Bouveresse - Cours Leibniz
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Dans le labyrinthe : ncessit, contingence etlibert chez LeibnizCours 2009 et 2010
Jacques BouveresseJean-Matthias Fleury (d.)
diteur : Collge de FranceDate de mise en ligne : 4 avril 2013Collection : Philosophie de la connaissanceISBN lectronique : 9782722601611
http://books.openedition.org
Ce document vous est offert par SCD del'Universit Paris 1 Panthon-Sorbonne
Rfrence lectroniqueBOUVERESSE, Jacques. Dans le labyrinthe : ncessit, contingence et libert chez Leibniz : Cours 2009 et2010. Nouvelle dition [en ligne]. Paris : Collge de France, (n.d.) (gnr le 03 juin 2014). Disponiblesur Internet : . ISBN : 9782722601611.
Ce document a t gnr automatiquement le 3 juin 2014.
Collge de France, Conditions dutilisation : http://www.openedition.org/6540
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Cest Leibniz lui-mme qui a parl de labyrinthes erreurs propos de deux
problmes philosophiques centraux : celui du continu et celui de la libert. Du premier,
on peut dire en suivant Vuillemin que, depuis la formulation des paradoxes de Znon, il a
domin lhistoire de la philosophie thorique ; du second, qu travers une autre aporie,
celle de Diodore, il a domin lhistoire de la philosophie pratique. Lobjet de ce cours des
annes 2009 et 2010 se situe dune certaine faon directement dans la suite de celui du
cours des deux annes prcdentes, consacr une tentative de rponse la question
Quest-ce quun systme philosophique ? . Le but est dexaminer dans le dtail le genre
de rponse que le systme de Leibniz essaie dapporter laporie de Diodore et, plus
prcisment, la faon dont il sefforce de dfendre et de protger la libert contre la
menace du ncessitarisme, en particulier du ncessitarisme spinoziste.
JACQUES BOUVERESSE
Professeur honoraire au Collge de France, chaire de Philosophie du langage et de la
connaissance
Dans le labyrinthe : ncessit, contingence et libert chez Leibniz | Jacques Bouveresse 1
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SOMMAIRE
Note ditoriale
Ouverture I : rsum du cours de lanne 2009
Cours 1. Le meilleur des mondes possibles et le problme du mal
Cours 2. Dieu ne pouvait-il rellement pas mieux faire ?
Cours 3. Le calcul du meilleur et le problme de la quantification de la perfection
Cours 4. Leibniz peut-il avoir eu vritablement deux philosophies ?
Cours 5. Lintellect, la volont et les possibles
Cours 6. Le bien et le mal peuvent-ils tre sous la dpendance de la volont ?
Cours 7. La libert de Dieu et la ntre
Cours 8. Le rationalisme thique dogmatique et le constructivisme moral
Cours 9. Le labyrinthe de la libert
Cours 10. Laspect ontologique et laspect pistmique de la question du dterminisme.
Cours 11. La prdtermination et la prescience nempchent pas la libert
Cours 12. Le Dominateur, les possibles et le problme de la libert1. La solution de Diodore2. La solution de Chrysippe3. La solution de Clanthe
Dans le labyrinthe : ncessit, contingence et libert chez Leibniz | Jacques Bouveresse 2
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Cours 13. Do vient lerreur commise par les adeptes du ncessitarisme ?
Ouverture 2 : rsum du cours de lanne 2010
Cours 14. Sellars, Leibniz et Spinoza
Cours 15. Les trois espces de ncessit
Cours 16. Ncessit hypothtique, contingence et libert
Cours 17. Le Dieu de Leibniz peut-il avoir encore quelque chose faire dans le gouvernementdu monde ?
Cours 18. Le possibilisme, le dterminisme et le problme de la dlibration
Cours 19. Toutes les propositions vraies sont-elles analytiques ?
Cours 20. Le spectre du dterminisme, la finalit et le problme de la libert
Cours 21. Causes efficientes et causes finales
Cours 22. Peut-il y avoir une tlologie non mtaphysique ?
Cours 23. Vrits de raison et vrits de fait
Cours 24. Comment les propositions contingentes sont-elles possibles ?
Cours 25. Le vrai, le possible et le faux
Cours 26. La solution leibnizienne de laporie de Diodore
Bibliographie
Dans le labyrinthe : ncessit, contingence et libert chez Leibniz | Jacques Bouveresse 3
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Note ditoriale
1 Les cours publis dans le prsent ouvrage sont ceux des annes acadmiques 2008-2009 et
2009-2010. Ils ont t donns du 7 janvier au 25 mars 2009, et du 13 janvier au 7 avril 2010.
2 Jacques Bouveresse donne ses cours aprs les avoir toujours entirement crits, et diviss
en chapitres. Il les lit, en les commentant parfois et en faisant quelques digressions.
3 Cest la version crite que lon trouvera ici : les cours tels quils ont t rdigs et lus. Ces
textes ont t relus par lauteur pour la prsente dition. Il ne les a pas modifis ; il a juste
effectu quelques lgres corrections.
4 (Pour la version orale, il existe des enregistrements audio de tous ces cours, qui peuvent
tre tlchargs sur http://www.college-de-france.fr/site/audio-video/index.htm (ou :
Collge-de-France / Institution / Professeurs honoraires / Jacques Bouveresse / Audio-
Vido.)
5 ces 26 chapitres (13 pour chaque anne), on a joint ici les rsums, rdigs par lauteur,
de ces deux annes de cours, tels quils ont t publis dans lAnnuaire du Collge de
France (http://annuaire-cdf.revues.org/ ) ; ils sont repris ici sous le titre Ouverture au
dbut de chacune des deux annes.
6 Une bibliographie complte des ouvrages cits, quils soient de Leibniz ou dautres auteurs,
figure la fin de ce livre. On y trouvera galement la liste des abrviations utilises. Dans
les notes, on a indiqu chaque fois uniquement le nom de lauteur, le titre du livre, le plus
souvent son anne ddition, et la pagination. Toutes les autres informations (lieu
ddition, diteur, et, pour les articles les rfrences de la revue ou du volume o ils sont
publis) sont donnes dans la bibliographie.
7 Dans les citations de Leibniz qui sont tires des recueils dits par Couturat (Opuscules et
fragments indits, 1903) et de Grua (Textes indits, 1948), on a reproduit scrupuleusement
les marques typographiques utilises : les crochets [] enferment des mots ou des phrases
supprims par Leibniz, et les chevrons des mots ou des phrases ajouts par lui. Les
parenthses jouent leur rle habituel.
Dans le labyrinthe : ncessit, contingence et libert chez Leibniz | Jacques Bouveresse 4
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Ouverture I : rsum du cours delanne 2009
Cum DEUS calculat et cogitationem exercet, fit mundus
(Quand DIEU calcule et exerce sa pense, le monde
se fait)1.
La libert suppose que quelquun mis exactement
ma place ferait autre chose que moi. Mais qui
dfinira cette place2 ?
1 Le cours de lanne 2008-2009 a t consacr Leibniz et, plus prcisment, la solution
quil a essay dapporter au problme de la ncessit, de la contingence et de la libert.
Cest Leibniz lui-mme qui a parl de labyrinthes erreurs propos de deux
problmes philosophiques centraux : celui du continu, dont on peut dire en suivant
Vuillemin que, depuis la formulation des paradoxes de Znon, il a domin lhistoire de la
philosophie thorique, et celui de la libert, qui travers une autre aporie, celle de
Diodore, a domin lhistoire de la philosophie pratique. Lobjet de ce cours se situait dune
certaine faon directement dans la suite de celui du cours des deux annes prcdentes,
qui avait t consacr une tentative de rponse la question Quest-ce quun systme
philosophique ? 3 . Le but tait dexaminer dans le dtail le genre de rponse que le
systme de Leibniz essaie dapporter laporie de Diodore et, plus prcisment, la faon
dont il sefforce de dfendre et de protger la libert contre la menace du ncessitarisme,
en particulier du ncessitarisme spinoziste.
2 Nietzsche dit que, quand nous admirons les grands philosophes du pass, cest souvent
moins cause du but quils ont essay datteindre, que nous ne partageons pas, qu cause
des moyens quils ont utiliss pour le faire. Si on considre que le but du systme
leibnizien est quelque chose comme la dmonstration du fait que nous vivons dans un
monde qui est le meilleur de tous ceux qui auraient exist et qui a pour auteur un
crateur la fois tout-puissant et infiniment juste et sage, il est permis de considrer
quun tel objectif philosophique nous est devenu prsent passablement tranger, mme
sil est vrai que lon sest mpris de bien des faons et souvent de manire radicale sur ce
que Leibniz veut dire quand il affirme que nous vivons dans le meilleur des mondes
possibles. On a commenc, dans le cours, par examiner de prs la signification relle de
cette thse leibnizienne et les raisons pour lesquelles elle est bien moins choquante quon
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ne le croit la plupart du temps. Il nest pas inutile de rappeler, ce propos, en citant le
livre dArthur Lovejoy, The Great Chain of Being, que ce quon est convenu dappeler
l optimisme leibnizien ne correspond pas vraiment, chez les hritiers que Leibniz a
eus au XVIIIe sicle, lusage que lon fait habituellement du mot optimisme :
Les philosophes de loptimisme [] ntaient pas de faon gnrale de tempramentromantique ; et ce quils taient dsireux de prouver tait que la ralit estrationnelle de part en part, que tout fait ou existence, aussi dsagrable quil puissetre, est fond dans une certaine raison aussi claire et vidente quun axiome demathmatiques. Mais les exigences de largument qui aboutit cette conclusion lesont contraints attribuer la Raison Divine une conception du bien extrmementdiffrente de celle qui a t la plus courante parmi les hommes, et frquemmentparmi les philosophes ; et ils ont t ainsi amens, souvent contre leurtemprament original, imprimer dans lesprit de leur gnration une thoriervolutionnaire et paradoxale du critre de toute valeur, qui peut tre rsumedans les mots dun homme de notre poque amoureux du paradoxe romantique auplus haut degr : Une seule chose est ncessaire : toute chose. Le reste est vanitdes vanits
4.
3 Quoi quil en soit, dans le cas dun philosophe comme Leibniz, mme si lon dsapprouve
compltement le but ultime, il est difficile de ne pas prouver de ladmiration pour les
moyens impressionnants qui ont t utiliss pour latteindre, en particulier la matrise et
linventivit avec lesquelles il a mobilis les ressources les plus sophistiques de la science
et de la logique, sous leur forme la plus dveloppe commencer, bien entendu, par
celles qui rsultent de ses propres dcouvertes pour essayer de latteindre.
Contrairement ce que lon pourrait croire premire vue, ce nest pas ncessairement la
communaut des buts poursuivis qui rapproche le plus entre eux les philosophes et ce ne
sont pas non plus les buts, mais plutt les moyens qui ont t mis leur service, qui
rsistent le plus efficacement laction de lhistoire. Mais il faut, bien entendu, souligner
galement que les questions discutes dans des ouvrages comme la Thodice ne perdent
la plupart du temps rien de leur importance et de leur intrt philosophiques une fois
quelles ont t dpouilles du revtement thologique qui les habille et dissocies des
controverses thologiques auxquelles elles pourraient sembler premire vue
intrinsquement lies.
4 Quand on parle de moyens propos de Leibniz, le premier auquel on songe est
videmment les mathmatiques. Ce qui est probablement le plus impressionnant, le plus
rvolutionnaire et le plus moderne chez lui est lextension spectaculaire quil a fait subir
lide que lon se faisait avant lui du genre de problmes que lon peut se proposer de
formuler et de traiter mathmatiquement. Leibniz a montr quil tait possible de penser
et de parler de faon mathmatique sur une multitude dobjets propos desquels
personne avant lui naurait pu envisager dessayer de le faire. Au premier rang des
questions quil faudrait, autant que possible, russir traiter de cette faon, figuraient,
bien entendu, pour lui les questions philosophiques, y compris les plus mtaphysiques
dentre elles. Mais cest une ide pour laquelle les philosophes, mme quand ils se
prsentent comme des admirateurs de Leibniz, nprouvent gnralement pas beaucoup
de sympathie et quils ont, bien entendu, encore moins envie dessayer de mettre en
application.
5 Leibniz dit dans une lettre (non envoye) Malebranche :
Pour moy, je me trouve forc destimer galement toutes les vrits proportiondes consquences quon en peut tirer ; et, comme il ny a rien de si fcond ny de siimportant que les vrits gnrales de mtaphysique, je les aime au-del de ce
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quon scauroit croire. Mais je souhaiterais de les voir tablies avec cette rigueurdont Euclide sest servi en Gomtrie5.
Leibniz nest videmment pas le seul, lpoque, estimer quil est dune importance
cruciale en philosophie dessayer dtre dmonstratif. Mais ce qui rend son cas
particulirement intressant est quil a une ide nettement plus prcise et plus conforme
celle que nous avons aujourdhui de ce que signifie tre dmonstratif que la plupart
de ses contemporains, et en particulier que des philosophes comme Descartes et Spinoza.
6 Cest un point auquel il faut accorder une grande importance dans la confrontation avec
Spinoza, sur laquelle on sest attard assez longuement dans le cours. Leibniz pense que
les dfinitions que Spinoza donne de notions cruciales comme celles de ncessit et de
contingence sont imprcises et fluctuantes, et que ses dmonstrations sont souvent
fautives. Russell considre que Leibniz nest malheureusement pas trs bien plac pour
faire la leon Spinoza sur ce point et dit de lui, dans la prface de son livre, qu il est
tomb dans le spinozisme toutes les fois quil sest autoris tre logique ; dans ses
uvres publies, par consquent, il a pris soin dtre illogique6 . Autrement dit, au
moins dans ceux de ses crits qui taient destins la publication, Leibniz aurait accept
dtre illogique pour ne pas risquer dapparatre comme spinoziste, et ne pas avoir
assumer des conclusions qui avaient toutes les chances dtre considres comme
inacceptables par les autorits religieuses et, du mme coup, galement par les autorits
politiques.
7 Cest donc la proccupation pour lorthodoxie religieuse de sa philosophie qui est
effectivement vidente et constante chez lui qui laurait emport, en loccurrence, sur
son souci de respecter jusquau bout la logique. Mais Leibniz tait manifestement
convaincu, pour sa part, quil ntait parvenu viter le spinozisme quen faisant preuve
dune rigueur logique nettement plus grande que celle de lauteur dune thique qui tait
pourtant suppose avoir t dmontre more geometrico. Russell nest videmment pas le
premier des commentateurs et interprtes de Leibniz avoir estim que, sil avait t
rellement logique et prt assumer pleinement les consquences de ses propres
prmisses, Leibniz aurait t spinoziste. On sest interrog longuement, dans le cours, sur
les raisons pour lesquelles il ne la pas t et ne voulait aucun prix ltre, tout en tant
conscient du fait que les conceptions quil dfend sapprochent parfois dangereusement
de celles de Spinoza. Et on a essay, en utilisant notamment les indications contenues
dans la biographie rcente de Maria Rosa Antognazza7 dy voir un peu plus clair sur ce qui
pourrait justifier le soupon, qui a t formul rgulirement contre Leibniz, davoir fait
preuve de duplicit et dopportunisme, et davoir eu deux philosophies, lune avoue et
lautre non, et utilis deux langages diffrents, en fonction du public auquel il sadressait
et des circonstances.
Dans sa propre conception crit Maria Rosa Antognazza son systmephilosophique supportait et confirmait les doctrines chrtiennes. Son acceptationdu christianisme, loin dtre une concession faite du bout des lvres desprotecteurs puissants, tait inextricablement entremle avec ses doctrinesphilosophiques et ses activits pratiques8.
Cela semble difficilement contestable.
8 Max Planck, dans un article fameux de 1915 consacr au principe de moindre action, se
rfre Leibniz dans les termes suivants :
Parmi les lois plus ou moins gnrales qui caractrisent les conqutes de la sciencephysique dans lvolution des derniers sicles, le principe de moindre action estsans doute actuellement celui qui, par la forme et le contenu, peut lever la
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prtention de sapprocher le plus prs de ce but final de la recherche thorique. Sasignification, comprise dans une gnralit approprie, ne stend pas seulementaux phnomnes mcaniques, mais galement aux phnomnes thermiques etlectrodynamiques, et, dans tous les domaines o il est appliqu, il ne donne passeulement un claircissement sur certaines proprits des processus physiquesconcerns, mais il rgit leur droulement spatial et temporel de faon parfaitementunivoque, ds lors que sont donnes les constantes ncessaires de mme que lesconditions externes arbitraires. []Or il va de soi que le contenu du principe de moindre action ne reoit un sensdtermin que lorsque aussi bien les conditions prescrites auxquelles doivent tresoumis les mouvements virtuels que la grandeur caractristique qui pour toutevariation arbitraire du mouvement rel doit disparatre sont indiques exactement,et la tche consistant noncer ici les stipulations correctes a constitu depuistoujours la difficult vritable dans la formulation du principe de moindre action.Mais il ne devrait pas sembler moins clairant que dj lide de rassembler dans ununique principe de variation toute la collection des quations qui sont requisespour la caractrisation des mouvements de systmes mcaniques compliqusarbitraires, prise uniquement en elle-mme, soit dune importance minente etreprsente un progrs important dans la recherche thorique.Dans ce contexte, on peut srement rappeler la Thodice de Leibniz, dans laquelleest formul le principe selon lequel le monde rel, parmi tous les mondes quiauraient pu tre crs, est celui qui, ct du mal invitable, contient le maximumde bien. Ce principe nest rien dautre quun principe de variation, et plusprcisment un principe qui est dj tout fait de la forme du principe de moindreaction qui est apparu plus tard. La liaison (Verkettung) invitable du bien et du maljoue dans cette affaire le rle des conditions prescrites, et il est clair qu partir dece principe toutes les particularits du monde pourraient tre dduites jusque dansle dtail, ds lors que lon russirait formuler mathmatiquement avec prcision,dune part ltalon de mesure pour la quantit de bien, dautre part les conditionsprescrites. La deuxime chose est aussi importante que la premire9.
9 Leibniz a donc eu le mrite considrable danticiper clairement lide que lexplication
par excellence en matire thorique pourrait bien tre finalement, pour les raisons que
rappelle Planck, celle qui peut tre donne sous la forme dun principe de variation
capable de slectionner une solution unique parmi une multitude dautres solutions
galement possibles en thorie. Il a appliqu cette ide la forme que doit prendre
lexplication ultime, qui pour lui ne pouvait tre que mtaphysique et mme thologique.
Mais il a insist galement sur le fait quelle est illustre dj de faon concrte par des
processus tout fait familiers, qui nous montrent en quelque sorte le principe du meilleur
luvre dans la nature elle-mme. Cest cependant une question dlicate et qui na pu
tre aborde que superficiellement cette anne que de savoir si Leibniz ne sest pas, tout
compte fait, servi davantage de lide qui est au principe du calcul variationnel dans sa
mtaphysique quil ne la fait concrtement dans sa science.
10 Une rflexion sur le problme de la ncessit, de la contingence et de la libert chez
Leibniz impliquait videmment un examen approfondi des principes de sa philosophie
morale. On a discut longuement, en la mettant en rapport avec celle dauteurs plus
rcents, comme G.E. Moore dans les Principia ethica (1903) et Arthur Prior, dans Logic as the
Basis of Ethics (1949), la critique systmatique et radicale que Leibniz formule contre le
volontarisme moral, ce qui lamne sopposer de faon frontale Descartes, Hobbes et
galement Spinoza. On sest intress de prs la proximit remarquable qui existe
entre la critique de Leibniz et celle de Cudworth contre le sophisme sur lequel repose
lidentification pure et simple de ce qui est bien ce qui est voulu ou ce qui est
command par quelquun.
Dans le labyrinthe : ncessit, contingence et libert chez Leibniz | Jacques Bouveresse 8
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Le naturalisme inconsistant que Cudworth a critiqu crit Prior a pris la formedune identification du bien ou du juste [] avec lobissance la volont dequelquun, celle du souverain civil ou de Dieu couple avec une insistance, commesi ctait une insistance sur une chose de premire importance, sur le fait quobir cette personne est bon ou juste, et que lui dsobir est mauvais ou injuste uneinsistance, en bref, sur le fait que nous avons en un sens important un devoir de luiobir. Hobbes, en particulier, a parl parfois de cette faon propos dugouvernement civil, et Descartes et des thologiens divers propos de Dieu10.
Nous avons l un mode de raisonnement circulaire dont la dnonciation par Cudworth
ressemble de prs certaines dclarations trs typiques de Leibniz qui sont dirige, elles
aussi, principalement contre des auteurs comme Hobbes et Descartes.
11 Cudworth est un contemporain plus g de Leibniz, puisquil est n en 1617 et mort en
1688. Il appartient ce quon appelle lcole platonicienne de Cambridge et sa
contribution la plus connue la thorie morale est expose dans un livre intitul A
Treatise Concerning Eternal and Immutable Morality, qui est paru seulement en 1731 et que,
par consquent, Leibniz, qui tait mort en 1716, na pas pu lire. Mais il a lu et cite un autre
livre de lauteur, paru en 1678, The True Intellectual System of the Universe ; et il a t en
correspondance avec sa fille, lady Masham, qui lui a dailleurs fait parvenir en 1704 un
exemplaire du livre, dont il avait pris connaissance pour la premire fois lors de son
sjour Rome en 1689-1690. Cudworth soutient que, bien quil soit vrai que Dieu veut
effectivement ce qui est bon, la bont de ce quil veut nest pas constitue par le fait quil
le veut ; au contraire, il veut ce qui est bon parce quil est bon. Il est videmment tout
fait conscient de la dette quil a sur ce point envers lEutyphron de Platon et il va sans dire
que Leibniz, qui dit la mme chose que lui, lest aussi. Leibniz a recopi et annot des
passages du livre de 1678 ; et son attention a t attire notamment par ce que lauteur dit
propos de Hobbes dans les dernires pages de son livre :
Platon expose de faon lgante la doctrine hobbesienne (de rep. lib. 2, p. 358-359).Certains dcrtent quinfliger un tort est bon, mais le subir est mauvais. Maiscomme il y a plus de mal dans le fait de subir que de bien dans le fait dinfliger, ilfaut pour cette raison entrer enfin dans des contrats (pacta), afin quils ne soientinfligs ou subis par personne, mais respects de faon gale. De la sorte, celui quiserait suffisamment puissant ou qui serait cach pourrait faire ce quil voudrait. Ceschoses-l sont, dit lauteur, dans lesprit de Hobbes, mais on ne voit pas pourquoiquelquun serait oblig par des contrats sil ny a pas de force de la justice, si lanature nordonne pas de respecter les contrats. Mais si elle ordonne cela, pourquoinordonnerait-elle pas galement dautres choses ? De rien rien ne peut venir (Exnihilo nihil fit) ; sil ny a pas de justice naturelle, il ny aura pas non plus de justiceartificielle11.
12 Bien quil soit rarement considr sous cet aspect, Leibniz peut donc tre considr
lgitimement comme un des philosophes qui ont anticip clairement la critique du
sophisme naturaliste , telle quon la trouve chez Moore, autrement dit, de largument
qui consiste croire quil est possible de dduire une conclusion thique dune prmisse
ou dun ensemble de prmisses entirement non thiques. Leibniz soutient, comme le fait
Cudworth, quun commandement peut faire dune chose qui est bonne une chose qui est
obligatoire ; mais aucun commandement ne peut, par lui-mme, rendre bon ce quil
ordonne sil ne ltait pas dj, puisquon ne pourrait manifestement pas rpondre la
question de savoir sil est bon dobir au commandement en lui appliquant cette notion
du bien et en disant quil est bon de lui obir parce quil commande dtre obi.
13 Pour Leibniz, Dieu ne dispose daucun pouvoir de cration sur les natures ou les essences.
Et cela vaut aussi bien pour la nature ou lessence du bien et du vrai que pour celle du
Dans le labyrinthe : ncessit, contingence et libert chez Leibniz | Jacques Bouveresse 9
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triangle ou du cercle. Il peut dcider de crer ou de ne pas crer des objets de forme
circulaire, mais il ne peut pas dcider des proprits du cercle, en tant que tel. Et cela na
mme pas rellement de sens de dire quil a donn au cercle sa nature. Car, objecte
Leibniz, quoi la-t-il donne au juste ? Faut-il supposer que cest un objet qui avant cela
ntait pas un cercle ?
Il est absurde de dire que Dieu a donn au cercle (cest--dire la figure qui a toutesses extrmits quidistantes dun point) ce privilge quil est de toutes les figuresplanes qui ont la mme priphrie celle qui a le plus grand contenu. Elle a en effetce privilge de par sa nature, et le contraire implique contradiction. Mais, siquelquun disait que Dieu a donn au cercle lui-mme sa nature, coup sr il ne saitpas ce quil dit. quoi en effet, je vous en conjure ? Au cercle lui-mme. Il est doncncessaire que le cercle soit dj quelque chose; et dot dune certaine nature avantquon lui donne quelque chose. De telles choses peuvent se dire, mais elles nontabsolument aucun sens12.
Par consquent, aussi bien le volontarisme moral, qui met le bien, en dernier ressort, sous
la dpendance de la volont de Dieu et fait ressembler celui-ci beaucoup plus un
potentat arbitraire et mme tout simplement au Diable qu un souverain clair et juste,
que la doctrine de la cration des vrits ternelles, qui affirme que Dieu aurait pu rendre
vraies des choses qui contredisent la nature mme du vrai, sont en ralit, du point de
vue de Leibniz, des non-sens.
14 La position intellectualiste que dfend Leibniz soulve des problmes bien connus et
souvent discuts, en particulier celui qui a trait la faon de comprendre ce quon appelle
lakrasie (la faiblesse de volont ). Leibniz dfend une position qui consiste soutenir
que la volont ne peut tre dtermine que par un objet qui a t reconnu comme tant
un bien, mme si le bien en question nest pas forcment rel, mais seulement apparent.
La mauvaise action est donc toujours elle-mme de la nature dune erreur ou elle est en
tout cas prcde dune erreur ou dune tourderie quelconque. Mais quen est-il des cas
dans lesquels, bien quil soit reconnu clairement comme tel et comme tant par
consquent ce que lon devrait choisir, le bien nest cependant pas ce que lon choisit ?
15 On a regard de prs les lments de rponse que Leibniz apporte cette question et la
faon dont ses ides sur elle ont pu voluer. On peut distinguer sur ce point, comme le fait
Jack D. Davidson, une position intellectualiste faible ou en tout cas modre, qui est celle
qui est dfendue dans la Thodice, et une position intellectualiste forte, par laquelle
Leibniz semble avoir t tent au dbut. La premire nie lexistence de ce quon peut
appeler lakrasie synchronique, mais admet celle de lakrasie diachronique. La position
intellectualiste forte les rejette toutes les deux. Comme lcrit Davidson :
Les intellectualistes faibles nient ce que nous pourrions appeler lakrasie forte ousynchronique : le fait dagir au moment t1 contrairement ce quun agent juge trebon au moment t1, les intellectualistes faibles admettent lakrasie faible oudiachronique : le fait dagir au moment t2 contrairement ce quun agent jugeaittre bon au moment t1. Je considre quAristote, Thomas et Leibniz sont desexemplifications de cette tradition. Chacun dentre eux est sensible la dimensiontemporelle de la prise de dcision, et explique les conflits entre laction dun agentet ses valeurs, ses jugements et sa connaissance en distinguant les types deconnaissance auxquels un agent peut prter attention ou quil peut ngliger dansune priode de dlibration13.
16 Le reste du cours a t consacr, pour une part importante, la discussion de deux
questions centrales : (1) celle du dterminisme et de la libert et (2) celle qui a trait
laporie de Diodore, considre comme fournissant un principe de bifurcation entre les
Dans le labyrinthe : ncessit, contingence et libert chez Leibniz | Jacques Bouveresse 10
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systmes de philosophie pratique, et aux mrites et aux difficults de la solution
leibnizienne. Comme lcrit John Rawls :
En matire de libert, Leibniz est la fois dterministe et compatibiliste : il neperoit pas dincompatibilit entre la libert et un certain type spcifique dedterminisme. Je parle dun type spcifique de dterminisme parce quil est natureldobjecter que son point de vue ressemble beaucoup celui de Spinoza. Mais larponse de Leibniz est de dire quil est erron dobjecter au dterminisme en tantque tel : ce qui importe, cest la nature des puissances actives qui exercent cettedtermination en ultime instance. Daprs lui, ces puissances actives ultimes sont lasagesse et la perfection morale de Dieu, associes la grandeur de Dieu (sapuissance et son omniscience). Ce qui signifie que ce sont une pense vraie et unjugement sain qui orientent le cours ultime du monde et dterminent sa forme et sastructure. En outre, les esprits rationnels sont spontans et individuels, et ilsexpriment leur propre forme de vie. Qui plus est, leur pense peut tre dterminepar un raisonnement sain et une dlibration sense14.
17 La distinction importante, pour comprendre la nature de la libert, nest, effectivement,
en aucun cas, pour Leibniz, celle de la dtermination et de lindtermination, celle qui
existe entre le fait dtre dtermin agir et le fait de ne pas ltre, mais celle qui existe
entre le fait dtre dtermin de lextrieur et le fait de ltre de lintrieur :
Car nous tenons lunivers et, comme nous agissons, il faut bien que nousptissions aussi. Nous nous dterminons nous-mmes en tantque nous agissons, et nous sommes dtermins par dehors entant que nous ptissons. Mais, dune manire ou dune autre, nous sommestousjours dtermins au-dedans ou par dehors
Bien entendu, les actes de volont nchappent pas la rgle et ils sont, eux aussi,
dtermins dune faon ou dune autre. Leibniz souligne que cest une erreur de croire
quils ne peuvent tre ce quils sont censs tre, savoir des actes de volont ou des
volitions, qu la condition dtre dtermins par des dcisions volontaires. Ce quon veut,
explique-t-il, nest pas vouloir, mais faire. Cela nempche, selon lui, nullement que ce qui
est fait, bien que dtermin et prdictible (au moins par Dieu), soit nanmoins fait
librement. On a profit de cette occasion pour sinterroger au passage sur la question de
savoir sil est aussi vident quon le croit la plupart du temps, que lexistence de la libert
est plus facile concilier avec lindterminisme quavec le dterminisme. Ce nest pas du
tout certain et, du mme coup, la position compatibiliste adopte par Leibniz, bien que
certainement difficile, cesse probablement dapparatre comme aussi intenable quelle
pouvait le sembler au premier abord.
18 Une remarque importante qui doit tre faite ici est quil ne faut pas confondre la croyance
que la dlibration laquelle on se livre peut tre causalement efficace avec la croyance
que les actions que lon va effectuer sont indtermines. Lide que la dlibration et la
dcision de quelquun ont t la cause de son action ne concide pas avec lide quelles
ont eu pour rsultat de rendre relle une possibilit indtermine. Les deux choses, en
tout cas, ne sont pas identiques pour Leibniz, qui est convaincu que la dlibration et la
dcision peuvent, du point de vue causal, contribuer de faon essentielle la production
de laction sans pour autant empcher celle-ci dtre bel et bien dtermine. Demandons-
nous, par exemple, ce que nous ferions si nous avions des raisons srieuses de penser que
le dterminisme est vrai et que le cours de nos actions, quelles soient ou non dlibres,
est par consquent rigoureusement dtermin. Cesserions-nous pour autant de
dlibrer et dessayer de dcider rationnellement ? Il nest pas certain que le fait de
Dans le labyrinthe : ncessit, contingence et libert chez Leibniz | Jacques Bouveresse 11
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dlibrer rationnellement implique ncessairement la croyance lindterminisme.
Leibniz, en tout cas, nest pas du tout convaincu que ce soit le cas.
19 En ce qui concerne laporie de Diodore, le point crucial, pour Leibniz, est quil est
impossible de renoncer la troisime prmisse ( Il y a des possibles qui ne se ralisent
jamais ) sans tre oblig daccepter le ncessitarisme radical et donc de renoncer
sauver la libert. Si tout ce qui est possible arrive un moment ou un autre, alors tout
ce qui narrive pas est impossible ; et cela contredit apparemment de faon directe la
notion mme de la libert, qui sappuie sur lide dun choix effectu entre des possibles,
dont certains auraient pu galement tre raliss sils avaient t choisis, mais qui ne se
raliseront pas dans les faits. (Pour Leibniz, comme on la dit, le fait que le rsultat du
choix soit dtermin nenlve rien la ralit de celui-ci et au rle quil joue dans la
gense de laction.) Sur le problme de lexistence ou de la non-existence de possibles qui
ne se ralisent pas, la position de Leibniz, aprs quelques hsitations initiales, quil a
reconnues lui-mme, na plus vari.
Cicron crit Leibniz dit dans son livre De fato, que Dmocrite, Hraclite,Empdocle, Aristote, ont cru que le destin emportait une ncessit ; que dautres sysont opposs (il entend peut-tre picure et les Acadmiciens), et que Chrysippe acherch un milieu. Je crois que Cicron se trompe lgard dAristote, qui a fortbien reconnu la contingence et la libert, et est all mme trop loin en disant (parinadvertance, comme je crois) que les propositions sur les contingents futursnavaient point de vrit dtermine ; en quoi il a t abandonn avec raison par laplupart des scolastiques16.
20 Du point de vue de Leibniz, il ny a aucune incompatibilit entre le destin, bien compris,
et la libert. Le destin ne confre, en effet, aucune ncessit aux actions que nous
effectuons, mme sil est vrai quelles se produiront coup sr. Il faut trouver, comme le
dit Leibniz, un juste milieu entre un destin qui ncessiterait, au sens absolu, ce qui arrive
et un destin qui laisserait subsister une indtermination relle dans ce qui va arriver et,
en particulier, dans ce que nous allons faire. Leibniz fait, sur ce point, une diffrence
essentielle entre le destin chrtien, qui est parfaitement compatible avec la libert, et ce
quil appelle le fatum mahometanum ou le destin la turque, qui implique que ce qui doit
arriver arrivera, quoi que je fasse. Le juste milieu entre la ncessit absolue et
lindtermination est constitu prcisment par la ncessit hypothtique, qui permet
dliminer toute espce dincertitude et dindtermination dans ce qui arrivera sans le
rendre pour autant ncessaire. Leibniz reconnat lui-mme que sa conception est, somme
toute, assez proche de celle de Chrysippe, dont elle fournit une version amliore :
Si nous tions assez informs des sentiments des anciens philosophes, nous ytrouverions plus de raison quon ne croit17.
21 Vuillemin remarque, propos de ce qui rapproche et de ce qui distingue lun de lautre
Chrysippe et Leibniz :
Ni pour lun ni pour lautre, prvision et prordination providentielle nentranentle ncessitarisme. Tous deux admettent que les reprsentations inclinent sansncessiter. Aux confatalia correspondent les compossibles, et la prformationleibnizienne a ses origines dans lordre des natures, selon Znon et selon Clanthe,suivis par Chrysippe. Il arrive mme assez souvent que Leibniz exprime sous formengative la conditionnelle ncessaire : Ils disent, crit-il, que ce qui est prvu nepeut pas manquer dexister, et ils disent vrai ; mais il ne sensuit pas quil soitncessaire. Leibniz comme Chrysippe explique le mal par la concomitance etrpte ladage du droit : Incivile est nisi tota lege inspecta judicare. Une diffrencecependant les oppose. Leibniz retient la dfinition croise des modalits et chappeau ncessitarisme en distinguant deux sortes de ncessit, dont la premire ou
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ncessit brute et mtaphysique remonte au principe de non-contradiction, tandisque la seconde ou ncessit conditionnelle qui peut et finalement doit tre morale relve du principe du meilleur. Au contraire, Chrysippe ne parat pas faire cettedistinction18.
22 Leibniz ne cde en aucune faon la tentation trs rpandue de conclure de lomniscience
divine, qui implique, chez celui qui la possde, la connaissance pralable et certaine de
tout ce qui arrivera, la ncessit de ce qui arrivera. Il est important de remarquer quil
ne commet pas non plus lerreur de conclure, comme on peut galement tre tent de le
faire, de lomniscience divine la bivalence. La validit universelle du principe de
bivalence na aucun besoin, ses yeux, de lomniscience divine pour tre labri de toute
espce de contestation possible. Elle dcoule, en effet, directement de la nature mme de
la vrit. Autrement dit, que toute proposition, y compris les propositions qui dcrivent
des vnements futurs contingents, est soit vraie ou fausse, ne peut faire aucun doute, si
cest bien de la vrit que lon parle. Cela ressort clairement de la faon dont Leibniz
procde dans les Generales inquisitiones de analysi notionum et veritatum (1686), o le
principe de bivalence est dduit de quatre propositions initiales prsentes comme
constituant une dfinition partielle de la notion de vrit.
23 Bien entendu, si Dieu sait propos de toute proposition si elle est vraie ou fausse, cela
implique clairement que toute proposition est soit vraie soit fausse. Mais sil sait que les
choses sont ainsi, cest parce quelles sont effectivement ainsi, et non pas parce quil sait
quelles sont ainsi quelles le sont. Ce nest pas la prescience divine, mais le caractre
dtermin de la vrit qui entrane comme consquence que les propositions qui
dcrivent des vnements futurs ont une valeur de vrit qui est tout aussi dtermine
que celle des propositions qui dcrivent des vnements passs. Mais le fait que Dieu
connaisse la valeur de vrit de toutes les propositions nimplique pas ncessairement
que cette valeur de vrit ne puisse tre que le vrai ou le faux. Voir, sur ce point, ce que
dit Michael Dummett :
Jai entendu soutenir que [la mise en question du principe de bivalence] est unedoctrine athe, pour la raison que Dieu, qui nest pas sujet nos limitations, doitsavoir propos de toute proposition si elle est vraie ou fausse, de sorte que notreincapacit de dterminer cela ne devrait pas conduire un thiste mettre en doutela bivalence. Cet argument commet une ptition de principe en assumant que touteproposition est soit vraie soit fausse. Pour dire les choses de faon un peuirrvrencieuse, Dieu ne parle pas notre langage ; ses penses ne sont pas nospenses. Le recours la connaissance de Dieu ne sert en aucune faon expliqueren quoi consiste notre connaissance des conditions qui doivent tre remplies pourque nos propositions soient vraies, sil ny a pas dexplication de cela sans le recoursen question. Le recours est pertinent pour ce qui est de la distinction entre la ralittelle quelle nous apparat et la ralit telle quelle est en elle-mme. Nous aspirons nous rapprocher le plus possible dune apprhension de la faon dont elle seprsente en elle-mme, mais cette expression na pas de sens dfendable dans ununivers incr ou sautocrant. Tout comme il ny a pas de faille entre la vritdune proposition et la connaissance que Dieu a du fait quelle est vraie, lexpressioncomment les choses sont en elles-mmes na, en fin de compte, pas designification distincte de comment Dieu les apprhende comme tant. Sauf danscette interprtation, la prtention davoir dcrit le monde comme il est en lui-mme une description qui assumera un caractre mathmatique toujours pluspurement formel, dans la mesure o il est progressivement vid des termes dont lessignifications drivent de nos facults dobservation na aucun caractreintelligible. Mais il ny a pas de raison pour laquelle Dieu, en crant lunivers,devrait avoir rempli tous les dtails, avoir fourni des rponses toutes les questions
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concevables, pas plus quun artiste humain un peintre ou un romancier nestcontraint de le faire. La conception dun univers cr, mais partiellementindtermin, est plus facile comprendre que celle dun univers incr etpartiellement indtermin19.
Mais, naturellement, lide dun monde cr qui ressemblerait celui dun romancier, en
ce sens que son crateur na pas jug bon de remplir tous les dtails et de fournir des
rponses toutes les questions concevables, est tout fait trangre Leibniz. Son Dieu
lui peut tre compar un mathmaticien capable de dcider par le calcul toutes les
questions qui pourraient se poser, et non un auteur de roman. Et il fallait quil soit
capable de dcider au dpart toutes les questions susceptibles de se poser propos de ce
qui arrivera ou narrivera pas pour pouvoir tre certain que le monde quil a dcid de
crer tait le bien le meilleur de tous les mondes concevables.
24 Dautres solutions que celles qui sont mentionnes par pictte dans sa prsentation de
laporie de Diodore sont possibles pour elle. Platon, par exemple, sacrifie le principe de
ncessit conditionnelle. Dautres distinguent entre plusieurs types de ncessit et
invalident lun des principes fondamentaux de la logique : le principe de bivalence
(Aristote) ou le principe du tiers exclu (picure). Leibniz, pour sa part, refuse
catgoriquement de remettre en question lun ou lautre de ces deux principes et il
attribue une tourderie regrettable, de la part dAristote, le fait quil ait jug ncessaire
de soustraire les propositions dcrivant des vnements futurs contingents la
juridiction du principe de bivalence. Cela ntait pas ncessaire, puisquon peut, daprs
Leibniz, viter le ncessitarisme en distinguant simplement entre deux espces de
ncessit la ncessit absolue ou mtaphysique et la ncessit hypothtique et en
conservant la fois le principe de bivalence et le principe du tiers exclu. Leibniz soutient,
contre Spinoza, que la libert nimplique pas seulement labsence de contrainte, mais
galement labsence de ncessit. Pour lui, cependant, ce qui pourrait mettre en pril la
libert est uniquement la ncessit absolue, celle des propositions dont la ngation
implique contradiction ; la ncessit hypothtique ne constitue une menace relle ni pour
la libert ni pour la contingence.
25 On a regard dun peu plus prs la faon dont Leibniz traite le principe de ncessit
conditionnelle, et on sest interrog sur la nature exacte de la relation qui existe entre la
ncessit hypothtique et la ncessit dont il est question dans lnonc du principe de
ncessit conditionnelle. Cette dernire a videmment un caractre hypothtique,
puisque ce qunonce le principe est que, si lvnement a lieu, il est ncessaire, mais
seulement pour autant que et pendant quil a lieu. Mais toutes les ncessits que Leibniz
qualifie dhypothtiques ne sont pas, bien entendu, des ncessits conditionnelles en ce
sens-l. Les lois de la nature, par exemple, ont une ncessit qui est hypothtique,
puisquelles ne sont valides et ncessaires que compte tenu du fait que Dieu a choisi de
crer, parmi tous les mondes possibles, celui qui est le meilleur. Mais leur ncessit nest
pas lie une condition temporelle : partir du moment o Dieu a fait son choix, elles
sont et resteront en vigueur jusqu la fin des temps. Certains commentateurs ont estim
que Leibniz supprime llment temporel qui intervient dans lnonc du principe de
ncessit conditionnelle, tel quil est formul par Aristote Que ce qui est soit, quand il
est, et que ce qui nest pas ne soit pas, quand il nest pas, est ncessaire en remplaant
le quand par un si. Chez Aristote, une chose qui a lieu est ncessaire pendant quelle a
lieu ; chez Leibniz, elle est ncessaire si elle a lieu. Mais, dans ces conditions, le principe
de ncessit conditionnelle se transforme en une vrit logique du type Ncessairement
(si p a lieu, alors p a lieu) , qui na plus aucun rapport particulier avec la question des
Dans le labyrinthe : ncessit, contingence et libert chez Leibniz | Jacques Bouveresse 14
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relations entre lacte et la puissance. Et il est difficile de croire que Leibniz ait pu ignorer
quen interprtant de cette faon le principe de ncessit conditionnelle on le vide tout
simplement de son contenu spcifique.
26 Une question qui est videmment encore beaucoup plus importante est celle du rle
crucial que Leibniz fait jouer, dans son entreprise de sauvetage de la contingence et de la
libert, la distinction des deux espces de ncessit : la ncessit absolue et la ncessit
hypothtique. Cette question se dcompose elle-mme en deux sous-questions. (1) La
distinction que Leibniz cherche faire est-elle suffisamment claire et convaincante ? (2)
Permet-elle rellement de rsoudre les problmes dont Leibniz soutient quelle constitue
la solution, en particulier celui de la libert ? Des doutes srieux ont t mis sur chacun
de ces deux points par certains commentateurs. Le temps a manqu cette anne pour
aller rellement au fond de la question. Cest donc sur elle que reprendra la discussion
dans le cours de lanne prochaine.
NOTES
1. Leibniz, PS (Gerhardt), VII, p. 191, note.
2. Valry, Analecta, 1935, p. 296.
3. Jacques Bouveresse, Quest-ce quun systme philosophique ? Cours 2007 et 2008, La philosophie de la
connaissance au Collge de France, 2012, http://philosophie-cdf.revues.org/84
4. Lovejoy, The Great Chain of Being, 1936, p. 226.
5. Leibniz, PS (Gerhardt), I, p. 337.
6. Russell, A Critical Exposition of the Philosophy of Leibniz, 1937, p. VII.
7. Antognazza, Leibniz, An Intellectual Biography, Cambridge University Press, 2009.
8. Ibid., p. 546.
9. Planck, Das Prinzip der kleinsten Wirkung , 1991, p. 51-54.
10. Prior, Logic as the Basis of Ethics, 1949, p. 13.
11. Leibniz, TI (Grua), I, p. 529.
12. Ibid., p. 15.
13. Davidson, Video Meliora Proboque, Deteriora Sequor , 2005, p. 250.
14. Rawls, Leons sur lhistoire de la philosophie morale, 2002, p. 133.
15. Leibniz, TI (Grua), II, p. 480.
16. Leibniz, Thodice, III, 331, p. 312.
17. Leibniz, Thodice, III, 335, p. 315.
18. Vuillemin, Ncessit ou contingence, 1984, p. 143-144.
19. Dummett, The Logical Basis of Metaphysics, 1991, p. 318-319.
INDEX
Mots-cls : aporie de Diodore, compatibilisme, intellectualisme, optimisme, principe de
moindre action, spinozisme, volontarisme, Maria Rosa Antognazza, Jack Davidson,
Michael Dummett, Arthur Lovejoy, Leibniz, Max Planck, John Rawls, Bertrand Russell,
Paul Valry, Jules Vuillemin
Dans le labyrinthe : ncessit, contingence et libert chez Leibniz | Jacques Bouveresse 15
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Cours 1. Le meilleur des mondespossibles et le problme du mal
La courbe qui sest inflchie vers le bas slvera
nouveau inclinata resurget. Cest avec ces mots,
symboliss par une spirale et gravs sur son
cercueil, que Leibniz a t accompagn son
dernier repos [le 14 dcembre 1716] par une
poigne de gens, au milieu de lindiffrence de la
ville et de la cour de Hanovre. Nanmoins, la
devise et la spirale sur son cercueil pourraient
difficilement avoir t plus appropries. Le
pathtique invitable de son dclin dans la froide
solitude de Hanovre, avec dans ses mains
dinnombrables projets inachevs et non publis,
allait tre adouci par la fcondit apparemment
inpuisable de sa pense pour le progrs
philosophique et scientifique des gnrations
futures1.
1 Je vais donc essayer, pendant les deux dernires annes denseignement qui me restent
assurer dans cette institution, de tenir la promesse que je mtais faite quand jy suis
entr, en 1995, savoir de terminer par un cours sur un philosophe qui fait partie de ceux
pour lesquels jai toujours prouv un intrt et une admiration particuliers, savoir
Leibniz. Ce nest pas seulement une faon de lui rendre lhommage quil mrite. Cest
aussi, je lavoue, une occasion pour moi de minterroger sur les raisons exactes de la
fascination quil a exerce pratiquement depuis le dbut sur moi, alors que celles que je
pouvais avoir, premire vue, de lui opposer une rsistance assez forte ne manquaient
certainement pas.
Certains dentre vous se souviennent peut-tre que jai cit lanne dernire, propos des
raisons de ladmiration que nous continuons prouver pour les grands systmes
philosophiques du pass, ce que dit Nietzsche, dans La philosophie lpoque tragique des
Grecs :
Dans le labyrinthe : ncessit, contingence et libert chez Leibniz | Jacques Bouveresse 16
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Quand il est question de gens qui ne nous concernent que de loin, il nous suffit desavoir quels sont leurs buts pour les approuver ou les rejeter en totalit. Quant ceux qui nous sont plus proches, nous les jugeons daprs les moyens quilsemploient pour parvenir leurs fins ; souvent nous dsapprouvons leurs objectifs,mais nous les aimons en raison des moyens quils emploient et du type de vouloirqui est le leur. Or les systmes philosophiques ne sont tout fait vrais que pourceux qui les ont fonds : les philosophes ultrieurs ny voient tous habituellementquune seule et monumentale erreur ; les esprits les plus faibles, une sommederreurs et de vrits. Mais leur but ultime est considr en tout cas comme uneerreur, et cest dans cette mesure-l quil est rejet. Cest pourquoi bien des gensrprouvent tel philosophe car son but nest pas le leur : ce sont ceux-l qui ne nousconcernent que de loin. En revanche, celui que rjouit la frquentation des grandshommes se rjouit galement au contact de ces systmes, fussent-ils mme tout fait errons. Car, nanmoins, ils renferment quelque point absolument irrfutable,une tonalit, une teinte personnelles qui nous permettent de reconstituer la figuredu philosophe comme on peut conclure de telle plante en tel endroit au sol qui laproduite. En tout cas, cette manire particulire de vivre et denvisager lesproblmes de lhumanit a dj exist ; elle est donc possible. Le systme ou toutau moins une partie de ce systme est la plante issue de ce sol2.
2 Il ma toujours t impossible dprouver une sympathie quelconque pour certains des
objectifs que poursuit Leibniz, et notamment celui qui consiste tablir que nous vivons
dans un monde qui est luvre dun tre tout-puissant et sage, et dans lequel la quantit
de mal qui existe naurait pas pu, en dpit de toutes les apparences du contraire, tre plus
petite quelle nest. Whitehead a crit, dans Process and Reality, propos de lide que nous
vivons dans le meilleur des mondes possibles :
Le flux rel [des formes] se prsente avec le caractre consistant dans le fait dtresimplement donn. Il ne rvle aucun caractre particulier de perfection. Aucontraire, limperfection du monde est le thme de toute religion qui offre unechappatoire et de tout sceptique qui dplore la superstition rgnante. La thorieleibnizienne du meilleur des mondes possibles est une sottise audacieuse qui a tproduite dans le but de sauver la face dun Crateur construit par des thologienscontemporains et antrieurs3.
3 Sil mest permis de parler de faon un peu personnelle, loptimisme, mme sous sa forme
leibnizienne qui, comme nous aurons loccasion de nous en rendre compte, na pas
ncessairement grand-chose voir avec ce quon veut dire habituellement quand on dit
de quelquun quil est optimiste ou quil est un optimiste est une attitude que jai du mal
et que jai mme en vieillissant de plus en plus de mal non pas seulement partager, mais
mme simplement comprendre. Jai toujours t tent, sur ce point, de dire peu prs la
mme chose que Bernanos :
Jessaie de comprendre. Je crois que je mefforce daimer. Il est vrai que je ne suispas ce quon appelle un optimiste. Loptimisme mest toujours apparu comme lalibisournois des gostes, soucieux de dissimuler leur chronique satisfaction deux-mmes. Ils sont optimistes pour se dispenser davoir piti des hommes, de leurmalheur4.
Il est vrai que je ne suis pas non plus tout fait certain de comprendre rellement ce
quon entend exactement par le problme du mal, et plus prcisment le problme
philosophique du mal. part celui de lobligation que devrait ressentir en principe tout
tre humain, pour autant que cela dpend de lui, de le combattre et dessayer den
diminuer le plus possible la quantit, je ne vois pas trs bien ce que signifie au juste, sauf
justement pour quelquun qui pense de faon religieuse, ce quon est convenu dappeler
le problme du mal .
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4 Alvin Plantiga, dans un livre paru en 1974 sous le titre The Nature of Necessity, a consacr
un chapitre entier une rfutation de la thse qui consiste soutenir que lexistence du
mal est incompatible avec celle de Dieu, en tout cas avec celle dun Dieu tout-puissant et
souverainement bon. Selon lui, la quantit de mal quil y a dans le monde, combine avec
dautres choses que nous savons par ailleurs, ne rend ni logiquement impossible ni mme
improbable lexistence de Dieu. Mais il va sans dire que cela ne la rend pas pour autant
trs probable et encore moins certaine. Et cela laisse, de toute faon, le croyant aux prises
avec un problme que lathe na pas, et dont il nest pas certain que la philosophie puisse
laider de faon significative le rsoudre. Plantiga conclut :
Le rsultat est, me semble-t-il, quil ny a pas de bon argument athologique partirdu mal. Lexistence de Dieu nest ni exclue ni rendue improbable par lexistence dumal. Bien entendu, la souffrance et le malheur peuvent nanmoins constituer unproblme pour quelquun qui croit en Dieu ; mais le problme nest pas celui queprsentent des croyances qui sont logiquement ou probabilistiquementincompatibles. Il peut trouver un problme religieux dans le mal ; en prsence de sapropre souffrance ou de celle de quelquun qui est proche de lui, il peut chouer conserver une attitude correcte lgard de Dieu. Confront une souffrance ou un malheur personnels importants, il peut tre tent de se rebeller contre Dieu, dele menacer du poing, de maudire Dieu. Il peut dsesprer de la bont de Dieu, oumme abandonner compltement la croyance en Dieu. Mais cest un problmedune dimension diffrente. Un tel problme demande un conseil pastoral pluttque philosophique5.
Cest une conclusion dont on peut apprcier la modestie. Mais elle ne facilite pas
ncessairement la comprhension dun philosophe comme Leibniz, qui, sur ce genre de
questions, peut donner limpression davoir adopt avec un peu trop dempressement le
rle du pasteur, au dtriment, selon certains, de celui du philosophe.
5 Jai toujours t je le reconnais ma honte absolument insensible largument
esthtique ou quasi-esthtique que Leibniz utilise assez rgulirement et qui consiste
faire remarquer que, tout comme il faut des ombres dans un tableau et des dissonances
dans une uvre musicale, la quantit de mal qui ne peut manquer de subsister mme
dans le meilleur des mondes possibles a aussi sa justification en ce sens quelle fait
ressortir davantage la perfection et la beaut de lensemble. Leibniz soutient par exemple
que :
Les pchs mmes ne sont des maux que pour ceux qui pchent, et absolumentparlant ils augmentent la perfection des choses, comme les ombres sont bonnesdans un tableau pour rehausser les jours. Deus non permitteret malum, nisi majusbonum procuraret ex malo (Dieu ne permettrait pas le mal sil ne produisait pas unbien plus grand partir du mal)6.De mme que le musicien ne veut pas les dissonances par elles-mmes, maisseulement par accident, quand par elles, une fois quelles ont t ensuite corriges,la mlodie est rendue plus belle quelle ne laurait t sans elles, de mme Dieu neveut pas les pchs, si ce nest sous condition de la peine qui les corrige, etseulement par accident comme des choses requises pour complter la perfection dela srie7.
Ce que dit Leibniz peut sembler trange. Ne devrait-on pas dire plutt que des choses
comme le pch et le mal sont mauvaises intrinsquement et absolument, savoir si on
les considre en elles-mmes, mais peuvent nanmoins tre bonnes relativement, cest--
dire si on les considre par rapport au tout ? Mais pour Leibniz, bien entendu,
absolument parlant veut dire justement eu gard au tout . Et, si on y rflchit un
instant, on se rend compte que, considrs du point de vue du tout, la souffrance, le mal,
le pch, etc., non seulement peuvent paratre moins mauvais, mais encore ne sont pas du
Dans le labyrinthe : ncessit, contingence et libert chez Leibniz | Jacques Bouveresse 18
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tout mauvais puisquon ne considrerait srement pas comme des dfauts que lon est
contraint daccepter les dissonances dans une uvre musicale ou les ombres dans un
tableau. Pour quelquun qui regarde les choses dans leur ensemble, le mal napparat pas
simplement comme tant un moindre mal, mais comme ntant finalement pas du tout un
mal, puisquil contribue augmenter encore le bien total et la qualit de luvre ralise.
Il nest effectivement, comme le dit Leibniz, un mal que pour celui qui le fait ou le subit.
Mais il vaut naturellement mieux ne pas essayer de sappesantir sur des questions comme
la suivante : quelle est la proportion de dissonances que peut comporter au juste une
uvre musicale tout en restant nanmoins belle et en devenant mme dautant plus
belle ? Leibniz serait pour le moins surpris de la rponse que nous donnons aujourdhui
ce genre de question, pour autant que nous prouvions le besoin den donner une, et
mme quelle ait tout simplement un sens.
6 Pour tre capable de considrer les choses de la faon quil recommande, il faudrait
pouvoir adopter la perspective correcte, qui nest malheureusement pas notre porte et
que Dieu seul possde rellement. Mais il soutient que nous avons malgr tout la
possibilit, avec les moyens limits dont nous disposons, de nous en rapprocher plus ou
moins, et que cest ce que nous devons essayer de faire :
Mais comme on ne saurait remarquer la beaut dune perspective lorsque lil nestpoint plac dans une situation propre la regarder, il ne faut point trouverestrange que le mme nous arrive dans cette vie . Cependant, il y a lieu de croire que nous serons plus prs un jour duvritable point de vue des choses pour les trouver bonnes, non seulement par la foy,ny seulement par cette science gnrale que nous en pouvons avoir prsent, maispar lexprience mme , et par le sentiment vif de la beaut de lunivers,mme par rapport nous ; ce qui seroit une bonne partie de la flicit quon sepromet.Pour ce qui est des difficults qui semblent naistre de quelques passages delcriture sainte et de nos articles de foy, joserois dire que, si nous trouvonsquelque chose de contraire aux rgles de la bont et de la justice, il faut en conclureque nous nemployons pas le vritable sens de ces passages de lcriture et de cesarticles de la foy8.
7 Ce problme de lacquisition de la perspective correcte comporte la fois un aspect
thorique et un aspect pratique. Et le premier est, aux yeux de Leibniz, absolument
dterminant. Nous avons besoin den savoir plus pour voir mieux et russir, du mme
coup, galement agir mieux. Et il est tout fait possible que nous nen soyons encore, de
ce point de vue, quau dbut et mme au tout dbut du processus. Leibniz cite, sur ce
point, lexemple du roi de Castille, Alphonse, qui a fait dresser les Tables Astronomiques
qui portent son nom et qui est cens avoir dit que, pour ce qui est de la conception du
systme cleste, il aurait pu donner de bons conseils Dieu sil avait t consult lors de
la cration du monde. Leibniz constate quil se trouve simplement quil ntait pas
satisfait du systme ptolmaque qui rgnait alors et que, sil avait connu le systme
copernicien, les dcouvertes de Kepler, etc., il naurait plus rien trouv redire la faon
dont Dieu a procd :
Cest peu prs lerreur du fameux Alphonse, roi de Castille, lu roi des romains parquelques lecteurs, et promoteur des Tables astronomiques qui portent son nom.Lon prtend que ce prince a dit que, si Dieu let appel son conseil quand il fit lemonde, il lui aurait donn de bons avis. Apparemment, le systme du monde dePtolme, qui rgnait en ce temps-l, lui dplaisait. Il croyait donc quon aurait pufaire quelque chose de mieux concert, et il avait raison. Mais sil avait connu lesystme de Copernic avec les dcouvertes de Kepler, augmentes maintenant par la
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connaissance de la pesanteur des plantes, il aurait bien reconnu que linvention duvrai systme est merveilleuse. Lon voit donc quil ne sagissait que du plus et dumoins, quAlphonse prtendait seulement quon aurait pu mieux faire, et que sonjugement a t blm de tout le monde9.
8 Il nest pas ncessaire dinsister sur limportance que Leibniz accorde cet exemple. Pour
comprendre le cheminement des corps clestes, il a fallu, dit-il, consentir arracher son
regard la terre et mettre en quelque sorte lil dans le soleil (das Auge in die Sonne
stellen)10 . Tout ce qui peut nous donner limpression dtre une faute dans la manire
dont le monde a t conu est susceptible de se rvler, avec les progrs de la
connaissance, avoir t en ralit une faute de notre entendement, qui reposait
essentiellement sur la tendance quil a raisonner de faon beaucoup trop gocentrique
et anthropocentrique. Leibniz na aucun doute sur le fait que les progrs de la
connaissance objective contribueront galement au progrs de la connaissance morale et,
pour finir, de la morale elle-mme. Et cest une conviction dont il faut bien reconnatre
que nous lavons largement, pour ne pas dire compltement, perdue, ce qui a pour effet
de compliquer srieusement la comprhension que nous pouvons avoir aujourdhui de
son uvre, et en particulier de sa philosophie morale. Une des convictions les plus
fondamentales de Leibniz est que dun entendement toujours plus clair et dune volont
toujours plus entrane agir selon les lumires de lentendement ne peut rsulter quun
progrs constant en sagesse et en vertu et, par consquent, galement en perfection et en
joie. Il ny a donc pas de coupure relle entre le progrs de la connaissance thorique et le
progrs moral ; et le but ultime de la philosophie, considre de ce point de vue, est
minemment pratique et mme le plus pratique qui soit :
Rien ne sert davantage au bonheur que lillumination de lentendement etlentranement de la volont agir toujours selon lentendement, et [] une telleillumination est chercher particulirement dans la connaissances des choses quipeuvent amener notre entendement toujours plus loin vers une lumire suprieure,puisquil nat de cela un progrs constant en sagesse et en vertu, galement parconsquent en perfection et joie, dont le profit reste lme galement aprs cettevie11.
9 On pourrait facilement tre tent de croire que cette hgmonie de lentendement, qui
est cens rgner, dans lidal, la fois sur le monde de la thorie et sur celui de la
pratique, amne Leibniz adopter une position intellectualiste et mme hyper-
intellectualiste qui mconnat le rle essentiel de la connaissance sensible et de la
sensibilit. Mais, bien que ce genre de reproche ait t adress frquemment sa
philosophie, cest presque exactement le contraire de cela qui est vrai. Il souligne
rgulirement que ce que les perceptions sensibles peuvent comporter dagrable, et qui
rend leurs objets attirants, consiste, lui aussi, dans lapprhension plus ou moins confuse
dun ordre et dune perfection qui ne nous apparaissent pas compltement, ce qui signifie
que lusage raisonn des choses agrables est lui-mme tout fait dans lordre et
conforme aux exigences de lordre gnral :
Il ne faut pas douter qugalement dans le toucher, le got et lodorat la douceur (Sssigkeit) consiste dans un ordre et une perfection, ou encore une commodit quela nature a mis en eux pour nous attirer nous et les animaux vers ce qui est nous estncessaire par ailleurs, et que, par consquent, un usage appropri de toutes leschoses agrables nous est rellement trs profitable, bien que labus etlintemprance puissent produire trs souvent des dommages beaucoup plus grands12.
Autrement dit, on peut raisonnablement supposer que ce qui se passe dans le cas de loue
avec la musique a son quivalent dans le cas de tous autres sens, qui doivent avoir, eux
Dans le labyrinthe : ncessit, contingence et libert chez Leibniz | Jacques Bouveresse 20
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aussi, la capacit de nous donner, travers le plaisir quils nous procurent, un certain
pressentiment de lordre et de lharmonie de lunivers, mme si nous ne connaissons pas,
en loccurrence, la raison vritable de la satisfaction que nous prouvons. Cest
exactement ce qui se passe, selon Leibniz, dans le cas de la musique, quil dcrit comme
arithmtique inconsciente pratique par une me qui ignore que cest ce quelle est en
train de faire :La musique nous charme, quoique sa beaut ne consiste que dans les convenancesdes nombres, et dans le compte, dont nous ne nous apercevons pas et que lme nelaisse pas de faire, des battements ou vibrations des corps sonnants qui serencontrent par certains intervalles. Les plaisirs que la vue trouve dans lesproportions, sont de la mme nature ; et ceux que causent les autres sens,conviendront quelque chose de semblable, quoique nous ne puissions paslexpliquer si distinctement13.La musique donne un bel exemple de cela. Tout ce qui rsonne a en soi untremblement ou un mouvement de va-et-vient, comme on le voit sur les cordes ; et,par consquent, ce qui rsonne, cela fait des coups invisibles ; si maintenant cescoups ont lieu non de faon inaperue, mais se rencontrent de faon ordonne etavec une certaine alternance, ils sont agrables, comme on observe galement parailleurs une certaine alternance des syllabes longues et des syllabes courtes et unecertaine rencontre des rimes dans les vers, qui contiennent en quelque sorte en euxune musique silencieuse et, quand ils sont corrects, tombent mme sans chant defaon agrable. Les coups sur le tambour, le rythme et la cadence dans les danses etles autres mouvements du mme genre qui obissent la mesure et la rgle tirentleur agrment de lordre, car tout ordre est bnfique pour lesprit, et un ordrergulier, quoique invisible, se trouve galement dans les coups et les mouvementsprovoqus avec art des cordes, des tuyaux ou des cloches vibrants ou tremblants, etmme de lair, qui est agit par l de faon rgulire et qui, par consquent, produiten outre en nous, par lintermdiaire de loue, un cho qui rsonne de faonconcordante, par lequel nos esprits vitaux sont galement agits. Cest pourquoi .lamusique est si commode pour mouvoir les esprits, bien que de faon gnrale cegenre de but principal ne soit pas suffisamment observ ni cherch14.
10 Leibniz nignore pas une objection possible, qui est que nous pourrions souhaiter que la
nature relle de lordre et de la perfection qui se trouvent dans les choses agrables et
leur explication vritable puissent nous tre rendus galement sensibles, et ne soient pas
accessibles, en dernier ressort, uniquement lentendement. Les sens ont la jouissance de
lordre, mais pas la connaissance de ce en quoi il consiste et qui est lorigine du plaisir
quils prouvent. Lentendement peut avoir la connaissance et la comprhension de
lordre, mais pas la jouissance, en tout cas le genre de jouissance que nous procurent les
sens. On pourrait souhaiter que les choses se passent autrement. Mais Leibniz rpond,
comme on pouvait sy attendre, que nous devons considrer quun monde dans lequel les
choses se passeraient de cette faon serait justement moins bon que celui dans lequel
nous vivons.
11 Ce qui vient dtre dit suffit dj expliquer pourquoi il ny a pas de place, dans la morale
de Leibniz, pour une condamnation ou mme simplement une dvalorisation du plaisir
sensible. Cela se comprend dautant mieux quil ny a pas, ses yeux, une diffrence de
nature, mais seulement une diffrence de degr, entre le plaisir des sens et celui de
lintellect :
Les plaisirs mme des sens se rduisent des plaisirs intellectuels confusmentconnus15.
Et pour ce qui est de la douleur, elle est toujours lie, au moins de faon confuse, la
perception dun dsordre dune certaine sorte :
Dans le labyrinthe : ncessit, contingence et libert chez Leibniz | Jacques Bouveresse 21
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Le plaisir de celui qui comprend nest rien dautre que la perception de la beaut. Ettoute douleur contient quelque chose de dsordonn , alors que, absolument parlant, toutes les choses sont ordonnes
16.
Le plaisir est le sens de la perfection en train de crotre. La douleur est le sens de laperfection diminue
17.
12 Il faut rendre Leibniz cette justice que, contrairement ce quon lui a fait dire assez
souvent, il ne dit pas que la quantit de mal que comporte notre monde est peu
importante, voire mme ngligeable. Considre en elle-mme, elle peut tre aussi
importante que le pensent et le disent les plus pessimistes, et mme, dune certaine faon,
aussi importante quon veut. Cest la raison pour laquelle le moins que lon puisse dire de
Voltaire est quil na pas fait beaucoup defforts pour essayer de comprendre ce que
Leibniz cherchait rellement dire. Ce que nous demande dadmettre lauteur de la
Thodice est seulement quaussi considrable que puisse tre ou en tout cas paratre la
quantit de mal existante si on la considre indpendamment du reste, elle est toujours
compense largement et tend mme rendre le meilleur encore meilleur en crant un
contraste qui le fait ressortir davantage.
13 Boutroux, dans les Cours quil a donns la Sorbonne en 1887-1888, parle propos de
Leibniz dun optimisme relatif et dit mme que sa doctrine est une tape dans
lvolution qui devait conduire Schopenhauer18 . Comme il lexplique :
Le monde est le meilleur entre tous les mondes possibles, et voici en quoi a consistla dlibration divine. Les biens et les maux sont comme des quantitsmathmatiques. Reprsentons par m le mal et par b le bien. Dieu soustrait m de b etchoisit celui dentre les possibles qui prsente une quantit b m plus grande quecelle que prsentent tous les autres possibles. Cette diffrence la plus leve quilsoit possible dobtenir est le fondement de cet optimisme relatif. Il se peut que, dansle monde cr par Dieu, la quantit des maux lemporte sur la quantit des biens,mais rien ne soppose vritablement ce que la quantit des biens surpasse celledes maux19.
Cette dernire prcision est importante. Du point de vue de Leibniz, nous ne sommes pas
en mesure de dmontrer que, dans le monde rel, la quantit de bien est effectivement
plus grande que la quantit de mal. Mais il suffit que lon puisse dmontrer quil est
possible quelle le soit ou peut-tre, plus exactement, que lon ne puisse pas dmontrer
quil est impossible quelle le soit.
14 Une chose encore remarquer est que Leibniz ne dit pas que celui qui se plaint du monde,
tel quil est, fait cela parce quil ne sait pas ou ne veut pas savoir quil a t cr par
quelquun qui ne pouvait rellement pas faire mieux. Ce quil faut dire, daprs lui, est
plutt que celui qui est mcontent du monde et le trouve mal fait indique par l quil est,
sans le savoir, mcontent de Dieu et se trompe par consquent sur lobjet rel de son
mcontentement. Har lharmonie universelle est, pour Leibniz, la mme chose que har
Dieu lui-mme, et aimer le monde nest par consquent pas non plus trs diffrent
daimer Dieu, mme si on ne sait pas forcment que cest lui que lon aime :
Il faut tenir pour assur que tous ceux auxquels ne plat pas le gouvernement denotre globe, auxquels il semble que Dieu aurait pu mieux faire certaines choses, etceux aussi qui prennent argument du dsordre des choses quils imaginent enfaveur de lathisme, sont des hasseurs de Dieu ; do il est clair encore que la hainecontre Dieu convient aux athes ; car, quoi que ce soit quils croient ou disent,pourvu que la nature et ltat des choses leur dplaisent, par l mme ils hassentDieu, bien quils nappellent pas Dieu ce quils hassent20.Il hait donc Dieu celui qui veut autres la nature, les choses, le monde, le prsent, ilsouhaite un monde autre quil nest. Qui meurt mcontent, meurt hassable de Dieu21.
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15 Un point qui est dune importance cruciale dans la doctrine de Leibniz est le fait que le
monde dans lequel nous vivons tait dtermin objectivement comme tant le meilleur
avant que Dieu ne dcide de le crer, et de faon compltement indpendante du choix
quil a fait. Leibniz insiste particulirement sur le fait que, sil ny avait pas eu un monde
de cette sorte, Dieu naurait pas eu de raison suffisante de le crer, de prfrence
nimporte quel autre, et par consquent ne laurait pas fait. Cela signifie (1) que ce monde
est rellement le meilleur de tous ceux qui auraient pu exister, (2) que la volont ou le
bon plaisir de Dieu ne sont pour rien dans le fait quil lest, puisquils ne sont intervenus
que dans la dcision de le faire exister, et (3) que nous sommes capables, puisque la
diffrence entre Dieu et nous est sur ce point une diffrence de degr et non de nature, de
comprendre, au moins dans une certaine mesure, quil est effectivement le meilleur de
tous. Cela ne serait videmment pas le cas si le meilleur tait le meilleur simplement pour
la raison que Dieu la choisi, sans que nous soyons autoriss nous demander pourquoi il
la fait et esprer une rponse quelconque.
16 Leibniz soutient qu partir du moment o on sait que le monde a t cr par Dieu, on
sait aussi quil est le meilleur des mondes possibles. Ce nest videmment pas la mme
chose que daffirmer que nous avons les moyens de nous rendre compte quil est le
meilleur des mondes possibles et pouvons conclure de cela lexistence de Dieu. Mais il
est important de remarquer quune fois que nous sommes arrivs la certitude que le
monde rel est le meilleur de tous ceux qui auraient pu exister, il lest de faon objective
et compltement indpendante du fait quil a t cr par un tre tout-puissant et sage. Il
nest pas le meilleur parce quil a t cr par un tre de cette sorte ; il a t cr par lui
parce quil tait le meilleur et na dpendu de sa volont que pour son existence, et non
pour son contenu. Il ne faut pas sous-estimer les risques rels qua pris sur ce point
Leibniz, dans la mesure o son ide dun Dieu qui ne pouvait pas crer un autre monde
que celui dont il ne pouvait pas non plus ne pas reconnatre quil tait le meilleur risquait
de porter atteinte lide que les reprsentants de lorthodoxie religieuse du temps se
faisaient souvent du genre de pouvoir absolu et sans limites qui doit tre attribu Dieu.
17 Il est intressant de comparer par exemple, sur ce point, la position de Leibniz avec celle
de Fnelon :
Pour concevoir ce que Dieu peut produire hors de lui, il faut se le reprsentercomme voyant des degrs infinis de perfection au-dessous de la sienne. En quelquedegr quil sarrte, il en trouve dinfinis en remontant vers lui, et en descendantau-dessous de lui. Ainsi il ne peut fixer son ouvrage aucun degr qui nait uneinfriorit infinie son gard. Tous ces divers degrs sont plus ou moins levs lesuns lgard des autres ; mais tous sont infiniment infrieurs ltre suprme.Ainsi, on se trompe manifestement quand on veut simaginer que ltre infinimentparfait se doit lui-mme, pour la conservation de sa perfection et de son ordre, dedonner son ouvrage le plus grand ordre et la plus haute perfection quil peut luidonner. Il est certain tout au contraire que Dieu ne peut jamais fixer aucun ouvrage un degr certain de perfection, sans lavoir pu mettre un autre degr suprieurdordre et de perfection, en remontant toujours vers linfini, qui est lui-mme. Ainsiil est certain que Dieu, loin de vouloir toujours le plus haut degr dordre et deperfection, ne peut jamais aller jusquau plus haut degr, et quil sarrte toujours un degr infrieur dautres qui remontent sans cesse vers linfini. Faut-il doncstonner si Dieu na pas fait la volont de lhomme aussi parfaite quil aurait pu lafaire ? Il est vrai quil aurait pu la faire dabord impeccable, bienheureuse, et dansltat des esprits clestes. En cet tat, les hommes auraient t, je lavoue, plusparfaits et plus participants de lordre suprme. Mais lobjection quon fait resteraittoujours toute entire, puisquil y a encore, au-dessus des esprits clestes qui sont
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borns, des degrs infinis de perfection, en remontant vers Dieu, dans lesquels lecrateur aurait pu crer des tres suprieurs aux anges. Il faut donc ou conclureque Dieu ne peut rien faire hors de lui, parce que tout ce quil ferait seraitinfiniment au-dessous de lui, et par consquent infiniment imparfait ; ou avouer debonne foi que Dieu, en faisant son ouvrage, ne choisit jamais le plus haut de tous lesdegrs dordre et de perfection. Cette vrit suffit seule pour faire vanouirlobjection. Dieu, il est vrai, aurait fait lhomme plus parfait et plus participant deson ordre suprme en le faisant dabord impeccable et bienheureux, quen le faisantlibre ; mais il ne la pas voulu, parce que son infinie perfection ne lassujettitnullement donner toujours un degr de perfection sans quil y en ait dautres linfini au-dessus de lui. Chaque degr a un ordre et une perfection digne duCrateur, quoique les degrs suprieurs en aient davantage. Lhomme libre est bonen soi, conforme lordre, et digne de Dieu, quoique lhomme impeccable soitencore meilleur22.
Fnelon, comme on le voit, soutient (1) que Dieu ntait pas tenu de crer le meilleur des
mondes possibles, tout simplement parce quil ny en a pas : pour nimporte quel degr de
perfection qui aurait pu tre confr au monde cr, il y en aurait eu encore une infinit
dautres qui lui sont suprieurs et qui taient galement possibles ; et (2) que chaque
degr de perfection, mme sil nest pas le plus lev possible, tait digne du crateur et
nous navons pas lui demander de comptes sur ce point. Pour Leibniz, le choix de Dieu
tait entre crer le meilleur des mondes possibles et ne rien crer du tout. Pour Fnelon,
au contraire, si Dieu avait t assujetti lobligation de crer le meilleur, il naurait rien
pu crer du tout.
18 Je reviendrai plus tard sur le genre dargument que Leibniz utilise pour dmontrer quil y
avait bien un monde dtermin qui tait le meilleur de tous et devait par consquent tre
choisi par Dieu. Il nous suffira pour linstant de considrer ce quil dit dans la Thodice :
Quelquun dira quil est impossible de produire le meilleur, parce quil ny a point decrature parfaite, et quil est toujours possible den produire une qui le soitdavantage. Je rponds que ce qui se peut dire dune crature ou dune substanceparticulire, qui peut toujours tre surpasse par une autre, ne doit pas treappliqu lunivers, lequel, se devant tendre par toute lternit future, est uninfini. De plus, il y a une infinit de cratures dans la moindre parcelle de lamatire, cause de la division actuelle du continuum linfini. Et linfini, cest--direlamas dun nombre infini de substances, proprement parler, nest pas un tout;non plus que le nombre infini lui-mme, duquel on ne saurait dire quil est pair ouimpair. Cest cela mme qui sert rfuter ceux qui font du monde un dieu, ou quiconoivent Dieu comme une me du monde ; le monde ou lunivers ne pourrait pastre considr comme un animal ou comme une substance23.
19 Pour ce qui est de lide que Dieu na pas de comptes nous rendre, Leibniz la rcuse
catgoriquement quand elle est comprise comme impliquant que la puissance peut un
moment donn tenir lieu de justice et quil peut y avoir une diffrence de catgorie entre
ce que nous appelons la justice et ce que Dieu appelle de ce nom. Pour lui, laction qui a
consist crer le monde peut tre dite juste dans un sens qui est bien celui que nous
donnons au mot et que nous pouvons prtendre lgitimement comprendre :
Il sagit donc de trouver cette raison formelle, cest--dire le pourquoi de cetattribut [la justice], ou cette notion qui doit nous apprendre en quoi consiste lajustice et ce que les hommes entendent, en appelant une action juste ou injuste. Etil faut que cette raison formelle soit commune Dieu et lhomme. Autrement onaurait tort de vouloir attribuer sans quivoque le mme attribut lun et lautre.Ce sont l les rgles fondamentales du raisonnement et du discours24.
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Comme on le voit, pour Leibniz, qui tait juriste de formation et juriste dans lme, mme
ltat qui est dirig par Dieu doit tre et rester un tat de droit ; et il ne peut, par
consquent pas y avoir de droit absolu, pour celui qui le gouverne.
NOTES
1. Antognazza, Leibniz, An Intellectual Biography, 2009, p. 543.
2. Nietzsche, La philosophie lpoque tragique des Grecs, 1975, p. 9.
3. Whitehead, Process and Reality, 1978, p. 47.
4. Bernanos, Les grands cimetires sous la lune, 1938, p. 24.
5. Plantinga, The Nature of Necessity, 1974, p. 195.
6. Leibniz, TI (Grua), I, p. 138.
7. Leibniz, Conversatio cum Domino Episcopo Stenonio [Nicolas Stensen] de Libertate
(novembre-dcembre 1677), AA, VI, 4, p. 1378.
8. Leibniz, TI (Grua), I, p. 380.
9. Leibniz, Thodice, II, 193, p. 232-233.
10. Leibniz, Von der Verhngnisse , L (Heer), p. 201.
11. Leibniz, Von der Weisheit , L (Heer), p. 205.
12. Ibid., p. 204.
13. Leibniz, Principes de la Nature et de la Grce, 17.
14. Leibniz, Von der Weisheit , L (Heer), p. 204.
15. Leibniz, Principes de la Nature et de la Grce, 17.
16. Leibniz, OFI (Couturat), p. 535.
17. Leibniz, TI (Grua), II, p. 603.
18. Boutroux, La philosophie allemande au XVIIe sicle, 1948, p. 167.
19. Ibid., p. 161.
20. Leibniz, Confessio philosophi, p. 90.
21. Ibid, p. 93.
22. Fnelon, Lettres sur la religion, 1810, p. 365-366.
23. Leibniz, Thodice, II, 195, 1969, p. 233-234.
24. Leibniz, Mditation sur la notion commune de justice (1702), in Leibniz, Le droit de la raison,
1994, p. 111-112.
INDEX
Mots-cls : meilleur des mondes possibles, optimisme, problme du mal, Maria Rosa
Antognazza, Georges Bernanos, mile Boutroux, Franois Fnelon, Leibniz, Nietzsche,
Alvin Plantinga, Alfred North Whitehead
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Cours 2. Dieu ne pouvait-il rellementpas mieux faire ?
1 La faute initiale et principale de lathe, selon Leibniz, est, comme je lai dit, dtre
mcontent du monde, tel quil est. Mais Leibniz insiste sur le fait que la doctrine selon
laquelle le monde dans lequel nous vivons est le meilleur possible ne peut en aucun cas
constituer une raison de se rsigner et de renoncer essayer de rformer les choses. Il
faut, au contraire, faire tout son possible pour cela et prsumer que ce qui, pour des
raisons que nous ignorons, ne devait pas tre rform hier devra ltre et le sera
probablement plus tard. Et si quelquun stonne que les choses ne soient pas dj
devenues meilleures, la rponse est que nous ne sommes pas autoriss prescrire des
dates Dieu, dit le Philosophe dans la Confessio Philosophi. Autrement dit, si on pense que
les choses ne sont pas ce quelles devraient tre, il faut se dire quelles peuvent toujours
samliorer et le feront peu prs certainement, mais ne pas exiger quelles le fassent
avant le moment qui a t prvu pour cela. Il rsulte de cela, cependant, que lide de
lharmonie universelle et donc celle de Dieu, qui ne sen distingue pas vraiment, ont un
statut qui est comparable celui dune hypothse qui est peu prs impossible rfuter,
puisquon peut toujours objecter celui qui essaie de le faire quil na pas encore adopt
un point de vue suffisamment global ou quil manque de patience, autrement dit, quil
continue privilgier abusivement une simple partie par rapport au tout ou ltat prsent
du monde par rapport son histoire complte. Si on se donne non seulement un espace,
mais ga