Chemins de paix
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Chemins de Paix
Table de matières
Bâtir une civilisation de l’amour
L’art de la paix
La guerre
La lame du maître
La loi des lois
La mère des contes
Ma sœur nomade qui soulève le monde
La partie d’échecs
Sur la violence
L’amour blessé
La petite fille de la pluie
La plume lourde
La poignée de poussière
Le jeune prince et l’étranger
Fable des deux scorpions
Du pain sur la planche
Conte des trois oranges
L’Abbé Pierre
Le peuple qui aimait les arbres
Lutte contre le système
Un compte à régler
Sauve-toi, Élie !
Quand Florica prend son violon
Le conte de la planète Espère
Education et sens de la vie
BATIR UNE CIVILISATION DE L’AMOUR
Le concept de «civilisation» n’apparaît dans le dictionnaire de l’Académie
qu’à partir de l’édition de 1835 quand le colonialisme s’enflamme et que nos
pays partent officiellement la répandre dans les pays convoités – en somme :
quand elle cesse. La société civile s’oppose au monde sauvage et contre la
barbarie.
Et nous voilà les innocents héritiers de l’arrogance hellénique : «Quiconque
n’est pas grec est barbare», Aristote enseignait à son élève Alexandre qu’il avait
à traiter les Grecs comme on traite des parents ou des amis – et les barbares
comme des bêtes de somme. Cette distinction de l’humanité en deux catégories
ne nous est pas totalement inconnue... Or «le barbare, c’est avant tout l’homme
qui croit à la barbarie de l’autre» (Lévi-Strauss, dans Race et histoire). «Bâtir une
civilisation», voilà que mon imagination s’emballe ! Je vois surgir des forteresses,
des murailles, des lois, des codes, des paragraphes, des défenseurs de la loi et
des missionnaires. Et tout cela – bien visible et distinct – réveille déjà la réaction,
la provoque et la crée. De ce côté-ci les bonnes intentions, de l’autre côté la
violence, la haine, l’agression, les méchants. De plus ce n’est pas une quelconque
civilisation qu’il s’agit là de bâtir, mais une civilisation de l’amour !
D’autres l’ont tenté et l’ont porté avec le glaive jusqu’au bout du monde.
L’amour qui se laisse broder sur les bannières, graver sur les pommeaux, ancrer
dans les statuts n’est plus l’amour. Bâtir sur l’amour ? Impossible. Ce serait bâtir
sur le vent, sur les vagues de la mer. La force de l’amour est indomptable.
Irruption, élan, surgie, force cabrée, elle est impossible à maîtriser, posséder. Sa
présence est comme celle du sel dans la mer ou comme du levain dans le pain.
Impossible à extraire, impossible à dérober, impossible à posséder. S’il n’est pas
souhaitable de bâtir une civilisation de l’amour, il m’apparaît néanmoins enivrant
de participer à une campagne secrète de contagion... L’espoir d’un monde de
justice et de compassion est notre dignité et nous honore. Manès Sperber
l’exprime ainsi dans ses Mémoires : «Rien sur terre jamais n’a davantage marqué
ma pensée, ne m’a davantage bouleversé que cette idée que j’ai rencontrée un
jour sur mon chemin que le monde ne peut pas rester ce qu’il est, qu’il peut
devenir meilleur et qu’il le deviendra.» C’est le rêve messianique. Il est puissant.
Et pourtant il fait courir le risque – en tenant les yeux rivés sur l’avenir – de
piétiner le présent.
Pour le père Boulad, cette ère messianique a déjà commencé : «Jusqu’à la
fin du XIXe siècle, le malheur, l’inégalité, la misère d’autrui laissaient nos ancêtres
grosso modo indifférents. De nos jours, la sensibilité et la responsabilité
collectives se sont intensifiées comme en témoignent la multiplication des ONG et
des initiations solidaires surgies partout.» Et pourtant il n’échappera à personne
que l’effervescence active n’est pas l’entière réponse. Voilà dix ans, à
Dharamsala, un moine qui parlait un peu l’anglais me récita ce texte et me le
griffonna sur un chiffon de papier. Je l’ai entre les mains. «J’avais soif et faim
d’absolu. J’ai quitté le monde pour sauver les créatures. J’ai quitté le monde pour
atteindre à l’Illumination. J’ai quitté mon père et ma mère et les miens. J’avais
soif et faim d’absolu. Puis j’ai compris que je ne serais apaisé que si j’apprenais
à aimer aussi la saleté, la poussière et les passions. Il est facile de se révolter
contre la réalité. Il est plus difficile de la vivre. Aussi, je suis revenu dans le
monde.»
Nous sentons bien au fond de nous-mêmes que nous ne pourrons pas bâtir un
monde qui serait bon et généreux face à l’autre, le démoniaque. Aucune
stratégie ne nous sauvera. Nous sentons bien qu’il faut plonger – plonger dans le
marasme, dans la souffrance, dans le chaos, dans l’injustice, dans le manque – et
que c’est ce salto mortale – ce suicide – qu’on appelle l’amour. «Je suis revenu
dans le monde»... Nous sentons bien qu’aussi longtemps que nous voulons de
toutes nos forces changer ce monde, il nous résiste férocement, il se refuse. « J’ai
tout fait pour... j’ai mis tout mon engagement à... Pendant des années et des
années... » Aucune entité vivante – et le monde en est une – n’aime l’énergie
tranchante et bien intentionnée du réformateur. N’en est-il pas de même pour ces
fils, ces parents... que... nous voulons voir changer ? Sans doute avons-nous
parfois raison de souhaiter de toutes nos forces les voir quitter leurs habitudes
destructrices. Mais il y a là un mécanisme secret. Le changement ne s’opère pas
par la volonté, seulement lorsque le hiatus de l’acceptation permet une profonde
respiration.
Je m’incline devant ce qui est – ce qui est advenu –, ce qui est devant mes
yeux, né d’une longue croissance apparemment défectueuse (apparemment ?) ou
secrètement signifiante. Une fois que j’ai reculé d’un pas, renoncé à imposer ma
volonté, un déclic secret a lieu : une porte s’ouvre. Toute entité vivante veut être
honorée, invitée à retrouver sa fluidité, son aptitude au changement, et non pas
forcée, fracassée comme un tiroir-caisse. «Je suis revenu dans le monde… non
plus pour le changer mais pour l’aimer. «L’amour excuse tout, croit tout, espère
tout, supporte tout». L’amour n’a ni bonne ni mauvaise intention. Il n’a pas
d’intention du tout. Il commence là où finit tout jugement, où finit la peur. Notre
plus grande peur est la peur d’aimer. Toute souffrance a commencé par l’amour ;
l’amour bafoué, renié, ignoré. L’abandon ou les cris dans une chambre d’enfant.
Si c’est cette peur qui nous fait souhaiter construire un univers où nous n’aurons
plus peur – où régnera une atmosphère de sécurité –, alors l’impulsion créatrice
n’est pas la bonne. Si c’est la peur qui nous fait rêver d’un monde sans violence,
nous y programmons aussitôt la violence.
«Qui préfère la sécurité à la liberté aura vite fait de perdre les deux», a
dit Benjamin Franklin. Il faut sortir de l’illusion sécurisante. L’amour, par nature,
met en danger. L’amour nous emporte au large, loin des estuaires et des ports de
plaisance. Il décoiffe les anxieux, les craintifs, les inquiets. Je voudrais faire
partager ce trouble fondamental sans lequel nous restons des ergoteurs et des
pédants. Il n’y a pas d’un côté le monde avec ses guerres, ses tortures, ses
horreurs, et de l’autre les hommes qui s’en indignent. Il n’y a qu’un monde. Et tout
ce qui respire sous le soleil partage un souffle, un seul !
«Cette humanité qu’on déverse devant moi comme de l’eau de vaisselle
dans l’auge d’un porc est bien la mienne. Je ne puis en rien prétendre être au-
dessus d’elle d’un iota. Ce lieu est le mien. Cette misère des cœurs est la mienne.
Cette détresse qui traîne et qu’on éructe parfois en envie de meurtre ou de suicide
est la mienne. Il n’est rien dont je ne résonne, dont je ne sois aussi ébranlée, fût-ce
à mon insu.» Une phrase de Borges me frôle : «Et puisque les mers ourdissent
d’obscurs échanges, on peut dire que chaque homme s’est baigné dans le
Gange.» Voilà l’intuition première de toutes les grandes cosmogonies et le fond
de la physique quantique. «Quiconque n’est pas frappé d’effroi devant les
découvertes de la physique quantique n’y a rien compris» (Niels Bohr).
Premièrement, tout est relié. Deuxièmement, rien n’existe – il n’y a pas de
matière. La seule chose existante, c’est la relation, le tissu vibratoire de la
relation.
Puisque les mers ourdissent d’obscurs échanges, nous pouvons dire que les
âmes humaines ourdissent d’obscurs et de lumineux échanges et que chaque
homme a dansé au Carnaval de Rio, baigné dans son sang à Bagdad ou au
Rwanda, manié la machette ou la Kalachnikov, composé le Requiem de Mozart.
En dressant un mur contre la haine du monde, sa laideur, sa tristesse, sa vénalité,
sa dépression – comme si tout cela ne nous concernait pas –, nous nous ôtons le
seul puissant outil de changement : la conscience que ce monde n’est rien d’autre
que le précipité chimique de toutes mes pensées, de toutes mes peurs, de toutes
mes cruautés.
Mais dès que je cesse de voir le monde en dehors de moi, séparé de moi
pour le réintégrer, l’incorporer – je suis revenu dans le monde (et le monde est
revenu en moi) – alors une issue se dessine, et la sensation d’impuissance cesse !
Ce lieu que je suis, où je me tiens est transformable. A la question «Que puis-je
faire pour le monde ?», Suzuki Roshi répondait : «Clean up your own corner!» De
ce «coin» nettoyé jaillit la source. Qui a dégradé un seul homme a dégradé le
monde. Qui sauve une âme sera fêté au ciel comme sauveur du monde. Voilà la
charnière ! «Celui qui a vu son ombre est plus grand que celui qui a vu les
anges.» Celui qui a touché ses abîmes et qui a pourtant choisi la vie met le
monde debout. Souvent nous prenons refuge dans «l’amour» – ou ce que nous
tenons pour l’amour : soit l’absence apparente de crime et de violence. Nous
«aimons» pour échapper à nous-mêmes, à notre propre persécution ; nous
devenons alors pacifistes, sans couleur, sans éros, anémiés, vite esquivés quand un
conflit s’annonce, inaptes à nous colleter à l’agression et au rejet.
Après tant d’années d’«accompagnement des vivants», j’ose dire que la
haine de soi est la chose la plus répandue au monde. Nous sommes nombreux à
nous être condamnés à ne pas vivre tout en continuant à être vivants. Le jour où
les «crimes» commis remontent à la surface (ne serait-ce que celui d’être né sans
avoir été désiré – ou de n’avoir pas suivi dans la mort un père, un frère aimé –
ou de continuer à vivre alors que telle personne aimée souffre cruellement... ), le
travail peut commencer.
L’homme occidental a une propension colossale à la haine de soi :
l’imaginaire collectif miné de guerres et de haines idéologiques et aussi la
loyauté envers ceux qui ont souffert le retiennent de vivre. Souvent l’égoïsme
n’est que le deuil hargneux du respect de soi. Or la loi de l’âme est radicale : si
je ne suis pas proche de moi, je ne le serai de personne – et personne ne pourra
– impunément – m’approcher, car l’autre reçoit aussitôt, et même si je crois
l’aimer, le reflet radioactif de ma haine de moi-même. L’amour de soi ! L’amour
de soi – qui est le fondement de l’amour – est une expérience bouleversante,
ontologique et mystique. Il ne s’agit pas de l’amour porté à cette personnalité
que j’ai réussi à construire. C’est une grande sympathie que j’éprouve pour elle
tout au plus. Non, l’amour s’ancre ailleurs. Il s’ancre d’abord dans la stupéfaction
d’être vivant et étrangement dans l’expérience du corps. Il n’y a que le
saisissement qui livre passage à l’essentiel. Cette part de moi qui n’a ni qualité, ni
propriété, ni attribut, qui échappe à toute catégorie, qui ne connaît ni peur ni
jugement, c’est la substance de notre vraie nature.
Cette puissance infiniment supérieure à l’homme et qui – mystère vertigineux
– n’est agissante sur terre qu’à travers l’homme qui l’accueille ou le corps qui
l’incarne, cette puissance ou mieux cette présence ineffable et fragile, c’est
l’amour qui nous fonde.
Christiane Singer N’oublie pas les chevaux écumants du passé
Paris, 2005 (adaptation)
L’ART DE LA PAIX
Mais en fait, nous passons la plupart de notre temps à exclure quelque chose
ou quelqu’un : celui dont la couleur de la peau est plus sombre ou plus claire, celle
dont le corps dégage une forte odeur parce qu’elle vit dans la rue et qu’elle ne s’est
pas lavée depuis plusieurs semaines, celui qui s’approche de nous avec un couteau
ou, comme nous avons pu le constater à Auschwitz, celui qui, étant d’une nationalité
ou d’une religion différente, fait quelque chose qui ne nous plaît pas.
Dans la préface de son poignant récit Si c’est un homme, Primo Levi écrivait
ceci : «Beaucoup d’entre nous, individus ou peuples, sommes à la merci de cette
idée, consciente ou inconsciente, que “l’étranger, c’est l’ennemi”.» Quand nous
voyons une personne qui ne nous ressemble pas, qui porte des vêtements différents
des nôtres et qui parle une langue étrangère, un long processus de déshumanisation
commence. Nous ne pensons pas forcément du mal de cette personne et ne lui
souhaitons pas qu’il lui arrive malheur, mais au fond, nous ne sommes pas
convaincus qu’elle soit tout aussi humaine que nous.
Le processus est souvent subtil, et s’en rendre compte nécessite de la vigilance,
de l’honnêteté et de la sensibilité. Parfois, il n’est pas du tout subtil et nous sommes
amenés à dénier aux autres les droits et les libertés les plus élémentaires. «Alors, au
bout de la chaîne logique, il y a le Lager, le camp de concentration», dit Primo Levi.
Auschwitz a eu lieu parce que des êtres humains ont condamné à mort tous
ceux qui étaient différents d’eux.
Bernie Glassman L’Art de la Paix
Paris, Albin Michel, 2000 (adaptation)
LA GUERRE
C’était la guerre. Tous les matins, les hommes
partaient au champ de bataille. Ceux qui revenaient le
soir portaient les morts et les estropiés. C’était la guerre
depuis si longtemps que plus personne ne se rappelait
pourquoi elle avait commencé.
Victor Deux, roi des Rouges, comptait et
recomptait les soldats de son royaume :
— Dix plus vingt, voilà qui nous fait trente ; j’en
ajoute encore cinquante… Quatre-vingts hommes !
Quatre-vingts hommes, ce n’est pas assez pour gagner
la guerre.
Et il se mettait à pleurer. Heureusement pour lui, Victor Deux, roi des Rouges,
avait un fils qui s’appelait Jules. Jules entrait dans la salle du trône, et il disait :
— Courage, Papa !
Et le roi reprenait courage.
Armand Douze, roi des Bleus, avait lui aussi quatre-vingts soldats et un fils.
Mais lorsque Armand Douze se désolait, ce fils-là ne trouvait rien à dire. Le fils
d’Armand Douze s’appelait Fabien, et il ne s’intéressait pas tellement à la guerre. À
vrai dire, il ne s’intéressait à rien.
Il passait ses journées dans le parc, assis sur une branche.
Un jour, Fabien reçut une lettre du prince Jules :
Nos pères n'ont presque plus de soldats, alors, si tu es un homme,
prends ton cheval et ton armure. Je te donne rendez-vous demain matin
au champ de bataille ; nous nous battrons en duel, et le gagnant du
combat gagnera en même temps la guerre.
Signé Jules.
Fabien soupira. Il n’aimait pas tellement monter à cheval. Le lendemain
Fabien arriva au rendez-vous monté sur une brebis.
— En garde ! dit Jules.
— Bêêêê ! fit la brebis.
Cela effraya le cheval qui se cabra à la verticale.
Jules tomba.
— Tu n’es pas blessé ? demanda Fabien.
Mais Jules était plus que blessé ; il était mort sur le coup. Les soldats rouges
hurlèrent :
— Le combat était truqué !
Fabien voulut leur expliquer que c’était un accident, mais comme ils avaient
des piques et des lances, il préféra partir en courant.
Armand Douze, roi des Bleus, l’attendait.
— Tu devrais avoir honte ! gronda-t-il.
— Mais je n’ai rien fait, dit Fabien.
— Justement, lui répondit son père, honte et double honte, je te chasse de
mon royaume.
Le prince Fabien se cacha dans le parc. Maintenant, c’était l’après-midi, et les
soldats avaient repris la guerre ; alors, Fabien décida de faire quelque chose : il
décida d’écrire deux lettres, l’une pour Armand Douze, l’autre pour Victor Deux.
Les deux lettres disaient exactement la même chose :
Je suis chez le roi jaune Basile Quatre, il m’a donné une grande armée.
Alors si vous êtes des hommes, prenez vos chevaux et vos armures. Je
vous donne rendez-vous demain matin au champ de bataille.
Signé Fabien.
Armand Douze reçut sa lettre le soir même. «Ma nullité de fils, une grande
armée ?» dit-il, «ils seront huit tout au plus, et j’en ferai de la chair à pâté.» Quand
Victor Deux reçut sa lettre, il haussa les épaules ; il déclara qu’il écrabouillerait
comme rien ce gagneur de combat truqué. Il mit la lettre dans sa poche et il alla se
coucher. Lorsqu’il vit arriver l’armée bleue le roi des Rouges s’écria :
— Que faites-vous ici, Messieurs ? Nous avons rendez-vous avec l’armée
jaune, alors veuillez nous laisser la place.
— Figurez-vous, Messieurs, que nous avons nous aussi rendez-vous avec
l’armée jaune.
— Je ne comprends pas, dit Victor Deux, roi des Rouges.
— Moi non plus, dit Armand Douze, roi des Bleus.
Ils comparèrent leurs lettres.
— Combien y aura-t-il de soldats jaunes, d’après vous ?
— Peut-être huit, ou quatre-vingts, ou peut-être huit cents…
— Qu’importe, car les Bleus sont de vrais braves, dit Armand Douze.
Et Victor Deux répliqua :
— Les Rouges ne redoutent personne.
À midi, les Jaunes n’étaient toujours pas là. On a beau être brave et ne
redouter personne, l’attente rend nerveux :
— Messieurs, dit Armand Douze, je crois que face à huit cents hommes nous
devrions allier nos armées.
— C’est juste, répondit Victor Deux.
Ils attendirent encore tout l’après-midi.
À sept heures les rois discutèrent pour savoir s’il fallait rentrer au château,
mais ils décidèrent que non, qu’il valait mieux rester, pour le cas où les Jaunes
arriveraient de nuit ; et ils firent apporter des sandwichs.
Le lendemain les Jaunes n’étaient toujours pas là, alors on commença
d’installer des tentes et d’allumer des feux de camp.
Le troisième jour, les femmes des soldats vinrent avec leurs casseroles et leurs
louches, parce qu’on ne pouvait pas nourrir deux armées avec seulement des
sandwichs.
Le quatrième jour elles amenèrent leurs bébés.
Et le cinquième jour les autres enfants, qui s’ennuyaient seuls à la maison,
vinrent à leur tour avec les vaches, les cochons et les poules. Les aînés montèrent des
commerces.
Au dixième jour, le champ de bataille ressemblait à un village. Fabien pensa :
«Je n’ai pas d’armée, et je n’en ai jamais eu ; mais grâce à moi, la guerre est
finie.»
Alors Fabien se rendit chez Basile Quatre, roi des Jaunes, pour lui raconter
son histoire. Basile rit beaucoup au moment de l’armée imaginaire, mais il pleura un
peu pour le prince Jules, mort si bêtement ; et il pleura même pour tous ces soldats
dont il ne connaissait pas les noms.
Basile Quatre trouva que Fabien était le plus malin, et aussi le plus sage ; et
comme il n’avait pas de fils, il lui demanda d’être le prince des Jaunes, et de régner
plus tard sur le royaume. Le roi Fabien fut un excellent roi.
Et bien sûr, sous son règne, il n’y eut jamais la moindre guerre.
Anaïs Vaugelade La Guerre
Paris, l’école des loisirs, 1998
LLAA LLAAMMEE DDUU MMAAIITTRREE
Il y avait dans le Japon d’autrefois un maître forgeron qui
avait atteint un tel degré dans l’art de façonner les lames de
sabre qu’il en était venu à ne plus jamais les signer.
Oui, contrairement à l’usage qui voulait que la signature du
forgeron soit opposée au bas de la lame, tout près de la garde,
les siennes demeuraient sans inscription, car leur poli, leur courbe
et leur tranchant étaient d’une telle perfection qu’aucun samouraï
ne pouvait s’y tromper.
Mais le temps passant et l’âge venant, le maître a décidé de
transmettre peu à peu tous ses secrets à son plus proche disciple. Et ce disciple à son
tour est devenu si adroit dans la fabrication des lames qu’il a cessé lui aussi de les
signer.
Les samouraïs du Japon s’en sont alors trouvés très embarrassés car, malgré
leur science en la matière, ils ne parvenaient pas à déceler la moindre différence
entre les lames – et ils auraient tout de même bien souhaité savoir laquelle ils
portaient à leur côté !
Or, le seul moyen de le savoir constituait le
dernier secret que partageaient le maître et le
disciple. Quand venait l’automne, les deux hommes
s’installaient derrière leur atelier. Là, coulait une
rivière paisible, et les feuilles tombant des arbres
formaient sur elle des tapis mordorés.
Quand le disciple y trempait une de ses lames,
toute feuille qui venait s’y heurter se tranchait net et se séparait en deux moitiés,
sans secousse ni saccade. Mais quand le maître trempait un de ses sabres, la
moindre feuille qui arrivait… en évitait la lame.
Jean-Jacques Fdida La Naissance de la Nuit et autres contes du monde entier
Paris, Didier Jeunesse, 2006
LA LOI DES LOIS
En ce temps-là régnait, au pays, un vieux roi. C'était un père aimant, un juste,
un homme droit. Mais il était aveugle. Un jour il fit planter à l'entrée du palais un
haut pilier orné de figures d'ancêtres et de poèmes courts. A la cime il voulut que
l'on mette une cloche dont la corde pendrait sur la place publique. Quand ce fut
fait, il fit publier cet avis : « Si quelqu'un par chez nous souffre d'une injustice, qu'il
vienne ici sonner. Mon juge sortira sur le pas de la porte et dictera le droit selon la
loi des lois. »
Il advint qu'un serpent fit son nid dans les herbes, au pied d'une muraille. Un
soir qu'il se chauffait au bord de la rivière avec ses serpenteaux, un soldat fatigué
fit rouler un caillou sur sa maison de paille et s'assit là pour boire. Quand le serpent
revint, il n'avait plus d'abri. Il attendit la nuit, s'en fut jusqu'à la place où la corde
pendait, s'enroula autour d'elle et s'agita si bien que le juge assourdi sortit dans la
nuit claire. Il chercha çà et là qui avait pu sonner, ne vit qu'un chien errant sur le
pavé désert. Il haussa les épaules et tourna les talons.
Comme il allait rentrer, le serpent se dressa soudain devant ses jambes, tendit
sa tête plate et dit à voix humaine :
― Un soldat tout à l'heure a ravagé mon nid. Selon la loi des lois, est-ce bonne
justice ?
― Tu m'effraies grandement, lui répondit le juge.
― Toi aussi, sache-le. Devons-nous pour cela perdre le goût du droit ?
― Certes non, dit le juge. Le diable a son logis, Dieu et les hommes aussi. Selon
la loi des lois, ta maison vaut la mienne. Je porterai demain ta requête à mon roi.
Le lendemain matin, quand le juge eut parlé dans la chambre royale, son maître
sans regard chaussa ses lorgnons bleus en souvenir du ciel, médita un moment et
dit :
― Que ce soldat rende au serpent son gîte. Et qu'il n'y manque pas la moindre
touffe d'herbe. J'exige expressément qu'il soit comme il était avant qu'il ne l'écrase.
Ce fut fait le jour même.
Le roi, ce soir-là, se coucha de bonne heure. Or, comme il soupirait sur son
oreiller blanc le serpent se glissa, par la fenêtre ouverte, dans son appartement. Il
tenait dans sa gueule une pierre brillante. Un valet l'aperçut, rampant sur le
plancher. Il ameuta la garde. On vint autour du lit.
― Laissez donc, dit à tous le Juste somnolent. Cette humble bête-là connaît la
loi des lois.
Le serpent prestement se hissa sur sa couche.
Le long de l'édredon il vint à son visage, déposa sur le front son beau caillou
luisant et s'en alla en hâte entre les pieds des gens.
Le roi ouvrit les yeux.
Il n'était plus aveugle.
Il éteignit la lampe et s'endormit content.
Henri Gougaud La Bible du Hibou
Paris, Ed. du Seuil, 1993
LA MERE DES CONTES
Où sont donc nés les contes, et pourquoi, et comment ? Une femme l’a su, aux
premiers temps du monde. Qui l’a dit à la femme ? L’enfant qu’elle portait dans son
ventre. Qui l’a dit à l’enfant ? Le silence de Dieu. Qui l’a dit au silence ?
Il était pour la première fois, dans la grande forêt des premiers temps, un rude
bûcheron et son épouse triste. Ils vivaient pauvrement dans une maison basse, au
cœur d’une clairière. Ils n’avaient pour voisins que des bêtes sauvages et ne
voyaient passer, dehors, par la lucarne, que vents, pluies et soleils. Mais ce n’était
pas la monotonie des jours qui attristait la femme de cet homme des bois et la
faisait pleurer, seule, dans sa cuisine. De cela elle se serait accommodée, bon an,
mal an.
Hélas, en vérité, son mari avait l’âme aussi broussailleuse que la barbe et la
tignasse. C’était cela qui la tourneboulait. Caressant, il l’était comme un buisson
d’épines, et quand il embrassait en grognant sa compagne, ce n’était qu’après
l’avoir battue. Tous les soirs il faisait ainsi, dès son retour de la forêt. Il poussait la
porte d’un coup d’épaule, empoignait un lourd bâton de chêne, retroussait sa
manche droite, s’approchait de sa femme qui tremblait dans un coin, et la rossait.
C’était là sa façon de lui dire bonsoir.
Passèrent mille jours, mille nuits, mille roustes. L’épouse supporta sans un mot
de révolte les coups qui lui pleuvaient chaque soir sur le dos. Vint une aube d’été sur
la clairière. Ce matin-là, comme elle regardait son homme s’éloigner sous les grands
arbres, sa hache en bandoulière, elle posa les mains sur ses hanches et pour la
première fois depuis le jour de ses épousailles, elle sourit. Elle venait à l’instant de
sentir une vie nouvelle bouger là, dans son ventre. « Un enfant ! » pensa-t-elle,
tremblante, émerveillée.
Mais son bonheur fut bref, car lui vint aussitôt plus d’épouvante qu’elle n’en
avait jamais enduré. «Misère, se dit-elle, qui le protégera si mon mari me bat
encore ? En me cognant dessus, il risque de l’atteindre. Il le tuera peut-être avant
qu’il ne soit né. Comment sauver sa vie ? En n’étant plus battue. Mais comment,
Seigneur, ne plus être battue ?» Elle réfléchit à cela tout au long du jour avec tant
de souci, de force et d’amour neuf pour son fils à venir qu’au soir elle sentit germer
une lumière.
Elle guetta son homme. Au crépuscule il s’en revint, comme à son habitude. Il
prit son gros bâton, grogna, leva son bras noueux. Alors elle lui dit:
— Attends, mon maître, attends ! J’ai appris aujourd’hui une histoire. Elle est
belle. Ecoute-la d’abord, tu me battras après !
Elle ne savait rien de ce qu’elle allait dire, mais un conte lui vint. Ce fut comme
une source innocente et rieuse. Et l’homme demeura devant elle captif, si pantois et
content qu’il oublia d’abattre son bâton sur le dos de sa femme. Toute la nuit elle
parla. Toute la nuit il l’écouta, les yeux écarquillés, sans remuer d’un poil. Et quand
le jour nouveau éclaira la lucarne, elle se tut enfin.
Alors il poussa un soupir, vit l’aube, prit sa hache et s’en fut au travail. Au soir
gris, il revint. Elle l’entendit pousser la porte à grand fracas. Elle courut à lui.
— Attends, mon maître, attends ! Il faut que je te dise une nouvelle histoire.
Ecoute-la d’abord, tu me battras après !
A l’instant même un conte neuf naquit de sa bouche surprise. Comme la nuit
passée, son époux l’écouta, l’œil rond, le poing tenu en l’air par un fil invisible. Le
temps parut passer comme un souffle. A l’aube elle se tut. Il vit le jour, se dit qu’il lui
fallait partir pour la forêt, prit sa hache, et s’en alla. Et quand le soir tomba vint
encore une histoire. Neuf mois, toutes les nuits, cette femme conta pour protéger la
vie qu’elle portait dans le ventre. Et quand l’enfant fut né, l’homme connut l’amour.
Et quand l’amour fut né, les contes des neuf mois envahirent la terre. Bénie soit cette
mère qui les a mis au monde. Sans elle les bâtons auraient seuls la parole.
Henri Gougaud L’Arbre d’Amour et de Sagesse
Paris, Editions du Seuil, 1992
Ma sœur nomade qui soulève le monde
Anne-Marie Salomon
Au Mali, c’est une figure. Je l’ai croisée un jour à Bamako. Dans un 4x4
conduit par un flamboyant Touareg. «C’est la sœur Anne-Marie, m’a-t-on dit. Elle
vient en ville faire ses courses.» Je la connaissais. De passage à Paris, elle était
venue me voir à la maison. Elle apportait des stylos-billes à pompon (artisanat
local) et une vidéo sur le ver de Guinée, fléau d’Afrique qu’on ne souhaiterait
pas à son pire ennemi.
Il s’installe et grandit sous la peau, le plus souvent dans la jambe, dont on
l’extirpe avec une pique, comme un bulot de sa coquille, au prix d’une lente
opération d’enroulement qui soulève le cœur. Imperméable à mon malaise
croissant, la sœur commentait les images. Avec force de détails techniques. Elle
est à la fois religieuse et médecin. Elle me fit ce jour-là l’effet d’une femme forte.
Un peu dragon, un peu sainte sans doute. On a parfois de ces intuitions...
Sœur Anne-Marie Salomon a eu une idée de génie : elle a monté dans le
nord du Mali un hôpital pour les nomades, touaregs en majorité. Le génie tient
dans l’absence de murs. C’est un hôpital sans chambres, avec un seul bâtiment en
dur, réservé aux consultations et aux soins. Autour, l’espace – mi-désert, mi-
savane – offre l’aspect d’un campement nomade ordinaire. Car on vient ici se
faire soigner comme on va au puits ou à la transhumance : en famille, toute la vie
juchée sur les chameaux derrière lesquels trotte un troupeau de chèvres. À
l’hôpital, les tentes sont montées pour la durée qu’Allah et «la sœur marabout»
jugeront nécessaire au rétablissement du membre de la famille malade. Qui
peut, lui, continuer à dormir et à boire le thé avec les siens.
La sœur soutient que l’hôpital s’est «fait tout seul». Elle a commencé, dit-elle,
par soigner «sous l’arbre puis il a bien fallu créer un dispensaire. Aux premiers
patients tenus de rester sur place pour leur traitement (des tuberculeux) elle a dit
: «Vous n’avez qu’à vous mettre là.»
Sans doute, après avoir mieux fait sa connaissance, on veut bien imaginer
que les choses se sont passées ainsi. Cet hôpital n’en est pas moins unique en
Afrique. C’est aussi le seul à 150 km à la ronde dans cette région désertique du
Gourma : des dunes de sable et des plateaux de pierres sur un territoire vaste
comme la Belgique, enserré dans la grande boucle que fait le fleuve Niger
avant d’arriver à Tombouctou. Bamako est à 1 000 km, par «le goudron», la
route rectiligne qui relie la capitale à Gao, à 300 km à l’est d’ici.
Sœur Anne-Marie est venue s’installer dans cette enclave du bout du monde,
entre Sahara et Sahel, en 1987. Au terme d’un parcours surprenant où cette
religieuse reconnaît, bien sûr, la main de Dieu. Entrée dans les ordres à dix-neuf
ans, au sein de la congrégation des Sœurs de la retraite, elle coulait des jours
tranquilles en qualité de professeur de physique-chimie à Angers quand elle a
décidé soudain d’entreprendre des études de médecine. Elle avait quarante-cinq
ans.
Elle veut, dit-elle alors, être médecin en Afrique, au Sahel, pour soigner ses
frères les plus pauvres. À l’appui de cette vocation aussi subite que précise, elle
invoque le témoignage de religieuses de son ordre venues parler de leur travail
au Cameroun. Il l’a fortement ébranlée. Il se trouve que par un de ces
phénomènes de synchronicité qui nous donnent le sentiment que la vie cherche à
attirer notre attention quelque part, elle a vu dans le même temps un
documentaire du CCFD (Comité catholique contre la faim et pour le
développement) sur les soins aux populations pauvres, mettant l’accent sur le peu
de moyens réellement nécessaires pour aider les gens à se prendre en charge.
Elle se sent «appelée», de taille à le faire. Voilà pour les motifs officiels de cette
nouvelle orientation. Mais comme souvent avec ceux qui changent radicalement
de cap au cours de leur vie, les circonstances extérieures sont entrées en
résonance avec un désir ancien jadis négligé. Enfant, la future sœur Anne-Marie
voulait être médecin. «Mon grand frère, qui avait fait médecine, m’en a
dissuadée. “Si tu fais ça, tu ne seras jamais religieuse”, m’a-t-il assuré. J’ai pensé
alors que ce désir ne se glissait en moi que pour contrecarrer l’appel de Dieu.»
L’idée ou les moyens de réunir les deux vocations ne s’étaient pas présentés
alors. Les voilà.
Elle est en cinquième année d’études quand son professeur de santé
publique lui suggère un stage au Mali. Presque simultanément, sa supérieure, qui
n’est pas au courant de la proposition, souffle au détour d’une conversation :
«Pourquoi pas le Mali ?» Elle voit là un nouveau signe. «Dieu se sert des autres
pour guider mes pas.» Ce sera le Mali.
Mais ce premier stage en brousse, tout près de Bamako, ne tient pas ses
promesses. Quelque chose ne va pas. «Je voulais le désert.» Elle l’a, pour son
stage d’externat, et dans toute sa cruauté. Nous sommes en 1985. Depuis l’année
précédente une grande sécheresse ravage le Sahel. Dans la petite ville de
Gossi, les Touaregs refugiés errent dans les rues brûlantes. Ils ont perdu leurs
troupeaux, leur statut de nomades, l’espoir. «Leurs enfants, se souvient sœur
Anne-Marie, étaient dans un état terrible.» Au dispensaire de santé publique, la
religieuse s’attarde auprès d’eux le soir. «Je reviendrai», leur dit-elle.
Elle a tenu promesse deux ans plus tard, une fois soutenue sa thèse. Elle
avait cinquante-deux ans et venait s’installer définitivement à Gossi comme
médecin des nomades.
Elle a établi son hôpital là où l’on avait refoulé les nomades refugiés de la
sécheresse, de l’autre côté du lac d’eau boueuse qu’on appelle « la mare de
Gossi », à Kalgourou. On s’y rend donc en pirogue. Une courte traversée que la
sœur effectue debout, martiale figure de proue – elle est plutôt grande et en
chair – en boubou de batik bleu ciel (son uniforme ici), cheveux rejetés en arrière,
visage énergique et nez volontaire chaussé de larges lunettes. «Bilharziose !»
crie-t-elle d’une voix sévère aux enfants qui se baignent dans l’eau brune où
s’attrape cette maladie parasitaire. Ils fuient comme des bancs de poissons,
partagés entre le rire et la panique face à cette statue flottante du Commandeur
qui avance, la poitrine ornée d’une large croix.
La première fois que nous traversons avec elle, il est à peine 9 heures du
matin mais déjà la chaleur est accablante. Un petit groupe attend sur l’autre rive,
serré dans le cercle d’ombre offert par un arbre solitaire. Les hommes bleus
debout sous le turban, le poignard barrant leur abdomen, nerveux comme des
chevaux. Les femmes assises sous la corolle noire de leur voile. Une famille
touarègue. Ils sont arrivés à l’aube après avoir marché toute la nuit pour amener
ici la forme noire recroquevillée sur le sol à leur côté. Une femme. Elle a
accouché hier soir. Ils ont noué un petit sac de sable à l’extrémité du placenta et
sont partis. «Ah ! voilà notre ambulance !» s’exclame avec satisfaction la sœur en
s’extrayant de la pirogue dansante. Une brouette descend vers nous. On y
installe la forme enfermée dans son voile et singulièrement inerte. Le petit
groupe se met en marche. Indifférente à la tension palpable qui l’habite, la sœur
bavarde.
Ensuite, une fois à l’hôpital, tout est allé très vite. Elle a enfilé un gant. La
jeune femme a poussé un cri. Hadi-Jatu, l’assistante, avait mis de l’eau à chauffer
sur le réchaud. Elle a lavé le bébé de ses mains expertes. Assise sur la table de
consultation, l’ex-forme inerte, soulagée du placenta mortel, découvrait un visage
ciselé de madone au sourire éblouissant. Une vierge noire de quinze ans. « 16/9
de tension, a bougonné la sœur. On leur donne trop de sel. » Puis elle a tourné le
dos à celle dont elle venait de sauver la vie. Manifestement, elle n’est pas femme
à effusions.
Hors urgences, soixante à quatre-vingt-dix patients par jour se présentent à
la consultation, tuberculeux à qui on a réservé un emplacement à l’ouest pour y
dresser leurs tentes, sidéens (des cas nouveaux chaque année chez ceux qui ont
poussé jusqu’à Abidjan), lépreux – il y en a encore. Et tous ceux atteints par ces
maladies infectieuses qui sont l’ordinaire du nomade et de l’Afrique où ils font
des ravages : paludisme, bilharziose, le fameux ver de Guinée et toutes sortes
de pneumopathies en hiver, dans cette région où la température peut descendre
à 0°. Ce qui n’est pas le cas en cette période où le thermomètre affiche l’enfer :
47° à l’ombre.
Les patients qui se présentent, tous hauts et maigres, sont épuisés par
l’avitaminose (les carences en vitamines). À la saison chaude, on ne trouve pas
grand-chose à manger. Ils tendent à la sœur, assise derrière son bureau,
quelques feuilles jaunies, agrafées ensemble, le «carnet de santé» qu’elle a elle-
même mis au point et examine, sourcils froncés, avant de passer à
l’interrogatoire médical. Qui tourne au vinaigre en quelques questions. C’est que
les réponses tardent à venir. Ou tombent à côté. Témoignant assez souvent, il
faut l’admettre, d’une fâcheuse incompréhension du traitement prescrit. Et la sœur
entre en ébullition. Se fâche, houspille, vitupère... Au nom de leur santé, de son
désir de les voir bien portants, certes, on perçoit bien l’intention, mais on se
passerait volontiers de cet énervement, de toute cette électricité dans l’air. Au
bout de quelques patients, je comprends cependant qu’il serait vain d’espérer
autre chose. Il s’agit là d’un mode d’être. Cette femme de Dieu a un
tempérament colérique et la compassion explosive.
Assis jambes pendantes sur la table de consultation, blouse blanche et
chapeau de berger dogon sur la tête, ignorant ces foudres avec superbe et une
décontraction non feinte, Zado traduit. Le nécessaire seulement. Mohamad Ag
Oumalha, dit Zado, parle plusieurs langues. Outre la sienne, le tamasheq, langue
des Touaregs, l’arabe, le bambara et le songhaï. Une nécessité dans cette région
où se croisent les ethnies nomades – Touaregs, Peuls et Maures – et sédentaires.
Bras droit de la sœur, qu’il connaît depuis vingt ans, il n’a cure manifestement de
son caractère volcanique.
Car ce musulman fervent a, dit-il, reconnu tout de suite en elle une âme
fraternelle quand elle est venue taper à sa porte en arrivant. Elle cherchait un
chauffeur. «Sachez que ce n’est pas vous qui venez me chercher, c’est Dieu qui
vous envoie», lui a-t-il dit. De cela, il est persuadé. Et tout le reste n’est que
psychologie. Zado voulait servir ses frères. De chauffeur, il est devenu homme de
confiance, puis technicien de santé après une formation à la Croix-Rouge. En
vingt ans de pratique empirique aux côtés de la sœur, il connaît aujourd’hui
assez de médecine pour gérer seul les consultations et l’hôpital (où Hadi-Jatu, sa
femme, matrone formée à la puériculture, officie également) quand la religieuse
s’absente, à Bamako ou en Europe, ou qu’elle donne tout simplement ses
consultations ailleurs.
Car l’hôpital ne représente qu’une partie du travail de sœur Anne-Marie.
Elle prête aussi main forte au centre de santé de Gossi pour la consultation des
femmes enceintes. Et surtout, elle consulte tous les jours dans le petit dispensaire
qui jouxte son domicile. Une table d’examen, deux chaises, quelques étagères
branlantes, un désordre certain. Une assistante, Tachia, matrone amère, femme
du maçon et mère de neuf enfants qui, à l’époque où nous sommes allés là-bas,
officiait, le petit dernier campé sur sa hanche. C’était il y a quelques années. Il a
dû grandir depuis.
Entièrement gratuites ici (à l’hôpital, elles sont légèrement payantes), les
consultations sont réservées aux plus démunis. Il y a le jour des femmes enceintes,
celui des enfants orphelins et des mères célibataires (mal vues à l’hôpital), un
autre encore pour les femmes tuberculeuses. Et tous les jours pour accueillir le
tout-venant dont les enfants qui viennent avaler leur traitement antipaludéen ou
leurs vitamines.
Après tout, il y a largement de quoi faire. Car des femmes réclamant les
soins de sœur Anne-Marie, il y en a partout, sans cesse. Elles frappent à sa porte
dès l’aube, sont encore là quand la nuit tombe et qu’elle rentre de l’hôpital.
Installées en évidence au travers de son chemin, sollicitant de leur présence
obstinée et muette l’attention de la sœur fourbue qui naturellement se fâche,
peste dans sa langue de Blanc, renâcle, finit quand même par s’enquérir du
problème. Et cède. Presque toujours. Ses soirées, ses nuits sont pleines
d’auscultations fantomatiques, la lampe torche coincée sous le bras ou la joue,
quand le groupe électrogène est éteint ou en panne ; pleines de toutes sortes de
miracles accomplis dans l’urgence et l’obscurité, de nativités à la bougie, belles
comme des La Tour (elle pratique un minimum de deux cents accouchements par
an).
Médecin, sœur Anne-Marie creuse aussi des puits, construit des écoles là où
les nomades aujourd’hui se sédentarisent. Elle est une des rares que j’aie
vraiment vue réaliser ce qui reste trop souvent le vœu pieux de toute ONG digne
du nom : former pour assurer la suite et la prise en charge des populations par
elles-mêmes. Certes, on a du mal à imaginer l’hôpital sans sa poignée et même,
allez, ses éclats. Mais la relève s’installe. Elle a formé de nombreuses matrones
au métier de sage-femme, des infirmiers. Huit postes de soins décentralisés sont
aujourd’hui répartis dans toute la région, près des points d’eau où s’installent les
campements nomades. Avec des centres dentaires et même un centre optique.
Tous sont gérés par des Touaregs.
J’ai gardé cette image d’elle. C’était il y a quelques années. Je ne l’ai pas
revue ensuite, juste entendue l’année dernière, sur une radio confessionnelle où on
lui faisait raconter une énième fois l’étonnant parcours de sa vie et l’ordinaire de
ses journées de religieuse médecin en Afrique... Elle a soixante-treize ans
aujourd’hui. Rien n’avait changé apparemment. C’était bien elle, à qui
l’interviewer tentait de soutirer un peu d’émotion : une phrase, une anecdote,
quelque chose qui vibre, touche l’auditeur au cœur. En vain. Elle alignait des faits
: l’incroyable somme des actes quotidiens accomplis là-bas au service de ses
frères nomades. Puis, d’un ton neutre, elle a dit cette belle phrase qui la résumait
bien : «Permettre à ceux que je rencontre de se développer, par la santé,
l’éducation et de prendre leur vie en charge, les aider à devenir des adultes à
part entière pour répondre personnellement à ce à quoi Dieu les appelle... c’est
cela pour moi ma mission de religieuse. »
Il était temps de rendre l’antenne. On lui a demandé de conclure. «Je suis
bien là-bas, a-t-elle dit. Les Touaregs m’ont apporté beaucoup de paix, de
calme et le sens du respect de chacun.»
Annick Lacroix Douze femmes qui soulèvent le monde, 2009
(Adaptation)
LA PARTIE D’ECHECS
Plume-d’Aigle-Flottante, fils et petit-fils d’Indiens Mayas, m’a raconté cette histoire. Il la tenait d’un moine
bouddhiste de Thaïlande.
Un guerrier au front soucieux, fatigué d’errer de ripailles en défaites et de
longues marches en victoires illusoires, s’en fut un jour rendre visite, au fond d’une
forêt bruissante d’oiseaux, à un ermite fort réputé pour sa bonté simple et sa
sagesse imperturbable. Dans la hutte de branches où il fut reçu, ce guerrier conta au
saint homme ses rudes aventures, et lui confia qu’il était las des méchancetés
terrestres. Puis :
– Je ne veux plus que vous pour maître, lui dit-il. Enseignez-moi ce savoir qui
illumine votre visage et qui rend belle la vie.
L’ermite lui conseilla de méditer, de creuser l’écorce des apparences, de
s’efforcer de découvrir, dans la mauvaise gangue du monde, le fruit savoureux de
la paix. Il lui apprit comment maîtriser son souffle et conduire ses pensées. Trois
jours entiers ils parlèrent ensemble. Après ce temps, le guerrier promit à son maître
d’observer ses commandements et s’en retourna chez lui. Une année passa, limpide
pour l’un, arrière pour l’autre. Celui qui avait décidé d’atteindre la sagesse
s’engagea bravement sur le chemin tracé, mais se perdit dans les labyrinthes de son
âme. Un matin d’été, à bout de peine, il revint se plaindre auprès du saint homme.
– Malgré mes efforts, lui dit-il, je n’ai fait aucun progrès. Certes, je sais
maintenant respirer comme vous me l’avez enseigné, mais je suis toujours aussi
avide, toujours aussi mal vivant, toujours aussi incapable d’amour. Comment
pourrais-je aimer la vie qui m’environne ? Comment pourrais-je aimer les autres ? Je
ne m’aime pas moi-même !
L’ermite, patiemment, lui donna de nouvelles leçons. Il lui apprit l’art de brider
les excès des sens et d’atteindre le fond paisible du coeur, au-delà de toute tempête.
Après trois nouvelles journées, le guerrier le quitta revigoré, tout empli de nouvelle
espérance. Il s’échina encore une pleine année à débarrasser son esprit des
fardeaux qui l’encombraient, observa strictement les disciplines qui lui avaient été
conseillées, tenta de comprendre et de goûter la vie, mais n’y parvint pas. Alors il se
sentit plus malheureux qu’il ne l’avait jamais été, et se demanda si l’existence qu’il
menait avant d’avoir eu la sotte idée d’atteindre la sagesse ne valait pas mieux que
cette insupportable impuissance où il était plongé. Il s’en revint une nouvelle fois
voir l’ermite dans sa forêt et lui reprocha son incompétence.
– Vous n’avez pas su m’apprendre à aimer, lui dit-il. Je crains fort, pauvre
homme, que vous ne soyez un imposteur.
L’autre ne s’offusqua point, au contraire. Il écouta ses jérémiades avec une
attention presque enfantine puis s’en fut prendre, dans un coin obscur de sa hutte,
un jeu d’échecs. Après quoi il lui dit en souriant :
– Jouons ensemble une partie, mais qu’elle soit définitive et sans pitié. Celui qui
la perdra devra mourir. Son vainqueur lui tranchera la tête. Es-tu d’accord pour cet
enjeu ?
Le guerrier, étonné, regarda son maître, puis voyant briller dans ses yeux une
lumière de défi :
– D’accord, dit-il.
Ils sortirent devant la hutte, posèrent l’échiquier sur une pierre plate dans
l’ombre d’un grand arbre, s’assirent face à face, penchèrent leurs fronts plissés sur
les figurines de bois, et la partie commença. Le guerrier se trouva bientôt en
mauvaise posture. Après six coups joués, il avait déjà perdu trois pièces
importantes, et son roi était dangereusement découvert. Il prit peur. Bouleversé par
la main froide de la mort qu’il sentait déjà s’appesantir sur sa nuque, il joua de plus
en plus mal. Après douze coups, il était au bord de la débâcle. Il regarda son
adversaire et le vit impassible. Assurément cet homme n’hésiterait pas un instant à le
tuer, s’il perdait.
Alors, l’esprit vertigineux, il se dit qu’il était temps de réfléchir sans faute. Il se
souvint que d’ordinaire il était de bonne force aux échecs, et lui vint l’évidence que
seul le spectre de la mort l’empêchait de donner toute sa mesure. « Je dois d’abord
me débarrasser de mon épouvante, si je veux avoir une chance de survivre », se dit-
il, « je dois m’en débarrasser à l’instant même ! ». Il s’efforça de respirer comme il
avait appris. Puis il pensa : « Quoi qu’il advienne, il me faut pleinement jouer. Voilà
l’important. » Il s’absorba dans la contemplation de l’échiquier. Il vit comment
sauver son roi, en grand danger d’être pris. Une sourde jubilation l’envahit. Il reprit
espoir, oublia son effroi. Après dix-huit coups, sa situation était assez rétablie pour
qu’il envisage avec confiance une longue bataille d’usure. Après vingt-quatre coups,
il découvrit une faille dans le jeu de son adversaire. Il s’exalta, poussa un
rugissement de triomphe.
– Tu as perdu, dit-il.
Il tendit vivement la main pour engouffrer sa reine dans la brèche offerte, mais
la laissa suspendue au-dessus du jeu. Il regarda l’ermite. Il le vit aussi impassible
qu’à l’instant de sa victoire proche. Il se dit alors : « Pourquoi tuerais-je ce brave
homme ? En vérité, je suis sûr qu’il aurait pu facilement gagner la partie quand la
peur me tenaillait. Il ne l’a pas fait. Quelle sorte de fauve serais-je si j’abattais mon
sabre sur son cou ? ». Son exaltation le quitta aussitôt. Il grogna, baissa la tête et
poussa un pion inutile. Alors l’ermite renversa l’échiquier dans l’herbe, d’un geste
négligent.
– Il faut vaincre d’abord la peur. Ensuite peut venir l’amour, dit-il. As-tu
compris ?
Le guerrier, enfin délivré, éclata de rire. Il savait maintenant comment goûter
pleinement la vie.
Henri Gougaud
L’Arbre aux Trésors Paris, Éditions du Seuil, 1987
SUR LA VIOLENCE
À l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, Edgar Morin, un de nos anciens élèves,
nous a rendu visite. Il a fait toute sa scolarité ici, entre 1931 et 1938. Il est venu dialoguer avec
nous. Cet homme est au cœur de notre actualité, de ce qui nous intéresse aujourd’hui. Grand
témoin de la deuxième moitié du XX ème siècle, il est né en 1921, juste après la Première Guerre
mondiale. C’est énorme la réceptivité des jeunes aux grands thèmes qu’Edgar Morin, fils
d’immigré, a lancés sur la réforme de l’enseignement des connaissances dans les lycées. En TPE
(travaux personnels encadrés), par exemple, les jeunes ont choisi de travailler sur le thème des
frontières inter-ethniques, motivés sans doute par des problèmes qu’ils rencontrent eux-mêmes. Ils
ont élaboré leur dossier de TPE en partant de documents sur le racisme, l’apartheid, les droits de
l’homme, la citoyenneté… Et nous lui avons posé des questions… sur la violence, par exemple.
E. M. : Le problème de la violence humaine est très discuté. Que se passe-t-il
lorsque la violence fait irruption ? Chacun doit avoir normalement dans son esprit un
certain nombre de principes qui le poussent à respecter la vie, le droit et la liberté
de son prochain. Je ne parle pas seulement en termes de morale, mais de civisme.
Or, dans notre société de plus en lus dissolue, l’intériorisation de cette règle civique
s’affaiblit. L’adolescent est le plus touché parce qu’il est un maillon faible de la
société ; il a quitté le cocon familial pour des bandes de mieux en mieux
organisées…
Quand les règles se désintègrent, il se crée des microsociétés, les bandes se
transformant en gangs et en clans. On aboutit alors à une société d’un type tout à
fait archaïque qui défend son territoire, qui est portée à se battre contre le clan
voisin, qui a sa solidarité, sa hiérarchie, son leader, son chef. Un gang fait la
guerre à l’autre, parce qu’il estime qu’il a le droit de le voler, de
l’agresser…Aujourd’hui, ces violences se répandent dans des points chauds, des
quartiers où la société, impuissante, cherche d’autres réponses que la répression.
Le problème est que chaque phénomène de dissolution peut être
accompagné par de phénomènes de dégradation de la famille – mères
abandonnées, pères ivrognes, enfants battus, etc. Le mal est profond et nécessite
une politique de civilisation de longue haleine. Il faut redonner aux gens un sens
de la communauté et de la solidarité, une tâche qui me paraît d’autant plus
difficile que la société est elle-même minée par la corruption. Il existe beaucoup
de crimes dont on ne peut pas individualiser le coupable, parce qu’ils sont
collectifs, menés à une très grande échelle. C’est même parfois une véritable
machine qui se met en marche.
L’esclavage en fut une. Ceux qui raflaient les personnes en Afrique n’étaient
pas seuls ; ils comptaient sur la complicité des pouvoirs locaux, les marchands
d’esclaves, les transporteurs, les esclavagistes au Brésil ou aux États-Unis, etc. Il
ne faut pas oublier que la civilisation occidentale s’est faite par la domination, le
meurtre et l’oppression, même si elle a eu par ailleurs de grands mérites, comme
celui de créer des idées qui ont justement permis de lutter contre. Mais la
conscience arrive toujours en retard !
L’idée que j’ai défendue dans Terre-Patrie est l’émergence d’une forme de
pensée basée sur la solidarité, capable de s’opposer à la mondialisation basée
sur le calcul et le profit. Aujourd’hui, nous sommes tous en proie aux mêmes
menaces globales, nucléaires, écologiques, du sida, des nouveaux virus. Nous
essayons d’avoir une vie civilisée qui puisse dépasser les états de guerre, de
violence et de barbarie qui règnent sur la terre. Tant qu’on n’a pas conscience de
la communauté de citoyens de la terre, les forces dominantes d’aujourd’hui
continueront à faire loi.
Le côté positif de l’individualisme moderne est de donner à chacun plus de
responsabilité et d’autonomie. Son côté négatif est de dégrader les solidarités et
d’accroître les solitudes. Il est très difficile d’influencer tout le monde, mais chacun
a en soi des forces de résistance. Cela explique sans doute que la marque des
propagandes intenses, comme le communisme stalinien, le maoïsme, le nazisme,
s’est dissoute dès que ces régimes ont cessé d’exister. À mon avis, il faut
reconstituer de nouvelles solidarités. Les êtres humains ne peuvent pas vivre dans
un monde fondé uniquement sur la quantité, le calcul, le profit. Ils ont besoin de
rapports affectifs, d’amour. Je pense à cette phrase du biologiste chilien
Humberto Maturana : «Nous autres êtres humains, nous sommes des animaux qui
avons besoin d’être attachés par l’amour. L’amour n’est pas seulement un moyen
pour nous aider à vivre, c’est aussi une fin pour nos existences. Personne ne peut
s’en passer.»
Edgar Morin Dialogue sur la Connaissance (Entretiens avec des lycéens)
Paris, Ed. de l’Aube, 2002 (adaptation)
L’AMOUR BLESSÉ
Ils ont sali l’amour
Avec leurs injures
Ils ont cassé l’amour
Avec leurs massues
Ils ont percé l’amour
Avec leurs fils de fer
Ils ont blessé l’amour
Avec leurs mitraillettes
Maintenant, il faut tout réparer.
François David
LA PETITE FILLE DE LA PLUIE
Avec papa et maman nous étions en vacances en Normandie sur une île, dans
une maison de location, toute petite et coquette. Mais je m’ennuyais. Je me sentais
seule. Alors tous les jours j’allais m’asseoir sur un gros rocher, planté dans le sable
de la plage et je regardais les milliards de vaguelettes danser la lambada sur la
mer.
Dans le ciel, les nuages gorgés d’eau faisaient la course défilant à toute vitesse,
comme s’ils ne voulaient pas faire de l’ombre au soleil blanc. Au loin, les mouettes
se confondaient voiles des bateaux. La plage était presque déserte, sans doute à
cause de l’eau trop froide. Un vent léger soufflait. Quand il s’engouffrait dans les
cheveux des deux petits garçons blonds qui jouaient avec un cerf-volant, pas très
loin de moi, il les faisait flotter avec beaucoup de grâce et de légèreté. C’était beau
à voir. J’aurais aimé avoir des cheveux aussi fins, à la place de mes frisettes.
Les deux garçons étaient jumeaux, tout blancs et tout beaux. Ils habitaient avec
leurs parents dans une maison de location parallèle à la nôtre. A chaque fois que je
les rencontrais sur la plage, papa me taquinait en me disant d’aller jouer avec eux.
Je n’osais pas. Dans leurs yeux, quelque chose me déplaisait. Mais j’avais très envie
de jouer avec leur cerf-volant, le tenir entre mes doigts, fermer les yeux et
m’envoler avec lui là-bas en haut, là où les mouettes faisaient des pirouettes.
Soudain, le cerf-volant piqua et tomba à mes pieds. Une chance ! l’occasion
rêvée de faire connaissance avec mes deux voisins.
Je me levai, ramassai l’objet et le tendis aux garçons qui s’étaient approchés de
moi. Je leur souris et dis que leur cerf-volant était très joli. Silencieux, ils me fixaient
avec un air pas trop gentil. Tout à coup l’un d’eux me prit le cerf-volant des mains
et le reposa à terre, là où il était tombé.
— Tu touches pas à notre cerf-volant !
— Pourquoi ? demandai-je, étonnée.
— Parce que t’es pas Française !
— Si, je suis Française !
— Non, dit l’autre, non !
Je baissai les yeux sur moi pour me regarder. Je me voyais blanche, juste un
peu bronzée par le soleil d’été. J’étais triste et énervée à la fois. Je ne comprenais
pas. C’était la première fois qu’on me disait ça. Je voulus demander la raison à
papa, mais il s’était endormi. Alors je me suis rassise sur mon rocher et je me suis
remise à regarder la danse de la mer. Je voulais pleurer. Je regardais sans cesse ma
peau, je touchais mes cheveux frisés.
Voilà que, sans prévenir, l’atmosphère se brouilla. Des nuages dans le ciel
s’amoncelèrent. Le cerf-volant des méchants se détacha et s’évanouit dans l’air. Ils
poussèrent des cris de stupéfaction. Je sentis qu’il se passait quelque chose. Un
puissant rayon de lumière se fraya un passage entre ciel et terre, comme un couloir
transparent. Une forme glissa à l’intérieur, en sortit, puis vint se planter devant moi,
extraordinaire.
Elle me regarda dans les yeux et dit «Je suis la fille de la pluie». Elle avait la
grâce d’une fée, habillée d’une robe taillée dans des nuages aux reflets gris-bleu,
soyeuse comme une caresse. Ses long cheveux étaient des vagues turquoises qui
jaillissaient vers ses pieds, son visage semblait sculpté dans le vent, par le vent,
finement, dans ses yeux luisaient deux perles d’or dans lesquelles je vis le cerf-
volant.
A ses oreilles pendaient deux boucles, deux gouttes de pluie qui faisaient une
fontaine magique.
Bouche-bée, je ne pouvais plus parler. Elle souriait toujours. Elle me dit qu’elle
avait tout entendu d’en haut. C’est pour ça qu’elle avait subtilisé le cerf-volant. Elle
me le tendit en disant :
— Tiens, tu iras leur rapporter toi-même...
Puis elle dit avant de disparaître dans son couloir de lumière :
— Tu es très belle, Faema.
Ensuite tout redevint normal. J’avais dans les mains un cerf-volant incrusté de
minuscules étoiles multicolores. Je le rapportai aux deux garçons. Dans leurs yeux,
maintenant, on voyait l’émerveillement ! Ils pensaient que j’étais une magicienne. Je
dis seulement :
— La petite fille de la pluie, grise et bleue, venue du ciel, me l’a rapporté pour
vous.
Et c’est ainsi que nous sommes devenus amis !
Azoug Bégag
Jean-Hugues Malineau ; Claire Nadaud (org.) Almanach
Amiens, La Charte Corps Puce Jeunesse, 1996 (adaptation)
LA PLUME LOURDE
Kassa Kena Gananina fut autrefois le héros le plus
puissant, le plus redouté et le plus aimé du peuple mandingue.
Un seul tournoiement de sa masse de fer pouvait tuer vingt
antilopes. Un seul éclat de colère dans son regard effrayait
tant les flèches ennemies que toutes tombaient à se pieds
comme pour lui demander grâce. Un seul soupir de sa bouche
rieuse, au soir des batailles traversées, parfumait l’air
alentour et attirait à lui les plus belles vierges des villages
conquis. Kassa Kena Gananina était en vérité «celui que nul ne peut vaincre».
Ainsi le nommait-on, tant parmi les hommes que parmi les animaux terrestres et
les vivants du ciel.
Or, comme il festoyait au soir d’une journée de chasse carnassière, arriva
dans son village un voyageur courbé sur un bâton tant usé par les chemins qu’il
n’était plus qu’une canne de nain. Ce vagabond vénérable, après qu’il se fut
abreuvé d’une gorgée d’eau et nourri d’une pincée de viande, s’assit sous l’arbre
à palabres et se mit à conter les merveilles qu’il avait rencontrées au cours de
ses errances dans de lointains pays. Il en vint ainsi à parler d’un certain oiseau
Konaba qui vivait dans une forêt montagneuse, au-delà des ordinaires territoires
des hommes.
─ Ce monstre, dit-il, est si gigantesque qu’il obscurcit le jour, quand il
déploie ses ailes. Il peut cependant se faire aussi petit qu’un poing de femme,
mais il est alors si lourd que les baobabs s’enfoncent en terre sous son poids. Il
sait être beau s’il le désire, épouvantable quand il le veut. Il est invincible. Plus
est puissant celui qui l’affronte, plus le Konaba a de plaisir à le vaincre, car sa
nourriture préférée est la force même de ses ennemis.
Kassa Kena Gananina, entendant ses paroles, fronça les sourcils et baissa la
tête. Ses compagnons, le voyant ainsi pensif, le défièrent à grandes bourrades
de survivre à un combat loyal contre un monstre de cette sorte. Ces railleries
embrasèrent bientôt le cœur du héros. Il se leva, s’en fut dans sa case chercher sa
masse de fer et, sans un mot, s’en alla vers cette montagne où vivait le dragon
prodigieux.
Il chemina sept jours et sept nuits, l’enjambée ample et la tête dans les
épaules, sans prendre le moins de repos. À l’aube du huitième jour, il arriva au
dernier village avant le pays du Konaba. Il demanda où nichait cet ennemi des
hommes qu’il désirait combattre. Un vieillard, tremblant d’effroi au seul nom du
monstre, lui désigna le sentier qui s’enfonçait dans la forêt.
Kassa Kena Gananina, sur ce sentier broussailleux, marcha jusqu’à midi sans
rencontrer ni chasseur ni gibier. Comme il parvenait dans une clairière, le soleil
soudain disparut, la pénombre se fit alentour et l’air s’emplit d’une rumeur
semblable à celle qui traverse la terre quand ses entrailles remuent. Le héros
leva le front. Il vit l’oiseau. Il était immobile, à hauteur d’arbre. Sa tête au bec
jaune et crochu pendait entre ses ailes aussi vastes que le ciel visible. Ses yeux
étaient pareils à deux lunes aux couleurs changeantes. Ses griffes étaient des
sabres courbes.
─ Homme puissant et beau, salut à toi, dit ce dragon céleste, à voix
grinçante. Ta force me parait aussi savoureuse qu’un fruit frais. Allume en toi la
rage et la colère, que je me rassasie d’elles !
Kassa Kena Gananina tendit son poing arme à la gueule ricanante, bondit
sur un rocher, fit tournoyer sa masse de fer. Au premier tournoiement, il fracassa
l’œil gauche de l’oiseau Konoba. Au deuxième tournoiement, il obscurcit l’œil
droit, qui pleura des larmes de feu. Alors, dans un assourdissant bruissement
d’ailes, le monstre rapetissa, en un instant se réduisit en une boule noire. Cette
boule noire dans un long sifflement descendit du ciel et tomba si lourdement que
la terre frémit et se fendit de crevasses. Kassa Kena Gananina poussa, la tête
levée au grand soleil, un rugissement de triomphe.
Il vit une plume, dernière rescapée des ailles évaporées, se balancer dans
l’air calme, au-dessus de son front. Il voulut la saisir. Elle lui échappa, se posa sur
sa nuque. Alors le héros courba l’échine, tituba, tomba sur les genoux et se laissa
ployer jusqu’à enfoncer le menton en terre, terrassé par un insupportable
fardeau. Il tenta d’arracher cette plume accablante de sa chevelure où elle était
prise. Il ne put, et resta grotesquement accroupi, grondant et se débattant
comme un fauve piégé.
Après qu’il eut braillé, puis imploré secours, puis longuement gémi sans
forces, le crépuscule vint et, dans le crépuscule, apparut sur le sentier de la
clairière une vieille femme. Elle portait sur son dos un petit enfant aux jambes
dodues, mais point encore en âge de trotter. Kassa Kena Gananina l’appela,
agitant la main au ras de l’herbe, et d’une voix mourante lui demanda d’aller
chercher tous les hommes de son village, afin qu’ils l’aident à se défaire de
cette plume aussi pesante qu’un mont.
─ Quoi, lui dit-elle, prétends tu, jeune fou, avoir besoin de soixante-quinze
guerriers de mon clan pour ôter cette chose de ta nuque ?
Elle se pencha, souffla, et la plume s’envola. Puis elle ramassa l’oiseau
Konoba réduit en boule sur le sol crevassé et le tendit au petit enfant qui le prit
et le fit jouer entre ses mains agiles. Tous deux s’éloignèrent, dans la paix du jour
finissant. Kassa Kena Gananina resta longtemps assis par terre, tout ébahi et
déconcerté, puis s’en revint à son village où il conta son aventure à l’ombre de
l’arbre à palabres. Quand il eut dit comment il avait été délivré, un silence
perplexe se fit dans l’assemblée, puis un aïeul pris de sommeil bâilla
bruyamment et, se levant pour aller dormir :
─ Pour qui ne sait rien de l’oiseau Konoba, une plume est une plume,
bafouilla-t-il. Bonsoir, hommes.
Kassa Kena Gananina baisa les mains de ce sage et, de ce jour, s’appliqua
à l’infinie conquête du bien plus précieux que toute force : l’innocence.
Henri Gougaud L’Arbre aux trésors
Paris, Éditions du Seuil, 1987
LA POIGNEE DE POUSSIERE
Il y avait en un certain village d’un certain pays un homme riche et important
qui avait pris pour habitude de s’installer tous les matins un petit moment sur le
perron de sa belle et grande maison pour regarder aller et venir les passants.
Souvent, il voyait passer un miséreux qui s’en allait, toujours chantonnant entre ses
dents, ramasser du bois mort dans la forêt. Et plus tard dans la matinée, l’homme
riche l’apercevait parfois de sa fenêtre revenir le dos ployant sous des fagots qu’il
allait sans doute vendre au marché pour quelques pièces de cuivre. Aussi, un matin,
l’homme riche a interpellé le miséreux :
― Et toi, mon pauvre ami ! Ton courage m’a ému. Désormais, viens me
demander le matin ce dont tu as besoin – sois raisonnable ! – et tu n’auras plus à
aller te casser le dos dans la forêt.
Le pauvre homme, le front penché vers le sol, a longuement réfléchi, puis
relevant son visage tanné et souriant, il a répondu :
― Donne-moi une poignée de poussière.
Le richard en est resté quelques instants pantois. Mais, finalement, il a haussé
les épaules, s’est baissé, a ramené une poignée de poussière et l’a remise au
miséreux, qui l’a remercié et s’en est allé comme à son habitude vers la forêt, tout
en chantonnant entre ses dents.
À partir de là, tous les matins, le pauvre homme arrivait, demandait une
poignée de poussière, l’homme riche se baissait, se relevait et la lui remettait…
Jusqu’au jour enfin où il s’est fâché :
― Nom de Dieu ! Tu viens ici tous les matins, juste pour me demander une
poignée de poussière, tu ne peux donc pas la ramasser toi-même ?
Le miséreux a alors éclaté de rire, esquissé deux pas de danse et lui a
répondu :
― Non, je préfère quand c’est toi qui te baisses ! Tu vois, toi à qui tout est
donné, chaque matin, je me réjouis de te voir un peu suer. Oui, cela me réconforte
l’âme et me donne du courage pour toute la journée. Tes richesses, je n’en ai que
faire, ce que je veux de toi, c’est un peu d’effort attentionné. Et maintenant toi, du
haut de tes trésors, même ce tout petit plaisir, tu ne veux plus me l’offrir ?
L’homme riche a voulu protester, mais il n’a pu que bougonner… Et
brusquement, il a éclaté de rire. Son cœur s’était ouvert à une vérité première.
Alors, une fois encore, il s’est baissé, a ramassé la poussière pour le miséreux et la
lui a donné.
Jean-Jacques Fdida La Naissance de la Nuit et autres contes du monde entier
Paris, Didier Jeunesse, 2006
LE JEUNE PRINCE ET L'ETRANGER
À une époque lointaine, la pluie ne tombait plus sur un
petit royaume. Le soleil dardait implacablement ses rayons
brûlants sur la terre. Les lacs se desséchèrent et les rivières
tarirent. Même dans le château du roi, il n'y eut bientôt plus rien
à boire.
Ce matin-là, la reine manqua de force pour se lever. Le
jeune prince, inquiet, décida de partir lui-même à la recherche
d'eau, car aucun des serviteurs qu'il avait envoyés n'était revenu.
Il prit dans les cuisines désertes une cruche en terre. Il se
souvenait d'une source qui jaillissait au sommet d'une haute
montagne et tombait en cascade jusqu'en bas, dans la vallée.
Lorsqu'il trouva la source, quelques gouttes à peine suintaient d'un rocher.
Patiemment il remplit la cruche, goutte après goutte, et enfin, tout heureux, dévala
la montagne pour apporter au plus vite de l'eau à sa mère.
Tout à coup, il aperçut une vieille gitane, assise sous un arbre, sa longue jupe
bariolée recouverte de poussière. Il la reconnaissait pour l'avoir vue plusieurs fois
aux portes du château disant la bonne aventure. La pauvre femme, assoiffée,
n'avait plus la force de marcher. Le jeune prince s'agenouilla près d'elle, lui souleva
doucement la tête et lui versa quelques gorgées d'eau fraîche dans la bouche. Tout
de suite, la vieille dame se sentit mieux et lui sourit pleine de reconnaissance.
Le prince reprit la route en se hâtant. Quand il arriva au château, la jeune
esclave de sa mère lui ouvrit la lourde porte. La jeune fille semblait épuisée. Le
prince l'avait toujours vue travailler sans relâche depuis le jour où un marchand
l'avait ramenée de force de son lointain pays. Dernièrement, il la surprenait souvent
priant les dieux de ses ancêtres, les implorant de faire tomber la pluie. Le cœur du
prince se serra. Il tendit la cruche à la jeune esclave afin qu'elle puisse se désaltérer.
La jeune fille le remercia et, ses forces rétablies, accompagna le prince jusqu'aux
appartements de la reine.
Là, le jeune garçon aida sa mère à boire l'eau limpide. Après quelques
gorgées, la reine lui tendit le récipient et lui dit :
― Merci, mon fils. Bois maintenant, toi aussi.
Le prince, qui effectivement avait très soif, porta la cruche d'argile à ses
lèvres. Mais au même instant, des coups retentirent à la porte du château. Laissant
sa mère aux bons soins de la servante, le prince alla ouvrir.
Un étranger à la peau sombre se tenait debout sur le seuil de la porte.
L'homme paraissait épuisé. Il devait venir de loin, car il portait un costume inconnu
dans le royaume. Il vit la cruche d'argile dans les mains du jeune prince, et lui fit
comprendre par signes qu'il avait très soif. Le prince n'hésita pas et lui tendit le
récipient. L'homme but longuement et, tandis qu'il se désaltérait, son corps se
redressa et ses vêtements se mirent à flotter autour de lui, comme animés par une
brise invisible. Entre ses mains, la cruche d'argile prit la transparence du cristal.
Lorsque l'homme s'arrêta de boire, il sourit au jeune prince, d'un sourire plein de
douceur :
― Mon prince, lui dit-il, tu n'as pas montré le moindre signe de xénophobie ;
tu as su voir en moi, non pas un étranger, mais un frère. Ainsi, de cette cruche que
tu m'as tendue, jaillira une source qui désaltérera tous les habitants de ton royaume.
L'homme recula, puis fit tomber la cruche qui se brisa en mille gouttelettes
scintillantes. Elles formèrent une source d'eau pure et cristalline jaillissant du plus
profond de la terre. Le jeune prince goûta l'eau limpide, puis se redressa pour
remercier l'étranger, mais l'homme à la peau sombre avait déjà disparu. Le prince
vit sa silhouette se fondre dans le firmament et à cet endroit du ciel apparut une
belle lumière, d'un éclat pareil au plus pur cristal. Les habitants du pays se
souvinrent toujours, en regardant cette lumière, du jeune prince et de l'étranger.
Johanna Marin Coles ; Lydia Marin Ross
L’Alphabet de la Sagesse Paris, Ed. Albin Michel, 1999
FABLE DES DEUX SCORPIONS
Dieu avait créé la Terre, la mer, le ciel, les animaux bons, les animaux mauvais
pour l’homme. Enfin, il créa les scorpions, en ignorant s’ils seraient bons ou
méchants. Pour le savoir, il décida de les mettre à l’épreuve.
– Ma Terre est pauvre pour l’instant, dit-il aux deux scorpions, l’un noir, l’autre
jaune. J’ai besoin de richesses pour les hommes, pour leur construire des maisons,
des hôpitaux, des écoles, et tout ce qu’ils réclament pour vivre et élever leurs
enfants. Je vais donc vous confier une mission : vous me rapporterez toutes les
pierres précieuses que vous trouverez dans le désert. Elles sont enfouies très
profondément, mais vos dards vous aideront à les trouver.
Dieu les regarda dans les yeux.
– Ces richesses seront très utiles à mes hommes. Je vous paierai pour ce labeur
trois pierres précieuses chacun.
Et Dieu fronça les sourcils.
– C’est un travail long et difficile, et vous serez forcément tentés de garder les
pierres pour vous. Mais si vous me mentez, vous serez sévèrement punis.
Ainsi partirent les deux scorpions, après avoir juré leurs grands dieux, c’est le
cas de le dire, de remettre au bien public la plus petite des pierres rencontrées en
chemin. Amasser des trésors pour l’Etat, pour le bien de tous les hommes, ça n’est
pas comme trouver des richesses pour soi. Il faut lutter contre le désir de tout garder
pour soi ! Les scorpions partirent aussitôt, en affrontant la chaleur, le vent, le sable,
enfonçant leur dard profondément dans les dunes, dans les vagues, là où l’on
trouve, si l’on regarde bien, des rubis, des saphirs, des diamants facettés.
On sait que le désert regorge de richesses cachées, que ce soit des pierres
précieuses, des louis d’or, ou toute autre chose. On sait aussi que c’est la nuit,
quand tout le monde est endormi et que l’on se sent très seul, que l’on a une chance
de gagner. Car les richesses sont souvent enfouies loin des regards, ce qui rend le
travail de « chercheur d’or » fatigant, épuisant, sous 50 degrés le jour et moins 20
degrés la nuit, et sans une goutte d’eau à se mettre sous le dard ! Mais si ça n’était
pas fatigant, ça ne s’appellerait pas un trésor, n’est-ce pas ?
Le scorpion noir fouilla, fouilla, fouilla, encore et encore. Comme il était vif et
astucieux, il avait déjà trouvé cent diamants, six cents émeraudes, trois cents saphirs
et d’innombrables rubis. A mi-chemin, à cause de la fatigue, une mauvaise pensée
lui vint à l’esprit : «Tout ce travail ! Et pour récolter quoi ? Un pauvre petit diamant,
un quart d’ongle de rubis, une maigrelette émeraude, un saphir de rien du tout ?
Mais si je garde les plus belles pierres, je serai l’animal le plus riche et le plus
puissant de la Terre ! Et peut-être Dieu nous considérerait-il, nous, les scorpions,
avec autant de respect que les hommes.» Et, avec son dard, il enterra très
profondément, dans une cachette ultra-secrète, les plus belles pierres précieuses
dans le sable.
Pendant ce temps, le scorpion jaune traînait entre ses pattes le maigre trésor
amassé : trois rubis, cinq diamants, sept saphirs, un peu d’or gratté sur une pierre.
Le butin était maigre, car il avait passé beaucoup de temps à se dorer au soleil et
surtout à discuter avec le renard des sables et tous les habitants du désert, pour
tromper sa solitude.
Quand l’heure du bilan fut venue, Dieu fit venir devant lui les deux scorpions. Le
scorpion noir ne rapporta à Dieu que six pierres. Elles étaient toutes petites, ridicules
et mal fichues.
– Je n’en ai pas trouvé davantage, mon Dieu, mentit le scorpion noir. Mon frère
jaune a été trop rapide ! Il a tout ramassé avant moi !
En disant cela, ses deux yeux rougirent et flamboyèrent comme des rubis, signe
de mensonge et de fourberie. Dieu lui répondit calmement :
– Tu mens ! Tu as gardé tout le trésor pour toi tout seul ! Ce que tu as fait est
mal. D’abord, parce que tu m’as menti. Ensuite, et surtout, tu as volé la richesse des
hommes. Ton intérêt est passé avant celui des hommes. Et pour cela, tu seras
maudit ! Quand tu verras un homme, ou un animal, tu auras une irrésistible envie
de le piquer avec ton dard, et, si tu y parviens, tu le tueras.
Puis Dieu se tourna vers le scorpion jaune.
– Toi, tu as été très paresseux, tu as passé ton temps à tromper ta solitude. Mais
il faut avoir du courage et savoir supporter la fatigue et l’isolement pour trouver
des trésors. Ton dard piquera également, mais ne donnera de la fièvre que pendant
trois jours et trois nuits.
Depuis ce jour, quand les hommes voient un scorpion noir, ils l’écrasent avec
leurs pieds, à cause de la peur qu’il leur inspire. Mais quand ils voient un scorpion
jaune, ils savent bien qu’il est gentil, et ils le laissent en vie, tout en s’éloignant de
lui.
Sophie Carquain Petites histoires pour devenir grand
Paris, Ed. Albin Michel, 2003
Duin sur la planche
DU PAIN SUR LA PLANCHE
Autant vous prévenir que vous aurez fort à faire
quand votre tour sera venu
de vous occuper du monde où nous vous avons mis.
S’il ne s’agissait pour vous que de coudre sans aiguille ni fil,
de fabriquer des ordinateurs capables de rêver à votre place,
d’aller de Brest à Tokyo en trente secondes
ou de conquérir quelques lunes de plus !
Mais, au train haineux, stupide et pestilentiel
où nous avons mené les êtres et les choses,
vous allez devoir réinventer l’herbe et la paix,
l’oxygène et la justice, la truite et la bonté.
Quels conseils pourrions-nous vous donner,
nous qui marchons sur notre cœur
parce que nous ne voyons pas plus loin que le bout de nos idées ?
Jean Rousselot
CONTE DES TROIS ORANGES
Il y avait un roi qui était malade. De plus
en plus malade. Aucun médecin n’était capable
de le guérir. Sa maladie était telle qu’il
semblait devenir un morceau de bois sec. Lui
qui aimait tant manger de bonnes choses, ne
buvait plus qu’un peu d’eau ; lui qui aimait tant
rire et raconter de belles histoires, se taisait
tant et si bien que l’on croyait qu’il entrait dans
un dernier sommeil.
Il y avait dans le village un forgeron. Ce forgeron ne se contentait pas de
modeler le fer et de construire des outils. Il s’intéressait à ce qui se passait dans la
tête des hommes. Ayant appris la maladie du roi, il alla le trouver, lui disant que
peut-être il trouverait le remède.
— Pour vous guérir, dit-il finalement au roi, il vous faut manger trois oranges
qui se trouvent maintenant sous la patte de l’ogre.
Le roi l’écouta avec attention et aussitôt déclara :
— Je donnerai la moitié de mon royaume à celui qui ira me chercher les trois
oranges.
Le roi avait trois fils : l’aîné avait vingt ans, le cadet dix-sept ans et le plus
jeune quatorze. C’est l’aîné qui parla le premier.
— Je veux aller en quête de ces trois oranges, dit-il. Me donnerez-vous
l’autorisation ?
Le roi accepta. Le garçon fit ses provisions pour un long voyage et partit fier et
content. «A mon retour», se disait-il, «j’aurai la moitié du royaume de mon père.
L’autre moitié, je l’aurai après sa mort.» Son voyage fut long, très long et périlleux.
Défaillant de faim et de fatigue, il s’assit auprès d’une fontaine, sortit ses provisions
et se mit à manger. Bientôt sur le chemin apparut un vieil homme à barbe blanche
qui avançait difficilement.
— Bonjour, fit-il en saluant le prince. J’ai bien faim. Pouvez-vous me donner un
morceau de pain à manger ?
— Non, pauvre homme. Les vivres que je porte sont pour un long voyage. Je ne
sais si j’en aurai assez pour moi !
Le vieil homme à barbe blanche s’éloigna lentement en boitant. Quant au
prince, il chemina encore trois jours dans des montagnes désertiques. Tant et si bien
qu’il se perdit.
— Que vais-je devenir, gémissait le roi. Que vais-je faire ?
Le cadet se proposa. Il s’équipa pour un long voyage. Un jour, sur le chemin, il
rencontra un vieil homme à barbe blanche, puis l’on n’entendit plus parler de lui. Il
devait s’être perdu dans des montagnes désertiques.
— Je veux y aller, dit le plus jeune fils. Je suis sûr de réussir là où mes frères
ont échoué.
— Eh bien ! fit le roi, vas-y. Je te trouve encore bien jeune, mais je forme le
vœu que tu reviennes avec les trois oranges.
Le plus jeune fils du roi prépara son voyage et s’en alla loin, loin. Près de la
fontaine il rencontra un vieillard à la longue barbe blanche et ce vieillard lui
demanda à manger.
— Tenez, brave homme, asseyez-vous là, et prenez dans mes provisions.
Quand il y en a pour un, il y en a pour deux, dit le proverbe.
Le vieillard sourit et s’assit. Lorsqu’ils eurent bien mangé et bien bu, le vieillard
à barbe blanche demanda :
— Où allez-vous, jeune homme, dans ce pays perdu ?
— Je vais chercher les trois oranges qui sont sous la patte de l’ogre.
— Il vous faut aller derrière cette montagne. Là vous découvrirez une ferme
entourée de grands arbres. Il y a une femme qui pétrit en ce moment le pain et qui
nettoie les braises du four avec ses doigts.
Le garçon contourna la montagne et découvrit la ferme. Une vieille femme était
justement en train de nettoyer le four avec ses doigts.
— Ne faites pas cela, ma mère. Voyez ce bâton. J’y accroche un morceau de
mon manteau : cela sera bien plus pratique.
La vieille femme sourit et dit :
— Je vous remercie pour votre bonté, mais que faites-vous dans ce pays
perdu ?
— Je viens chercher les trois oranges qui sont sous la patte de l’ogre.
— Cela est bien dangereux, mais puisque vous avez été bon pour moi, je vais
vous renseigner : il faudra partir à minuit et vous arriverez vers quatre heures du
matin à la caverne de l’ogre. Il sera encore endormi sur un lit de feuilles sèches. Les
trois oranges sont cachées sous la plante de ses pieds. Voilà une fiole. Versez
quelques gouttes dans la gorge de l’ogre et cela le fera dormir encore plus
profondément. Alors n’hésitez plus, prenez les trois oranges et fuyez rapidement.
— Merci, dit le garçon. Je sais ce qu’il me reste à faire.
— Voici de tout petits miroirs qui ne coûtent rien. En vous sauvant, laissez-en
quelques-uns sur le bord du chemin.
Le jeune garçon entra dans la caverne, l’ogre dormait la bouche ouverte. Il y
versa le contenu de la fiole. Il alla alors gratter la plante des pieds et prit les trois
oranges, puis il bondit sur son cheval et se sauva au galop. L’ogre s’éveilla
rapidement et vit le jeune garçon qui fuyait et se lança à sa poursuite. Le garçon
jeta ici et là les petits miroirs. L’ogre ne pouvait pas résister au plaisir de se
regarder dedans. Ainsi il perdit beaucoup de temps et bientôt la trace du fugitif.
Le roi, pendant ce temps-là, se désolait et s’accusait de la mort de ses fils. Le
jeune homme arriva au château.
— Père, s’écria-t-il, je vous apporte les trois oranges.
Le roi et la reine furent heureux. L’aîné et le cadet, qui étaient revenus à pieds
et en haillons au château, furent par contre très jaloux mais ils ne le dirent pas.
Le roi guérit très vite et il donna son royaume tout entier à son plus jeune fils,
puis il le maria à la plus jolie princesse du pays.
Michel Cosem
Jean-Hugues Malineau ; Claire Nadaud (org.) Almanach
Amiens, La Charte Corps Puce Jeunesse, 1996
L’Abbé
Pierre
Benoît Marchon, Catherine Ponet et alii L’Abbé Pierre et l’espoir d’Emaüs (t.1)
Paris, 1989
LE PEUPLE QUI AIMAIT LES ARBRES
Il y a bien longtemps en Inde, quand les princes de la guerre régnaient sur le
pays, vivait une jeune fille qui aimait les arbres. Elle s’appelait Amrita. Amrita vivait dans un pauvre village aux maisons de boue séchée, en bordure
d’un grand désert. Tout près du village s’élevait une forêt. Chaque jour Amrita courait vers la forêt, sa longue natte dansant dans son
dos. Quand elle retrouvait son arbre préféré, elle l’entourait de ses bras. «Mon cher arbre », s’écriait-elle, « tu es si grand et tes feuilles sont si vertes ! Comment pourrions-nous vivre sans toi ?» Car Amrita savait que les arbres l’abritaient du soleil brûlant du désert. Les arbres la protégeaient des terribles tempêtes de sable. Et là où poussaient les arbres on trouvait l’eau, cette eau si précieuse. Avant de quitter la forêt, Amrita embrassait son arbre préféré, puis lui murmurait : «Arbre, si un jour tu as des ennuis, je te défendrai.»
L’arbre lui répondait dans un bruissement de feuilles. Un jour, juste avant les pluies de la mousson, une énorme tempête de sable
tourbillonna dans le désert. En quelques instants, le ciel devint aussi noir que la nuit. Des éclairs déchiraient le ciel et le vent fouettait les arbres tandis qu’Amrita se précipitait chez elle. De sa maison, elle entendait le sable qui venait cingler les volets. Après la tempête, il y eut du sable partout – dans les vêtements d’Amrita, dans ses cheveux et même dans sa nourriture. Mais elle était sauvée et son village aussi, grâce aux arbres qui les avaient défendus au plus fort de la tempête.
Plus Amrita grandissait, plus elle aimait les arbres. Bientôt, elle eut des enfants qu’elle emmenait avec elle dans la forêt.
«Ils sont vos frères et vos sœurs», leur disait-elle. «Ils nous abritent du soleil brûlant du désert, nous protègent des terribles tempêtes de sable, et nous montrent où trouver l’eau que nous buvons», leur expliquait-elle. Puis Amrita apprenait à ses enfants à aimer et à protéger les arbres comme elle le faisait.
Chaque jour, quand elle quittait la forêt, Amrita allait puiser de l’eau à la
source du village. Elle portait l’eau dans une grande cruche d’argile, posée en équilibre sur le dessus de sa tête.
Un matin, près de la source, Amrita vit un groupe d’hommes armés de lourdes haches. Ils se dirigeaient vers la forêt. Elle entendit ces mots : «Abattez tous les arbres que vous rencontrerez», ordonnait le chef des bûcherons. «Le Maharajah a besoin de beaucoup de bois pour construire sa nouvelle forteresse.»
Le Maharajah était un prince puissant qui régnait sur de nombreux villages. Sa
parole faisait loi. Amrita eut peur. «Les coupeurs d’arbres détruiront notre forêt», pensa-t-elle. «Nous ne serons plus abrités du soleil ni protégés des tempêtes de sable. Nous ne saurons plus comment trouver l’eau dans le désert !»
Amrita courut se cacher dans la forêt. De sa cachette, elle entendait les coups de hache qui fendaient ses arbres bien-aimés. Soudain, Amrita vit le chef des bûcherons brandir le fer de sa hache vers son arbre préféré.
«Ne coupez pas cet arbre ! » s’écria-t-elle en bondissant. Elle se mit devant son arbre. «Écarte-toi !» gronda le bûcheron. « Je vous en prie, laissez mon arbre, » supplia Amrita. «Coupez-moi plutôt.». Elle protégeait son arbre de toutes ses forces, mais le bûcheron la poussa et brandit sa hache. Lui, il ne voyait que l’arbre qu’on lui avait demandé de couper. Le bûcheron frappa encore et encore, jusqu’à ce que l’arbre d’Amrita s’abatte sur le sol. Amrita tomba à genoux, les yeux remplis de larmes. Ses bras étreignirent tendrement les branches mourantes de l’arbre.
Au village, quand ils surent ce qui venait de se passer, hommes, femmes et
enfants coururent vers la forêt. L’un après l’autre, ils se placèrent devant les arbres pour les défendre. Chaque fois que les bûcherons s’avançaient pour couper un arbre, les villageois se dressaient sur leur chemin. «Le Maharajah le saura !» menaça le chef des bûcherons. Mais le peuple ne céda pas.
Le Maharajah entra dans une grande colère quand il vit les bûcherons revenir les mains vides. «Où est le bois que je vous ai envoyés couper ?» hurla-t-il.
«Votre Altesse, nous avons bien essayé de couper les arbres pour votre forteresse, mais où que nous allions, les villageois les entouraient de leurs bras pour nous en empêcher», répondit le chef des bûcherons.
Le Maharajah fendit l’air avec son épée. «Me désobéir coûtera cher à ces défenseurs d’arbres !» Il enfourcha son cheval le plus rapide et galopa vers la forêt. À sa suite venaient de nombreux soldats, montés sur des chameaux aux longues pattes et sur des éléphants aux défenses ornées de pierres précieuses.
Le Maharajah trouva les habitants du village rassemblés près de la source. «Qui a osé défier mon ordre ?» demanda-t-il. Amrita hésita un instant, puis
elle s’avança. «Oh, Grand Prince ! Nous ne pouvions laisser les bûcherons détruire notre
forêt», dit-elle. «Ces arbres nous abritent du soleil brûlant du désert. Ils nous protègent des tempêtes de sable qui détruiraient nos récoltes et enseveliraient notre village. Ils nous montrent où trouver l’eau, si précieuse à boire.»
«Sans ces arbres, je ne puis construire une solide forteresse !» insista le Maharajah.
«Mais sans ces arbres, nous ne pouvons survivre», répliqua Amrita. Le Maharajah lui lança un regard furieux. «Coupez-les !» hurla-t-il. Les villageois se précipitèrent dans la forêt tandis que les soldats faisaient
briller leurs épées et se rapprochaient pas à pas. Le sable se mit alors à tourbillonner autour de leurs pieds et les feuilles tremblèrent sur les arbres. Au moment où les soldats atteignaient la forêt, le vent du désert rugit, soulevant tant de sable qu’ils y voyaient à peine.
Pour échapper à la tempête, les soldats coururent se mettre à l’abri des arbres. Amrita étreignit son arbre préféré, et les villageois cachèrent leur visage quand le tonnerre éclata sur la forêt. Jamais ils n’avaient affronté une telle tempête. Enfin, lorsque le vent s’apaisa, ils sortirent lentement de la forêt.
Amrita ôta le sable de ses vêtements et regarda autour d’elle. Des branches d’arbres brisées étaient éparpillées partout. Dans le champ, les grains de blé jonchaient le sol. Le sable s’était amoncelé tout autour de la source. Amrita comprit que seuls les arbres avaient empêché le désert de détruire le village.
Le Maharajah se tenait près de la source et regardait fixement la forêt. Il resta songeur un long moment, puis s’adressa aux villageois.
«Vous avez prouvé votre courage et votre sagesse. Vos arbres vous protègent, et désormais ils ne seront plus coupés. Votre forêt restera à jamais un joyau de verdure dans le désert.»
Le peuple se réjouit aux paroles du Maharajah. Ils chantèrent et dansèrent très tard dans la nuit, et illuminèrent le ciel de feux d’artifice.
Dans la forêt, les enfants décorèrent les arbres de fleurs et de guirlandes de papiers multicolores. Et pour ne pas oublier le grand sacrifice de l’arbre d’Amrita, ils firent de l’endroit où il était tombé un lieu sacré.
De nombreuses années se sont écoulées depuis ce jour-là, mais on dit qu’Amrita
vient toujours vénérer les arbres dans la forêt. «Chers arbres, vous êtes si grands et vos feuilles sont si vertes ! Comment vivre
sans vous ?» Amrita sait que les arbres abritent les hommes du soleil brûlant du désert. Les arbres protègent les hommes contre les terribles tempêtes de sable du
désert. Les arbres montrent où trouver l’eau si précieuse. Heureux et sages sont les hommes qui vivent auprès d’eux.
Deborah Lee Rose Le peuple qui aimait les arbres :
Conte écologique populaire Deflandre, 1992
LUTTE CONTRE LE SYSTEME Déjà ton troisième adversaire apparaît.
Il est cubique, titanesque, froid.
Il est doté de chenilles
qui écrasent tout.
C'est le système social
dans lequel tu es inséré.
Sur ses tours tu reconnais
plusieurs têtes.
Il y a celles
de tes professeurs,
de tes chefs hiérarchiques,
des policiers,
des militaires,
des prêtres,
des politiciens,
des fonctionnaires,
des médecins,
qui sont censés toujours te dire
si tu as agi bien ou mal.
Et le comportement que tu dois adopter
pour rester dans le troupeau.
C'est le Système.
Contre lui ton épée ne peut rien.
Quand tu le frappes,
le Système te bombarde
de feuilles :
carnets de notes,
P.V., formulaires de Sécurité sociale à
compléter si tu veux être remboursé,
feuilles d'impôts majorés pour cause de
retard de paiement,
formulaires de licenciement,
déclarations de fin de droit
au chômage,
quittances de loyer, charges
locatives, électricité, téléphone, eau,
impôts locaux, impôts
fonciers, redevance, avis de saisie
d'huissier, menace de fichage à la
Banque de France, convocations pour
éclaircir ta situation familiale,
réclamations de fiche d'état civil
datée de moins de deux mois…
Le Système est trop grand, trop
lourd, trop ancien, trop complexe.
Derrière lui, tous les assujettis au
Système avancent, enchaînés.
Ils remplissent hâtivement
au stylo des formulaires.
Certains sont affolés
car la date limite est dépassée.
D'autres paniquent car il leur manque
un papier officiel.
Certains essaient, quand c'est trop
inconfortable, de se dégager un peu
le cou.
Le Système approche.
Il tend vers toi un collier de fer
qui va te relier à la chaîne de tous
ceux qui sont déjà ses prisonniers.
Il avance en sachant que tout va se
passer automatiquement et que tu n'as
aucun choix ni aucun moyen de l'éviter.
Tu me demandes que faire.
Je te réponds que, contre le Système, il
faut faire la révolution.
La quoi ?
LA RÉVOLUTION.
Tu noues alors un turban rouge sur ton
front, tu saisis le premier drapeau qui
traîne et tu le brandis en criant :
«Mort au Système.»
Je crains que tu ne te trompes.
En agissant ainsi, non seulement tu n'as
aucune chance de gagner, mais tu
renforces le Système.
Regarde, il vient de resserrer les colliers
d'un cran en prétextant que c'est pour
se défendre
contre «ta» révolution.
Les enchaînés ne te remercient pas.
Avant, ils avaient encore un petit espoir
d'élargir le métal en le tordant.
À cause de toi,
c'est encore plus difficile.
Désormais, tu as non seulement le
Système contre toi, mais tous les
enchaînés.
Et ce drapeau que tu brandis, est-il
vraiment le «tien» ?
Désolé, j'aurais dû t'avertir.
Le Système se nourrit de l'énergie de ses
adversaires.
Parfois il fabrique leurs drapeaux, puis
les leur tend.
Tu t'es fait piéger !
Ne t'inquiète pas : tu n'es pas le
premier.
Alors, que faire, se soumettre ?
Non.
Tu es ici pour apprendre à vaincre et
non pour te résigner.
Contre le Système il va donc te
falloir inventer une autre forme de
révolution.
Je te propose de mettre entre
parenthèses une lettre.
Au lieu de faire la révolution des
autres, fais ta (r)évolution
personnelle.
Plutôt que de vouloir que les autres
soient parfaits,
évolue toi-même.
Cherche, explore, invente.
Les inventeurs,
voilà les vrais rebelles !
Ton cerveau est le seul territoire à
conquérir.
Pose ton épée.
Renonce à tout esprit de violence, de
vengeance ou d'envie.
Au lieu de détruire ce colosse
ambulant sur lequel tout le monde
s'est déjà cassé les dents,
ramasse un peu de terre et bâtis
ton propre édifice dans ton coin.
Invente. Crée. Propose autre chose.
Même si ça ne ressemble au début
qu'à un château de sable, c'est la
meilleure manière de t'attaquer à cet
adversaire.
Sois ambitieux.
Essaie de faire que ton propre système
soit meilleur que le Système en place.
Automatiquement le système ancien sera
dépassé.
C'est parce que personne ne propose
autre chose d'intéressant que le Système
écrase les gens.
De nos jours, il y a d'un côté les forces
de l'immobilisme qui veulent la
continuité, et de l'autre, les forces de la
réaction qui, par nostalgie du passé, te
proposent de lutter contre l'immobilisme
en revenant à des systèmes archaïques.
Méfie-toi de ces deux impasses.
Il existe forcément une troisième voie
qui consiste à aller de l'avant.
Invente-la.
Ne t'attaque pas au Système,
démode-le !
Allez, construis vite.
Appelle ton symbole et introduis-le dans
ton château de sable.
Mets-y tout ce que tu es : tes couleurs,
tes musiques, les images de tes rêves.
Regarde.
Non seulement le Système commence à
se lézarder.
Mais c'est lui qui vient examiner ton
travail. Le Système t'encourage à
continuer.
C'est ça qui est incroyable.
Le Système n'est pas «méchant», il
est dépassé.
Le Système est conscient de sa propre
vétusté.
Et il attendait depuis longtemps que
quelqu'un comme toi
ait le courage de proposer
autre chose.
Les enchaînés commencent à discuter
entre eux.
Ils se disent qu'ils peuvent faire de
même.
Soutiens-les.
Plus il y aura de créations originales,
plus le Système ancien devra
renoncer à ses prérogatives.
Bernard Werber Le Livre du Voyage
Paris, Albin Michel, 1997
UN COMPTE A REGLER
Dix amis sont morts à la guerre
Dix femmes sont mortes à la guerre
Dix enfants sont morts à la guerre
Cent amis sont morts à la guerre
Cent femmes sont mortes à la guerre
Cent enfants sont morts à la guerre
Et mille amis et mille femmes et mille
enfants
Nous savons bien compter les morts
Par milliers et par millions
On sait compter mais tout va vite
De guerre en guerre tout s’efface
Mais qu’un seul mort soudain se dresse
Au milieu de notre mémoire
Et nous vivons contre la mort
Nous nous battons contre la guerre
Nous luttons pour la vie.
Paul Éluard
SAUVE-TOI, ÉLIE !
Pour Liane Krochmal, convoi 71.
Pour Liliane, Pour Pierre,
Pour Philippe, qui n'ont jamais vraiment grandi.
Pour tous les enfants cachés et ceux qui n'ont pas eu
la chance de l'être.
On est parti sans fermer à clef. Maman pleurait. C'était un matin, en juin, juste
avant la fin de l'école. J'étais en train de jouer aux dames avec de petits morceaux
de pain, sur la toile cirée à carreaux de la cuisine. Monsieur Perrier, le voisin qui est
agent de police, est venu taper à notre porte.
Il a chuchoté quelque chose à Papa. J'ai entendu : «Ralph… Yves». Je ne
connaissais personne de ces noms-là. Moi, je m'appelle Élie.
Maman m'a fait entasser quelques vêtements dans mon cartable. J'ai rajouté le
livre de Robinson Crusoé que je venais de recevoir pour mes sept ans.
― Nous allons te cacher à la campagne et nous viendrons te chercher après.
― Après quoi ?
J'ai dû enfiler mon manteau sur ma blouse grise. On était presque en été, il
faisait chaud. J'ai compris que c'était pour qu'on ne voie pas l'étoile jaune que
Maman avait cousue dessus le 9 juin, le jour de mon anniversaire.
Après, on est allé à la gare à pied. On n'a pas pris l'autobus. Dès que le train
a quitté Paris, j'ai écrasé mon nez contre la vitre pour compter les vaches dans les
champs. Papa serrait les dents. Maman reniflait. À l'arrivée, on a demandé la ferme
de monsieur François. Au bout d'un chemin, on l'a vu appuyé contre une grille
rouillée. Il a enlevé son mégot jaune de sa bouche.
Il ne sentait pas bon. Je ne voulais pas rester. Papa m'a posé la main sur
l'épaule. Maman m'a caressé les cheveux :
― Ce sera comme des vacances, elle m'a dit à l'oreille. J'ai ravalé mes
larmes.
J'ai vu une femme qui poussait une brouette le long de la mare, et des lapins,
et des canards, comme sur le livre de lecture, à mon école. Papa a glissé une
enveloppe à monsieur François. Avant de partir, Maman s'est agenouillée devant
moi. En me parlant, elle remontait tout le temps le col de mon manteau comme si
j'avais froid.
― Écoute bien, mon Élie. À partir de maintenant tu t'appelles Émile. Émile, tu
entends? Et monsieur et madame François seront ton oncle et ta tante. Il faut que tu
sois sage. On reviendra.
Papa et Maman, je les ai vus partir au bout du chemin. Je ne voulais plus
bouger, avec mon cartable sur le dos. Madame François m'a fait entrer dans la
ferme. Devant moi, sur la longue table, elle a posé un grand bol de lait chaud.
Il y avait de la peau, mais je n'ai rien dit. Maman n'était plus là pour me
l'enlever. Sur la nappe un peu collante, une mouche étirait ses pattes. J'ai vu qu'ici,
je ne pourrais pas jouer aux dames à cause des affreux petits bouquets de fleurs
dessinés partout.
Le soir, je suis monté me coucher au grenier. Personne ne m'a embrassé pour
me dire bonne nuit. J'avais peur. J'ai pleuré longtemps. À la fin, j'ai pris mon livre
de Robinson dans mes bras et je me suis endormi. Les couvertures piquaient. J'ai fait
un cauchemar. J'étais sur une île déserte. Vendredi me poursuivait pour me tuer et je
courais autour d'une mare boueuse.
Au matin des cris m'ont réveillé : «Émile ! Émile !» Je me suis rappelé que
c'était moi. J'avais école. Le maître s'est tout de suite moqué de moi devant les
autres, à cause de mon accent de Paris. Ensuite, il y a eu dictée. J'ai fait tellement de
fautes que je me suis retrouvé avec le bonnet d'âne enfoncé jusqu'aux yeux et ma
page de dictée arrachée et épinglée sur le devant de ma blouse.
Presque à la place de l'étoile que madame François avait décousue en
marmonnant :
― Il nous fera tous prendre, celui-là ! Les jours suivants, j'ai été puni de
récréation. J'ai dû copier cent fois : «On n'écrit pas : machine allemand, on écrit :
machinalement.»
À Paris, j'étais le premier de ma classe et mon porte-plume ne crachait jamais.
Et puis, les grandes vacances sont arrivées. Papa et Maman ne sont pas venus
me chercher. Tout l'été, j'ai porté à boire aux bêtes et j'ai appris à mener les vaches.
C'était la Capucine, ma préférée. Je lui disais tout. Son museau était blanc et rose et
chaud et doux. Doux comme Totor, mon ours que j'avais laissé à Paris. J'avais lu
tout Robinson et je n'avais plus peur de Vendredi. J'avais juste encore peur du
maître quand la rentrée est arrivée.
Mais j'avais surtout peur d'une chose : qu'on fasse du mal à Papa et à Maman,
qu'ils ne puissent plus jamais venir me chercher, qu'ils oublient où ils m'avaient caché,
qu'ils ne me reconnaissent plus parce que j'aurais trop grandi.
J'ai même essayé d'arrêter de manger pour arrêter de grandir, mais ça n'a pas
marché. J'avais trop faim. Les François me répétaient que je mangeais comme
quatre, que je n'étais pas une bonne affaire et qu'ils verraient quoi décider parce
que l'enveloppe serait bientôt vide. Ils riaient.
Un jour, ils ont dit que la France était coupée en deux. Une autre fois, ils ont
eux aussi parlé de Ralph et de Yves. Je tournais la manivelle du moulin à café en
faisant le train. Et puis, il n'y a plus eu de café. L'hiver est revenu. Je m'étais habitué
à me laver à la pompe. L'eau glacée giclait sur l'évier de pierre. Il y avait de l'eau
chaude au robinet de la cuisinière à bois, mais c'était réservé à la grande toilette,
celle du dimanche, avant la messe.
Pour faire pipi et le reste, il fallait aller dehors sur le fumier, derrière la
grange.
― Et que personne ne te voie ! m'avait prévenu monsieur François. Dégourdi
comme tu es, tu pourrais nous faire prendre…
Pourtant, lui, il ne se gênait pas. Voyant mon étonnement, madame François
avait ajouté :
― C'est comme pour ton étoile quand t'es arrivé chez nous, rapport à la
guerre…
Je ne comprenais pas plus. Je n'avais pas encore huit ans.
C'est à cette période-là que je me suis aperçu que la vieille voisine des François
m'espionnait. Elle en profitait pendant qu'elle rinçait les bidons de lait avant la
traite. Un jour, elle m'a fait signe d'un doigt crochu pour que j'approche de la
barrière.
― Alors, le neveu, on t'a oublié à la consigne ? Ils ont perdu ton adresse, tes
parents? Pas perdue pour tout le monde… T'y couperas pas, j'te garantis !
De peur, je suis parti en courant. J'avais compris qu'elle voulait me couper
quelque chose, mais je ne savais pas quoi. La nuit, j'ai appelé Maman et Papa dans
mon matelas de paille. Il n'y a que Tommy, un chien du village, qui m'a fait une
visite.
Un jour, j'ai vu Mariette, sa petite-fille à la méchante sorcière. Elle avait un
canif à la main. J'ai cru qu'elle était envoyée par sa grand-mère pour me tuer, mais
elle voulait juste jouer avec moi. Je l'ai trouvée belle avec son nœud rouge dans les
cheveux. Peut-être qu'elle était cachée comme moi et qu'elle n'avait pas le droit de
le dire. Peut-être qu'elle était vraiment de leur famille et qu'elle était gentille.
On a décidé de jouer tous les deux. Pourtant, au village, on ne s'était jamais
parlé. On s'est fabriqué une cabane. Les murs étaient tapissés de papier journal. La
table en rondins, le lit de branches. On a joué au mariage. J'étais son roi, elle était
ma reine. On s'était fabriqué des couronnes.
Mariette était un peu plus grande que moi, mais elle me jurait que ça ne faisait
rien, qu'on se marierait pour de bon quand on aurait l'âge et que la guerre serait
finie. J'ai dit oui. Je venais d'avoir huit ans. Après, il y a
eu un été et un autre hiver. Mariette et moi, on jouait
toujours ensemble. En avril, elle m'a dit qu'elle avait un
secret, mais qu'elle n'avait pas le droit de me le dire à
cause de sa grand-mère.
― Moi aussi, j'ai dit. Un gros secret.
J'avais souvent eu envie de tout lui raconter : le faux
Émile, l'étoile jaune cousue puis décousue, les François et
l'enveloppe, et mes parents qui m'avaient abandonné
depuis deux ans.
Ce mercredi, on avait décidé de jouer au mariage presque en vrai dans
l'église, après l'école. Je lui avais mis une couronne de coquelicots, à Mariette. On
est entré en se tenant par la main. Dans une tache de lumière, on a vu sa grand-
mère qui priait. Elle a relevé la tête et elle a cloué ses deux yeux au milieu de mon
front.
Vite, Mariette m'a tiré dehors. Elle avait le fou rire et très envie de faire pipi.
― Moi aussi, j'ai dit.
On est allé derrière l'église. On rigolait, moi debout, elle accroupie. Tout à
coup, elle m'a regardé d'un air bizarre. Elle s'est relevée, a remonté sa culotte et, en
bafouillant quelque chose, elle est partie comme une flèche en me laissant tout seul.
Je me suis reboutonné et je suis rentré. Après le souper et la vaisselle, je suis ressorti
pendant que les François écoutaient les nouvelles à la radio. Près de l'écurie,
derrière la haie, j'ai vu la mère de Mariette qui étendait le linge. J'ai demandé à
voir Mariette, alors elle a hurlé :
― Plus de Mariette ! Fini Mariette ! Bas les pattes ! Et ne l'approche plus,
sinon…
Elle a fait un geste de la main comme si elle égorgeait un poulet :
― Couic ! Comme tes parents ! Comme tous ceux de votre espèce ! Ses pinces
à linge sont tombées dans l'herbe. J'ai couru loin.
La nuit est tombée. J'ai couru jusqu'à ce que je n'en puisse plus. Je ne voulais
plus retourner à la ferme. Je voulais retrouver Papa et Maman. Tout de suite. Vers
la gare, je suis passé à côté de la grande maison, celle où on dit qu'il y a comme
une colonie de vacances avec des enfants toute l'année. Leur chien Tommy est venu.
Je m'étais recroquevillé dans les buissons. Il m'a léché les bras et les jambes.
J'étais tout égratigné. Deux camions bâchés m'ont réveillé. C'était le matin. Du fossé
où j'étais, j'ai tout vu : les gendarmes et les soldats allemands avec leurs fusils. Je
n'ai pas bougé, pas respiré. C'est sûr, ils venaient me chercher. Quelqu'un de chez
Mariette avait dû me dénoncer ou bien, c'étaient les François à cause de l'enveloppe
qui était vide. Des branches d'aubépine me griffaient.
Mais les gendarmes ont montré la grande maison et ils sont montés par la
longue terrasse avec les soldats. Les fusils pointés, ils ont fait sortir tous les enfants,
même les petits qui pleuraient, en pyjama. Ils les ont jetés dans les camions, entassés
à coups de hurlements : «Schnell ! Schnell !»
J'ai entendu crier : «Liane, Liane, reviens !» C'est alors que je l'ai vue, la petite
fille, essoufflée d'avoir traversé le pré. Quand elle m'a aperçu, elle a eu peur.
Debout derrière le fil barbelé de la clôture, elle restait coincée.
― Saute ! j'ai dit. Je m'appelle Élie.
À ce moment-là, Tommy est arrivé, tout joyeux, en aboyant. Il croyait qu'on
jouait à cache-cache. Il ne voulait pas se taire.
― Vas-y, saute, Liane !
― Je ne peux pas. Sauve-toi, Élie !
Je n'ai pas eu le temps de l'aider. Le bruit des bottes s'est approché.
― Non, pas le gamin, a dit le gendarme. C'est Émile, le neveu des François. Il
est du village.
Alors, le soldat a attrapé la petite fille par le bras. Elle criait, Liane, elle ne
voulait pas, elle se débattait de toutes ses petites forces.
― Toi, retourne à la ferme, m'a ordonné le
gendarme. File !
Quelques minutes plus tard, les deux camions
remplis d'enfants m'ont doublé sur la descente de la
crête. Ça a fait un nuage de poussière. Des pleurs, des
chants sortaient des bâches fermées.
Je le sais que Liane est partie pour toujours dans
le grand ventre de la guerre. Tous, ils sont partis. Oui,
je le sais. Je comprends. Je vais bientôt avoir neuf ans.
J'attends.
Est-ce que Maman viendra me coudre une nouvelle étoile pour mon
anniversaire ?
Élisabeth Brami ; Bernard Jeunet Sauve-toi, Élie !
Paris, Seuil Jeunesse, 2003
QUAND FLORICA PREND SON VIOLON
Ce matin, Florica est arrivée à la gare. La grande gare de la grande ville.
Hier, elle a marché toute la journée jusqu’au train. Elle a voyagé toute la nuit.
Voyagé, ou plutôt fui, car dans son pays c’est la guerre. Une explosion
épouvantable, la maison en feu, et personne pour éteindre le début d’incendie. Alors
vite ! Florica a fourré quelques vêtements dans son sac à dos, puis elle a pris son
ourson et, surtout, son violon dans son étui. Et avec ses parents, elle s’est enfuie loin
du village.
Quand ils descendent du train, c’est un autre pays. Les gens ont l’air pressé, ils
parlent une drôle de langue. Florica les regarde
s’agiter, elle ne comprend pas leurs paroles. Elle se sent
perdue… Heureusement, des gens très généreux ont
prêté un logement aux parents de Florica.
Et à l’école du quartier, il y a une place pour elle,
dans la classe des petits. Elle va pouvoir apprendre le
français, la drôle de langue qu’elle a entendue à la
gare.
Le premier jour, son père l’accompagne.
Dès qu’ils l’aperçoivent, les petits se moquent d’elle.
— Elle n’est pas d’ici ! D’où tu viens ??
— Regarde ses lunettes, eh, tu les as piquées à ta grand-mère ou quoi ?
Tout le monde rigole. Tout le monde sauf Florica.
Ce matin, Florica a emporté son violon.
Après la classe, elle va prendre une leçon à l’école de musique. En voyant son
étui, les petits se moquent encore.
— C’est quoi ce truc ? Sa boîte à mitraillette ?
— Non, c’est son panier pour aller au marché, elle mange que des poireaux!
— Attention, elle a caché un crocodile dedans !
Tout le monde rigole. Tout le monde sauf Florica. Elle est même de plus en plus
triste, mais personne ne s’en aperçoit. Personne, sauf Antoine. À la sortie de l’école,
il l’aborde :
— Tu rentres chez toi, Florica ?
— Non. Je vas écoll de muzzique.
— Pour quoi faire ? questionne Antoine.
— Pour jouer violon...
— Tu veux bien que je vienne avec toi ?
Florica lui sourit et fait oui de la tête. Dans cette école,
on entend de la musique partout, derrière chaque porte.
Antoine reconnaît le son d’un piano, d’une trompette et d’une
flûte.
Le prof de Florica est très gentil. Il permet à Antoine de
rester, à condition de ne pas faire de bruit. Florica joue drôlement bien, tantôt en
solo, tantôt en duo avec son professeur. Antoine les écoute sans bouger.
Un jour, à l’école, les petits sont en train de dessiner quand, tout à coup, de
gros nuages noirs envahissent le ciel. Des nuages d’orage qui rendent nerveux. Les
éclairs tombent de tous côtés, le tonnerre gronde et claque comme un fouet. Crac !
Plus de lumière : c’est un éclair qui a coupé le courant électrique.
— Je vais chercher des bougies, dit la maîtresse. Restez tranquilles.
Les enfants ont très peur. Ils crient et se cachent sous leurs tables en pleurant.
Florica voudrait bien les calmer. Mais comment ?
Soudain elle a une idée, une très bonne idée. Tout doucement, elle sort le
violon de son étui, décroche l’archet...
… Un… puis deux… puis trois sons montent dans l’obscurité de la salle de
classe et se balancent doucement. On dirait une berceuse. Puis, toute une ribambelle
de notes forme une danse. C’est qu’elle joue vite, Florica ! Elle a choisi de faire
chanter à son violon un air de son pays. Il est
gai, il est triste, les deux à la fois. Et, grâce à
lui, tous les petits ont oublié l’orage.
Quel dommage ! L’électricité revient… Les
enfants applaudissent.
— Merci Florica, et bravo ! dit la
maîtresse.
Puis elle ajoute :
— Il n’y a pas de devoirs pour demain. Mais vous ferez tous un beau dessin ou
un poème pour remercier Florica.
— Youpiiiiii ! crient les enfants.
Maintenant, ils veulent tous être copain ou copine avec Florica. Mais elle n’a
qu’un seul et véritable ami : c’est Antoine. Il l’accompagne chaque semaine à son
cours de violon.
Le professeur de musique a donné une belle flûte à Antoine.
— Essaie un peu de jouer là-dessus !
Antoine a essayé et il a beaucoup aimé le son de la flûte. Désormais il en joue
tous les jours. Très vite, il arrive à jouer des morceaux avec Florica. Violon et flûte,
flûte et violon, c’est très amusant et un peu magique aussi...
Et si vous alliez donner un petit concert à l’école ? propose le professeur de
musique.
— Bonne idée ! s’écrie Florica. Et après, on ira jouer à l’hôpital, pour les
enfants malades. On fait ça très souvent dans mon pays. La musique, ça aide à
guérir et à oublier ses soucis !
— Quels morceaux veux-tu jouer, Antoine ?
— Euh... Les plus faciles ? Oh et puis non, des difficiles aussi ! Je travaillerai
tous les jours, je ferai des progrès !
Les enfants préparent dix morceaux et, avec l’aide du professeur, ils dessinent
une belle affiche. Toute l’école vient les écouter. C’est un triomphe, un concert
magnifique ! En sortant de là, tous les enfants sont décidés à apprendre un
instrument.
Et après ?
Eh bien après, Florica et Antoine ont continué à jouer ensemble, partout et très
souvent. Pour leur plaisir !
Gerda Müller Quand Florica prend son violon Paris, l’école des loisirs, 2001
(adaptation)
LE CONTE DE LA PLANETE ESPERE
Il était une fois un groupe d'hommes et de femmes qui, désespérés de vivre sur
une planète où régnaient l'incommunication, l'incompréhension, la violence, l'injustice
et l'exploitation du plus grand nombre par des minorités bureaucratiques, politiques
ou militaires, décidèrent de s'exiler. Oui, de quitter leur planète d'origine, la planète
TAIRE, pour aller vivre sur une planète différente qui avait accepté de les accueillir.
Il faut que je vous dise dès maintenant ce qui faisait la particularité de cette planète
différente, appelée ESPÈRE.
Il s'agit en fait d'un phénomène relativement simple, mais dont la rareté
méritait une grande attention. Sur cette planète, dès leur plus jeune âge, les enfants
apprenaient à communiquer, c'est-à-dire à mettre en commun. Ils apprenaient à
demander, à donner, à recevoir ou à refuser. Vous allez certainement sourire ou
être incrédules devant quelque chose qui peut paraître si puéril ou encore si évident
que cela ne retient l'attention ou l'intérêt de personne. Vous allez penser que
j'exagère ou que j'ai une arrière-pensée trouble. Si c'est le cas, cela vous appartient.
Je vous invite quand même à écouter la suite.
Sur la planète ESPÈRE, qui avait en elle aussi une longue histoire de guerres et
de destructions sur plusieurs millénaires, on avait enfin compris que ce qui fait la
sève de la vie, ce qui nourrit le bien-être, l'énergie vitale et surtout ce qui donne à
l'amour sa vivance, c'était la qualité des relations qui pouvaient exister entre les
humains : entre les enfants et les parents, entre les adultes eux-mêmes. Cette
découverte ne s'était pas faite sans mal, il avait fallu l'acharnement et la foi de
plusieurs pionniers, la rigueur et la cohérence de ceux qui suivirent, pour accepter ce
qui était depuis longtemps si masqué, si voilé, à savoir que tous les habitants étaient
à l'origine des infirmes, des handicapés de la communication. Par exemple, que
beaucoup justement ne savaient pas demander, et donc prendre le risque d'une
acceptation ou d'un refus. Mais qu'ils prenaient, imposaient, culpabilisaient,
violentaient pour avoir, pour obtenir.
Oui, je dois vous le dire tout de suite, le dieu qui régnait dans cette époque
lointaine sur la planète ESPÈRE était le dieu AVOIR. Chacun voulait acheter, voler,
déposséder les autres, enfermer dans des coffres, capitaliser le dieu AVOIR. Celui-ci
régnait sur les consciences, imposait ses normes, et sa morale régulait la circulation
des richesses, violait toutes les lois humanitaires, contournait tous les règlements à
son seul profit. La plupart des humains de l'époque ne savaient plus donner, ils
vendaient, échangeaient, trichaient pour échapper au partage, thésaurisaient pour
amasser, se faisaient des guerres sans fin pour accumuler, avoir plus.
Le recevoir était le plus souvent maltraité. Accueillir, amplifier tout ce qui
aurait pu venir de l'autre était risqué, déconseillé. L'intolérance à la différence
orientait le plus grand nombre vers la pensée unique, les intégrismes ou le
politiquement correct. Les refuser était également l'enjeu de beaucoup
d'ambivalences, le refus était assimilé à l'opposition, au rejet, à la disqualification et
non au positionnement, à l'affirmation positive quand on a la liberté de dire non
dans le respect de soi. A cette époque, le dieu AVOIR s'appuyait sur des principes
forts, communément pratiqués au quotidien de la vie personnelle, professionnelle et
sociale de chacun.
Je vais juste en rappeler quelques-uns pour mémoire, car, bien évidemment, ces
principes sont aujourd'hui devenus caducs sur la planète ESPÈRE. Le premier auquel
tenaient beaucoup les parents et les enseignants de l'époque était de parler sur
l'autre. Oui, oui, non pas parler à l'autre, mais parler sur lui avec des injonctions, en
lui dictant par exemple ce qu'il devait penser ou ne pas penser, éprouver ou ne pas
éprouver, dire ou ne pas dire, faire ou ne pas faire. Vous le comprenez bien, ce
principe était destiné à maintenir le plus longtemps possible les enfants dans la
dépendance et développer plus tard cet état au seul profit de quelques-uns en
entretenant des rapports dominants-dominés.
Un autre principe était de pratiquer la disqualification ou la dévalorisation. De
voir et de mettre en évidence tout de suite les fautes, les manques, les erreurs et non
pas, bien sûr, de constater, de valoriser les réussites, les acquis ou les succès.
S'ajoutait à cela la culpabilisation, très prisée, car elle évitait de se remettre en
cause ou de se responsabiliser en rendant l'autre responsable de ce qui nous arrivait
ou même de ce qu'on pouvait ressentir. «Regarde comme tu me fais de la peine,
comme tu me rends malheureux en ne suivant pas mes conseils…»
Le chantage, la mise en dépendance, la manipulation complétaient les principes
déjà énoncés pour maintenir entre les humains un état de malaise, de non-confiance,
de doutes, d'ambivalences et d'antagonismes propices à entretenir méfiances,
violences et désirs de posséder plus. A un moment de l'histoire de cette planète, il y
avait tellement de conflits et de guerres, non pas d'un pays contre l'autre mais à
l'intérieur d'un même pays, que deux humains sur trois survivaient dans l'insécurité,
la pauvreté et toujours la faim présente. Il n'y avait jamais eu autant d'exploitation
économique et sexuelle des enfants, autant de génocides décidés froidement, de
tortures et d'intolérances.
L'homme était devenu un prédateur redoutable, doté de pouvoirs
technologiques, chimiques, biologiques ou de capacité de manipulations
audiovisuelles si puissantes qu'aucun contre-pouvoir ne pouvait l'arrêter. Puis survint
un stade critique où la violence intime, une violence de survie, fit irruption dans les
familles, dans les villages, dans les quartiers des grandes villes. L'apparition de cette
violence, de plus en plus précoce, réveilla les consciences. On voyait des enfants de
huit ans, de dix ans, brûler, torturer des adultes démunis, ahuris, incrédules. Vous
allez penser que je déforme, pour vous inquiéter, une réalité qui peut paraître
semblable à la vôtre !
Ne croyez pas cependant que tout le monde restait passif ou inactif. Beaucoup
se mobilisaient, les réformes se succédaient, les commissions se réunissaient, les
tribunaux internationaux tentaient de juger les plus criminels, certains dictateurs à la
retraite ne se sentaient plus en sécurité, des ministres passaient devant les hautes
cours de justice, des financiers célèbres étaient envoyés en prison. De plus en plus de
gens n'acceptaient plus les dérives de ce type de société.
Mais comme vous l'avez remarqué sur notre propre planète, toutes ces actions
se faisaient en aval, dans l'après-coup, il n'y avait aucune réforme en amont.
Aucune réforme pour unifier, se réconcilier, proposer à chaque être des règles
d'hygiène relationnelle susceptibles d'ouvrir à des relations vivantes, créatrices,
conviviales. C'est pourtant ce que firent, en quelques décennies, ces pionniers, ces
éveilleurs de vie de la planète ESPÈRE quand ils convainquirent des parents, des
adultes de descendre un jour dans la rue pour se mettre en grève de vie sociale. On
n'avait jamais vu cela dans toute l'histoire de cette planète : des hommes et des
femmes décident de se mettre en grève d'existence pour tenter de sauvegarder le
peu de vie qui subsistait sur cette planète.
Comment firent-ils ? Ils arrêtèrent de travailler, d'acheter, d'utiliser les
transports publics et privés, de regarder la télévision, ils sortirent dans la rue, se
rencontrèrent, échangèrent, s'offrirent ce qu'ils avaient, partagèrent au niveau des
besoins les plus élémentaires. Ils s'apprirent mutuellement le peu qu'ils savaient sur
une autre façon de communiquer et découvrir ensemble le meilleur d'eux-mêmes au
travers du meilleur de l'autre. La suite n'est pas simple, les démarches furent
complexes, les résistances vives, mais un jour, dans un des pays de cette planète, on
décida d'apprendre la communication à l'école comme une matière à part entière,
au même titre que les autres : s'exprimer, lire, écrire, compter, créer, communiquer.
Et dans ce pays la violence commença à disparaître, le niveau de la santé physique
et psychique augmenta, des hommes et des femmes découvrirent qu'ils pouvaient
s'autoriser à être heureux.
Un jour les hommes et les femmes qui continuent de vivre, de survivre, sur la
planète TAIRE devenue invivable, décideront peut-être, non pas de s'exiler et d'aller
vivre sur la planète ESPÈRE, mais plus simplement d'apprendre à communiquer, à
échanger, à partager autrement. Vous vous demandez peut-être où est située la
planète ESPÈRE dans l'espace ? Je vais vous faire une confidence, elle est à inventer
dans votre coin d'univers, dans chaque lieu où il y a de la vie.
Jacques Salomé Contes à aimer. Contes à s’aimer
Paris, Ed. Albin Michel, 1994
ÉDUCATION ET SENS DE LA VIE
Sans l'amour qui engendre une compréhension intégrale de la vie,
l'efficience conduit à la brutalité.
Le voyageur qui fait le tour de la Terre constate à quel point extraordinaire
la nature humaine est identique à elle-même aux Indes, en Amérique, en Europe,
en Australie, partout. Et cela est surtout vrai dans les collèges et les universités.
Nous sommes en train de produire, comme au moyen d'un moule, un type d'être
humain dont l'intérêt principal est de trouver une sécurité, ou de devenir
quelqu'un d'important, ou de passer agréablement son temps, en pensant le
moins possible.
L'éducation conventionnelle ne nous permet d'atteindre que très difficilement
à une pensée indépendante. La conformité mène à la médiocrité. Être différent
du groupe ou résister au milieu n'est pas facile et est souvent dangereux dans la
mesure où nous rendons un culte au succès.
L'aspiration au succès – cette poursuite d'une récompense dans le monde
matériel ou dans le monde soi-disant spirituel, qui est une recherche de sécurité
extérieure ou intérieure, le désir d'un confort ou d'un réconfort – tout ce processus
étouffe le mécontentement, met fin à la spontanéité, et engendre la peur. Et la
peur bloque la compréhension intelligente de la vie. Puis, avec l'âge, s'installent
la paresse de l'esprit et l'indifférence du cœur.
En recherchant le confort, nous trouvons en général un coin tranquille dans la
vie, où existe un minimum de conflits, et ensuite nous craignons de sortir de cette
réclusion. Cette peur de la vie, cette peur de la lutte et des expériences
nouvelles, tue en nous l'esprit d'aventure. Toute notre éducation, toutes les
influences de notre milieu nous font redouter d'être différents de nos voisins,
redouter de penser en opposition aux valeurs établies de la société, et nous
rendent faussement respectueux de l'autorité et de la tradition.
Il est heureux que quelques personnes sincères existent, qui acceptent
d'examiner nos problèmes humains sans les préjugés de droite ou de gauche ;
mais chez la majorité d'entre nous il n'y a pas un réel esprit de mécontentement,
de révolte. Lorsque, sans intelligence, nous cédons au milieu, l'esprit de révolte
qui est en nous doit forcément dépérir et, bien vite, nos responsabilités l'achèvent.
La révolte est de deux sortes : il y a la révolte violente qui n'est qu'une
réaction inintelligente contre l’ordre existant, et la profonde révolte
psychologique de l'intelligence. L'on voit de nombreuses personnes ne se révolter
contre les orthodoxies établies que pour tomber dans des orthodoxies nouvelles,
dans de nouvelles illusions, dans des satisfactions personnelles inavouées.
Ce qui se produit en général c'est que nous ne rompons avec un groupe ou
un ensemble d'idéals que pour rejoindre un autre groupe et embrasser de
nouvelles idéologies. Nous créons ainsi un nouveau type de pensée, un moule
contre lequel il nous faudra encore une fois nous révolter. Une réaction ne peut
qu'engendrer une opposition ; toute réforme engendre la nécessité de nouvelles
réformes. La révolte intelligente n'est pas une réaction : elle accompagne la
connaissance de soi, cette connaissance qui est perception aiguë de nos pensées
et de nos sentiments. Ce n'est qu'en affrontant l'expérience telle qu'elle vient à
nous, sans chercher à fuir ce qu'elle a de troublant, que nous réussissons à
maintenir l'intelligence sur le qui-vive. Cette intelligence hautement éveillée est
l'intuition, notre seul vrai guide dans la vie.
Or, quel est le sens de la vie ? Quels sont les mobiles qui nous font vivre et
lutter ? Si nous n'avons été élevés que pour obtenir des honneurs, occuper de
bons emplois, être efficients, dominer le plus possible, nos vies sont creuses et
vides. Si nous n'avons été instruits que pour être des hommes de science, des
universitaires plongés dans des volumes, ou des spécialistes de diverses
connaissances, nous contribuons à la destruction et à la misère du monde.
La vie a, en fait, un sens plus élevé et plus vaste que tout cela, et de quelle
valeur est notre éducation, si nous ne le découvrons jamais ? Alors même que nous
serions extrêmement instruits, nous n'aurions pas pour autant une intégration
profonde de la pensée et du sentiment, nos vies seraient encore incomplètes,
contradictoires, déchirées par des peurs de toute sorte. Tant que l'éducation ne
cultivera pas une vue intégrale de la vie, elle n'aura donc que peu de valeur.
Dans notre actuelle civilisation, nous avons divisé la vie en tant de
compartiments que l'instruction n'a pas beaucoup de sens, si ce n'est celui
d'enseigner une technique particulière ou une profession. Au lieu d'éveiller dans
l'individu une intelligence intégrée, l'éducation l'encourage à se conformer à
quelque modèle et, de ce fait, l'empêche de se comprendre lui-même en tant que
processus total. Tenter de résoudre les nombreux problèmes de l'existence à
leurs niveaux respectifs, isolés tels qu'ils sont dans leurs catégories, indique un
manque complet de compréhension.
L'individu est composé d'entités différentes, mais accentuer leurs différences
et encourager le développement d'un type défini conduit à d'innombrables
complexités et contradictions. L'éducation devrait produire l'intégration de ces
entités séparées, car faute d'intégration la vie devient une succession de conflits
et de douleurs. Que vaut la capacité des hommes de loi lorsqu'ils perpétuent les
querelles ? Que vaut la connaissance qui fait durer la confusion ?
Quelle valeur ont les compétences techniques et industrielles si nous les
utilisons pour nous détruire les uns les autres ? Quelle signification a notre
existence si elle engendre la violence et l'affliction ? Bien que nous puissions,
peut-être, avoir de l'argent ou savoir en gagner, jouir de nos plaisir et de nos
religions organisées, nous sommes dans de perpétuels conflits.
Il nous faut donc distinguer entre le personnel et l'individuel.
Le personnel est l'accidentel : j'entends par là les circonstances de la
naissance, le milieu dans lequel il se trouve que nous avons été élevés, avec son
nationalisme, ses superstitions, ses distinctions de classes, ses préjugés. Le
personnel ou accidentel n'est que momentané, encore que ce moment puisse durer
toute une vie humaine ; et comme le système actuel est basé sur le personnel,
l'accidentel, le momentané, il tend à pervertir la pensée et à inculquer des peurs
auto-défensives.
Nous avons tous été entraînés, par l'éducation et le milieu, à rechercher un
profit et une sécurité personnels, à nous battre pour cela. Bien que nous revêtions
ce fait de noms agréables, nous avons été dressés à exercer des professions
dans les cadres d'un système basé sur l'exploitation et sur les acquisitions
qu'exige la peur.
Une telle éducation doit nécessairement engendrer la confusion et la misère
pour nous et pour le monde, car elle crée en chaque individu des barrières
psychologiques qui l'isolent de ses semblables. L'instruction ne doit pas être un
simple entraînement de l'esprit. Entraîner l'esprit c'est le rendre efficient, ce n'est
pas le mener à la plénitude. Un esprit qui n'a été que dressé est le prolongement
du passé et, façonné de la sorte, ne peut jamais découvrir le neuf. Voilà
pourquoi, en vue de savoir ce que doit être la vraie éducation, nous devrons nous
interroger sur l'entière signification de la vie.
Pour la plupart d'entre nous, cette interrogation n'est pas d'une importance
primordiale et nos systèmes d'éducation accordent la primauté à des valeurs
secondaires qui aboutissent à nous rendre compétents en certaines matières. Bien
que le savoir et l'efficience soient nécessaires, leur accorder la primauté ne
conduit qu'à des conflits et à la confusion.
Il existe une efficience basée sur l'amour, qui va bien plus loin et qui est
beaucoup plus grande que l'efficience de l'ambition. Sans l'amour qui engendre
une compréhension intégrale de la vie, l'efficience conduit à la brutalité. N'est-ce
point cela qui se produit partout dans le monde ? Nos systèmes actuels
d'éducation sont embrayés dans l'industrialisation et la guerre. Leur but principal
est l'efficience. Nous sommes pris dans cette machine de cruelles concurrences et
de destructions mutuelles. Et si l'éducation mène à la guerre, si elle nous apprend
à détruire ou à être détruits, n'a-t-elle pas fait faillite ?
Pour instaurer une éducation vraie, il est évident qu'il nous faut comprendre
la signification de la vie dans sa totalité, et pour cela il nous faut être capables
de penser, non pas avec une consistance logique, mais directement et dans un
esprit de vérité. Un penseur trop logique est en vérité irréfléchi car il se conforme
à un modèle, il répète des phrases et sa pensée suit une ornière. Il est impossible
de comprendre la vie d'une façon abstraite ou théorique. Comprendre la vie
c'est nous comprendre nous-mêmes, et voilà le commencement et la fin de
l'éducation.
La véritable instruction ne consiste pas à acquérir des connaissances, à
enregistrer et cataloguer des faits, mais à voir la signification de la vie en tant
que totalité. Or la totalité ne se laisse pas approcher par une de ses parties, et
c'est cependant ce qu'essayent de faire les gouvernements, les religions
organisées, les partis autoritaires.
La fonction de l'éducation est de créer des êtres humains intégrés, donc
intelligents. Nous pouvons acquérir des diplômes et être mécaniquement efficients
sans être intelligents. L'intelligence n'est pas une capacité d'emmagasiner des
informations, elle n'a pas sa source dans des bibliothèques, et ne consiste pas non
plus en brillantes réponses d'auto-défense ou en assertions agressives. Celui qui
n'a pas étudié peut être plus intelligent que l'érudit. Nous avons érigé les
examens et les grades universitaires en critérium d'intelligence et avons cultivé
des esprits rusés, habiles à éviter nos problèmes vitaux. L'intelligence est la
capacité de percevoir l'essentiel, le « ce qui est ».
Éveiller cette capacité en soi-même et chez les autres, c'est cela l'éducation.
L'instruction devrait nous aider à découvrir des valeurs durables, de sorte
que nous ne dépendions plus de formules et ne répétions plus de slogans. Elle
devrait nous aider à briser nos barrières nationales et sociales au lieu de les
renforcer, car ces barrières engendrent l'antagonisme entre l'homme et l'homme.
Malheureusement, les systèmes actuels d'enseignement font de nous des êtres
soumis, mécaniques et profondément frivoles. Bien qu'ils éveillent notre intellect,
ils nous laissent intérieurement incomplets, cristallisés et stériles.
Si nous ne parvenons pas à une compréhension intégrée de la vie, nos
problèmes individuels et collectifs ne feront que s'approfondir et s'étendre. Le
but de l'éducation n'est pas de produire des érudits, des techniciens ou des
quêteurs d'emplois, mais des hommes et des femmes intégrés et libérés de la
peur, car ce n'est qu'entre de tels êtres que la paix pourra s'instaurer.
C'est en la compréhension de nous-mêmes que la peur cesse d'exister. Si
l'individu doit être aux prises avec la vie d'instant en instant, s'il est obligé
d'affronter ses complications, ses misères et ses soudaines exigences, il doit être
infiniment souple et par conséquent libre de toute théorie et de tout modèle de
pensée.
L'éducation ne devrait pas encourager l'individu à se conformer à la société
ou à être négativement en harmonie avec elle, mais l'aider à découvrir les vraies
valeurs qui surgissent lorsqu'un esprit, conscient de son propre conditionnement,
examine une question en toute honnêteté. Lorsqu'il n'y a pas connaissance de soi,
l'expression individuelle n'est qu'assertion personnelle avec tout ce que cela
comporte de conflits agressifs et ambitieux. L'éducation devrait éveiller la
capacité de se percevoir soi-même et non une complaisance pour l'expression de
la personnalité.
A quoi bon apprendre, si dans le fait de vivre nous nous détruisons nous-
mêmes ? Et, comme nous subissons une succession interminable de guerres
dévastatrices, il nous faut admettre qu'il y a quelque chose de radicalement faux
dans la façon dont nous élevons nos enfants. Je crois que, pour la plupart, nous
sommes conscients de ce fait, mais nous ne savons pas comment l'aborder.
Les systèmes – politiques ou éducatifs – ne se modifient pas
mystérieusement ; ils se transforment lorsque se produit un changement
fondamental en nous. L'individu est de première importance, non le système ; et
lorsque l'individu ne se comprend pas en tant que processus total, aucun système,
fût-il de droite ou de gauche, ne peut apporter au monde l'ordre et la paix.
Jiddu Krishnamurti
L'Education et le Sens de la Vie (adaptation)