Camus - Caligula

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ALBERT CAMUS

CaligulaParis : Gallimard, 1958

[Acte I, Scne IV, pp. 23-28] [Acte IV, Scne XIV, pp. 148-150]

ACTE I, SCNE IV

Bonjour, Caus.

HLICON, dun bout de la scne lautre.

Pour quoi faire?CALIGULA

CALIGULA, avec naturel.

Bonjour, Hlicon.HLICON

Eh bien!... Cest une des choses que je nai pas.Silence. HLICON

Bien sr. Et maintenant, tout est arrang? Non, je nai pas pu lavoir. Cest ennuyeux.Silence. CALIGULA CALIGULA

Tu sembls fatigu? Jai beaucoup march.CALIGULA

HLICON

HLICON

Oui, ton absence a dur longtemps.CALIGULA

Oui, cest pour cela que je suis fatigu.CALIGULA

Un temps.

Ctait difficile trouver. Quoi donc? Ce que je voulais.HLICON HLICON

Hlicon! Oui, Caus.

HLICON CALIGULA

CALIGULA

Tu penses que je suis fou.HLICON

Et que voulais-tu?CALIGULA, toujours naturel.

La lune. Quoi?HLICON

Tu sais bien que je ne pense jamais. Je suis bien trop intelligent pour a.CALIGULA

CALIGULA

Oui, je voulais la lune.HLICON

Oui. Enfin! Mais je ne suis pas fou et mme je nai jamais t aussi raisonnable. Simplement, je me suis senti tout dun coup un besoin dimpossible. (Un temps.) Les choses, telles quelles sont, ne me semblent pas satisfaisantes.HLICON

Ah!

Silence. Hlicon se rapproche.

Cest une opinion assez rpandue.

CALIGULA,

Il est vrai. Mais je ne le savais pas auparavant. Maintenant, je sais. (Toujours naturel.) Ce monde, tel quil est fait, nest pas supportable. Jai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de limmortalit, de quelque chose qui soit dment peut-tre, mais qui ne soit pas de ce monde.HLICON

Si je dors, qui me donnera la lune?HLICON, aprs un silence.

Cela est vrai.Caligula se lve avec un effort visible. CALIGULA

Cest un raisonnement qui se tient. Mais, en gnral, on ne peut pas le tenir jusquau bout.CALIGULA, se levant, mais avec la mme simplicit.

coute, Hlicon. Jentends des pas et des bruits de voix. Garde le silence et oublie que tu viens de me voir.HLICON

Tu nen sais rien. Cest parce quon ne le tient jamais jusquau bout que rien nest obtenu. Mais il suffit peut-tre de rester logique jusqu la fin.Il regarde Hlicon.

Jai compris.

Caligula se dirige vers la sortie. Il se retourne. CALIGULA

Et, sil te plat, aide-moi dsormais. Je nai pas de raisons de ne pas le faire, Caus. Mais je sais beaucoup de choses et peu de choses mintressent. A quoi donc puis-je taider?CALIGULA HLICON

Je sais aussi ce que tu penses. Que dhistoires pour la mort dune femme! Non, ce nest pas cela. Je crois me souvenir, il est vrai, quil y a quelques jours, une femme que jaimais est morte. Mais quest-ce que lamour? Peu de chose. Cette mort nest rien, je te le jure; elle est seulement le signe dune vrit qui me rend la lune ncessaire. Cest une vrit toute simple et toute claire, un peu bte, mais difficile dcouvrir et lourde porter.HLICON

A limpossible. Je ferai pour le mieux.HLICON

Caligula sort. Entrent rapidement Scipion et Csonia.

Et quest-ce donc que cette vrit, Caus ?CALIGULA, dtourn, sur un ton neutre.

Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux. Allons, Caus, cest une vrit dont on sarrange trs bien. Regarde autour de toi. Ce nest pas cela qui les empche de djeuner.CALIGULA, avec un clat soudain. HELICON, aprs un temps.

Alors, cest que tout, autour de moi, est mensonge, et moi, je veux quon vive dans la vrit! Et justement, jai les moyens de les faire vivre dans la vrit. Car je sais ce qui leur manque, Hlicon. Ils sont privs de la connaissance et il leur manque un professeur qui sache ce dont il parle.HLICON

Ne toffense pas, Caus, de ce que je vais te dire. Mais tu devrais dabord te reposer.CALIGULA, sasseyant et avec douceur.

Cela nest pas possible, Hlicon, cela ne sera plus jamais possible.HLICON

Et pourquoi donc?CALIGULA 2

ACTE IV, SCNE XIV

Caligula! Toi aussi, toi aussi, tu es coupable. Alors, nest-ce pas, un peu plus, un peu moins! Mais qui oserait me condamner dans ce monde sans juge, o personne nest innocent! (Avec tout laccent de la dtresse, se pressant contre le miroir.) Tu le vois bien, Hlicon nest pas venu. Je naurai pas la lune. Mais quil est amer davoir raison et de devoir aller jusqu la consommation. Car jai peur de la consommation. Des bruits darmes! Cest linnocence qui prpare son triomphe. Que ne suis-je leur place! Jai peur. Quel dgot, aprs avoir mpris les autres, de se sentir la mme lchet dans lme. Mais cela ne fait rien. La peur non plus ne dure pas. Je vais retrouver ce grand vide o le cur sapaise.

CALIGULA, Il tourne sur lui-mme, hagard, va vers miroir.

A lhistoire, Caligula, lhistoire.Le miroir se brise et, dans le mme moment, par toutes les issues, entrent les conjurs en armes. Caligula leur fait face, avec un rire fou. Le vieux patricien le frappe dans le dos, Cherea en pleine figure. Le rire de Caligula se transforme en hoquets. Tous frappent. Dans un dernier hoquet, Caligula riant et rlant, hurle:

CALIGULA

Je suis encore vivant!RIDEAU

Il recule un peu, revient vers le miroir. Il semble plus calme. Il recommence parler, mais dune voix plus basse et plus concentre.

Tout a lair si compliqu. Tout est si simple pourtant. Si javais eu la lune, si lamour suffisait, tout serait chang. Mais o tancher cette soif? Quel cur, quel dieu auraient pour moi la profondeur dun lac? (Sagenouillant et pleurant.) Rien dans ce monde, ni dans lautre, qui soit ma mesure. Je sais pourtant, et tu le sais aussi (il tend les mains vers le miroir en pleurant), quil suffirait que limpossible soit. Limpossible! Je lai cherch aux limites du monde, aux confins de moi-mme. Jai tendu mes mains (criant), je tends mes mains et cest toi que je rencontre, toujours toi en face de moi, et je suis pour toi plein de haine. Je nai pas pris la voie quil fallait, je naboutis rien. Ma libert nest pas la bonne. Hlicon! Hlicon! Rien! rien encore. Oh! cette nuit est lourde ! Hlicon ne viendra pas : nous serons coupables jamais ! Cette nuit est lourde comme la douleur humaine.Des bruits darmes et des chuchotent sentendent en coulisse.HLICON, surgissant au fond.

Garde-toi, Caus! Garde-toi!Une main invisible poignarde Hlicon. Caligula se relve, prend un sige bas dans la main et approche du miroir en soufflant. Il sobserve, simule un bond en avant devant et, devant le mouvement symtrique de son double dans la glace, lance son sige toute vole en hurlant:

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