Courrier International du 23 mai 2013

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ASIE — L’AUTRE VISAGE DU BANGLADESH BELGIQUE — BRUXELLES PAS BELLE RUSSIE — LE GOÛT DES ESPIONS ÉTATS-UNIS — PROFESSION CANNABICULTEUR N° 1177 du 23 au 29 mai 2013 courrierinternational.com Belgique : 3,90 € ISTANBUL Ses mille et une vies La presse turque raconte la métamorphose de la ville (!4BD64F-eabacj!:m;P noir Belgique 3,90€ - Luxembourg 3,90€

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Istanbul : ses mille et une vies

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ASIE — L’AUTRE VISAGE DU BANGLADESH BELGIQUE — BRUXELLES PAS BELLERUSSIE — LE GOÛT DES ESPIONS ÉTATS-UNIS — PROFESSION CANNABICULTEUR

N° 1177 du 23 au 29 mai 2013courrierinternational.comBelgique : 3,90 €

ISTANBULSes mille et une vies

La presse turqueraconte la métamorphose de la ville

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28 › 30 JUIN2013

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www.courrierinternational.comSPÉCIAL ISTANBUL D’autres aspects de la vie stambouliote : les ttranssexuelset leur quête d’un imam ; KKaraköy, quartierbranché ; mmusique : qu’écoute-t-on sur leBosphore ? CCinéma : les films qui utilisentIstanbul comme décor…INSOLITES Y a-t-il un pilote dans l’avion ?L’intégrale de la rubrique, dont quelquesinédits

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SUR NOTRESITE

à la uneà la uneà la unepp.38 à 50

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Sommaire

spécial 360°

Depuis bientôt vingt ans, les islamistes modérés, au pouvoir,ont fait de la ville leur vitrineculturelle et économique.Pourtant, tous les habitants ne se reconnaissent pas dans le nouvel Istanbul qui se dessine à coups de grands travaux. Récit d’une métamorphoseà marche forcée. Et nos rendez-vous habituels à l’heurestambouliote : histoire (Les remparts de Constantinople, p. 45), voyage (La balade de la mer Noire, p. 46), tendances (La vie des quartiers, p. 48),culture (Orhan Pamuk prophète en Bulgarie, p. 50)…

ISTANBUL

SES MILLE ET UNE VIESCONTINENTS p.12

Israël. “Les Juifs ontoublié la compassion”Dans une interview au quotidien Ha’Aretz, Rafi Walden, président de l’association Médecinsisraéliens pour les droits de l’homme, estime que les dirigeants actuels de l’Etat hébreu cultivent la “peur de l’autre” à des fins politiques.

p.28-31 L’autrevisage du BangladeshPar-delà les images de catastrophes et de pauvretéextrême auxquelles il est souvent associé, le mensuelForum, qui vient de fermer ses portes, dresse leportrait d’un pays complexe et fier de sa diversité.

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porcs

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Influenza Types B & C

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oiseaux

Mai 2013 – Une supposée souche mutante de virus aviaire est repérée près de Shanghai (Chine).Le taux de mortalité chez les humains reste inconnu, mais au 16 mai 130 personnes ont été infectées, parmi lesquelles 35 sont décédées.

Les porcs sont une source récurrente de pandémies grippales car ils peuvent être infectés par les virus aussi bien aviaires que porcins ou humains.

Dans le pire des cas, ils sont les vecteurs de nouvelles souches virales entre les oiseaux et les humains.

“Grippe aviaire” : la plus souvent citée dans les médias. Elle tue 60 % des personnes infectées. Aucun cas de transmission entre humains n’a été rapporté.

Souche de “grippe aviaire” moins connue, endémique parmi la volaille d’Eurasie. Rares cas humains.

Variante la plus courante de la “grippe porcine”. Similaire à la “grippe espagnole”, qui a tué 50 à 100 millions de personnes en 1918.

L’épidémie de 2009-2010 a fait

15 000 victimes dans le monde…

p.37

Signaux. Grippes :qui contamine qui ?

CONTINENTS p.20

Nigeria. Une sociétéivre de champagneUn scandale : le pays est le deuxième consommateur mondial de champagnealors que 63 % de la populationvit avec moins de 1 dollar par jour.

ALLE

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dossier

ÉDITORIALÉRIC CHOL

transsexuelsKaraköy

musique :Cinéma :

Le Liverpoolde l’Orient

Une voiture tombe dans leBosphore. Aux éventuels rescapés,l’écrivain Orhan Pamuk glisse

ce conseil : “Si vous savez nager, une foisque vous aurez émergé, vous remarquerezimmédiatement à quel point, malgré toutela tristesse de la ville, la vie et le Bosphoresont beaux 1.” La tristesse d’Istanbul,elle vient de ce tribunal qui s’est cruautorisé, au mois d’avril, à condamnerà dix mois de prison avec sursis lepianiste turc Fazil Say, parce qu’il avaitinjurié l’islam sur Twitter. Ici commeailleurs en Turquie, on ne plaisantepas avec la religion. Quitte à oublierque la ville fut, en 2010, capitaleeuropéenne de la culture. D’où cettedeuxième recommandation, toujoursde l’auteur d’Istanbul, souvenirs d’uneville, adressée aux journalistes : “Si tu ne trouves pas de sujet, du fait des interdictions et des restrictions d’ordrepolitique, occupe-toi des problèmes de la ville au quotidien. Ça marche à tous les coups.”C’est ainsi que se raconte au fil desjours la ville que Michel Butor qualifiaitde “Liverpool oriental” il y a un demi-siècle, sans doute à cause des immeubles industriels aux façadesnoircies. Des déclins, des renaissanceset des métamorphoses : à chaque nouvelle mue, les Stambouliotes ontpris l’habitude de troquer leur nostalgiecontre l’espoir d’une nouvelle vie. Ils étaient 1 million en 1950, les voilà15 millions aujourd’hui. Ils ont pour la plupart moins de 25 ans et, commeleurs parents, ils continuent de se passionner pour les tribulationsd’Abdülcanbaz, légendaire héros de bande dessinée. Hier dans les jour-naux, aujourd’hui sur les tablettes 1, le Gentleman d’Istanbul est facilementreconnaissable avec son fez rouge et ses grandes moustaches. Il fait lui aussi partie des décors de la ville.

1. A retrouver dans notre dossier Istanbul sur www.courrierinternational.com

En couverture : Ahmet SelSérie “Illusions orientales”

Retrouvez Eric Chol chaque matin à 6 h 55,

dans la chronique “Où va le monde”

sur 101.1 FM

transsexuelsKaraköy

musique :Cinéma :

pp . 42 à 54

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p .32-35

Courrier international – n° 1177 du 23 au 29 mai 2013 3

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Les journalistes de Courrier international sélectionnent et traduisent plus de 1 500 sourcesdu monde entier : journaux, sites, blogs, qui alimentent l’hebdomadaire et son site courrierinternational.com. Voici la liste exhaustive des sources que nous avons utilisées cette semaine :Agos Istanbul, hebdomadaire. Ha’Aretz Tel-Aviv, quotidien. Atlas Istanbul, mensuel. BIA (bianet.org) Istanbul, en ligne.The Daily Telegraph Londres, quotidien. The Economist Londres, hebdomadaire. Elaph (www.elaph.com) Londres, en ligne.Financial Times Londres, quotidien. Forum Dacca, mensuel. Gazeta.ru Moscou, quotiden. The Guardian Londres, quoti-dien. Habertürk Istanbul, quotidien. Al-Hayat Londres, quotidien. Historia Bucarest, mensuel. Hürriyet Istanbul, quotidien.The Irish Times Dublin, quotidien. Kapital Sofia, hebdomadaire. Metro Varsovie, quotidien. Al-Mustaqbal Beyrouth, quoti-dien. Newsweek Polska Varsovie, hebdomadaire. The New York Times Etats-Unis, quotidien. Notícias Magazine Lisbonne,hebdomadaire. Radikal Istanbul, quotidien. The Spectator Londres, hebdomadaire. Taraf Istanbul, quotidien. The TimesLondres, quotidien. Veja São Paulo, hebdomadaire. The Wall Street Journal New York, quotidien. El-Watan Alger, quotidien.Die Welt Berlin, quotidien. The Will San Francisco, en ligne Yediot Aharonot Tel-Aviv, quotidien.

Sommaire

← Toutes nos sources Chaque fois que vous rencontrez cette vignette, scannez-la et accédez à un contenu multimédia sur notre site courrierinternational.com (ici, la rubrique “Nos sources”).

7 jours dans le monde6. Algérie. Bouteflika enbaisse, la censure en hausse8. Portrait. Atta MohammadNour 9. Controverse. Bollywood a-t-il une responsabilité dans les viols en Inde ?

D’un continent à l’autre—MOYEN-ORIENT 10. Israël. “Les Juifs ont oublié la compassion”12. Israël. L’Etat hébreubafoue le droit au mariage12. Iran. Des fillettes de 9 ans

mariées de force

—ASIE14. Pakistan. Il était troisfois Nawaz Sharif

15. Cambodge. Au pouvoir de pères en fils

Transversales36. Economie. Professioncannabiculteur38. Ecologie. GrandeBarrière de corail contre gaz de schiste40. Médias. Les aventuriersdu web perdu41. Signaux.Grippes : qui contamine qui ?

360º42. Istanbul.Ses mille et une vies46. Urbanisme. Grandschantiers : le trop-plein49. Histoire.Ce que racontent les rempartsde Constantinople50. Voyage. La balade de la mer Noire52. Tendances. Adieu port,criée, poissons !54. Culture. Orhan Pamuk,prophète en Bulgarie

—AMÉRIQUES16. Brésil. Qu’elle est belle, ma banlieue !17. Etats-Unis. En fait de scandales, Washingtonmérite mieux

—AFRIQUE18. Nigeria. Une société ivre de champagne19. Technologie. Elections :les limites de la modernité

—EUROPE20. Russie.Un amourimmodéré pour la patrie... et les espions21. Pologne. Pour le meilleuret pour le pire22. Portugal. La crise, le loup et les bergers

—FRANCE 24. Le crépuscule des élites

—BELGIQUE 26-29. Bruxelles outragée

Dossier32. L’autre visage du Bangladesh

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1 décembre 2013.

Edité par Courrier international SA, société anonymeavec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire La Société Editrice du Monde. Directoire Antoine Laporte, président et directeur de la publication ; Eric Chol. Conseil de surveillance Louis Dreyfus, président.Dépôt légal octobre 2012. Commission paritaire n° 0712c82101. ISSN n°1154-516XImprimé en France/Printed in France

Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Faxrédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com courriel [email protected] Directeur dela rédactionEric Chol Rédacteurs en chef Jean-Hébert Armengaud(16 57), Claire Carrard (édition, 16 58), Odile Conseil (web, 16 27)Rédacteurs en chef adjoints Catherine André (16 78), Raymond Cla-rinard (16 77), Isabelle Lauze (16 54). Assistante Dalila Bounekta(16 16) Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25)Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Direc-teur de la communication et du développement AlexandreScher (16 15) Conception graphique Javier Errea Comunicación

Europe Catherine André (coordination générale, 16 78), DanièleRenon (chef de service adjointe Europe, Allemagne, Autriche,Suisse alémanique, 16 22), Gerry Feehily (Irlande, 19 70), Lucie Geffroy(Italie, 16 86), Daniel Matias (Portugal, 16 34), Iwona Ostapkowicz(Pologne, 16 74), Marie Béloeil (chef de rubrique France, 17 32),Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer(Pays-Bas), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège), AlexiaKefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), KristinaRönnqvist (Suède), Alexandre Lévy (Bulgarie, coordination Balkans),Agnès Jarfas (Hongrie), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), MiroMiceski (Macédoine), Martina Bulakova (République tchèque, Slo-vaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzé-govine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie), Rus-sie, est de l’Europe Laurence Habay (chef de service, 16 36), AldaEngoian (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine)Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord,16 14), Eric Pape (Etats-Unis, 16 95), Anne Proenza (chef de rubrique,Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu(chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chau-meau (Ase du Sud-Est, 16 24), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51),Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Elisa-beth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Kazuhiko Ya-tabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69),Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (16 35), Pascal Fe-naux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Tur-quie) Afrique Ousmane Ndiaye (chef de rubrique, 16 29), Hoda Sa-liby (Maghreb, 16 35), Chawki Amari (Algérie), Sophie Bouillon(Afrique du Sud) Economie Pascale Boyen (chef de service, 16 47)Sciences Anh Hoà Truong (chef de rubrique, 16 40) Magazine Isa-belle Lauze (16 54) Insolites Claire Maupas (chef de rubrique,16 60) Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubri-que, 16 74)

Site Internet Hamdam Mostafavi (chef des informations, 17 33),Catherine Guichard (rédactrice, 16 04), Pierrick Van-Thé (web-mestre, 16 82), Mathilde Melot, Albane Salzberg (marketing)Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97)Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint, 1677),Natalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol),Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino(japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Fran-çoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol,portugais), Daniel Matias (portugais), Marie-Françoise Monthiers( japonais), Mikage Nagahama ( japonais), Ngoc-Dung Phan(anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol),Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol),Leslie Talaga Révision Jean-Luc Majouret (chef de service, 16 42),Marianne Bonneau, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, FrançoisePicon, Philippe Planche, Emmanuel Tronquart (site Internet)Photo graphies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 1641), Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53) MaquetteBernadette Dremière (chef de service), Catherine Doutey, NathalieLe Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Petricca, Denis Scudeller,Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello, Céline Merrien(colorisation) Cartographie Thierry Gauthé (16 70) InfographieCatherine Doutey (16 66) Calligraphie Hélène Ho (Chine), AbdollahKiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique Denis Scudeller (1684) Directeur de la production Olivier Mollé Fabrication NathalieCommuneau (direc trice adjointe), Sarah Tréhin (responsable defabrication). Impression, brochage Maury, 45330 Malesherbes.

Ont participé à ce numéro Edwige Benoit, Gilles Berton, Auré-lie Boissière, Jean-Baptiste Bor, Valérie Brunissen, IsabelleBryskier, Gabriel Hassan, Steven Jambot, Mira Kamdar, Feriel Kol-li, Adrien Labbe, Antonin Lambert, Valentine Morizot, Chloé Paye,Corentin Pennarguear, Camille Savage, Nicole Thirion

Secrétaire général Paul Chaine (17 46). Assistantes : NatachaScheubel (16 52), Sophie Nézet (partenariats, 16 99), Sophie Jan.Gestion : Julie Delpech (responsable, 16 13). Comptabilité : 0148 88 45 02. Responsable des droits Dalila Bounekta (16 16).Ventes au numéro Responsable publications : Brigitte Billiard.Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit :Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). Diffusioninter nationale : Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22). PromotionChristiane Montillet Marketing Sophie Gerbaud (directrice, 16 18), VéroniqueLallemand (16 91), Lucie Torres (17 39), Romaïssa Cherbal (16 89). GEIE COURRIER INTERNATIONAL EBL

COURRIER INTERNATIONAL pour la Belgique et le Grand Duché de Luxembourg est commercialisé par le GEIE COURRIER INTERNATIONAL EBLqui est une association entre la société anonyme de droitfrançais COURRIER INTERNATIONALet la société anonyme de droit belge IPM qui est l’éditeur de La Libre Belgique et de La Dernière Heure Les Sports. Co-gérant Antoine LaporteCo-gérant et éditeur responsable François le HodeyDirecteur général IPM Denis PierrardDirection logistique IPM Christian De CosterCoordination rédactionnelle Pierre Gilissen

+ 32 2 744 44 33Ouvert les jours ouvrables de 8h à 14h.Rue des Francs, 79 — 1040 BruxellesPublicité RGP Luc Dumoulin [email protected] + 32 2 211 29 54Services [email protected] + 32 2 744 44 33 / Fax + 32 2 744 45 55Libraires + 32 2 744 44 77Impression Sodimco SADirecteur Eric Bouko + 32 2 793 36 70

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Courrier international – n° 1177 du 23 au 29 mai 20134.

Page 5: Courrier International du 23 mai 2013

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Page 6: Courrier International du 23 mai 2013

En voie de disparitionGÉORGIE — Si le taux de natalitéactuel continue à se maintenirpendant cinquante ans, “la nationgéorgienne disparaîtra”, s’alarmele quotidien de Tbilissi GeorgiaTimes. Les statistiques officiellesannoncent 36 000 avortementspas an mais, selon certains experts,leur véritable nombre avoisine-rait les 100 000. Par ailleurs,14 000 enfants meurent en nais-sant chaque année. Depuis la dis-parition de l’Union soviétique, àcause de l’émigration ininter-rompue, de la paupérisation et dela natalité en berne, la populationde la Géorgie a chuté de 5 millionsà 3,5 millions de personnes. Lepatriarche catholique de la Géor-gie, Ilia II, a appelé à interdirel’avortement, et a promis quel’Eglise “prendrait en charge lesenfants à l’éducation desquels leursparents ne peuvent plus subvenir”.

6. Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

ALGÉRIE

Bouteflika en baisse, la censure en hausseAlors que des informations contradictoires circulent sur l’état de santé du président, le pouvoir a empêché la parution du quotidien francophone Mon journal et de son pendant arabophone Djaridati pour avoir annoncé qu’il serait dans un état “comateux”. El-Watan s’en inquiète.

7 jours dansle monde.

—El-Watan Alger

L’édition de dimanche [19 mai] duquotidien d’information Mon jour-nal a fait l’objet d’une censure poli-

tique au niveau de l’imprimerie. Le motif ?L’événement du jour barrant la une du jour-nal, consacrée à l’état de santé du présidentBouteflika, dans lequel ce quotidien affirme,s’appuyant sur des “sources médicales fran-çaises” confortées par des “sources présiden-tielles”, que le chef de l’Etat est “rentré enAlgérie mercredi dernier [15 mai] à 3 heuresdu matin dans un état de coma profond”.

Depuis l’arrivée aux affaires de Boute-flika, en 1999, c’est la première fois que lepouvoir sévit au niveau de l’imprimerieafin d’empêcher la parution d’un journalpour un motif éditorial. Les pressions poli-tiques directes d’hier, qui s’exerçaient parle truchement de censeurs siégeant dansdes commissions de “lecture” au niveaudes imprimeries, ont cédé la place, sous lerègne de Bouteflika, à de nouvelles formessournoises de chantage, via notamment la

distribution de la manne publicitaire. Onse souvient, en effet, du fameux “impri-matur” (autorisation pour la publicationdes informations sécuritaires) que le gou-vernement de Belaïd Abdesselam [1992-1993] avait instauré, qui a valu à El-Watand’être suspendu [pour quinze jours] et àsix de ses journalistes d’être interpellés etplacés en garde à vue pour avoir publié, le2 janvier 1993, un article sur l’attentat contrela caserne de Ksar El-Hirane, qui avait coûtéla vie à cinq gendarmes.

Cartons jaunes, cartons rouges.Le coupde semonce que vient d’essuyer notre confrèreMon journal augure-t-il de jours sombrespour la presse algérienne et le retour auxpratiques honteuses des comités de cen-sure de journaux de sinistre mémoire ? Ilparaît pour le moins difficile aujourd’huide revenir à la case départ, compte tenudu nouveau contexte international et despressions pesant sur le pouvoir en Algériedans le sens de l’ouverture démocratique.Mais le “hors-jeu” sifflé à l’encontre de

Mon journal montre bien que le pouvoir nese gênera pas pour sortir les cartons jaunes,voire rouges, dans cette conjoncture parti-culièrement confuse ouverte par la mala-die du président, laquelle a brouillé toutesles cartes politiques à quelques encabluresde l’élection présidentielle de 2014.

“Atteinte à la sécurité de l’Etat.” Il resteà savoir si l’avertissement vaut uniquementpour les informations dérangeantes publiéespar certains rares titres téméraires sur lamaladie du président ou si l’on cherche àfaire taire les journaux qui fourrent leur nezdans les affaires sensibles impliquant dehautes personnalités du système. Le par-quet d’Alger a réagi hier en annonçant despoursuites judiciaires à l’encontre d’HichemAboud, directeur de Mon journal, pour, entreautres lourdes charges, “atteinte à la sécuritéde l’Etat”. Dans cette affaire, le pouvoir amanifestement manqué de discernementet a cédé à la panique. Il aurait pu faire l’éco-nomie de cette grave entorse à la liberté dela presse et de l’édition en laissant le jour-nal censuré paraître tout en se réservant ledroit d’apporter un démenti, si l’on estimeque l’information est infondée – voire derecourir à d’autres formes légales pour répa-rer le préjudice, si préjudice il y a. Ce qu’afait hier le parquet. Le tout est dans la qua-lification – grave – du délit présumé. Pré-sentée comme une violation du secret d’Etat,l’information est sortie du cadre du délit depresse pour prendre les contours d’uneaffaire criminelle, politique qui renseigneencore et toujours sur la dangerosité dumétier de journaliste en Algérie.

—Omar Berbiche

EL WATANQuotidien, Alger109 147 ex.Fondé en 1990 par des journalistes issusdu quotidien officiel El-Moudjahid, “La Patrie” (francophone) est rapidementdevenu un journal de référence. Son directeur, Omar Belhouchet, est une figure de la presse algérienne.

Comme un ouragan

ÉTATS-UNIS — “Les habitants del’Oklahoma connaissent les signesavant-coureurs – nuages noirs quiroulent dans le ciel, rafales de ventqui balaient les arbres, foudre quifend les cieux”, lit-on dans la der-nière livraison de la revue Okla-homa Today, qui consacre unportfolio aux ouragans dont l’Etatest coutumier. C’était juste avantqu’une tornade fasse d’énormesravages dans la banlieue d’Okla -homa City, le 20 mai, laissant aumoins 91 morts derrière elle. Laveille, The Washington Post expli-quait qu’après le traumatismequ’avait causé la tempête tropi-cale Sandy, en octobre dernier(147 morts, 8,5 millions de per-sonnes privées d’électricité dansle nord-est du pays), le Congrèsavait débloqué 23 millions de dollars pour que le service demétéo nationale améliore sescapacités informatiques afin demieux prévoir les menaces météo-rologiques. Ces mesures seronteffectives… en 2015.

↙ Dessin de Dilemparu dans Liberté, Alger.

SOURCE

Page 7: Courrier International du 23 mai 2013

Personnes ayant répondu “Des gens d’une autre race”à la proposition : “Choisissez un groupe de personnesque vous ne voudriez pas avoir comme voisin”

En %

0– +

5 10 15 20 30 40SOURCE : MAX FISHER, THE WASHINGTON POST

DE LA SEMAINELA CARTE

Mort, mais pas enterré ARGENTINE — La dépouille deJorge Videla est “malvenue” àMercedes, ville natale de l’an-cien dictateur, mort en prison le17 mai, titre le quotidien argen-tin Página 12. Les habitants decette paisible bourgade de lapampa argentine ont placardé àl’entrée du cimetière les por-traits des 22 disparus de Mer-cedes sous la dictature (1976-1982). Au moins 30 000 per-sonnes ont disparu pendant ladictature argentine, des dizainesde milliers d’autres ont été empri-sonnées et torturées.

Vélos etvéhémence à New York

ÉTATS-UNIS — Citibike, le sys-tème de vélos en libre-service de la ville de New York, a été offi-ciellement lancé le 20 mai. Il met

à disposition du public dans unpremier temps 6 000 vélos dans330 stations (10 000 sont prévusà terme, dans 600 stations). Mais,dans les quartiers chics de WestVillage ou de TriBeCa, à Man-hattan, ou dans celui de FortGreene, à Brooklyn, des riverainsrâlent contre l’implantation desstations “qui jurent avec le carac-tère résidentiel des lieux”, relateThe New York Times. Le quoti-dien québécois La Presse résume,un peu étonné (Montréal dis-pose depuis 2009 de son propresystème, Bixi), les griefs de cesNew-Yorkais : “Selon eux, les sta-tions grugent des places de sta-tionnement, bloquent des entrées,jurent avec le décor et attirent lesdéchets et la vermine.”

7 JOURS.7 JOURS.Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013 7

Vu d’ailleurs L’actualité française vue de l’étranger chaque semaine avecavec Christophe Moulin et Eric Chol

En direct vendredi à 17 h 10, samedi à 21 h 10, et dimanche 14 h 10 et 17 h 10.

Ibo

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LCI

PABLO SCHOLZ, rédacteur en chef adjoint du supplément Spectacles du quotidien argentin Clarín,à Cannes pour la septième fois.

“Pour lesArgentins,France égaleculture”

Comment voit-on leFestival en Argentine ?Un film qui “va” àCannes bénéficie en

Argentine d’un grandprestige. Jusqu’à récemment,

ça signifiait aussi, pour certains,que le film était prétentieux, artis-tique et peu commercial. Maiscette idée peu fondée a changé.

Les médias et le publicargentins sont-ils plussensibles au côté glamour du Festival ou à son côtécinéphile ?Les deux. Tout ce qui touche lesstars, ça intéresse, mais ici on vientvoir du cinéma, du bon cinéma.Mes articles, par exemple, sontorientés principalement vers lacréation cinématographique.

Le cinéma français est-il trèsprésent en Argentine ?De nombreux films français y sontvisibles, plus qu’au Chili, parexemple, où j’ai appris qu’un seulfilm de France a été projeté depuisle début de l’année. En Argentine,il y a des cycles “La semaine ducinéma français” avec des avant-premières et des films qui, hélas,n’arrivent jamais dans les grandscircuits de distribution. Pour lesArgentins, la France est synonymede culture : oui, il y a un publiccinéphile qui est toujours fidèle aucinéma français, même si celui-cia ses hauts et ses bas.

Le cinéma français est-ilsurreprésenté à Cannes ?Dans cette 66e édition, oui. Cannesest un festival international – lesproductions américaines y sontégalement surreprésentées.

DE NOUSILS PARLENT

Cette carte a été réalisée par le journaliste Max Fisher, qui tient un blog sur le site du Washington Post ; il s’est pour ce faire appuyé sur les données de World Values Survey, qui mesure l’état de l’opinion dans le monde depuis desdizaines d’années, en particulier sur la question “Qui n’aimeriez-vous pas avoir comme voisins ?” Dans les réponsespossibles figurait “Quelqu’un d’une autre race”, que le journaliste a considérée comme un indicateur de racisme.Depuis sa publication, le 15 mai, cette carte a été largement commentée et critiquée. Principaux reproches : toutes les réponses ne datent pas de la même année – certaines ont même plus de dix ans ; selon les pays et les cultures, les réponses peuvent être plus ou moins honnêtes. Fisher reconnaît lui-même que les Américains (peu racistes selon sa carte) “sont conditionnés par leur éducation et par les médias pour taire leurs préférences raciales”.

50%des enfants d’immigrés qui sont arrivés dans les années 1990 en Espagne sesentent espagnols. Le chiffres’élève à 80 % quand il s’agit desjeunes de deuxième génération,rapporte El País. L’enquête a été réalisée par l’institutuniversitaire Ortega y Gasset et l’université de Princeton. Ses résultats dénotent un “signed’intégration” de plus en plusmarqué, se réjouissent les experts. En France, uneétude de l’Insee de 2012 révèleque neuf enfants d’immigrés sur dix se sentent français.

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NUNE “CARTE MONDIALE DU RACISME” SUJETTE À CAUTION

Page 8: Courrier International du 23 mai 2013

7 JOURS

URBAIN“Au sein de l’administrationde la Ville, nous avons un devoir de neutralité ; le personnel doit aussi fairepreuve de civilité.”Philippe Close, responsable du personnel à la Ville de Bruxelles, à propos du licenciement d’un fonctionnaired’origine maghrébine qui a refusé de serrer la main de sa supérieure, sa religion le lui interdisant.(La Libre Belgique, Bruxelles)

EPOUVANTÉ“Arrestations, incendies,ablation de seins,

assassinats… Toute une générationest élevée à l’informationnégative”,

s’est indigné VladimirJirinovski, leader du parti

ultranationaliste russe, lors d’une réunion des chefs de groupe parlementaire avecVladimir Poutine, à Sotchi le 15 mai.Il regrette “cette concentration de mauvaises nouvelles”,incluant celle concernant une certaine “actrice américaine”.(Kommersant, Moscou)

PRAGMATIQUE“Chez nous, les saisonnierssont payés à la tâche. Les ouvriers locaux ne tiennent pas la cadence”,constate l’agriculteur allemandHerbert Löscher, qui emploie 170 saisonniers, des Polonais ou des Roumains pour la plupart,mais aucun Allemand.(Handelsblatt, Düsseldorf)

PARANOÏAQUE“Les chiites sont pires que les femmes dénudées.”Selon le député salafiste égyptienTharwat Attallah, l’afflux de touristes iraniens pourraitmettre en danger son pays,majoritairement sunnite.(Al-Ahram, Le Caire)

COMPRÉHENSIF“Il y a certainement eu beaucoup de blagues sur les kangourous au Parlement”, plaisante ShaneRattenbury, ministre des Servicesmunicipaux de Canberra (Australie),heurté par l’animal pendant qu’il faisait son jogging matinal. Il est membre du parti des Verts,qui ne s’oppose pas à l’abattage

sélectif de ces animauxafin de limiter

leur nombre dans les environs de la capitaleaustralienne.(CNN, Atlanta)

ILS/ELLESONT DIT

Atta Mohammad Nour,faiseur de rois en Afghanistan

Le richissime gouverneur de la province septentrionale de Balkha solidement assis son pouvoir dans la région. Il jouera un rôle déterminant lors de la présidentielle de 2014…quitte à se présenter lui-même.

ILS FONTL’ACTUALITÉ

— The Economist Londres

Rares sont ceux en Afgha -nistan qui, hors des portesde Kaboul, ont autant de

pouvoir que le gouverneur de Balkh,une province du nord du pays. AttaMohammad Nour reçoit ses hôtesdu haut de son trône doré, au fondd’une longue salle illuminée pardes lustres. Il exerce un contrôlede fer sur la capitale de la province,Mazar-e Charif, jusqu’à Hairatan,ville frontalière de l’Ouzbékistan.

Cet ancien professeur d’école estmieux connu sous le nom d’OustadAtta. Officiellement placé sous lahoulette de Kaboul et nommé parle président Hamid Karzai, Atta estde fait son propre maître, un poten-tat du Nord jouissant d’uneimmense fortune et de soutienssoigneusement réunis. Comparéaux autres gouverneurs des pro-vinces afghanes, il profite d’uneautonomie sans égale. Et à l’ap-proche de l’élection présidentiellede 2014, alors que Karzai se reti-rera [la Constitution lui interdi-sant de briguer un troisièmemandat], Atta pourrait bien tenirle rôle de faiseur de rois.

Appartenant à l’ethnie tadjike, ila combattu l’Union soviétique aprèsl’invasion de l’Afghanistan, en 1979,puis les talibans, dans les rangs desmoudjahidin du commandantMassoud. En 2001, lorsque lesAméricains ont renversé les tali-bans, c’était l’un des commandantsles plus chevronnés de l’Alliancedu Nord. Damant le pion à ses rivauxde l’Alliance ou s’assurant leur sou-tien, il a su construire une solidebase sur laquelle asseoir son pou-voir. Il a ensuite rasé sa longuebarbe, adopté le costume à l’occi-dentale et délaissé les chars pourse lancer dans le commerce. Il estdevenu gouverneur en 2004.

La capitale de la province deBalkh, Mazar-e Charif, est aujour-d’hui florissante. Eloignée des ter-ritoires talibans, dans le sud dupays, elle a moins souffert qued’autres villes de la violence durégime. La région possède desterres bien irriguées où poussentcoton, céréales et fruits, ainsi quedes meuneries et des manufac-tures qui produisent de la farineet des textiles. Quant à la ville de

Balkh, qui abrite le tombeau d’Ali,gendre du Prophète, elle est l’ob-jet d’un pèlerinage traditionnel.Elle connaît aujourd’hui un essorcomme point de transit et d’ap-provisionnement du fait de sa situa-tion stratégique, à tout juste80 kilomètres de la frontière ouz-bèke. Le commerce est par ailleursstimulé par la route d’approvi-sionnement de l’Otan, qui y passeaprès avoir traversé en serpentantles steppes d’Asie centrale.

En 2012, les importations offi-ciellement enregistrées à la fron-tière ouzbèke ont représenté730 millions de dollars [environ565 millions d’euros]. Et l’activitédevrait aller croissant.

DR

Au-dessus de cette effervescencese trouve la main d’Atta. Ses rivauxclament qu’il a fait fortune en per-cevant de l’argent de toutes lesgrandes entreprises. D’autres disentqu’il promeut ses affaires par laforce. L’intéressé réfute ces accu-sations. Quoi qu’il en soit, sa puis-sance est indéniable. Preuve s’il enfaut, en 2009, lors de la dernièreprésidentielle, il est le seul des34 gouverneurs du pays à avoir osésoutenir le concurrent d’HamidKarzai, Abdullah Abdullah.

Depuis, le président Karzai a émisquelques critiques voilées à sonégard, évoquant de puissantesfigures du Nord qui volent des terreset détournent des droits de douane,mais il est parfaitement conscientde la popularité d’Atta, de mêmeque de la prospérité et du calmerelatifs de la province, et il n’a paspris le risque de révoquer le gou-verneur.

L’intéressé se trouve de nouveauaujourd’hui sur le devant de la

scène. Cette année, trois figuresnotables – Ahmed Zia

Massoud, Abdul RachidDostom et Mohammad

Mohaqiq – ont déclaréqu’elles le soutiendraients’il se présentait à la pré-sidence. Il a annoncé qu’iln’entrerait en lice que s’il

estimait que les autres candidats n’apportaient pas

satisfaction.Mais briguer la tête du pays

n’est peut-être pas une bonne idée.Il n’est pas dit qu’Atta se fera aumonde incertain des intrigues kabou-liennes. Ni que, quel que soit ledynamisme qu’il ait pu insuffler auNord, il obtienne un soutien suffi-sant dans le sud de l’Afghanistan,dominé par les Pachtounes. Il neparle d’ailleurs quasiment pas unmot de pachtou.

Atta arrêtera peut-être son choixsur une fonction légèrement moinshaut placée, comme celle de vice-président ou de faiseur de rois lorsdes élections. Un responsable occi-dental fait remarquer que quiconquea des ambitions politiques dans lepays va frapper à sa porte. Il fauts’attendre à ce que la salle du trôned’Oustad Atta voie défiler uneribambelle d’aspirants au coursde l’année à venir.—

↓ AttaMohammad Nour.Dessin d’Antonio,Lisbonne, pour Courrierinternational.

8. Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

DR

Page 9: Courrier International du 23 mai 2013

—The Times (extraits) Londres

Venant de l’acteur le plus célèbre aumonde, la remarque était étonnam-ment sincère : “Le viol est la façon dont

se manifeste la sexualité dans notre culture,et la société l’a défini ainsi.” Voilà ce qu’aécrit sur Twitter Shahrukh Khan – la plusgrande star de Bollywood, il a plus de fansdans le monde que Tom Cruise – à l’at-tention de ses 4 millions d’abonnés, quelquesheures après le décès de Jyoti Singh, le29 décembre dernier. Cette étudiante de23 ans est morte à la suite d’un viol col-lectif dans un bus à New Delhi.

Et Khan de poursuivre : “Je suis affligéd’appartenir à cette société et à cette culture.J’ai honte d’être un homme et je promets delutter en votre nom.”

Cette réaction, teintée d’un sentimenttroublant de culpabilité personnelle, reflèteune période d’intense introspection à Bollywood, un secteur pas vraiment connupour sa capacité à se remettre en question.Cet acteur n’est en effet pas le seul à avoirexprimé ses remords. Quelques jours plustard, dans le magazine India Today, lecinéaste Farhan Akhtar écrivait : “En tantque réalisateur, je dois aussi entreprendreune réflexion pour savoir si le secteur auquelj’appartiens pourrait être partiel lement cou-pable de propager ce genre de mentalité. Etje dois avouer, malheureusement, que laréponse est oui.” Bollywood célèbre son cen-tième anniversaire en ce mois de mai 2013[voir ci-contre], mais, en dépit de l’incroyablesuccès commercial qu’il rencontre, cetteétape marquante arrive au moment où l’in-dustrie cinématographique indienne – quicompte non seulement des productions enhindi réalisées à Bombay, mais aussi desfilms régionaux tournés en tamil, en télou-

gou, en bengali et en malayalam – est confron-tée à des questions embarrassantes.

A la suite d’une série de viols collectifsépouvantables qui ont mis en lumière letraitement que subissent les femmes enInde, nombreux sont ceux qui se deman-dent si Bollywood ne serait pas en partieresponsable. Les scénarios habituels – quecertains qualifieraient de paresseux – mêlentstéréotypes et valeurs macho, et représen-tent souvent les femmes comme des objetssexuels bons à marier.

Un reflet des valeurs.� Pour UrvashiButalia, une auteure de New Delhi qui abeaucoup écrit sur le sujet, les productionsbollywoodiennes ont de nombreux comptesà rendre. “Dans ces films, quand une femmedit non, ça ne veut pas vraiment dire non,explique-t-elle. Les hommes finissent par arri-ver à leurs fins.” L’avocate féministe PinkyAnand approuve. “Bollywood joue un rôleessentiel au sein de la société indienne. Tout cequi y est représenté finit ensuite par être copié.”

Ces deux femmes accusent les très nom-breux exemples de scènes de viol et de vio-lences faites aux femmes, qui, selon elles,aggravent les difficultés auxquelles sontconfrontées les femmes en Inde. Pendantplusieurs décennies, à partir des années 1970,les scènes de viol ont fait partie intégrantede la recette Bollywood – pour titiller lepublic et non pas pour l’encourager à l’in-trospection, semble-t-il.

“Le méchant devait toujours violer unefemme ou une autre, c’était une mode”, sesouvient Nazir Hossein, propriétaire d’uncinéma à Bombay. Il se rappelle que, dansles années 1970 et 1980, le public était“enchanté” par ces scènes et les acclamaitavec enthousiasme de la salle du LibertyCinema, un bijou Art déco construit parson père dans les années 1940.

Cette tendance s’est affaiblie dans les

font des stéréotypes de mères, d’épouses et desœurs prêtes à se sacrifier volontairement…Toutefois, il y a bien une tendance qui donneaux femmes des rôles plus fougueux, dans les-quels elles sont maîtresses de leur destin.”

Le verdict n’a pas encore été rendu, biensûr. De nombreux observateurs pensent queBollywood n’est pas responsable des mauxde la société indienne, car les images que lesecteur projette ne sont qu’un reflet desvaleurs indiennes (pour le meilleur et pourle pire), et il n’en serait pas à l’origine.

Pour l’exploitant de cinéma Nazir Hos-sein, la hausse des violences à l’égard desfemmes en Inde n’est pas imputable à Bol-lywood ; elle serait plutôt le symptôme d’undéclin culturel plus général. Il cite notam-ment l’urbanisation rapide, qui a créé ungroupe gigantesque de jeunes hommes rela-tivement déracinés et incultes qui ont sou-vent peu de perspectives, et la disparitécroissante entre le taux de natalité des gar-çons et celui des filles, en raison de la recru-descence des avortements pratiqués sur desfœtus de sexe féminin.

Urvashi Butalia se montre toutefois plusoptimiste. “L’Inde est capable de changer, il esttemps que Bollywood s’en rende compte.”

—Robin Pagnamenta

PARTOUT

AILLEURSERIC VALMIR

LE VENDREDI À 19H20

LA VOIXEST

LIBREen partenariat avec

Bollywood a-t-il une responsabilité dans les viols en Inde ?Alors que le cinéma indien fête son centenaire à Cannes, de nombreuses voix s’élèvent – y compris chez les acteurs et les réalisateurs – pour dénoncer son rôle ou, du moins, son influence dans les violences faites aux femmes. Etat des lieux.

CONTROVERSE

années 1990, mais elle a été remplacée parde nouvelles formes de misogynie, affirmeShabana Azmi, actrice chevronnée et mili-tante sociale. Après l’attaque du bus à NewDelhi, elle a réagi ainsi sur Twitter : “Parolesvulgaires, plans voyeuristes, images fragmen-tées de poitrines qui se soulèvent, nombrils quis’agitent et nombreux déhanchés : tout cela dénieleur autonomie aux femmes… Il est beaucoupplus facile d’émettre des reproches que de réflé-chir ou de partager les torts. Tous les segmentsde la société, dont le cinéma, doivent évaluerleur part de responsabilité.”

Les grandes spécialités des “numéros” deBollywood qu’elle décrit – les danses et chan-sons pendant lesquelles des créatures fortpeu vêtues se trémoussent de manière pro-vocante le ventre à l’air – restent assez quel-conques par rapport aux clips occidentaux,mais de nombreux Indiens estiment qu’ilsont participé à dégrader l’image des femmes,notamment dans une société très conser-vatrice en ce qui concerne les codes vesti-mentaires et les comportements acceptables.

Comme en témoignent les commentairesde Shahrukh Khan, le cas de Jyoti Singh abel et bien déclenché une crise d’angoissesans précédent chez les grandes figures deBollywood face à la recrudescence des vio-lences à l’égard des femmes en Inde.

Les plus sceptiques qualifieront peut-êtreces remarques de superficielles. Il n’empêcheque, pour Urvashi Butalia, elles représen-tent un tournant décisif. “Avant, c’étaitextrêmement inhabituel, explique-t-elle.C’est la première fois que des acteurs de Bol-lywood expriment publiquement une opinionsur les questions liées aux femmes. D’habi-tude, ils ne s’intéressent à rien d’autre qu’àleur carrière et à leur argent.”

D’autres signes indiquent également quela situation évolue. Pendant des dizainesd’années, la recette classique – une his-toire d’amour avec de nombreuses scèneschantées et dansées – a été suffisammentviable d’un point de vue commercial pourque personne ne cherche vraiment à lamodifier. Toutefois, maintenant que davan-tage de femmes ont du succès dans ce sec-teur et que les Indiens sont plus exposésaux influences étrangères, cette recettecommence à changer. “Certains réalisateursconnus du grand public se mettent à innover”,affirme Shubhra Gupta, critique de cinémapour The Indian Express.

English Vinglish, par exemple, est unecomédie sortie en 2012 et réalisée par la jeuneGauri Shinde, qui y traite de l’indépendancedes femmes et des attitudes nouvelles vis-à-vis de leur accès à l’éducation. ShubhraGupta admet que des films comme celui-cine sont qu’un début, mais constituent belet bien l’amorce d’une tendance. Selon laréalisatrice Miriam Chandy, “on voit ungrand nombre de longs-métrages régressifs qui assimilent les femmes à des objets ou qui en

CONTEXTE

• Le film qui a marqué les débuts du cinéma dans le sous-continent indien est sorti le 3 mai 1913 : Raja Harisschandranarre en cinquante minutes (en noir et blanc et sans paroles,bien sûr) l’histoire d’un roi quisacrifie sa famille et son royaumepour accomplir une promessefaite à un vieux sage. Le succès de ce film a fait de son réalisateur,Dadasaheb Phalke, une icône du cinéma du sous-continent, à tel point que le prix DadasahebPhalke est aujourd’hui larécompense la plus prestigieusedu cinéma indien, qui affiche par ailleurs une santé insolente,rappelle The Times : 3,3 milliardsd’entrées en 2012 (200 millionsen France, 1,3 milliard aux Etats-Unis) et une production annuelle de 1 000 films, qui s’exportent de plus en plus vers le reste de l’Asie, le Moyen-Orient, la Russie et l’Amérique du Sud. “Le cinéma, en Inde, c’est comme se brosser les dents le matin, c’est inévitable ”, écritl’hebdomadaire Tehelka en citant l’acteur Shahrukh Khan. “Nos films sont omniprésents,inséparables de nos rêves et de nos aspirations.”

Cent ans de cinéma

7 JOURSCourrier international – n° 1177 du 23 au 29 mai 2013 9

Page 10: Courrier International du 23 mai 2013

—Ha’Aretz (extraits) Tel-Aviv

RAFI WALDEN Je suis né en France. Durantla guerre, ma famille et moi vivions dans unpetit village sous une identité d’emprunt etavec de faux papiers. Nous étions persua-dés que personne ne savait. Un jour, un voisinest arrivé en courant et nous a dit : “Attention,les Allemands arrivent !” Et nous avons apprisque tout le monde savait.

Les Français savaient et ils n’ont rien dit ?Oui. Je viens de raconter cette histoire à lacérémonie de l’hôpital [où Rafi Walden estchirurgien et dont il est le directeur adjoint].En chemin, j’ai entendu l’ancien ministre dela Défense Moshe Arens déclarer à la radio :“La leçon de l’Holocauste, c’est que nous devonsêtre forts.” Pour moi, cette leçon a déjà étéassimilée. La vraie leçon, c’est que nousdevons être compatissants.

L’Holocauste a enseigné à votre famillela compassion et la solidarité. Ces valeurs sont ancrées en vous.Elles sont ancrées en moi, mais elles ne selimitent pas à mon histoire personnelle : cesont des valeurs juives. Les devoirs à l’égarddes étrangers sont mentionnés trente-sixfois dans la Torah, beaucoup plus que l’ob-servance du shabbat, le respect des règlescasher, etc. Pourtant, aujourd’hui, on voitdes gens qui se disent les gardiens du judaïsmes’opposer radicalement à l’humanisme juif.Cela m’attriste beaucoup.

Qu’est-il advenu de cet humanisme juif ?L’humanisme juif est axé aujourd’hui surl’autodéfense. Nous continuons à nous com-porter comme dans les shtetls [avant 1945,communautés villageoises juives d’Europecentrale] et à nous méfier des goys qui veu-lent nous attaquer. D’où l’importance accor-dée à la force, au pouvoir, à la résistance.

Quelle est l’influence du discoursgouvernemental à ce sujet ? Le Premierministre Nétanyahou ne cesse depromettre qu’il n’y aura pas de nouvelHolocauste.Je pense qu’il utilise l’Holocauste à des finsdétournées – comme lorsqu’il nous effraieavec toutes sortes de menaces iraniennesou qu’il nous met en garde contre le risquequ’Israël soit envahi par 1 million d’Africains.C’est une méthode primitive pour mainte-nir les masses dans un état de peur perma-nente : si nous ne nous en remettons pas àun leader énergique, nous serons victimesd’un deuxième Holocauste. Les autoritéscultivent cette névrose de l’Holocauste, c’estun stratagème pour conserver le pouvoir.

Vos détracteurs diront que vousreprésentez la gauche et vivez, comme elle, dans une bulle. Etes-vous sûr qu’Israël soit dans une telle position de force ?Oui, plus que la majorité des pays occiden-taux. Et les menaces qui nous entourent nejustifient pas la peur de l’Holocauste qui pèsesur nous comme une épée de Damoclès.C’est de l’intimidation, une exploitationcynique des peurs qui nous habitent. Au lieude montrer la voie en chefs avisés, nos diri-geants alimentent nos peurs.

Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

Moyen-Orient ....12Asie ............16Amériques .......18Afrique .........20Europe ..........22France ..........26

d’uncontinent à l’autre.moyen-

orient

Israël.“Les Juifs ontoublié la compassion”

↙ Dessin de Cost, Belgique

Président de l’association Médecins pour les droits de l’homme,Rafi Walden estime que les dirigeants de l’Etat hébreu cultiventla “peur de l’autre” à des fins politiques. Interview.

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10.

Page 11: Courrier International du 23 mai 2013

MOYEN ORIENT.Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

Une sorte d’opium pour les masses.Il n’y a pas de moyen plus simple pour unirle peuple que d’évoquer un ennemi quimenace de nous détruire.

Et c’est ce comportement, dites-vous,qui vous a poussé à agir en faveur desréfugiés ?En travaillant à Médecins pour les droits del’homme, on rencontre toutes sortes de situa-tions dramatiques. Il faut savoir que, dansle Sinaï [égyptien], il existe des camps deconcentration que ne renieraient pas lesnazis. Les réfugiés y sont détenus pendantdes semaines, voire des mois, et leurs gar-diens les soumettent à des tortures abomi-nables pour leur extorquer de l’argent vialeurs familles restées au Soudan ou enErythrée. On voit des gens qui portent desmarques de brûlure ou d’autres sévices, desgens qui meurent de faim, des femmesenceintes à la suite de viols et qui nécessi-tent un avortement. C’est horrible… Lesautorités égyptiennes ne peuvent pas entreren contact avec eux et ne sont pas motivées[pour régler le problème]. Les Bédouins fontce qu’ils veulent des Erythréens. C’est unesituation qui dépasse l’entendement.

Il n’y a pas si longtemps, des gens vêtusde noir, portant des papillotes et parlantune langue étrange [le yiddish] ont frappéaux portes et cherché à se réfugier en Suisse.On les a refoulés et ils ont fini leur vie àAuschwitz. Où est la compassion juive aujour-d’hui ? Comment se fait-il que nous n’ayonspas appris à ne pas faire aux autres ce qu’onnous a fait ? Nos dirigeants tiennent telle-ment à camper sur une position de forcequ’ils en ont tout bonnement oublié la com-passion. Aujourd’hui, nous pouvons nouspermettre d’être compatissants. Noussommes suffisamment forts pour montrerde la compassion.

Médecins pour les droits de l’hommeagit aussi sur le plan politique.C’est vrai. Nous luttons farouchement contrel’occupation [des Territoires palestiniens]car, pour nous, c’est la mère de tous les maux.Nous agissons auprès du public et nous inter-venons également sur le terrain. A chaqueshabbat, une équipe de médecins et d’infir-mières se rend dans les Territoires.

Une sorte de centre de soins itinérant ?Oui. Nous avons aussi une pharmacie iti-nérante qui distribue les médicaments gratuitement. Les Palestiniens sont déses- pé rément pauvres. Ils n’ont pas d’industrieset le marché du travail – Israël – leur est fermé.

Comment vous accueillent-ils ?Avec beaucoup d’amour. Quand nous arri-vons dans un village ou une ville, nous ren-controns généralement le maire, ou mukhtar.Nous nous saluons, prenons un café et nous

mettons au travail. Le plus souvent, nousnous installons dans une école ou un foyermunicipal, et chacun de nous s’occupedes malades selon sa spécialité. Il y a undermatologue, un généraliste, un ortho-pédiste, etc.

Nous recevons en moyenne 400 patientspar jour : 400 personnes qui, pour la pre-mière fois, rencontrent des Israéliens dansune situation qui n’est ni menaçante niviolente. Ceux que les Palestiniens ren-contrent généralement sont les soldatsqui les arrêtent (que je plains aussi d’avoirà passer des heures dans des postes decontrôle étouffants), les colons qui abat-tent leurs oliviers ou les agents du ShinBet [services secrets] qui tirent leur pèredu lit à 2 heures du matin.

Nos visites sont une occasion pour euxde voir des Israéliens différents. Des Israéliensqui leur tendent la main. Et, comme ces400 personnes ont des familles, des voisinset des amis, nous touchons lecœur de milliers de gens. Mêmesi nous n’avons rien changé – etne prétendons pas transformerla situation sanitaire de la Cisjordanie, nimême d’un petit village palestinien –, nousavons réussi à créer une lueur au bout dutunnel. Nous accomplissons une action desolidarité humaine. La journée s’achève tou-jours par un grand repas dans une mer-veilleuse atmosphère de détente et de rires,et cela nous donne une idée de ce que lasituation pourrait être.

Mais ce doit être également frustrant.Il est vrai que nous créons un microcosmequi, d’un côté, apporte de l’espoir, mais, del’autre, produit beaucoup de frustration. Siseulement nous pouvions renoncer aux aspi-rations messianiques de cette minorité radi-cale [israélienne] qui nous conduit à laperdition. Depuis vingt ans que je fais cela,j’ai rencontré des milliers de Palestiniens.Ce que nous avons appris d’eux, c’est qu’ilsveulent simplement vivre en paix et éleverleurs enfants. Ils sont nostalgiques de l’époquequi a précédé l’Intifada, une époque où ilstravaillaient en Israël et invitaient leursemployeurs à leurs réunions de famille. Uneépoque aussi où l’argent qu’ils gagnaient (etqui, bien sûr, correspondait au salaire mini-mum) était un véritable trésor, qui leur per-mettait de se construire une maison et deplanter des vignes.

Avez-vous rencontré de l’hostilité aucours de ces vingt années ?Jamais. Pas une seule fois. Vous vous sou-venez du massacre d’une trentaine de Pales-tiniens commis [en  1994] par BaruchGoldstein au tombeau des Patriarches ?Lors du shabbat suivant, nous devionsnous rendre dans les Territoires, mais nousavons hésité car toute la région était enébullition. Finalement, nous avons décidéd’y aller et, même ce jour-là, nous avonsété accueillis avec énormément de cha-leur et d’amour.

Comment agissez-vous avec les autoritésisraéliennes ? L’armée, par exemple ?Il y a toutes sortes de cas. Quand le Hamasa pris le contrôle de la bande de Gaza[en 2007], il a commencé à faire subir aux

membres du Fatah le pire traitement quisoit : leur tirer dans les genoux. L’hôpital, àGaza, nous a demandé de soigner des per-sonnes qui risquaient de perdre l’usage deleurs jambes. L’armée israélienne, qui yvoyait un risque pour la sécurité, a refuséqu’on leur rende visite. Trois demandes ontété rejetées, mais, à la quatrième, nous avonsréussi : d’une façon ou d’une autre, nousavons éveillé la compassion des autorités.J’ai pu opérer un jeune homme et, plus tard,lorsqu’il est venu me voir pour la visite decontrôle, il marchait sur ses deux jambes.En le regardant, j’ai pensé aux trois autrespour lesquels la demande avait été rejetéeet qui avaient perdu leurs jambes.

Israël paie-t-il un prix élevé pour sonmanque de clairvoyance ?Bien sûr ! Prenons le cas du prisonnierqui est mort récemment en prison [MaysaraAbu Hamdiyeh]. Il souffrait de maux de

gorge depuis le mois d’août2012. On lui a diagnostiqué uncancer en février dernier. Il aété hospitalisé le 30 mars et il

est mort le 2 avril. Vous avez là un concen-tré de toute la bêtise du monde. Le cancerne se déclare pas à la vitesse de l’éclair.Manifestement, l’homme est arrivé à l’hô-pital dans un état grave, puisqu’il est morttrois jours plus tard. Au-delà de l’aspectéthique et moral, il faut un peu de senscommun. S’il avait été libéré quatre oucinq jours plus tôt, il aurait pu mourirchez lui, et toutes les émeutes qui ontéclaté dans les Territoires n’auraient paseu lieu. Où est le sens commun juif ?Malgré les difficultés administratives– c’était les vacances et la commissionconcernée n’a pas pu se réunir –, il auraitsuffi de quelques appels téléphoniquespour faire libérer le détenu.

Mais ce cas traduit davantage un manque de sensibilité au sein de l’appareil du pouvoir.L’administration a sa propre cruauté. J’aiservi dans l’armée comme parachutiste.J’avais le grade de lieutenant-colonel. J’aiété gravement blessé, mais l’armée a refuséde me renvoyer chez moi. J’ai combattupendant trois ans, et pourtant [l’ancienministre des Affaires étrangères] AvigdorLieberman m’a qualifié de complice duterrorisme.

Malgré les dysfonctionnements et les mésaventures auxquels vous êtesexposé, vous ne perdez pas espoir.Comment faites-vous ?Peut-être est-ce parce que je perçois lesrelations tissées entre les peuples. Quandje me rends dans un village palestinien ouque je rencontre un médecin palestinien,le courant passe tout naturellement. Il y ades peuples qui restent opposés par unprofond ressentiment, par exemple, pen-dant longtemps, les Français et lesAllemands. Mais regardez ce qui se passechez nous ; il n’y a pas de séquelles aussiprofondes. Bien sûr, il y a des morts, desblessés et des familles endeuillées des deuxcôtés, mais, d’après ce que j’ai pu voir aucours des vingt dernières années, des lienshumains se nouent très facilement et cela

“L’humanisme juif est axésur l’autodéfense”

“Nétanyahou utilisel’Holocauste à des fins détournées”

INTERVIEW

RAFI WALDENNé en France dans lesannées 1940, Rafi Walden est chirurgien et directeuradjoint du plus importanthôpital israélien, TelHashomer, dans le district de Tel-Aviv. Il présidel’association israélienneMédecins pour les droits de l’homme, qui se bat pour que la populationpalestinienne ait accès aux soins médicaux. Rafi Walden est aussi le gendre du présidentd’Israël, Shimon Pérès.

Bio express

constitue une base. Je ne pense pas nonplus que les problèmes politiques soientinsolubles. Et je garde espoir.

Mais personne ne veut résoudre lesproblèmes politiques.Parce que nous sommes dirigés par uneminorité radicale. Regardez la situation éco-nomique. Nous avons un marché de 3,5 mil-lions de Palestiniens qui se refusent à acheterdes produits israéliens. S’il y avait la paix,ce serait le paradis. Au lieu de l’extrême pau-vreté et des ghettos du sud de Tel-Aviv, onverrait des Palestiniens venir en Israël gagnerleur vie dans le secteur du bâtiment et ren-trer chez eux à la fin de la journée.

Sommes-nous devenus plus racistes ?Sans aucun doute.

A quoi l’attribuez-vous ?Aux pressions psychologiques qui viennentd’en haut, et je profite de l’occasion pourdénoncer sévèrement les autorités israé-liennes. Le ministre de l’Intérieur et cer-tains membres de la Knesset font descommentaires ouvertement racistes, et per-sonne ne s’en soucie. Imaginez qu’un ministreétranger parle des Juifs en des termes simi-laires à ceux employés par [l’ancien ministrede l’Intérieur] Eli Yishai au sujet des Africains.Nous sommes de plus en plus étroits d’es-prit et fermés à la dignité humaine.

Je pense qu’au fond nous sommes unbon peuple et que les mauvaises poussesne sont pas la règle mais l’exception. Je necrois pas qu’il y ait sur la planète une autreconcentration de plus de 5 millions de per-sonnes aussi talentueuses. A Paris, à NewYork ou à Los Angeles. Dans l’art, la pein-ture, la sculpture, les sciences, la recherche,la technologie, la création d’entreprises.Nous nous classons au troisième rang mon-dial pour notre matériel médical. Nousregorgeons de talents. Sauf en politique,où nous en manquons.

—Propos recueillis parAyelett Shani

DR

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MOYEN ORIENT Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

ISRAËL

L’Etat hébreu bafoue le droit au mariageLa mainmise des religieux sur cette institution explique l’absence de liberté en la matière.

L’Etat juif est l’unique démocratie occi-dentale à décrocher la note la plus basse, cequi s’explique surtout par le monopolequ’exercent les autorités religieuses sur cetteinstitution et qui empêche des centaines demilliers de citoyens de convoler en justesnoces sur le territoire israélien ; 73 % despays qui figurent aux côtés d’Israël dans cettecatégorie sont les pays musulmans qui l’en-tourent (y compris les Territoires palesti-niens) et d’autres tels que l’Iran, l’ArabieSaoudite et l’Afghanistan. A l’autre extré-mité du spectre, les démocraties stables dumonde chrétien, où prévalent des politiqueslibérales sur le statut personnel, offrent àleurs citoyens un vaste choix entre diffé-rents types d’unions.

Les chercheurs de l’association Hiddushont consulté un large éventail de sourcesafin de parvenir à une évaluation cohérenteet équitable de la liberté de mariage dans lemonde. Ils se sont notamment fondés sur

les rapports annuels par pays du départe-ment d’Etat américain sur la liberté de reli-gion et les droits de l’homme. Dans leursystème de notation, “0” sanctionne lesentraves les plus évidentes à la liberté de semarier ; “1” pointe des restrictions partielles,qui peuvent se traduire par une politiquediscriminatoire flagrante dans certainesrégions ou par un certain nombre d’atteintesmineures ; enfin, “2” correspond à une libertédu mariage totale ou presque totale.

L’écrasante majorité des pays notés 0 sontceux dans lesquels le mariage est régi parune interprétation strictement conserva-trice de la religion dominante et où il n’existeaucune alternative au mariage religieux. Dansla plupart des cas, la législation encadrantl’institution est la loi musulmane. Entreautres critères justifiant cette note, citonsla coexistence de plusieurs systèmes paral-lèles légiférant sur le mariage, les lois cou-tumières ou religieuses se traduisant par unediscrimination envers les femmes ou par desmariages de mineurs, les mariages forcés et,dans certains cas, la polygamie.

Israël a été classé dans le troisième et der-nier groupe de pays, car sa législation n’au-torise que les mariages religieux contractéspar serment et ne permet pas les unionsciviles. Le grand rabbinat, d’obédience stric-tement orthodoxe, a le monopole des mariageset ne reconnaît le droit de se marier sur leterritoire israélien qu’aux juifs reconnus parla loi orthodoxe. Or plus de 300 000 citoyens(4 % de la population d’Israël) sont décla-rés “sans religion” et ne peuvent donc pascontracter une union dans le pays. Il s’agitgénéralement de descendants de couplesmixtes qui ont un père ou un grand-père juifet une mère ou une grand-mère non juive.

Il existe également des individus dont lajudéité est entérinée par la loi orthodoxe,mais qui, dans certaines circonstances, per-dent le droit de se marier. Ainsi, les enfantsconçus hors mariage, que les autorités rab-biniques considèrent comme illégitimes, nepeuvent pas prétendre au mariage. De même,les femmes divorcées n’ont pas le droit deprendre pour mari un homme portant l’undes patronymes issus de la lignée des Cohen(les familles portant ce nom étant réputéesdescendre directement des anciens prêtresisraélites, la loi leur interdit d’épouser desdivorcés ou des convertis).

Le rabbin Uri Regev, président d’Hiddush,souligne que ce rapport, premier documentdu genre, met en lumière la situation désas-treuse d’Israël, qui côtoie les pays musul-mans intolérants – par opposition au mondedémocratique.

Il a formulé le vœu de voir ce projet béné-ficier non seulement aux Israéliens maisaussi à tous ceux qui, dans le monde,œuvrent pour la liberté de religion et l’éga-lité dans leur pays.

Regev espère également que la publica-tion de ce tableau peu reluisant contribueraà promouvoir en Israël la liberté totale demariage, garantie par la Déclaration univer-selle des droits de l’homme et par laDéclaration d’indépendance américaine.“Une nette majorité de l’opinion israélienne yest favorable et les dernières élections ont ouvertla voie à l’établissement du mariage civil enIsraël. C’est là une chance historique que nousne devons pas laisser passer.” —

IRAN

Des fillettes de 9 ansmariées deforceLa loi iranienne autorise le mariage des filles à partirde 13 ans, mais de nombreusesfamilles pauvres les marientbien plus tôt.

—Elaph Londres

Selon un récent rapport explosif,850 000 mineures sont mariéesen Iran, dont certaines ayant

moins de 10, voire moins de 9 ans.Dans certains cas, ces filles ont étémariées à un homme âgé afin d’épu-rer des dettes qu’aurait eues la familleenvers lui. On retiendra égalementqu’au cours de la seule année 2006 ily a eu 25 000 divorces entre enfantsdont l’âge varie entre 10 et 15 ans. Cerapport, qui dévoile un pan des viola-tions des droits de l’homme en Iran,a été établi par l’Institut de recherchedes médias du Moyen-Orient.

Ces questions sociétales font l’ob-jet d’un débat public de plus en plusvif en Iran, même si la loi iraniennepermet le mariage des filles à partir de13 ans et des garçons à partir de 15 – etmême de moins de 10 ans si les parentset la justice donnent leur accord. “Selonles chiffres officiels, environ 1 milliond’enfants ont été mariés, et 85 % de cesenfants sont des filles, ce qui signifie quela plupart d’entre elles le sont avec deshommes plus âgés”, explique le rapport.

Le rapport attire également l’atten-tion sur le fait que des personnalitésau sein du régime mettent en gardecontre les risques sociaux et sanitairesde ce phénomène. Un sociologue prochedu régime souligne qu’il “concerne sur-tout des familles pauvres et peu éduquées,qui y voient un moyen de se sortir de leursdifficultés matérielles”. Et de souligner“les grands risques psychologiques et phy-siques encourus par les filles”.

Il n’empêche que les responsablesde la République islamique ne s’in-quiètent pas du sujet pour autant.Selon l’agence de presse World NetDaily, le porte-parole du régime a niél’étendue du phénomène. Il s’estcontenté de dire que ces mariagesétaient légaux et qu’il serait contraireà la loi religieuse de les interdire.

Selon Farshid Yazdani, de l’Asso -ciation pour la défense des droitsde l’enfance en Iran, les mineursreprésentaient 2,6 % du total desmariages en 2006, mais sont passésà 4,9 % en 2010.

—Ashraf Abu Jalala

du lundi au vendredià 16h15 et 21h50

franceinfo.fr

L’ACTUALITÉINTERNATIONALE«UN MONDE D’INFO»

—Yediot Aharonot (extraits) Tel-Aviv

De graves atteintes à la liberté de semarier placent Israël au même rangque des pays dans lesquels les droits

du mariage sont le plus bafoués. C’est ce querévèle l’étude du Worldwide Freedom ofMarriage Project [Projet mondial pour laliberté du mariage], publiée en Israël parl’association Hiddush pour la liberté reli-gieuse et l’égalité.

Cette enquête approfondie, menée dans194 pays, indique en effet que la liberté dese marier (notée “2”) ou de vivre sous unstatut similaire n’existe que dans 93 pays(soit 48 % des cas étudiés). Cinquante-sixautres nations (29 %) ont obtenu la note “1”,qui correspond à une liberté de mariage limi-tée. Enfin, 45 pays dans lesquels le mariagese heurte à de sérieux obstacles se sont vuattribuer un zéro pointé.

↙ Dessin de Daniel Pudles paru dans New Statesman, Londres

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asie

—The Guardian Londres

Voilà un joli conte de féesqui nous vient du Pakistan.Il y a quatorze ans, un

homme sage régnait sur le pays.Un homme qui bénéficiait du sou-tien de son peuple. Mais certainsde ses perfides généraux ne levoyaient pas d’un si bon œil. Alorsun soir, l’homme sage, sous lamenace d’une arme, s’est vumenotter, jeter au fond d’une noirecellule et condamner à la prisonà perpétuité. Cependant, unmiracle se produisit  : avec safamille et ses domestiques,l’homme embarqua à bord d’unavion royal qui le mena vers l’exilen Arabie Saoudite, vaste etluxueuse maison de retraite pourtous les dirigeants musulmansmal aimés de la planète. Il y aquelques jours, le même hommeest apparu à un balcon de Lahoreet, remerciant Allah, a déclaré :“Nawaz Sharif [prochain Premier

ministre du pays, ayant déjà occupéce poste de 1990 à 1993 et de 1997à 1999] vous pardonne à tous.”

N’a-t-il pas déjà été traduit enjustice ? A deux reprises ? Visi-blement, les électeurs de la plusvaste province du pays, le Pendjab,ne peuvent pas se passer de lui. Achaque étape de la campagne, Sharifa rappelé à ses partisans ses deuxgrandes réalisations : “J’ai construitl’autoroute, j’ai fabriqué la bombe[nucléaire].” C’est vrai, il a construitla première autoroute pakista-naise. Et malgré les appels télé-phoniques répétés du présidentaméricain d’alors, Bill Clinton, etd’autres dirigeants mondiaux, etles millions de dollars d’aide inter-nationale offerts, Nawaz Sharif apersisté et ordonné six explosionsnucléaires en riposte aux cinqqu’avait déclenchées l ’Inde[en 1998]. Puis il s’est dit que,puisque les deux pays avaientmaintenant la bombe, il pouvaitaller faire ami-ami avec l’Inde.

Pendant qu’il entrait dans l’his-toire en accueillant le Premierministre indien dans la cité his-torique de Lahore, ses générauxavaient mieux à faire et répétaientl’histoire à Kargil, dans les mon-

tagnes du Cachemire [dansla quatrième guerre entre

le Pakistan et l’Inde]. Enréaction, l’Inde lança

une riposte militaireécrasante et une offen-

sivediplomatique,face à quoi Sharif

plaida l’i gnorancea v a n t d efiler né go-cier à Wa -

s h i n g t o n .Clinton fit

l’éloge de sestalents de di -

plomate, et lacrise fut rapi-

dement résolue.Lorsque, quelques

mois plus tard, iltenta de se débar-

rasser du chef del’armée qu’il avait

lui-même nommé,l e général Pervez

Musharraf [qui pritle pouvoir par un coup

d’Etat en 1999 et se retiraen 2007], également à

l’origine du fiasco deKargil, des officiersont surgi et braquéleur arme sur la tête deSharif. Menotté, empri-

sonné, condamné àperpétuité, Sharif finit

pourtant par être sauvé par sespuissants amis en Arabie Saoudite.Un avion royal vint au Pakistanles chercher, lui, sa famille et sadomesticité, pour les conduiredans un palais saoudien. L’exil enArabie Saoudite est pour le diri-geant musulman une maison deretraite permanente où il peut serapprocher d’Allah et expier sespéchés. Nawaz Sharif doit être leseul homme politique exilé enArabie Saoudite qui non seule-ment a survécu à cette sainteretraite, mais en est revenu avecdes implants capillaires et unebase politique intacte au Pakistan.

Ancrage local. Nombre de sesopposants politiques estimentque si Sharif ne venait pas de laprovince dominante du Pendjab,d’où provient aussi l’essentiel del’élite militaire, et il ne repré-sentait pas les milieux d’affaireset les commerçants du Pendjab,il en serait encore à attendre l’ex-piation en Arabie Saoudite.Mais le fait est s’il est rentré aupays juste avant les dernières élec-tions et s’est depuis comportéen homme d’Etat. En hommed’Etat très riche. Rien ne permet

actuellement de prouver qu’unséjour de huit ans dans le royaumewahhabite rend plus sage, maisforce est de constater qu’il n’ajamais rendu personne pluspauvre. Sharif était riche avantd’entrer en politique ; il est ensuitedevenu fabuleusement riche.Quand il était en exil, lesSaoudiens lui ont offert un palaiset, à son retour, une flotte entièrede limousines blindées. Sa cam-pagne [en vue des législatives du11 mai dernier] vient de faire lapreuve que les pauvres ne votentpas vraiment pour quelqu’un qui

comprend la pauvreté, ni mêmequi veuille lutter contre. S’il a étéélu, c’est parce qu’il parle d’ar-gent, de dépenser de l’argent,d’ouvrir une banque dans lamoindre rue de village – qui peutêtre contre ? Il a promis des liai-sons routières et des aéroports àdes bourgades qui n’ont pas mêmede gare routière. Les pauvres gens,ceux qui n’avaient même pas lesmoyens de posséder un vélo aumoment de l’élection, aiment s’en-tendre promettre un aéroport :on ne sait jamais, ça peut servir.

Depuis cinq ans qu’il est au pou-voir au Pendjab, le parti de NawazSharif n’a eu qu’une seule poli-tique face aux talibans pakista-nais qui font des ravages danscertaines régions du pays : leurdemander de partir faire leursaffaires ailleurs. Et ils se sont sou-

D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

MOHAMMED HANIFMohammed Hanif est un romancierpakistanais de langueanglaise, né en 1965 à Okara, au Pendjab. Après une carrière de journalisteà Londres, il décide de retourner vivre à Karachi en 2008, comme correspondant de la BBC. Son premier roman,Attentat à la mangue(Editions des Deux Terres,2009), lui a valu le prix du Commonwealthen 2009. Egalement salué par la critique, son deuxième opus, Notre-Dame d’Alice Bhatti,est paru en août 2012 chez le même éditeur.

L’auteur

↙ Dessin de Graffparu dans Dagbladet,

Oslo.

Un politicien quiaime l’argent et qui n’a pas peurd’en parler

ARCHIVEScourrierinternational.com

“Asie du Sud. Le début d’une nouvelle ère”. En 2013, 600 millions de personnes vont aller voter en Asie du Sud. Ces scrutins pourraient changerconsidérablement l'équilibre des forces dans la région.

Pakistan.Il était trois fois Nawaz SharifLe prochain Premier ministre du pays prendrases fonctions le 25 mai. Le romancier Mohammed Hanif revient sur le parcours de celui qui s’apprête à diriger le Pakistan pour la troisième fois.

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vent exécutés. Mais maintenantqu’il va diriger tout le Pakistan, queva-t-il bien pouvoir leur dire ? Parailleurs, ni les médias pakistanais,pourtant toujours très diserts surtout et n’importe quoi, ni les partispolitiques ne disent rien sur lescentaines de disparus de la com-munauté baloutche. Et pourquoi ?Parce que c’est un enjeu lié à lasécurité. Il y a dans la province duBaloutchistan un mouvement sépa-ratiste considéré comme ennemipar le reste du pays. Ses militantsont distribué des tracts encoura-geant les Baloutches à ne pas voter :dans les communautés ethniquesbaloutches du Baloutchistan, la par-ticipation était sous la barre des10 %. Aucun parti politique n’a eule cran d’y aller pour leur deman-der de se rendre aux urnes.

Répartition du pouvoir. Dansle Pakistan postélectoral, ImranKhan [ancien joueur de cricket etdirigeant du parti populistePakistan Tehreek-e-Insaf ] diri-gera le nord du pays et s’amuseraà abattre les drones américainstout en discutant du modèle socialscandinave avec les talibans.Nawaz Sharif, lui, dirigera lePendjab et le centre, en essayantde faire des affaires avec lesIndiens et de construire de nou-velles routes, mais en restant surses gardes au cas où des générauxle regarderaient de travers. Dansle Sud, le Parti du peuple pakis-tanais (PPP) du clan Bhutto conti-nuera de régner et de dire que lesgens du Nord lui volent son eau,détruisent ses programmesd’aide sociale et son héritage laïc.Pendant ce temps, au Baloutchistan,on continuera à attendre lesdisparus.

Tout cela fait-il un pays ? Laréponse est oui si vous êtes tran-quillement assis à Islamabad, lacapitale, à exposer fièrement aumonde vos armes nucléaires ouà planifier la construction d’uneautoroute vers l’Asie centrale. Enrevanche, si vous êtes une vieillefemme en train d’attendre sonchèque de 2 000 roupies [envi-ron 15 euros] de l’aide sociale ouun étudiant activiste en train d’at-tendre le prochain interrogatoireau fond d’une prison militaire, ily a peu de chances que vous rêviezd’autoroutes et d’aéroports.

La fédération pakistanaise vientde vivre son premier rite de pas-sage : une passation des pouvoirsentre deux gouvernements civilsélus. Il a fallu soixante-six ans auPakistan pour y parvenir [c’estla première fois depuis la créa-tion du pays, en 1947]. Mais n’ou-blions pas que les raisons àl’origine de ce retard n’ont abso-lument pas disparu.

—Mohammed Hanif

Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013 ASIE.

—The New York Times New York

V oilà dix ans, on a assisté à une étour-dissante succession de mariages entreles enfants de l’élite dirigeante cam-

bodgienne, une méthode pour consoliderdes alliances entre clans. Maintenant quec’est fait, les caciques du régime ont la fermeintention de prendre définitivement lecontrôle du pays. Au moins six fils de membreséminents du Parti du peuple cambodgien(PPC), qui maintient son emprise sur le gou-vernement depuis plus d’une décennie [lePPC domine la vie politique depuis 1979 etla chute des Khmers rouges], se sont décla-rés candidats aux élections législatives du28 juillet. A l’heure où les tournées électo-rales s’accélèrent, ils bénéficient du soutienactif de leurs illustres pères.

“Même s’il n’y a plus d’ange, il y a quandmême de petits anges”, aurait déclaré récem-ment Hun Sen, le Premier ministre, lors d’undiscours de campagne. Avec cette référenceau symbole traditionnel du parti, un angequi jette des fleurs, il a adoubé sa progéni-ture et celle de ses collègues, qui constituentdésormais la nouvelle génération des diri-geants cambodgiens.

Hun Many, le plus jeune des trois fils deHun Sen, occupe le poste de chef adjointde cabinet de son père. Il dirige aussi l’as-sociation de la jeunesse du PPC, un outilessentiel pour recruter de jeunes partisans.A 30 ans, il se présente aussi aux électionslégislatives, tout comme le fils de Sar Kheng,ministre de l’Intérieur. A 33 ans, Sar Sokha

a déjà gravi les échelons au sein du minis-tère dirigé par son père, jusqu’à devenirhaut fonctionnaire de police. Il est parailleurs marié à la fille d’un ancien respon-sable de l’armée.

Parmi les autres candidats qui se sontrécemment présentés, on compte CheamChansophoan, fils de Cheam Yeap, membreéminent du Parlement ; Say Sam Al, fils duprésident du Sénat ; Dith Tina, fils du pré-sident de la Cour suprême ; Dy Vichea,enfin, fils du défunt Hok Lundy, chef de lapolice nationale entre 1994 et 2008, dontla puissance n’avait d’égale que la craintequ’il suscitait. Dy Vichea, haut fonction-naire des forces de l’ordre, est par ailleursle gendre de Hun Sen. Sa femme, Mana,investit dans presque tous les secteurs. Lecadet des fils de Hun Sen, Manith, est mariéà une autre fille de Hok Lundy. Manith etson frère aîné, Manet, disposent de posteshaut placés et tous deux cumulent plusieursmandats. Manith est colonel dans l’armée,responsable adjoint du service de rensei-gnement militaire et directeur d’un nou-veau programme ambitieux de dotation deterres, dont le personnel est composé d’étu-diants bénévoles qui sont fidèles à Hun Sen.Manet, qui a fait ses classes à West Point,l’école militaire américaine, est général dedivision, chef adjoint des gardes du corpsde son père et responsable du service anti-terrorisme de l’armée. Tout le monde s’ac-corde à dire que Manet est le favori de son

père et son héritier présomptif.Le PPC construit une dynastie de jeunes

politiciens unis par des liens familiaux etcommerciaux extrêmement étroits, maisil dément toute présomption de népo-tisme. Selon le parti, les enfants de l’éliteau pouvoir sont tout simplement les can-didats les plus qualifiés pour les postesqu’ils occupent ou qu’ils briguent. Ce n’estpas faux, puisque ces petits privilégiés sontinscrits dans les meilleures écoles inter-nationales de Phnom Penh et partent sou-vent à l’étranger pour suivre des cursuscoûteux. Le mérite semble néanmoins unequestion anecdotique.

Le Premier ministre avertit depuis quelquetemps l’électorat de ce qui pourrait se pro-duire si le PCC perdait le pouvoir : des pro-jets d’infrastructure seraient remis enquestion, les écoles et les pagodes qui por-tent le nom de Hun Sen seraient détruites,une guerre civile pourrait éclater. “Il voussuffit de cocher la case de l’ange [sur le bulle-tin électoral imagé] pour élire Hun Sen”, a-t-il conseillé. Son appel sera probablemententendu. Le résultat de l’élection sembled’ores et déjà inéluctable, alors autant cochercette case et rester du côté des anges.

—Julia Wallaceà Phnom Penh

L’auteure est rédactrice en chef du quotidien The Cambodia Daily. Cet article est paru surle blog Latitude du New York Times

CAMBODGE

Au pouvoir de pères en filsLe Parti du peuple cambodgienaligne les “fils de” sur les listesélectorales. Un signe de plus dela dérive autoritaire du régime.

↙ Dessin d’Ajubelparu dans El Mundo, Madrid.

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Dans la vraie vie, beaucoup préfèrent conti-nuer de vivre là où ils ont toujours vécu, dansles banlieues et les localités de la BaixadaFluminense [dans l’agglomération de Rio],avec leurs maisons inachevées, leurs ruesmal entretenues et leurs petits commerces,mais dans un plus grand confort, et avec uncertain goût de l’ostentation. Les Tufão dela vraie vie ont grandi dans des famillespauvres, n’ont pas fait d’études, ont montéleur affaire et connu une réussite extraor-dinaire. Et aujourd’hui ils entendentbien posséder une immense demeure,

D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

une voiture de marque étrangère, des bijouxet des vêtements griffés – mais tout cela sansrenoncer aux conversations au café du coinni aux barbecues avec les amis le week-end.Dans leur quartier, ils sont traités commedes princes. “Rien à voir avec ces quartiers enville où on n’a pas un seul ami. Ici, je suis plusconnu que le billet de 2 reais”, plaisante GeniltonGuerra, un chef d’entreprise qui pour rienau monde ne quitterait Queimados, dansl’agglomération de Rio.

Cet homme de 51 ans a toujours vécu aumême endroit. A ceci près qu’il a troqué unemaisonnette sur un terrain de 200 m2 pourune belle demeure de 740 m2, sur un terrainquatre fois plus vaste. “Il ne manque que laplage pour que Queimados soit le paradis”, exa-gère-t-il. Ce fils d’un militaire et d’une femmeau foyer raconte que, quand il était enfant,il mettait des sacs en plastique sur ses chaus-sures pour aller à l’école tant il y avait deboue dans les rues (il y en a toujours). Il afait fortune grâce au système antidéperdi-tion d’énergie qu’il a inventé et breveté, etqui a été adopté par plusieurs compagniesd’électricité. Sa première mesure a étéd’étendre son domaine : la somptueuse villaoù il réside est dotée d’une salle de cinémaet d’une salle de gym. Mais Genilton Guerran’a pas renoncé à son rituel du temps où ilcomptait chaque sou : le dimanche, il s’at-tarde en short et en tongs autour d’unebière avec ses amis.

Quartier chic le week-end. Quand onest un banlieusard enrichi, arrive ce momentdélicat où il faut peser le pour et le contre :rester dans le quartier que l’on connaît etoù l’on est connu ou déménager dans unimmeuble de standing avec vue sur la mer,où l’on ne connaît ni le voisinage ni les usages.Cecio Paixão, 63 ans, a bien essayé de partir :il y a cinq ans, il a quitté Nova Iguaçu pourBarra da Tijuca [quartier chic de Rio réputépour ses plages], la destination naturelle decelui qui a réussi. Il a tenu un an. “Nova Iguaçul’emporte sur tous les plans. Il y a un bar où ilsfont des concerts, de la feijoada à bon prix, descafés super-sympas”. Propriétaire d’une usined’aluminium, il a l’habitude de se faire arrê-ter dans la rue par les passants qui veulentle prendre en photo ou lui claquer la bise– en tout cas quand il n’est pas au volant desa Chevrolet Camaro flambant neuve à200 000 reais [76 000 euros].

Genilton Guerra et Cecio Paixão se sonttous deux lancés dans les affaires dans lesannées 1990, avant le grand changement deces dernières années qui a vu des millionsde Brésiliens accéder à la classe moyenne.Les deux hommes s’accordent à dire quecette évolution a contribué à améliorer labanlieue – à la rendre “encore meilleure”.“Aujourd’hui, les habitants paient leurs facturesimmédiatement. Ils ne font plus de branche-ments sauvages sur le réseau électrique. Du coup,les compagnies investissent davantage dans leséquipements, et ça, c’est bon pour mes affaires”,se félicite Genilton Guerra.

Le club des fils prodigues de la banlieuecomprend aussi, évidemment, d’anciensfootballeurs vedettes. Emerson MoisésCosta, 40 ans, s’est fait connaître auFlamengo dans les années 1990, a ensuiteévolué dans plusieurs clubs européenset, quand a sonné l’heure de la retraite,

en 2008, il est retourné dans la BaixadaFluminense. “Pour moi, ça n’a aucun sens devivre ailleurs. Toute ma famille est ici”, explique-t-il. Il se sent heureux ici, à vivre avec safemme, ses deux enfants et sa belle-mèredans un appartement de 300 m2 en pleincentre de Nova Iguaçu. Seul problème :son pick-up à 180 000 reais, qui ne tientpas dans le garage et doit rester dans la rue.Lui aussi, sur l’insistance d’amis, a fini paracheter un quatre-pièces dans le quartierde Recreio dos Bandeirantes [voisin de Barrada Tijuca], pour passer les week-endsau bord de la mer. Mais à contrecœur :“J’ai entendu dire que les gens là-bas se lapètent. Mais, avec moi, ils ne la ramènentpas. Parce que je sais qu’en majorité ilsviennent de la Baixada.”

—Alessandra Medina

amériques

Brésil. Qu’elle estbelle, ma banlieue !

VEJASão Paulo, BrésilHebdomadaire, 1 218 000 ex.www.veja.abril.com.brVeja, qui compte parmi les cinqplus grands newsmagazines dumonde, est, avec ses 900 000abonnés, un phénomène de la presse brésilienne. Néolibéralet de tendance conservatrice,l’hebdomadaire est le plus grandsuccès éditorial d’Editora Abril,géant des médias d’Amériquelatine qui publie plus de 100 titres.

SOURCE

En attendant le pape ●●● Les Unités de policepacificatrice (UPP) continuent d’êtreun sujet de polémique. Cette policede proximité censée “pacifier” les favelas alimente régulièrementla rubrique des violations des droits de l’homme. C’est le casà Maguinhos, la favela de Rio oùdoit se rendre le pape lors de savisite au Brésil, en juillet prochain.Après la mort récente de MateusOliveira Casé, un adolescent du quartier tué par des policiers, un réseau d’ONG et d’habitants des favelas a lancé une séried’actions pour en finir avec les violences policières et proposenotamment une applicationsmartphone permettant de les identifier. La police de Rio fait partie des plus meurtrières du monde et a le triste privilèged’être la plus corrompue du pays,selon le quotidien O Globo.

Contexte

—Veja (extraits) São Paulo

N aître en banlieue, trimer dur, s’éle-ver dans l’échelle sociale, faire for-tune, s’entourer de luxe… et ne pas

quitter la banlieue. On dirait un scénariode fiction, comme celui de la telenovelaAvenida Brasil, où Tufão, ex-footballeurstar, ne bouge pas du quartier fictif d’O Divino. Mais le choix de rester enpériphérie est beaucoup plus fréquentqu’on ne le croit chez ceux qui se sonthissés au sommet.

Devenus riches, ils ne quitteraient pour rien au monde les quartiers populairesde la périphérie de Rio où ils ont grandi.

↙ Dessin de Duke, Brésil.

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—Financial Times Londres

Washington a un besoin presque vis-céral de scandales. Pour les parle-mentaires, c’est l’occasion de se

pavaner sur la scène nationale. Pour le partiqui n’est pas au pouvoir, c’est une façon defaire de la politique. Pour la presse, c’est unmoyen d’échapper à l’ennui d’un secondmandat présidentiel. Un scandale permetde sortir de la routine, c’est un imprévu exci-tant. Comment expliquer autrement l’en-thousiasme avec lequel deux événements– l’attaque contre le consulat américain deBenghazi, en Libye [le 11 septembre 2012]et les contrôles fiscaux de groupes conser-vateurs – ont été érigés en scandales ?

Cela ne signifie pas que les vrais scandalesn’existent pas. Le Watergate [qui a abouti àla démission du président républicainRichard Nixon en 1974] en était un. L’affaireWhitewater n’en était pas vraiment un,mais elle a grandement porté préjudice àBill Clinton [lors de la campagne présiden-tielle de 1992, le président démocrate a étémêlé à une affaire d’investissement immo-bilier douteux]. L’épisode de l’Iran-Contra[ventes d’armes illégales à l’Iran pour finan-cer les Contras au Nicaragua sous le gou-vernement Reagan] était un vrai scandalemais pas suffisamment compromettant pourchasser les républicains du pouvoir en 1988.

Ennemis paranos. Ce dont un scandale abesoin pour être réel, c’est de reposer surun délit. Et ce qu’il lui faut pour être vrai-ment préjudiciable, c’est une histoire solide.La récente affaire de Benghazi ne remplitaucun de ces critères. La polémique vise dehauts fonctionnaires du gouvernementObama qui auraient cherché à dissimuler lavérité sur l’attaque du 11 septembre 2012 quia causé la mort de quatre diplomates auconsulat américain de Benghazi, dont l’am-bassadeur en Libye. Les accusations desrépublicains ont conduit l’ambassadricedes Etats-Unis aux Nations unies, Susan Rice,à renoncer à briguer la succession deHillary Clinton au poste de secrétaire d’Etat.

Mme Rice était accusée d’avoir présentécet attentat dans les médias comme uneémeute et non comme un acte de terrorismeplanifié. Car, à la veille de l’élection prési-dentielle de novembre 2012, le gouverne-ment ne souhaitait pas ternir le bilan d’Obama

contre Al-Qaida. On a appris récemmentque les déclarations de Mme Rice à la télévi-sion n’avaient pas été préparées par le dépar-tement d’Etat mais reposaient sur un mémode la CIA. Cependant, dans une fièvre inqui-sitrice, les impasses débouchent souventsur de nouveaux scénarios. Les républicainsont ainsi retrouvé un diplomate en poste àTripoli à l’époque de l’attaque qui dit avoirété sanctionné pour avoir parlé ouverte-ment aux enquêteurs.

Ce témoignage est fragile. La tragédie deBenghazi est le résultat d’une série d’erreursqui ont mis le consulat à la merci d’uneattaque. Les motifs politiques qui sous-tendent cette enquête sont encore plus clairs :il s’agit de gêner Hillary Clinton, candidatela mieux placée pour l’investiture démocratede 2016. Quand le sénateur de Caroline duSud, Lindsey Graham, fulmine que l’affairede Benghazi est “tout aussi préjudiciable quele Watergate”, il veut dire en fait : “Ma réélec-tion au poste de sénateur de Caroline du Sud[lors des élections de mi-mandat de novemebre2014] n’est pas assurée.” Or, depuis la semainedernière, il sait que ce risque est moins grand,si bien qu’il devrait désormais se calmer.

Le scandale de l’Internal Revenue Service[IRS, le fisc américain], dans lequel desemployés sont accusés d’avoir ciblé leurscontrôles sur des groupes conservateurspourrait se révéler plus préjudiciable. Carles raisons de tels agissements sont trèsclaires : le gouvernement Obama a utilisél’administration fiscale pour causer du tortà ses ennemis politiques. Même si les accu-sations ne sont pas fondées, c’est quelquechose que les gens peuvent comprendre.Richard Nixon a utilisé les contrôles fiscauxcomme un instrument de persécution poli-tique à l’époque du Watergate. C’est le genred’agissements dont les ennemis paranoïaquesd’Obama peuvent croire le président capable.

Voici en fait ce qui semble s’être passé :en 2010, une série de groupes conserva-teurs ont demandé un statut ouvrant droità exonération fiscale. Les organisations fon-damentalement politiques ne pouvant béné-ficier de ce statut, la plupart de ces groupes

cherchaient en réalité à frauder le fisc. Desemployés d’un bureau local de l’IRS dansl’Ohio ont pensé qu’ils pourraient court-circuiter ces demandes en recherchant destermes témoignant d’une activité politiquecomme “patriots” ou “9/12” [référence aumouvement fondé par le journaliste conser-vateur Glenn Beck]. L’inspecteur généralde l’IRS a conclu que c’était un cas d’ex-cès de zèle bureaucratique – qui n’avaitaucune motivation politique et ne consti-tuait pas un délit.

Même s’il ne répond pas aux critères deréalité, ce type de scandale peut faire soneffet du fait de la lâcheté des membres desdeux partis. Aucun politicien ne souhaitedéfendre l’IRS. C’est pourquoi le présidenta fait son possible pour paraître furieux, leministère de la Justice a annoncé l’ouver-ture d’une enquête pénale et le ministèredes Finances a contraint le président parintérim de l’IRS – dont les torts ne sont pasétablis – à démissionner. Mais donner àmanger aux loups est une mauvaise idée : ilssauront désormais où trouver leur pitance.Dans une telle fièvre de révélations, toutesles nouvelles polémiques – telles que la saisiepar le ministère de la Justice de relevés d’ap-pels téléphoniques de journalistes de l’agenceAssociated Press [qui auraient bénéficié defuites d’informations sensibles] – se voientaccorder le titre de scandales. Le gouverne-ment est officiellement “assailli”, “assiégé”.

La dernière condition pour qu’un scan-dale soit payant est qu’il soit moins ennuyeuxque les sujets dont les gens parleraient s’iln’avait pas éclaté. A cet égard, les affaires deBenghazi et de l’IRS se trouvent en concur-rence avec l’entrée en vigueur de la réformede la santé d’Obama, le 17e round de la bataillebudgétaire et l’impasse de la réforme sur l’im-migration. Washington s’efforce de faire diver-sion. Mais cela ne suffit manifestement pas,ces scandales ne sont pas assez croustillants.

—Jacob Weisberg

AMÉRIQUES.Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

ÉTATS-UNIS

En fait de scandales,Washingtonmérite mieuxLa Libye, l’administration fiscaleou l’affaire Associated Press,autant d’aubaines pour l’opposition. Les républicains ont fait monter la mayonnaisepour fragiliser Obama.

Un excès de zèlebureaucratique qui n’avait aucunemotivation politique

↓ Dessin de Randall Enos, Etats-Unis.

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afrique

D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

—The Will San Francisco

U n professeur de troisième veut prou-ver les méfaits de l’alcool à ses élèves.Il pose sur son bureau un verre d’eau,

un verre de vodka et deux vermisseaux. “Etmaintenant regardez.” Il plonge le premierver dans l’eau. Le ver frétille, visiblement àson aise. Le deuxième est ensuite plongédans la vodka. Le ver nage un moment, secontorsionne et coule au fond du verre, raidemort. “Que vous inspire cette expérience ?”demande alors le professeur. Après unmoment de silence, un jeune homme lève

la main : “Que, si vous buvez de la vodka, vousne risquez pas d’attraper des vers !”

Les journaux du pays ont récemment faitleurs gros titres sur la consommation dechampagne au Nigeria, d’après une étudemenée par Euromonitor International. Seloncette étude, le Nigeria a dépensé 59 millionsde dollars [46 millions d’euros] en bouteillesde champagne l’année dernière. Ce qui luivaut la deuxième place, devant la Russie, leMexique et même la Chine.

Bien sûr, ces chiffres doivent être repla-cés dans leur contexte : 59 millions de dol-lars est un chiffre relativement bas si l’on

compare le nombre d’habitants du Nigeria[162 millions] à celui, par exemple, de laGrande-Bretagne [62 millions].

Mais ce chiffre est également à mettreen parallèle avec les calculs de la Banquemondiale : entre 2009 et 2010, 63 % desNigérians vivaient avec moins de 160 nairas(soit 1 dollar) par jour.

Frivolité. Selon les dernières données dis-ponibles, 46 % de la population vit encoresous le seuil de pauvreté. L’écart entreriches et pauvres ne cesse de se creuser.Les chiffres sur le champagne ne nous disentrien des sommes dépensées par nos conci-toyens dans les boissons locales (burukutu[boisson fermentée à base de sorgho], vinde palme, koskolo [équivalent local duCoca-Cola], monkey-tail [gin dans lequelon a fait infuser de la marijuana], ogogoro[alcool local à base de sève de palme], pito[sorte de bière])… ni même de la consom-mation de Sarkodie [un rappeur ghanéenqui se dit “rapperholic”].

Mais soyons plus concrets : combiencoûte une bouteille de champagne ? Unebouteille de Moët & Chandon peut atteindreles 19 000 nairas [93 euros], et le Cristalavoisine, lui, les 140 000 nairas [690 euros].Le champagne rosé se vend à 77 000 nairas[378 euros], et il vous faudra débourser55 000 nairas [270 euros] pour un demi-sec dans un pays où de nombreux quar-tiers sont privés des soins médicaux lesplus élémentaires et où il n’y a pas assezd’écoles primaires pour les enfants.

Cela signifie que près de 50 millions dedollars quittent le pays chaque année poursatisfaire la frivolité d’une société, de sesgens de pouvoir qui dépensent des fortuneslors des mariages ou des enterrements, alorsque certaines régions n’ont même pas unappareil de dialyse dans leurs hôpitaux.

Chrétiens, musulmans, païens ou athées,tous adulent cette nouvelle boisson. Pasétonnant que le marché du kidnapping soitsi florissant et que Boko Haram se porteaussi bien. J’ai eu le privilège d’être invitépar un membre de notre chère élite quiservait à ses invités du champagne Angel,dont un seul magnum coûte quelque600 000 nairas (près de 3 000 euros). Ilrépétait à qui voulait l’entendre que la bou-teille était plutôt bon marché et qu’il fai-sait partie des rares privilégiés à en avoirdans sa cave, pas seulement au Nigeria,mais dans le monde entier.

Avec une consommation pareille cheznos dirigeants et des imitateurs du bas del’échelle qui boivent de la bière locale etdes alcools forts sans qu’aucune statistiqueen témoigne, il n’est pas étonnant que nousen soyons là où nous en sommes. Les ama-teurs de champagne et ceux qui s’enivrentd’ogogoro ne doivent pas vraiment savoirce qui s’est passé à Baga, dans l’Etat de Borno[187 personnes y ont été tuées dans des vio-lences entre Boko Haram et les forces gou-vernementales les 16 et 17 avril].

A Abuja, chez les 36 ministres du gou-vernement, on sabre le champagne, ontrinque, tandis que, pour la majorité de lapopulation, trouver de l’eau potable estmission impossible.

Dans tous les clips hip-hop nigérians, ondébouche des bouteilles de champagne…

même si elles ne contiennent que du Coca-Cola – après tout, en secouant bien, onpeut obtenir un semblant de mousse. Nousconstruisons une société du champagne,une société qui vit dans l’illusion, incapablede voir la réalité.

Cette culture du champagne expliquel’état de notre économie, sans emplois etsans industries. Et ça n’a pas l’air d’in-quiéter outre mesure [la ministre desFinances] Okonjo-Iweala. Quant à Sanusi[le gouverneur de la Banque centrale duNigeria], il nous berce de sa mélopée tandisque le champagne coule à flots.

M. le Président et toutes les grandes for-tunes de Rivers [province pétrolière,poumon économique du pays] ne résistentpas à l’appel de la boisson. Ils ont mêmeconvié le Parlement à partager leur ivresseen lui faisant voter l’achat d’un avionBombardier. Les Nigérians, eux, pourrontle voir passer très haut dans le ciel.

Le peuple panique déjà en pensant aumois de septembre, lorsqu’il faudra ache-ter de nouvelles plaques minéralogiques

qui coûteront entre 15 000 et 40 000 nairas[entre 74 et 197 euros] selon la marque etle type de voiture. Pendant ce temps-là, lesbuveurs de champagne déversent leurhaleine puante en controverses au sujetd’un avion coûtant plusieurs milliards,s’échangeant des “C’est un mensonge” et“Ce n’est pas vrai”.

J’ai peut-être commencé cet article parune plaisanterie, mais il n’y a vraiment pasde quoi plaisanter. Tous les jours, notreéthique et notre morale sont mises àl’épreuve. On tire sur l’élastique du bonsens sans réfléchir aux conséquences. Onse prétend fort et déterminé, mais celuiqui transporte un lourd fardeau et s’arrêtede marcher pour profiter du spectacle estun imbécile. Il faut vraiment être idiot pourignorer les problèmes urgents en sabrantle champagne.

—Prince Charles Dickson

THE WILLSan Francisco, Etats-UnisSite d’information sur le Nigeria et l’actualité africainewww.thewillnigeria.comLes fondateurs de The Will ont lancé leur site en octobre 2009 aux Etats-Unis,où “la loi pour la liberté d’expression est protégée”. Ils défendent une presse “juste et objective”, et la tonalité de leurs articles est acerbe.Ils ont assis leur notoriété en mai 2010 en comptant parmi les premiers médias à annoncer la mort de l’ancien président nigérianUmaru Yar’Adua.

SOURCE

↙ Dessin de Kazanevsky, Ukraine.

Nigeria. Une sociétéivre dechampagneUn scandale : le pays est le deuxièmeconsommateur mondial de champagne alors que 63 % de la population vit avec moins de 1 dollar par jour.

Pas étonnant que le marché du kidnappingsoit si florissant et que Boko Haram se porte aussi bien

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AFRIQUE.AFRIQUE.Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

TECHNOLOGIE

Elections : les limites dela modernitéPour faciliter les processusélectoraux, les bailleurs de fondsinternationaux promeuvent sur le continent africaindes techniques de pointe. Pas toujours convaincantes.

—The Spectator Londres

Le secteur du développementn’échappe pas aux modes. Et, commepartout ailleurs, les modes vont et

viennent. Lors de mon dernier voyage auKenya, où je couvrais les élections qui ontconduit à l’investiture d’Uhuru Kenyatta, lequatrième président du pays, j’ai observé ladernière tendance : les nouvelles techno-logies sont devenues la panacée du proces-sus démocratique. Et, cet été, les électionsau Mali n’y échapperont pas [lire ci-contre].

Les nouvelles modes dans le secteur dudéveloppement partent presque toutes desmeilleures intentions. Mais les bonnes inten-tions finissent souvent par engendrer denouveaux problèmes et un gâchis de res-sources. Elles reproduisent l’erreur classiquede confondre les symptômes avec les causes.

Dans un nombre croissant de paysd’Afrique, les élections sont âprement dis-putées, et les résultats souvent très serrés.A la proclamation de l’un ou l’autre candi-dat, c’est toute l’administration d’un paysqui peut basculer. L’organisation du scru-tin est donc l’objet de toutes les attentions,aussi bien de la part des amateurs de fraudeélectorale que de ceux qui ont intérêt àconnaître le choix exact des électeurs. D’oùcet enthousiasme pour l’utilisation des nou-velles technologies. Sierra Leone, république

démocratique du Congo (RDC), Nigeria,Zambie, Malawi, Rwanda, Sénégal, Somalieet Ghana : tous se sont mis aux technolo-gies biométriques. Dans ces pays, on a intro-duit un système de reconnaissancebiométrique – grâce aux empreintes digi-tales ou à la reconnaissance faciale – pourmettre à jour et authentifier les listes élec-torales. Le Mali et le Togo envisagent defaire la même chose, et le Zimbabwe a étéprié de leur emboîter le pas.

En théorie, ce toilettage deslistes élimine les milliers d’élec-teurs fantômes qui passentinaperçus dans les vieux registresrédigés à la main. C’est aussi lemeilleur moyen d’éviter le bour-rage des urnes et l’apparition defaux électeurs, très appréciés des fraudeurs.Et les registres biométriques pourraient, àterme, permettre aux électeurs éloignés departiciper au scrutin.

Le Kenya est allé encore plus loin pourl’élection du 4 mars dernier. Lors de ce quidevait être le scrutin le plus moderne del’Afrique, les électeurs étaient non seule-ment identifiés grâce à la biométrie, mais,pour assurer une complète transparence,chaque bureau de vote transmettait les résul-tats directement sur un écran géant au centrede décompte, à Nairobi, grâce à des tablettesfournies par le plus grand réseau de télé-phonie mobile du pays. Lors des conférencesde presse qui ont suivi les élections, les obser-vateurs internationaux de l’Union euro-péenne et du Commonwealth ont vanté cesystème – une avancée qui devrait être éten-due au reste de l’Afrique, voire à l’Europe.

Leur enthousiasme était d’autant plusétonnant que l’opération s’est soldée par unvéritable fiasco. Les kits biométriques fonc-tionnaient mal et ne parvenaient pas à recon-naître les empreintes des électeurs. Il a fallusaisir à la main le numéro de leur carte d’iden-tité. En Afrique, les bureaux de vote sontgénéralement installés dans des salles declasse, qui sont rarement équipées de prisesélectriques : il n’y avait donc aucun moyende recharger les batteries des ordinateursportables contenant les registres électorauxélectroniques – autre nouveauté. Quant à latransmission informatique des informations,le serveur principal, submergé de données,est rapidement tombé en panne. Aucun ser-veur de remplacement n’avait été prévu.

Vote retardé au Ghana. Ce fiasco tech-no logique était au cœur des contestationsau lendemain des résultats. Les recours juri-diques ont tous été perdus. Le plus choquant,c’est que la même chose ou presque étaitarrivée trois mois auparavant. Lors de l’élec-tion présidentielle au Ghana, en décembredernier, les kits biométriques avaient déjàmontré leurs limites, et le scrutin avait dûêtre prolongé d’une journée. “J’ai attendusept heures pour voter à Accra parce que l’équi-pement biométrique avait planté trois fois”,raconte Nana Yaa Mensah, qui soutenait lecandidat perdant. “Et si c’était comme ça dansla capitale, Dieu sait ce qui s’est passé dans lespetits villages du Nord.” Au Ghana, le candi-dat malheureux a lui aussi contesté le résul-tat devant la Cour suprême pour irrégularités.

Jonathan Bhalla, chercheur à l’AfricaResearch Institute (Institut de recherche

africaine, IRA), n’incrimine pas la techno-logie mais, selon lui, ce système n’est pasadapté au contexte particulier des pays. “EnSierra Leone, par exemple, il y a peu de bour-rages d’urnes. Mais des milices dans les rues fontpeur aux gens et les découragent d’aller voter.Les listes électorales auront beau être irrépro-chables, cela ne sert pas à grand-chose.”Le coût de cette nouvelle technologie n’estpas négligeable, et elle n’est accessible que

grâce aux dons extérieurs. EnRDC, les dernières élections ontcoûté 280 millions d’euros, dont45 millions affectés à ces tech-nologies biométriques. AuGhana, les dépenses étaient res-pectivement de 96 millions et59 millions d’euros. Le coût des

élections au Kenya a atteint 228 millionsd’euros, dont 78 millions venaient de finan-cements extérieurs. Cette question du finan-cement pose un problème majeur. Lescommissions électorales et les donateursassurent avoir mis en place un nouveau sys-tème qui sera utile pendant plusieurs années– un investissement sur le long terme. Maislorsqu’un pays ne se contente pas d’un recen-sement biométrique, mais en fait deux,comme ce fut le cas en RDC en 2007 et en2011, on peut se poser des questions sur lalongévité des résultats. “Il vaudrait mieuxdépenser cet argent pour former les membresde la commission électorale, leur enseigner desbases solides, favoriser le professionnalisme. Ilspourraient ensuite être recrutés pour les élec-tions suivantes”, soutient Jonathan Bhalla.

Mais le plus gros problème, c’est que l’ona présenté ces nouveaux systèmes aux élec-teurs avec un enthousiasme démesuré. Onleur a assuré qu’ils étaient inviolables, et lescitoyens ont baissé la garde, croyant que lesanciennes pratiques étaient enfin révolues.

Au Kenya, il n’y a eu aucun questionne-ment après le plantage du serveur destiné àeffectuer le décompte des voix. Un comble,dans ce pays qui a inventé le transfert d’ar-gent par téléphone portable ! Comme le fai-sait remarquer un analyste économique, lesclients qui ont l’habitude de transférer leurargent avec ce système n’auraient jamaisaccepté un tel amateurisme de la part de leurfournisseur informatique.

La plupart des pays qui ont adopté ce sys-tème ont un nombre d’électeurs relative-

ment faible : le Kenya et le Ghana comptentchacun 14 millions d’électeurs et la SierraLeone moins de 3 millions. Pourquoi est-ilsi difficile d’y organiser des élections propres ?

La nouvelle tendance du “tout technolo-gique” fait fausse route. Elle est certes clin-quante et attrayante, mais les écrans tactileset les applis ne sauraient remplacer la démo-cratie. Ils ne sont pas mauvais, mais ne peu-vent rien résoudre. Si les partis politiquespratiquent la fraude électorale avec tant d’en-thousiasme, c’est parce que, dans de nom-breux pays africains, le vainqueur remporteratous les pouvoirs. Présider comme un empe-reur le temps d’un mandat est une immenserécompense. Perdre une élection est uneterrible défaite. Mais cela, il est beaucoupplus difficile d’y mettre fin.

—Michela Wrong

AFFAIRES ÉTRANGÈRESChristine Ockrent et les meilleurs experts nous racontent le mondeChaque samedi de 12h45 à 13h30

franceculture.frEn partenariat avec

L’exemple du Mali●●● 3,25 milliards d’euros, c’est la somme promise par les bailleurs de fonds pour participerà la reconstruction du Mali. Le Fondsmonétaire international, la Banqueafricaine de développement, lesEtats-Unis et une centaine d’autresacteurs internationaux se sont réunisà Bruxelles le 15 mai à la demande de la France et de l’Unioneuropéenne. Ce montant a dépassétoutes les attentes du gouvernementmalien. Ces dons ou prêts devraientaider à “tourner définitivement la page de la guerre”, selon le site d’informations MaliWeb, et notamment à organiser les élections, toujours prévues pour le 28 juillet. Ces électionsseront un test pour les donateurs,qui décideront de débloquer le reste de l’argent promis si elles se déroulent de manièretransparente et dans le calme. Pourbeaucoup de Maliens, pourtant,elles arrivent trop tôt dans leprocessus de paix. La ville de Kidal,au Nord, est toujours aux mains d’un groupe de rebelles touaregs.

ENQUÊTE

↙ Dessin d’Eva Vázquez paru dans El País, Madrid.

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—Gazeta.ru Moscou

L ’arrestation à Moscou [le 14 mai]d’un agent de renseignement amé-ricain*, chez lequel ont été saisis du

matériel électronique, des liasses de billetset plusieurs perruques, ressemblait à unextrait de Tass** est habilitée à déclarer, sérietournée dans les années 1980, au crépus-cule du régime soviétique.

Le souvenir de cette fiction est très utilepour nous aider à comprendre le retour dansnotre actualité contemporaine de l’ambiancedélétère qui a marqué l’ère Brejnev [années1970]. Il est à peine besoin de dépoussiérerle scénario pour voir apparaître le régimesous lequel nous vivons aujourd’hui. L’espritde ces années-là, avec l’interminable guerreque menait la CIA contre les Soviétiques,semble soudain ressusciter.

Le décorum, les défilés sur la place Rouge,les navires de guerre en Méditerranée, l’am-bitieux programme de réarmement, lespersécutions à l’égard de ces “agents del’Occident” que seraient les ONG russes etcontre le mouvement anti-Poutine, les vic-toires sportives à la gloire de la patrie, les

Jeux olympiques [JO d’été de Moscou en1980, JO d’hiver de Sotchi en 2014], les pré-sentateurs de journaux télévisés aux lèvrespincées et aux yeux plissés jetant des éclatsd’acier, tout cela s’accorde parfaitementavec la capture d’agents de la CIA.

Dans cette ambiance “haut les cœurs”, ilétait fatal que l’on démasque des espionsaméricains. A l’époque de la diffusion deTass, les rues se vidaient, les gens s’instal-laient devant leur télé pour la soirée et regar-daient les coups tordus de la CIA interprétéspar le grand Vakhtang Kikabidze, tandis queles preux chevaliers du KGB, incarnés parles légendaires Iouri Solomine et ViatcheslavTikhonov, organisaient la riposte. C’est sansdoute durant ces moments-là que le pays aconnu sa véritable unité. Toute l’Union sovié-tique traquait l’agent Trianon [pseudo del’agent américain infiltré à Moscou dans lefeuilleton], ouvrait de grands yeux devantles “fantastiques gadgets de l’ennemi”, sa per-fidie et l’inventivité de nos agents. Aujourd’huiencore, l’amour pour nos services secretsnous est inculqué à travers un nombre incal-culable d’émissions télévisées et de films,au même titre que l’enthousiasme pour les

matchs de hockey sur glace et la certitudeque notre patrie est unique. La mixture patrio-tique qui en résulte est particulière et ne seretrouve sans doute nulle part au monde.

La passion de nos compatriotes pour l’uni-vers du renseignement n’a d’égal que leurintérêt pour le contre-espionnage. Malgrétout, le renseignement a toujours eu leurpréférence, parce qu’il soulevait un coin devoile sur un quotidien antisoviétique inter-dit. Il offrait l’occasion de savourer le spec-tacle des élégants officiers blancs [contre-révolutionnaires, opposés aux rouges] dansL’Aide de camp de Sa Haute Noblesse [série de1969, dont l’action se déroule en 1919, durantla guerre civile], celui des agents du SD [ser-vices de renseignement nazis] tirés à quatreépingles dans 17 Instants de printemps [feuille-ton culte dont l’action se déroule au prin-temps 1945] ou des Américains de Morte-saisonconduisant d’énormes voitures.

Cet immense intérêt pour l’étranger tra-hissait une passion réprimée pour le modede vie non soviétique, illustré par la Mercedesde Stierlitz [le héros de 17 Instants de prin-temps], la politesse et la distinction des offi-ciers issus de la noblesse ou l’Amérique

interdite, New York hérissé de gratte-ciel…Au fond de l’âme des Soviétiques, épuiséepar les pénuries et les files d’attente, se ter-rait un appétit de renégat pour l’étranger.Cet autre monde qu’ils ne pouvaientconnaître, ils l’idéalisaient. Les films d’es-pionnage étaient remarquables, ils insuf- flaient un sentiment de fierté au pays, maisau-dehors, le quotidien suivait son cours.Les deux réalités, celle de la télé et celle dela vraie vie, divergeaient de plus en plus.

Il en va de même aujourd’hui. Les gensse réjouissent sincèrement de voir les défi-lés sur la place Rouge, sont contents de lireque des espions ont été capturés, approu-vent les arrestations de fonctionnaires cor-rompus. Certains admirent le dynamismedu chef de l’Etat et saluent (peu importepour quelle raison) la réussite économiquedu pays. N’empêche : cette ambiance defilm d’espionnage soviétique laisse dubi-tatif car on en perçoit confusément la faus-seté et le caractère éminemment fragile.

Docilité et exaltation. C’est pour celaque la cote de confiance envers les auteurset les interprètes du film national ne cessede baisser, que les acteurs eux-mêmesenvoient discrètement leurs enfants vivredans les pays mêmes d’où débarquent cesagents armés de perruques et d’équipementsélectroniques pour espionner nos contréeshospitalières. Au pays du nazisme vaincu,des hommes d’Etat russes construisent deshôtels dont ils font patriotiquement leurpropriété privée. Le pays considère d’un œilindifférent les interdictions faites aux hautsfonctionnaires de détenir des comptes etdes biens immobiliers à l’étranger. Le Russemoyen est sceptique : “Ça va, on vous connaît,les soi-disant patriotes, vous trouvez toujoursun moyen de retomber sur vos pieds.”

Les dirigeants actuels n’ont pas tiré lesleçons de l’“opération Trianon”. Malgrétoute la puissance du KGB, la persécutiondes dissidents, ce n’est ni une opérationd’agents occidentaux ni une “cinquièmecolonne” à l’intérieur du pays qui a détruitl’URSS. Le pays est tombé parce que, aprèsplus de soixante-dix ans, le régime étaitdépassé, mangé aux mites, et les plus mal-heureux furent et restent ceux qui croyaientet qui croient encore sincèrement en lui.

Les services secrets de tout pays peuventcélébrer leurs succès et s’attrister de leurséchecs. Mais, malgré leur mythique puis-sance, ce ne sont pas eux qui façonnent lemonde. Ils sont tout aussi tributaires de lamarche du temps que les gens ordinaires.Quelques années après que, sur les écrans,[le KGB] eut triomphé dans l’“opérationTrianon”, la statue de Félix Dzerjinski [lechef historique de la police politique sovié-tique] qui trônait place de la Loubianka [aucentre de Moscou] était mise à bas. Muet,le siège du KGB assistait à la scène, derrièreses portes fermées et ses fenêtres aveugles.Les agents étrangers avaient été capturés,le pays respirait la docilité et l’exaltation.Pourtant, la grande puissance était en trainde basculer dans le néant.

—Alexeï Melnikov

* Ryan Fogle, troisième secrétaire du servicepolitique de l’ambassade des Etats-Unis en Russie.

** Nom de l’agence de presse soviétique.

D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

europe

Russie. Un amourimmodéré pour lapatrie… et les espionsComme à l’époque soviétique, le régime se targue de succès sur le terrain du renseignement. Mais si le destin d’un pays dépendait des exploits de ses services secrets, cela se saurait.

↙ Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis.

20.

Page 21: Courrier International du 23 mai 2013

—Newsweek Polska (extraits)Varsovie

Parfois, cela va très loin : Olga, archi-tecte d’intérieur à Wroclaw, rougitau souvenir des questions auxquelles

elle a dû répondre. L’un des prêtres du tri-bunal diocésain voulait savoir si elle se mas-turbait régulièrement, comme l’avait déclaréson mari. La sœur greffière en rougissait,elle aussi.

Au tribunal, il faut être précis. Olga a dûdire que son mari ne couchait plus avec elledepuis des années parce qu’il préférait jouerau baby-foot, son avocat ayant suggéré quecet élément serait une bonne preuve d’im-maturité de son partenaire. L’immaturitéest un mot-clé du droit canon qui ouvre lavoie à une déclaration de nullité du mariage.

“Oui, on évoque la vie intime, mais avec déli-catesse”, indique le Dr Robert Kantor, du tri-bunal diocésain de Tarnow. Il ajoute queseules des preuves solides garantissent lesuccès de la démarche et que, dans 60 % à70 % des cas, le mariage est annulé. Il fauts’armer de patience, la procédure pouvantprendre jusqu’à six ans.

“Il paraît que c’est lors des procès de célébri-tés que l’on entend les pires choses”, a dit à Olgaune dame d’âge mûr (vingt ans de mariage,une fille de 18 ans), rencontrée au tribunaldiocésain. “Ils encombrent les tribunaux, a-t-elle ajouté. Ils se marient, et puis ils veulentgommer leur union, comme si de rien n’était.”

“C’est un phénomène de mode, soupire lepère Kantor. Pis, les Polonais commencent àpenser qu’annuler un mariage est chose facile.En ce qui concerne le nombre de demandes – prèsde 4 000 par an –, on se place presque en têtedu classement mondial, juste après les Italiens.”

En déposant sa demande, Olga a rencon-tré des gens comme elle. Là, elle a apprisque l’allégation de problèmes psychiquesétait très en vogue. Par exemple, l’acteur

Cezary Pazura a pu démontrer que sa pre-mière épouse, Zaneta, était suivie par unpsychologue avant leur mariage, et cela asuffi pour que le tribunal ecclésiastique pro-nonce la nullité.

Ces procès sont secrets. “Les époux et lestémoins ne se voient pas et sont interrogés sépa-rément”, explique Marcin Krzeminski, avocatde droit canon au diocèse de Varsovie. “Il ya des entretiens avec un juge, mais on ne peutpas faire de copies du dossier”, précise-t-il.

L’Eglise est formelle : ce que Dieu a uni,l’homme ne peut le séparer – sauf si onarrive à démontrer la nullité de cette union.Jadis, cela était presque impossible, il fal-lait avoir du pouvoir et une fortune.Aujourd’hui, les motifs de nullité du mariagereligieux se comptent par dizaines. Et, àl’occasion du changement du droit canon,il y a vingt ans, on en a ajouté un : l’imma-turité psycho logique.

“J’ai raconté ce qu’il fallait, car ma parte-naire y tenait, et moi, ça m’était égal”, expliquel’acteur Jacek Borkowski. Finalement, lepapier attestant la nullité de son mariages’est révélé utile, car sa troisième épousetenait à se marier religieusement. “Pour moi,tout ça est la preuve que les prêtres veulentcontrôler nos âmes”, dit Borkowski. Le Pr Bartlomiej Dobroczynski, de l’univer-sité de Cracovie, a un avis similaire sur lesujet : “La procédure est anachronique, maisle problème est que les gens s’y soumettent aussifacilement”, dit-il.

Pour le Pr Zbigniew Mikolejko, la multi-plication de ces procédures “est une bonnechose”. Il y voit le signe que l’Eglise n’est plusaussi rigoureuse et que les époux cherchentdésormais une sortie – parfois de manièredramatique – plutôt que de rester dans l’im-passe.

—Anna Szulc

Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

POLOGNE

Pour le meilleuret pour le pireAfin de contourner l’impossibilitéde divorcer après s’être mariés à l’église, de plus en plus de Polonais tentent de faireprononcer la nullité leur union.

Les Polonaisdivorcent commepartout ailleurs●●● Depuis 1989, les Polonaispeuvent se marier à l’église sanspasser préalablement par la case du mariage civil, comme c’étaitl’obligation à l’époque communiste.Cependant, l’administrationecclésiatique est obligée d’eninformer l’état civil. Pour divorcer, la loi impose la même procédure,que le mariage soit civil ou religieux,sauf qu’aux yeux de l’Eglise ce divorce n’est pas valable. Pour défaire une union religieuse, on peut plaider sa nullité (près de 4 000 demandes par an). Selon le recensement de 2011, 87,58 % de Polonais se considèrent commecatholiques. La même année, il y a eu 206 471 mariages, contre64 594 divorces, selon le siteWirtualna Polska. Dans les grandesvilles, un mariage sur deux se soldepar un divorce.

Contexte

↙ Dessin de Cost, Belgique.

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Page 22: Courrier International du 23 mai 2013

EUROPE

—Notícias Magazine (extraits)Lisbonne

On trouvera difficilement une chaînemontagneuse plus escarpée que laserra de São Macário [située dans

le nord du Portugal]. Du haut de leurs 1000 mètres, les crêtes tombent vertigi-neusement à pic vers les vallées des rivièresPaiva, Paivó, Sul et Vouga. Au pied de l’uned’elles se trouve Covas do Monte, un vil-lage de 48 habitants et 1 000 chèvres. C’estla population du pays qui possède en pro-portion le plus grand nombre de têtes debétail. A quelques kilomètres de là, la meutela plus menacée du Portugal tente de sur-vivre. Les loups de São Macário sont tel-lement isolés que leur diversité génétiqueest pratiquement nulle. Tous les animauxnaissent, vivent et meurent dans cettevallée. Ils sont encerclés par le Douro, l’A25et l’A24. Impossible de fuir.

Fin 2012, António Carlos Figueiredo, lemaire de São Pedro do Sul [dont dépendCovas do Monte], a poussé un cri d’alarme.Les loups tuent le bétail sans trêve, enmoyenne vingt chèvres par mois. “J’aidemandé au secrétaire d’Etat à l’Agriculturequ’il prenne des mesures d’urgence. Les genssubissent de plus en plus de dégâts, la meutedoit être retirée des lieux ou, pour le moins,circonscrite. Il est important d’agir rapide-ment, parce qu’un éleveur qui abandonne lefait pour de bon. Le jour où il n’y en auraplus, le village sera condamné à disparaître.”

Attaques fréquentes. La guerre entreles bergers et les loups, en y regardantbien, est vieille de plusieurs siècles. Elleexiste depuis que l’homme s’est sédenta-risé, soit depuis le néolithique. “Les genssont révoltés. Si cela continue, ils vont finirpar aller tous filer une raclée aux loups”, aver-tit Carlos Sousa, le prêtre de ces valléesmontagnardes. Le plus grand prédateurdu pays est en voie d’extinction, et le tuerest considéré comme un délit. “Mais lesgens ici vivent de leurs retraites misérables etdu bétail. Si l’Etat ne fait rien pour eux, ilsvont devoir agir seuls.”

A la télévision, les habitants de Covasdo Monte ont accusé les autorités de réin-troduire dans la montagne des animauxélevés en captivité. Pour étayer leurs dires,ils donnent un chiffre : il y a trois ans, oncomptait 2 500 chèvres au village, désor-mais elles ne sont plus que 1 000. “Nousn’avons jamais lâché dans la nature le moindreloup”, affirme catégoriquement AnabelaIsidoro, porte-parole de l’Institut de conser-vation de la nature et des forêts (ICNF).Francisco Alvares est l’un de ceux qui fontautorité en matière de loup ibérique. Cebiologiste a passé dix ans à l’étudier et ilconnaît bien la population de prédateursde São Macário. “Les lieux de pâturage deces troupeaux se trouvent au centre même del’activité de la meute. Les chèvres sont biensouvent sans protection, faute d’un nombresuffisant de bergers et de chiens. C’est pourcela que les attaques sont si fréquentes.”

Au crépuscule, Covas do Monte offre unspectacle digne d’intérêt. A la minute mêmeoù le soleil s’enflamme, les chèvres enva-hissent les rues de schiste et font routevers leurs bergeries. Le berger ouvre la

Courrier international — no 1177 du 16 au 23 mai 2013

PORTUGAL

La crise, le loup et les bergersLes quarante-huit habitants de Covas do Monte et leurs millechèvres veulent en finir avec les prédateurs qui s’attaquent à leurstroupeaux. Mais comment s’y prendre ?

↑ A 77 ans, Maria Gomes Figueiredo se sent démunie contre le loup.Photo Gerardo Santos/Global Imagens

22.

Page 23: Courrier International du 23 mai 2013

rain. Maria Gomes Figueiredo, 77 ans, n’ap-pelle plus les autorités depuis des années.Elle est à la porte de la bergerie avec unechèvre qui est arrivée avec une morsure.“Celle-là s’en est sortie, on va voir si elle tientle coup, la pauvre.” Elle mène souvent letroupeau au pâturage. “Mais vous avez vucomme ces montagnes sont abruptes ? Je nepeux pas passer mon temps à chercher leschèvres qui disparaissent. Je suis vieille, lesbergers sont tous vieux.” Il y a des excep-tions. Filipe Cruz a 34 ans, c’est l’agricul-teur le plus jeune de Covas do Monte. Ilest père d’un enfant de 3 ans, le seul du vil-lage. Lui aussi se dit amer : “Pour dix chèvrestuées, on nous en indemnise une seule. Et main-tenant, ce n’est même plus le cas parce quel’ICNF a imposé des règles impossibles à res-

pecter.” C’est en 2010 queles bergers ont reçu unelettre les avisant que lesrègles seraient appliquéessans détour : non seulementil faudrait continuer à mon-trer les cadavres des ani-maux, mais, en cas d’absenced’un chien de troupeau pour

cinquante chèvres, les compensations neseraient pas versées. “D’une part, la majo-rité des gens ne sait pas lire et ne comprendpas bien ces exigences ; d’autre part, il nousfaudrait vingt chiens, mais nous n’avons mêmepas les moyens de les nourrir.” José, le pèrede Filipe, interrompt la discussion : “Avecune vingtaine de chiens comme Max, ce seraienteux qui se mettraient à nous manger les chèvres.”

Le Groupe loup, de la faculté des sciencesde l’université de Lisbonne, développedepuis 1997 un programme d’introductionde chiens de troupeau au sein des terri-toires du loup ibérique. Plus de 300 ani-maux ont été remis aux bergers avec destaux de réussite élevés. Max, le bouvierportugais de Covas do Monte, est l’und’eux. “En général, la mortalité dans le trou-peau chute de 75 %. Dans certains cas, onpeut même atteindre les 100 %”, assure SílviaRibeiro, la coordinatrice du projet.

Des chevreuils au menu. Jusqu’en 2012,les chiens étaient offerts aux bergers. Et,les deux premières années, les frais devétérinaire et d’alimentation étaient prisen charge par le Groupe loup. L’austéritébudgétaire a réduit la période à six mois.Pour le maire, la crise économique va aggra-ver les restrictions et les retards de paie-ment des indemnisations.

Les informations sur la mortalité desbêtes continuent à alimenter les discus-sions à Covas do Monte. Les biologistesaffirment qu’il est impossible que lesloups soient à l’origine de la disparition

meute a pour habitude d’avoir quatre oucinq tanières sur son territoire. Les loupsde São Macário en ont seulement deux.

Le loup ibérique n’est pas aussi corpu-lent que ses cousins du nord de l’Europeou d’Amérique du Nord. Mais il a un aspectplus menaçant, du fait du masque blancqui entoure son museau et de son regardoblique, couleur noisette. Au Portugal, lebétail a toujours été victime des meutes,en partie à cause de la rareté des proiessauvages. Dans les zones où l’on trouvedes chevreuils et des garranos [race deponey portugaise] sauvages, les prédateursles poursuivent et accordent un répit auxbergers. Dans les hauteurs de Covas doMonte, cette faune est des plus rares. Unetentative d’introduction de chevreuils dansla région a eu lieu dans les années 1990,mais sans aucun accompagnement – etl’animal a disparu vers d’autres parages.L’Association pour la conservation de l’ha-bitat du loup ibérique vient tout de mêmed’introduire cinquante chevreuils dans laserra de São Macário. La meute en ques-tion aura besoin de temps pour s’habituerà cette nouvelle proie. Mais une chose estsûre, cette dernière bataille, et tout le bruitautour des loups et des bergers de Covasdo Monte, a peut-être sauvé deux arméesdécadentes d’une mort certaine.

—Ricardo J. Rodrigues

EUROPE.Courrier international — no 1177 du 16 au 23 mai 2013

marche, à un rythme lent, et Max, un bou-vier portugais au pelage noir, ferme le cor-tège. C’est aussi à cette heure-là que lesgens se réunissent pour se lamenter – lesjours où le troupeau revient intact sontrares.

Ce jour-là, c’est Manuel Pereira qui seretrouve avec deux têtes de bétail en moins.Il proteste auprès du berger : “Alors quoi,vous n’avez pas vu le loup tourner autour dubétail ?” Les éleveurs de Covas do Monteont fait le choix d’avoir un troupeau com-munautaire. Il y a sept familles et chacuned’elles mène à tour de rôle les chèvres aupâturage. Pendant des semaines, les dis-putes ont été incessantes, les familles s’ac-cusaient mutuellement de ne pas surveillerles animaux. Mais, depuis, tout le mondea perdu des bêtes et plus personne ne jettela pierre aux autres.

Davantage de chiens. Manuel s’assied etse met à discuter avec João de Almeida, leMata-Lobos [tueur de loups]. “J’ai tué dixloups quand j’étais plus jeune. A ton tour main-tenant. Avant le lever du soleil, ils vont tou-jours boire au ruisseau. Tu t’installes sur desbranches avec un fusil et, quand ils arrivent,tu leur tires dessus. S’il y a un louveteau, tul’attrapes par la queue et tu lui fracasses latête sur un rocher. Cet animal est démoniaque”,affirme-t-il sur un ton provo-cateur. La loi sur le loup, quidate de 1988, prévoit desindemnisations pour les ber-gers qui perdent des bêtes,payées dans les soixante joursau prix du marché. “J’ai attenduplus de trois ans pour être payée !”assure Odete Figueiredo, révol-tée par la perte de trois chèvres la veille.“Pourquoi devrais-je respecter la loi si l’Etatne le fait pas ?” En 2012, l’ICNF a compta-bilisé quinze attaques de loup contre letroupeau de Covas do Monte. L’année pré-cédente, seulement une chèvre aurait ététuée. L’augmentation est brutale, mais leshabitants estiment qu’elle n’est même pasreprésentative des dégâts réels sur le ter-

LE 4 JUIN 2013AU PARLEMENT EUROPÉEN

À BRUXELLES

A un an des élections européennes, Presseurop organise une journée de rencontres et de débats sur l’avenir de l’UE avec ses lecteurs,des journalistes et les députés européens.

Posez vos questions sur Twitter dès maintenant et pendant les débats avec le mot dièse : #forumPE

Suivez le forum en direct SUR www.presseurop.eu/EU2014

A

RBÀETNEMELRAPUA

LE 4 JUIN 2013

SELLEXURNEÉPORUE

LE 4 JUIN 2013

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le mot enant et pendant

er wittTTwos questions sur

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REPORTAGE

de 1 500 têtes de bétail ces dernièresannées. Selon eux, le déclin est égalementdû au manque de bergers, au fait que ceuxqui meurent ne sont pas remplacés. L’ICNFrefuse à payer des indemnités sans preuves.“Mais nous n’en voulons pas, de leurs indem-nisations, rétorque Filipe Cruz. Même s’ilsnous payaient toutes les chèvres qui ont dis-paru, aucun argent ne remplace les chevreauxqui ne sont pas nés et le lait qui n’a pas ététrait.” De plus en plus de gens songent àarrêter, selon lui : “La seule solution, c’estd’envoyer le loup très loin d’ici.”

Il existe 300 loups au Portugal, pour untotal de 65 meutes. Parmi celles-ci, seulessix vivent au sud du Douro, et celle de laserra de São Macário est la plus menacée.Très proche de la côte, elle est sujette àune forte pression humaine. Sara Roque,biologiste, la suit depuis 2001. Dans sestravaux, elle a identifié un certain nombrede données préoccupantes et conclut : “J’aide sérieux doutes sur la survie de cette meuted’ici dix ans.” D’autant plus que la pres-sion est importante et provient de tousles côtés. Une meute occupe généralementun territoire de 150 km2. Elle peut chasserdans toute cette zone, mais le lieu de repro-duction et d’élevage se trouve invariable-ment dans un endroit central, à l’abri, aucœur d’une végétation abondante et per-mettant d’observer les alentours. Une

Les gens vivent de leursretraites misérables et du bétail. Si l’Etat ne faitrien, ils agiront seuls

“S’il y a un louveteau, tu l’attrapes par la queueet tu lui fracasses la têtesur un rocher”

COURRIER INTERNATIONAL

Porto

Covas do Monte

A24

A25

PORTUGAL ESPAGNE

100 km

OCÉANATLANTIQUE

Lisbonne

Douro

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Page 24: Courrier International du 23 mai 2013

multiplient (un des derniers en dateconcerne l’ex-ministre du Budget

Jérôme Cahuzac et ses comptes enSuisse et ailleurs). Quelque chose a

monstrueusement mal tourné pour la castede Thorez.

Les élites françaises se définissent parleur intelligence. Elles sont principale-ment recrutées dans deux écoles au proces-sus de sélection sévère : l’ENA et l’Ecolepolytechnique (que l’on appelle com-munément “l’X”). “Nulle part ailleurs dansle monde, les carrières – et le destin de toute unenation – ne sont à ce point tributaires des écolesque l’on fait”, écrit Peter Gumbel [anciengrand reporter à Time Magazine] dans son

dernier livre, France’s Got Talent [EliteAcademy. Enquête sur la France malade

de ses Grandes Ecoles, éd. Denoël,mai  2013]. “C’est pourquoi,

même âgés, certainsmembres de l’élite seprésentent en tantqu’‘ancien élève del’X’.” Ils ne sont

que 80 à sortirchaque annéedip lômés de l’ENA et 400 dePolytechnique.

Ils se voient alorsconfier des postes

très élevés. “Ils travaillent dur. Ce

n’est pas une élite qui est juste là pour

s’amuser”, soutientPierre  Forthomme,

spécialiste du conseilen management. Pen-

dant des années, ils ontfait ce que l’on attendait

d’eux. De 1946 à 1973, laFrance a vécu ses Trente

Glorieuses, (presque) trenteans de réussite économique.En 1990, ils avaient encore dequoi se vanter. Ils avaientinventé un proto-Internet,

le Minitel, mis en place lestrains les plus rapides d’Eu-

rope, cocréé l’avion de ligne leplus rapide du monde –  le Con-

corde –, contraint l’Allemagne à ac-coucher de l’euro (qui, aux yeux des

élites françaises, était censé an-noncer le début de l’unité eu-

ropéenne plutôt que sa fin), affirmél’indépendance militaire du pays – que

beaucoup prenaient encore au sérieux –,et ils continuaient de croire qu’ils parlaientune langue internationale. Les intellectuelsau pouvoir, c’était apparemment une solution qui fonctionnait.

Depuis, tout est allé de travers. Dans lesannées 1960, le sociologue Pierre Bourdieudénonçait déjà les défauts de l’élite : laclasse dirigeante prétendait être une méri-tocratie ouverte aux gens brillants quelleque soit leur origine, mais en réalité elles’était muée en une caste incestueuse.

C’est la plus petite élite à gouverner ungrand pays. Elle vit dans quelques arrondisse-ments chics de Paris. Ses enfants vont tousdans les mêmes écoles dès l’âge de 3 ans.Quand ils atteignent le début de l’âge adulte,

—Financial Times Londres

Maurice Thorez, le stalinien français,passa la Seconde Guerre mondiale àMoscou, où il se faisait appeler Ivanov.

A la Libération, il rentra en France et devintmembre du gouvernement. Après la démis-sion de Charles de Gaulle, en 1946, Thorezreprit à son compte un des projets fétichesdu général : la création d’un établissementchargé de former les hauts fonctionnairesde la nouvelle république, l’Ecole nationaled’administration (ENA). Thorez devait se

dire que cette caste constituerait l’“avant-garde du prolétariat” dont Lénine avait tantparlé. Depuis, l’ENA a produit pléthore demembres de l’élite politique et financière dupays, dont le président François Hollande.

En France, décrier les élites est un passe-temps qui remonte à la Révolution, maisles énarques et leurs camarades ont rarementété aussi impopulaires. Au bout d’un and’exercice, les gouvernements, tant dedroite que de gauche, deviennent des objetsde mépris. Le chômage a atteint un niveaurecord. Les scandales liés à l’élite se

↙ Dessin de Boligán, paru dans El Universal,

Mexico.

les futurs responsables de la France se con-naissent tous. Anciens camarades de classe,ils deviennent des “camarades de caste”,expliquent les sociologues Monique Pinçon-Charlot et son époux Michel Pinçon.

Aux Etats-Unis, jamais un PDG et unromancier ne se rencontreront. En France,les membres des élites politiques, entre-preneuriales et culturelles ont pour ainsidire fusionné. Ils se retrouvent au petitdéjeuner, au vernissage d’une exposition,pour dîner. Ils nouent des liens d’amitié,voire se marient. Ils se donnent des tuyauxpour le travail, couvrent les transgressionsles uns des autres, se confondent en élogesdithyrambiques du dernier ouvrage del’autre. (Comparez l’euphorie que suscitela publication d’un livre de Bernard-HenriLévy en France à l’accueil qu’on lui réserveà l’étranger !)

Les élites constituent la seule classefrançaise à faire preuve de solidarité interne,poursuit Monique Pinçon-Charlot. Ellessont liées par des secrets communs. Parexemple, beaucoup de leurs membresétaient au courant des curieuses pratiquesde Dominique Strauss-Kahn dans la cham-bre à coucher, mais les mêmes étaient prêtsà le laisser se présenter à la présidenceplutôt que d’en informer la valetaille au-delà du périf. Pour paraphraser l’auteuranglais E. M. Forster, ces gens trahiraientleur pays plutôt que leurs amis. Ils justi-fient les faveurs qu’ils s’accordent au nomde l’amitié. En fait (comme l’ont soulignéle journaliste Serge Halimi et d’autres),c’est de la corruption.

Une caste aussi réduite, issue des mêmesécoles, souffre immanquablement d’unautre travers, tout aussi dangereux : lapensée de groupe. Et il est rare que sesmembres croisent des sous-fifres quioseront avancer des avis divergents. “EnFrance, un haut responsable sorti d’une grandeécole n’est jamais informé par la base. Il estseul.” “Ces gens-là apprécieraient d’être infor-més, ils aimeraient travailler en équipe, ajouteMonique Pinçon-Charlot. Ils ne veulent pasêtre seuls, mais le système les propulse au pou-voir, si bien que nous pouvons reprocher nosdifficultés à nos élites.” La mondialisationaussi a eu un impact. Les élites françaisesn’ont pas été formées pour réussir dans lemonde, mais dans le centre de Paris.François Hollande, qui a fait trois grandesécoles [l’IEP Paris, HEC et l’ENA], décou-vre aujourd’hui la planète en tant que prési-dent. Il s’est rendu pour la première foisen Chine en avril, lors de sa visite officielle.Ces temps-ci, beaucoup de Français réus-sissent à Londres, à New York ou dans laSilicon Valley, mais, en règle générale, ilsn’ont pas de contact avec l’élite du pays.

Cette dernière ne va pas disparaîtred’elle-même. Du reste, une menace bienpire se profile : l’élection, en 2017, de lapremière présidente authentiquementantiélite, Marine Le Pen.

—Simon Kuper

France. Lecrépusculedes élitesLa crise aidant, les Françaisméprisent plus que jamais les énarques et la petite caste parisienne qui préside aux destinées du pays.

Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

Ils justifient les faveursqu’ils s’accordent au nomde l’amitié. En fait, c’est de la corruption

D’UN CONTINENT À L’AUTRE24.

Page 25: Courrier International du 23 mai 2013

—Die Welt Berlin

Les gens qui ne suivent pas les affairespolitiques avec une attention pro-fessionnelle, ceux qui n’ont pas très

bonne vue et ne parviennent pas à distin-guer les visages et les voix des grands de cemonde, mais aussi ceux qui ne peuvent resterconcentrés pendant deux heures quarantesur une émission de télévision, bref, tous lesdispersés et les demi-informés – autrementdit, vous et moi – qui, le 16 mai au soir, sonttombés par hasard en zappant sur la confé-rence de presse du président français, tousceux-là se sont peut-être dit rapidement enpassant : on dirait Sarkozy.

Car ce que le président en question – lequel,depuis un an, s’appelle en fait FrançoisHollande – a vanté, dans la salle des fêtes del’Elysée, devant un parterre de 400 journa-listes et tout son gouvernement apparem-ment sous le charme, comme étant unegrande “offensive” pour inaugurer la deuxièmeannée de son quinquennat se compose essen-tiellement de mesures proposées plus oumoins sous la même forme par son prédé-cesseur de droite, Nicolas Sarkozy.

Dès octobre 2008, devant le Parlementeuropéen de Strasbourg, Sarkozy appelait àla mise en place d’un gouvernement éco-nomique européen qui se réunirait réguliè-rement. L’idée des obligations européennesa également été avancée par Sarkozy.L’assouplissement de la “doctrine” de poli-tique monétaire de la Banque centrale euro-péenne, dont Hollande s’attribueraitaujourd’hui volontiers le mérite, avait étémis sur les rails par son prédécesseur (enliaison avec Mario Monti).

Des propositions comme l’union bancaireou l’harmonisation des systèmes fiscaux etsociaux européens – vers le haut, comme lesocialiste Hollande n’a pas manqué de lesouligner –, ont été, sous une forme ou sousune autre, déjà évoquées par Nicolas Sarkozy.Entre-temps, beaucoup d’idées ont été lan-cées depuis longtemps dans toute l’Europesans avoir eu besoin pour cela du soutienvigoureux de François Hollande.

Sur le plan intérieur, Hollande pourraitsortir de sa chrysalide en tant que réforma-teur plus engagé que Sarkozy. Si la réformedes retraites, dont il brandit toujours la pers-pective, devient réalité, la majorité des Françaisdevront travailler jusqu’à 65 ans. C’est beau-coup plus que ce que comptait leur deman-

der Sarkozy. En revanche, Hollande ne semblepas avoir l’ambition de réduire les dépensespubliques. Il est confronté au dilemme poli-tique suivant. En politique intérieure, il doitcontinuer à jouer les hommes de gauchepour assurer la cohésion de son camp, touten s’efforçant, à l’échelle européenne, deconvaincre ses partenaires de son “sérieuxbudgétaire” – ne serait-ce que parce qu’ainsila France va pouvoir continuer à emprun-ter de l’argent aux taux si confortablementbas qui lui sont accordés aujourd’hui. C’estpourquoi il ne faut pas voir dans ses empor-

tements ostensibles contre l’“austérité” alle-mande seulement un positionnement idéo-logique, mais aussi une mesure tactique. Ense présentant en guerrier qui lutte contre lespectre du diktat de Merkel, il se ménageune marge de manœuvre en politique inté-rieure – qu’il pourra utiliser, dans le meilleurdes cas, pour imposer des réformes impo-pulaires. Aussi Angela Merkel devrait-elle luifaire le plaisir de se cantonner dans son rôlede punching-bag européen. C’est peut-êtredans l’intérêt de l’Europe.

—Sascha Lehnartz

FRANCE.Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

POLITIQUE

Hollande ? Du Sarkozydans le texteLa grande “offensive” présentée le 16 mai par le président s’appuiesur des mesures déjà proposées par son prédécesseur.

—The Daily TelegraphLondres

Les stéréotypes ont la viedure. Quand, à l’occasiond’un sondage [de l’institut

américain Pew Research Centre,réalisé en mars dernier et menédans huit pays européens auprèsde 7 600 personnes, portant surleurs points de vue sur l’UE, leursgouvernements et leurs voisins],on a demandé aux Britanniquesde désigner le peuple d’Europe quiserait, selon eux, le plus arrogant,ils ne sont pas allés chercher bienloin. Juste sur l’autre rive de laManche. Mais ce qu’il y a de curieux,c’est que les Français sont d’ac-cord avec eux, se voyant soudaincomme le reste du monde les voitdepuis des siècles. Ça n’a plus riende drôle. Si les pays se mettent àaccepter les stéréotypes dont lesautres les affublent, il va peut-êtrefalloir réviser entièrement notrejugement à leur propos. Après tout,est-ce faire preuve d’arrogance quede se reconnaître arrogant ? Oules Français sont-ils si arrogantsqu’ils se soucient comme d’uneguigne de ce que l’on peut penserd’eux ? Pour les Britanniques, lesFrançais seraient aussi le peuplele moins digne de confiance enEurope. Dans ce cas, faut-il lescroire quand ils avouent leur proprearrogance, ou font-ils par là sim-plement la démonstration de leurinévitable hauteur* ? Ce serait biend’eux, tiens ! —

* En français dans le texte.

SOCIÉTÉ

SuprêmeprétentionLes Froggies s’attribuent la palme du peupleeuropéen le plus arrogant…

↓ Dessin de VincentL’Épée, Suisse.

↙ Dessin paru dans Die Zeit, Allemagne.

25

Page 26: Courrier International du 23 mai 2013

Belgique.Bruxellespas belleAvec ses autoroutes urbaines et ses trottoirsdéfoncés, la capitale belge est en chantier depuis lesannées 50. A l’origine de ce chaos, selon lecorrespondant du quotidien français “Libération”,19 communes plus ou moins autonomes et uneévidente mauvaise volonté politique.

—Libération Paris

Pour les fortunes fran-çaises désireuses defuir l’impôt hexagonal,

Bruxelles a deux atouts : sonclimat fiscal et sa proximité(une heure vingt de Paris enThalys). Cette proximité estmême une nécessité si l’onveut préserver son moral, carl’argent n’est pas tout.Le choc de l’arrivée à desti-

nation risque d’en laisser plusd’un sur le carreau tant la capi-tale belge est laide et sale, hor-mis des îlots presque miracu-leusement préservés. Si lesexilés fiscaux n’ont que cequ’ils méritent, on peut avoirune pensée pour ceux qui y vi-vent parce que c’est le siègedes institutions européennes.Bruxelles est une “capitale

pour rire”, pour reprendre l’ex-pression de Baudelaire dansson pamphlet inachevé, la Bel-gique déshabillée (1864). Al’époque, le poète pouvait seconsoler de son exil en par-courant une ville dont il van-tait, malgré tout, le modèle ur-banistique.

Cent cinquante ans plustard, on devine ici ou là cequ’elle a pu être et qu’ellen’est plus. La seule ville à la-quelle on puisse la comparerest Athènes : même chaos ur-banistique, mêmes cicatriceslaissées par une spéculationimmobilière délirante, mêmestrottoirs défoncés, même sa-leté (c’est Test-Achats, l’orga-nisation de consommateursbelge, qui le dit), même folieautomobile, etc.Mais la capitale grecque a

réussi, elle, à éviter les auto-routes qui déchirent Bruxellescomme si elle avait la taille deNew York ou de Los Angeles,alors qu’elle dépasse à peine lemillion d’habitants.Pour décrire ce n’importe

quoi qu’est devenue, depuis lafin des années 50, la capitalebelge, les urbanistes ont in-venté un terme : la “bruxellisa-tion”. On se demande com-ment Dick Annegarn, Néerlan-dais élevé dans la capitalebelge, a pu chanter au milieudes années 70 “Bruxelles mabelle”.La première chose qu’il faut

savoir est que Bruxelles estune illusion. Car la ville histo-rique, c’est seulement le cœurgéographique de l’une destrois régions belges (avec laFlandre et la Wallonie) :Bruxelles-Capitale. Bruxelles,ce sont en fait 19 communes(Bruxelles-Ville, Anderlecht,Ixelles, Uccle, Etterbeek, etc.),largement autonomes entre el-les et par rapport à la région,qui n’exerce que certainescompétences (ramassage desordures, gestion d’avenuesstratégiques…).“La Belgique est un pays de

communes”, rappelle CharlesPicqué, qui a été président so-cialiste de la région pendantplus de vingt ans et vient dedémissionner, c’est dans cescommunes que réside le pou-voir, y compris celui de gérerla police.“Bruxelles s’est construite à

partir de noyaux éclatés, et nond’un centre, comme Paris ouLondres”, explique OlivierMaingain, patron des Fédéra-listes démocrates francopho-nes (FDF) et bourgmestre deWoluwe-Saint-Lambert, l’unedes 19 communes de la région.Les frontières de ces com-

munes défient toute logique.“Elles reposent sur le tracé desruisseaux et des propriétés fon-cières acquises par les communes.Pour ne rien simplifier, le roiLéopold II a annexé à Bruxelles-Ville l’avenue Louise, qui va dupalais de justice au bois de laCambre afin que l’aristocratien’ait pas à quitter la ville… Il aaussi annexé la commune deLaeken, où se trouve le palaisroyal, et les squares à l’est de laville où vivaient les bourgeoisafin de contrebalancer le poidsdu quartier populaire des Marol-les.” Résultat, on change troisfois de commune en 50 mè-tres.Cela explique l’absence

d’unité du mobilier urbain, en-tre les modèles de poubellesou de lampadaires par exem-ple. Pire : si une rue s’effondre-ce qui est fréquent vu la vé-tusté du réseau d’égouts-, pourpeu qu’elle soit à la limite dedeux communes, il faudra desmois pour que les autorités semettent d’accord sur sa réfec-

↙ Dessin de Gaëlle Grisard,pour Courrier international.

Si une rues’effondre -ce quiest fréquent vu lavétusté du réseaud’égouts-, pourpeu qu’elle soit à lalimite de deuxcommunes, ilfaudra des moispour que lesautorités semettent d’accordsur sa réfection.

D'UN CONTINENT À LAUTRE Courrier international – n° 1177 du 23 au 29 mai 201326.

Page 27: Courrier International du 23 mai 2013

pouvoirs étendus aux 19 com-munes.Et c’est aussi que Bruxelles

est une ville pauvre. Le chô-mage y dépasse les 20% en rai-son d’une forte population im-migrée qui ne parle pas “fla-mand” [sic] alors que lebilinguisme est exigé pourtrouver un emploi.Et, surtout, les 350 000 “na-

vetteurs” qui déferlent chaquejour sur la ville n’y payent pasd’impôts, pas plus que lesEuropéens. Bruxelles dépenddonc de la manne fédérale.Ce qui explique que la ré-

gion refuse de démolir lesautoroutes qui défigurent laville : cela fâcherait la richeFlandre qui veut pouvoir con-tinuer à y accéder en voiture…

—Jean Quatremer

la magnifique place des Mar-tyrs. Alors que Berlin a réussi àse transformer en une capitalemoderne, Bruxelles fait du sur-place.“La région a échoué, estime

Olivier Maingain. Elle n’a pasréussi à créer un espace publiccohérent faute de volonté politi-que.” C’est aussi la faute descommunes, qui refusent toutefusion afin de conserver leursprérogatives.“Bruxelles est victime du mal

belge, de son fédéralisme de terri-toires et de communautés lin-guistiques”, se défend Picqué.En effet, si les communes refu-sent toute fusion, c’est pouréviter que les Flamands, surre-présentés au niveau régional(20% des mandats pour 5% dela population), ne voient leurs

Heysel (où se trouve l’Ato-mium). Puis les travaux s’accé-lèrent : Bruxelles doit être tra-versée par des autoroutes surviaducs.Dans le même temps, la ville

est livrée aux spéculateurs im-mobiliers. On n’hésite pas àdémolir un patrimoine inesti-mable pour bâtir des immeu-bles dans le style utilitaristedes années 60-70.La Maison du peuple, œuvre

majeure de l’architecte Horta,est rasée en 1964, l’hôtel d’Ur-sel (près de la gare Centrale)est remplacé par une tour sansâme ; la rue Sainte-Gudule, larue de Ligne, le boulevardAnspach, la place de la Mon-naie sont livrés aux pelleteu-ses et des horreurs architectu-rales -telle la Cité administra-tive bâtie entre 1958 et 1983, etaujourd’hui à l’abandon- s’élè-vent à la place de monumentshistoriques.Les Bruxellois, longs à la dé-

tente, ont fini par se révolter.La traversée de la ville par desautoroutes est abandonnée audébut des années 70, mais ilfaudra attendre 1989 et lacréation de la région deBruxelles-Capitale, qui re-donne le pouvoir urbanistiqueà la ville, pour que la “bruxelli-sation” ralentisse puis cessedans les années 90.

Certes, en vingt ans, beau-coup de choses ont changé.Des rues délaissées ont étéréasphaltées, des trottoirs re-faits, des espaces piétonniersaménagés, des transports encommun créés, des immeublesdes années 50-60 démolis, laconstruction de tours inter-dite. Mais tout cela à dose ho-méopathique, selon le bonvouloir des communes.Il n’est pas rare qu’une rue à

peine refaite soit à nouveaudéfoncée pour d’autres tra-vaux, que des chancres urbainssubsistent ou que des vestigesdu patrimoine résistent parmiracle, comme les façades de

transformer en tunnel pour re-joindre les grands boulevards(à quatre ou six voies) de l’estde la ville, puis le “ring”, latroisième ceinture d’autorou-tes qui enserre Bruxelles.La rue Belliard, ce sont cinq

voies à sens unique, bordéesd’immeubles affreux des an-nées 50 ou 60, avec des trot-toirs défoncés d’à peine 1,50mètre, sans arbres mais en-combrés de panneaux de si-gnalisation, d’armoires électri-ques ou téléphoniques, et derares poubelles. Ici, on est pié-ton à ses risques et périls(Bruxelles est l’une des villesles plus dangereuses d’Europepour les piétons et les cyclis-tes).Parallèle à la rue Belliard, la

rue de la Loi, autoroute quimène au centre-ville. Conti-nuation de l’E40, elle surgitd’un tunnel. Même ramenée ily a quelques années de cinq àquatre voies, cette tranchéeest impressionnante. Ces deuxautoroutes -qualifiées“d’égouts à bagnoles” par Char-les Picqué- qui encadrent lequartier européen ne sont pasles seules à Bruxelles.Même les Champs-Elysées

locaux, l’avenue Louise, ontété transformés en une tran-chée infranchissable : quatrevoies et une succession de tun-nels menant vers le bois de laCambre et les quartiers Sud,une voie en contre-allée depart et d’autre (six voies entout) et des trottoirs limités àleur plus simple expression.Parcourir Bruxelles, c’est

parcourir l’Europe du tout-voiture des années 60. Toutesles villes européennes es-sayent de démolir ces aspira-teurs à voitures. Pas Bruxelles,ville la plus encombrée dumonde occidental, loin devantParis (en 6e position).“La ville a été sciemment dé-

truite dans les années 50-70. De-puis ce moment-là, on peut par-ler de bruxellisation, raconteOlivier Maingain. Pour l’Etat,Bruxelles devait devenir une villeadministrative, une sorte deWashington, où personne ne dor-mait. D’où ces autoroutes quiamènent le flux des travailleursvivant en Flandre ou en Wallo-nie. Les Flamands, qui détes-taient cette ville devenue franco-phone tout en étant située enFlandre, ont tout fait pour la dé-truire.”L’Exposition universelle de

1958 a servi de prétexte au dé-but des travaux. La petite cein-ture est alors réalisée afind’amener les visiteurs de lagare du Midi vers le plateau du

tion.Il en va de même des trot-

toirs, qui peuvent être entrete-nus sur cent mètres et défon-cés ensuite. L’un des lieux oùse concentrent les boutiquesles plus chic, l’avenue Louise,est divisé entre trois commu-nes : Saint-Gilles, Ixelles etBruxelles, qui gère la rue pro-prement dite. Et les trottoirs ?“Ce n’est pas clair”, rigole Char-les Picqué. Alors les voituress’y garent, laissant à peine 1,20mètre aux piétons.

La police ne sanctionne paspuisqu’on ne sait pas qui estresponsable, car la répressiondes infractions routières,comme le maintien de l’ordre,relève des communes… Se ga-rer en double ou triple file estici un sport sans danger. “Cetempilement administratif déres-ponsabilise tout le monde, re-grette Raphaël Lederer, con-seiller municipal libéral (MR)de Forest. Sur tous les sujets, onentend : “C’est pas nous, c’estle régional”, ce qui justifiel’inaction. Et pourtant, Bruxel-les-Capitale compte 685 con-seillers communaux, 200 éche-vins, 89 députés régionaux, 5 mi-nistres et 3 secrétaires d’Etat.”Pour se rendre compte du

visage qu’offre Bruxelles, ilsuffit de prendre le taxi de lagare du Midi, point d’arrivéedes trains internationaux, jus-qu’aux institutions européen-nes, souvent le seul aperçu dela ville qu’auront ceux quiviennent y travailler.A peine sorti de la gare, on

emprunte à grande vitesse la“petite ceinture”, une auto-route à quatre voies isolant lecentre historique, l’équivalentdes Ier et IIe arrondissementsde Paris. C’est une successionde tunnels et de voies de sortiequi sont en même temps desvoies d’accès où les voitures secroisent comme elles le peu-vent (les accidents mortelssont légion).Ensuite, la rue Belliard mène

aux institutions, avant de se

Edito

Bruxelles pas belle, Libé partiale●●● Le poids des mots, le choc des photos. Pas dans“Paris Match”, non. Mais bien au coeur des deux pagesconsacrées à Bruxelles mardi [le 14 mai] dans “Libération”.Sous la plume quasi pamphlétaire de Jean Quatremer,correspondant bien connu du quotidien français àBruxelles, un article “grand-angle” y descend en flèche lacapitale belge et européenne…“Le choc de l’arrivée à destination risque d’en laisser plusd’un sur le carreau tant la capitale belge est laide et sale,hormis quelques îlots miraculeusement préservés”, écrit-ilà l’attention des candidats à l’exil fiscal.S’en suit un concentré fort bien tourné des défauts de“Bruxelles pas belle” (c’est le titre). De la crasse auxtrottoirs défoncés en passant par la rue Belliard bordée“d’immeubles affreux”, les travaux perpétuels, lesnombreux exemples d’absurdie engendrés par ledécoupage territorial des communes et le spectacledésastreux offert quotidiennement par la gare du Midi auxvisiteurs étrangers. On en passe et des meilleures.Mais le pire dans ce regard français, c’est qu’il voit clair.Bruxelles cumule un nombre important de handicaps et decicatrices qui sont d’ailleurs revenus au-devant de la scèneà l’occasion du départ de Charles Picqué. Commentcomprendre en effet l’état du Midi et de son terminalThalys, les 19 règlements de police ou l’encombrement d’ungoulet Louise dont on parle depuis des années sans yremédier ? Etc.Le monde politique belge porte une responsabilitéindéniable dans cette situation que les habitantssupportent de plus en plus mal, il faut le dire.Pour autant, que les candidats français à l’exil fiscal queJean Quatremer tente de décourager se rassurent. Leurscompatriotes bruxellois n’habitent pour la plupart pasdans le quartier du Midi.Non, ils profitent plus volontiers du décor champêtre desétangs d’Ixelles, des villas uccloises, des maisons demaître du quartier Brugmann ou encore des bonnes tablesde la capitale.Tout cela –et tant d’autres choses– n’apparaît pas dans leportrait réducteur du journaliste expatrié. Peut-être lesvisages plus attrayants de Bruxelles vaudront-ilsprochainement un autre “grand-angle”...

Mathieu ColleynLa Libre Belgique Bruxelles

Toutes les villeseuropéennesessayent dedémolir cesaspirateurs àvoitures. PasBruxelles, ville laplus encombréedu mondeoccidental.

Les 350000“navetteurs” quidéferlent chaquejour sur la villen’y payent pasd’impôts, pas plusque lesEuropéens.Bruxelles dépenddonc de la mannefédérale.

BELGIQUE.Courrier international – n° 1177 du 23 au 29 mai 2013 27

Page 28: Courrier International du 23 mai 2013

—+De Morgen Bruxelles

Une ville qui laisse entre-voir ce qu’elle aurait puêtre mais qu’elle n’est

pas. Une ville qui en termes dechaos, de cicatrices, d’immo-bilité et de saleté ne connaîtcomme égale en Europequ’Athènes. Et encore la capi-tale grecque aurait-elle davan-tage d’atouts. L’une des plusdangereuses cités du conti-nent pour les piétons et les cy-clistes, de surcroît totalementdéstructurée par de grandesvoies de circulation qui latranspercent jusque dans soncoeur.Une ville qui n’a que deux

aspects positifs : un climat fis-cal favorable et sa situation àune heure vingt de Paris. C’estl’image que le quotidien Libé-ration dresse de Bruxellesdans ses éditions du 14 maidernier. Et comme cerise surle gâteau, le commentaired’Olivier Maingain, présidentdu FDF mais également bourg-mestre de Woluwé-St-Lam-bert, ravi d’affirmer une foisde plus que ce sont les Fla-mands qui sont responsablesde cette situation. Ce qui nefait absolument pas rire leshommes politiques bruxelloisflamands.“On n’a pas du tout investi

suffisamment dans le passé maisil faut en chercher la raison desdeux côtés de la frontière linguis-tique”, estime Guy Vanhengel(Open VLD), le ministrebruxellois des Finances. “Tou-tes les disputes se sont toujoursfaites au détriment de l’enfant.Heureusement, cette époque-làest révolue. Les choses ne vontpas si mal ici et elles continuent às’améliorer. Sinon comment ex-pliquer que tant de gens viennents’installer ici ?”, répond-il àLibé.Parce qu’il est clair que le

portrait dressé par le journalparisien n’est pas des plus flat-teurs. “C’est de la jalousie, esti-me-t-il. A Paris, ça leur reste entravers de la gorge que tout un

paquet de Français soient venuss’établir ici. Sinon comment ex-pliquer la présence d’un tel arti-cle dans un journal français ?Pas un mot sur le charme cosmo-polite de Bruxelles. Mais c’estprobablement parce que les fran-cophones ne supportent pas laprésence d’autres langues que laleur”, s’énerve-t-il en retour.N’y a-t-il donc rien de vrai

dans cet article ? Le sénateurN-VA Karl Vanlouwe n’est pasde cet avis. “Que Bruxelles soitun grand chantier permanent etne soit pas la ville la plus propredu monde, c’est exact”, dit-il. Ilvoit très bien d’où provientcette situation : de la com-plexité institutionnelle de laRégion avec ses 19 communes.La coalition qui est actuelle-

ment au pouvoir [PS - CDH -CD&V - Open VLD - Ecolo –Groen] dans la Région-capi-tale doit également admettrequ’il y a un fond de vérité dansl’analyse de Jean Quatremer.“Mais Libération fait comme siBruxelles était une ville du tiers-monde où on ferme les yeux surtous les problèmes, déploreBruno De Lille (Groen), le se-crétaire d’Etat régional à laMobilité. C’est totalement faux :toute la réforme interne de l’Etatest axée sur l’amélioration de lamobilité, de la propreté et del’urbanisme.”La ministre bruxelloise des

Travaux publics, BrigitteGrouwels (CD&V) abondedans le même sens. “On nepeut pas faire d’omelette sanscasser des oeufs. On veut des voi-ries bien entretenues nous rece-vons des louanges sur l’état denos rues mais tout cela ne peutpas se faire sans quelques nui-sances.”“Honnêtement ? renchérit

Bruno De Lille. On pourraitécrire exactement la même chosesur Paris. Pourquoi tout lemonde prend-il le Thalys pouraller à Paris ? Parce que le péri-phérique est perpétuellement em-bouteillé. Tout cela est très ten-dancieux.”

—Ann Van Den Broek

Un quotidienfrançais flingueBruxellesBruxelles ma belle? Pas du tout, écrit Libération,qui dresse un tableau épouvantable de la capitalebelge. Un portrait tendancieux, selon les acteurspolitiques flamands de Bruxelles, même si lequotidien parisien n’a pas tout faux. —De Standaard Bruxelles

Ces derniers temps,Bruxelles est constam-ment sous les feux des

médias. La Région capitalevient de célébrer sa fête del’Iris et atteindra bientôt lequart de siècle. Et le ministre-Président Charles picqué (PS)vient de céder son mandat àson coreligionnaire Rudi Ver-voort. A première vue, cettedernière information pourraitn’évoquer que le passage duflambeau entre un homme po-litique un peu terne, même s’ilest populaire, et un autre poli-ticien du même acabit. Mais ilest clair qu’à l’approche desélections [fédérales et régio-nales] du 25 mai 2014, leséquilibres politiques com-mencent à se modifier, avecen arrière-plan des figures depoids comme Didier Reynders(MR) et Laurette Onkelinx(PS). L’engagement ou non deces ténors dans l’arènebruxelloise sera déterminantpour le résultat final. Celui ducôté francophone et à Bruxel-les bien sûr. Mais aussi du

côté flamand et même en ré-gion flamande. Difficile deprédire à ce stade si la campa-gne électorale sera aussi char-gée que la précédente en thè-mes communautaires. Maisces élections constituerontinévitablement un test pour lalongévité des équilibres con-tenus dans l’accord papillon.

Pendant le débat organisé le6 mai dernier au Bozar par leStandaard et le Soir, les fran-cophones ont été frappés parla vigueur avec laquelle Wou-

ter Beke a défendu la sixièmeréforme de l’Etat. Après avoirassisté à trois heures de débatentre cinq ténors francopho-nes et cinq ténors flamands,c’était là assurément pour euxl’information du jour. Du côtéflamand, c’est surtout l’inter-vention de Didier Gosuin quia marqué les esprits. DidierGosuin appartient au FDF, unparti généralement considérécomme radicalement franco-lâtre par les Flamands. Sonprésident, Olivier Maingain,l’avait mandaté pour repré-senter son parti, en tant quechef de groupe au Parlementbruxellois, mais il était lui-même bien présent dans lepublic. Didier Gosuin a tancévertement l’enseignementfrancophone et les hommespolitiques francophones enles tenant pour responsablesde l’immobilisme ambiant. Ilse disait même prêt à étayerses propos et à s’en expliquerultérieurement dans ce jour-nal. Or, ces paroles reflétaientpresque mot à mot ce que BenWeyts, de la N-VA, avait dé-fendu quelques jours plus tôt,

Le changement se metdoucement en placeIl est encore trop tôt pour faire montre d’optimisme dans la capitale. Mais sousla pression des faits, le petit monde politique bruxellois commence à changer.

C’est quand mêmela première foisque l’on a entenduun hommepolitiquefrancophoneévoquer demanière aussifranche les échecsde son proprecamp.

BELGIQUE Courrier international – n° 1177 du 23 au 29 mai 201328.

Page 29: Courrier International du 23 mai 2013

—De Standaard Bruxelles

C’est avec des argumentschiffrés que Wouter Bekeréplique à tous ceux -prin-

cipalement des nationalistes fla-mands- qui critiquent l’augmenta-tion de la dotation à la capitaleprévue par l’accord papillon [l’ac-cord concernant la sixième ré-forme de l’Etat belge]. Pour le pré-sident du CD&V, la vision selon la-quelle Bruxelles serait un grandtrou sans fond dans lequel on vaune fois de plus déverser de l’ar-gent dans le cadre de la prochaineréforme de l’Etat est totalementinjuste.Wouter Beke a fait le total de

toutes les dotations et de tous lesmoyens que Bruxelles reçoit pourson rôle de capitale belge et inter-nationale et en arrive à 602 mil-lions pour cette année. Ce mon-tant devrait passer à 836 millionsd’euros en 2015, lorsque la pro-chaine réforme de l’Etat sera miseen application.Une étude de l’Université de

Gand, parue cette même semaine,sur les flux d’argent allant de laFlandre aux villes et communesflamandes avait déjà fait apparaî-tre que c’était Anvers qui recevaitproportionnellement le plus desubventions. Le CD&V a déduit deces statistiques qu’Anvers rece-vrait 629 millions d’euros pourremplir ses fonctions urbaines en2013. Cet argent provient essen-tiellement de deux sources : leFonds des villes et communes etl’argent de la politique fédérale degestion des grandes villes. Lessommes pour cette année sontdonc comparables, si ce n’est que

les dix-neuf communes bruxelloi-ses comptent ensemble plus dudouble d’habitants de la ville d’An-vers. Par habitant, on en arrivedonc à 1250 euros par Anversois et550 euros par Bruxellois.“Si Anvers recevait proportionnel-

lement la même somme que Bruxel-les, il en resterait davantage pour lesautres communes”, fait remarquerWouter Beke, non sans ironie.“Alors que j’entends maintenant lebourgmestre d’Anvers [Bart De We-ver, également président de la N-VA]utiliser les mêmes arguments pourobtenir davantage pour sa ville queceux que j’ai entendus dans la bouchede Laurette Onkelinx en faveur deBruxelles il y a un an et demi lors desnégociations communautaires.”Il dément également le fait que

les institutions bruxelloises finan-cent un nombre exagéré d’hom-mes politiques. Il y a à Bruxelleshuit hommes politiques pourmillehabitants contre sept à Anvers.Le 14 mai dernier, Geert Bour-

geois (N-VA), le ministre flamanddes Affaires intérieures, a déclaréau Parlement flamand qu’il étaitpratiquement prêt à soumettreune proposition de révision duFonds des communes, le fonds parl’intermédiaire duquel la Régionflamande subventionne ses muni-cipalités. “Mais c’est un exercice ex-trêmement difficile, à moins d’ajouterde nombreux millions dans le sys-tème”, souligne-t-il. “Dans le cascontraire, cela revient à enlever del’argent à certaines communes pourle donner à d’autres.” L’exécutionde cette réforme ne sera dès lorsprobablement plus pour cette lé-gislature-ci.

—WimWinckelmansDessin de Clou paru dans

La Libre Belgique

Bruxelles reçoitmoins qu’AnversSelon Wouter Beke, Anvers reçoit 1250 euros parhabitant et Bruxelles seulement 550 euros. Plaidoyersurprenant du président du CD&V pour uneaugmentation des sommes allouées à la capitale.

à savoir que Bruxelles devraitarrêter de toujours chercher àl’extérieur la cause de ses pro-pres problèmes.Derrière tout cela, il y a bien

entendu aussi un jeu d’oppo-sition politique mais c’estquand même la première foisque l’on a entendu un hommepolitique francophone évo-quer de manière aussi francheles échecs de son propre campau cours d’une séance bilin-gue.Autre signe du changement

qu’il y a dans l’air : l’arrivée deRudi Vervoort comme nou-veau ministre-Président. Ce-lui-ci a plaidé ouvertementpour l’introduction de par-cours d’intégration obligatoi-res. Dix ans après la Flandre,ce débat atteint maintenantBruxelles. Les raisons de ceschangements ont été mises enlumière par la série d’articlesintitulée “SOS Bruxelles” quisont parus dans le Soir débutmai. Les chiffres avancés parle quotidien sont effarants.L’explosion démographique,les besoins en termes de crè-ches, d’écoles et de loge-ments, la proportion de jeu-nes qui quittent l’enseigne-ment sans diplôme, le niveaudramatique du chômage desjeunes, le désespoir et les pro-blèmes de vivre ensemble :tout a été mis sur la table sanstabous et sans pitié.La démonstration est claire

: ce n’est pas tant qu’il souffleun vent nouveau au sein dupetit monde politique bruxel-lois, ce sont les faits eux-mê-mes qui impriment cette né-cessité du changement. Cha-que année, 20 000 nouveauxbruxellois viennent s’ajouter àla population existante. Dixpourcent de celle-ci est là de-puis moins de trois ans. Lestrois-quarts des habitantssont de nationalité étrangère,ont été naturalisés ou descen-dent de parents étrangers.Ces chiffres montrent à

quel point le modèle actuel,au sein duquel Flamands etfrancophones se partagent lepouvoir d’une manière qui re-flète les équilibres au sein dela Belgique, est bien peuadapté au Bruxellesd’aujourd’hui et de demain.Les familles au sein desquel-les on parle le français ou lenéerlandais ne forment mêmeplus ensemble une majoritédans la région. La plupart desautres s’identifient certes plu-tôt à la Communauté fran-çaise dominante mais c’est,

dans la plupart des cas, unchoix purement pratique. Pas-cal Smet (SP.A) fit remarquerau cours du débat à quel pointle public présent sonnait“blanc”. Selon lui, la majoritédes habitants sont plutôt entrain d’essayer de survivredans la ville.Faut-il en déduire pour

autant, comme le faisait leprofesseur Philippe Van Parijs(UCL) à la fin du débat,qu’une sorte de patriotismebruxellois, transcendant lesbarrières linguistiques, com-mence à se dessiner ? L’idéed’une gestion bicommunau-taire est en tout cas politique-ment morte. Même la N-VA nesemble plus la défendre avecautant de vigueur. Bruxellesdoit être placée devant sesresponsabilités, a plaidé BenWeyts. Cela implique bien, pa-radoxalement, que l’idéed’une Région à part entières’installe progressivementdans tous les esprits. Et le faitqu’une Région bruxelloise auxlimites définitivement éta-blies devra collaborer avecson hinterland au sein d’unesorte de communauté métro-politaine est devenue l’évi-dence même.

Néanmoins, tout excèsd’optimisme serait largementprématuré. Les problèmes queconnaît Bruxelles sont encorebien trop considérables pourcela. Ils pèsent comme jamaissur sa périphérie et mêmebien au-delà. Il est midi moinscinq et l’horloge a cessé detourner.Ce qui est évident, c’est que

la levée de l’hypothèque BHV[la scission de l’arrondisse-ment électoral Bruxelles-Hal-Vilvorde, actée par un vote àla Chambre en juillet dernier],même tardive et sans prix debeauté, a créé de l’espace pourun nouvel équilibre politique.Le politologue Carl Devos,

de l’Université de Gand, avaitraison : si Bruxelles prendréellement la place qui lui re-vient au sein d’une Belgiquefédérale ou confédérale, quelsens aura encore la FédérationWallonie-Bruxelles ? Ce nesera plus alors qu’un reliquatde cette pensée binaire qui acausé tant de tort à ce pays.

—Bart Sturtewagen

L’idée d’uneRégion à partentière s’installeprogressivementdans tous lesesprits.

ContexteL’OCDE fustigela mobilité à la belge●●● Le rapport sur la Belgiqueque publie tous les deux ansl’Organisation de Coopération etde Développement Economique(OCDE) comporte cette fois unvolet mobilité. Le chaosautomobile, avec sesembouteillages structurels, estjugé plus grave à Bruxelles etAnvers qu’à Londres, Milan ouLos Angeles par l’OCDE. Nullepart ailleurs en Europe, les gensne vivent aussi loin de leur lieude travail, ces lieux de travailétant souvent concentrés dansles grandes villes du pays, jugel’économiste danois JensChristian Hoj, de l’OCDE.Résultat: des files quotidiennes,un coût économiqueconsidérable et beaucoup depollution de l’air. Il émet uncertain nombre derecommandations. Pour réduirela charge de trafic à l’heure depointe, des péages devraient êtreprélevés autour et à l’entrée desgrandes villes et de tous les lieuxencombrés. Un système deprélèvement kilométrique aussibien pour les voituresparticulières que pour letransport de marchandisesdevrait aussi permettre desoulager nos voiries encombrées.Pour notre réseau ferroviaire aubord de la saturation, il faudraitégalement augmenter les tarifs àl’heure de pointe et les diminueren-dehors de celles-ci. Celaencouragerait une partie dutrafic à se déplacer à d’autresheures. Selon le think-tank, cequi manque aussi à la Belgique,c’est un plan globald’infrastructure à long terme. “Cen’est pas tant qu’il y manque desroutes ou de l’infrastructure maisla saturation guette. Il n’y a pasde plan national, ce qui fait queles projets d’infrastructure nesont pas choisis avec l’efficacitévoulue”, dit-on encore. Ce quel’OCDE entend fustiger ici, c’estl’éparpillement desresponsabilités. Le chemin de ferest une matière fédérale, lesautres transports en commun(bus et tram) sont de lacompétence des Régions. Cettesituation conduit à une absencede politique de coordinationdans notre pays. Les subventionsdu diesel ou des trajets domicile-travail sont également autant defreins à une politique de mobilitécohérente. Les budgetscorrespondants pourraient êtreutilement réinvestis dansl’élaboration d’un plan intégré àlong terme de mobilité, plandans lequel les différents niveauxde pouvoir seraient impliqués.De Morgen (extraits) Bruxelles

La Grand-Place d’Anvers. Photo JC Guillaume

BELGIQUECourrier international – n° 1177 du 23 au 29 mai 2013 29

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de la BCE, de crainte que Berlinn’en prenne ombrage, indique quequelque chose ne tourne pas ronddans la marche actuelle de l’Union.

Dans un an, en mai 2014, nousvoterons pour le renouvellementdu Parlement européen. Cette date,surtout pour les Italiens, revêtiraune importance particulière. Parceque l’Europe de la troïka (BCE-Commission-FMI) n’a jamais autantpesé sur nos vies. Parce que sesremèdes anticrise sont contestéspar tous les peuples, allant jusqu’àébranler le médecin qui est le plusempressé à les administrer : le22 septembre, les Allemands se ren-dront aux urnes et récompense-ront peut-être Alternative pourl’Allemagne, un parti antieuropéenà peine sorti de l’œuf en février der-nier. Les partis devront cesser defaire croire qu’ils peuvent faire plierAngela Merkel. En Italie, surtout,ils devront cesser de tromper lesélecteurs et les citoyens. Pour lapremière fois, enfin, s’ils l’osent,ils pourront désigner le présidentde la Commission. C’est inscritdans les traités.

Si nous parlons de mensonges,c’est parce que aucun gouverne-ment n’est en mesure de faire plierBerlin avec les arguments exclusi-vement économiques brandis jus-qu’ici : un peu moins d’austérité,un peu de croissance, quelques allé-gements. Fermement convaincue

unioneuropéenne

Economie.L’Europe a besoin d’un nouveau Luther

—La Repubblica Rome

De telles choses n’arrivent quedans une Europe à la dérive,non pas pour des raisons

économiques, mais à cause de l’inep-tie convulsive de sa politique : jeveux parler du scandale d’une Courconstitutionnelle allemande quirégente désormais la vie de tousles citoyens de l’Union, face à uneCour constitutionnelle portugaisequi n’a pas le moindre poids. Jeveux parler de Jens Weidmann,gouverneur de la banque centraleallemande, qui accuse Mario Draghid’outrepasser ses fonctions – ensauvant l’euro avec les moyens quisont à sa disposition – et déclaresans vergogne la guerre à une mon-naie que nous disons unique pré-cisément parce qu’elle n’est passeulement celle de Berlin. En effet,le mandat de la BCE est clair, mêmesi Jens Weidmann en conteste laconstitutionnalité : le maintien dela stabilité des prix (article 127 dutraité de Lisbonne), mais dans lerespect de l’article 3, qui prescritle développement durable del’Union, le plein-emploi, l’amélio-ration de l’environnement, la luttecontre l’exclusion, la justice et laprotection sociales, la cohésionéconomique, sociale et territoriale,et la solidarité entre les Etatsmembres. Le fait que l’article 3 nefigure pas non plus sur le site web

→ Les 95 Thèses de Martin Luther, vues par Ferdinand Pauwels (1872).

que seuls les marchés pourrontnous contraindre à la discipline,l’Allemagne ne bougera que si lapolitique prend le dessus sur desthèses économiques qui ont dégé-néré en dogmes. Si les gouverne-ments, les partis et les citoyensaffichent des visions claires sur ceque doit être une autre Europe, etnon l’Europe actuelle dotée de res-sources indigentes, revenue à l’équi-libre des pouvoirs qui régnait auXIXe siècle.

A l’heure qu’il est, l’Union faitpenser à une Eglise corrompue quiaurait besoin d’une réforme de soncredo et de son lexique. D’un plandétaillé (les thèses de Martin Lutherétaient au nombre de 95). C’est enlui opposant une foi politique quel’on pourra renverser la papautééconomique. C’est la seule façonde rompre avec la religion domi-nante, et Berlin aura à choisir entreune Europe à l’heure allemande ouune Allemagne à l’heure euro- péenne, entre l’hégémonie et laparité entre les Etats membres.C’est un choix devant lequel elles’est toujours trouvée : l’Europe,

déclarait Adenauer en 1958, “ne peutêtre abandonnée aux économistes”.

L’orthodoxie germanique ne datepas d’aujourd’hui. Elle s’est affir-mée après la guerre et porte le nomd’“ordolibéralisme” : parce qu’ilssont toujours rationnels, les mar-chés savent parfaitement corrigerles déséquilibres, sans ingérencede l’Etat. C’est l’idéologie du “chacunbalaie devant sa porte” : chaquepays expie ses fautes seul (l’alle-mand Schuld veut à la fois dire“dette” et “faute”). La solidarité etla coopération internationales neviennent qu’ensuite, pour récom-penser les pays qui ont bien faitleurs devoirs. Comme en Grande-Bretagne, on invoque aussi falla-cieusement la démocratie  : endéléguant des pans de sa souve-raineté, on déshabille les Parlementsnationaux. Voilà comment la Courconstitutionnelle allemande seretrouve invitée à se prononcer surla moindre initiative européenne.

S’il y a tromperie, c’est qu’au seindu navire Europe les démocratiesne sont pas toutes sur un pied d’éga-lité : il y a les sacro-saintes et lesdamnées. Le 5 avril dernier, la Courconstitutionnelle du Portugal ainvalidé quatre mesures de la cured’austérité imposée par la troïka(des coups de rabot sur les dépensespubliques et les pensions), parcequ’elles étaient contraires au prin-cipe d’égalité. Le communiqué

diffusé le surlendemain par laCommission européenne, le 7 avril,ignore totalement le verdict de laCour et “se félicite” que Lisbonnepoursuive la thérapie convenue,refusant toute renégociation : “Ilest essentiel que les institutions poli-tiques clés du Portugal restent uniespour appuyer” le redressement encours. La différence de traitemententre les juges constitutionnelsallemands et portugais est si mal-honnête que l’idéal européen auradu mal à survivre chez les citoyensde l’Union.

Certains disent que l’Europe peutsurvivre si l’hégémonie allemandese montre plus bienveillante, touten restant une hégémonie. C’estce que George Soros a appelé deses vœux en septembre 2012 dansThe New York Review of Books, avecdes arguments solides. Le gouver-nement polonais l’exige. En Alle -magne, la bienveillance est réclaméepar ceux qui craignent non pas l’hé-gémonie, mais une auto-idolâtriepeu ostentatoire, introvertie.

Si l’Allemagne a voulu une Europesupranationale, jusqu’à la faire figu-rer dans la Constitution, c’est parceque les tenants de l’ordolibéralisme(à la Banque centrale, dans lesécoles) ont été maintes fois mis àl’écart. Adenauer a imposé la CEEet le pacte franco-allemand à unministre de l’Economie – LudwigErhard – qui a fait ce qu’il a pu pour

L’UE se transforme en une Eglise corrompue régiepar un pays, l’Allemagne, qui impose une orthodoxie financière dogmatique. La politique doit reprendre ses droits.

S’il y a tromperie,c’est qu’au sein du navire Europe, les démocraties ne sont pas toutes sur un pied d’égalité

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les enterrer et a accusé la CEEd’“endogamie” protectionniste, de“non-sens économique”. Avec Londres,il a essayé de torpiller les traités deRome, préférant de loin une zonede libre-échange. Ni Adenauerni le premier président de laCommission, Walter Hallstein, nel’ont écouté, et la rationalité poli-tique l’a emporté grâce à eux. Lemême scénario se répète avec l’euro :là aussi, avec Paris, Helmut Kohl aprivilégié la politique, faisant fi deséconomistes, des courants majo-ritaires et de la Banque centrale.Aujourd’hui, l’Europe se retrouveà la même croisée des chemins,mais avec des politiques caméléons,dépourvus de vraie détermination.La crise a fait perdre ses illusionsau peuple allemand . L’ordoli béra -lisme se politise et règle ses vieuxcomptes.

Il ne reste donc plus que la solu-tion du schisme : la constructiond’une autre Europe qui émaneraitde la base plutôt que des gouver-nements. Un projet existe déjà,rédigé par l’économiste AlfonsoIozzo : selon les tenants du fédé-ralisme, il pourrait prendre la formed’une “initiative citoyenne européenne”

(article 11 du traité de Lisbonne) àprésenter à la Commission. L’idéeest de doter l’Union des ressourcessuffisantes pour relancer la crois-sance à la place d’Etats membrescontraints à la rigueur. Une crois-sance non seulement moins coû-teuse, parce qu’élaborée de concert,mais aussi socialement plus justeet plus verte, parce que alimentéepar les taxes sur les transactionsfinancières, la taxe carbone et uneTVA européenne. Les deux pre-mières taxes permettront de déga-ger de 80 à 90 milliards d’euros :le budget communautaire respec-terait le plafond de 1,27 % [du PIB]convenu à l’époque.

En mobilisant la Banque euro-péenne d’investissement et lesobligations européennes, celadonne un plan de 300 à 500 mil-liards et 20 millions de nou-veaux emplois dans l’économiede demain (recherche, énergie).

Pour ce faire, il faut toutefois quela politique revienne sur le devantde la scène et redevienne, commele préconise l’économiste Jean-PaulFitoussi, non pas un ensemble derègles automatiques mais un choix.Il faut renouer avec l’autosubver-sion de Luther quand il rédigea ses95 thèses et déclara, selon certains :“Là, je suis dans le vrai. Je ne peuxfaire autrement. Dieu me vienne enaide, amen.”

—Barbara Spinelli

—El País (extraits) Madrid

Les autorités de ce territoirequasi indépendant sontempêtrées dans une polé-

mique qui n’a rien à voir avec lepassé. Elles savent que leur sys-tème économique – fondé sur destaux d’imposition extrêmementbas, voire inexistants – éveillechaque jour de nouvelles suspi-cions au sein des gouvernements,mais surtout chez les citoyens desautres pays, à qui l’on demandeconstamment de nouveaux sacri-fices pendant que certains évitentde passer à la caisse grâce à desniches comme celle-ci.

“Nous ne sommes pas un casino,mais un centre qui reçoit des inves-tissements pour les réinjecter ailleurs.C’est précisément ce dont l’Europe abesoin. Nous faisons partie de la solu-tion, nous ne sommes pas le problème”,assure le ministre des Finances deJersey, Philip Ozouf. “Notre gou-vernement a toujours respecté lesréglementations internationales et ilcontinuera de le faire”, a affirmé lePremier ministre, Ian Gorst, à lami-mai.

En raison des arguments avan-cés par le gouvernement de Jerseyet par le lobby financier, les mili-tants de l’organisation Tax JusticeNetwork ont classé ce minusculeterritoire (qui compte moins de100 000 habitants, mais abrite desdépôts bancaires d’une valeur supé-rieure à 140 milliards d’euros) auseptième rang des paradis fiscaux,à l’échelle mondiale, d’après uneliste qu’ils élaborent concernantl’opacité financière. “En dépit dufait que Jersey n’applique pas offi-ciellement le secret bancaire, commela Suisse ou les Bahamas, l’opacitéest préservée par d’autres moyens,comme des fonds, des entreprises délo-calisées et, depuis 2009, des fonda-tions”, affirme cette ONG quipromeut la transparence dans lecadre des finances internationales.

“L’OCDE ne nous inscrit pas sursa liste de paradis fiscaux”, répètentles autorités de Jersey. “Cette listene compte que deux îles minuscules

du Pacifique, Nauru et Niue. Si ce cri-tère était valable, il n’y aurait aucunparadis fiscal sur terre”, répliqueMike Lewis, consultant pour l’or-ganisation Action Aid. “Tous lesparadis fiscaux disent la même chose.Ils invoquent les classements del’OCDE pour essayer de prouver queleurs pratiques sont irréprochables”,ajoute Nicholas Shaxson, écrivainet journaliste.

Un message simple. Les pro-blèmes de l’île de Jersey ne sonttoutefois pas uniquement dus à lapression exercée par les organisa-tions non gouvernementales ou parla mobilisation citoyenne. Les gou-vernements semblent égalementdécidés à enrayer les flots de capi-taux qui échappent à leur contrôle.

“Le message est simple. Si vouscachez de l’argent, on viendra vouschercher”, a récemment déclaréGeorge Osborne, le ministre desFinances britannique, après queLondres a révélé les noms de centgrands fraudeurs grâce à uneenquête menée conjointement avecles Etats-Unis et l’Australie àSingapour, ainsi que dans les îlesVierges britanniques, les îles Caymanet les îles Cook. Cette nouvelle ten-tative de taxation a conduit Jerseyà accepter l’échange automatiqued’informations bancaires avecLondres et Washington.

Les organisations comme le TaxJustice Network exigent que cettemesure soit étendue à d’autres pays

de l’UE afin qu’elle commence àêtre prise au sérieux. L’île de Jerseyréplique que cela ne sera possibleque lorsque les vingt-sept Etatsmembres de l’UE s’engageront à lamettre en œuvre.

Le représentant du secteur finan-cier de Jersey, Geoff Cook, admetses réserves vis-à-vis de cette nou-velle vague de régulation. “Nousvoulons être de bons voisins et agiren accord avec les décisions prises parles autres gouvernements. Toutefois,si l’UE semble de plus en plus enclineà divulguer toutes les informationsde nos clients, ceux-ci risquent dechercher à déplacer leur argent ailleurs.L’échange d’informations est unebonne idée si tout le monde le fait”,explique ce Britannique qui, entant que directeur général de JerseyFinance, représente les intérêtsd’un secteur qui absorbe 40 % del’économie.

M. Ozouf, le ministre des Fi nan -ces, s’est montré très aimable avecmoi, jusqu’à ce qu’une questionfasse disparaître son sourire. Selonle gouvernement britannique, unaccord sur l’échange automatiqued’informations avec les trois dépen-dances de la Cou ronne apporteraitaux caisses publiques environ 1 mil-liard de livres (soit 1,185 milliardd’euros). N’est-ce pas une façonpour Londres d’admettre que cesterritoires sont, de facto, des para-dis fiscaux ? “Nous n’avons pas publiéce chiffre et nous ne lui accordonsaucune crédibilité. Toutefois, même si

nous estimions ce chiffre fiable, il cor-respondrait à ce que rapporteraientau total les îles de Jersey, Guerneseyet Man au cours des cinq prochainesannées”, a rétorqué le ministre.

Malgré ce nouveau rôle de grandfrère qui oblige les petits à respec-ter les réglementations, le Royaume-Uni a jusqu’à présent nagé dansle flou, ce qui permettait à sesanciennes colonies, à ses territoiresd’outre-mer et aux dépendances

de la Couronne d’agir à leur aise.Londres contrôle un paradis fiscalsur cinq dans le monde, et de nom-breux critiques estiment que leRoyaume-Uni aurait pu faire beau-coup plus pour y remédier.

Nicholas Shaxson, dans son best-seller intitulé Les Paradis fis-caux – Enquête sur les ravages de lafinance néolibérale [André Versailleéditeur, 2012], ouvrage devenu labible du mouvement de lutte contrel’évasion fiscale, définit Jerseycomme l’association de “financesdélocalisées dignes du futur et [d’]unsystème politique médiéval”.

La bataille a commencé. Si lastructure politique de cette îleest très particulière, son systèmed’imposition ne l’est pas moins.Les législateurs n’aiment pas lescomplications, mais ils adorenten revanche les chiffres ronds :0 % d’impôts pour les entreprisesqui ne sont pas des institutionsfinancières, 10 % pour ces dernièreset un taux fixe de 20 % sur les re -cettes au titre des revenus, quel quesoit le montant desdites recettes.

La bataille a commencé. Desorganisations comme le Tax JusticeNetwork se sont donné un tripleobjectif : savoir quels individus,entreprises, fonds et fondationsaccumulent de l’argent dans lesparadis fiscaux  ; élaborer desaccords d’échanges d’informationsentre tous les gouvernements ;impliquer les pays en développe-ment pour qu’ils bénéficient de cesaméliorations.

Quelques mesures ont déjà étéprises. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie se sont mis d’ac-cord pour éplucher les comptes desentreprises installées dans les nichesfiscales du monde entier. Lors dusommet du 22 mai, les dirigeantseuropéens tenteront d’élaborer uncadre commun pour lutter contrel’évasion fiscale. Si les géants de lapolitique agissent avec détermi-nation, les nains comme Jerseyseront obligés de répondre. Enrevanche, personne ne peut garan-tir que cela ne sera pas une occa-sion perdue. Une de plus.

—Luis Doncel

Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

Politique, société, débatsRetrouveztoute l’actualité de l’Europe en dixlangues

www.presseurop.eu

JERSEY

Haro sur l’île au trésorL’Union européenne prend au sérieux la lutte contre les paradis fiscaux ; le sommet du 22 mai y seralargement consacré. L’opération de nettoyage devracommencer par le Royaume-Uni, où prospèrent des territoires comme l’île de Jersey grâce à une ambiguïté politique qui perdure.

La crise a fait perdreses illusions au peuple allemand

“L’échanged’informations estune bonne idée sitout le monde le fait”

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Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

dossier

L’autre visage duBangladesh

Le 24 avril dernier, dans la banlieue de Dacca, 1 127 ouvriers ont trouvéla mort dans l’effondrement de l’usine textile où ils travaillaient dansdes conditions indignes. De là sortaient des vêtements de grandesmarques occidentales. Au-delà des images de pauvreté extrême et decatastrophes naturelles auxquelles le pays est souvent associé, nousavons choisi de nous pencher sur la société bangladaise, méconnue enOccident, en rendant hommage au magazine historique Forum, quivient de fermer ses portes. Dans sa dernière édition, le mensuel deréférence de Dacca saluait la diversité culturelle du Bangladesh (p. 29),tout en reconnaissant que son rapport à l’histoire et à la religion restaitcompliqué (p. 30). Les deux principaux articles de notre dossier sonttirés de cette édition, qui met en lumière toute la complexité du pays.

→ Dans les rues de Dacca, la capitale

du Bangladesh. Photo : Martin

Roemers/Panos-RÉA

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—Forum Dacca

e prime abord, le Bangladesh sembleêtre un pays homogène, mais c’est aussiun trésor de diversité culturelle. En 1952,nous nous sommes battus pour que notrelangue maternelle [le bengali] soit recon-nue comme langue officielle de notre

territoire. En 1971, nous avons mené une guerre[d’indépendance qui devait aboutir à la scissiond’avec la partie occidentale du Pakistan] alorsque notre culture était menacée par une puis-sance abusive. A la même époque, nous avonsaussi lutté pour rejeter les attaques contre notrediversité. Nous savons que les colonisateurspakistanais voulaient s’approprier une grandepartie des créations issues du riche répertoiredu poète Nazrul et qu’ils avaient essayé d’inter-dire [l’écrivain et Prix Nobel de littérature]Rabindranath Tagore sous prétexte qu’il n’étaitpas musulman.

Si on observe le Bangladesh de plus près, onrisque tout de même de manquer un aspect desa diversité, à cause des statistiques suivantes :le pays est composé à 80 % de plaines alluvialesqui s’étendent à moins de 10 mètres au-dessusdu niveau de la mer, c’est pourquoi il est faciled’imaginer un paysage monotone ; le bengaliest la langue parlée par 98 % de la population,il y a ainsi une homogénéité linguistique ; aumoins 89 % de la population est musulmane etla majorité des habitants a des origines à la foisaryennes, mongoles et dravidiennes, ce qui ren-force l’unité des Bangladais.

Jetons toutefois un œil, maintenant, à toutesles petites nuances qui font de cette terre appa-remment homogène une mosaïque, un grandmelting-pot où se mêlent tolérance, compré-hension et patrimoine. D’un point de vue géo-graphique, le Bangladesh est divisé en plusieurszones culturelles distinctes. Les plaines du Nordet leur antique capitale, Mahasthan, ont toujoursété la porte d’entrée du pays. La région du Sudet sa capitale ancienne, Bagerhat, préserventl’unité au sein des forêts et des jungles bangla-daises. A l’est, on trouve la métropole Chittagong,qui accueillait les habitants des montagnes etleur culture spécifique. De son côté, la région duCentre et son ancienne capitale, Sonargaon, ser-vaient de point de rencontre aux négociants etaux marchands qui venaient de contrées éloi-gnées, parfois depuis la Chine à l’est et depuisRome à l’ouest. Cette diversité mène à une unitésociale intéressante.

Minorités. Tout d’abord, on trouve au Bangladeshles quatre grandes religions, ainsi qu’un grandnombre de sectes et de croyances liées ou non àces cultes principaux. On peut voir que, depuisdes temps immémoriaux et jusqu’à ce que lescolons britanniques apportent l’arme politiquede la division et de la loi, les hindous, les musul-mans, les bouddhistes, les chrétiens et de nom-breuses autres minorités religieuses habitaientune terre enviable où régnaient paix et harmo-nie. D’un point de vue vestimentaire, les per-sonnes obéissant à différentes croyances etconvictions, appartenant à différentes castes et

ethnies, se sont toujours habillées de façon simi-laire. Cependant, les Bangladais ont adopté unlarge éventail de modèles et de motifs, et de nom-breux tissus apportés par des voyageurs. Ils ontadapté ces vêtements importés pour les faire cor-respondre à leurs goûts.

En ce qui concerne la nourriture, il y a peu devariété et, dans l’ensemble, le palais bangladaisserait ravi de se contenter d’excellents currys depoisson et de riz nature cuit à l’eau. Cela dit, cepeuple est aussi connu pour ses innovations àpartir de délices culinaires venus de l’ouest ou del’est. En matière de sports et de jeux, le paysaccueille des événements locaux et spécifiques aupays, populaires depuis l’avènement de cette nation.Vient ensuite l’expression artistique, qui est trèsdynamique depuis la naissance du pays et à laquellej’ai eu le rare privilège de participer directement.Tout d’abord, les acteurs de ce secteur au Bangladeshsont convaincus que leur pays a contribué à laculture qui se développe depuis des milliersd’années au sein de ce sous-continent indien, aumême titre que les autres pays. Et c’est précisé-ment cette opinion qui a créé et fortifié l’ententeentre les cultures issues de notre nation et cellesde nos voisins. Au-delà des pays frontaliers, nouspouvons voir dans nos pratiques culturelles lagrande influence de l’Occident, qui s’est invitépour créer un nouveau style populaire et dyna-mique intégré à notre pot-pourri culturel.

Influences. Nos peintres se sont depuis tou-jours inspirés des grandes tendances interna-tionales de l’art classique et moderne, et ontlibrement mis en œuvre les méthodes qui lesintéressaient. Cela n’empêche pas l’existence deformes et de sujets artistiques complètementautochtones, réalisés par nos plus grands artistes.Nos œuvres littéraires ont également associédiverses pensées et philosophies pour exprimerleur anxiété ou leur bonheur. Les styles sontvariés, du naturalisme au réalisme, en passantpar l’abstraction et même l’absurde. Ces influencesviennent de sources locales ou étrangères.

Passons maintenant à la musique. C’est peut-être dans cette catégorie que la diversité s’estrévélée la plus riche, à la fois en matière de formeet de contenu, grâce à des passerelles qui nousont menés aux cultures du monde entier depuisle jour de notre indépendance. Il n’est pas rarede pouvoir assister à plusieurs spectacles dedanse indienne classique ou écouter de lamusique composée dans la région. Ces repré-sentations sont extrêmement populaires auprèsdes amateurs bangladais de musique et de danse.Il faut aussi y ajouter l’influence de musiquesoccidentales modernes ou plus anciennes commele jazz, le blues, etc.

Au Bangladesh, le cinéma en est encore à sesdébuts. Nos films commerciaux n’ont rien demémorable. Toutefois, depuis 1971, les jeunescinéphiles ont toujours essayé de faire des filmsartistiques de qualité pour un public très deman-deur. Cette tendance a maintenant pris le nomde “nouvelle vague”. Nous savons tous que lecinéma est une forme d’expression très récentequi a ses racines dans le monde occidental. Parconséquent, les méthodes sont dans l’ensemblevenues de pays lointains. L’utilisation d’un médiaétranger pour mettre en scène des histoires etune philosophie locales a engendré une diver-sité qui fait déjà parler de notre cinéma sur lascène internationale.

Mais, avec l’indépendance du Bangladesh, c’estle théâtre qui s’est révélé la forme artistique la plusdynamique. En réalité, les représentations

Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

Dacca

Chittagong

Ramu

Mahastan

Bagerhat

Sonargaon

Brahmapoutre

INDE

BENGALE-OCCIDENTAL

INDE

BIRMANIE(MYANMAR)

G o l f e d u B e n g a l e

BANGLADESH

PAKISTAN

BANGLADESHINDE

Bengale-Occidental

Gange

100 km 1 000 km

Superficie 144 000 km2

Population 150,5 millions d'habitants1,5 % de la population appartient à des tribuslocales.Groupes ethniques Il en existe 27 dans le paysReligions 89,5 % de musulmans 9,6 % d'hindous 0,7 % de bouddhistes 0,3 % de chrétiensPIB par habitant* 1 484 euros (1 909 $)Monnaie le taka ; 1 taka = 0,0099 euroAlphabétisation 68 % des femmes 63 % des hommes * En parité du

pouvoir d'achatCOURRIER INTERNATIONAL

ALY ZAKERest acteur, metteur en scène, écrivain et réalisateur de filmspublicitaires. Il aparticipé à la lutte pour l’indépendance du Bangladesh en 1971et a joué un rôle trèsimportant dans lapromotion du théâtrede son pays.

Repères

Un confetti auxrichessesinsoupçonnéesOuverture sur le monde, diversité des cultures et des pratiques artistiquesmalgré une apparente homogénéité religieuse et linguistique : ce petit paysd’Asie du Sud est exemplaire.

L’auteur

D

DR

ARCHIVEScourrierinternational.com

Littérature La naissanced’une nation vue par laromancière Tahmina Anam(publié sur notre site en2007).http://www.courrierinterna-tional.com/article/2007/10/04/naissance-d-une-nation

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théâtrales ont marqué leur époque pendanttoute la période où le Bangladesh – à l’époquePakistan oriental [de la partition du sous-continent indien, en 1947, à l’indépendance, en1971] – était colonisé par les Pakistanais. Dès 1971,des jeunes, fous d’enthousiasme et représentatifsde l’esprit de liberté qui régnait alors, ont donnénaissance au concept de mise en scène intermit-tente, pour des pièces auxquelles un amateur pou-vait assister n’importe quel soir de la semaine. Ils’agissait essentiellement de théâtre de rue, etcette manifestation a joué un rôle clé puisqu’ellea permis d’importer la diversité sur la scène ban-gladaise. Si des pièces originales écrites par lesauteurs bangladais étaient jouées, les spectateurspouvaient aussi profiter des classiques de Sophocle,Shakespeare, Molière, Ibsen, Tchekhov, Zuckmayer,O’Neil, ainsi que d’œuvres modernes de Beckett,Albee, Bond, Osborne, etc. Nous avons aussi vud’excellentes adaptations de pièces composéespar de célèbres dramaturges indiens à Dacca.Certaines d’entre elles, inspirées par la mytholo-gie indienne traditionnelle, ont été mises en scèneavec succès au Bangladesh à de multiples reprises.

Dialectes. Jusqu’à présent, j’ai essentiellementabordé la diversité culturelle engendrée par lesinfluences extérieures. Je voudrais maintenantjeter un œil à la diversité qui existe au sein de laculture bangladaise. Le Bangladesh n’est pas trèsgrand, mais, si l’on y regarde de plus près, on serend compte qu’il est riche de millions de nuancesculturelles exprimées par le peuple aux quatrecoins du pays. Il est véritablement surprenant denoter que chaque district a son propre dialecte etque la prononciation de chaque mot du diction-naire est complètement différente de l’un à l’autre.Ainsi, le bhawaiya du Nord et le bhatiyali du Sudsont deux styles de musique qui cohabitent à mer-veille au Bangladesh. De la même manière, leschansons bauls de Lalon Shah, originaire d’un dis-trict du Centre-Ouest, parcourent le pays trèsrapidement et se mêlent à de nombreuses formesde musique traditionnelle populaire. Le jatra estl’une des plus anciennes formes d’art dramatique,il a longtemps dominé notre région et reste trèspopulaire dans les villes comme dans les zonesrurales du pays. Les divers styles de poèmes nar-ratifs participent aussi à cette diversité, car ilssont tous spécifiques d’un coin rural du Bangladesh.

Après ce bref examen du paysage culturel ban-gladais, nous pouvons voir que notre territoire estle théâtre de pratiques artistiques très variées, àla fois en forme et en contenu. Ce pays minusculeà la population enthousiaste aime associer lescultures extérieures auxquelles il est exposé à sespropres expressions artistiques afin de présenterau monde une nouvelle vague culturelle qui œuvrepour la tolérance et l’assimilation. Comme l’a écritnotre grand poète Rabindranath Tagore, “vousdonnerez et vous recevrez” pour la plus grandegloire de l’humanité.

Aly Zaker

—Forum Dacca

’assassinat d’Ahmed Rajib Haider, blogueuret militant du mouvement Shahbag, le15 février dernier, a ouvert une boîte dePandore qui a pour nom l’athéisme. Mêmesi les revendications du mouvement Shahbag[ justice pour les crimes de guerre de 1971

et, plus récemment, interdiction du parti isla-miste Jamaat-e-Islami] n’ont qu’un rapport loin-tain avec l’athéisme, celui-ci est entré dans ledébat public, devenant l’ennemi à abattre. Dujour au lendemain, une doctrine qui était restéerelativement dans l’angle mort de notre sociétéest apparue au grand jour et semble se retrou-ver sans alliés.

Les militants de la place Shahbag ont eu tôtfait de se défendre des accusations d’athéisme,et ce faisant ont pris leurs distances par rapportà Rajib. Certains ont brandi des affiches rappelant

dossier Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

Intégrisme athée contrefondamentalisme musulmanLe mouvement Shahbag, mené par des laïques, a attisé la rivalité entre islamistes et athées.Révélant un manque d’ouverture criant dans un pays pourtant si fier de sa diversité, déplore cette éditorialiste.

FORUMLes deux articles de ce dossiersont issus de la revue Forumqui vient de publier son derniernuméro.� Lire aussi p. 36 notrerubrique La source de la semaine.

SOURCE

En 1947, les Britanniques quittent le sous-continentindien. L’Inde devient alors indépendante et le Pakistan,avec une partie occidentale et une partie orientaledistantes de 1 600 kilomètres, voit le jour. Le Pakistanoriental, souffrant du joug politique, économique et culturel du Pakistan occidental, fait scission en 1971 et prend le nom de Bangladesh. De nombreux crimes de guerre contre la population civile sont alors commispar les militaires pakistanais et leurs alliés islamistes. En 2008, le gouvernement du Bangladesh nomme un tribunal pour juger ces crimes. Les premiers verdictssont tombés en février. Depuis, des manifestants réunisplace Shahbag demandent l’interdiction du partiislamiste Jamaat-e-Islami et l’application du principeconstitutionnel de laïcité. Certains blogueurs, comme Ahmed Rajid Haider, ouvertement athées, se sont déchaînés contre l’islam. Islamistes et laïques se sont alors opposés de plus en plus violemment.

Contexte

L

↓ A Dacca, le 13 février, des manifestants réclament la pendaison pour le chef du parti Jamaat-e-Islami, reconnucoupable d’assassinat et de viol lors de la guerre de 1971. Il a depuis été condamné à mort. Photo : Munem Wasif/Agence VU

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qu’ils étaient de bons musulmans et que de nom-breux musulmans pieux, y compris des femmesportant le hidjab, faisaient partie du mouvement.Entre-temps, le Bangladesh National Party [BNP,parti conservateur dans l’opposition depuis 2009]et le Jamaat ont découvert dans l’athéisme affi-ché de Rajib une arme parfaite pour fustiger l’iden-tité et les objectifs du mouvement. S’ils pouvaientmontrer au reste du pays que les militants de laplace Shahbag étaient des athées et qu’il s’agis-sait d’un mouvement anti-islam, ils pourraientdiscréditer l’ensemble du mouvement.

Nos mouvements nationalistes nés dans lesannées 1950 ont toujours reconnu et inclus lesadeptes d’autres religions. Nos slogans et nosaffiches ont toujours pris en compte nos frèreset nos sœurs non musulmans. L’une des affichesde la guerre de libération de 1971 mettait en avantcette diversité religieuse. Elle reconnaissait quel’identité bengalie n’est pas homogène et que desgens de religions très différentes coexistent ausein de cette identité. Dans le récent mouvementShahbag, l’existence d’autres identités a égale-ment été reconnue, une première pour un mou-vement national. Outre les slogans “Tumi ke ?Ami ke ? Bangali Bangali !” [Qui es-tu ? Qui suis-je ? Bengali, bengali ! Voir ci-contre notre rubriqueLe mot du Bangladesh], on a entendu aussi çà etlà des hymnes à diverses minorités ethniques.Bien entendu, tout cela n’est pas né de rien. Lesmilitants et écrivains indigènes ont dû manifes-ter leur présence en écrivant avec ferveur surdes blogs et dans les médias grand public, enscandant des slogans. La diversité paraît

acceptable tant qu’elle a un nom. Pour les mani-festants de la place Shahbag et dans notre psychépolitique, l’athéisme relève de la diversité sansnom et les athées sont les laissés-pour-comptede cette société.

L’athéisme, défini très sommairement, consistesimplement à ne pas croire en Dieu ou à ne seréclamer d’aucune religion. Toutefois, les athéessont souvent perçus comme étant antireligieux,une idée tout à fait fausse, récemment aggravéepar les textes qu’aurait publiés le blogueur Rajiben écho au mouvement Shahbag. S’en prendreaux religions relève non pas de l’athéisme, maisde l’intégrisme, de l’incitation à la haine, de laviolence. L’incitation à la haine est menée aunom de l’athéisme, tout comme elle l’est au nomde l’islam, du christianisme, de l’hindouismeou du bouddhisme. Elle n’a rien à voir avec lescroyances personnelles. Les militants du mou-vement Shahbag, qui se disent laïques et parfoisathées [comme certains blogueurs qui ont tenudes propos extrêmement violents contre l’is-lam], ainsi que les partisans du BNP, proches desislamistes, devraient aussi admettre que les gensont le droit de pratiquer – ou de ne pas prati-quer – une religion comme bon leur semble.

Laïcité. Par ailleurs, les groupes fondamenta-listes trouveront toujours menaçante la partici-pation spontanée des femmes [à des débatspublics]. Les partisans du BNP ont ainsi tentéde présenter la place Shahbag comme un “mau-vais lieu” où les femmes passaient la nuit et unepépinière de ce qu’ils considéraient comme desactivités illicites. Les arguments moraux et reli-gieux sont la meilleure arme des antilaïques. Etles partisans du mouvement Shahbag et d’autresmilitants prolaïcité feraient bien de ne pas tomberdans ces pièges habituels. Comme l’a souligné[l’intellectuelle féministe bengalie] Gayatri Spivaklors d’un récent entretien, “la religion est un for-midable outil de mobilisation politique”.

Notre structure politique et sociale n’a jamaiscessé d’être aux prises avec la laïcité. Censéeêtre l’un des quatre piliers de la Constitution,celle-ci n’a jamais été mise en pratique par aucunde nos partis politiques, encore moins par l’ac-tuel gouvernement, qui s’est pourtant toujoursdéclaré laïque et doit beaucoup aux voix descommunautés non musulmanes et non benga-lies. Le 15e amendement de la Constitution n’estguère laïque par nature. Il définit l’islam commereligion d’Etat, ce qui revient à faire des adeptesd’autres religions des citoyens de seconde zone.Il instaure un cadre juridique au sein duquel leslois deviennent discriminatoires envers lesfemmes et les fidèles d’autres religions. La posi-tion de l’Etat vis-à-vis des religions doit consis-ter à faire en sorte que la législation ne soit pasadoptée sur une base religieuse, et cette nou-velle démarche doit venir du sommet, de laConstitution.

Les partis politiques ont toujours exploité lareligion, ou son absence, à des fins purementpolitiques, et ce sont les hindous et les boud-dhistes qui en ont subi les conséquences récem-ment encore [en septembre 2012]. Avant mêmeque les verdicts de l’International Crimes Tribunal[ICT, Tribunal sur les crimes internationaux, quistatue sur les crimes de la guerre de 1971] aientété rendus publics, avant même l’apparition dumouvement Shahbag, les attaques politiquescontre d’autres communautés religieuses ont étémenées en toute impunité. Pour un pays qui seproclame laïque et attaché à sa diversité, noussommes sacrément intolérants.

—Hana Shams Ahmed

Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013 L’AUTRE VISAGE DU BANGLADESH.

Le Bangladesh, ce pays dont le nomveut dire “le pays du Bengale”, cherchedepuis sa naissance dans un bain de

sang, en 1971, à se réconcilier avec son his-toire. Sa langue, le bengali, est liée à l’an-cienne région du Bengale, aujourd’hui partagéeentre le Bangladesh et l’Inde. Elle est objetde fierté, dotée d’une histoire littéraire etculturelle d’exception. C’est la langue dupoète et Prix Nobel Rabindranath Tagore etdu célèbre cinéaste Satyajit Ray, par exemple.Le bengali est connu pour être une languecaressante, chantante pour l’oreille et cha-touillante pour la langue, qui doit à peineeffleurer le palais pour transformer les s ench et arrondir les a en o.

Mais cette langue, si douce soit-elle, nesuffit pas à guérir les blessures profondesd’un peuple meurtri. Car, si elle unit l’im-mense majorité des Bangladais, bien d’autreschoses les divisent. En plus des hindous etdes musulmans, il y a les différents groupesethniques indigènes avec leurs dialectes etleurs croyances propres, dont les boud-dhistes, pour ne pas parler des moderneslaïques, et même, plus rarement, des athées.Il y a la grande pauvreté d’une populationextrêmement vulnérable aux caprices météo-rologiques, notamment aux inondationset aux cyclones qui s’abattent régulière-ment sur ce pays, dont 80 % du territoires’élève à peine au-dessus du niveau de lamer. Et puis il y a ce fléau de la mondiali-sation qu’est la production textile à trèsbas prix. Elle est à la fois un salut, car ellefournit du travail à ceux (et surtout à celles)qui autrement n’en auraient pas, et unesorte d’esclavage moderne, qui condamnecette main-d’œuvre à des conditions detravail parfois mortelles.

Toutes ces épreuves ont, semble-t-il, eupour conséquence positive d’unifier lepeuple. Le cri des manifestants qui deman-dent justice pour les criminels de 1971 prendmaintenant une nouvelle signification. Ilsscandent : “Tumi ke ? Ami ke ? Bangali,Bangali !”, “Qui es-tu ? Qui suis-je ? Bengali,bengali !” On pourrait peut-être mêmerépondre maintenant : nous sommes tousdes Bangladais !

—Mira KamdarCalligraphie d’Abdollah Kiaie

“Ami ke” ?Qui suis-je ?

LE MOTDU BANGLADESH

CHEIKHMUJIBURRAHMAN

Nationalistebengali opposé à lasuprématie du Pakistanoccidental sur le Pakistanoriental, il fut la figurecentrale du mouvementindépendantiste auBangladesh. Premierprésident du pays avantd’occuper la fonction dePremier ministre, il meurtassassiné en 1975.

CHEIKHHASINAFille du“père de lanation”, CheikhMujibur Rahman, elle dirige l’Awami League(Parti du peuple), partiattaché à la justicesociale et à la séparationentre religion et sphèrepublique. Depuis 2009,elle est Premier ministre,fonction qu’elle a déjàoccupée de 1996 à 2001.

KHALEDAZIAVeuve d’un ancienprésident etfarouche opposante à Cheikh Hasina, elle a dirigé le pays pendantdix ans, de 1991 à 1996puis de 2001 à 2006. Son parti, le BangladeshNationalist Party (Parti nationaliste du Bangladesh), est conservateur etproche des islamistes.

AHMAD SHAFIDirigeant du mouvementHefajat-e-Islam(Protection de l’islam),groupe islamiste violentcréé en 2010 en réactionà des mesures favorisantla laïcité prises par le gouvernement. L’année suivante, il a été particulièrementactif contre la politiqued’égalité hommes-femmes. Il demande à présent que lemouvement de la placeShahbag soit réprimé et qualifie d’“athées”tous les manifestants.

Portraits

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—The Wall Street Journal New York

Comme tout cultivateur, Elliott Klugsait qu’il y a des hauts et des bas dansce métier. Mais son travail exige des

efforts particulièrement rigoureux : il doitrécolter chaque semaine pour assurer la régu-larité de la production et travailler exclusi-vement en intérieur. Et, même si c’est untuyau que vous ne trouverez pas dansl’Almanach du fermier, ses employés sontconvaincus que diffuser à plein volume duGrateful Dead [groupe culte de rock psy-chédélique dans les années 1970] stimule laproductivité des plantes. “Avant, on était lesméchants ; on est toujours les méchants, maison paie des impôts”, résume Elliott Klug. Cetentrepreneur de 36 ans dirige Pink HouseBlooms, une entreprise de 70 personnes quiproduit de la marijuana et la vend à des clientsdisposant d’une ordonnance.

Dans tous les Etats-Unis, la culture com-merciale de l’herbe se banalise rapidement.Dix-huit Etats, ainsi que le District ofColumbia, ont approuvé l’usage et la pro-duction de marijuana à des fins médicaleset, parmi ces Etats, deux – le Colorado etl’Etat de Washington – en autorisent aussila consommation récréative. On estime que2 000 à 4 000 sociétés en produisent aujour-d’hui à des fins légales, pour un chiffre d’af-faires compris entre 1,2 et 1,3 milliard dedollars [900 millions à 1 milliard d’euros],selon le Medical Marijuana Business Daily,une publication profes-sionnelle.

Faire des bénéfices serévèle toutefois plus diffi-cile que prévu. Lorsqu’elleest cultivée et vendue léga-lement, la marijuana peutêtre coûteuse à produire,avec des frais de démarrageélevés, d’énormes problèmes logistiques etun cadre réglementaire dont un cultivateurde betteraves n’a tout simplement pas idée.Dans le Colorado, par exemple, la vie privée

des dirigeants de ces entreprises est passéeau crible – il leur faut même déclarer

leurs tatouages – et des camérasdoivent être installées dans

chaque pièce où poussent lesplantes (Elliott Klug a dû

en installer quarante-huit). Enfin, tout finan-cement bancaire esthors de question : leslois fédérales ne recon-naissent pas l’existencede ces sociétés, et les

agents fédéraux effec-tuent parfois des des-

centes chez descultivateurs, même dans

les Etats où leur activitéest légale.

Cannabis Cup. Pourtant,les cultivateurs d’herbe sont

en train de sortir du bois – ouplutôt des sous-sols où ils fai-

saient naguère pousser leurmarijuana –, bien résolus à vivre de leur acti-vité. Certains sont installés dans le Colorado,qui a accueilli [le 20 avril à Denver] la toute

première Cannabis Cup jamais organiséeaux Etats-Unis par le magazine High Times[spécialisé dans le cannabis]. [A l’issue dece festival, qui existe dans plusieurs pays,la meilleure variété de l’année est récom-pensée.] A partir de janvier 2014, dans leColorado, toute personne âgée d’au moins21 ans pourra légalement acheter de la mari-juana auprès de détaillants, ce qui devraitélargir considérablement un marché aujour-d’hui limité à 110 000 patients disposantd’une prescription. Selon le MedicalMarijuana Business Daily, les ventes danscet Etat devraient tripler en 2014, pouratteindre 700 millions de dollars [534 mil-lions d’euros].

Cette croissance potentielle a changé lasituation pour Elliott Klug. Il y a quatre ans,cet homme, qui porte une moustache tom-bante et arbore un tatouage de dragon enrouléautour du bras, cultivait une quarantaine depieds dans son sous-sol, activité qu’il menaitparallèlement à son emploi dans une sociétéde capital-investissement. Sa productionétait destinée à tout titulaire d’une ordon-nance, dont lui-même : il consomme du can-nabis pour apaiser les douleurs causées parune intolérance au gluten.

Hip-hop. Aujourd’hui, Pink House Bloomsgénère 3 millions de dollars de chiffre d’affaires[2,3  millions d’euros] par an, grâce à2 000 pieds cultivés dans un entrepôt situédans une zone industrielle de Denver. Despochoirs de feuilles de marijuana et un poster

de Pink Floyd ornent les murs.L’odeur des plantes en pot, quioccupent pratiquement toutela surface disponible, y comprisdans les couloirs, imprègne l’at-mosphère. Des employés pré-lèvent soigneusement feuilleset sommités sur fond de hip-hop diffusé par des haut-par-

leurs. La cueillette est ensuite stockée dansune chambre forte aux murs renforcés deplaques d’acier de plus de 2 centimètresd’épaisseur.

Pour développer son affaire, Elliott Kluga investi plus de 3 millions de dollars, unesomme pour partie empruntée à sa famille.Pink House Blooms est rentable, dit-il, maisles frais d’exploitation sont tels – la factured’électricité se monte à 14 000 dollars parmois – qu’il ne peut toujours pas rembour-ser. Si produire de la marijuana à une échelleindustrielle est “excitant et enthousiasmant”,c’est aussi “d’une certaine manière terrifiant”,admet-il.

L’un de ses concurrents, La Conte’s CloneBar & Dispensary, a formé un partenariatavec un autre producteur de marijuana afinde partager les coûts. L’année dernière, lasociété a dégagé une marge de 6 % seule-ment sur des recettes de 4,2 millions dedollars – un niveau cependant acceptable,estime Jeremy Heidl, le directeur financier,compte tenu des risques juridiques et finan-ciers. L’entreprise s’est diversifiée et vendtout une gamme de produits, des inhala-teurs sans fumée aux baumes corporels, enpassant par les biscuits au cannabis.“L’économie du cannabis n’est vraiment pasfacile”, reconnaît-il.

L’un des principaux facteurs qui limitentla rentabilité est la quantité de main-d’œuvre

Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

trans-versales.

économieEconomie........32Sciences........34Médias..........36Signaux.........37

REPORTAGE

→ “Dépénalisé”.Dessin de Tiounine, paru dans Kommersant,Moscou.

ProfessioncannabiculteurEtats-Unis. Produire légalement de la marijuana n’est pas de tout repos. Il faut faire face à des investissements importants, des coûts salariaux élevés et des réglementations tatillonnes.

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nécessaire. Les salaires peuvent représen-ter jusqu’au tiers des coûts de production,souligne Jason Katz, directeur général deLocal Product of Colorado. La gestion dupersonnel est également délicate : dans cesecteur, beaucoup ont appris leur métierdans la clandestinité. Son entreprise a tra-vaillé successivement avec six cultivateursen trois ans avant de trouver le bon. “Cesgens ne sont pas habitués à faire partie de lasociété normale”, observe-t-il.

Par ailleurs, le renforcement de la concur-rence et l’augmentation de l’offre ont faitchuter les prix. A Denver, le prix d’une livrede marijuana de qualité supérieure est passéde 2 900 dollars en avril 2011 à 2 400 dollarsen avril 2012, puis à 2 000 dollars [1 525 euros]cette année, selon Roberto’s MMJ List, unservice en ligne qui met en relation les gros-sistes et les acheteurs. A l’apogée de lademande estivale en 2011, une livre pouvaitse vendre 3 900 dollars.

Il est toutefois possible de tirer son épingledu jeu, assurent les spécialistes. Certainsproducteurs réalisent des marges à deuxchiffres en se concentrant sur le prix et passeulement sur la qualité, observe ainsi RobertoLopesino Seidita, un consultant qui gère laliste des prix pour le secteur. Ils parviennentà produire à bas coût de grandes quantitésd’herbe qu’ils proposent à des prix imbat-tables, attirant ainsi plusieurs centainesd’acheteurs chaque jour. “Ils gèrent leur acti-vité comme un supermarché Walmart”, commente-t-il.

Concurrence mexicaine. De leur côté,les cultivateurs clandestins produisent depuisdes décennies de grandes quantités de mari-juana, souvent de façon très rentable. Laplus grande partie de l’herbe consomméeaux Etats-Unis est cultivée en plein air auMexique par des ouvriers mal payés, ce quine nécessite ni éclairage artificiel ni air condi-tionné, remarque Jonathan Caulkins, un pro-fesseur de la Carnegie Mellon University quiétudie la légalisation de la marijuana. Et leprix de l’herbe vendue dans la rue, là où lecommerce légal n’existe pas, est générale-

ment plus élevé que sur les marchés régle-mentés. Toni Savage Fox, qui était à la têted’une entreprise paysagiste avant de se recon-vertir dans la marijuana et de créer 3-D Denver’s Discreet Dispensary, ne bénéficiepas de ces avantages. Comme les autres cul-tivateurs légaux, elle doit simuler l’été dansses hangars à l’aide de puissants systèmesd’éclairage qui restent allumés jusqu’à dix-huit heures par jour. Il faut ensuite placerles plants dans un environnement moinslumineux afin de stimuler la floraison et laformation de trichomes, ces minusculesglandes à résine ressemblant à des anémonesde mer qui sont dispersées à la surface desbourgeons, feuilles et sommités. C’est là quese concentre le delta-9-tetrahydrocannabi-nol, ou THC, le principe actif du cannabis.

Des acariens comme les tétranyques oudes champignons comme l’oïdium peuventfaire des dégâts considérables. Une simpleerreur lors de la plantation peut égalementcondamner une récolte ou diminuer sa qua-lité et sa valeur. Toni Savage Fox a ainsi perduune centaine de plants l’année dernière, lors-qu’une technique destinée à booster la pro-duction a tourné à l’échec. Elle avait seméune centaine de graines au lieu de partir deboutures de plants femelles, qu’on utilisehabituellement pour empêcher la pollinisa-tion. Mais elle a oublié de détruire un jeuneplant mâle, qui a fertilisé tous les autresplants de la pièce. Les fleurs ont donné desgraines et les plantes sont devenues inven-dables. Sur ce marché, les clients deman-dent en effet à examiner les produits à laloupe. “Quand vous avez affaire à une plantevivante, beaucoup de variables peuvent poserproblème”, souligne la cultivatrice, qui a perdu40 000 dollars [30 500 euros] dans l’his-toire. “Nous devons encore améliorer nos espacesde culture.”

Toni Savage Fox, qui porte une feuille demarijuana en or en guise de broche, chercheun investisseur prêt à injecter 150 000 dol-lars dans son entreprise. L’objectif : aug-menter la production pour faire face à lahausse de la demande qu’elle prévoit pourl’année prochaine. Elle a déjà investi, sur sespropres deniers, plus de 500 000 dollarspour transformer une salle des fêtes déla-brée en une usine à marijuana, mais cela n’apas suffi pour mettre en place une ligne deproduction fiable, explique-t-elle. Installerdes espaces de culture coûte au moins 100 dol-lars [77 euros] le mètre carré – et souventle double, selon les spécialistes du secteur.

Contrefaçons. Les cultivateurs sont enoutre confrontés à des casse-tête juridiques.Après qu’une variété de marijuana bapti-sée Bio-Diesel eut remporté un concoursde qualité, en 2009, différents dispensairesde Denver ont commercialisé de l’herbesous cette appellation, explique Ean Seeb,propriétaire de Denver Relief, l’entreprisequi produit la variété primée. Ses concur-rents la vendent à un tarif inférieur à celuiqu’il pratique, mais il n’a aucun recours :le Bureau américain des brevets et desmarques refuse d’enregistrer les produitsliés au cannabis.

Si copier un nom est relativement aisé,il est bien plus difficile d’obtenir les meilleuresvariétés d’herbe. Il y a autant de chancesde voir une graine produire une plante detrès bonne qualité que de gagner au loto,souligne Elliott Klug, de Pink House Blooms.Comme il est illégal de faire venir des bou-tures d’un autre Etat, son entreprise a acquisune partie de la centaine de variétés qu’ellecultive auprès d’un producteur local, CharlesBlackton, alias The Lemon Man [“M. Citron”,en référence à la saveur d’une célèbre variétéqu’il a mise au point], six fois vainqueur dela Cannabis Cup d’Amsterdam.

Pour se constituer une clientèle, pour-suit Elliott Klug, il est essentiel de pro-poser un assortiment de variétés de saveursdifférentes, à des prix différents. Dans lesvitrines en bois et en métal de l’une de sesboutiques, il présente des variétés haut degamme comme la Phantom OG à 70 dol-lars [53 euros] les 7 grammes, mais ausside la Andy’s Blue Dream à seulement 50 dol-lars [38 euros]. Mais un bon marketing nesuffit pas. Il s’efforce donc en permanenced’améliorer la qualité de ses produits. Aulieu de sous-traiter la manucure, c’est-à-dire le travail consistant à enlever lesfeuilles après la récolte, Pink House Bloomsa formé certains de ses salariés à cettetâche, rémunérée au moins 11 dollars[8,50 euros] l’heure. (Elliott Klug entre-tient également la satisfaction de sesemployés en leur vendant la marijuana àprix coûtant, sous réserve qu’ils disposentd’une ordonnance.) Le producteur a tou-tefois un problème : il n’arrive pas à sefournir en terre de qualité au tarif de gros.Il l’achète pratiquement au prix de détailà un fournisseur qui, en outre, refuse dela livrer – parce qu’il ne veut pas être asso-cié à un producteur de marijuana.

Son conseil à tous ceux qui voudraientdevenir riches en vendant légalement del’herbe : “Démarrez avec beaucoup d’argent.”

—Ana Campoy

TRANSVERSALES.Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

COLORADO

OREGON

MONTANA

WASHINGTON

CALIFORNIE

NEVADA

ARIZONANOUVEAU-MEXIQUE

IOWA

MICHIGAN

ILLINOIS

KENTUCKY

PA

NEW YORK

MAINE

VT

DE

NJ

CORI

MANH

WV

MISSOURI

ALABAMA

FLORIDE

ALASKA

HAWAII

CO ConnecticutDE DelawareMA MassachusettsNH New Hampshire

NJ New JerseyPA PennsylvanieRI Rhode IslandVT VermontWV Virginie Occidentale

Etats ayant légalisé la marijuana Etats prévoyant de légaliser la marijuanapour un usage médical uniquementpour un usage médical et récréatif

projet de loi existant(usage médical et/ou récréatif)

La législation sur le cannabis

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Chez Facebook,on frissonne—The Guardian Londres

La sortie de Lean In [que l’onpeut traduire par “Affirmez-vous”], écrit par la directrice

générale de Facebook, Sheryl Sandberg,s’accompagne d’un déferlement pro-motionnel duquel émerge une imagefascinante de la vie dans son entre-prise. Slogans stimulants, horairesatypiques, restauration gratuite vingt-quatre heures sur vingt-quatre et septjours sur sept, peut-être pour mieuxarrimer les salariés à leur bureau. C’estce que l’on apprend à la lecture d’unentretien publié début mars par TheTimes, dans lequel la chroniqueuseJanice Turner se demande égalementpourquoi Sheryl Sandberg et MarkZuckerberg, son patron, gardent tou-jours une veste sur le dossier de leurfauteuil. La réponse, c’est qu’il le fautpour résister au froid, car Zuckerberga fixé la température à 15 °C dans lasalle de réunion.

Est-ce une façon d’économiser lechauffage ? Il est plus probable quel’objectif est de maximiser la produc-tivité des salariés en les maintenanten état d’alerte. Est-ce une idée brillanteou une totale aberration ?

Les faits nous incitent à pencherpour la deuxième option. Au Royaume-Uni, l’Institut pour les ingénieurs entechnique du bâtiment préconise unetempérature de 20 °C dans lesbureaux. Et selon diverses publica-tions, c’est encore inférieur au niveauassurant une productivité optimale.C’est dans des locaux chauffés à 22 °Cque le personnel serait le plus per-formant, selon une étude publiée en2006 par l’université technologiqued’Helsinki. En 2004, une étude del’université Cornell de New York avaitfixé la température idéale à 25 °C :les employés étudiés utilisaient alorsleur clavier 100 % du temps, avec untaux d’erreur de 10 %, alors qu’à 20 °C,ils ne tapaient que 54 % du temps,avec un taux d’erreur de 25 %.

Au-delà de 25 °C, la productivitédiminue. La publication finlandaisemontre qu’au-dessus de 31 °C, lessalariés deviennent encore moinsproductifs qu’à 15 °C : s’il fait tropchaud ou trop froid, il faut dépenserde l’énergie pour réguler sa tempé-rature corporelle. On peut aussi deve-nir irritable : une enquête menée en2009 auprès de travailleurs améri-cains a relevé que 10 % d’entre euxs’étaient déjà disputés avec un col-lègue à propos de la température desbureaux. Zuckerberg ferait sans doutebien de faire chauffer les radiateurs.

—Kira Cochrane

LA VIE ENBOÎTE

“Certains producteurs de marijuana gèrent leur activité comme unsupermarché Walmart”

37

Page 38: Courrier International du 23 mai 2013

TRANSVERSALES

—The Guardian (extraits) Londres

L’extraction de gaz de schiste sousla Grande Barrière de corail risquefort d’être interdite par le gouver-

nement fédéral travailliste australien.L’impact environnemental de l’industriepétrolière et gazière, qui connaît un fortdéveloppement sur le littoral à proximitédu récif, est en effet au cœur des tensionsentre les différents acteurs politiques.

En février, le gouvernement conserva-teur de l’Etat du Queensland a levé unmoratoire empêchant l’exploitation minièredans la plupart des zones situées le longde la côte pour permettre aux entreprisesd’évaluer si l’essor que connaît actuelle-ment l’industrie américaine du gaz deschiste pourrait être reproduit en Australie.

La société Queensland Energy Resources(QER) concrétise actuellement ses pro-jets de mine de schiste à ciel ouvert etd’usine de transformation près deGladstone. Elle devra aussi décider cequ’elle compte faire des vastes zones surlesquelles elle détient des droits minierset dont le sous-sol contient jusqu’à 8 mil-liards de barils de pétrole de schiste récu-pérable, sur les 22 milliards estimés dansl’ensemble du Queensland.

Selon les Verts australiens, la levée dumoratoire est du “vandalisme environ-nemental” . Le Premier ministre duQueensland, Campbell Newman, a rétor-qué que l’essor de l’industrie créerait desemplois, permettrait à l’Etat d’empocherdes redevances et serait dès lors une“victoire” pour le Queensland.

Mais, selon une note du ministère fédé-ral de l’Environnement adressée à sonministre, Tony Burke, et dont a eu connais-sance l’édition australienne du Guardian,le gouvernement fédéral aurait la possi-bilité d’utiliser ses pouvoirs en matière degestion des sites du patrimoine mondialpour empêcher l’exploitation éventuellede ressources situées sous le récif. La noteindique que certains gisements se trou-vent “à proximité ou sous la zone de la GrandeBarrière, inscrite au patrimoine mondial del’Unesco”, et que toute exploration effec-tuée sous le récif – même pour des gise-ments situés en profondeur, auxquels onaccéderait horizontalement depuis l’ex-térieur de la zone protégée – serait “incom-patible avec les principes de gestion des sitesinscrits au patrimoine mondial”.

2 600 km de récif. “Les principes del’Unesco concernant l’extraction minièresont parfaitement clairs, a expliquéTony Burke au Guardian. L’extraction deminerai ou de pétrole sous la Grande Barrièrede corail est interdite. C’est aussi simpleque ça.” Les processus d’approbationenvironnementale risquent d’être l’undes grands enjeux des élections fédéralesdu 14 septembre, pour lesquelles le Partitravailliste est donné perdant par lessondages.

Lors de sa prochaine réunion, qui setiendra du 16 au 27 juin au Cambodge, leComité du patrimoine mondial de l’Unescodécidera de placer ou non les 2 600 kilo-mètres de récif de la Grande Barrière decorail sur la liste des sites en danger. L’essor

Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

Maya le droneLes abeilles disparaissent ?Fabriquons-en, répondent des scientifques polonais.

— Metro (extraits) Varsovie

Les travaux les plus avancésdans le domaine des robotsabeilles sont menés par les

ingénieurs du Harvard MicroroboticsLab aux Etats-Unis. Leur microdroneRobobee vole comme un petit aviontéléguidé. Mais, pour l’instant, il nedistingue pas les fleurs de diffé-rentes espèces et ne sait pas com-ment collecter le pollen. Or ce sontdes questions à 265 milliards de dol-lars [205 milliards d’euros] : selon l’or-ganisation écologiste Greenpeace, c’estce que rapporte la pollinisation par lesabeilles dans le monde. Sans elles, laproduction de fruits et de légumes chu-terait et leur prix grimperait en flèche.

Les ingénieurs de la faculté de méca-nique, d’énergie et d’aviation (MEL)de l’école polytechnique de Varsovietravaillent sur un projet dans le plusgrand secret. “La majorité des circuitsde notre prototype de minidrone volantsont prêts. Les premiers essais sont prévuspour juillet-août. Nous travaillons sur unprogramme d’interprétation graphiquedu terrain et sur un système de visuali-sation et de contrôle aérien”, explique leDr Rafal Dalewski. “Le programme prin-cipal de l’appareil lui permet de fonc-tionner de manière autonome pour collecterdes données, les traiter, les stocker et lestransmettre à d’autres minidrones, pour-suit-il. Grâce aux systèmes de recon-naissance optique de ces robots, on établirades cartes pour identifier les cibles. Puisles minirobots entameront la pollini-sation.” Et si le vent est trop fort ?“L’appareil est équipé d’une minibrossette,un outil connu depuis l’Antiquité poureffectuer une pollinisation mécanique. Etdans un premier temps notre minidronetravaillera en serre. On élaborera plustard le programme qui prendra en consi-dération les variations du vent.”

“Au lieu de chercher à remédier auxconséquences de la disparition des abeilles,c’est aux causes de leur disparitionqu’il faut s’attaquer”, s’emporte JacekWinnicki, de Greenpeace Pologne. [Le29 avril, la Commission européenne aannoncé la suspension pour deux ansde l’utilisation de trois insecticidesimpliqués dans le déclin accéléré desinsectes pollinisateurs.]

—Michal Stangret

PLANÈTEROBOT

AUSTRALIE

Brisbane

Gladstone

Deltadu Fitzroy

AbbottPoint

Rockhampton

Bowen

QUEENSLAND

NLLE-GALLES-DU-SUD

OCÉANPACIFIQUE

500 km

COURRIER INTERNATIONAL

Grande Bar rière de corail

Sydney

ÉCOLOGIE

Grande Barrière de corail contre gaz de schisteConservation. L’Etat australien du Queensland connaît un énorme boom minier. Mais les sites protégés de la région devraient être épargnés.

↙ Dessin de Tiounineparu dans Kommersant,

Moscou.

HAR

VARD

UN

IVER

SITY

des industries du charbon et du gaz natu-rel liquéfié (GNL), et les travaux de dra-gage et de développement des ports destinésà l’exportation de ces ressources ont eneffet un impact environnemental impor-tant sur le site.

Comme l’a exigé le Comité du patri-moine mondial de l’Unesco, le gouverne-ment fédéral met en œuvre actuellementune “évaluation stratégique” de l’impact dudéveloppement économique sur le récif.Les processus d’approbation relatifsà la construction d’autres ports n’ontcependant pas été suspendus pendantcette période.

Dommages irréversibles. A l’approchede la réunion du Comité du patrimoinemondial et des élections de septembre, lesgroupes d’écologistes et de militants fontactivement campagne pour la protectionde la Grande Barrière de corail. Le navirede Greenpeace, Rainbow Warrior naviguedans la région, la Société australienne pourla conservation marine vient tout juste delancer une nouvelle campagne et le groupede pression GetUp! a recueilli plus de120 000 signatures pour demander auministre de l’Environnement, Tony Burke,de protéger le récif.

Les écologistes s’inquiètent non seule-ment de l’impact du développement por-tuaire, mais aussi de l’expansion massivede l’industrie du charbon : si tous les nou-veaux projets miniers dans la région seconcrétisent, la production de charbonfera plus que doubler en Australie. Ils sontégalement préoccupés par l’augmentationdes émissions de gaz à effet de serre liéeà l’exportation de ces ressources. Cettehausse risque en effet d’empêcher la com-munauté internationale de limiter leréchauffement climatique à 2 °C. Danstous les cas, les dommages causés au récifseront irréversibles.

—Lenore Taylor

38.

Page 39: Courrier International du 23 mai 2013

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Page 40: Courrier International du 23 mai 2013

—The Irish Times (extraits)Dublin

La première version connue du toutpremier site web doit bien existerquelque part, enregistrée sur un disque

dur hors d’âge. “Peut-être quelqu’un s’en sert-il comme d’un presse-papiers”, conjecture DanNoyes, responsable du web au sein du Groupecommunication du Cern [Organisation euro-péenne pour la recherche nucléaire], à lafrontière suisse. “Nous savons qu’un disquedur de 1990 a été envoyé pour une conférenceà Santa Clara, en Californie, et qu’il a disparu,commente-t-il. Idéalement, nous aimerionsremettre la main dessus. Nous cherchons les ver-sions les plus anciennes qu’on puisse obtenir.”

Dan Noyes fait partie de l’équipe qui essaiede reconstituer le site iti.ms/10ZgLiE, aveclequel le Britannique Tim Berners-Lee alancé la révolution du web. Sa mise en lignedate de 1991. Le projet, lancé début mai, doitcommémorer le vingtième anniversaire dela mise à disposition gratuite pour tous decette technologie par le Cern. Faute de cedisque préhistorique si convoité, Dan Noyeset ses collègues se sont servis de l’ordina-teur que Bernes-Lee utilisait à l’époque pourreconstruire le site tel qu’il existait en 1992,

version la plus ancienne qu’ils aient pu trou-ver. “Le premier site concernait le projet weblui-même ; il visait à encourager d’autres déve-loppeurs à créer eux-mêmes un site. Il était ‘auto-référentiel’. Il a erré comme ça, tout seul, pendantun bon moment.”

Reconstituer l’histoire du web est plusdifficile qu’on ne pourrait le croire. Le WorldWide Web contient peut-être la plus grandequantité d’informations sur l’Histoire, maissa mémoire n’en est pas moins défaillantedès qu’il s’agit de sa propre évolution. Il aimes’exprimer au présent, habillé dans un designdernier cri et oublieux de ses versions pré-cédentes. Il ne fait pas bon vieillir sur Internet.

Age des ténèbres. Reste que le lointainpassé numérique éveille un intérêt grandis-sant. Outre les projets en cours au Cern, ilexiste des sites plus ludiques, comme inter-netarchaeology.org. On y trouve “des vestigesde la culture Internet ancienne”, les pages webjoyeusement kitsch, les GIF, les jingles Midiet les animations qui occupaient les bureauxet les esprits dans les années 1990. Cettecollection comprend des communautés defans de science-fiction, des sites de cinglésobsédés par les invasions extraterrestres etquelques pionniers du porno en ligne.

La fragilité des contenus en ligne amènecertains philosophes du web à parler d’“âgedes ténèbres numérique”. Les esprits les pluschagrins craignent des catastrophes qui pour-raient détruire les connaissances numériquesd’un seul coup, et même les plus optimistesreconnaissent que, chaque fois qu’un siteweb disparaît et qu’une mise à jour est faite,tout un pan d’informations numériques estenglouti. Internet se recontextualise constam-ment. Des archives entières peuvent dispa-raître du jour au lendemain. Ainsi, peu aprèsla fermeture du Sunday Tribune, un journalpour lequel j’ai travaillé autrefois, ses impor-tantes archives sont parties en fumée.

Clichés. Brewster Kahle, spécialiste amé-ricain des sciences informatiques et biblio-thécaire numérique, a tenté de résoudre ceproblème en créant l’Internet Archive(archive.org). Cet organisme s’emploie, encollaboration avec la Bibliothèque du Congrèset la Smithsonian Institution, à numérisertoute la culture [numérique], ainsi qu’à “empê-cher Internet – un nouveau média d’une grandeimportance historique – et d’autres supportsd’information nés avec le numérique de dispa-raître dans le passé”.

Un rejeton de ce site, la Wayback Machine,permet d’accéder à des sites web archivés,dont beaucoup n’existent plus. “Ce servicepropose des pages web épuisées,explique BrewsterKahle. Nous essayons de prendre un cliché dechaque page de chaque site tous les deux mois.L’ensemble de la collection représente désormaisplus de 300 milliards de pages. Nous pensionsque ce serait comme la collection d’une biblio-thèque de recherche, mais c’est plus que ça…Environ 600 000 personnes utilisent ce servicequotidiennement.”

“La durée de vie moyenne d’une page web estde cent jours, avant qu’elle ne soit supprimée oumodifiée, poursuit-il. Autrement dit, le meilleurdu web n’est pas sur le web, il ne dure pas.” Etil ne faut pas prendre cela à la légère. “Internetest notre espace civique, c’est le miroir de nos ins-titutions et de ce que nous sommes, fait-il valoir.Nous passons de plus en plus de temps sur cesfichus écrans et nous y mettons une part gran-dissante de nous-mêmes. Or tout cela passe pardes serveurs qui appartiennent à des sociétés, etcelles-ci ne durent pas toujours dans le temps– ou, du moins, leurs projets sont éphémères.”

Pour l’heure, il est trop coûteux pour lesentreprises ou les individus de sauvegarderles anciennes incarnations de leurs sites web,et les organismes publics n’ont apparem-ment pas compris l’intérêt qu’il y avait à lefaire. “Peut-être qu’avec la baisse du prix dustockage [ce processus] finira par être automa-tisé, espère Dan Noyes. Mais je ne crois pasque les gens en prendront eux-mêmes l’initia-tive ; nous sommes trop paresseux.” Si vousvoulez être sûr de garder des traces, faitesdes sorties papier.

—Patrick Freyne

Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013TRANSVERSALES

MÉDIAS

Les aventuriers du web perduInternet héberge d’énormes quantités d’informations, mais il a trèsmauvaise mémoire. Des “archéologues” du web tentent de préserverson passé en voie d’effacement.

DONNEZ VOS

OREILLES À LA SCIENCELA VOIXEST

LIBREMATHIEU VIDARD

LA TÊTE AU CARRÉ

DU LUNDI AU VENDREDI DE 14H À 15H

“Forum”Le chant du cygne du mensuel bangladais de référence.

C’est l’histoire d’un mensuel néen 1969, deux ans avant le pays,pour porter les aspirations au

changement. Interdit par l’armée lorsde la guerre d’indépendance, en 1971,il reparaît en 2006, fidèle à sa ligne :scruter la vie politique, sociale et éco-nomique, être exigeant vis-à-vis detous les pouvoirs en place et ouvrirses pages aux analyses, reportages etopinions des grandes plumes bangla-daises et du monde entier.

“Nous disparaissons aujourd’hui,dans une période de grand changementporté à nouveau par le peuple, alors quecelui-ci doit être entendu”, écrit la rédac-trice en chef, Kajalie Shehreen Islam,en référence au mouvement de laplace Shahbag où des jeunes deman-dent, entre autres, justice pour lesvictimes des crimes contre l’huma-nité commis en 1971.

En guise de requiem pour le seulmensuel sérieux du pays, jugé insuffi-samment rentable, le blog collectifAlal o Dulal publie les réactions dejournalistes du sous-continent, atter-rés par la disparition de la publica-tion. Pour Laxmi Murthy, du magazinenépalais Himal, “Le format, écrit ouweb, est la prochaine bataille, mais lecontenu ne peut être sacrifié au nomd’un marché hypothétique.”

Lire pp. 28 à 31 deux articles de Forum

LA SOURCE DELA SEMAINE

FORUMDacca, BangladeshMensuelwww.thedailystar.net/beta2/magazine/forum

↙ Dessin de Tiounine paru dans Kommersant, Moscou.

40.

Page 41: Courrier International du 23 mai 2013

TRANSVERSALES.Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

DAVID MCCANDLESS. Graphiste et journaliste britannique, il est l’un des principaux contributeurs du datablog du Guardian.Il est considéré comme le pionnier du journalisme de données, qui combine les outils de traitement des données et l’infographie. La visualisation ci-dessus montre les différentes souches de grippe

susceptibles d’infecter l’être humain, ainsi que les animaux porteurs.Ces différents exemples de contamination interespèces ne doivent pas faire oublier que la grippe saisonnière humaine est à elle seule responsable de 250 000 à 500 000 décès par an dans le monde.DR

phoqueschevaux

H7N3H10N7

H4N5

H3N8

H7N7H3N3H7

porcs

chauves-souris

humains

H2N2

H7N9

H9N2H10N7

H1N1

H3N2H1N2

Influenza Types B & C

H17

H5N1

H13N2

H13N9

H3N3

H5N2

H5N3

H5N9

H6

H3

oiseaux H7N7

Mai 2013 – Une supposée souche mutante de virus aviaire est repérée près de Shanghai (Chine).Le taux de mortalité chez les humains reste inconnu, mais au 16 mai 130 personnes ont été infectées, parmi lesquelles 35 sont décédées.

Les porcs sont une source récurrente de pandémies grippales car ils peuvent être infectés par les virus aussi bien aviaires que porcins ou humains.

Dans le pire des cas, ils sont les vecteurs de nouvelles souches virales entre les oiseaux et les humains.

“Grippe aviaire” : la plus souvent citée dans les médias. Elle tue 60 % des personnes infectées. Aucun cas de transmission entre humains n’a été rapporté.

Souche de “grippe aviaire” moins connue, endémique parmi la volaille d’Eurasie. Rares cas humains.

Variante la plus courante de la “grippe porcine”. Similaire à la “grippe espagnole”, qui a tué 50 à 100 millions de personnes en 1918.

L’épidémie de 2009-2010 a fait

15 000 victimes dans le monde…

Cette variante a provoqué une pandémie de “grippe asiatique” en 1957, avant de disparaître chez les humains. Existe toujours chez les oiseaux.

Grippe qui ne touche que les humains. Moins dangereuse que les virus de type A. N’entraîne pas de pandémie.

La grippe de type A comporte les souches H et N (ex. : H1N1)

H = hémagglutinine (fixation à la surface des cellules)

N = neuraminidase (enzyme de surface)

Les textes grisés correspondent à un faible taux d’infection chez l’être humain.

La taille du texte est proportionnelle au taux de mortalité chez l’homme.

Grippes : qui contamine qui ?Pour certains virus, la barrière des espèces est loin d’être infranchissable.

signaux Chaque semaine, une page visuelle pour présenter

l’information autrement

L’auteur

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Page 42: Courrier International du 23 mai 2013

Grands chantiers :le trop-plein• Urbanisme ........

En 1453 tombaitConstantinople • Histoire .........

La balade de la merNoire • Voyage ...........

La vie des quartiers• Tendances ........

Orhan Pamuk, prophèteen Bulgarie • Littérature ......

3 60

MAGAZINE

TURQUIE

Istanbul

EUROPEEUROPE ASIEASIEEUROPE ASIE

MOYEN-MOYEN-ORIENTORIENTMOYEN-ORIENT

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Page 43: Courrier International du 23 mai 2013

ISTANBULSes mille et une vies

ADN

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Page 44: Courrier International du 23 mai 2013

360° Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

LE PHOTOGRAPHEAdnan Onur Acar est né en 1984 à Osmaniye, dans le sud-est de la Turquie. Il vit depuis 2002 à Istanbul, où il est photojournaliste. Il travaille notamment pour l’agence de photographiedocumentaire Nar Photos.

LE PROJETDans cette série, datée de mai 2013, le photographe a voulu montrer ce qu’est la circulation dans la mégapole de 15 millions d’habitants. Istanbuldraine tous les jours 2,5 millions de véhicules, à l’origine de centaines de kilomètres d’embouteillages. Les transports – publics ou individuels –rythment la vie quotidienne des Stambouliotes, qui perdent chaque jour en moyenne une heure sur la route. Ceux venant de grandebanlieue peuvent même passer quatre à cinq heures dans les transports… pour un seul trajet. PH

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44.

Page 45: Courrier International du 23 mai 2013

360°.

—Al-Mustaqbal (extraits) Beyrouth

Istanbul, c’est le sommet du tourisme et de l’ouver-ture. Son principal stratagème pour attraper les tou-ristes dans ses rets : les voyages organisés par des

tour-opérateurs et vendus en package à des prix plus qu’al-léchants. Mais je n’ai pas choisi la facilité. J’ai préféré louerun appartement dans un quartier ordinaire, un quartier dontj’apprendrai plus tard que ses habitants sont classés à gauchesur l’échiquier politique du pays.

Chaque jour, je sors comme si je vivais là depuis toujours.Au lieu de monter dans un bus qui m’emmènerait sur descircuits balisés, j’erre, je me perds, je retrouve mon chemin,puis me perds à nouveau, jusqu’à en oublier le nom du quar-tier où je réside. C’est un gros vapeur qui m’y ramène, accos-tant quasiment sous la fenêtre de “mon” appartement.

Ainsi je suis entrée dans la vie quotidienne de la ville, per-çant quelques-uns de ses secrets, même si j’en ignore pro-bablement encore la plupart. Mon logement domine unendroit stratégique, sur la mer de Marmara. Du balcon jepeux observer le trafic maritime entre les deux mers, laNoire et la Blanche [nom arabe de la Méditerranée]. D’énormesferrys touristiques, des navires de transport commercial etdes bâtiments militaires croisent par là, mais aussi de pluspetits tels que les bateaux-bus qui font la navette entre lesdeux Istanbul, l’européenne et l’asiatique, des catamaransultrarapides et des barques de pêcheurs.

Les habitants de mon quartier ont certainement l’habi-tude de voir des touristes de mon espèce. Néanmoins, quepeuvent-ils penser en voyant des étrangers s’implanter dujour au lendemain chez eux, faisant leurs courses chez leurépicier et prenant leur petit déjeuner dans leur café ? Je scruteleurs visages à la recherche d’une expression particulière,quelle qu’elle soit, ravie ou hostile. Or je n’y vois ni étonne-ment, ni surprise, ni même de la curiosité. Les passants, leschauffeurs de taxi, les habitants des immeubles alentour…partout le même constat. Ils ont l’air blasés pour tout ce quiconcerne leur ville, familiarisés avec toutes ses ruses, commeune femme qui ne prête plus attention aux compliments,dont elle se lasse ou même qu’elle ne peut plus supporter.

Je me promène en observant, les cinq sens en alerte, avecun appétit insatiable de découvertes. Si vous voulez voya-ger ainsi, au gré de vos envies, vous devez tout d’abordoublier vos escarpins à talons hauts. A Istanbul, ça monteet ça descend. Et parfois de manière si abrupte qu’on a peurde se retrouver directement en bas de la pente. Les chauffeursde taxi – qui considèrent que tout se trouve à vol d’oiseau –peuvent vous refuser une course en affirmant : “Vous n’avezpas besoin de taxi pour ça. C’est à cinq minutes à pied.”Evidemment,les cinq minutes s’avèrent être l’équivalent d’une demi-heure de marche. Mais c’est une demi-heure qui permet dedécouvrir de nouvelles choses, même quand vous êtes mortde fatigue et de faim.

Puisque je fais du “tourisme intelligent”, je vais à la sourcedu patrimoine et de l’artisanat turcs, c’est-à-dire au GrandBazar, ce bâtiment historique reposant sur des voûtes, avecses boutiques et ses échoppes. Cependant je n’y trouve pasvraiment les produits originaux que je cherchais, mais plutôtde la marchandise de fabrication chinoise, voire italienne.C’est d’autant plus amusant qu’au Liban le marché est envahi

de produits turcs. Quand j’ai l’imprudence d’en faire laremarque aux vendeurs, ceux-ci nient l’évidence de toutesleurs forces. J’essaie donc de faire amende honorable et demettre en valeur, gentiment, les objets qui font exception.Mais il faut se rendre à l’évidence : ils sont mal dégrossis,ces Turcs ! Car ils ne parlent aucune langue à part la leur,jusques et y compris sur les sites les plus touristiques, alorsque non seulement Istanbul est une destination de choixpour les voyageurs, mais qu’elle occupe aussi une positioncentrale et légendaire entre plusieurs aires géographiques.

Tous les peuples voisins de la Turquie ont probablementcontribué à la formation de la langue turque, qui s’écrit enlettres latines. Toutefois, un Arabe qui entre dans l’une desmosquées ouvertes aux touristes remarque d’emblée le nomdu Prophète et des quatre premiers califes calligraphié enlettres arabes sur les murs, quand il ne s’agit pas de souratesdu Coran ou de hadiths [faits et paroles attribués à Mahomet].Autrement dit, chaque Turc qui étudie la religion apprendégalement l’arabe, remisant sa superbe nationale, et se trouvecontraint de reconnaître à quel point celle-ci est probléma-tique. A l’extérieur des mosquées, il y a autre chose qui frappel’esprit. Ce sont les mots tels que techekkür et lütfen [qui veu-lent dire “merci” et “s’il vous plaît”], qui sont tout simple-ment des vocables arabes. On pourrait probablement y voirun motif de fierté pour les Arabes mais, si cela devait être lecas, cette fierté serait vaine, du genre de celle à laquelle seraccrochent les peuples qui n’ont rien d’autre à faire préva-loir que la gloire des générations passées.

Je me laisse gagner par l’amertume et un sentimentd’échec. Comment ce pays peut-il être si beau, si propreet si organisé, comparé au nôtre ? Tout fonctionne, sesroutes sont en bon état, ses bâtiments sont bien construits,son patrimoine protégé [les Turcs ne partagent pas néces-sairement cet avis, voir pages suivantes], ses moindres ruellesbien entretenues. Cette impression est plus forte encoreque toutes celles que j’ai eues jusque-là, plus prégnanteque les couleurs, senteurs et autres détails charmants quim’ont marquée.

Je ravale mon amertume et évite le sujet : pas envie degâcher ma bonne humeur. Mais je n’arrive pas à l’éviter tota-lement et de temps à autre, au détour d’une remarque quim’échappe, j’entrevois ma jalousie. Je finis par me résignerà dire qu’il y en a – les Turcs – qui ont de la chance, et qued’autres – nous-mêmes [les Libanais] – devons nous rési-gner à notre destin.

—Dalal Bizri

Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

En 2013, c’est la ville qu’il faut avoir visitée,la nouvelle destinationphare. Entre janvier et avril, la cité du Bosphore a accueilli 2,9 millions detouristes, soit 21 % de plusqu’en 2012 sur la mêmepériode. De quoi satisfaireles islamistes modérés au pouvoir qui, depuisbientôt vingt ans, ont fait de la ville leur vitrineculturelle et économique.Emporter l’organisationdes Jeux olympiques de 2020, en septembreprochain, serait pour euxune nouvelle victoire. La politique de grandstravaux qu’ils ont lancéeest à la mesure de ces ambitions, même si elle fait l’objet de nombreuses critiques. Tous les habitants ne se reconnaissent pas dans le Grand Istanbul quis’esquisse et sort de terre(pp. 42-44). A l’étranger,cette stratégie paie : riche du patrimoine del’ancienne Constantinople(pp. 45-46), de quartiersen constante mutationet d’une scène artistiqueen plein renouveau(pp. 48-49), Istanbul attire et intrigue, non plusseulement en Europe de l’Ouest, mais aussi au Moyen-Orient (ci-contre) et dans les Balkans (p. 50).

Ils en ont de la chance,les Stambouliotes !Les touristes arabes sont de plus en plus nombreux dans la ville. Cette journaliste libanaise a tenté le voyage. Elle en revient conquise… et un brin jalouse.

SUR NOTRE SITEcourrierinternational.com

“A Istanbul sur les traces de mesacteurs préférés”. Dans le monde arabe, la vogue des feuilletons turcs compte pourbeaucoup dans l’attrait exercé par la cité du Bosphore, constate le quotidien émirati The National.

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Page 46: Courrier International du 23 mai 2013

—Radikal (extraits) Istanbul

La Direction de l’évaluation des effetssur l’environnement [qui dépend duministère de l’Environnement et de

la Planification urbaine] vient de rendre sacopie. Elle a remis son rapport sur la construc-tion d’un troisième aéroport à Istanbul. Unprojet qui va ouvrir toute la partie nord dela ville à l’urbanisation. Selon ce rapport,80 % de la surface prévue pour ce troisièmeaéroport est actuellement couverte de forêts :plus de 2 millions d’arbres qui constituentun poumon pour la ville. Mais, pour libérerla place nécessaire, des centaines de mil-liers d’arbres vont être abattus ; 70 lacs etétangs ainsi que tout leur écosystème vontêtre perdus ; des dizaines d’espèces d’oi-seaux vont disparaître. Les rivières qui ali-mentent les barrages de Terkos et d’Alibey– les réservoirs d’eau potable d’Istanbul –vont désormais charrier de l’eau sale. Plusde 100 000 voitures et quelque 2 000 buset camions feront quotidiennement l’aller-retour vers cet aéroport. En résumé, celadébouchera sur une destruction irréversiblede la forêt et de l’écosystème local.

Jusque-là pourtant, tout s’est déroulé selonles normes en vigueur en Occident : un projeta été élaboré, le rapport sur l’évaluation deseffets environnementaux a été réalisé parun organisme indépendant et ses conclu-sions ont été rendues publiques. Dans n’im-porte quel pays civilisé, au vu des dommagesexceptionnels que ce projet fait peser surl’environnement, l’étape suivante aurait étéson annulation pure et simple. Sauf que, cheznous, ce rapport n’a eu aucun effet. Les pro-moteurs du projet s’étaient de toute façonbien gardés de signaler que cet aéroportdevait être construit à la place d’une forêt[et l’appel d’offres pour la construction del’aéroport a déjà été remporté, le 3 mai, parun consortium turc, avec une offre à 22 mil-liards d’euros].

Cet aéroport n’est qu’un élément du scé-nario prévu. Les terrains situés dans le nordd’Istanbul, qui sont majoritairement consti-tués de plans d’eau et de forêts, avaient jus-qu’à présent été préservés. On les croyait“intouchables”. Eux aussi sont pourtantmenacés par les projets – déjà approuvés –de construction d’un troisième pont sur leBosphore et de l’autoroute qui le desservira.

Il est difficile de mesurer précisémentl’ampleur des ravages à venir : le ministèrede l’Environnement et de la Planificationurbaine a fait adopter un règlement qui

dispense le projet de troisième pont de touteévaluation de l’impact environnemental ! Etpeu importe que les futurs chantiers n’aientpas l’air tout à fait légaux : ils sont en effetmenés sur les territoires des communes deSariyer [rive européenne] et de Beykoz [riveasiatique], déclarés zones protégées en 1995,statut qui a été renforcé en 1998.

Ces mesures-là de protection de l’envi-ronnement, finalement, sont peut-être leprojet le plus fou qui ait jamais été adopté àIstanbul. Il faut vraiment rendre hommageaux parlementaires et au ministre de laCulture de l’époque, qui avaient réussi à faireadopter une telle loi malgré la pression finan-cière. Ils ont ainsi accordé à Istanbul quinzeannées de sursis. Le maire d’Istanbul qui fitinscrire dans le plan de développement urbainde l’époque le principe garantissant que l’on

ne toucherait pas aux forêts du nord de laville n’était autre que… l’actuel Premierministre, Erdogan.

Ces forêts et ces zones humides du nordde la ville apportent à Istanbul ses particu-larités climatiques. Elles constituent un éco-système favorisant les précipitations et ledéveloppement de la végétation. Les ventsdu nord qui passent au-dessus de ces forêtsinsufflent une grande quantité d’oxygène àla ville. Tous les gouvernements veulent lais-ser une trace, mais, malheureusement, lenôtre restera dans l’Histoire comme celuiqui a vicié l’air, arrêté les pluies et enlevé descouleurs à Istanbul, l’une des plus bellesvilles du monde.

—Caglar Yurtseven** Professeur adjoint en économie à l’universitéBahcesehir, à Istanbul.

360°

urbanisme.

Palais deTopkapi

BasiliqueSainte-Sophie

Mosquée bleue

Gare de Sirkeci

GrandBazar

Parc EmirganGalerie Salt

MuséePanorama 1453

HôtelLes Ottomans

Garnisonde Taksim

V i e i l l e V i l l e

I S T A N B U L

E U R O P E

EUROPE

ASIE

A S I E

M E R D E M A R M A R A

C o r n e d’ o r

KUMKAPI

GALATA

KADIKÖY

Pont du métro

Troisième aéroport

Troisième pont

Grande Mosquée

Canal

Tunnel routiersous le Bosphore

Pont ferroviaire(projet Marmaray)

CIHANGIR

TARLABAŞI

BEYOGLU

FATIH

NISANTASI

ME R DEMA RMARA

Bosphore

M E RNOIRE

B o s p h o r e

Relier les deux continentsGrands projetsd’aménagement

1 km

COURRIER INTERNATIONAL

Grands chantiers: le trop-pleinAéroport, ponts, autoroute… Istanbul se modernise et s’étend au rythme de projets parfois démesurés. Au risque de déboussolercertains habitants et sans égard pour les conséquences écologiques.

46.

Page 47: Courrier International du 23 mai 2013

—Taraf Istanbul

Au début du XXe siècle, Kurbagalidere,qui était pour les habitants de Kadiköy[sur la rive asiatique] un lieu de

pique-nique au bord de l’eau, est devenuun emplacement pour les foires et les mar-chés. Puis un casino y a fait son apparition,ainsi que le premier local du club de foot-ball de Fenerbahçe [dont le nouveau stadese trouve désormais à proximité]. Cet endroits’est alors intégré dans la vie sociale d’Istanbul,que ce soit sous ce nom ou sous celui deKusdili Cayiri [qui signifie la “prairie du chantdes oiseaux”], appellation résultant de l’in-ventivité des vendeurs d’oiseaux qui s’yretrouvaient régulièrement. Ils réussirent àfaire en sorte que les grenouilles coassantdans la petite rivière juste à côté accordentleurs cris avec le chant des canaris et autrespassereaux qu’ils avaient en cage. Le “chant”

des grenouilles se mêlant à celui des oiseaux,l’endroit hérita de ce nouveau nom et devintun lieu important pour les Stambouliotes.

Toutefois, au cours des années 1980 et 1990,Kurbagalidere a pâti d’une urbanisation nonplanifiée qui s’est traduite par l’invasion dubéton. Si l’on excepte le marché de Kadiköy[l’un des plus grands de la ville, appelé SaliPazari, c’est-à-dire “marché du mardi”], l’en-droit a perdu une bonne partie de ses carac-téristiques historiques. Quant à la rivière quicoule à côté, elle est désormais plus répu-tée pour l’odeur insupportable qu’elle dégageque pour ses grenouilles chantant commedes oiseaux.

Mais Kusdili Cayiri est menacé par unecatastrophe encore bien plus grave : laconstruction d’un grand centre commercialà l’image de ceux qui ont déjà été érigés danspresque tous les beaux coins de la ville. Cesénormes centres commerciaux, véritables

360°.Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

MUSIQUE

verrues qui encerclent la ville, suscitent deplus en plus de dégoût chez les habitants.C’est à croire que ces mastodontes archi-tecturaux consacrés au commerce sont làpour punir la ville. Nous sommes par ailleursici dans le cadre d’un projet qui ne reposesur aucune base juridique.

En 1981, Kusdili Cayiri avait été déclarésite protégé par le Conseil supérieur desmonuments. En 1994, divers règlements ontété adoptés pour que l’on ne puisse porteratteinte à la spécificité de ce lieu particulier.Selon de nombreux experts, la municipalitédu Grand Istanbul a clairement commis undélit en proposant un appel d’offres pour unbien dont il n’existe pas de titre de propriété,qui est classé site naturel et historique et oùles seules constructions autorisées sont cellescensées préserver sa nature. Personne n’estdonc autorisé à y construire un centre com-mercial. Certes, il est difficile de le faire com-prendre à ceux qui considèrent que ladécouverte de vestiges d’un port romain àYenikapi [rive européenne] datant du IVe sièclede notre ère n’a pas grande importance [lePremier ministre Recep Tayyip Erdogan adéclaré peu apprécier que les travaux encours pour construire un tunnel sous la merde Marmara “soient retardés de quatre ans,tout cela pour quelques casseroles”], mais iln’est pas inutile de rappeler que, en plusd’être un lieu de promenade, Kusdili Cayiricache aussi dans son sous-sol les vestigesd’une histoire très ancienne.

En effet, la cité antique de Chalcédoines’étendait de Moda [quartier de Kadiköy]jusqu’au bord de Kurbagalidere. Les rem-parts qui entouraient la ville, célèbre pourson temple d’Apollon, s’étendaient tout aulong de l’actuel Kadiköy. La constructiond’un centre commercial sur un emplace-ment idéal pour procéder à des fouillesarchéologiques signifie qu’on sacrifie l’his-toire de la ville sur l’autel de produits insi-gnifiants que l’on peut trouver partoutailleurs. Depuis le jour où la décision demonter ce centre commercial a été prisepar le conseil municipal, la population deKadiköy est passée à l’action. Des pétitionsont été lancées, des signatures recueillieset des procès intentés. Il y a quelques joursà peine, les habitants ont organisé une mani-festation à Kusdili Cayiri. Les actions vontcontinuer, mais ceux qui ont décidé deconstruire cette horreur sont très puissantset ce centre commercial pourrait bien voirle jour. Dans ce cas, il ne nous restera riend’autre à faire que de maudire ces vandalesà la manière des païens : “Que la fureurd’Apollon s’abatte sur vous !”

—Ertan Altan

LE BASTION DE L’AKPNé à Istanbul en 1954, Recep TayyipErdogan, l’actuel Premier ministre, a été maire de la ville de 1994 à 1998. A l’époque, il appartient au partiislamiste Refah. En 2001, il fonde le Parti pour la justice et le développement (AKP, islamistemodéré). Et c’est en tant que chef de l’AKP qu’il remporte les législativesde 2002, 2007 et 2011, et prend la têtedu gouvernement turc. Depuis 1994, la mairie d’Istanbul est restée dans sa mouvance politique. L’actuelédile, Kadir Topbas, conseillaitErdogan entre 1994 et 1998.

DES AVIS PARTAGÉSAvec ses grands chantiers, l’AKP veut imprimer sa marque. La pressepro-islamiste n’hésite pas à exprimerses doutes. Comme devant la construction d’une mosquée de 15 000 mètres carrés, capabled’accueillir 30 000 personnes, sur la colline de Camlica. “Istanbul est déjà magnifique, avec toutes ses mosquées ottomanes. A quoi bon un édificesupplémentaire ?” s’interroge le journaliste Fehmi Koru, proched’Erdogan, dans le quotidien Star.

Non à l’épidémie decentres commerciauxSur la rive asiatique, les Stambouliotes se mobilisent contrel’ouverture d’un centre commercial à Kadiköy, une zone autrefoischampêtre et qui recèle des trésors archéologiques.

Politique

On enlève des couleurs à l’une des plus belles villesdu mondeL’histoire d’Istanbul est sacrifiée sur l’autel de produits insignifiants

↙ Le complexe résidentiel Mimar SinanParki, avec son centre d’affaires et sa mosquée, dans le nouveau quartierd’Atasehir, sur la rive asiatique. Photo Raphaël Fournier/Divergence

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Page 48: Courrier International du 23 mai 2013

Zoom

m’arrachait un sourire de bonheur. Le vieuxbâtiment majestueux, que j’associais auxcris des enfants et à ceux des mouettes, adisparu dans les flammes. [Tout comme]les yali, ces belles maisons de bois en bor-dure du Bosphore, ou encore ces bâtimentsd’Etat abritant plusieurs siècles d’archives…A Bakirköy [sur la rive européenne], lafameuse école Tas mektep [fondée en 1864par un urbaniste français, le comte Alléon]a brûlé en 2009. Le Hünkar kasri [petitpalais] attenant à la mosquée de Beyazit[où les sultans ottomans recevaient lesdoléances des citoyens après la prière duvendredi] est en cendres. Et je ne men-tionne même pas l’effroyable incendie qui,en 2010, a ravagé la gare de Haydarpacha[construite sur la rive asiatique, entre 1906et 1909, pour être le terminus de la ligneBagdad-Istanbul]. Si la structure du bâti-ment a pu être sauvée, les dégâts n’en ontpas moins été énormes. Il conviendrait enoutre d’ajouter à cette longue liste l’incen-die qui a endommagé fin décembre 2012 leGrand Bazar [le marché couvert].

Raviver la mémoire. Depuis si longtemps,tous sans exception, nous avons déployétant d’efforts pour enlaidir cette ville ! Sielle est encore si belle aujourd’hui, ce n’estcertainement pas grâce à nous, mais bienmalgré nous.

La mairie du Grand Istanbul devrait lancerune campagne de “valorisation de lamémoire” en indiquant, par exemple, quellepersonnalité politique, quel écrivain ou quelpoète a vécu dans telle rue ou tel immeuble.Tout cela pourrait être précisé au moyen

de petits écriteaux, à l’instar de ce qui sefait depuis longtemps dans les grandesmétropoles du monde.

Qui aime Istanbul ne peut rester les brascroisés. Ce n’est pas possible. Si l’on veutque la ville puisse renaître de ses cendres,il faut d’abord commencer par lui redon-ner sa mémoire.

—Elif Shafak

Un passéréinventéDepuis le coup d’Etat [militaire] du 12 septembre 1980, la Turquie a étésubmergée par une vague deconservatisme d’un nouveau genre.Celle-ci s’est d’abord distinguée parl’utilisation de l’islam pour contrer lesidées de gauche. Elle a ensuite évoluévers la “synthèse turco-islamique” quia caractérisé les années Ozal [Premierministre de 1983 à 1989 et président de la République de 1989 à 1993]. Le nationalisme turc s’est tournévers la construction d’un modèle“ottomaniste” entendant associerculture ottomane et république. Ce n’est ainsi pas tant l’histoireottomane qui est glorifiée qu’unehistoire turque sous un vernisottoman. Depuis les années 1990, unenostalgie pour la grandeur ottomaneet un penchant pour le kitsch sontvenus s’ajouter à ce courant. Le musée Panorama 1453 [ouvert en janvier 2009 et commémorant la prise de Constantinople par les Turcs] et l’hôtel Les Ottomans[établissement de luxe situé enbordure du Bosphore] sont deuxillustrations très différentes maisemblématiques de ce processus. Le simple fait que le parti au pouvoir[l’AKP, le parti islamiste modéré aupouvoir à Istanbul et à Ankara] veuillemarquer Istanbul de son empreinteest déjà en soi un fait politique. Si cela se fait à travers la constructiond’édifices dont la seule vocation est de faire parler d’eux, alors uneétape est franchie dans cetteaffirmation politique. Ces projetsreflètent différentes interprétationsde l’ottomanisme : par exemple àtravers la construction d’une énormemosquée inspirée du stylearchitectural de Sinan [qui anotamment construit la mosquéeSultan Ahmet, la “Mosquée bleue”, au XVIe siècle], la restaurationorientalisante de la garnison de Taksim [bâtiment ottoman situésur la place du même nom et détruiten 1940], la sacralisation et ladiffusion de la geste de Mehmed II[conquérant de Constantinople en 1453], ou encore le fait de baptiserofficiellement le pont Haliç du nomde “Corne d’Or” [Altin Boynuz enturc], qui est pourtant une appellationd’origine européenne [désignantl’estuaire se jetant dans le Bosphoresur la rive européenne, elle n’a pasd’équivalent turc]. Comme on le voit, la réinvention du passéottoman se fait de façon éclectique.

—Edhem Eldem* Bianet.org(extraits) Istanbul

* Professeur d’histoire à l’université du Bosphore.

360° Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

Et il ne restera que des cendres…La romancière Elif Shafak déplore les incendies à répétition qui défigurent la ville.

ELIF SHAFAKElle prend fréquemment, dans sesromans, Istanbul pour cadre. Commeelle le soulignait récemment dans le quotidien Hürriyet, c’est une ville“où tout va très vite, ce qui est trèsbien dès lors que rien n’est immobile,mais ce qui est aussi très fatigant”.C’est la raison pour laquelle Elif Shafak, qui écrit en anglais et enturc, vit une bonne partie de l’annéeà Londres. Elle tente dans ses écritsune forme de réconciliation entre un passé ottoman et une modernitérépublicaine dont Istanbul serait une synthèse. Mariée au rédacteuren chef du quotidien Radikal,elle publie également des éditoriauxassez consensuels dans le quotidien Habertürk.

L’auteur

↓ Des quartiers entiers devraient disparaître dans le processusde modernisation. Comme ici, à Tarlabasi, refuge des minoritésde la ville. Photo Raphaël Fournier/Divergence

—Habertürk (extraits) Istanbul

L’écrivain et historien Resat EkremKoçu [1905-1975] jonglait avec lesmots et avait réussi à faire aimer

notre histoire à plusieurs générations delecteurs. Outre sa fameuse Encyclopédied’Istanbul, son livre Les Pompiers [inédit enfrançais] reste inoubliable. Il met en scènedes gens ordinaires qui s’évertuent par tousles moyens à éteindre les incendies qui, toutau long de l’Empire ottoman, ont ravagéIstanbul. Koçu narre leurs vies, décrit leurspeines et leurs envies. Il dresse ainsi un por-trait inédit des Ottomans.

L’historien évoque aussi les curieux quiregardent les flammes, fascinés comme authéâtre, dans une ville où de nombreux bâti-ments ont été réduits en cendres. Ces gensqui contemplent les incendies ne se pré-occupent pas de la destruction à petit feud’un héritage culturel extraordinaire ; ilsne pensent qu’à leur quotidien, et leur tra-gédie commune devient un spectacle.

Les photos de la belle université deGalatasaray en flammes [le 22 janvier 2013]m’ont profondément émue. La vision desétudiants effondrés, en larmes et impuis-sants, ne pouvait laisser indifférent. Istanbulperdait encore une partie de son âme. Unnouveau sinistre venait s’ajouter à une listedéjà longue. A combien d’incendies ensommes-nous ?

Je ne parviens pas à oublier, dans le mêmequartier d’Ortakoy [sur la rive européennedu Bosphore], cette magnifique école pri-maire devant laquelle je suis passée pen-dant des années et qui, chaque fois,

DR

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Page 49: Courrier International du 23 mai 2013

360°.Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

histoire.

Ce que racontentles remparts deConstantinople

1453 BosphoreIl y a cinq cent soixante ans, les

Ottomans s’emparaient de la capitalede l’Empire byzantin. Sur les murailles

encore debout, la Turquie modernerejoue cet événement fondateur.

—Hürriyet (extraits) Istanbul

En mai, Istanbul veut croire que le printempsest là. D’ordinaire, il fait pourtant assez froiden cette période pour que les habitants de la

ville continuent à se chauffer, et un dicton assurequ’Istanbul passe de l’hiver à l’été en sautant le prin-temps. Mais chaque année, le 29 mai, pour l’anniver-saire de la conquête de la ville, en 1453, la municipalitéorchestre des célébrations grandioses. Attendons-nous une fois encore à une reconstitution de l’assautfinal, où les feux d’artifice reproduiront les flammeset le grondement de l’artillerie du sultan Mehmed IIle Conquérant.

Nous avons la chance de disposer de sources écritesqui nous racontent l’histoire de cette conquête, mêmesi certaines informations ne doivent pas être prisesau pied de la lettre. Nous avons également la chanceque les murailles de Constantinople soient toujoursdebout aujourd’hui. Quand on étudie la topographiedes lieux, la forme de la forteresse Rumeli Hisari paraîttout à fait adaptée. Cela a donné naissance à unelégende. La forteresse aurait été conçue pour res-sembler à la lettre m, mim en arabe. Toutefois, vue dudétroit, Rumeli Hisari ressemble plutôt à un mu grec,ou à toutes sortes de lettres de l’alphabet latin. Quoiqu’il en soit, il est clair que la muraille entre les deuxtours du haut n’a pas été dessinée pour des raisonssymboliques, mais en fonction de critères d’ordre tac-tique. Elle aurait permis de piéger n’importe quelassaillant en donnant aux défenseurs la possibilité delui tirer dessus depuis les flancs.

Les murs de la ville, eux aussi, sont toujours debout,même s’ils ont fait l’objet de bien des tentatives dedestruction depuis qu’ils ont perdu leur vocation mili-taire. Jusqu’à la fin du XXe siècle, on a échafaudé desplans pour les raser. La voie ferrée venue d’Europeles traverse en longeant la mer de Marmara. Le sultanAbdülaziz, sur le trône de 1861 à 1876, voulut les abattreparce qu’il ne les trouvait ni assez modernes ni assezoccidentaux – c’était bien sûr avant l’époque du tou-risme. Quelques tronçons ont souffert quand il a falluélargir des chaussées qui les traversaient. Dans lesannées 1980 et 1990 encore, des nationalistes ontréclamé leur disparition parce qu’ils n’étaient pasturcs [mais construits sous l’Empire romain].L’opposition était alors si puissante qu’elle avaitcontraint le maire d’Istanbul, qui n’était autre

EnjeuxLA FIN D’UN EMPIREFondée au VIIe siècle av. J.-C., Byzance, cité grecque, devient la capitale de l’Empireromain sous Constantin Ier, qui lui donne son nom, Constantinople, en 330 de notreère. En 395, quand l’Empire se scinde en deux, elle reste la capitale de la partieorientale. L’Empire romain d’Orient va durerplus de mille ans, alors que son équivalentoccidental disparaît en 476. Mais, après avoirpresque reconquis l’intégralité de l’Empire,au VIe siècle, Constantinople amorce sondéclin face à l’islam et à d’autres puissancesrégionales (Bulgarie, Kiev). Au XIe siècle, les Turcs ottomans venus d’Asie centraleenvahissent l’Anatolie. Les Byzantinsprofitent de la première croisade (1096-1099)pour regagner du terrain, mais la quatrièmecroisade (1202-1204) leur est fatale, les croisés prenant la ville. Ils en serontchassés, mais Constantinople ne pourradésormais que retarder l’inévitable. Les Ottomans s’emparent de ses ultimespossessions et finissent par prendre la ville en 1453. Tous les Balkans se retrouvent alors sous la domination turque jusqu’au XIXe siècle. Constantinopledevient officiellement Istanbul en 1930.

↗ Le siège de 1453.

Fresque del’iconostase

du monastèrede Moldovita,en Roumanie,

1537.Photo

DeAgostini/Leemage

Une succession de siègesVoici dix choses qu’il faut savoir sur les fortifications de la ville.

—Historia Bucarest

Pendant près de mille ans, Constantinople aété protégée par ses murailles, que ce soitcontre les Avars, les Arabes, les Kiéviens ou

même les Turcs. Durant tout ce temps, les rempartsn’ont été percés que deux fois, en 1204 par les croi-sés, et, définitivement, en 1453 par les Ottomans.Voici dix choses à savoir sur les murs de Byzance.

1. Les murailles ont été érigées en grande partielors du règne de Théodose II (408-450) et non, commeon le croit souvent, par Constantin le Grand (272-337).

2. Les fortifications de Théodose se composaientd’une triple enceinte, d’un fossé rempli d’eau, de96 tours et de 9 portes principales.

3. La longueur totale des murs était de 6,5 kilo-mètres, sur une hauteur de 8,5 mètres pour l’en-ceinte extérieure et de 12 mètres pour l’enceinteintérieure.

4. La majorité des attaques s’est concentrée surla partie la plus faible (le Mesoteichion), située entrela porte de Saint-Romanus (aujourd’hui Top Kapisi)et celle de Charisius ou d’Adianople (Edirne Kapisi).

5. Le premier siège de Constantinople a eu lieu en626, mené par les Avars, les Slaves et les Perses, etle dernier en 1453, par les Ottomans conduits parMehmed II.

6. Les Vénitiens et les Français de la quatrièmecroisade (1204) sont parvenus à entrer dans la villepar une brèche creusée dans le mur donnant sur lamer, mur qui avait été érigé par l’empereur Théophile(829-842).

7. Alexios Strategopoulos, général de l’empereurMichel VIII Paléologue, profitant de la négligencede la garnison croisée, envoya en 1261 un petit déta-chement qui n’a eu qu’à se faire ouvrir les portes parles habitants, permettant ainsi la reconquête de laville par l’armée byzantine.

8. En 1453, l’assaut des Ottomans sur le mur maritimea été repoussé, mais les canons ont percé leMesoteichion. Comme cela permit la conquête dela ville, le quartier qui se trouve dans cette zone s’ap-pelle depuis Fatih, d’après le surnom du sultanMehmed II : Fatih le Conquérant.

9. Dans le sud, la Porte d’or (Altinkapi) était l’en-droit par lequel entraient les empereurs victorieux,en empruntant la via Egnatia.

10. Certains murs théodosiens, reconstruits dansles années 1960, se sont effondrés lors du tremble-ment de terre de 1999. Les murailles d’origine, elles,n’ont pas bougé.—

→ 4650

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Page 50: Courrier International du 23 mai 2013

—Atlas (extraits) Istanbul

Lorsque je commence mon périple,à Karaburun, les flots sont éton-namment tranquilles. Tournant le

dos au phare, j’écoute le calme de la merNoire. Je la vois devant moi, à peine trou-blée par les vagues provoquées par lesbateaux partis des rivages qui la bordent.Nous discutons avec Umit, le responsabledu phare, dans le jardin de la station de sau-vetage, en regardant cette mer sans vent etsans aspérité. Lui aussi est étonné qu’ellesoit si calme.

Umit relate l’histoire de Karaburun. “Lavie dans le village a vraiment commencé àprendre forme après la construction du phare.

Sont alors venus s’installer ici des gens employésà la station de sauvetage, ainsi que des bûche-rons et des pêcheurs venus des régions situéesplus à l’est. Aujourd’hui, Karaburun est devenuun endroit privilégié pour les retraités et lesvacanciers.” Karaburun est l’un des endroitsles plus dangereux de la mer Noire. C’estla raison pour laquelle on trouve là une sta-tion de sauvetage et l’un des phares les pluspuissants de la côte.

La guerre russo-ottomane de 1893, lesguerres balkaniques de 1912-1913 et les allers-retours migratoires après la fondation dela République, en 1923, ont eu des effets surles populations de cette région côtière ini-tialement habitée en majorité par des Grecs.Après tous ces événements, ces derniers

360°

voyage.

La balade de la mer NoireC’est encore le grand Istanbul et pourtant… Le long de la côte, de part et d’autre du détroitdu Bosphore, face à la mer en furie, une ribambelle de villages de pêcheurs attend le voyageur.

CONSTANTINOPLE

Porte d’Or

prise le 29 mai 1453

1

2

3

4

Galata

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Mer de Marmara

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MurailleTroupes turques

2 avril – 29 mai 1453 siège de la villeBataille du 20 avril arrivée de renforts génois22 avril passage des bateaux turcs dans la Corne d’orpar voie terrestre29 avril construction d’un ponton à proximité des murailles

Flotte turqueAncienne muraille Barrage

123

4

2 km

La cité assiégée

que Recep Tayyip Erdogan [actuel Premierministre], à ne pas renouveler un contrat portant surleur restauration.

Il faut en outre savoir que les murailles deConstantinople abritaient toute une population. Nonles gens qui avaient planté des potagers et des ver-gers à l’extérieur, tout le long de l’enceinte, et quivenaient ensuite vendre leurs produits avec leurs car-rioles, mais tous ces hommes qui vivaient en bandes,des voleurs, des assassins et des pilleurs de tombesqui s’étaient réfugiés dans les murs.

Quand Mehmed II le Conquérant se lança à l’as-saut de Constantinople, les murailles étaient déjà enmauvais état. L’empereur byzantin Constantin XIPaléologue n’avait plus les moyens de se lancer dansdes travaux de réparation durables et efficaces, et detoute façon on peut se demander si cela aurait suffià changer quoi que ce soit à l’issue finale.

Grâce à la description qu’en fait l’historien AliErkmen dans 1453 Konstantinopol Istanbul, paru auxéditions Kültür A.S. [inédit en français], on peut visua-liser à quoi ressemblait la situation au moment dusiège, quelques semaines à peine avant la chute. Lesamedi 12 mai 1453, “des embrasures qui avaient étédétruites entre le palais des Blachernes et la porte deCharisius furent réaménagées, et de nouveaux travauxde consolidation entrepris sur la portion du mur qui avaitfait l’objet de réparations simples et hâtives de la partde Giovanni Giustiniani [capitaine génois, à la tête de700 mercenaires génois et grecs venus soutenir les défen-seurs]. En début de soirée, l’empereur [Constantin XIPaléologue] et les notables de la ville assistaient à un officereligieux à Sainte-Sophie. Après la messe, il fut proposé,lors d’un conseil rassemblé pour évaluer la situation, quela cavalerie effectue une sortie. Le but en était d’infligerdes dégâts à l’infanterie ottomane et de relever ainsi lemoral des Byzantins. L’amiral Lucas Notaras et les autresofficiers s’y opposaient, étant d’avis qu’une telle sortie cau-serait des pertes dans leurs rangs qui ne feraient qu’affaiblirleurs défenses et qu’ils devraient au contraire poursuivresur la voie dans laquelle ils s’étaient engagés. Tandis queces points de vue étaient débattus à Sainte-Sophie, lescloches se mirent à sonner. L’empereur et ceux qui se trou-vaient à ses côtés se ruèrent aussitôt sur les remparts. Lesultan Mehmed II avait découvert un nouvel endroit oùfaire porter son effort, et il avait massé ses troupes sur laportion entre les Blachernes et la porte de Charisius.”

[Si vous voulez en savoir plus] nous vous recom-mandons de visiter le musée Panorama 1453, dans leparc culturel de Topkapi, au pied des murailles. Là,vous pourrez embrasser d’un seul regard toute l’épo-pée de la conquête.

—Niki Gamm

Courrier international — no 1177 du 23 au 29 mai 2013

“1453”, LE FILMLe 16 février 2012,850 salles turques ont accueilliMehmed II et ses armées pourcent soixante minutes de reconquête de Constantinople.Fetih 1453(Constantinople, sortien France à la mêmedate) a d’emblée étéun blockbuster dansson pays. Quinze millefigurants, un budgetde 17 millions de dollars : le film estla plus importanteproduction turque à ce jour. Entre grandspectacle etpropagande, c’estaussi une œuvre à la gloire de Mehmedle Conquérant, de l’islam et des Ottomans. Mais elle repose sur de nombreuseserreurs historiques,rappelait en octobrele quotidien libanaisL’Orient-Le Jour : non,l’empereur byzantinConstantin XI n’étaitpas hédoniste et lascif ; non,Constantinople n’était pas au sommet de sa puissance ; non,Mehmed II n’était pasà la tête d’une arméede soldats de l’islam,ses troupescomptaient aussi de nombreuxchrétiens. Le filmomet enfin de parlerdes trois jours de pillages et desmassacres qui ontsuivi la prise de la ville.

SUR NOTRE SITEcourrierinternational.com

En 2013, deux autresanniversaires :1913, dossier spécial. Quand les peuples des Balkansvoulurent chasser les Turcsd’Europe.1923. Pour en savoir plus surMustafa Kemal et l’avènementde la République turque.

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ont été remplacés par des musulmans tur-cophones fuyant les Balkans ou venus desrégions orientales de la mer Noire. DesGrecs, il ne reste plus que quelques nomsde villages, des maisons délabrées et desvestiges d’églises.

Le village de sable. Depuis Karaburun,en longeant la côte vers l’entrée duBosphore, la route serpente entre les hêtres,les chênes et les vieux platanes jusqu’àKilyos. Sur ma gauche, çà et là, se dessi-nent des stations balnéaires où le vertlaisse la place à un béton sans charme. Jem’arrête dans un café à Demirciköy, deuxkilomètres avant Kilyos. A l’époque otto-mane, le village était le lieu de résidenced’été des dignitaires de l’armée et les habi-tants étaient grecs. Les parents du maire,Ali Kaptan, sont arrivés de Rize [est de lamer Noire, non loin de la Géorgie] pours’installer dans ce village en 1956. Ils tra-vaillaient dans la sylviculture et l’agricul-ture. Le village ne comptait alors qu’unedizaine de familles, mais ces vingt, trentedernières années, avec les terrains qui ontété ouverts à la construction, l’endroits’est couvert de résidences touristiques.Les habitants du village, qui n’était des-servi par aucune route, ont abandonnéleurs métiers traditionnels et se sont tour-nés vers le secteur de la construction.

Lorsque je suis arrivé à Kilyos, la mer, quile jour précédent donnait l’impression d’êtreun lac tranquille, avait retrouvé sa véritablenature. Des nuages noirs enveloppaient leciel et ne faisaient plus qu’un avec elle. Lesplages de sable qui ont fait la réputation de

la station balnéaire étaient repeintes parl’écume des vagues tempétueuses. Le nomde Kilyos viendrait du mot grec kilya, “sable”.L’appellation officielle de la ville, Kumköy[littéralement “village de sable”], est un nomturc qui a été adopté après l’instauration dela République, mais la population continueà utiliser l’ancienne appellation. Commebien d’autres villages, Kilyos était une bour-gade de pêcheurs. Son destin a changé lors-qu’elle est devenue le lieu de villégiatureprivilégié de la haute société stambouliote.

Je descends de la colline où se trouve laforteresse de Kilyos, qui date de l’époquebyzantine, en suivant le sentier qui va toutdroit vers la mer. Je me retrouve au milieude rochers escarpés où les petites cabanesde pêcheurs restent perchées suffisammenthaut pour éviter la puissance des vagues.La mer effraie même les pêcheurs. Il fautdire que, au fur et à mesure qu’on approchedu Bosphore, elle bouillonne comme unfleuve qui cherche son chemin. Tous lesvents se rassemblent pour pousser les vaguesvers le détroit.

Entre deux phares. Je dois suivre ce cou-rant et aller jusqu’à Rumelifeneri. Mais laroute s’arrête ici. Je fais demi-tour et prendsun autre chemin par la forêt de Belgrad,où le brouillard qui m’empêche de voir lacime des arbres me fait vraiment oublierque je suis dans le grand Istanbul. J’arrived’abord à Garipçe, où j’aperçois la vieilleforteresse, en dessous de laquelle se trou-vent des maisons qui semblent abandon-nées. Cela me rappelle les histoires devillages de pirates et l’endroit me semblealors encore plus inquiétant. Un sentimentrenforcé par les légendes de la mythologiegrecque relatives à cet emplacement, autre-fois Gyropolis, c’est-à-dire “la ville des vau-tours”. Le patron du café local, OrhanCelikkiran, m’explique que depuis de nom-breuses années aucun permis de construiren’a été octroyé. “Ici, vous ne rencontrerezpas d’étrangers. Nous sommes presque tousoriginaires de Trabzon [est de la mer Noire,à 900 kilomètres d’Istanbul]. La populationde notre village augmente, mais nous ne pou-vons pas construire. Alors les familles s’en vontpour aller s’installer ailleurs.” Dans le café,on peut voir, accrochées au mur, des photosd’acteurs très connus posant avec des habi-tants de Garipçe. Elles ont été prises lorsde tournages réalisés ici. Les clients du caféme citent quantité de films tournés à

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↙ Le phare de Rumelifeneri, à l’entrée du Bosphore. Photo SinanCakmak/Anzenberger-Ask

EUROPEEUROPEASIEASIE

Karaburun

COUR

RIER

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ALIstanbul

Kumköy(Kilyos)

Entre parenthèses :graphie grecque

Vers Trabzonet Rize

Limite orientalede la province

d’Istanbul

RivaAnadolufeneri Sile

Agva

20 km

Rumelifeneri

DemirciköyGaripçe

(Gyropolis)

M E R N O I R E

M E R D E M A R M A R A

Détroit du Bosphore

A N A T O L I E

EUROPEASIE

Sur les traces d’un passé grec

Garipçe. Il semblerait que la proximitéd’Istanbul et l’aspect hors du temps du vil-lage en aient fait un lieu prisé des profes-sionnels du cinéma.

Lorsque j’arrive à Rumelifeneri, la tem-pête s’est encore renforcée et le vent soufflecomme pour guider les navires de la pointedu Bosphore en direction de la mer deMarmara. Ici aussi les habitants sont ori-ginaires de Rize. Ce sont des pêcheurs quiconnaissent bien la mer, ce qui ne lesempêche pas d’être très prudents. Alorsque le soir tombe, la lumière du phare deRoumélie [en turc Rumelifeneri, d’où lenom du village], sans doute le seul phareabritant le tombeau d’un saint musulman,se met à clignoter. Celui qui repose ici senomme Sari Saltuk Dede. C’est le protec-teur du Bosphore et des pêcheurs. En réa-lité, il existe au moins douze mausoléesde Saltuk Dede çà et là, et autant de ver-sions de sa vie.

La lumière du phare de Rumelifeneri semêle à celui d’Anatolie (Anadolufeneri),qui se trouve de l’autre côté du détroit, etmontre le chemin aux bateaux venus de lamer Noire et se dirigeant vers Istanbul. Levillage d’Anadolufeneri est l’autre porte duBosphore. Le côté européen est plus boiséque le côté asiatique, où la terre est à nujusqu’à la station balnéaire de Riva. De Riva,où les infrastructures touristiques se sontdéveloppées, on voit la mer parsemée depetits chalutiers et d’énormes navires entrantdans le Bosphore. La beauté naturelle et lagéographie particulière de Sile [prononcer“chilè”] font plus penser aux côtes égéenneet méditerranéenne qu’à celles de la merNoire. Avec son long rivage, ses plages natu-relles et ses grottes, Sile reste dans les esprits,à l’instar de Kilyos, comme un lieu de vil-légiature.

Passé Sile, les limites du grand Istanbulsur le rivage de la mer Noire sont atteintesà Agva, également un ancien village depêcheurs grecs. Aujourd’hui, il est surtouthabité par des Turkmènes, qui, en s’instal-lant au bord de l’eau, sont devenus des gensde la mer [initialement, les Turkmènesétaient nomades en Anatolie]. Un ancienmarin me parle de l’époque où, en l’absencede routes, on montait sur les bateaux trans-portant du bois de chauffage pour rejoindreIstanbul, cette ville qui a toujours incarnéla fusion d’une mer intérieure avec des mersouvertes aux frontières illimitées.

—Mehmet Sait Taskiran

SOURCES

ATLASIstanbulMensuel, 40 000 ex.www.kesfetmekicinbak.comCe magazine est consacré aux voyages,à l’histoire, à l’archéologie, aux découvertes ainsi qu’à l’écologie. Ses reportages sont souvent bien écrits et bien illustrés.

RADIKALIstanbulQuotidien, 25 000 ex.www.radikal.com.trCe quotidien appartient au puissantgroupe de presse Dogan Medya,également propriétaire de titres à grostirages tels que Hürriyet et Posta. Lancé en 1996 pour devenir le quotidiendes intellectuels libéraux, il vise unlectorat plutôt progressiste. Si son tirageest relativement faible, il se distinguepar un site Internet dynamique.

HABERTÜRKIstanbulQuotidien, 240 000 ex.www.haberturk.comFondé en 2001 à Istanbul en tant que journal en ligne, “Actualité turque”est aussi depuis mars 2009 un quotidienpapier. Il se veut “le seul journaldifférent de Turquie”. La place qu’ilaccorde à la photo lui vaut d’être qualifiépar ses détracteurs de quotidien àregarder plutôt qu’à lire. Il a été rachetéen 2007 par le groupe Ciner, rachatbienvenu dans un pays où l’essentiel dela presse écrite et audiovisuelle est sousle contrôle du groupe diversifié Dogan.

HÜRRIYETIstanbulQuotidien, 600 000 ex.www.hurriyet.com.trCréé en 1948 par la famille de pressedes Simavi, “La Liberté”, ancien journalpopulaire, est aujourd’hui un titrepuissant, fort de son rapprochementavec le groupe de presse Dogan Medya.Avec une présentation simple etbeaucoup de photos en couleur, il peutse transformer en un front de combatredoutable contre un gouvernement ouun ennemi à abattre. Ses titres à la unecherchent à se faire l’écho dessentiments des couches modestes :indignation ou joie collective, fierténationale, coups de gueule contre ce qui est supposé toucher les intérêtsdes couches populaires. Il intéresse ses lecteurs plus exigeants par des éditoriaux polémiques.

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tendances.

L’art d’embrocher le kebab

CIHANGIR — En parcourant les marchés d’antiquités, on trouvefacilement d’imposants supports à viande en argent, autrefois

utilisés pour servir les kebabs. “Ces énormes broches rotatives furent

les premiers fast-foods à s’implanter,bien avant l’invasion des McDonald’s,

à la fin des années 1980”, précise La Repubblica. Les plussnobs utilisent la broche en position horizontale ou inclinée,comme à l’époque ottomane ; les viandes cuisent ainsi pluslentement et dégraissent mieux. Pour se régaler, le quotidienitalien conseille de se rendre dans le quartier des intellectuels,Cihangir : “Le meilleur kebab se situe à la fin de SiraselvilerCaddesi, face à la mosquée Firuz Aga.” Avis aux amateurs.

Une débauche de bulbesISTINYE — Le 1er avril dernier, 14 millions de bulbes ontfleuri. C’était le lancement du 8e Festival international de la tulipe au parc Emirgan, dans le quartier d’Istinye, surla rive européenne du Bosphore, dans le nord de la ville.“Les jardins, parcs et terre-pleins des grandes voiesd’Istanbul offrent un déluge de couleurs”, s’enthousiasmele correspondant du New York Times.� Il déplore malgrétout l’urbanisation galopante : “Le logo olympiqued’Istanbul [candidate pour accueillir les Jeux en 2020] est censée représenter la ligne d’horizon de la métropoleturque dans une tulipe. A mon avis, on dirait une plantecarnivore sur le point d’engloutir toute la ville.”

—Agos (extraits) Istanbul

En 1552, un certain Pedro, originaire d’Espagneet voyageant sur un navire espagnol, est faitprisonnier par la marine ottomane. L’homme,

lettré, se fait passer pour un médecin. Cela lui vautd’être rattaché au service personnel de l’amiral de laflotte de Soliman le Magnifique, puis de devoir rési-der quelques années à Istanbul. Pedro, personnagefictif, relate ses aventures dans un livre intitulé Viajede Turquía – La Odisea de Pedro de Urdemalas [Voyage

en Turquie – L’odyssée de Pedro de Urdemalas, ouvrageparu en 1557 et d’auteur inconnu, inédit en français].Pedro dépeint notamment les habitudes culinairesdes habitants de la ville et évoque leur rapport parti-culier aux produits de la mer. “Pourquoi, alors qu’il ya tant de poissons si délicieux et que les conditions pourles pêcher sont favorables, les gens d’ici mangent-ils chaquejour de la viande ?” s’interroge-t-il.

Chez nous, le poisson a toujours été indissociabledu raki et du vin. Et la situation n’était pas biendifférente à l’époque ottomane. Toutefois, la popu-lation musulmane d’Istanbul délaissait ces boissonsalcoolisées, davantage prisées par les non-musulmans.C’est peut-être pour cette raison que pendant unelongue période les musulmans stambouliotes se sontaussi tenus à distance du poisson et des produits dela mer. Voici d’ailleurs ce que répondait un ami dePedro à une question de ce dernier : “Les musulmansvoient le poisson comme un ennemi. Ils disent que, commeils ne boivent pas de vin mais seulement de l’eau, s’ils man-gent du poisson celui-ci va revivre dans leur corps.”

Le poisson va cependant s’intégrer petit à petitdans la vie quotidienne des musulmans de la ville.Et pendant des siècles les marchés au poisson et lestavernes vont faire partie du quotidien d’Istanbul.

Adieu port, criée,poissons !La halle aux poissons de Kumkapi doit déménager l’anprochain. Pour cet hebdomadaire de la communautéarménienne, c’est l’occasion de replonger dans les originesde ce quartier odorant.

Ils lui donnent même son odeur et son identité. Atel point que le grand voyageur ottoman Evliya Çelebi[1611-1682] écrit que, “partout où il y a des tavernes,des deux côtés de la mer [le Bosphore], il y a des mar-chés au poisson, parce que le poisson est un mets syno-nyme de joie”.

Avec le temps, les sociétés et les habitudes ontévolué. Les poissons ne ressuscitent plus dans lecorps de ceux qui boivent de l’eau, et d’ailleurs leraki et le vin se sont mis à entrer de plus en plussouvent dans ces corps. Aujourd’hui, si l’on évoquele raki, le vin, le poisson et les tavernes, on pense

immédiatement àKumkapi [sur la riveeuropéenne de lamer de Marmara,dans le sud de laville]. Voyons cequ’en dit [le célèbrephotojournalisteturc d’origine armé-nienne] Ara Güler :“En 1952, Kumkapiétait encore un petitvillage de pêcheursalors qu’Istanbul étaitune ville côtière en-tourée de remparts.Lorsque l’on construi-sit la route le long dela côte, ce joli petit portde pêche prit une toutautre apparence. Maispersonne n’aurait

alors pu imaginer à quel point il serait transformé, niles pêcheurs, ni les capitaines des chalutiers, ni la popu-lation de Kumkapi, ni moi-même…”

Et c’est sur ce monde qu’une autre réalité est appa-rue en 1983, celle de la halle aux poissons de Kumkapi.Certes, nous savions que le marché aux poissons deKumkapi allait un jour être déplacé très loin, jusqu’àBeylikdüzü [dans l’ouest de la ville, au bord de la merde Marmara], dans un endroit d’où son odeur nepourrait plus nous parvenir. Mais, lorsque nous avonsappris que la décision de déplacer cette halle auxpoissons avait été prise et que la construction dunouveau marché serait terminée en 2014, nous noussommes rendus sur place pour vivre les derniersmoments de cette halle de Kumkapi qui ne seraitbientôt plus qu’un souvenir agréable.

Pour pouvoir comprendre la vie des gens qui gagnentleur pain de la mer, dit Ara Güler, il faut deux pairesde lunettes. La première, toute noire, nous montrel’existence de ceux qui essaient de gagner de quoivivre dans des matins brumeux et humides. A tra-vers la seconde, nous voyons toutefois une autre vie,bien différente de la première et qui s’avère finale-ment joyeuse et enthousiaste.

—Fatih Gökhan Diler

Timide retour aux sourcesNISANTASI — Istanbul est aujourd’hui un haut lieu de l’art contemporain. Les amateurs arpentent les sallesd’exposition du quartier chic de Nisantasi ou del’emblématique galerie Salt, dans le district de Beyoglu. Le principal temps fort, c’est la Biennale, dont la treizièmeédition – intitulée “Maman, suis-je un barbare ?” – se tiendra du 14 septembre au 10 novembre prochain. Dans Al-Hayat, Nourhan Atasoy, chercheuse et militantepour la valorisation de l’art turc traditionnel, déplorecependant que “les Turcs [soient] obsédés parl’occidentalisation et fascinés par l’art contemporain,mais négligent leur propre patrimoine artistique”. C’est pour cela qu’a été créée All Arts Istanbul, une foireinternationale qui privilégie les arts islamique et ottoman,et dont la première édition a eu lieu en avril 2012.

DES QUARTIERSLA VIE

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ARCHIVEScourrierinternational.com

A lire ou à relire dans notre rubrique Insolites “Un mouchard par voiture”,paru le 15 mars 2013. Les autoritésturques prévoient de suivre les véhicules à la trace grâce à des plaques d’immatriculationpourvues d’un mouchard et à un code-barres sur le pare-brise.“Une moustache, une vraie”,paru le 12 décembre 2012. Comment Istanbul est devenue la capitale des implants virils.

Les illusions orientalesGALATA— Quand le photographe turc Ahmet Sel joue avec les clichés,c’est pour mieux les démonter. Il met en scène ses contemporains dansdes poses et des décors typiques – ici les bains –, puis introduit délibé-

rément un détail qui dissipe l’illusion et nous replonge dans le présent, le quotidien,la réalité crue. Comme ces claquettes en plastique bleues, qui sembleraient incon-grues dans un tableau orientaliste. En définitive, ces portraits posés et grand format“sont le reflet de notre subconscient”, notait en janvier 2012 le quotidien stam-bouliote Hürriyet Daily News, lors de l’exposition de cette série, “Illusions orien-tales”, dans la galerie Pi Artworks. La photographie choisie pour illustrer la couverturede ce numéro appartient également à ce travail.

PHOTO

Un monde parallèleTARLABASI — Le boulevard Tarlabasi déroule son lit de bitume aucœur de Beyoglu, “à quelques minutes du cœur battant de laville, l’avenue Istiklal”, note le site libanais Mashallah News. Etdepuis dix ans le fossé entre ces deux rues parallèles ne cesse des’élargir. A des années-lumière des bars et de l’ambiance festived’Istiklal, Tarlabasi est le creuset où se retrouvent les marginauxet les minorités de la ville : Kurdes, Grecs, Arméniens, Roms…C’est aussi le refuge des transgenres d’Istanbul. Réputéedangereuse, cette artère négligée par les autorités est pourtantextrêmement vivante. Elle fait l’objet depuis trois ans d’un grandplan de rénovation municipal, qui vise à réhabiliter 278 bâtimentsinsalubres. Mais les habitants ont beau être délogés, lesimmeubles vétustes détruits, les communautés restent ancrées àTarlabasi et la vie y poursuit son cours, constate Mashallah News.

Le rendez-vous deschats des ruesBEYOGLU — “Je suis toujourssurpris par l’amour que portent les Stambouliotes aux animaux– mais aussi par le nombre de chatserrants”, raconte le correspondantdu quotidien allemand Die Welten Turquie. Les habitants d’Istanbulles taquinent, les caressent, jouentavec eux, comme si ces animauxétaient les leurs. Au matin, quandles vendeurs de la rue Galip Dede,dans le cœur de la ville, ouvrentleurs échoppes, il n’est pas rare de voir arriver des dizaines de chatsd’on ne sait où. Ils attendent qu’on leur serve le petit déjeuner. Lors d’un été particulièrementchaud, rapporte le journal, il y a même eu une campagne à la radio et sur Internet pour inciter les Stambouliotes à mettre de l’eau à disposition des chats. Effectivement, partout dans la ville,on a pu voir des bols en plastique,pots de yaourts et autres récipientsremplis du précieux liquide.

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culture.

—Kapital (extraits) Sofia

Nos deux complexes les plus remâchéssont certainement de ne jamais avoirpu conquérir Constantinople [que

l’on appelle en Bulgarie Tsarigrad, littérale-ment la “ville du roi”] et de ne jamais avoireu de Prix Nobel de littérature. L’écrivainOrhan Pamuk incarne, en quelque sorte, àlui tout seul ces deux objets sublimés dudésir bulgare. C’est peut-être la raison pourlaquelle sa visite à Sofia [à la mi-mai 2012]a eu un tel succès. Les salles étaient pleinesà craquer et, dans les applaudissements toutcomme dans tout le buzz mondain qui aaccompagné son court séjour, on décelaitcomme une sorte de soupir réprimé. Pourquoilui ? On ne saura jamais si Orhan Pamuk aeu vent de notre discret désespoir provin-cial, mais, lorsque des militants d’extrêmedroite ont choisi ces journées pour s’enprendre à la grande mosquée de Sofia, il apu voir l’autre face des complexes bulgares.

Lors de son séjour en Bulgarie, OrhanPamuk a participé à un débat dans le grandauditorium de l’université de Sofia ; le len-demain, l’institution lui a décerné le titrede docteur honoris causa. Il a égalementprésenté au public son dernier livre paru enbulgare, le recueil d’essais intitulé D’autrescouleurs [publié en France chez Gallimard].Entre-temps, il a aussi été décoré par leministre de la Culture de la médaille duSiècle d’or, il a accordé une interview à unecélèbre émission de télévision du soir ets’est plié à toute une série de rituels de rela-tions publiques, sans jamais montrer neserait-ce qu’un signe d’ennui ou de sno-bisme. Personnellement, j’ai été véritable-ment surpris du décalage total entre le styleintroverti, lent et profond des romans dePamuk et le comportement ouvert, vif etponctué de gesticulations de leur auteur. Ilétait porteur d’une grande chaleur humaineet d’une spontanéité désarmante qui (mêmesi ce n’était qu’une façade) avait le don defaire tomber les barrières et de faciliter lacommunication.

Ceux qui ont invité Orhan Pamuk à Sofia[la fondation bulgaro-britannique ElizabethKostova, dédiée à la promotion de la litté-rature] l’ont certainement fait avec l’ambi-tion secrète – mais transparente – que leslecteurs mais aussi les jeunes auteurs enprennent de la graine. Pourtant, il n’a jamaisadopté un ton péremptoire ni professoral,mais nous a peut-être dit une ou deux chosesimportantes. La première est de ne pas som-brer dans l’abîme balkanique de l’apitoie-ment sur soi et du catastrophisme. Lesquestions qui lui ont été posées à Sofiaallaient toutes vers les traumas de l’Histoire

Orhan Pamuk prophète en BulgarieNaguère intégrés dans l’Empire ottoman, les Bulgares entretiennent des relationscompliquées avec leurs voisins turcs. Mais, signe qu’une page se tourne, ils dévorent les livres de l’écrivain nobélisé.

et concernaient le fait d’habiter la périphé-rie de l’Europe. Mais Orhan Pamuk a réponduchaque fois de manière optimiste et posi-tive. Oui, nous sommes dans la périphérieet en même temps nous sommes des êtreshumains de plein droit, et la littérature etl’art sont là pour le prouver. Oui, notre his-toire commune est faite de souffrances, maisaussi de siècles de coexistence commune,avec pour résultat une mentalité et desmœurs très proches. “La malédiction peutdevenir un don”, a-t-il encore dit devant lepublic de Sofia.

L’optimisme de Pamuk semble prendreses racines dans une inébranlable foi en lesvertus de la “bonne vieille” bourgeoisie– incluant certainement la liberté de choi-sir et de s’exprimer, le respect de la vie privée,l’autonomie personnelle, auxquelles s’ajou-tent la responsabilité individuelle et l’exi-gence d’intégrité personnelle qui en découle.

Lors de son discours de réception du prixNobel [en 2006], Orhan Pamuk avaiténuméré une vingtaine de raisonsqui le poussent à écrire. A Sofia, ilen a ajouté une : la vie est courteet il veut terminer les livres qu’ila imaginés et qu’il rêve encored’écrire. Pas besoin de dévelop-per davantage : le prix Nobelapparaît, enfin, comme une jus-tification suffisante de sonmétier d’écrivain.

L’autre message délivrédiscrètement par Pamukest que le romanciern’est pas le porte-pa-role d’une commu-nauté ou un militantayant embrassé unecause. Il reste unartiste –  et l’écri-ture, une activitéstrictement privée.Orhan Pamuk nous a apporté la preuve qu’il était possibled’échapper au diktat de “l’écrivain engagé”. Pour lui, le roman demeureune opportunité de s’interroger sur les priorités de notre vie et la possibilitéde saisir l’esprit d’une ville comme Is-tanbul sans tomber dans les clichés etle catastrophisme. Le “moi” fictionnelest autonome et la littérature vit sa vie :voilà le credo que défend Orhan Pamuk, tout en sachant combien cettefoi peut être problématique à l’époqueoù nous vivons.

—Boïko Pentchev*

* Critique littéraire, directeur de Literaturenvestnik, la gazette littéraire de Sofia.

UN PUR STAMBOULIOTENé en 1952 à Istanbul, Orhan Pamuk a fait de sa ville un personnage de roman. “J’ai raconté ses rues, ses ponts, ses humainset ses chiens, ses maisons et ses mosquées,

ses fontaines, ses héros étonnants, ses magasins, ses petites gens,

ses recoins sombres, ses nuits et sesjours, en m’identifiant à chacun tour à tour”, relatait-il en 2003 dansIstanbul, souvenirs d’une ville.Parmi ses romans traduits enfrançais chez Gallimard, citons La Maison du silence, Le Châteaublanc, Mon nom est Rouge ou encore

Neige. Lauréat du prix Nobel de littérature en 2006, il a inauguré

à Istanbul, en 2012, son musée de l’Innocence. Baptisé d’après l’un

de ses romans et situé dans le quartierde Beyoglu, l’établissement

rassemble des objets tirésde sa vie et de son œuvre.

Portrait

ARCHIVEScourrierinternational.com

“Séries télé : la Turquie à la reconquête des Balkans”. Le rayonnement cultureld’Istanbul sur le territoire de l’ancien Empireottoman se reflète aussi sur le petit écran. La Bulgarie – tout comme la Serbie ou la Grèce – a succombé à la vogue des feuilletons turcs.

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