BULLETIN THÉOLOGIQUE ? Pourquoi faire appel à des concepts qui datent des premiers âges du...
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BULLETIN THOLOGIQUE
N10 Pques 2018
Le Bulletin thologique est une revue dite par des professeurs et tudiants du
Centre Thologique Universitaire de Rouen
Sommaire
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Actualit thologique
- Placuit Deo, une lettre pour rappeler la doctrine du salut chrtien (Grard Vargas) - Franois Durand, Le tmoignage du ressuscit (Franois Griffaton) - Rsum de thse : La surprise face au miraculeux (Yves Millou)
Contributions thologiques
- Dietrich Bonhoeffer, Rsistance et soumission (Bernard Paillot) - Faisons lhomme (Jean-Marc Goglin)
Mditation biblique
- Pre, je remets mon esprit entre tes mains (Franois Griffaton)
Sitographie et bibliographie
- Rfugis et migrants (Paul Paumier)
Actualit des livres
- J.O. Boudon dir., La jeune rpublique (Mathieu Monconduit) - F. Clavairoly, M. Kubler, Catholiques, protestants, ce qui nous spare encore (Michle
Beauxis-Aussalet)
- Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cess dtre chrtien (Jean-Baptiste Sbe) - Franois Huguenin, Le pari chrtien (Jean-Baptiste Sbe) - Saint Jrme, Douze homlies sur des sujets divers (Jean-Louis Gourdain) - Xavier Lacroix, Avons-nous encore une me ? (Franois Griffaton)
- Denis Moreau, Comment peut-on tre catholique ? (Yves Millou)
Divers
- Des nouvelles du site Web !
Liste des auteurs
http://www.ctu-rouen.fr/file:///C:/Users/Utilisateur/Documents/Yves/FP-CTU/Bulletin%20thologique/Anciens%20Numros/Bulletin%20thologique%20n4/BT%20n4.docx%23retour_sommairefile:///C:/Users/Utilisateur/Documents/Yves/FP-CTU/Bulletin%20thologique/Anciens%20Numros/Bulletin%20thologique%20n4/BT%20n4.docx%23retour_sommaire
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ditorial
Ce vitrail de Chagall qui se trouve au Muse qui lui est consacr Nice, reprsente le dtail
dun diptyque consacr la Cration ; peut-tre serez-vous comme moi, et verrez-vous dans ce
mystrieux foisonnement de couleurs et de formes une figuration de lvnement de Pques ?
La slection darticles et de recensions de ce numro 10, sans tre aussi foisonnante, se flatte
quand mme de vous offrir un riche ensemble de contributions, et je commence par remercier
Franois Griffaton, tudiant au CTU, chez qui nous avons dcouvert une vocation : notre
demande il nous a envoy un grand nombre de textes publier, dont nous prsentons trois
dentre eux. La participation de Franois sinscrit dans la volont du Bulletin de faire le lien
entre les diffrents membres de la communaut thologique de Rouen et dailleurs.
Vous trouverez galement le rsum de la thse de phnomnologie de Yves Millou, soutenue
rcemment lUniversit de Rouen, et qui tourne autour de la problmatique du miraculeux.
Elle met fin 22 ans dtudes de thologie et de philosophie, conduites dabord au CTU, puis
lICP, lUniversit de Toulouse et enfin celle de Rouen !
Jattire galement votre attention sur la slection copieuse de recensions de livres : vos
rdacteurs lisent ! Et vous donneront envie, je lespre, de le faire votre tour. Enfin, je ne
voudrais pas oublier dattirer votre attention vers la Sitographie tablie avec soin par Paul
Paumier sur le sujet brlant des migrants : elle sert en quelque sorte dintroduction la
Disputatio sur ce thme qui aura lieu le 25 mai la Cathdrale.
Toute lquipe se joint moi pour vous souhaiter une excellente fte de la Rsurrection !
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Actualit thologique
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Placuit Deo
Une Lettre pour rappeler la doctrine du salut chrtien
La Congrgation pour la Doctrine de la Foi a publi la lettre Placuit Deo 1, adresse aux
Evques de lEglise catholique sur certains aspects du salut chrtien , le 22 fvrier 2018. Ce
document est sign par Mgr Luis Francisco Ladaria Ferrer et Mgr Giacomo Morandi,
respectivement prfet et secrtaire de ce Dicastre.
Le salut ne peut se rduire simplement un message, une pratique, une gnose ou un
sentiment intrieur .2 Cest par ces mots que Mgr Ladaria Ferrer sj conclut la prsentation quil
nous propose de la partie anthropologique et christologique de la lettre Placuit Deo , portant
sur certains aspects du salut chrtien, adresse aux vques catholiques, le jeudi 1er mars 2018
(chapitres I-IV). Il laissera ensuite Mgr Morandini le soin de prsenter la partie
ecclsiologique (chapitres V-VI) de cette mme lettre.3
De quoi sagit-il ? Que nous apprend cette lettre ? Nest-il pas vident, pour tout chrtien
correctement lev et duqu dans la foi chrtienne, que le salut consiste dans lunion au Christ,
et quil ne peut se rduire un message ou une pratique ? Pourquoi, ds lors, prouver le
besoin de rappeler ce qui est lessence mme du christianisme, loriginalit foncire de sa
proclamation ? Pourquoi faire appel des concepts qui datent des premiers ges du
christianisme ?
Lincidence des transformations culturelles contemporaines sur le sens du salut chrtien
Parce que nous vivons dans un temps de transformations culturelles qui rendent plus difficile,
pour lhomme daujourdhui, la comprhension de lannonce chrtienne qui proclame Jsus
comme lunique sauveur de tout lhomme et de lhumanit entire 4 (cf. n.2). Bien plus, insiste
le pape Franois : On peut dire quaujourdhui nous ne vivons pas une poque de
changements, mais un changement dpoque 5. La lettre souligne deux tendances du monde
actuel : la premire est lindividualisme centr sur le sujet autonome (qui) tend voir lhomme
1http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_20180222_placuit-
deo_fr.html 2 https://fr.zenit.org/articles/le-salut-consiste-dans-notre-union-au-christ-par-mgr-ladaria-ferrer/ 3 https://fr.zenit.org/articles/placuit-deo-leglise-le-lieu-du-salut-par-mgr-giacomo-morandi/ 4 En ce qui concerne les citations, elles renvoient systmatiquement aux numros de la Lettre Placuit Deo du
site du Vatican, sauf indication contraire. 5http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2015/november/documents/papa-
francesco_20151110_firenze-convegno-chiesa-italiana.html
http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_20180222_placuit-deo_fr.htmlhttp://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_20180222_placuit-deo_fr.htmlhttps://fr.zenit.org/articles/le-salut-consiste-dans-notre-union-au-christ-par-mgr-ladaria-ferrer/https://fr.zenit.org/articles/placuit-deo-leglise-le-lieu-du-salut-par-mgr-giacomo-morandi/http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2015/november/documents/papa-francesco_20151110_firenze-convegno-chiesa-italiana.htmlhttp://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2015/november/documents/papa-francesco_20151110_firenze-convegno-chiesa-italiana.html
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comme un tre dont la ralisation dpend de ses seules forces (cf. n.2). Le Christ est un
modle qui inspire des actions gnreuses , mais il nest pas identifi Celui qui transforme
la condition humaine, en nous incorporant une nouvelle existence rconcilie par lEsprit
avec le Pre et entre nous (cf. n.2). La deuxime tendance diffuse la vision dun salut
purement intrieur, qui suscite peut-tre une forte conviction personnelle ou le sentiment
intense dtre uni Dieu, mais sans que soit assumes, guries et renouveles nos relations
avec les autres et avec le monde cr (cf. n.2). Cest une perspective qui rend difficile de
saisir le sens de lIncarnation du Verbe, qui La fait membre de la famille humaine, en assumant
notre chair et notre histoire, pour nous les hommes et pour notre salut . (cf. n.2).
Plagianisme et gnosticisme
La lettre rappelle que dans son magistre ordinaire, le pape Franois sest souvent rfr
deux tendances qui reprsentent les deux dviances mentionnes ci-dessus, lesquelles
ressemblent par certains aspects deux hrsies de lAntiquit, le plagianisme et le
gnosticisme , (cf. n.3) mme si la diffrence est grande entre le contenu historique actuel
scularis et celui des premiers sicles chrtiens.
Une note rappelle le contenu de ces deux hrsies6 : selon lhrsie plagienne, qui sest
dveloppe au cours du Vme sicle dans le cercle de Plage, lhomme, pour accomplir les
commandements de Dieu et tre sauv, a besoin de la grce comme dune simple aide extrieure
sa libert (une sorte de lumire, dexemple, de force ), mais non comme dune gurison et
rgnration radicale de la libert, sans mrite pralable, afin de pouvoir faire le bien et
obtenir la vie ternelle .
Le mouvement gnostique, n aux Ier et IIme sicle, est plus complexe car ses formes sont trs
diverses. En rgle gnrale, les gnostiques croyaient que le salut sobtient par une
connaissance sotrique ou gnose . Cette gnose rvle au gnostique sa vritable essence,
autrement dit ltincelle de lEsprit divin qui habite dans son intriorit, laquelle doit tre
libre du corps, tranger sa vritable humanit. Cest seulement ainsi que le gnostique
revient son tre originaire en Dieu, dont une chute originelle lavait loign.
Discours du pape Franois Florence le 10 novembre 2015, lhumanisme chrtien
vritable
Ce seraient donc ces deux tendances, surgeons de deux dviations antiques qui, selon le saint
Pre, opreraient les transformations culturelles actuelles qui obscurcissent la confession de foi
chrtienne qui proclame Jsus unique et universel Sauveur. Il sagit l dun thme constant dans
lenseignement du pape Franois. Il lavait dj abord Florence lors du Vme congrs
national de lEglise italienne, le 10 novembre 20157. Il est intressant dclairer la teneur du
propos de la Lettre la lumire du discours tenu loccasion de cette visite pastorale. On y
6 Note no 9 7 http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2015/november/documents/papa-
francesco_20151110_firenze-convegno-chiesa-italiana.html
http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2015/november/documents/papa-francesco_20151110_firenze-convegno-chiesa-italiana.htmlhttp://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2015/november/documents/papa-francesco_20151110_firenze-convegno-chiesa-italiana.html
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trouvera galement non pas lbauche abstraite dun nouvel humanisme, non pas une certaine
ide de lhomme, mais la prsentation avec simplicit de certains traits de lhumanisme
chrtien qui est celui des sentiments du Christ Jsus (Ph 2, 5). Ceux-ci ne sont pas des
sensations abstraites et provisoires de lme, mais reprsentent la force chaude intrieure qui
nous rend capables de vivre et de prendre des dcisions.
Comment le dfinir concrtement ? Le pape Franois nous propose donc de mettre en uvre
les conseils de saint Paul dans lptre aux Philippiens, de les inscrire dans notre agir quotidien,
denraciner notre conduite dans les sentiments du Christ, en se laissant conduire par lEsprit.
Aprs avoir insist sur la centralit du visage de Jsus dans la foi chrtienne et mdit sur
labaissement de Dieu, sa knose, qui traduit sa grandeur car, Nous ne verrons rien de sa
plnitude si nous nacceptons pas que Dieu se soit vid. Et par consquent, nous ne
comprendrons rien de lhumanisme chrtien et nos paroles seront belles, cultives, raffines,
mais elles ne seront pas des paroles de foi. Ce seront des paroles qui rsonnent dans le vide.
Le Pape Franois dcrit les trois sentiments du Christ qui caractrisent lhumanisme chrtien et
le visage de lEglise, telle que lui la souhaite. Cest une Eglise qui prsente ces trois traits :
humilit, dsintressement, batitude. Une telle Eglise sait reconnaitre laction du Seigneur
dans le monde, dans la culture, dans la vie quotidienne des gens . Ce nest pas une Eglise
proccupe dtre le centre, et qui finit renferme dans un enchevtrement de fixations et de
procdures (Evangelii gaudium, n.49) Mais, prvient le saint Pre, les tentations affronter
existent et elles sont nombreuses lintrieur de lEglise, il en cite au moins deux :
a) Le no plagianisme selon Franois
La tentation plagienne pousse lEglise ne pas tre humble, dsintresse et bienheureuse,
mme en agissant avec lapparence dun bien. Le plagianisme nous conduit avoir confiance
dans les structures, dans les organisations, dans les planifications parfaites parce
quabstraites. Souvent il nous conduit mme revtir un style de contrle, de duret, de
normativit. La norme donne au plagien lassurance de se sentir suprieur, davoir une
orientation prcise. Cest en cela quil trouve sa force, et non pas dans la lgret du souffle
de lEsprit. Face aux maux et aux problmes de lEglise, il est inutile de chercher des solutions
dans des conservatismes et des fondamentalismes, dans la restauration de conduites et de
formes dpasses qui nont plus la capacit dtre significatives, pas mme culturellement. La
doctrine chrtienne nest pas un systme ferm capable de gnrer des questions, des doutes,
des interrogations, mais elle est vivante, elle sait proccuper, elle sait animer. Elle a un visage
qui nest pas rigide, un corps qui se dplace et se dveloppe, elle a une chair tendre : la doctrine
chrtienne sappelle Jsus christ. La rforme de lEglise ensuite - et lEglise est semper
reformanda - est oppose au plagianisme. Celle-ci ne spuise pas dans lnime plan pour
changer les structures. Cela signifie au contraire se greffer et senraciner dans le Christ en se
laissant conduire par lEsprit. Alors tout sera possible avec le gnie et la crativit.
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b) Le no-gnosticisme dnonc par Franois
La tentation du gnosticisme, rappelle le Pape lors de cette rencontre, porte avoir confiance
dans le raisonnement logique et clair, qui toutefois perd la tendresse de la chair du frre. Le
charme du gnosticisme est celui dune foi referme dans le subjectivisme, ou seule compte
une exprience dtermine ou une srie de raisonnements et de connaissances que lon
considre comme pouvant rconforter et clairer, mais ou le sujet reste en dfinitive ferm dans
limmanence de sa propre raison ou de ses sentiments (Evangelii gaudium, n.94).Le
gnosticisme ne peut transcender. Car, la diffrence entre la transcendance chrtienne et toute
forme de spiritualisme gnostique rside dans le mystre de lincarnation. Ne pas mettre en
pratique, ne pas conduire la Parole la ralit signifie construire sur du sable, demeurer dans
lide pure et driver vers des intimismes qui ne portent pas de fruit, qui rendent son dynamisme
strile.
Laspiration humaine au salut
La Lettre Placuit Deo affirme ainsi que lindividualisme no-plagien et le mpris no-
gnostique du corps dfigurent la confession de foi au Christ, Sauveur unique et universel (cf.
n.4). Elle veut redire loriginalit absolue du salut chrtien : le salut consiste dans notre union
avec le Christ qui, par son incarnation, sa vie, sa mort et sa rsurrection, a fait naitre un nouvel
ordre de relations avec le Pre et entre les hommes, et nous a introduits dans cet ordre grce
au don de son Esprit, afin que nous puissions nous unir au Pre comme fils dans le Fils, et
devenir un seul corps dans le premier-n de nombreux frres (Rm 8, 29).( cf n.4)
Laspiration au salut est universelle. Notre exprience nous le dmontre, tout homme est la
recherche de sa propre ralisation et de son bonheur. Nombreuses sont les modalits de cette
aspiration au salut : sant physique, bien-tre conomique, paix intrieure et une sereine
coexistence. A ce dsir de bien se joint la lutte contre le mal, sous toutes ses formes, lignorance,
la fragilit, la maladie, la mort. Mais, la foi au Christ nous lapprend, rien de cr ne peut
satisfaire entirement lhomme, parce que Dieu nous a destins tre en communion avec Lui,
et notre cur sera sans repos tant quil ne reposera pas en Lui. , comme la crit saint
Augustin. La vocation dernire de lhomme est rellement unique, savoir divine . (cf. n.6)
En outre, il est ncessaire de se souvenir que lorigine du mal ne se trouve pas dans le monde
matriel et corporel, comme lenseignaient les antiques doctrines gnostiques et comme on le
repropose dune certaine manire aujourdhui. Au contraire, la foi proclame que tout le
cosmos, cr par dieu est bon, et que le mal le plus nuisible lhomme est celui qui procde de
son cur. (cf. n.7) Selon la foi chrtienne, non seulement lme mais aussi le corps aspirent au
salut.
Le Christ, Sauveur et Salut
Pour comprendre la grande nouveaut du salut chrtien, ignor par les tendances prcdemment
voques, il faut se souvenir de la manire dont Jsus est Sauveur : Il ne sest pas born
nous montrer le chemin de la rencontre de Dieu, un chemin que nous pourrions parcourir
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ensuite par nous-mmes, en obissant ses paroles et en imitant son exemple. Pour nous ouvrir
la porte de la libration, le Christ a prfr devenir Lui-mme le chemin : Je suis le chemin
(Jn 14, 6). (cf.n.11)
La vie de Jsus traduit une admirable synergie de lagir divin avec lagir humain, qui montre
que la perspective individualiste est sans fondement. (cf. n.9). Elle tmoigne de la primaut
absolue de laction gratuite de Dieu, montrant ainsi le caractre infond de la perspective no-
plagienne individualiste, parce que la grce prcde toujours, tout en lexigeant, toute uvre
humaine. En mme temps, par le biais de lagir pleinement humain de son Fils, le Pre a
voulu rgnrer notre agir, afin quassimils au Christ, nous puissions accomplir les bonnes
uvres, que Dieu a prpares davance, afin que nous cheminions en elles (Ep 2, 10) (cf. n.9)
Il est tout aussi clair que le salut apport par Jsus nadvient pas de manire intrieure, sous une
forme intimiste et sentimentale, comme le voudrait la vision no-gnostique. En effet, le Fils
sest fait chair (Jn 1, 14), il a fait partie de la famille humaine, il sest uni en quelque sorte
tout homme et Il a tabli, avec Dieu, son Pre, et avec tous les hommes, un nouvel ordre de
rapports dans lequel nous pouvons tre incorpors pour participer sa vie mme. Lassomption
de la chair ne limite pas laction salvifique du Christ mais elle lui permet dtre concrtement
mdiateur du salut de Dieu pour tous les fils dAdam. (cf. n.10). Cest prcisment en
inscrivant son existence dans ce nouveau rapport Dieu et avec ses frres que lhomme trouve
son plein achvement et son salut. O et comment pouvons-nous recevoir ce salut ?
Le salut dans lEglise, corps du Christ
Le lieu o nous recevons le salut apport par Jsus est lEglise, communaut de ceux qui,
incorpors au nouvel ordre de relations inaugur par le Christ, peuvent recevoir la plnitude
de son Esprit (cf. Rm 8,9). Comprendre cette mdiation salvifique de lEglise aide puissamment
dpasser toute tendance rductionniste. (cf. n.12). Le salut que Dieu nous offre ne
sobtient pas par les seules forces de lindividu, comme le voudrait le no-plagianisme, mais
travers les rapports qui naissent du Fils de Dieu incarn et qui forment la communion de
lEglise (cf n. 12). En outre, loppos de la vision no-gnostique dun salut purement
intrieur , lEglise est une communaut visible . Cest en Eglise que nous touchons la chair
de Jsus, dune faon singulire, parmi les frres pauvres et souffrants.
Conclusion : mission et dialogue
La conscience de la vie en plnitude laquelle nous introduit Jsus Sauveur pousse les
chrtiens la mission, pour annoncer tous les hommes la joie et la lumire de lEvangile.
(cf. n.15). Dans ce but, ils seront prts tablir un dialogue sincre et constructif avec les
croyants dautres religions, confiants que Dieu peut conduire vers le salut en Christ tous les
hommes de bonne volont, dans le cur desquels la grce agit de manire invisible . (cf.n.15).
Tout en ddiant toutes ses forces lvanglisation, lEglise continue invoquer la venue du
Sauveur, puisque, comme le dit saint Paul nous avons t sauvs en esprance (Rm 8, 24)
(cf. n.15).
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Le salut intgral de lme et du corps est le destin final auquel Dieu appelle tous les hommes.
Fonds dans la foi, soutenus par lesprance, oprant par la charit lexemple de Marie,
Mre du Sauveur et premire des sauvs, nous sommes certains que nous avons notre
citoyennet dans les cieux, do nous attendons comme sauveur le Seigneur Jsus Christ, lui
qui transformera nos pauvres corps limage de son corps glorieux, avec la puissance active
qui le rend capable de tout mettre en son pouvoir (Ph 3, 20-21) (cf. n.15). ()
Grard VARGAS
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Franois DURAND Le tmoignage du Ressuscit
Contribution une thologie fondamentale de
lexprience pascale
Lessius 2015 ()
La Rsurrection du Christ ouvre une ralit neuve, inattendue,
absolument unique. Les disciples sont mis en demeure de
dcouvrir la Prsence du Ressuscit dune manire non sensible.
Il leur donne non pas tant de le reconnatre mais de le connatre
dune manire nouvelle, par les yeux de la foi.
Lvnement qui annonce une nouveaut signifiante comporte
trois dimensions indissociables :
Linitiative absolument gratuite de Dieu
Ladhsion librement croyante des disciples
Leur dcision de tmoigner de cette exprience
Il sagit de considrer son actualit et dhonorer la dimension d-venir de ce mystre.
Lvnement de la Rsurrection est essentiellement vcu partir de la Parousie promise. Son
absence et la conviction acquise quIl est lgal de Dieu fondent pour les disciples de Jsus
la ncessit dorienter leur existence de manire nouvelle.
La Rsurrection sest accomplie comme historique dans la foi des disciples quelle a suscite.
Elle nest pas dductible de principes antrieurs, ni le rsultat dun dveloppement ultrieur des
donnes pr-pascales opr par les disciples. Elle est au contraire lirruption dune vritable
nouveaut. Elle fait figure de point de dpart historique, tout autant capable dclairer le sens
de la vie de Jsus et du pass dIsral que dtre une assise directrice pour orienter le prsent et
lavenir des disciples. Elle ne saurait tre juxtapose la mort de Jsus comme vnement
historique la prolongeant. Elle est dun autre ordre et doit tre aborde en tant quvnement
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eschatologique. Par sa Rsurrection, Jsus est install, dans sa personne et dans sa fonction,
dans la condition eschatologique de Vivant. Elle inaugure la rsurrection gnrale et la cration
nouvelle.
La foi pascale est difficile :
Croire que Dieu continue dagir en lhomme, quIl est luvre
Accorder sa confiance des tmoins indirects de lvnement
Cet acte ne peut sappuyer sur aucune exprience croyante pralable du mme ordre, quelle
soit personnelle ou communautaire.
La proclamation de la Bonne Nouvelle chrtienne aujourdhui, ainsi que sa rception, sont des
expriences de suscitation :
Ce que Jsus a dit et fait sy trouve suscit nouveau par-del les sicles
Les trois dimensions constitutives de la vie chrtienne (annonce de lEvangile, clbration du
Mystre de la Foi et service des frres) sont, pour les personnes qui sattachent les mettre en
uvre, lorigine dune conversion de vie : elles sont ressuscites.
Les actes et les paroles des chrtiens sont anims dune nergie sans cesse renouvele, ce qui
donne au fait chrtien force et pertinence. Cette force interpelle quant la Prsence actuelle de
Jsus Ressuscit : le fait chrtien est li la conviction que Jsus est vivant. Il ne prouve pas la
ralit du mystre pascal mais la prsuppose et pointe vers elle. La question de la foi ne se pose
pas dans un absolu dsincarn. Elle est relative son expression dans le concret de lhistoire.
LEglise a pour mission dactualiser, de rendre le mystre pascal prsent et agissant dans le
monde. La confession de foi en la Rsurrection renvoie une histoire enchsse dans un
processus messianique : histoire dune cration et dune re-cration. Sur fond dabsence se
rvle la condition dune vritable prsence du Crucifi Ressuscit. Cette proximit du Crucifi
Ressuscit est de lordre de lAlliance au sein de laquelle lhomme accueille librement son
Seigneur et Sauveur. Ce nest pas de lordre dun prolongement de lIncarnation.
Dans lEsprit, lexprience pascale peut tre actualise comme vivant dploiement de
lvnement pascal, comme preuve de sa fcondit dans une communaut de tmoins, depuis
Pentecte. Le dfi consiste, dans des situations fort diverses, exprimer ce que cela change que
Jsus-Christ soit aujourdhui vivant. Il nous faut discerner la patience de lagir divin au cur
de ces rencontres. Dans la diversit des situations, dans la fragilit et les errements de toute
histoire personnelle, Il ouvre un chemin de conversion et permet une naissance de la foi. Jsus
sefface et devient lincognito de toute rencontre. LEsprit-Saint est artisan du passage pour
que le Christ Ressuscit soit intrioris en chaque tmoin puis mis au monde.
Rendre compte de la Rsurrection, cest dabord entendre le tmoignage du Ressuscit lui-
mme qui revient linitiative de la transmission de ce mystre, travers laction de lEsprit
Saint. Pouvoir dire linstar de Thomas Merton : Ctait Dieu , en regardant la vie terrestre
de Jsus la lumire de la Rsurrection, cela ne peut que nous tre donn librement et
gratuitement par lEsprit.
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Le rcit lucanien des apparitions du Seigneur nous prpare accepter lenlvement et labsence
physique de Jsus pour mieux le rencontrer spirituellement dans son exaltation mais surtout
dans le mystre de Pentecte o Il rpand son Esprit pour se faire prsent dune Prsence
illimite et universelle, mais pourtant bien inscrite dans la vie concrte de chacun au sein dune
communaut qui est Son Corps en perptuelle construction jusqu la Parousie. Cette vie
spirituelle bien insre dans lespace et le temps de la vie ordinaire nous rvle, non pas une
autre vie mais une vie autre, depuis lvnement qui a fait irruption dans lhistoire pour la faire
entrer dans le monde de Dieu et nous y faire participer ds maintenant.
Cela vous scandalise ? Et quand vous verrez le Fils de lHomme l o Il tait auparavant ?...
(Jn 6, 62)
Il ne faut pas penser la Croix comme efface par la Rsurrection. Le Ressuscit demeure
toujours le crucifi. La croix reste le signe que Jsus a pris en compte la vulnrabilit de
lamour, lchec apparent de la relation, pour en faire le lieu et le moment dune recration,
pour manifester jusquo la puissance de lamour peut relever les expriences dchec de la
rencontre avec les hommes, les redynamiser. La croix suscite labandon et la confiance en un
Dieu qui agit et offre sa Prsence, sa proximit au cur de nos propres souffrances quIl a voulu
connatre. Il nous appartient dy discerner la Prsence de Dieu dans nos expriences limites de
dtresse.
Thologie narrative chez Luc : lIncarnation du Ressuscit dans lpaisseur de lhumanit. Luc,
par la structure de son rcit depuis les apparitions jusqu la Pentecte en passant par
lAscension, montre le mystre de la Rsurrection de Crucifi Ressuscit manifest par une
absence/prsence dun autre ordre rvle dans lEsprit. Lexaltation du Christ se rfre la vie
concrte de Jsus par des signes corporels et physiques attestant lhistoricit de lvnement
pascal mais se rfrant surtout la signification eschatologique de laction de Jsus dans lEsprit
au cur de la vie concrte de ses tmoins. Le Christ est le premier tmoin de sa Rsurrection et
lEsprit ne se substitue pas au croyant ni ne remplace le Christ mais le place au cur de la
communaut de croyants qui constituent son Corps Vivant aujourdhui.
Le mystre de lAscension apporte un correctif ncessaire lide susceptible dapparatre
incroyable dun prolongement trop direct entre lexistence terrestre et la condition de ressuscit.
Le langage de lexaltation ouvre sur un autre type de prsence invisible correspondant
davantage lexprience concrte et non vidente de la rupture conscutive un deuil. Il
appartient au monde de Dieu et la mort ne peut plus latteindre, ce qui est proprement inou. Le
Ressuscit sinscrit dans lhistoire non pour sy perdre mais pour y ouvrir un avenir et en largir
lhorizon. Il vient demeurer en diffrence chez ceux et celles dont il fait ses tmoins.
Tout se passe comme si le Crucifi Ressuscit choisissait de sincarner dans lpaisseur de
lhumanit de ses tmoins, pour tre ensuite mis au monde, pour que sa prsence soit rvle
chacun et tous, par lintermdiaire du Ressuscit en ses tmoins et par lextriorisation de son
tmoignage. Lenlvement de Jsus vers le ciel aboutit un avnement comme Seigneur et
luniversalisation de sa prsence. Luc tablit un parallle entre les commencements de la vie
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de Jsus et les commencements de la communaut chrtienne, du dbut de son vangile au
dbut des Actes et insiste sur lenracinement de lEglise dans le peuple dIsral.
La Pentecte invite considrer, par le don de lEsprit Saint, la Rsurrection partir de la vie
terrestre de Jsus plutt qu partir de lexaltation de Jsus lAscension. Tout est contenu dans
la personne et le ministre de Jsus. Si Jsus est, dans sa vie terrestre, porteur de lEsprit, dans
la Rsurrection, il devient Seigneur de lEsprit et le rpand sur la communaut. A Nazareth,
Jsus tait incognito ; Jrusalem, le Seigneur exalt est incognito , cach dans les
paroles de ses disciples. La Parole de Dieu, cest--dire Jsus, Christ et Seigneur (Ac 2, 36) est
mise au monde en des paroles humaines.
Dveloppement thologique : la prise en compte de la finitude humaine. Une thologie
chrtienne fondamentale ne peut faire fi des lieux o mergent aujourdhui la foi et lesprance.
La ralit du tmoignage en actes et en parole met en valeur le sujet dans son humble fragilit
(P. RICOEUR). Emmanuel FALQUE prend au srieux la ralit de la finitude humaine comme
horizon indpassable de lexistence. La constante possibilit de tomber dans lincroyance
nest pas un danger pour la foi mais au contraire sa condition mme. En prouvant notre
finitude, dans notre appartenance au temps , au monde , lhomme , nous pouvons
alors entrer dans un dynamisme de transformation du monde, du temps, et du corps. La
Rsurrection suppose de vivre le temps dans un maintenant reu de Dieu, de passer dune
vision objective du corps au vcu de la chair.
Dans un monde immanent et clos, dans un temps bouch sur lui-mme (ternel retour), dans un
humanisme athe, la chair , comprise en son sens phnomnologique, peut tre lieu dune
renaissance, dun engendrement des personnes et des communauts. De cette manire, lhomme
se dcouvre de faon originaire, non pas tre-pour-la-mort (Heidegger) mais tre pour la
naissance, pour le commencement.
Quelques points dinsistance pour une thologie fondamentale :
La puissance agissante de Dieu ou la mtamorphose de la finitude.
La proximit continuelle de Dieu ou linespr de sa venue dans lEsprit.
Une thologie attentive aux lieux dmergence de la foi et de lesprance.
Consentir ce que Dieu se voile en se rvlant.
Consentir limprvisibilit de lEsprit.
La Rvlation divine sinscrit dans lopacit de lhistoire :
- Les tmoins doivent commencer par mourir leurs reprsentations illusoires pour entrer dans
un espace de gratuit, dans une relation dsintresse.
- LEglise elle-mme ne peut prtendre tre le Ressuscit continu mme si elle a vocation tre
le lieu o il est possible de le rencontrer.
- Jsus le premier sefface devant Dieu son Pre dont il est, par excellence, le Tmoin.
- La foi pascale ne doit pas confesser trop htivement et trop facilement Jsus comme Christ. Le
terme Rvlation qui prtend saisir lessentiel de la tradition chrtienne ne doit jamais tre
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spar du terme mystre : cest une garantie contre toute volont de parvenir un
dvoilement total ou une transparence absolue des tres et des choses.
Une thologie de type narratif : il importe dtre attentif aux diffrents chemins et lieux
dexprience o les effets de la Rsurrection sont identifiables aujourdhui : les rcits de
lAscension et de Pentecte demeurent des rcits ouverts et inachevs, appelant de nouvelles
narrations.
Franois GRIFFATON
* * * * * * * * * * * *
Rsum de thse :
Phnomnologie de la surprise et de ltonnement
face au miraculeux ()
Y a-t-il un moyen, indpendamment de la foi, de se convaincre de la ralit des miracles, des
expriences mystiques, bref des signes de la prsence agissante de Dieu dans le monde ?
L honnte homme qui se pose cette question sait que des tmoins se sont prononcs et se
prononcent encore aujourdhui en faveur de lauthenticit de ces vnements attestant de la
ralit du lien existant entre ce monde-ci et un au-del de notre monde, mais il peut bon
droit mettre des doutes quant cette sphre surnaturelle et la suppose existence de Dieu
dont parlent les religions. Celles-ci nont certes pas toujours t des mdiations trs efficaces,
et (concernant en tout cas lEglise catholique) laccueil dun transcendant ne passant pas par les
canaux officiels ne sest pas toujours fait facilement non sans raison videmment. Cet honnte
homme connat aussi lexistence darguments tels que celui du pari de Pascal, pour lequel il y
a davantage perdre qu gagner de miser sur lexistence de lau-del Mais sil y avait des
signes plus concrets les miracles, peut-tre ? Mais ne supposent-ils pas, eux aussi, la foi ? Par
contre, si ces miracles laissaient un impact observable dans la vie des personnes miracules,
cela ne pourrait-il pas constituer une trace dont on pourrait suivre la piste ?
La thse que jai soutenue le mardi 6 mars lUniversit de Rouen se penche sur une de ces
traces ventuelles, savoir les ractions de surprise et dtonnement qui sont prouves par les
bnficiaires dexpriences miraculeuses, ou bien leurs tmoins, tant entendu que lon assimile
souvent ces ractions la substance mme du miracle, et quainsi elles passent comme
inaperues. On part du principe que le miracle tonne, forcment, naturellement, et donc on ne
sattarde pas considrer lintrt ou la fonction de ces ractions. Voire on sen mfie. En
dehors de quelques exceptions, telle a t lattitude ordinaire des spcialistes des textes
scripturaires, tmoin Joseph Moingt, qui en 2002 mettait laccent sur la ralit symbolique
des signes par opposition laspect merveilleux de la gurison, sans intrt rel, [qui]
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provoque au mieux ltonnement ou ladmiration. 1 De plus, ceux qui connaissent les
vangiles se souviennent que Jsus-Christ met en garde ses disciples et les foules contre leur
propension lui vouloir faire faire miracles et prodiges (Marc 13,22 ; Jean 4,48). Et cela
lencontre de sa propre pratique trs frquente !2 Sa mission de rvlation lavertit en effet
contre le dsir de ses concitoyens de fixer sur lui leur fascination pour son pouvoir de faiseur
de miracles. Il peut donc sembler assez naturel de minimiser ces motions, et de considrer
quelles attirent lattention non pas sur le sens des miracles (leur dimension de signe), mais sur
leur dimension spectaculaire uniquement. Cette intention se remarque ds le NT, car lvangile
de Jean privilgie justement le terme de signe (semeion), plutt que celui dactes de puissance
(dunameis).
Cependant les textes du NT3 sont pleins de ces notations de surprise ; les auteurs nont pas
rechign souligner que les actions et paroles de Jsus ont stupfait les foules, que ses paroles
ont boulevers ceux et celles qui les coutaient, et que toute sa vie consiste en somme en une
surprise pour le croyant. En me focalisant sur 4 verbes4 qui, dans mon premier corpus,
expriment cette surprise dans ses diverses formes, je compte 82 indications de surprise et
dtonnement. Lexamen de la varit et des modalits des utilisations de ces verbes permet de
mettre en vidence des intentions narratives spcifiques selon chacun des textes, par exemple
que Matthieu, Luc et Jean choisissent thaumaz, le verbe de ladmiration et de
lmerveillement, alors que Marc prsente un choix beaucoup plus vari, et utilise de manire
spcifique le verbe thambe, dont la valeur de droute est proche de leffroi. Marc est aussi
celui des quatre qui utilise le plus les deux autres verbes. Le choix a donc t fait de travailler
de faon approfondie cet vangile, comme prsentant cette richesse expressive et motionnelle,
moins apologtiquement oriente vers une surprise positive (exprime par thaumaz), et
laissant la place des ractions teintes de peur et deffroi (que traduit thambe), lesquelles en
principe servent moins lobjectif de narration croyante, et par consquent pourraient se
rapprocher dune ralit motionnelle plus authentique5.
En plus de ces mentions explicites, jai aussi examin comment la trame des rcits se trouve
structure par une tension narrative qui a sa source dans une intention de conversion du lecteur.
Je soutiens que les Evangiles et les Actes sont composs pour surprendre, pour questionner,
pour bouleverser, et que ce sont ces effets que la volont ditoriale vise implicitement afin que
la foi du lecteur jaillisse renouvele par leur entremise. Il me semble que ce que les auteurs
notestamentaires ont fait, cest de reprendre la pdagogie de Jsus lui-mme qui, laide de
ses gestes et paroles tous aussi tonnants les uns que les autres (y compris ceux comme la
1 Joseph Moingt, Dieu qui vient lhomme, Du deuil au dvoilement de Dieu, Cerf, 2002, p. 372. Je ne suis pas
pas en dsaccord total avec cet auteur ; son insistance sur la rvlation de lhumanit de Dieu indique quil saisit
adquatement lenjeu de lIncarnation. Je questionne par contre sa dvalorisation de la pdagogie christique. 2 Mme si par ailleurs il a mis en place une vritable pdagogie des miracles et revendique leur effet visuel de
rvlation (Marc 2,12 ; Jean 2,11 ; 10,38). 3 Jai restreint mon corpus aux Evangiles et Actes des Aptres. 4 thaumaz, ekplss, existhmi et thambe. Il existe en plus des formes nominales et adjectivales de ces verbes,
et aussi quelques autres termes moins centraux. 5 Il y a mme ekthambe, dont la forme conjugue est un hapax marcien (9,15 ; 14,33 ; 16,5-6). Rappelons que le
verbe de la crainte de Dieu, dans la Septante, est phobe. En utilisant thambe, Marc innove donc par rapport
cette attitude religieuse. Voir 10,32 o les deux verbes sont prsents.
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Passion qui semblent ntre que subis par lui), a voulu produire chez ses observateurs un choc
tel que leur foi puisse commencer accueillir quelque chose de linou de sa Bonne Nouvelle.
Mme si cette comprhension ne sera en ralit possible quaprs la Rsurrection et la
Pentecte, Jsus met en place, par exemple dans ses paraboles, le dplacement des normes
mondaines que suppose la venue du Royaume, et ce dplacement se fait par une surprise propre
frapper/interroger lauditeur. La pdagogie par la surprise a ceci defficace quelle heurte
lattente religieuse en lui faisant subir un retournement, que lon repre dans les dictiques des
questions poses par les foules : qui est-il, celui-l ? . Jsus est ainsi dsign car, une fois
que lon a t saisi par ce que lon a observ ou peru de son action, on ne peut plus simplement
se rfrer lui comme le fils du charpentier . Le terme celui-l provient de leffet
droutant de la surprise de voir ou dentendre une autorit, une puissance normalement
rserves Dieu seul, mais l, elles se trouvent incarnes en un homme, que lon croyait pouvoir
identifier par son origine galilenne, identit qui ne renseigne plus sur lextraordinaire qui vient
dtre vcu.
Les miracles que Jsus ralise, et les paroles tonnantes quil profre, doivent donc tre compris
comme relevant dune pdagogie propre crer cette surprise salvatrice. La surprise sauve car
elle permet la conversion, le retournement vers linconnu de ce qui est en train de se rvler en
Jsus-Christ. Elle sauve car elle active la foi des observateurs, et celle-ci les pousse reconnatre
en ce prophte va-nu-pieds le Fils de Dieu. Elle sauve puisquon note que ses ennemis, chefs
religieux, scribes (et malheureusement sa famille), qui pourtant sont aussi spectateurs de ses
gestes surprenants, nen sont pas tonns. Les vanglistes nous les montrent observant les
miracles, remarquant leur effet thaumaturgique, et nen prouver aucune motion, si ce nest de
lindignation ou de la rage 6. Ce nest pas que ces personnages soient exempts de foi, mais leur
foi ne se laisse pas retourner, ni surprendre, ni questionner. Elle constitue un cadre rigide
dexplication de la ralit perue, et ce cadre en ce qui les concerne est comme inamovible, fig
dans un systme explicatif que la surprise ne dloge pas.
En plus de ce corpus scripturaire jai mis en place un deuxime corpus, exprientiel, compos
de 197 entretiens raliss de 1re main, transcrits et comments, selon la mthode dexplicitation
microphnomnologique. Ceux qui sont intresss par le dtail de cette mthode peuvent
consulter ce lien. Pourquoi ce second corpus ? Lintention tait double : dune part,
phnomnologiquement, sassurer que ce qui avait t dit dans la partie scripturaire tait en
quelque sorte actualis et vrifi par dautres rcits de miraculs, et dautre part,
thologiquement, oprer une deuxime sonde de limpact de laction de Dieu dans le monde
qui puisse permettre de comparer ce qui sest pass historiquement avec et autour de Jsus-
Christ, et ce qui continue de survenir dans la vie de croyants daujourdhui. Lintrt
scientifique de travailler sur du matriau exprientiel non paissi de couches rdactionnelles
varies et transmis par le canal dune Eglise bimillnaire, tait de pouvoir grossir de manire
6 Voir Marc 3,6 ; 11,18 ; Mat 12,24 ; 21,15 ; Jean 5,16 ; 11,47 ; Actes 4,16 ; 7,57 7 Ce nombre est le rsultat de la priode de prospection des candidats aux entretiens, et du tri oprer entre ceux
des entretiens qui pouvaient relever de la typologie de recherche et les autres qui pour des raisons diverses nen
relevaient pas ou pas assez. Il serait idal de faire une deuxime prospection pour tablir davantage les rsultats
trouvs.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Entretien_d%27explicitation
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incomparablement plus prcise, le trac qui va de lexprience du quelque chose surnaturel
prouv par les tmoins, leurs ractions motionnelles, et aux changements perus par eux en
eux. Les rcits bibliques ne sintressent quasiment pas au vcu des miraculs. Quand ils parlent
dmerveillement, de surprise ou de stupfaction, cest en gnral celui des foules ou des
disciples. On ne peut que supposer les ractions des bnficiaires travers certains traits
implicites, comme par exemple leur dsobissance lordre de silence intim par Jsus
concernant leur miracle8. En coutant les rcits de miraculs contemporains, il me semble que
lon peut esprer dtecter quelques traces de ce qui se passe au moment o le miracle a lieu et
qui, en ce qui le concerne, exige toujours la foi.
Ces cas de miracles contemporains ne sont pas ncessairement des gurisons physiques ou des
librations de type exorcisme. Il y en a bien sr, mais jai galement recueilli le tmoignage de
personnes ayant bnfici de rvlations, de conversions, deffusions intimes, de voix, de
gestes, et mme dexpriences difficilement rpertoriables9. Evidemment, la mise en parallle
des deux types de rcits (biblique et contemporain) suppose dassez grandes prcautions dont
jpargne le dtail aux lecteurs de ce rsum, mais qui sont dcrites dans la thse. Cette
opration se base sur lestimation que, sil est sans doute bien alatoire de comparer ce quon
appelle miracle dans le Nouveau Testament, ce qui est rfr par ce mme mot de nos
jours (jai cependant utilis la catgorie de miraculeux, plutt que celle de miracle), en revanche
la focalisation sur les ractions face ces miracles devrait pouvoir bnficier du fait quon se
penche dans les deux cas sur une ralit anthropologique et narrative, donc en principe, peut-
tre, moins sujette aux projections et surinvestissements de nature religieuse.
Lobservation des rcits de miraculs contemporains, dont 15 prsentent de manire claire10
une vnementialit miraculeuse, a permis de dgager une typologie des cas en fonction du
paramtre motionnel (la prsence des ractions de surprise et dtonnement) :
- Miracles avec surprise et tonnement (11 cas dont un miracle non ponctuel)
- Miracles sans surprise ni tonnement (3 cas)
- Miracles avec refus de surprise (3 cas)
- Surprise sans miracle (2 cas)
- Ni miracle ni surprise (2 cas)
Naturellement, la premire srie a t celle qui intressait le plus notre travail, je vais y revenir,
mais je dis un bref mot concernant les autres sries : les miracles sans surprise ni tonnement
concernent surtout deux cas (un 3e ne prsentait pas de matrialit miraculeuse assez
prononce), dont le premier consiste en une situation de gurison sacramentelle dans laquelle
la personne a peru les effets de sa gurison, mais sans mention dans son rcit dune altrit
non-mondaine. Le ressenti est plutt celui de la dsorientation, pas de la surprise. Le deuxime
8 Cf. Marc 5,20 ; 7,36. 9 Je pense cette personne qui sest trouve comme happe dans ce quelle dcrit comme un rayon qui la
enveloppe compltement. Certains tmoins ont bnfici dexpriences quasi-mdiumniques, dautres, se
rapprochant des NDE ( Near-Death Experiences , expriences de mort imminente) 10 Evnementialit reconnaissable par les critres thologiques usuels : a) une priode dattente, de qute de sens
ou de misre, suivi b) dun vnement irruptif dsign par les bnficiaires comme nappartenant pas notre
monde, et c) un changement radical de vie, une conversion durable.
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concerne une exprience vcue lors dun coma, et peut-tre cette situation a-t-elle t la
dimension de surprise si typique des cas de vcu miraculeux.
Parmi les 3 cas de miracles nets, mais avec refus de surprise, deux dentre eux concernent plutt
des cas de miracles o lon relve bien surprise et tonnement, mais dont les bnficiaires
refusent pourtant, pour des raisons varies, dy associer ces ractions. Lun parce que la
proximit avec laltrit transcendante est vcue de manire si proche, si fusionnelle, que
lespace pour le face face de ltonnement nexiste plus, et lautre sans doute parce que le
vcu de cette altrit se combine avec une humiliation trop grande pour que la personne puisse
se rjouir de la survenue de sa gurison, la surprise manifestant alors la bonne nouvelle du
pardon associe cette gurison. Dans le troisime cas il pourrait sagir dune situation o, la
femme handicape du miracul tant prsente lors de lentretien, et nayant pas profit, elle,
dun miracle, le miracul aurait minimis miracle et surprise du miracle afin de se maintenir
un niveau de mrite compatible avec la situation moins favorise de sa femme.
Les deux cas de surprise sans miracle concernent des situations diffrentes : lune o la
personne a tmoign, semble-t-il, davantage dun vcu mdiumnique que proprement
miraculeux, la diffrence tant que dans le cas du miraculeux, on dbouche sur un habitus
divin que reconnat le thologien (je vais y venir avec la catgorie principale), et que
lintress dcrit son exprience avec un vocabulaire concret (mme si trs impressionnant) qui
nexiste pas dans les autres rcits. Lautre cas concerne une personne qui a expriment une
surprise de nature religieuse, mais lors dune exprience quelle sait navoir pas t
miraculeuse. Elle a pu le croire lespace de lexprience de sa surprise, mais doit convenir, en
fait, quelle ne peut pas attester dun miracle rel. Cette typologie est intressante, car elle
souligne que la surprise, en rgime dattente croyante, contient une potentialit signifiante qui,
lorsquelle est confronte avec lvnement, mme non miraculeux strictement parler, tourne
le cur et lesprit vers la prsence de Dieu dans le monde, et agit comme sil tait intervenu. Il
faudrait dautres cas de ce genre pour creuser davantage le rle de la foi, et de la surprise quelle
spiritualise, mme lorsquil ny a pas, apparemment, dirruption miraculeuse authentique dans
le vcu. Les deux cas dentretiens sans surprise ni miracle concernent des cas o le rcit,
une fois enregistr et rcout, a confirm limpression prouv lors de la rencontre avec les
personnes, des cas o la matrialit miraculeuse tait soit illisible, soit tellement complexifie
par des affects trangers et psychologiquement lourds, quils nont pas t retenus pour
lanalyse.
Il faut maintenant en venir aux 15 cas o le miraculeux des rcits des tmoins sassocie avec
des ractions de surprise/tonnement. Celles-ci, exprimes par du lexique multiforme ou bien
du langage corporel, portent sur un nombre trs important de ralits prsentes dans les vcus, et
notamment : la soudainet, limmdiatet de lirruption miraculeuse ; sa nouveaut radicale,
son caractre inconnu ; sa force, sa profondeur, son intensit (son caractre imprieux) ; le
dpassement, ou le bouleversement du sujet qui lprouve ; linterrogation sur le quid de
lvnement ; son inexplicabilit ; sa dimension totale ou complte ; labsolu de sa certitude ou
de son vidence ; lincapacit dy modifier quoi que ce soit ; sa prgnance ou son caractre
indlbile, etc. Ces dimensions surprenantes des vnements miraculeux concernent ce que lon
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pourrait appeler la crise, ou lirruption principale. Mais il y eut aussi, dans un nombre non
ngligeable de rcits des mergences qui ont t dcrites comme des pr-surprises , ainsi que
des post-surprises 11. C'est--dire que lvnement principal a t, dans ces cas-l, comme
annonc par ces vnements, ou bien confirm par eux. Il sagit notamment dpisodes de
larmes (pour les pr-surprises), ou bien de translucidit , c'est--dire de visibilisation, sur le
visage ou dans lensemble de la personne, dun changement perceptible par des tiers et dont
les tmoins rapportent, non sans interrogation tonne, la matrialit mystrieuse. Des larmes
peuvent aussi constituer la post-surprise. Ces vnements secondaires ont t ainsi nomms
pour statuer sur cet aspect phnomnologique, bien quil sagisse dabord de surgissements
motionnels incontrls, donc a priori surprenants car inattendus. Et lhypothse a t mise
que ces surgissements pourraient entrer dans la comprhension de la surprise comme parole,
une parole adresse lhomme depuis lau-del, avec ces pr- et post-surprise fonctionnant
comme des signes avant-coureurs et des confirmations de la parole principale qui se manifeste
dans lirruption miraculeuse. Ils pourraient tmoigner de ladaptation de cette parole vis vis
du destinataire humain, quils contribuent prvenir et dont ils authentifieraient la survenue.
Dautres phnomnes caractrisent ces rcits et leurs ractions. Par exemple, le fait que pour
un certain nombre dentre eux, les tmoins rapportent que laltrit surnaturelle se manifestant
eux surgit en eux, en provenance de lintrieur (on ne peut viter la rfrence augustinienne
du Deus interior intimo meo), alors que spontanment on aurait pu sattendre concernant cet
agent surnaturel une origine extrieure, conforme lide dun au-del situ ailleurs, et
qui viendrait les visiter depuis cet extrieur. Or le vcu de lirruption de ce surgissement de
laltrit, depuis lintimit ou la profondeur de la personne elle-mme, constitue une structure
prsente dans un assez grand nombre de cas (prs de la moiti des rcits), et se vit comme une
exprience qui remue et saisit si puissamment les tmoins, nest pas sans poser question sur le
plan de la comprhension de lvnementialit miraculeuse. Un travail comparatif avec la
tradition mystique pourrait tre fait afin dexaminer comment ces descriptions concorderaient
ventuellement avec certaines des manifestations connues par cette tradition.
La dernire partie du travail a t ralise en comparant les rsultats obtenus dans la partie
scripturaire et la partie exprientielle, une fois examines les diffrences existant entre les deux
types de ressources. Un des rsultats principaux a t la mise en vidence du rle central de la
foi comme quivalent, dans lordre religieux, celui que joue lattente dans lordre mondain
ordinaire. Dans ce dernier cas, la personne nest surprise que si elle se trouve en attente plus ou
moins grande. Surprendre quelquun alors quil ne sy attend absolument pas produit en lui de
la peur, et non pas de la surprise ( Oh, tu mas fait peur ). On peut mme sattendre tre
surpris, et quand celle-ci survient, sursauter quand mme : la surprise dpend alors de la nature
particulire de lvnement, son irruption, et son contenu. Cest la mme chose pour la foi, qui
attend et espre la venue du divin : quand celui-ci survient, ce nest pas parce quelle lattendait
quelle nen est pas surprise. Certains des tmoins interviews indiquent quune foi avec un
haut degr de confiance diminue la peur associe la surprise, mais non pas la surprise elle-
mme. Dautres, quils nont pas t surpris quand laltrit stait faite tellement proche que
11 On compte 6 cas de pr-surprises, et autant de post-surprises, pas forcment dans les mmes rcits.
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la distance ncessaire pour la surprise tait abolie. La proposition a donc t faite (en se basant
sur les deux corpus) de considrer la surprise comme de la foi retourne vers lorigine du
miracle, comme ce retournement mme, comme cette torsion de la foi (ou lattente) que la
manifestation du surnaturel oblige confronter. Et la situation du sujet faisant face ce qui
stait pass se dcrit alors comme ltonnement, o ltre essaie dabsorber linou de
lvnement tout en tant boulevers totalement par lui. Cette interprtation pourrait, entre
autres, permettre de comprendre pourquoi les vanglistes rapportent autant les ractions de
surprise des observateurs face aux gestes et paroles de Jsus, et pourquoi ils ont si bien structur
leurs rcits laide de cette motion.
La surprise en rgime de miraculeux devient ainsi la parole charnelle, vcue, tmoignant quune
rponse de lhomme face ce quil comprend comme du divin (ou en tout cas, de lAutre) a eu
lieu, sous forme daccueil de cet Autre, accueil paradoxal car lhumain nest pas quip pour
com-prendre ce qui vient le sur-prendre, mais saisit quand mme que quelque chose
dincommensurable (pour reprendre lexpression dun de nos tmoins) lui a t rvl,
quelque chose dincomprhensible et de totalement bouleversant, mais cependant pressenti
comme bnfique et salvateur, et dont ces tmoins nauront pas assez du reste de leur vie pour
accueillir le sens complet. Cette surprise se fait aussi vrification objectivante de la ralit de
lvnement, car lextrme incongruit de celui-ci vis--vis des fonctionnements cognitifs et
motionnels habituels le met en danger constant dtre qualifi dhallucination et de dlire
(plusieurs tmoins se demandent sils ne sont pas devenus fous). En se reportant leur souvenir
de lvnement, leur surprise ractive les assure quil nen est rien, que lvnement a bien eu
lieu, puisquil les surprend, les bouleverse nouveau quand ils se le remmorent.
Un dernier phnomne peut tre soulign pour conclure ce rsum : la surprise fondamentale
de lhomme face au divin qui sest approch se traduit par un type de parole particulier, une
parole brise, signifiante parce que brise, qui se remarque dans les rcits des tmoins
contemporains (elle a disparu des rcits notestamentaires, do limportance de notre
deuxime corpus12) par des hsitations, des interruptions, des reprises, des silences, etc. Lorsque
les tmoins essaient de dcrire leur vcu du moment de lirruption dont ils ont t les
destinataires, leur langage choue dcrire de faon linaire et construite ce quils ont vcu.
Cest comme si une instance de contradiction de leur dire les obligeait biffer ce qui vient
dtre dit pour tenter dy substituer un autre dire, lui-mme son tour incomplet et non
satisfaisant. Ce langage par bribes, plein de la surprise de lexprience elle-mme qui
dsorganise le discours, est dautant plus convaincant que son contraire, un discours fluide et
naturel, semble surimpos et artificiel lorsquon le compare lautre. Certains des tmoins
enveloppaient ainsi leur rcit de cette fluidit, sans doute parce quils avaient dj racont
lvnement plusieurs fois, et leffet de saisissement et de droute tant rduit, la matrialit de
lvnement se trouvait galement appauvrie. Il tait du coup possible de sinterroger sur
lauthenticit de ce qui avait t vcu. Et donc la surprise, rendue ici perceptible par
lincompltude du discours, devient le tmoignage pathtique de la vrit de lexprience. La
12 Mais cette surprise, comme je lai indiqu, a t intgre par les auteurs bibliques dans le fonctionnement
apologtique des textes, o elle est prsente en potentiel, et doit pouvoir, pour ceux qui ont des yeux et des oreilles,
les convertir et les sauver).
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surprise face au miraculeux, dans son irruption et son interruption de la parole humaine, fait
ainsi signe quune autre parole, imprieuse et bouleversante, peut tre comprise comme
luvre dans le monde. ()
Yves MILLOU
Si ayant lu ce rsum, vous avez des questions me poser, ou bien vous souhaitez que je vous
envoie le PDF de la thse, merci de mcrire ici : [email protected]
* * * * * * * * * * * * * *
mailto:[email protected]
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Contributions thologiques
()
RSISTANCE ET SOUMISSION
Les dernires lettres thologiques de Dietrich Bonhoeffer,
Berlin 1944 ()
Le 5 avril 1943, Dietrich Bonhoeffer est arrt par la Gestapo et intern la prison militaire de
Tegel (Berlin). C'tait la consquence de l'incompatibilit entre le totalitarisme nazi et un
christianisme vcu selon une thique de la responsabilit. N dans une famille de vieille
noblesse et de grande bourgeoisie intellectuelle le 4 fvrier 1906, Dietrich est le sixime d'une
famille qui comptera huit enfants (un frre et deux beaux-frres l'accompagneront dans la
rsistance au nazisme et la mort). Il y a, parmi ses ascendants, de nombreux pasteurs et
universitaires dont son pre, mdecin neurologue l'Universit de Berlin. Dietrich fait
rapidement et brillamment une fructueuse triple "carrire" universitaire (de thologie), pastorale
dans l'Eglise luthrienne, et cumnique au sein de l'Alliance universelle pour l'amiti
internationale des glises. Hitler devient chancelier le 30 janvier 1933 et, ds le 1er fvrier,
Bonhoeffer, lors d'une prdication qu'il fait la radio, dnonce les drives de la notion de Fhrer
(chef et guide). La diffusion est coupe... En avril de la mme anne, il soppose lexclusion
des allemands dorigine juive de ladministration et de l'Eglise. Sa lutte, dans le domaine
religieux et politique passe dabord par la rsistance la mainmise du Reich sur lEglise
luthrienne. Aux cts de Karl Barth et de Martin Niemller, il participe llaboration de la
confession de Barmen qui donne naissance lEglise confessante, spare de l'Eglise officielle
des "chrtiens allemands" qui accepte le nazisme et sera de plus en plus soumise...et
compromise ! Ses contacts et voyages l'tranger lui permettent de prendre des responsabilits
dans le mouvement cumnique encore rcent, de confirmer son opposition au nazisme ainsi
que le dsir et la volont de servir son Eglise et son pays. C'est ainsi que, la guerre menaant, il
abrgera son sjour aux USA (o un poste et une carrire lui taient offerts) et que, durant la
guerre, il poursuivra son opposition active au rgime sous couvert du service de renseignement
de la Wehrmacht, l'Abwehr, dirig par le gnral Canaris.
Emprisonn, suspect mais ni inculp ni jug, il connut d'abord une phase d'isolement. Lorsque
son rgime de dtention sera largi et quil aura pu tablir un rseau de correspondance
clandestine, il reprendra contact avec son ami et disciple, Eberhard Bethge et, malgr des
restrictions relatives, il aura avec lui des changes amicaux et thologiques intenses. Cette
correspondance dbute le 18/11/1943, mais cest surtout durant le printemps et lt 1944 que
Bonhoeffer expose son travail et son projet thologique. Le courrier de septembre 1944 ayant
t dtruit par Bethge avant sa propre arrestation, la dernire lettre de Bonhoeffer son ami est
date du 23/8/1944. En effet, l'chec de l'attentat contre Hitler du 20 juillet perptr par des
proches accentue les recherches et la pression de la Gestapo qui ananti le rseau auquel il
appartenait. En Octobre, il sera transfr la prison de la Gestapo, Prinz Albrecht Strasse, do
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il naura plus que quelques rares contacts avec sa famille. Durant la dbcle allemande,
Bonhoeffer sera dport dun camp lautre et finalement excut avec des membres du rseau
Canaris le 09/04/1945. On sait par des tmoins que Bonhoeffer travailla au manuscrit de son
projet thologique jusquen 1945 et le gardait sur lui. Avec lui, il disparut.
Cest sa correspondance du printemps et de lt 1944 avec son ami E. Bethge qui est l'objet de
cet article. L'uvre de Bonhoeffer ne se rsume pas ces lettres mais celles-ci sont les plus
connues, sans doute du fait de la simplicit de leur style, de leur lourde charge d'humanit lie
aux circonstances qui en font un tmoignage chrtien exceptionnel et fcond. Les lettres ont un
caractre plus ou moins spontan. Elles nous rvlent essentiellement des observations,
intuitions et rflexions concises mais nanmoins prophtiques. Bonhoeffer lui-mme en dit les
limites dans une lettre du 08/06/1944: " Tout en est encore au stade initial, et, comme toujours,
ce qui me guide, c'est bien plus un instinct des problmes qui se poseront, que le fait que je
serais dj au clair leur sujet." 1 Toutefois, ces lettres, ces rflexions fragmentaires, se sont
avres si pertinentes, si riches et visionnaires quelles ont gagn une place au moins gale aux
ouvrages antrieurs de Bonhoeffer et quelles valent leur auteur une postrit largement
reconnue. Il n'est pas possible de mentionner ici, mme sous forme de catalogue, l'ensemble
des livres, articles, colloques qu'a suscit son uvre tant ils sont nombreux.
Dans cet article nous retiendrons et commenterons brivement quelques points importants
exprimes par Bonhoeffer dans ses lettres. D'abord un constat, puis ce qui en dcoule.
Le constat fondamental est que nous vivons dans un monde sans Dieu. Ce constat ne repose
pas seulement sur les vnements dramatiques concomitants qui ont fait dire plus d'un et de
diverses faons: O est-il ton Dieu ? Pour Bonhoeffer, cette constatation nest pas seulement
un regard sur ce qui lentoure mais laboutissement dun vaste et long cheminement de lhomme
et de lintelligence : Cest une grande volution qui mne le monde son autonomie qu'il
annonce et brosse grands traits dans sa lettre capitale du 16/07/1944. Le 8 juin il avait dj
exprim la conclusion de ce parcours par ces mots: "Le mouvement en direction de l'autonomie
humaine (j'entends par-l la dcouverte des lois selon lesquelles le monde vit et se suffit lui-
mme dans les domaines de la science, de la vie sociale et politique, de l'art, de l'thique [Il
ajoute mme :] et de la religion () a atteint un certain achvement de nos jours. Lhomme a
appris venir bout de toutes les questions importantes sans faire appel lhypothse de
travail : Dieu 2 (Bonhoeffer fait ici allusion un propos de Laplace. Aprs avoir expos son
systme Napolon, celui-ci lui aurait demand o se trouvait encore une place pour Dieu, et
Laplace aurait rpondu : Sire, je n'ai pas eu besoin de cette hypothse. ).
Bonhoeffer poursuit: Il apparat que tout va sans Dieu aussi bien quauparavant. Tout
comme dans le domaine scientifique, Dieu, dans le domaine humain, est repouss toujours
plus loin hors de la vie ; il perd du terrain () Le monde, qui a pris conscience de soi et de ses
lois vitales, est sr de lui dune manire qui nous inquite. Les insuccs et les catastrophes ne
1 Dietrich Bonhoeffer, Rsistance et soumission ; lettres et notes de captivit, Labor et fides, 2006, p. 385 NB les
citations de DB sont, dans cet article, en italique. 2 Dans cet article, toutes les citations soulignes le sont par moi.
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parviennent plus le faire douter du caractre inluctable de son volution.... 3 Il ne sagit
pas de scientisme ni de la mort de Dieu mais la ncessit de prendre acte des connaissances
scientifiques et de la maturation de la pense qui ne requirent plus le recours Dieu devant
les mystres de la nature . Bonhoeffer parle ainsi du monde "majeur" ou "adulte".4
Deux ordres d'arguments (que nous examinerons succinctement) expliquent pourquoi cette
autonomie du monde majeur aboutit une poque sans religion :
- le christianisme lui-mme, car il faut considrer la forme occidentale du
christianisme comme tape prliminaire dune absence complte de religion 5
- lautre, dordre peut-tre davantage sociologique quanthropologique : la contestation
de l a-priori religieux de l'humanit.6
Non seulement il rcuse la religiosit de l'tre humain qui ... le renvoie dans sa misre la
puissance de Dieu dans le monde, Dieu est le deus ex machina" 7 mais aussi le religieux
tel point quil ne supporte plus certaines conversations : ( ) japprhende souvent de
prononcer le nom de Dieu devant les gens religieux parce quil me semble sonner faux ici, et
que je me trouve moi-mme un peu malhonnte (cest pire quand les autres commencent se
servir dune terminologie religieuse ; je me tais alors et suis accabl et mal laise) 8
A ce stade, il faut sinterroger sur le sens mme des mots religion , religiosit .
Bonhoeffer ne les dfinit pas dans ces lettres mais E. Bethge qui fut son lve au sminaire de
Finkenwald se souvient que c'tait une exprience fondamentale de ces annes dtudes que de
placer la foi et la religion aux ples opposs. Surtout, quand Bonhoeffer parle religion, il fait
largement cho Karl Barth dont il fut lve et disciple.9 Il fait sienne sa critique de la
religion 10 Rappelons seulement que Barth reconnait les religions comme des inventions de
lhomme, des systmes pour disposer en sa faveur le Dieu quil sest forg. Le christianisme
nchappe pas ce processus. Aux religions, Barth oppose la rvlation qui est lacte par
lequel Dieu se donne connatre lui-mme. 11 Cest la Rvlation qui nous apprend Dieu
plutt que la religion, quand bien mme la religion transmettrait une part de sa connaissance.
Bonhoeffer voque ainsi l'attitude des "religieux": Les gens religieux parlent de Dieu quand
les connaissances humaines (quelquefois par paresse) se heurtent leurs limites ou quand les
forces humaines font dfaut ; cest au fond toujours un deus ex machina quils mettent en avant
ou bien pour rsoudre apparemment des problmes insolubles, ou bien pour le faire intervenir
comme la force capable de subvenir limpuissance humain ; bref, ils exploitent toujours la
3 D. Bonhoeffer, op. cit. p. 385-6. 4 ibid. p. 386 s.,407 s.,431,434,450,523-25. 5 ibid. p. 328. 6 A ce sujet voir la suite de la p. 328 et la note 11 des traducteurs. 7 D. Bonhoeffer, op. cit. p. 432 8 D. Bonhoeffer, op. cit. p. 331 9 Je renvoie mon article Rvlation et religion selon Karl Barth Bulletion Thologique de Normandie n7,
Mars 2017. 10 Voir les lettres des 30/04/1944 p. 329; 05/05/1944 p. 337 et 08/06/1944 p. 388 in D. Bonhoeffer, op. cit. 11 K. Barth, Dogmatique 1er vol : la doctrine de la parole de Dieu, prolgomnes la dogmatique, t. 2me, p. 73
https://bulletintheologique.wordpress.com/2017/03/03/revelation-et-religion-selon-karl-barth/
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faiblesse et les limites humaines. 12 Puis le rle qu'a jou la thologie: () la thologie (...)
sest contente dutiliser Dieu comme un deus ex machina pour ce quon appelle les questions
dernires, cest dire que dieu devient la rponse aux questions de la vie, la solution des
dtresses et des conflits de la vie. 13 Et Bonhoeffer poursuit en condamnant sans appel cette
attitude : Je crois que lattaque de lapologtique chrtienne contre ce monde devenu majeur
est premirement absurde, deuximement de basse qualit, et troisimement non chrtienne.
Absurde - parce quelle mapparat comme un essai de ramener lhomme devenu adulte au
temps de sa pubert, cest dire de le rendre dpendant dune quantit de donnes dont il sest
affranchi, de le placer devant des problmes qui ont, en fait, cess de le proccuper. De basse
qualit - parce quon essaie de profiter de la faiblesse dun homme dans un but tranger ses
proccupations et auquel il ne souscrit pas librement. Non chrtienne - parce que lon confond
le Christ avec un certain degr de religiosit de lhomme, cest dire avec une loi humaine. 14 Comme Barth, Bonhoeffer conclut: le christianisme a toujours t une forme de la
religion (peut-tre la vraie forme). Allant plus loin, encore, il pose la question: Y a-t-il
des chrtiens sans religion ? 15
La suite logique de ce constat, c'est l'invitation les chrtiens qui vivent dans le monde devenu
majeur en prendre conscience, laccepter et en tirer les enseignements :
1- Le chrtien doit d'abord renoncer la restauration d'un pass disparu. 'O donc reste-t-il
de la place pour Dieu ?' demandent certaines mes angoisses, et comme elles ne trouvent pas
de rponse, elles condamnent toute lvolution qui les a mises dans cette situation aussi difficile
() On pourrait ajouter encore le saut prilleux en arrire, dans le Moyen-Age. Mais le
principe du Moyen-Age est lhtronomie sous forme de clricalisme. Le retour ce systme
ne peut tre quun acte de dsespoir, qui peut tre obtenu seulement par le sacrifice de
lhonntet intellectuelle. 16
2- Il doit ensuite parler de Dieu non aux limites mais au centre. Face une apologtique
chrtienne qui accepte plus ou moins de se replier devant les questions sculires mais qui
saccroche ce quon appelle les questions dernires - la mort, la culpabilit -, auxquelles
Dieu seul peut rpondre et pour lesquelles on a besoin de lui, de lEglise et du pasteur .17 Face
cette apologtique qui sadresse lhomme dsempar par le malheur et la dtresse,
Bonhoeffer affirme au contraire : Nous avons trouver Dieu dans ce que nous connaissons
et non pas dans ce que nous ignoronsDieu nest pas un bouche-trou ; il doit tre reconnu non
la limite de nos possibilits, mais au centre de notre vie ; dans notre vie et non dabord dans
la mort, dans la force et la sant et non dabord dans la souffrance, dans laction et non dabord
dans le pch. 18 Il ajoute humblement : Prs des limites, il me semble prfrable de se taire
et de laisser irrsolu ce qui est sans solution."19 Au lieu de profiter de lhomme dans la
12 D. Bonhoeffer, op. cit. p. 331 13 ibid. p. 407 14 ibid. p. 387 15 ibid. p. 328-29 16 ibid. p. 387 17 ibid. p. 386 18 ibid. p. 387 19 ibid. p. 331-32
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dtresse, dsorient par le malheur, il met en avant la compassion et la solidarit dans ce qui est
subi et le silence devant le scandale de ce qui ne sexplique ni ne se justifie.
3- Il nous faut vivre etsi deus non daretur . Aprs avoir dnonc cette apologtique religieuse
inacceptable, et le suicide du saut prilleux arrire dans le clricalisme du Moyen-Age,
Bonhoeffer poursuit en nous invitant assumer notre situation et accepter que nous ne
pouvons tre honnte sans reconnatre quil nous faut vivre dans le monde etsi deus non
daretur. 20 : vivre comme si Dieu ntait pas. Il faut comprendre et agir dans le monde sans
Dieu bouche-trou (i.e. explication et recours). Bonhoeffer ajoute aussitt : En devenant
majeurs, nous sommes amens reconnatre de faon plus vraie notre situation devant Dieu.
Dieu nous fait savoir quil nous faut vivre comme des tres qui parviennent vivre sans Dieu.
Le Dieu qui est avec nous est celui qui nous abandonne. 21 Il poursuit: Dieu, sur la croix, se
laisse chasser hors du monde. Dieu est impuissant et faible dans le monde, et ainsi seulement
il est avec nous et il nous aide , faisant appel Mc 15,34 et se place dans lexacte situation de
Jsus en croix, lui-mme dans laccomplissement du Ps 22. Le Christ, sur la croix, s'est laiss
chasser du monde. Quel acte de foi et de soumission - alors que lhorreur du mal ambiant
faisait justement dire plus d'un: o est-il ton Dieu ? Citons aussi Paul, qui prche un
Messie crucifi, scandale pour les juifs, folie pour les paens, mais, pour ceux qui sont appels,
Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. (1 Co, 122 s.) et, plus modestement les articles
de J-L Gourdain22 et moi-mme.23 Les atrocits des deux guerres ont oblig relire les Ecritures
et la Passion de Jsus, revoir la toute-puissance de Dieu et s'interroger sur la souffrance
du Pre , la mort et le silence de Dieu . L encore, Bonhoeffer est prcurseur et
prophte.
4- Bonhoeffer nous appelle vivre : Devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans Dieu 24 :
- Vivre sans Dieu ne signifie ni la ngation de Dieu, ni une vie indiffrente Dieu mais une
vie dans un monde qui est, et doit tre, assum sans rfrence immdiate et permanente Dieu.
De mme que Gertrude Stein crit (reprenant Hlderlin, lui-mme peut-tre inspir par la
kabbale) : Dieu a cr le monde comme la mer dcouvre la plage, en se retirant. ; de mme
que Simone Weil crira : La Cration est de la part de Dieu un acte non pas d'expansion de
soi, mais de retrait, de renoncement et comme loiseau sorti du nid doit apprendre seul voler,
comme lenfant dont les parents lchent la main doit se conduire seul, puis devenir adulte, Dieu
nous confie la gestion de la cration et de notre vie.
- Vivre dans un monde sans Dieu mais vivre Devant Dieu et avec Dieu ; comme Jsus
disparut aux yeux de ses disciples qui il avait affirm : moi je suis avec vous pour toujours
(Mt 28,16), Dieu est retir 25 mais devant lui nous vivons. Et avec lui nous vivons, par la force
20 ibid. p. 431 21 Idem. 22 J-L Gourdain Pantokratr, omnipotens : tout-puissant ? Bulletin Thologique de Normandie. 23 B. Paillot Dieu est-il tout puissant ? Bulletin Thologique de Normandie. 24 D. Bonhoeffer, op. cit. p. 43. 25 Malgr sa rvlation il demeure un Dieu cach.
https://bulletintheologique.wordpress.com/2017/02/13/pantokrator-omnipotens-tout-puissant/https://bulletintheologique.wordpress.com/2017/02/15/dieu-est-il-tout-puissant/
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de l'Esprit-Saint (Ac 1,8) et mme en lui, car si nous gardons ses commandement, nous
demeurons en Dieu et Dieu en nous (1 Jn 3, 23-24).
5- devenir des chrtiens a-religieux ? Une consquence radicale de la distinction entre religion
et rvlation conduit Bonhoeffer poser la question : Si la religion nest quun vtement du
christianisme - et ce vtement aussi a pris des aspects diffrents aux diffrentes poques -
quest-ce donc alors quun christianisme sans religion ? et il poursuit par cette interpellation:
Que signifient une Eglise, une communaut, une prdication, une liturgie, une vie chrtienne,
dans un monde sans religion? Comment parler de Dieu sans [faire appel la]
religion? Comment tre des chrtiens sans religion-sculiers ?26 La rponse cette
interrogation n'est pas dans les documents qui nous sont parvenus, mais Bonhoeffer nous donne
au moins une orientation : Etre chrtien ne signifie pas tre religieux dune certaine
manire() cela signifie tre un tre humain ; le Christ a cr en nous non un type dtre
humain, mais ltre humain tout court. Ce nest pas lacte religieux qui fait le chrtien, mais sa
participation la souffrance de Dieu dans la vie du monde. 27
Sadressant toujours aux chrtiens, mais avec le souci des non-chrtiens, Bonhoeffer voulait
parler un langage non religieux; il imaginait une interprtation non religieuse de la Bible : Je
travaille cerner peu peu linterprtation non religieuse des concepts biblique. Pour
linstant, je vois bien mieux le problme que sa solution. 28 Surtout, comment faire tat d'une
rvlation non reue - par dfinition - par les incroyants ? Cest le problme non seulement de
la foi mais plus encore celui de la grce et de llection. Aux chrtiens de ne pas se considrer
ni se comporter comme des privilgis : Comment sommes-nous - , des appels, sans
nous considrer comme des privilgis sur le plan religieux, mais bien plutt comme
appartenant pleinement au monde ? 29
Si les lettres de prison n'apportent pas de rponses toutes les questions qu'elles soulvent, elles
nous livrent aussi un acte de foi et d'esprance qui prend tout son relief dans le contexte marqu
par la dchirure de l'Eglise luthrienne allemande et les incertitudes concernant l' avenir du
monde et le sien propre ; acte de foi ayant une porte bien plus vaste et lointaine: "Ce n'est pas
nous de prdire le jour - mais ce jour viendra - o des humains seront appels de nouveau
exprimer la Parole de Dieu de telle faon que le monde en sera transform et renouvel. Ce
sera un langage nouveau, peut-tre tout fait a-religieux, mais librateur et rdempteur,
comme celui du Christ () Jusqu' ce jour, la cause des chrtiens sera silencieuse et cache;
mais il y aura des humains qui prieront, agiront avec justice et attendront le temps de Dieu" 30
S'agit-il des chrtiens qui vivront l' l'enfouissement et/ou s'agit-il des hommes (et des
femmes!) que K. Rahner nommera les chrtiens anonymes ?
Les lettres de prison laissent beaucoup de questions sans rponses mais ouvrent (ou
entr'ouvrent) beaucoup de portes sur de nouvelles perspectives. Ainsi, le monde majeur
est une expression de la scularisation. Certains la dplorent, regrettant une chrtient
26 Bonhoeffer op. cit. p. 328-29 27 ibid. p. 432-33 28 ibid. p. 428 29 D. Bonhoeffer, op. cit. p. 329 30 ibid. p. 353
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idalise et la chargent de tous les maux, comme une fatalit qui, en s'imposant, excuse leurs
insuffisances. Ainsi beaucoup considrent l'incroyance comme une consquence vidente de la
scularisation. La relation est vidente si, parlant de vie chrtienne, on privilgie la pratique
cultuelle et la place du clerg dans lglise et la vie publique ? De l proviennent sans doute,
au moins pour une part, certaines rticences de lEglise aux nouveauts philosophiques et
scientifiques depuis au moins la fin du Moyen-ge. Ce faisant la hirarchie ecclsiale a ainsi
contribu (temporairement) au divorce de la raison et de la foi. Mais Bonhoeffer dplace le
dbat en se plaant un tout autre niveau ! J'voquerai seulement trois pistes ouvertes :
l'impuissance de Dieu, vivre en chrtien dans un monde sans Dieu, la place de la religion pour
le salut et l'avenir du christianisme.
- Quand Bonhoeffer affirme l'impuissance de Dieu, c'est pour dire le paradoxe du Dieu
crucifi qui nous abandonne et nous vient en aide la fois. Il est frappant de noter qu'Etty
Hillesum, au mme moment faisait une exprience analogue qu'elle rapportait dans un style
plus sensible, potique et mystique.31
- Bonhoeffer nous invite sa suite, dans ce monde majeur, vivre devant Dieu. Si le Dieu
bouche-trou , le Dieu des sorciers et autres, a disparu des lieux que la peur et l'ignorance lui
avaient attribus, il est toujours prsent dans les cieux , expression de sa transcendance et
surtout parmi nous, au milieu de nous, en nous (Lc 17,21),
: avec nous tous les jours (Mt 28,20). C'est ainsi que nous pouvons rendre grce Dieu
qui nous a choisis pour servir en sa prsence . C'est aussi dire que l'homme est le Temple de
Dieu (1 Co 3,16), les croyants son peuple, son corps mystique. C'est pourquoi nous pouvons
aussi vivre devant Dieu, avec Dieu, dans un monde sans Dieu. C'est la seule soumission
laquelle nous devons consentir car, comme Jsus jusqu' la croix, c'est l'accomplissement de
notre humanit.
- Et, quand il crit: la question paulinienne, savoir si la [la circoncision] est une
condition de la justification, est aujourdhui celle-ci mon avis : la religion est-elle une
condition du salut ? Compte tenu de ce que lon sait de Luther et de ses disciples propos
de la justification par la grce seule, et - comme nous lavons vu plus haut - de la diffrence,
pour ne pas dire lopposition entre rvlation et religion chez Bonhoeffer comme chez Barth, il
est logique que Bonhoeffer poursuive ainsi : Laffranchissement par rapport la est
aussi laffranchissement par rapport la religion. 32 Ce qui nexclut pas que la religion, si -
par grce - elle est fidle la rvlation, puisse tre instrument du salut.
- Enfin, Bonhoeffer nous invite l'aventure des dcouvertes lorsquil prsente : la forme
occidentale du christianisme comme tape prliminaire dune absence complte de religion .33
Il fait alors, tout la fois un retour radical aux sources et une prophtie (?) qui aura de nombreux
chos (prolongements de sa pense ou rencontres fortuites ?). Citons seulement ici Marcel
31 E. Hillesum, Une vie bouleverse, le 11/07/142 en particulier. 32 D. Bonhoeffer, op. cit. O 330-31 33 Ibid. p. 328
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Gauchet, philosophe et historien qui crira en 1985: le christianisme aura () t la religion
de la sortie de la religion. 34
Les lettres de prison sont le fait d'un homme anim dune foi profonde, nourrie de lEcriture et
de la prire, assumant lhumanit qui lentoure, le monde dans toutes ses dimensions, soucieux
de parler de Dieu aux hommes et de voir le Christ rgner sur le monde a-religieux. Sa foi le
conduit vivre selon une thique exigeante en marge de l'Etat totalitaire et de lglise
officielle . C'est le tmoignage dun chrtien libre, rsistant vis vis de tout ce qui fait
entrave Dieu auquel, seul, il se soumet. De l, dans doute, le titre donn par E. Bethge,
l'diteur des lettres de prison de Bonhoeffer : Rsistance et soumission . Il nous faut imaginer
combien de rsistances Bonhoeffer a d exercer pour manifester son patriotisme en dpit du
nazisme, affirmer sa fidlit vanglique en s'opposant lglise dont il tait issu, persister
malgr les incomprhensions, les brimades, la privation de liberts, la solitude, l'absence de vie
communautaire et sacramentelle et les menaces sur son existence mme. C'est avec rsistances
et soumission que Bonhoeffer a pu aller en paix - impressionnant par sa foi paisible - jusqu'au
sacrifice consenti de sa vie. ()
Bernard PAILLOT
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Faisons lhomme notre image et selon notre ressemblance 1
()
Faisons lhomme :
Dieu dcide : Faisons . Chacun peut penser de soi quil aurait pu ne pas tre et quil nest
pour rien concernant sa venue au monde. Le texte rappelle que lhomme ne sest pas cr lui-
mme.
notre image, selon notre ressemblance :
Le premier rcit de la cration nonce que Dieu fait lhomme son image et sa ressemblance.
Le texte hbreu nutilise pas le mot tmouma (image) mais celui de tslm dont la racine est
lombre (tsl). Il signifie donc plutt : crons lhomme notre ombre . Le texte ajoute la
ressemblance . La tradition thologique accorde une importance essentielle la notion
dimage. Le concept dimage a longtemps souffert dune ambigut fondamentale. Pour Platon,
dans Le Cratyle, limage croise la ressemblance avec lingalit. Limage ne peut tre
quimparfaite et recle de la dissemblance. Pour Hilaire de Poitiers, limage est une forme qui
34 M. Gauchet, Le dsenchantement du monde, Gallimard, coll. folio essais p.11 1 Ce texte (Gense 1,26 -2,7) est la suite de Dieu cra , Bulletin Thologique n9, dcembre 2017, p. 5-8.
https://bulletintheologique.wordpress.com/2017/12/04/dieu-crea/
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ne diffre en rien de loriginal2. Au IVe sicle, Augustin dHippone distingue le concept
dimage des concepts de ressemblance et dgalit : l o il y a image, il y a toujours
ressemblance, mais pas toujours galit ; l o il y a galit, il y a toujours ressemblance, mais
pas toujours image ; l o il y a ressemblance, il ny a pas toujours image, et pas toujours
galit 3. Limage implique la ressemblance mais non lgalit : le reflet est plus pauvre que
loriginal. La relation dimage est une relation asymtrique. La ressemblance consiste avoir
des traits communs, de manire transversale, symtrique et sans relation de dpendance.
Refusant de sparer limage et la ressemblance, Augustin propose un concept dimage qui
autorise lgalit. Le concept augustinien simpose et permet de penser le lien entre les tres.
Augustin distingue entre tre limage et tre limage. Pour Augustin, limage implique
toujo