque tu touches à mes filles parce que, après, tousles mecs vont croire qu’ils peuvent faire pareil.’”

A ce stade de l’anecdote, Rusty Lazer estpresque plié en deux de rire. “S’ils pensent pouvoirs’aventurer sur ce terrain-là, prévient Freedia, moiaussi je vais m’y aventurer avec eux. Si vous me cher-chez, vous allez me trouver. N’oubliez pas que c’estmoi qui tiens le micro et que je suis en position de forceà ce moment-là.”

“Sans compter que t’es balèze”, ajoute RustyLazer, lui-même plutôt petit.

“Et que je suis un mec”, complète Freedia.Jonathan Dee

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Sans complexeLes artistes homos et travestis ont toujours fait partie intégrantede la culture musicale locale.

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Ressources

Les disquesBig Freedia n’a sortiqu’une compilation,Big Freedia Hitz Vol.1, qui rassemble les titresenregistrés de 1999 à 2010. Disponible en mp3 sur iTunes et Amazon.Sissy Nobby a sorti unsingle intitulé Lay MeDown chez MixpakRecords et vient toutjuste de sortir Nobby’sParty the Mixtape, un mix de 52 minutesde ses meilleurs titres.

Les sitesBig Freedia :bigfreedia.com,myspace.com/bigfreediaSissy Nobby :myspace.com/sissynobbyyKatey Red :myspace.com/kateyred“Where They At” :wheretheyatnola.comLe site de l’expositionitinérante qui retracel’histoire de la bounceet recense ses artistes. Nolabounce :nolabounce.com.Un blog consacré à la bounce.

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54 � Courrier international | n° 1038 | du 23 au 29 septembre 2010

genre humain existe, cette utopie que desphilosophes et des penseurs ont commencé àédifier dès les XVIe et XVIIe siècles. Depuis cetteépoque, l’homme aspire en premier lieu à unesociété offrant une liberté totale et le plus dedémocratie possible. C’était la promesse dusocialisme quand il a triomphé en Union sovié-tique. Et la perversion de cette utopie est lepoint de départ de mon roman. Elle est envi-sagée dans une perspective historique maisaussi métaphorique, car le protagoniste cubaindu roman, Iván, n’est pas un personnage réel,c’est le seul être de fiction du livre. Je l’aiconstruit à partir de nombreux récits de viecubains, beaucoup d’histoires vraies qui nesont pas arrivées à un seul individu, mais àb e a u coup, ce qui leur donne une dimensionsymbolique.

L’une des révélations du roman est la protection dont a bénéficiéRamón Mercader à Cuba…C’est effectivement révélateur, parce queMercader est le personnage qui est au centre del’un des événements les plus importants duXXe siècle. L’assassinat de Trotski fut une sortede “régicide”, même si l’homme n’avait aucunpouvoir politique effectif. Et, en même temps,Mercader est quelqu’un dont on ne connaît pasl’histoire parce que, précisément, il fallait qu’ilfût un homme sans histoire. C’est-à-dire quetoute l’histoire de Ramón Mercader a été crééepour qu’il puisse faire ce qu’il a fait et pour que,par la suite, il ne révèle pas ce qu’il avaitfait. Quant à son séjour à Cuba, c’est un épisode

Prix Courrier international

Notre sélectionCourrier international décernera son Prixdu meilleur livre étranger le 21 octobre.Voici les dix livres présélectionnés.

� Effondrement, Horacio CastellanosMoya, éd. Les Allusifs En 1969, une grandebourgeoise hondurienne persécute sa fille, coupable à ses yeux d’avoir épouséun Salvadorien communiste. Tensionsfamiliales et politiques s’entremêlent dansun récit tragicomique.

� Anatomie d’un instant, Javier Cercas,éd. Actes Sud L’auteur espagnol poursuitsa réflexion sur l’Histoire avec ce récit très subjectif de la tentative de coupd’Etat du 23 février 1981, qui permit au pays de tourner la page du franquisme.

� Exils, Nuruddin Farah, éd. Le Serpent à Plumes Après vingt années d’exil, un homme revient en Somalie pour chercher la tombe de sa mère. Le pays qu’il (re) découvre a basculé dans la guerre des clans.

� L’Imposteur, Damon Galgut, éd. de l’Olivier A mesure qu’Adam se glisse dans l’univers luxueux de son nouvel ami se révèle l’harmoniefactice de l’Afrique du Sud postapartheid.

� Le Cafard, Rawi Hage, éd. DenoëlUn migrant libanais survit plutôt mal quebien à Montréal. D’une plume acérée,l’auteur relate le parcours d’un antihérosqui, pour s’évader de son quotidien, se rêve en cafard capable de tout voir.

� La Croisade des enfants, Florina Ilis,éd. des Syrtes Electrisés par un jeunepassager clandestin tsigane, des écoliersdétournent le train qui les emmène envacances. Une joyeuse utopie qui tourneau cauchemar dans la Roumanie post-Ceausescu.

� La Saison des mangues introuvables,Daniyal Mueenuddin, éd. Buchet-ChastelUne foule de personnages en quête debonheur gravite autour d’un vieuxpropriétaire terrien dans huit nouvellesqui dépeignent un Pakistan féodal et moderne à la fois.

� Purge, Sofi Oksanen, éd. StockLes meurtrissures laissées sur le corps des femmes et sur un petit pays, l’Estonie,par les grands bouleversements del’histoire du XXe siècle.

� San’kia, Zakhar Prilepine, éd. Actes SudEntre les manifs violentes à Moscou et le village désolé des grands-parents où trouvent refuge San’kia et ses amissoyouzniki, le portrait d’une jeunesserusse en déshérence.

� Naguère en Palestine, Raja Shehadeh,éd. Galaade Au cours de sept balades en Cisjordanie, l’auteur fait diverses rencontres, remonte le fil de ses souvenirs et raconte une terreblessée mais non dénuée d’espoir.

Biographie

Leonardo Padura est né en 1955 à La Havane, où il réside. Cet ancienjournalisted’investigation est aussi essayiste et scénariste. Mais il est surtout connucomme auteur deromans policiers. Satétralogie Les QuatreSaisons (Passé parfait,Vents de carême,Electre à La Havaneet L’Automne à Cuba,tous parus dans la collection PointsPolicier), centrée sur le personnage du lieutenant MarioConde, lui a valuplusieurs distinctions,dont le prix Hammett.Le polar est pour lui un prétexte pourparler de la sociétécubaine et fairel’examen de conscience de sa génération.

Littérature

Les Cubainsépuisés par l’HistoireL’écrivain cubain Leonardo Padura est l’un des auteurs invités au festival America qui se tient du 23 au 26 septembre à Vincennes. De passage à Miami, il évoque son dernier roman et la situation de son pays.

Café Fuerte (extraits) Miami

Infatigable et obstiné, fort d’une discipline àl’épreuve des tentations, Leonardo Paduraprépare son prochain opus tout en mettantla dernière main à deux scénarios de courts-métrages pour le film collectif Siete Días enLa Habana [Sept jours à La Havane], qui sera

tourné par un aréopage de réalisateurs dumonde entier.

Mais, pour l’heure, Padura doit répondreau succès de son dernier livre publié, El Hombreque amaba a los perros*. Ce roman part de l’assas-sinat de Trotski par Ramón Mercader pourdécrire une parabole déchirante sur les uto-pies et les totalitarismes du XXe siècle,dont l’écho résonne fort dans laCuba d’aujourd’hui.

Publié en Espagne, le livren’est pas encore dans les li-brairies de Cuba, où Paduravit, écrit et bénéficie d’unegrande popularité auprèsdes lecteurs. L’édition es-pagnole circule toutefoissous le manteau, et Padu-ra avoue la satisfactionqu’il éprouve à recevoir,jour après jour, des mes-sages de fans qui le remer-cient d’avoir écrit ce livre.

Le romancier a récem-ment profité d’un séjour àMiami pour rendre visite à safamille et à ses amis. Padura atoujours placé ses principes defidélité avant les divergencespolitiques et les rituels idéo-logiques qui divisent lasociété cubaine. C’est àcette occasion qu’il arépondu à nos questions.

La critique a voulu voir dans El Hombre que amaba a losperros l’histoire destructive d’uneutopie, la métaphore de l’inventiontotalitaire du socialisme et la reconstruction littéraire de l’un des crimes les plus révélateurs du monde moderne. Ces définitionsvous conviennent-elles ou bien estimez-vous qu’il y a autre chosedans ce roman ?C’est cela, et c’est un peu plus que cela. Avanttout, c’est une réflexion sur la façon dontl’utopie la plus importante du XXe sièclea été pervertie, cette utopie que leshommes poursuivent depuis que leD

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Tout un pan de la jeunesse estprofondémentdépolitisé etsouhaite toutsimplement vivresa vie”.

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Dans cette société désorientée, où se situe la jeunesse cubaine, que pense la génération du futur, à quoi aspire-t-elle et commentaffronte-t-elle la réalité sociale ?L’un des problèmes les plus graves pour l’avenirde Cuba tient au fait que la plupart des jeunesdu pays émigrent ou envisagent d’émigrer, etqu’il s’agit dans la majorité des cas de gens bienformés, qui devraient assumer les responsabi-lités de demain. Dans les domaines sociaux, dansles universités, dans la vie économique du pays.Parallèlement, tout un pan de cette jeunesse estprofondément dépolitisé et souhaite tout sim-plement vivre sa vie. Les jeunes d’aujourd’huisont très différents de ceux que nous étions il ya vingt ou trente ans. Cela explique l’existencede tribus urbaines assez nombreuses, commeles emos, les freakies (rockers), les rappeurs, lesreggaetoneros, qui abordent la vie selon des pers-pectives assez provocatrices et peu orthodoxes.Au bout du compte, c’est une génération beau-coup moins engagée politiquement, même si lapropagande officielle continue d’affirmer lecontraire.

Comme des millions de Cubains, vous avez de la famille des deux côtésdu détroit de Floride. Quelle est à votresens l’importance de la famille commeespace de réconciliation nationale, au-delà des réticences des gouvernements ?La famille a joué un rôle essentiel pour faire évo-luer les relations bilatérales. La famille cubainea résisté et a imposé ses valeurs dans les périodes

les plus difficiles. Comme chacun sait, il y a eudes moments de tension extrême : si votre mèrevivait aux Etats-Unis et vous à Cuba, le simplefait d’entretenir des relations avec elle vous relé-guait aux marges de la société. Fort heureuse-ment, cet état de choses a disparu depuislongtemps déjà, et la famille cubaine a prouvéqu’elle était capable de surmonter tous les obs-tacles que lui imposaient les circonstances dudifférend. Les liens familiaux entre les deux rivesreprésentent le pilier le plus solide pour toutprocessus futur dans l’île.

Je sais que vous êtes venu chercher des pistes et des personnages à Miamipour votre prochain roman. De quoi s’agit-il ?J’ai décidé de reprendre le personnage de MarioConde, comme je l’avais fait déjà dans LesBrumes du passé, en complexifiant l’intrigue. Jepense maintenant à un livre dont la thèse fon-damentale serait la liberté comme conditionhumaine, comme nécessité humaine, commeconcept philosophique, comme état de vie…Une vision très large de la liberté. L’histoirecommence en 1640, dans l’atelier de Rembrandtà Amsterdam, et elle s’achève à La Havane àl’époque actuelle. Le personnage-clé devraitêtre un Juif polonais ayant vécu trente ans àCuba, où il se passe un événement qui déclenchel’intrigue du roman. Voilà l’idée. Propos recueillis par Wilfredo Cancio Isla

* éd. Tusquets, Barcelone, 2009. A paraître chezMétailié en janvier 2011 sous le titre L’Homme quiaimait les chiens.

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erqui ne revêt aucune signification historiqueparticulière. Il ne voulait pas vivre en Unionsoviétique. Sa femme, la Mexicaine RogeliaMendoza, qu’il avait rencontrée quand il étaiten prison à Mexico, ne voulait pas davantagey habiter. Ils n’avaient pas été autorisés à semarier en prison, autrement il aurait pu restervivre au Mexique. Mais les Mexicains ne vou-laient pas de lui. Il a d’ailleurs été expulsé du paysle jour même de sa libération. Ils sont donc allésà Cuba parce que c’était le seul refuge proche, enquelque façon, des univers auxquels ils apparte-naient l’un et l’autre : l’Espagne pour Mercader,le Mexique pour son épouse.

Comment a-t-on réussi à cacherl’identité de Mercader à Cuba ?Mercader vivait pratiquement incognito à Cuba.Je connais des gens qui allaient chez lui, quiétaient amis avec Arturo et Laura, les enfants deMercader – enfin, pas de Mercader, car, à Cuba,il s’appelait Jaime Ramón López –, et qui pen-saient que c’était un républicain espagnol. Ils nes’étaient jamais douté que cet homme était lefameux Ramón Mercader. Seul un cercle très res-treint de vieux militants communistes quiavaient connu sa mère avaient maintenu des rap-ports avec lui. C’était un secret jalousementgardé. Il y a une anecdote très éloquente à cesujet : les médecins qui ont diagnostiqué et quiont traité son cancer se sont rendus en Argen-tine au lendemain de son décès. Dans l’aviond’Aerolíneas Argentinas, on leur a distribué unjournal où figurait la photo de l’assassin deTrotski qui venait de mourir à Cuba. Ils n’ontcompris qu’à ce moment-là qui était vraimentleur patient Jaime Ramón López…

Vous avez largement décrit la réalité cubaine dans vos romans et nouvelles. Comment décririez-vousla situation actuelle de l’île, non plus en tant qu’auteur de fictionsmais en tant que citoyen lambda ? Quel est l’avenir de ce présent qui a fait son temps ?Il y a à Cuba un problème fondamental, dont jeparle dans mon roman Les Brumes du passé [Métai-lié, 2006], et qui n’a fait que s’aggraver avec lesannées : l’épuisement. Je pense que Cuba est unpays qui éprouve une fatigue de l’Histoire. Lesgens en ont assez de sentir ou de s’entendre direque leur pays vit des moments historiques. Ils ontenvie de vivre dans la normalité. Dans un pays oùla prostitution a cessé d’être un métier réprouvéet devient dans bien des cas une planche de salutpour l’économie des ménages, avec la bénédic-tion et l’admiration de toute la famille, il y aquelque chose qui ne tourne pas rond. Toutcomme il y avait quelque chose de pourri auroyaume du Danemark à l’époque de Hamlet.

Un pays dont la plupart des habitants doiventaller chercher des moyens de survie à la marge dela légalité, voire au-delà, et le font avec une parfaitedésinvolture, comme s’il s’agissait d’ activitésabsolument normales, est confronté à un sérieuxproblème. Le gouvernement lui-même – qui estl’employeur de 90 % des Cubains – a reconnu queles salaires qu’il verse à ses employés sont insuf-fisants pour vivre, ce qui est une façon de recon-naître que les gens doivent chercher d’autresmoyens pour survivre. Et quand quelqu’un, à Cuba,espère par exemple pouvoir joindre les deux boutsgrâce aux 100 ou 200 dollars qu’un parent peut luienvoyer des Etats-Unis, du Mexique ou d’Espagne,ou en se lançant dans une activité complètementillégale, c’est le signe que nous sommes face à unesociété qui a des problèmes. Ces problèmes ontun coût social et moral qui constitue le principalobstacle à surmonter dans un avenir immédiat.

Festival America

Cette manifestation,qui célèbre chaqueannée à Vincennes les littératures et les culturesd’Amérique du Nord(Etats-Unis, Canada,Mexique, Cuba, Haïti),s’est imposée comme l’un des plusintéressants rendez-vous culturels en France.Pour sa 5e édition, qui se tient du 23 au 26 septembre, le festival accueille 60 auteurs, parmilesquels Bret EastonEllis, DouglasKennedy, LeonardoPadura, Wendy Guerra,Zoé Valdés, GuillermoFadanelli, J. M. Servín,Lyonel Trouillot et Gary Victor. Au programme :débats, rencontres,lectures et dédicaces.Anne Proenza, de Courrierinternational, animerale débat “Destins de femmes” avecWendy Guerra, LaurenGroff, Karla Suárez et Douglas Kennedy,samedi 25 septembre à 18 h. Pour en savoir plus :festival-america.org

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Débat

Vive lasuperficialité !Nous sommes en 2026 : les barbares onttriomphé et aboli la profondeur à laquelleles anciens attachaient tant d’importance.Et si le monde y avait gagné ? ose l’écrivainitalien Alessandro Baricco.

La Repubblica Rome

C royez-le ou non, j’ai écrit cetarticle en juillet 2026, c’est-à-dire dans seize ans. Disons quej’ai pris un peu d’avance dansmon travail. Prenez-le commecela. Le voici.

Parfois, on écrit des livres qui sont comme desduels : à l’issue de l’échange de coups de feu, turegardes qui est encore debout, et si ce n’est pastoi, c’est que tu as perdu. Lorsque j’ai écrit I Bar-bari [Les Barbares, voir page suivante], il y a vingtans, j’ai regardé autour de moi, et ils étaient encoretous là, bien debout. Cela avait tout l’air d’unedéfaite, mais quelque chose clochait. Alors, je mesuis assis et j’ai attendu. Le jeu a consisté à les regar-der tomber un à un, lentement mais définitive-ment. Il suffit d’être patient. Parfois, ils agonisenttrès élégamment. Certains s’écroulent tout d’uncoup. Je n’en ferai pas une victoire, il est probablequ’ils tombent d’épuisement, et non sous le feu demes projectiles : mais je n’avais pas mal visé, dois-je dire, en guise de consolation partielle. Celui quej’ai vu s’effondrer en dernier, après avoir vacillé

longtemps avec beaucoup de dignité et de lenteur,m’a ému parce que je le connaissais bien. Je croismême avoir travaillé pour lui par le passé. Ce n’estd’ailleurs pas lui, mais elle : la profondeur. Leconcept de profondeur, la pratique de la profon-deur, la passion de la profondeur. Quelqu’un s’ensouvient peut-être, ces animaux étaient encore enforme à l’époque des barbares. Ils se nourrissaientde la conviction obstinée que le sens des chosesréside dans une chambre secrète, à l’abri des évi-dences les plus faciles, conservé dans le congéla-teur d’une obscurité lointaine, accessibleseulement à force de patience et d’effort. Leschoses étaient des arbres, on en sondait les racines.On remontait dans le temps, on creusait dans lessignifications, on laissait se sédimenter les signes.Jusque dans les sentiments, on aspirait à la pro-fondeur, et même la beauté, on la voulait profonde,tout comme les livres, les gestes, les traumatismes,les souvenirs et parfois les regards. C’était unvoyage, et son but s’appelait profondeur. La récom-pense était le sens, qui s’appelait aussi sens ultime,et il nous gratifiait de la rondeur d’une expressionà laquelle, il y a des années, j’ai sacrifié tant de tempset de lumière : le sens ultime et profond des choses.

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déperdition désastreuse de sens, de beauté, designifications – de vie. Ce n’était pas une lectureidiote des choses, mais nous savons aujourd’huiqu’il s’agissait d’une lecture myope : elle confon-dait l’abolition de la profondeur avec l’abolitiondu sens. En fait, une fois abolie la profondeur, lesens se déplaçait pour aller habiter la surface desévidences et des choses. Il ne disparaissait pas, ilse déplaçait. La réinvention de la superficialitécomme lieu du sens est l’un des exploits que nousavons accomplis : un beau travail d’artisanat spi-rituel qui entrera dans l’Histoire.

Sur le papier, les risques étaient énormes, maisn’oublions pas que la surface n’est le lieu de la stu-pidité que pour ceux qui croient à la profondeurcomme lieu du sens. A partir du moment où les bar-bares (c’est-à-dire nous) ont démasqué cettecroyance, associer automatiquement surface etinsignifiance est devenu un réflexe mécanique tra-hissant un certain abrutissement. Là où beaucoupvoyaient une simple capitulation devant la super-ficialité, beaucoup d’autres ont pressenti un scé-nario bien différent : le trésor du sens, qui étaitrelégué dans une crypte secrète et réservée, serépandait désormais à la surface du monde, où lapossibilité de le recomposer ne correspondait plusà une descente ascétique dans le sous-sol, régle-mentée par une élite de prêtres, mais à la capacitécollective d’enregistrer et de relier des morceauxdu réel. Dès lors, cela n’a plus l’air si mal. Surtout,cela semble plus adapté à nos facultés et à nosdésirs. Pour des gens incapables de tenir en placeet de se concentrer, mais hyperrapides dès qu’ils’agit de se déplacer et de relier des fragments, lasurface semble l’emplacement idéal pour jouer lapartie de la vie : pourquoi faudrait-il la jouer – et laperdre – dans ces galeries du sous-sol que l’ons’obstinait à nous enseigner à l’école ?

Sans racines et sans poidsAinsi, nous ne semblions pas avoir renoncé à unsens noble des choses, mais nous avions com-mencé à le poursuivre autrement, en nous dépla-çant à la surface du monde à une vitesse et avec untalent que les humains n’avaient jamais connus.Nous nous sommes mis à former des figures desens en organisant en constellation des points duréel que nous traversons avec une agilité et unelégèreté inédites. L’image du monde que restituentles médias, la géographie d’idéaux que nous pro-pose la politique et l’idée du savoir que le mondenumérique met à notre disposition n’ont pasl’ombre d’une profondeur : ce sont des collectionsd’évidences subtiles, parfois fragiles, que nousorganisons en figures d’une certaine puissance.Nous perdons de la capacité de concentration,nous n’arrivons pas à faire un geste à la fois, nouschoisissons toujours la vitesse au détriment del’approfondissement : le croisement de ces défautsgénère une technique de perception du réel quirecherche systématiquement la simultanéité et lasuperposition des stimuli : c’est ce que nous appe-lons faire des expériences. Dans les livres, dans lamusique, dans ce que nous qualifions de beau, nousreconnaissons de plus en plus souvent la capacitéà prononcer l’émotion du monde en l’éclairantsimplement, et non pas en la faisant remonter à lalumière : c’est l’esthétique que nous aimons culti-ver, celle qui fait tomber toutes les frontières entrehaute et basse culture, puisqu’il n’y a plus nihaut ni bas, mais seulement lumière et obscu-rité, regard et cécité. Nous voyageons vite en nousarrêtant peu, nous écoutons des fragments etjamais le tout, nous écrivons sur le téléphone, nousne nous marions pas pour toujours, nous regar-dons des films sans entrer dans les cinémas, nousécoutons des lectures en ligne au lieu de lire deslivres, nous faisons des queues interminables pourmanger au fast-food, et toute cette façon d’êtresans racines et sans poids génère encore une

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Le contexte

La suite d’undébat de 2006Le dialogue auquel se livrent ici l’écrivainAlessandro Baricco et le fondateur du quotidien La Repubblica EugenioScalfari a débuté il y a quatre ans. En 2006, Baricco publie en feuilleton dansLa Repubblica une série de trente textesqu’il rassemblera l’année suivante dans un essai intitulé I Barbari (éd. Fandango,2007). Le livre, qui a eu un grandretentissement en Italie, paraîtra en français chez Gallimard courant 2011.L’auteur de Novecento et de Soie y exposaitla thèse selon laquelle le mondecontemporain est marqué par l’irruptiond’une “espèce nouvelle de mutants”,ce qu’il est convenu d’appeler la générationInternet. Ces “barbares”, tels que les décritBaricco, respirent avec “les branchies de Google”, vivent dans une société sansrepères et changent sans arrêt. Dans son analyse, qui faisait écho au concept de “société liquide” du sociologue ZygmuntBauman, Baricco allait jusqu’à y voirl’émergence d’une nouvelle civilisation. En réponse, Scalfari avait publié un longarticle dans les colonnes de son journal(voir CI n° 857 du 5 avril 2007) . En partied’accord avec le constat de Baricco, il réfutait toutefois l’idée que les barbaresconstituent un “fait exceptionnel”,une “mutation génétique” sans précédent.“Les générations se succèdent ainsi, avec des mutations qui ont l’air de bouleversements aux yeux des contemporains mais qui, avec le recul, sont finalement très lentes”,écrivait-il déjà. Pour le journaliste, touteépoque engendre des “barbares” sans que cela constitue une menace pour notre civilisation. Le débat entre Baricco et Scalfari se poursuit encore ces jours-ci : dans La Repubblica du 21 septembre, les deuxhommes échangent leurs vues sur lesnotions de barbares et de “barbarisés”.

quement à des regards choisis, atteignable seule-ment par un chemin sélectif. C’est ainsi que l’oncache les trésors. Mais, en cachant le sens, nousavions créé un eldorado de l’esprit, la profondeur,qui en réalité semble ne jamais avoir existé et donton finira par se souvenir comme de l’un de ces men-songes utiles que les humains se sont racontés.Plutôt choquant, il n’y a pas à dire.

L’un des traumatismes qu’a supposé pour nousla mutation, c’est que nous nous retrouvons à vivredans un monde privé d’une dimension à laquellenous étions habitués, celle de la profondeur. Je mesouviens qu’au début les esprits les plus vifs avaientinterprété cette curieuse condition comme unsymptôme de décadence : ils prenaient acte, nonsans raison, de la disparition soudaine d’une bonnemoitié du monde qu’ils connaissaient – qui plusest celle qui comptait vraiment, celle qui conte-nait le trésor. De là, le penchant instinctif à interpréter les événements en termes apocalyp-tiques : l’invasion d’une horde barbare qui, fautede disposer du concept de profondeur, était entrain de redéployer le monde dans la seule dimen-sion qu’elle était encore capable de produire, cellede la superficialité. Avec pour conséquence une

Je ne sais pas quand exactement, mais cettemanière de voir les choses a commencé à noussembler inadaptée. Pas fausse : inadaptée. Le sensque nous délivrait la profondeur se révélait tropsouvent inutile et parfois même nuisible. Ainsi, ilnous est arrivé de mettre en doute l’existence d’un“sens ultime et profond des choses”. Provisoire-ment, nous nous sommes laissé guider par des défi-nitions plus soft qui semblaient refléter davantagela réalité des faits. Admettre que le sens était unobjet en devenir qu’on ne pouvait fixer dans unedéfinition nous parut un bon compromis. Mais,avec le recul, je crois que nous étions trop timoréset que l’erreur n’était pas tant de croire en un sensultime que de le reléguer dans la profondeur. Ceque nous cherchions existait mais n’était pas là oùnous le pensions.

Il n’y était pas pour une raison déconcertanteque la mutation survenue ces trente dernièresannées nous a jetée à la figure en prononçant l’unde ses verdicts les plus fascinants et douloureux :la profondeur n’existe pas, c’est une illusion d’op-tique. C’est la traduction enfantine d’un désir légi-time : placer ce que nous avons de plus précieux– le sens – à l’abri des contingences, accessible uni-

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A la une

Le texte d’AlessandroBaricco que nouspublions ici est aussiparu dans le numéro de septembre del’édition italienne du magazine Wired. Le mensuel en fait sa une, en titrant sur la photo de l’écrivain :“Les barbaressauveront l’Italie”.

HyperDécors et des corps…Une série du photographeDenis Darzacq réalisée avecdes sportifs et des danseurs.

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vie qui doit nous apparaître comme extrê-mement belle et sensée si nous nous préoccupons,comme personne avant nous dans l’histoire dugenre humain, de sauver la planète, de cultiver lapaix, de préserver les monuments, de conserver lamémoire, d’allonger la vie, de protéger les plusfaibles et de défendre le lard de Colonnata. En destemps que nous aimons imaginer civilisés, on brû-lait les bibliothèques ou les sorcières, on utilisaitle Parthénon comme dépôt de munitions, on écra-sait les vies comme des mouches dans la folie desguerres ou on balayait des peuples entiers pour sefaire un peu de place. C’étaient souvent des gensqui adoraient la profondeur.

La surface est tout et le sens est écrit en elle.Mieux : en elle, nous sommes capables de tracerun sens. Et, depuis que nous avons perfectionnécette faculté, c’est presque avec embarras que noussubissons les inévitables soubresauts du mythe dela profondeur : nous subissons au-delà du raison-nable les idéologies, les intégrismes, toute formed’art trop noble et sérieuse, la moindre déclara-tion éhontée d’absolu. Nous avons probablementtort aussi, mais ce sont des choses qui, dans nossouvenirs, sont soudées en profondeur à des rai-sons et à des enseignements indiscutables, quenous savons aujourd’hui fondés sur le néant, etnous en sommes encore blessés – effrayés peut-être. C’est pour cela qu’aujourd’hui toute simula-tion de profondeur paraît kitsch et touteconcession à la nostalgie légèrement cheap. La pro-fondeur nous apparaît désormais comme un rebutpour les vieux, les moins alertes et les plus pauvres.

Un instinct révolutionnaireIl y a vingt ans, j’aurais eu peur d’écrire des phrasesde ce genre. Il était clair pour moi que nous jouionsavec le feu. Je savais que, dans une telle mutation,c’est un patrimoine immense qui était en jeu. J’écri-vais I Barbari, mais je savais aussi que démasquerla profondeur pouvait mener au règne de l’insi-gnifiant. Et je savais que la réinvention de la super-ficialité produisait souvent l’effet indésirable dedédouaner la pure stupidité ou la simulation ridi-cule d’une pensée profonde. Mais, finalement, cequi s’est produit n’a été que le fruit de nos choix etde la vivacité de nos intelligences. La mutation agénéré des comportements, cristallisé des motsd’ordre, redistribué les privilèges : je sais à présentque dans tout cela a survécu la promesse de sensque le mythe de la profondeur transmettait à samanière. Bien sûr, parmi ceux qui furent les plusprompts à comprendre et à exploiter la mutation,il y en a beaucoup qui ne connaissent pas cette pro-messe, qui ne sont pas capables de l’imaginer etqui ne souhaitent pas particulièrement la trans-mettre. Nous recevons d’eux un monde brillant etsans avenir. Mais, comme cela s’est toujours pro-duit, la culture de la promesse a été elle aussiobstinée et talentueuse, et capable d’arracher audésintérêt de la majorité la déviation de l’espé-rance, de la con fiance, de l’ambition. Je ne crois pasfaire preuve d’optimisme béat en disant qu’au-jourd’hui, en 2026, une culture de ce genre existe,qu’elle semble plus que solide et qu’elle est sou-vent aux commandes de la mutation. De ces bar-bares, nous recevons un agencement du mondeadapté à nos yeux, un design mental approprié ànos cerveaux et une trame de l’espérance à la hau-teur de nos cœurs, pour ainsi dire. Ils se déplacenten groupes, guidés par un instinct révolutionnairede création collective et anonyme, et en cela ils merappellent la multitude sans nom des copistesmédiévaux : à leur manière étrange, ils sont en trainde copier la grande bibliothèque dans la langue quiest la nôtre. C’est un travail délicat et voué à col-lectionner les erreurs. Mais c’est la seule manièreque nous connaissions de livrer en héritage, à ceuxqui viendront après, non seulement le passé maisaussi un avenir. Alessandro Baricco

L’arrivée desbarbares n’estpas pour demainProfondeur et superficialité ont coexistéà toutes les époques, rappelle l’éminentjournaliste Eugenio Scalfari.

La Repubblica Rome

J’ai été très intrigué par l’article d’Ales-sandro Baricco publié dans La Repub-blica sous le titre “2026 – La vittoria deibarbari” [2026 – La victoire des bar-bares]. Il y a quatre ans, il a écrit unesérie d’articles dans notre journal,

qu’il a ensuite réunis dans un livre, I Barbari[Les barbares], qui a eu beaucoup de succès.Depuis, ce thème est au cœur du débat surl’époque que nous sommes en train de vivre etsur ce qui la distingue.

J’en ai parlé, moi aussi, dans mon dernierlivre, Per l’alto mare aperto [Dans la haute et pleinemer, éd. Einaudi, 2010], dans lequel je soutiensla thèse que la modernité est arrivée au termed’un parcours culturel qui a duré un demi-mil-lénaire et qu’elle a ouvert la voie aux nouveauxbarbares. C’est à eux de jeter les bases de l’époquenouvelle, du nouveau langage artistique qui luidonnera son empreinte, des nouvelles significa-tions qui justifieront ses institutions. Les bar-bares, dans cette acception, ne représentent pasnécessairement une phase obscure, mais uneépoque différente de celle que nous, modernes,avons construite et vécue.

Jusqu’ici, Baricco et moi étions plus ou moinssur la même longueur d’onde. Mais, dans l’articleque j’ai cité, il va plus loin. Il soutient que lesmodernes ont inventé la profondeur de laconnaissance et y ont placé le sens, tandis queles barbares – au nombre desquels il se compte,et c’est pourquoi il date son article dejuillet 2026 – ont démantelé le concept de pro-fondeur et l’ont remplacé par celui de superfi-cialité, où ils ont placé le sens. Baricco ne jugeabsolument pas négative cette opération cultu-relle ; il énumère même tout ce qu’elle a de posi-tif et se range parmi ceux qui l’ont menée à bien.

Voici comment il décrit le passage de la cul-ture de la profondeur à celle de la superficialité :“Nous voyageons vite en nous arrêtant peu, nousécoutons des fragments et jamais le tout, nous écri-vons sur le téléphone, nous ne nous marions pas pourtoujours, nous regardons des films sans entrer dans

les cinémas, nous écoutons des lectures en ligne aulieu de lire des livres, et toute cette façon d’être sansracines et sans poids génère encore une vie qui doitnous apparaître extrêmement belle et sensée. La sur-face est tout et le sens est écrit en elle.”

Il nous semble lire une des leçons améri-caines d’Italo Calvino, un message adressé aufutur millénaire, les grandes idées qui l’inspire-ront. Calvino parlait de légèreté, de rapidité,d’exactitude, de consistance ; Baricco parle deprofondeur et de superficialité. Sans doute Cal-vino cultivait-il des illusions ; il était plongé dansla modernité, ses références étaient encore Vol-taire et Diderot, même s’il était allé bien au-delàdans sa recherche littéraire.

Baricco, lui, accomplit une opération concep-tuelle bien plus radicale en apparence : il met lasuperficialité à la place de la profondeur commenouveau canon de la connaissance et il disloquele sens de la vie en le plaçant à la surface. Il exaltela beauté du nomadisme – “une façon d’être sansracines et sans poids”. Il aurait pu ajouter : sansresponsabilité. Est-ce cela l’époque nouvelle queles barbares sont en train de construire ? Sera-t-elle déjà réalité en 2026 ? Ou l’est-elle déjà aujour-d’hui, puisque Baricco est capable de la décrire ?

Je me trouve dans une drôle de situation : surbien des points, comme je l’ai déjà dit, je rejoinsBaricco, mais, sur le fond, je ne suis pas d’accordavec lui. Cela tient peut-être au fait que j’aipresque deux fois son âge, même si je suis aumoins aussi curieux que lui de connaître l’aveniret de réinterpréter le passé. Et, pour commen-cer, Baricco n’est pas du tout un barbare. Il s’ima-gine qu’il l’est, mais il ne l’est pas et cela changebeaucoup la signification de ce qu’il dit.

Les barbares, dans notre définition com-mune, sont ceux qui parlent un langage différentdu nôtre. Et j’ajouterai : qui refusent de connaîtrenotre culture de modernes. Ils ne lisent pas delivres, ils ne lisent pas de journaux, ils n’écoutentpas nos musiques. Ils veulent repartir de zéro,contrairement aux générations qui les ont pré-cédés et qui, tout en contestant les valeurs deleurs pères, en avaient appris les contenus et lessignifications. Le passage d’une époque à uneautre s’est toujours produit ainsi. La faille quimarque le saut de civilisation a toujours coïncidéavec le manque de transmission de la mémoirehistorique.

Dévaster le présentJe dis que Baricco n’est pas et ne peut pas être unbarbare car il est pétri de mémoire historique. Ilsait parfaitement ce qui est arrivé, il a étudié lestextes, il a écouté les musiques, il est allé jusqu’àmettre en scène L’Iliade et Achille, il utilise notrelangue à merveille et il l’enseigne même. Il a com-pris que les barbares sont arrivés, ce qui signifiequ’il sait lire la réalité dans sa profondeur.

Du reste, toute son analyse sur la superficia-lité qui se substitue à la profondeur est tout cequ’il y a de plus profond. Il creuse jusqu’à la racinepour pouvoir affirmer qu’on est en train de créerune vie sans racines.

Baricco est donc un moderne qui, en tant quetel, constate la fin de la modernité. Je le rejoins surce point. Il faut t’y résigner, mon cher Alessandro,nous sommes deux modernes conscients. Tu énu-mères les caractéristiques de la nouvelle époqueet tu les résumes par le mot et le concept de sur-face. En réalité, tu ne décris pas la civilisation desbarbares, qui n’existe pas encore. Il faudrait bienplus de trente ans pour cela. Te souviens-tu que ladisparition de la civilisation gréco-romaine a prispresque deux siècles, de Théodose [384] auroyaume lombard [568] ? Aujourd’hui, tout va plusvite, mais trente ans ne suffisent pas.

En réalité, Baricco ne décrit pas les barbaresmais les “barbarisés”, ce qui est tout à fait différent.

En réalité, AlessandroBaricco ne décrit pas les barbares mais les “barbarisés”, ce qui est tout à fait différent

Biographies

Alessandro Baricco,52 ans, est surtoutconnu en France pour ses romans, parmilesquels Soie, Sans sanget Océan mer(disponibles chez Gallimard, dans la collection Folio).Mais l’écrivain est un touche-à-tout.Musicologue, essayiste,critique littéraire, il aanimé des émissions de télévision sur l’opéra et fondé un atelier d’écritureà Turin. En 2008, il écrit et réalise son premier film, Lezione 21. Alessandro Bariccoécrit régulièrement dans les quotidiensLa Repubblica et La Stampa.

Eugenio Scalfari, 86 ans, est l’un des journalistes les plus illustres de la presse italienne.Après avoir fait de L’Espresso l’un des principauxhebdomadaires du pays, il fonde en 1976 La Repubblica,dont il sera le directeurjusqu’en 1996.Editorialiste attitré du quotidien de centregauche, il défend dansses billets la laïcité, la liberté d’expression,l’éthique, et ilégratigne très souventle berlusconisme.Scalfari est aussil’auteur de nombreuxlivres de réflexion etd’analyse sur le mondecontemporain.

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A lire : la première réponse d’Eugenio Scalfari à I Barbari,d’Alessandro Baricco (parue dans CI n° 857, du 5 avril 2007).

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Les barbarisés parlent encore notre langage,mais ils le défigurent ; ils utilisent encore nos ins-titutions, mais ils les corrompent ; ils ne souhai-tent pas le moins du monde préserver la planètede la guerre, du consumérisme, de la pollutionet de la pauvreté, mais ils veulent au contraireaffirmer des privilèges, des coteries, des intérêtsparticuliers, des pouvoirs corporatistes, des dila-pidations de ressources et des inégalités intolé-rables.

Les barbares – ceux que nous voyons, toi etmoi, comme une réalité imminente – sont encoreà la recherche de l’avenir. Les barbarisés sont entrain de dévaster le présent, et contre eux nousdevons lutter pour préserver le fonds de valeursque la modernité a accumulées et dont l’époquefuture pourra bénéficier lorsqu’elle sera parve-nue à la plénitude et à la conscience de soi.

Le sens est ailleursJe ne crois pas à l’opposition entre profondeuret superficialité comme une conquête et uneavancée. Je crois encore moins que cette oppo-sition caractérisera spécifiquement l’avenir,puisqu’elle est de toutes les époques.

Regarde la Grèce, mon cher Alessandro, laGrèce qui t’est si chère. C’est là qu’est née la tra-gédie et avec elle le théâtre, cinq siècles avantJésus-Christ, et, huit siècles avant Jésus-Christ,c’est là qu’est née la poésie avec Homère et, avantcela, les mythes et les mystères, mais aussi le jeu,la danse, les nombres, la géométrie, le soin ducorps et le soin des âmes. Ce que tu appelles laprofondeur.

Mais elle coexistait avec la superficialité, avecles émotions, avec la vie sans racines, avec l’ado-ration des phénomènes, des apparences, avec lesmutations immédiates de perspective, avec unprisme cognitif en perpétuel changement.

Et n’en a-t-il pas toujours été ainsi ? N’enétait-il pas ainsi dans la Rome de Cicéron,d’Ovide, de Virgile, de Sénèque et, enfin, deBoèce, tandis que non loin d’eux le peuple destavernes et des bas-fonds prenait plaisir aux jeuxet à leur violence sanguinaire ?

Profondeur et superficialité ont toujourscoexisté, quelles que soient les époques et leslatitudes, et elles coexisteront toujours. Tu posestrès justement la question du sens et de sa dis-location. Et tu ne crois pas au sens ultime. Moinon plus je ne crois pas au sens ultime, même sij’ai un grand respect pour ceux qui placent leursespérances dans la transcendance d’un dieu etdans la vie future et éternelle dans l’au-delà. Celuiqui a la foi y place son repos et le sens de sa vie.Et il ne s’aperçoit pas que le sens est ailleurs pourlui aussi.

Même celui qui a la foi fonde en réalité sa viesur ce que j’appelle des segments de sens, quinous viennent de la vie pratique, de la vie créa-tive, de la sociabilité sans laquelle on ne pourraitpas vivre.

Le sens de la vie n’est donc rien d’autre que lavie même qui se déploie moment après moment,qui conserve la mémoire de ce qui s’est passé etse projette à chaque instant dans l’avenir.

C’est ce qui arrive pour chaque personne par-tout dans le monde : des segments de sens que le“je” vit sans solution de continuité, des instantsfugitifs, du temps futur qui passe dans le présentà la vitesse de la lumière et sombre dans le passé ;du temps retrouvé à travers cette merveilleusefaculté de mémoire que possède notre esprit.

Cher ami, je te dédie ces réflexions car tu esparmi ceux qui s’opposent le mieux à la barbari-sation qui plane sur nous. Cette bataille neconcerne pas les barbares, qui se cherchentencore. Cette bataille nous concerne nous, etnous seuls pouvons et devons la mener.Eugenio Scalfari

ModeLe charme du diastèmeLes dents espacées ne sont plus undéfaut, mais une caractéristique trèsrecherchée chez les mannequins.

The Wall Street Journal (extraits) New York

Ala mort de son père, en 2008, le sty-liste David Delfín était allé chez unorthodontiste se faire poser unbracket, afin de créer un espaceentre ses deux incisives supé-rieures. “C’était une métaphore du

vide que je ressentais”, explique Delfín, qui a bap-tisé sa collection printemps 2009 “Diastème”, leterme médical désignant l’écartement entre deuxdents, généralement des incisives.

Il s’avère aujourd’hui que le créateur étaitprécurseur de tendance. Les dents écartées sontl’une des caractéristiques les plus recherchéescette année lors des castings pour la FashionWeek de New York [qui a eu lieu du 9 au 16 sep-tembre], en une sorte d’affront à l’orthodontiemoderne et d’entorse aux récents critères debeauté qui privilégiaient les mannequins auxformes voluptueuses et au sourire parfait. Au lieude la perfection, les créateurs de mode veulent àprésent ce que les directeurs de casting ap pellent“du caractère”.

Certains estiment que l’engouement pourles imperfections physiques reflète le scepti-cisme de la jeunesse actuelle vis-à-vis de laperfection artificielle de l’ère numérique.

“L’originalité, l’authenticité… Ce sont des valeursauxquelles les jeunes générations attachent de plusen plus d’importance dans un monde de plus en plusretouché”, note Stefano Tonchi, rédacteur en chefdu magazine W.

Dans les séries mode de Vogue et de W, demême que dans les publicités pour des marqueshaut de gamme comme Chanel et Marc Jacobs,l’heure est aux filles aux dents écartées. Dans unenouvelle pub pour la marque de jeans Hudson,Georgia, la fille mannequin de Mick Jagger, auxlèvres pulpeuses et au diastème marqué, est pho-tographiée bouche entrouverte et seins nus, étrei-gnant un homme tatoué. La campagne pour lacollection automne-hiver de la griffe Miu Miumontre un jeune top-modèle du nom de LindseyWixson, arborant une veste en fourrure et desincisives très, très espacées. Même LaurenHutton, un mannequin des années 1970-1980connu pour ses dents du bonheur, est davantagesollicitée ces temps-ci : elle fait notamment lacouverture du numéro de septembre du maga-zine britannique Love.

Marque de lascivitéConsidéré comme un signe de beauté dansde nombreuses cultures africaines, le diastèmen’a pas toujours été très chic en Europe et enAmérique du Nord. D’après les lois médiévalesde la physiognomonie – une science fondée surl’idée que les traits du visage révèlent la person -nalité –, le diastème était chez une femme unemarque de lascivité, rappelle Colin Jones, pro-fesseur à l’université Queen Mary de Londres etauteur d’un livre à paraître sur l’histoire de ladentisterie.

Dernièrement, on a pu voir des incisives espa-cées orner la bouche d’une série de célébrités,parmi lesquelles l’animateur de télévision améri-cain David Letterman et la chanteuse Madonna.Mais il ne s’agissait pas d’une tendance cultivéepar le secteur de la mode et du divertissement.

Jessica Hart, un mannequin australien de24 ans, obtempérait d’habitude lorsque ses clientslui demandaient de porter des facettes pour dis-simuler l’espace entre ses dents. Aujourd’hui,c’est cette caractéristique qu’ils recherchent.

A 26 ans, Lara Stone est le visage de CalvinKlein. Beaucoup attribuent à ce mannequin éluen 2009 “Fille de l’année” par l’édition britan-nique de Vogue d’avoir popularisé les dents dubonheur. Dans le numéro de septembre 2010, ellepose dans une série mode de 12 pages, son dias-tème bien en vue sur toutes les photos. Ce défautest aussi la carte de visite d’Ashley Smith, 19 ans,qui a arpenté les podiums de la Fashion Week deNew York pour la première fois cette saison. “C’estce qui me différencie de toutes les autres”, confie-t-elle. Ashley Smith vient d’être sélectionnée pourprésenter la collection croisière de Prada – unbeau coup pour un jeune mannequin. Elle poseaussi dans les campagnes de Levi Strauss et de lamarque italienne Sisley. “Quand je souris sur le pla-teau sans découvrir mes dents, on me crie toujours :‘On veut les voir, ces dents !’”, raconte-t-elle.Rachel Dodes

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(1) La chanteuseet actriceVanessa Paradis. (2) LemannequinaméricainLauren Hutton.(3) Georgia MayJagger, la fille de Mick. (4) Le top-modèleaustralienJessica Hart.

Quand je sourissur le plateausans découvrirmes dents, on mecrie toujours : ‘On veut les voir,ces dents !’”

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Le guide Le festival Biarritz Amérique latine tient sa 19e éditiondu 27 septembre au 3 octobre. Parmi la riche sélection de films : l’œuvre collective mexicaine Revolución (photo) et 5X Favelas por nos mesmos, une série de courts-métragesréalisés par les habitants des favelas. (festivaldebiarritz.com)

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Cinéma

Hymne à la nature“Ce film est un miracle”, s’enthousiasmele critique du quotidien turc Sabahau sujet de Miel, de Semih Kaplanoglu,l’histoire poétique d’un agriculteur et de son fils, ours d’or au 60e festival deBerlin, en février dernier. “Le réalisateura réussi à faire de la musique sansmusique. On peut ainsi écouter lebruissement des feuilles, le chant desoiseaux, le bourdonnement des abeilles.Le cinéaste a pris le parti d’adopter un rythme très lent. L’enfant qui suit son père parle très peu, mais son silence est riche de nombreuxmessages. Vraiment, si vous voulezfaire entrer un peu de beauté dans votre vie, allez voir ce film !”

Miel, de Semih Kaplanoglu, avec BoraAltas, Erdal Besikçioglu.

Livre

Princes pascharmantsL’écrivain haïtien Gary Victor, l’auteur leplus lu dans son pays, revisite dans sondernier roman, Le Sang et la Mer, le rêvedu prince charmant. C’est l’histoired’Hérodiane, qui vit à Paradi, un bidonville de la capitale, et rêve d’un amoureux à la peau claire. Entrecauchemar et résilience, Victor explorecette société perverse et corrompue,où les riches asservissent les pluspauvres, et où les jeunes filles peuvent venger le monde. Gary Victor sera présent au festival America de Vincennes du 23 au 26 septembre.Le Sang et la Mer, Gary Victor, éd. Vents d’ailleurs, 192 pages, 17 euros.

Livre

Campagned’EthiopieLe romancier italien Carlo Lucarelli,connu surtout comme auteur de polars,revient dans La Huitième Vibration surun épisode peu glorieux de l’histoire deson pays : la défaite infligée à l’arméeitalienne par les troupes éthiopiennesen 1896. “Ce chef-d’œuvre au soufflechoral et à l’impressionnante vigueurépique est précisément un roman sur les Italiens : ceux d’hier et ceux

de toujours, avec leurs splendeurs etleurs misères, leurs vices inextirpableset leurs élans subits d’héroïsme, quinous effraient et nous emplissent d’unorgueil légitime”, écrivait le magistrat et romancier Giancarlo De Cataldodans le Corriere della Sera, au momentde la parution du livre en Italie, en 2008.La Huitième Vibration, Carlo Lucarelli,éd. Métailié, 414 pages, 22 euros.

Danse

Une créationalgérienneAprès une première mondiale à Alger le 18 septembre, Sofiane Abou Lagraâdébarque avec son spectacle Nya(photo) en Europe. Le danseur etchorégraphe l’a conçu pour la toutenouvelle cellule de dansecontemporaine du Ballet nationalalgérien. “En janvier 2010, un castingnational a regroupé environ quatrecents jeuneslauréats detoutes régions,explique le quotidien El Watan, une douzained’entre euxont été

Cinéma

Vertige de l’amourAmore, du réalisateur italien LucaGuadagnino, met en scène une richefamille d’industriels milanais et uneépouse russe blasée qui retrouve le goûtde la vie dans les bras d’un beau cuisinier.Même si le thème de l’adultère en milieu bourgeois n’est pas nouveau,les critiques italiens ont été séduits par cette fresque familiale, au point de considérer Amore comme l’un des meilleurs films italiens de ces dernières années. Dans un paysagecinématographique sinistré, Amoreutilise le langage “avec parcimonie etintelligence”, affirme la revue MicroMega.“Ici pas de rhétorique, mais la férocité de l’intelligence, le défi de la sensualité, la joie des mots, le plaisir du cinéma.”

Amore, de Luca Guadagnino, avec TildaSwinton et Alba Rohrwacher.

Théâtre

Les enfermésd’AfriquePour le critique de la FrankfurterAllgemeine Zeitung, le metteur en scèneallemand Michael Thalheimer“a l’habitude de restituer l’essence despièces qu’il monte”. Il reprend Combat de nègre et de chiens au Théâtre de la Colline à Paris, du 22 septembre au 2 octobre. La pièce, qui s’ouvre surl’arrivée d’une jeune Blanche et d’un Noirsur un chantier français en Afrique del’Ouest, traite surtout de “l’isolement detrois êtres humains dans un certain lieudu monde qui leur est étranger”, disaitBernard-Marie Koltès de la pièce qu’il a

écrite en 1979. Si Thalheimer donneaujourd’hui à l’œuvre “un côté

amusant et fou”, le critiquesemble encore attendre

“celui qui la libéreracomplètement”.

(colline.fr)

Le Printemps de septembre à Toulouse réunira à partir du 24 septembre cinquante propositionsd’artistes. La performance du révérend américainEthan Acres (photo) et l’exposition participative“Walk Like an Egyptian” sont très attendus.

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retenus et ont bénéficié d’uneformation intensive en danse classiqueet contemporaine ainsi qu’en yoga.”Cette création est composée de deuxmusiques représentatives de lamémoire collective française etalgérienne : le Boléro, de Maurice Ravel,et Le Chant des Aurès, d’Houria Aïchi.Du 26 septembre au 2 octobre, à la Biennale de la danse, à Lyon. Puis à Brest, Sceaux, Annecy,Valenciennes, Clermont-Ferrand.(aboulagraa.com)

Festival

Le Pérou danstous ses étatsA l’occasion des 120 ans de l’Alliancefrançaise de Lima, le public français estinvité à découvrir la diversité culturellepéruvienne du 23 septembre au 30 octobre, note le quotidien El Comercio. Baptisée “Suma Sumaq”,ce qui signifie merveilleux en quechua,une des langues officielles du Pérou,cette manifestation est l’occasion de découvrir ou de redécouvrir la chanteuse Susana Baca,

surnommée “l’Ame du Pérou noir” (le 30 septembre et le 1er octobre

au théâtre de la FondationAlliance française à Paris) ou

la merveilleuse compagniede cirque La Tarumba

(le 13 octobre à Cusset, dans l’Allier). Musique, artsplastiques, mode et théâtresont au programme tout au long de ces cinqsemaines péruviennes.(fondation-alliancefr.org) Long

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Insolites

Halte aux mains baladeuses ! Les femmescairotes disposeront bientôt d’une armehigh-tech contre le harcèlement, note lesite d’Elaph. Les victimes d’attouche-ments, de propos obscènes ou d’actes exhi-bitionnistes pourront immédiatementsignaler leur problème par SMS àun ordinateur central. Ellesrecevront aussitôt soutien etconseils pratiques et leursmessages seront utilisés pourcréer une carte détaillée despoints chauds du harcèlement.

Objectif du projet Harass-Map [carte du harcèlement] lancépar des militants avec l’aval du gouverne-ment : aider les victimes et mettre enlumière l’ampleur et la sévérité du pro-blème. Selon la seule étude récente sur cephénomène – une enquête du Centreégyptien pour les droits des femmes(ECWR) réalisée en 2008, 83 % des Egyp-tiennes et 98 % des étrangères ont été vic-times de harcèlement, écrit The Guardian.Rares sont celles qui portent plainte : 12 % seu-lement des femmes interrogéespar l’ECWR avaient cherchéde l’aide auprès de lapolice, notait déjàen 2009 L’Orient-

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Détecteuranti-corruption

Les points chauds du harcèlement

Habillée en deux coups de sprayAdieu cabines d’essayage ! Voici le tissu en spray. Vaporisez directement sur le corps le liquide contenu dans l’aérosol : la mixture sèche en quelques minutespour former un vêtement lavable qui épouse parfaitement les formes. Ce textileliquide développé par le créateur Manuel Torres et l’ingénieur Paul Luckham, de l’Imperial College de Londres, en collaboration avec la société Fabricanrenferme des fibres courtes, des polymères et un solvant. Le tissu pourra être de différentes couleurs et comporter des fibres naturelles ou synthétiques. On peut en varier l’épaisseur à sa guise en ajoutant des couches. Ce produit en est encore au stade du prototype, indique Wired : pour l’heure, les vêtementsvaporisés sentent encore fortement le solvant.

Le-Jour. De fait, écrit le quotidien, les poli-ciers sont souvent eux-mêmes des harce-leurs redoutables. Le port du niqab préconisépar les islamistes pour enrayer ce fléau nemet pas à l’abri des ardeurs libidineuses.

Le prédicateur égyptien Saad Arafat analyseà sa façon le phénomène. “Si une

femme est assise dans un bus ou toutautre moyen de transport, elle estharcelée par l’homme à sa droiteou l’homme à sa gauche”, décla-rait-il en juillet sur la chaîne Al-

Rahma [la pitié] dans uneémission religieuse citée par

Memri.org. “Je dis aux femmes :‘Vous êtes la cause et la raison de cette

situation.’ Une femme peut dire : ‘Mais je suissortie revêtue du niqab ou du hijab. Je n’airien fait.’ Mais je réponds : ‘Tu es peut-êtresortie revêtue du niqab, mais tu es peut-êtresortie sans raison et Allah a envoyé undémon pour te faire du mal, parce que tesyeux se promènent à droite et à gauche.’”

Le Kirghizistan ne badine plus avec la cor-ruption. Tous les candidats à la fonctionpublique devront désormais passer audétecteur de mensonges. Si un aspirantdouanier ou un futur agent du fisc répond“oui” à la question “Avez-vous jamaisdonné ou reçu un pot-de-vin ?” il seraimmédiatement recalé, écrit Ferghana.ru. S’il dit “non”, on saura qu’il ment. Carune telle réponse n’est pas crédible auKirghizistan, estime le webzine, fortsceptique à l’égard de cette mesure pré-sentée en grande pompe.

Service serviceUn mannequin en face de chaque employé ? Rien de tel pour motiver le

personnel. Le service d’information téléphonique de la ville de Kyotos’est doté d’une série d’usagers bidon. Il y a là Hito Mishriko, mère

de famille de 32 ans, Naniwano Yoshiko, une sexagénaire d’Osakaen visite à Kyoto, ou encore un jeune demandeur d’emploi. “Je

me sens surveillée. C’est une tension positive qui me fait travaillerplus efficacement”, a confié l’une des employées à la chaîne

nippone NHK. “Même quand nous sommes en réunion,nous pensons à ce que Yoshiko pourrait avoir envie de

dire”, indique un des chefs de ce bureau qui traiteles questions et les doléances du public.

Un employeur pour l’é

ternité.

Vous vous tuez au travail ?

Reposez éternellement au sein

de votre entreprise. Au cim

etière

Okunoin, au Japon, le

s grands groupes

ont leurs propres emplacements

funéraires. S

harp, Nissan, S

ony,

Toyota et Panasonic offrent ainsi

une dernière demeure à leurs anciens

employés. Combien d’années

faut-il avoir consacré à sa compagnie

pour jouir d’un tel p

rivilège ? cnngo.com

ne le dit pas.

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Les rhinocéros massacrés, ça suffit. Pourlutter contre la contrebande, le propriétaired’une réserve sud-africaine a décidé d’em-poisonner les cornes de ses bêtes avec ducyanure. Objectif : “tuer” ou “rendre sérieu-sement malades” les amateurs de cornebroyée, aux effets censément aphrodi-siaques et thérapeutiques. “Si quelqu’un enmange en Chine et tombe gravement malade,ils ne vont pas en racheter”, déclare Ed Hern,fondateur du Rhino and Lion NatureReserve, près de Johannesburg, qui a com-mencé à tester son arme à faible dose. Selonlui, le poison épargnera l’animal, les appen-dices étant dépourvus de vaisseaux et nepouvant donc pas conduire le cyanure versle reste du corps. Seul hic : si la majeurepartie des cornes partent en Asie, certainesfinissent au Moyen-Orient, où elles sont

sculptées et utili-sées comme four-reaux pour lesépées arborées parles Yéménites ensigne de virilité. Et dansce cas, le cyanure risque dene pas faire une grande différence note leScientific American. Les braconniersont tué 122 rhinocéros en Afrique du Sud

l’an dernier. Cetteannée, 139 bêtes ont déjà

été abattues. Le trafic estdésormais aux mains de bandes inter-

nationales. Celles-ci disposent de pisteurschevronnés et sont équipées d’hélicoptères,de drogues vétérinaires, de gilets pare-balleset d’appareils de vision nocturnes, rapportele Mail & Guardian de Johannesburg.

Les fonctionnaires du réseau dedistribution d’eau de Manille (MWSS)perçoivent au moins 33 types de prime, dont la prime d’entreprise de Noël, la corbeille d’entreprise de Noëlet la prime complémentaire de Noël, ont révélé des auditionsmenées par la commission desfinances du Sénat philippin. Selon le sénateur Franklin Drilon, on trouve notamment la primed’efficacité, l’aide financière de fin d’année, le cadeau pourl’anniversaire de la privatisation du MWSS, l’aide financièretraditionnelle de milieu d’année, la prime anniversaire, l’aide à l’éducation, l’aide complémentaire à l’éducation, les célébrations de la semaine de la famille, la prime de productivité, la prime pour négociations, la prime de la fête de la famille,la prime de rendement, la primetraditionnelle d’anniversaire, la semaine des agencesgouvernementales, la semaine des employés, le bonus d’améliorationdes résultats, la bourse d’études,le 109e anniversaire des servicespublics philippins et l’aide financièrepour cataclysme. Des largesses qui agacent le président BenignoAquino III. Le leader philippin, qui a fait de la lutte contre la corruption son cheval de bataille, a décidé de geler ces émolumentsjusqu’à nouvel ordre, indique le Philippine Daily Inquirer.

Vous vous sentez à l’étroit en classeéco ? Vous n’avez pas tout vu. Avec ce nouveau siège-selle conçu par une agence italienne, vous n’aurez plus que 58 centimètres pour vosjambes : de quoi tasser encore plus de passagers à bord. Le Skyrider a une assise oblique. Le poids du corpsrepose sur les jambes, indique le DailyMail. Vous chevauchez votre siège et les sièges se chevauchent, ce qui permet d’économiser plus de 18 centimètres entre deux rangées. Le Skyrider n’affecte pas le confort des passagers, assure Aviointeriors…qui déconseille toutefois sa selle pour les vols de plus de trois heures.“Ne montrez pas ça à Ryanair”, titre le Daily Mail. La low-cost irlandaiseavait fait sensation en juillet en déclarant qu’elle comptait installerdes sièges verticaux. L’initiative avaitfait long feu, les responsables européenspour la sécurité de l’aviation civileayant décrété que ces perchoirs ne respecteraient pas les règles de sécurité. Une low-cost chinoise,Spring Airlines, avait également tentél’an dernier d’obtenir l’autorisation de redessiner ses avions pour ytransporter des passagers debout,indique Il Sole-24 Ore.

En selle pour le décollage

Primes à gogo

Un rhino, c’est rosse, surtout au cyanure

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