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~ 1 ~ BOTTICELLI ET LE TAROT Par José Moindrot Au hasard (?) de recherches sur le contexte culturel du tarot, amené à m’intéresser à la peinture des XV e et XVI e siècles (que je connaissais peu), une étrange "coïncidence" est apparue. Un tableau de Botticelli présente une femme très semblable à celle du Monde (lame XXI du tarot de type marseillais) une main cachant sa nudité du geste pudique de Phryné, l’autre montrant le ciel. Il s’agit de la Calomnie d'Apelle (1495, Musée des Offices de Florence). L’histoire de ce tableau mérite qu’on s’y arrête. L'Ephésien Apelle (Apellès de Cos), le plus illustre des peintres grecs, vécut à la cour d'Alexandre le Grand puis des Ptolémée au IV e siècle av. notre ère. Accusé à tort de trahison et de complot contre le roi puis innocenté, il peignit, en guise de remontrance envers son souverain, un tableau (ou plutôt une fresque) connu par De Calumnia de Lucien de Samosate (Syrie, vers 120 de notre ère). L’Antiquité revient en vogue. Suite à son traité De Pictura, Léo Battista Alberti suggère à Botticelli de le restituer. Sur les conseils d'Ange Politien, il avait fait de même, pour La naissance de Vénus d'après l'Aphrodite Anadyomène du même Apelle, décrite par Pline. A droite, le Juge trône entre le Soupçon et l’Ignorance ; au centre, la Haine et la Calomnie traînent l’Innocent. A gauche du tableau, toisée méchamment par la Pénitence, la Vérité, nue dans la pose de la Vénus Pudica, montre le ciel. Leur ressemblance nous amène donc à voir dans la jeune femme du monde la Vérité (entre autres lectures) et, puisque nous sommes dans un contexte hellénistique, regardons en grec : Aléthéia, Vérité, étymologiquement, la non-cachée, la non-voilée, bref, la Vérité "toute nue" 1 . Mais Socrate, d’après Platon dans le Cratyle, la lisait comme la course errante (ἄ alé) divine. Sur notre lame du tarot, cette Vérité dévoilée court-elle comme le proposait Socrate, d’une course rapide aux bonds légers (‘alma) ou danse-t-elle comme le suggère le jeu de mots entre la jeune fille (κόρη koré) et la danse (χορε- choré) ? Proposons une autre étymologie pouvant se superposer aux deux autres : léthé, signifie l’oubli ; Aléthéia serait alors la non-oublieuse (ou la non- oubliée), l’inoubliable. Mais, dans la religion grecque, Léthé est le nom du fleuve de l’Oubli dont les âmes devaient boire l’eau avant de se réincarner, afin de tout oublier de leur existence précédente, hormis de lointains échos et vagues souvenirs. En ce sens, cette Vérité serait le contraire de l'amnésie, notamment de nos vies antérieures, la souvenance de nos réincarnations successives. 2 La théorie de la Réminiscence aurait sa place dans le contexte néo-platonicien de la Renaissance. Les premiers triomphi ancêtres des tarots apparaissent au début du XV e siècle, siècle de transition entre le Moyen-Age et la première Renaissance. C’est pourquoi on y trouve à la fois des images médiévales comme la Roue de Fortune souvent représentée dans les manuscrits, ou la mort falcifère après la Grande Peste de 1348, et des dieux antiques, Mars (le Chariot), Aphrodite (l’Etoile), Saturne (l’Hermite). L’Histoire de l’art permet, de cerner les influences artistiques et les sources littéraires ou théologiques du tarot, menant à des interprétations originales, et de le dater sans dérive aucune. 1 En hébreu, vérité et mort sont liées : si on enlève le a de אמתémeth, vérité, on trouve מתmeth, mort (cadavre). Ce jeu de mots est à l’origine de la légende du Golem. 2 VIRGILE, Enéide chant VI ; OVIDE, Métamorphoses XI, et surtout le mythe d’Er le Pamphilien au Livre X de La République de PLATON.

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  • ~ 1 ~

    BOTTICELLI ET LE TAROT Par Jos Moindrot

    Au hasard (?) de recherches sur le contexte culturel du tarot, amen mintresser la peinture des XV

    e et XVI

    e sicles (que je connaissais peu), une trange "concidence" est

    apparue. Un tableau de Botticelli prsente une femme trs semblable celle du Monde (lame

    XXI du tarot de type marseillais) une main cachant sa nudit du geste pudique de Phryn,

    lautre montrant le ciel. Il sagit de la Calomnie d'Apelle (1495, Muse des Offices de Florence).

    Lhistoire de ce tableau mrite quon sy arrte. L'Ephsien Apelle (Apells de Cos), le plus illustre des peintres grecs, vcut la cour d'Alexandre le Grand puis des Ptolme au IV

    e

    sicle av. notre re. Accus tort de trahison et de complot contre le roi puis innocent, il

    peignit, en guise de remontrance envers son souverain, un tableau (ou plutt une fresque)

    connu par De Calumnia de Lucien de Samosate (Syrie, vers 120 de notre re). LAntiquit revient en vogue. Suite son trait De Pictura, Lo Battista Alberti suggre Botticelli de le

    restituer. Sur les conseils d'Ange Politien, il avait fait de mme, pour La naissance de Vnus

    d'aprs l'Aphrodite Anadyomne du mme Apelle, dcrite par Pline. A droite, le Juge trne

    entre le Soupon et lIgnorance ; au centre, la Haine et la Calomnie tranent lInnocent. A gauche du tableau, toise mchamment par la Pnitence, la Vrit, nue dans la pose de la

    Vnus Pudica, montre le ciel.

    Leur ressemblance nous amne donc voir dans la jeune femme du monde la Vrit (entre

    autres lectures) et, puisque nous sommes dans un contexte hellnistique, regardons en grec :

    Althia, Vrit, tymologiquement, la non-cache, la non-voile, bref, la

    Vrit "toute nue" 1. Mais Socrate, daprs Platon dans le Cratyle, la lisait comme la course

    errante ( al) divine. Sur notre lame du tarot, cette Vrit dvoile court-elle comme le proposait Socrate, dune course rapide aux bonds lgers (alma) ou danse-t-elle comme le suggre le jeu de mots entre la jeune fille ( kor) et la danse (- chor) ?

    Proposons une autre tymologie pouvant se superposer aux deux autres :

    lth, signifie loubli ; Althia serait alors la non-oublieuse (ou la non- oublie), linoubliable. Mais, dans la religion grecque,

    Lth est le nom du fleuve de lOubli dont les mes devaient boire leau avant

    de se rincarner, afin de tout oublier de leur existence prcdente, hormis de lointains chos et

    vagues souvenirs. En ce sens, cette Vrit serait le contraire de l'amnsie, notamment de nos

    vies antrieures, la souvenance de nos rincarnations successives. 2 La thorie de la

    Rminiscence aurait sa place dans le contexte no-platonicien de la Renaissance.

    Les premiers triomphi anctres des tarots apparaissent au dbut du XVe sicle, sicle de

    transition entre le Moyen-Age et la premire Renaissance. Cest pourquoi on y trouve la fois des images mdivales comme la Roue de Fortune souvent reprsente dans les manuscrits,

    ou la mort falcifre aprs la Grande Peste de 1348, et des dieux antiques, Mars (le Chariot),

    Aphrodite (lEtoile), Saturne (lHermite). LHistoire de lart permet, de cerner les influences artistiques et les sources littraires ou thologiques du tarot, menant des interprtations

    originales, et de le dater sans drive aucune.

    1 En hbreu, vrit et mort sont lies : si on enlve le a de

    meth, vrit, on trouve meth, mort (cadavre).

    Ce jeu de mots est lorigine de la lgende du Golem. 2 VIRGILE, Enide chant VI ; OVIDE, Mtamorphoses XI, et surtout le mythe dEr le Pamphilien au Livre X de La

    Rpublique de PLATON.

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    La Calomnie dApelle de Botticelli (Muse des Offices de Florence)

    La Vrit (dtail) Lame XXI, le Monde