BEURRE, SUCRE ET FERVEUR ! ARTISTE CHOCOLATIER · 2018. 11. 14. · 3 « Erreur de lun, réussite...
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BEURRE, SUCRE ET FERVEUR !
MARCEL DERRIEN,
ARTISTE CHOCOLATIER
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« Erreur de l’un, réussite de l’autre, ne t’inquiète
point de ces divisions.
Il n’est de fertile que la grande collaboration de
l’un à travers l’autre.
Et le geste manqué sert le geste qui réussit. (…).
Invente un empire où simplement tout soit
fervent. »
A. de Saint-Exupéry – Citadelle.
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PROLOGUE
arry Callebaut, l’usine située sur la commune de
Hardricourt, rive droite de la Seine, arrose de ses
parfums enivrants le quartier La Haye, aux Mureaux, ce
coin en bord de Seine, un paradis pour les flâneurs, les
amoureux, les sportifs ou les rêveurs. Les vents d’ouest
vaguement humides nous distribuent le parfum charmeur et
envoutant du chocolat. Ça sent tellement fort certains jours,
comme si les maisons autour s’étaient toutes transformées en
gâteaux géants ! Des saladiers de chocolat… des monticules de
pépites partout ! Je suis sans aucun doute un passionné,
fervent défenseur de la fève sacrée, capable de toutes les
inventions pour mettre en valeur le cacao et rendre grâce aux
cinq sens, à commencer par la vue et le goût, en passant par le
nez et l’ouïe ! Mais nulle part ailleurs je n’ai senti ces effluves
de chocolat si proches de mon habitation, à croire que le sort
voulait me jouer un tour ! Pour un artisan pâtissier
chocolatier, ancien directeur d’école Lenôtre, né dans le Berry,
avouez qu’il s’agit là d’un heureux hasard : vivre une vie
paisible de retraité heureux dans un quartier bercé par les
effluves d’une usine à cacao, que demander de mieux !?
Je suis né le 1er juin 1938, à Ainay-le-Vieil, un coin du centre de
la France au sud de Bourges, où les villages sont désertés par
les jeunes et les petits commerces disparus. La modernité de
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la ville, son aspect superficiel et ses codes simplistes attirent le
jeune, tandis que la profondeur des campagnes, ses mystères
et leur majesté appartiennent au registre de la Nature, au
registre du sacré, dont les enseignements disparaissent de
plus en plus au profit du Dieu argent, de l’industriel et du
nombre. Qualité ou quantité ? Précision ou pifomètre ?
Valorisation ou médiocrité ? De quel bord êtes-vous ? Porteur
de valeurs, auxquelles vous êtes fidèle, quelles sont-elles ? Je
n’étais pas vieux quand j’ai quitté l’école, mais aujourd’hui j’ai
toujours les mêmes principes et la vie m’a fait des cadeaux
que je n’ai pourtant pas demandés. Je pense avoir suivi un
chemin, mon chemin, conforme à des valeurs que j’ai faites
miennes au contact de professionnels des métiers de bouche,
dans une recherche du beau et de l’effort parce que j’ai
toujours aimé ce métier. De fait, je n’ai jamais eu à travailler à
proprement parler. « Choisissez un travail que vous aimez et
vous n’aurez pas un seul jour de travail dans votre vie », disait
Confucius. C’est précisément ça ! Vacances étaient synonymes
d’ennui au même titre que cérémonie et discours me
donnaient l’envie de jouer des tours ! Je n’ai pas le goût de
vous endormir, ni la prétention de vous ressasser des leçons
dans les pages qui suivent, mais je serais heureux de vous
communiquer l’essentiel d’une vie professionnelle riche et
épanouissante afin de vous divertir, vous faire sourire, vous
montrer un parcours qui reflète sans doute le parcours de
nombreux professionnels, qu’ils soient restés dans l’ombre ou
couverts d’honneurs. Les honneurs ne valent que s’ils ont le
goût du bonheur en étant le reflet de valeurs partagées par
tous.
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I. Le nez dans la farine
ous sommes en 1950, j’ai 12 ans. Je vais chez ma
grand-mère pendant les vacances dans le village
d’Archignat à 50km au sud de Saint-Amand-Montrond
près de Montluçon. Je garde les vaches. En quittant la
ferme avec le troupeau, je passe tous les matins devant une
boulangerie. Ça sent bon le pain cuit. Je m’arrête devant cette
petite boutique en coin de rue sans prétention, pour coller
mon nez à la vitrine et admirer les pains de quatre livres
disposés bien alignés, de vrais jambonneaux de bucheron ! La
croute dorée croustillante à souhait, une mie serrée, dense,
comme l’âme du travailleur qui ne compte pas son labeur. Le
patron me disait « si ton pain est cuit, la croute... elle doit
chanter. Si ça ne chante pas quand tu tâtes, si ça ne croustille
pas, c’est pas bon signe ». Les échelles à pain se détachaient
sur le fond blanc des murs, le brun de ses immenses miches
rappelait la couleur du comptoir tout en bois, derrière lequel
sa femme s’activait tous les matins à 6h00. Un boulanger
faisait du pain et de la viennoiserie, on ne cherchait pas à
diversifier le commerce pour gagner plus en vendant des
glaces, des bonbons ou d'autres choses. Un boulanger restait
un boulanger et l’homme mettait un point d’honneur à
façonner du beau et du bon, sans pour autant chercher le
chiffre ou le nombre. C’était la qualité d’abord, la précision du
geste et l’amour du métier. La quantité restait secondaire,
accessoire. À force d’admirer la devanture, à force d’observer
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le boulanger dans son fournil au fond, dans l’arrière-boutique,
il m’a vu. Il est sorti pour me parler.
—Tu veux entrer ?... D’un signe de tête, j’ai acquiescé bien
sûr. Et c’est là que tout a commencé.
—ça t’plairait d’essayer ?
—Oh oui… ça m’plairait !
—Bon alors demain, est-ce que tu peux venir à 4h00 du
matin ? »
Il aurait pu me dire minuit, 1h00 du matin ou de l’après-midi,
cela revenait au même ! Je suis l’aîné des garçons dans une
fratrie de sept enfants, venu au monde après deux filles. Les
attentes pesaient lourd ! Chez mes parents, il fallait que je
casse du bois, que je m’occupe du jardin, des champs de
patates à entretenir et à glaner. Mon père disait « l’école, ça
sert à rien ! » Il était dur, je ne m’entendais pas avec lui. Il
portait Staline en haute estime. Communiste ça rime avec
égoïste, pour moi c’était un communard ! Il m’emmenait le
dimanche faire du porte-à-porte pour vendre L’humanité dans
le village ou ailleurs. J’aimais pourtant bien l’école et surtout
les livres, mais lui, il répétait que ça n’servait à rien. Pour lui
les livres, c’était une perte de temps, comme l’école ! Avec ça,
mon père se comportait en brute épaisse et me répétait sans
cesse « vivement qu’tu fiches le camp ! ». Alors pensez-vous, le
boulanger, jeune travailleur d’une trentaine d’années, marié
sans enfant, je ne lui ai pas dit non ! Durant les trois années
suivantes, pendant les vacances, j’allais travailler chez lui. M.
Chassagne était comme le Montrachet, le tempérament clair,
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fruité et généreux d’un grand crû français. Une taille haute de
brun plutôt élancé, avec quand même une petite bedaine de
bon vivant, toujours souriant et égal à lui-même. Il était
comme son pain, il chantait. En travaillant, au volant de sa
camionnette de livraison, à la fenêtre de son arrière-cuisine, il
chantait sa joie de vivre et rameutait les copains au passage.
Dynamique, un peu joufflu comme tous les épicuriens, il faisait
des blagues. Tout le monde se connaissait dans le village et les
potes s’arrêtaient régulièrement le saluer. Les visiteurs
l’interpelaient par la fenêtre. Il en profitait pour boire un coup
avec eux. Le breuvage dépendait de l’heure, le café à huit
heures ou le pastis à midi. Pour nous, huit heures, c’était aussi
la pause casse-croute et le saucisson ! J’adorais ces moments
de partage et de sérénité. Il faisait du portage dans les
campagnes et m’emmenait dans sa camionnette. Le vrai, le
grand bonheur, l’insouciance, la liberté, les relations humaines
simples et bienveillantes et la satisfaction du travail bien fait.
Trois cents habitants dans les bourgs alentour, il connaissait
tout le monde, rendait des services aux uns et aux autres. Et il
sifflait, chantait ou riait de ses blagues, jovial, attentif, très
humain. 4h00 du matin, ça faisait tôt bien sur, mais ma grand-
mère me réveillait. Cela me prenait à peine dix minutes pour
m’y rendre dans la nuit. J’ai appris à pétrir à la main.
Aujourd’hui, les machines le font.
J’étais bien jeune et je me plantais souvent au début, pas
dégourdi l’apprenti ! Ce formidable patron m’a appris à peser
la pâte et au bout de quelques semaines, à force de faire,
défaire et refaire, j’y arrivais pratiquement du premier coup.
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J’obtenais la bonne mesure, le bon poids. J’étais heureux et
fier.
Quand j’ai attrapé 14 ans, le jour de mon anniversaire, j’ai tout
simplement rendu mes livres à l’école. Mes parents ont été
convoqués et je ne suis jamais revenu ! Nous habitions à Saint-
Amand-Montrond, 55 km au sud de Bourges. J’avais un copain
de mon âge qui m’avait prévenu d’une place à prendre. J’ai
tout de suite répondu « tu ne veux pas toi… Moi j’y vais ».
Issoudun, 55km au nord-ouest de Saint-Amand, je me suis
présenté tout seul. Ça ne se faisait pas trop en ce temps-là. Du
coup, ils ont été un peu surpris.
—Bah alors… t’es venu tout seul ? T’as pas d’parents ?
—Bah si…
—Pourquoi t’es tout seul alors ?
—Pa’c’que ch’uis assez grand ! J’ai répondu.
—Mais… t’es bien sûr que tu veux faire ça n’est-ce pas ?
Un peu qu’j’étais sûr ! À 14 ans, j’ai simplement coupé les
ponts avec mon père. C’était mieux comme ça ! Nourri, logé et
blanchi, j’ai fait tout mon apprentissage là-bas pendant les
trois années du CAP de pâtissier. J’avais un boulot, une paie
certes réduite, mais j’étais libre ! En parallèle, je suivais des
cours du soir à l’école des Beaux-arts pour perfectionner la
technique et améliorer mes dessins. J’aimais la matière, le
contact du sucre, de la pâte et des ingrédients. Le dessin
devient une base, un tremplin pour transformer le papier en
matière vivante, de la 3D, trois dimensions grâce à la
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pâtisserie. Ces cours du soir m’auront servi après. Le patron,
M. Bosquet, bien que moins volubile, restait très sympathique
au demeurant et ces trois années me font monter en
compétences régulièrement. M. Bosquet, tout l’inverse d’un
Chassagne ! Mais un bon patron quand même. Il était à
l’économie. Il ne parlait que par nécessité absolue. Les
cheveux blonds grisonnants du cinquantenaire encore frais, il
était posé, toujours bien habillé, aucune surcharge pondérale
ne venait alourdir sa silhouette propre et svelte, ses lunettes
lui donnaient l’allure d’un artisan distingué soucieux du détail.
Je l’admirais beaucoup regrettant parfois qu’il n’ait pas la
gouaille d’un Chassagne ou son humour, à chercher la blague
de potache pour faire rire son public. Je faisais du vélo, je me
baignais dans le Cher et je profitais de cette relative mobilité
pour aller voir les filles pendant les jours de relâche ! Si je n’ai
jamais aimé ni la musique ni les bals (le 14 juillet… une
corvée… pour ne pas dire une hantise !), ça ne m’empêchait
pas de sortir quand même et de convaincre les copines de
faire autre chose que d’aller danser ou écouter de la
musique ! René Sajat, commis de pâtisserie en même temps
que moi. Ce garnement faisait exprès de me planquer mes
roues de vélo pour m’empêcher d’aller voir les filles ! Je
retrouvais au bout d’un temps variable allant de l’heure
jusqu’à une journée entière, une roue solitaire au fond d’une
haie ou suspendue dans un arbre ! Un vrai Berrichon qui
parlait le patois. Un « sciau d’iau » pour un seau d’eau, il
m’appelait aussi « eul Marciel » pour dire « le Marcel ». De
bons souvenirs, même dans le stress ! Je me rappellerai
longtemps ce trajet fou furieux en vélo pour aller passer mon
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CAP de pâtissier à Bourges. Arrivé sur le quai de la gare de
Saint-Amand-Montrond, je réalise soudain que le train…. Je
viens d’le rater ! Nous sommes fin juin 1955, les horaires
viennent de passer sur le planning d’été et je n’ai pas anticipé.
J’attrape mon vélo pour parcourir, les pieds collés aux pédales,
les 45km de distance séparant Saint-Amand de Bourges où je
suis convoqué. La convocation affichait 8h00, j’ai dû arriver
tout juste 5mn avant ! Le CAP de pâtissier en poche m’a
ensuite permis d’enchaîner les places dans différentes
maisons pendant sept ans.
Henri Ricottier, un professionnel venu de Nice, spécialiste des
truffes sur les Champs-Élysées, en homme tranquille calme
organisé, me persuade d’entrer dans la confrérie des
Compagnons. À l’époque, Henri était chef cuisinier dans une
chaîne de restauration, très rigoureux dans son art. Il
deviendra mon parrain du tour de France. Un beau matin,
j’observe le pâtissier poser une jolie petite fleur en sucre sur la
commande d’un client. Le jeune fondant de 17 ans voulait en
savoir plus. Il fallait que j’aille sur Paris pour apprendre le
sucre. Cette fleur délicatement posée sur un gâteau de fête
des Mères, ça a déclenché le reste. À l’école j’étais bon en
dessin et en sport. Et dans la pâtisserie, mes dessins prenaient
corps !
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II. Le pastillage des promesses
18 ans, je découvre Paris et sa banlieue. Également
nourri logé et blanchi, je m’installe sur la ville des
Mureaux en bord de Seine. Le goût de la performance
me taraude. J’ai besoin de me mesurer aux autres, il
faut que je sache ce que je vaux ! Je participe à mon premier
concours régional à Mantes-la-Jolie en 1957. J’ai 19 ans. Je
suis de moins en moins timoré. Et puis cette première
tentative m’emmène finir 4e derrière des pâtissiers confirmés
déjà labellisés MOF eux-mêmes, j’étais plutôt content ! À
l’occasion du concours je réalise un violon taille réelle en
pastillage. J’allais régulièrement certains jours à Paris puis à
Rouen pour me former sur le travail du sucre. M. Tholoniat est
sans doute celui qui m’aura le plus appris autant dans la vie
que dans le métier. Il a été l’un des tout premiers MOF dans
les années 30 et il m’enseigne dans son atelier de Paris l’art de
malaxer le sucre, lui donner toutes les formes, toutes les
couleurs et tous les aspects voulus. Le sucre est d’abord
sculpté à l’état ramolli puis porté à 170°C. Ne vous y trompez
pas tout de même ! Ce n’est pas une histoire de température,
c’est une affaire de sens, de sensations, de ressenti… comme
en amour ! Tout est basé sur le ressenti de chaque sens : le
toucher par sa température et sa texture, l'ouïe par les sons
que le sucre émet, de la cuisson à son travail jusqu'à son
refroidissement, la vue, l’élément essentiel pour un travail
calibré, l'adaptabilité de vos interventions afin d'obtenir le
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résultat souhaité, en composant avec le vivant de la matière,
le sensuel… Le faire cuire permet de fixer les formes, mais une
fois à température, lorsque le sucre commence à refroidir, ça
prend de la dextérité, de la patience en même temps qu’une
rapidité et une efficacité hors-pair dans les gestes. Il faut faire
vite. Il est possible de corriger n’importe quelle forme
jusqu’aux environs de 100°C. En dessous, c’est presque trop
tard parce que le sucre colle aux doigts et commence à durcir.
Ajuster sa préhension, repérer ses perceptions, s’adapter à la
matière vivante. C'est le prix à payer pour réaliser ses rêves en
sucres ! Tout se crée, tout se transforme, vous évoluez dans
un espace où les seules limites sont posées par votre
imagination! M. Tholoniat, un Monsieur, un personnage à lui
tout seul ! Je me souviens de ses grandes mains attrapant le
sucre sans protection aucune, pour rectifier un détail avant de
le plonger dans l’eau froide à pleines mains. Il assurait
vraiment ! Il travaillait rapidement avec précision, méticulosité
et sans hésitation. Il prenait des morceaux brulants qu’il
mettait sous la dent pour dire « ç’ui-là… n’est pas cuit ! »
Impayable le bonhomme. Un humour incroyable et une
générosité sans pareil. Il m’emmenait sur les salons, les stands
de démonstration, les championnats. Un véritable honneur
tellement il était connu par toute la profession dans le monde
entier. Il était demandé partout tout le temps. L’un de ces
voyages précisément, je crois bien n’avoir jamais autant ri.
C’était un déplacement sur Strasbourg, nous prenions le train.
Il me regarde droit dans les yeux très sérieux. Le train nous
ballotte de droite et de gauche et il me questionne de temps à
autre sur le transport, les moyens de locomotion, le vélo, la
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voiture, le bateau, puis soudain il se pose, marque un temps,
semblant entrer dans les confidences.
—J’ai fait mon service dans la marine, tu l’savais ?
—Heu non…
—Mais j’ai fini par m’faire virer…
—Ha… et …. Pourquoi ?... Pourquoi vous ont-ils viré… ?
—J’étais commis, dans un sous-marin…
—… ?
—ils m’ont viré parce que la nuit… j’dormais les fenêtres
ouvertes…
Sa face ronde de bon vivant s’est alors éclairée pour esquisser
un sourire sous des yeux lumineux et brillants du farceur
content de son tour et comme je pouffais, tournant la tête de
droite et de gauche, n’osant faire trop de bruit dans mon
hoquet de surprise, son grand corps se secouait de plus en
plus fort, riant aux éclats comme l’enfant qui s’amuse d’un
rien !
Le fondant à déglacer devient professionnel et prend de
l’assurance. En 1959, j’épouse la jeune et jolie employée du
commerce de charcuterie d’en face. En 1964, nous décidons
d’acquérir une situation en nom propre. Un marchand de
fonds nous trouve une ancienne boulangerie équipée d’un
four à bois aux Andelys dans l’Eure, en limite sud du
confortable et verdoyant Vexin normand. L’inconvénient
majeur des fours à bois… c’est que justement…. Ça prend du
bois ! Enfin du charbon plus exactement. Je remontais du
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sous-sol un gros sac sur le dos deux fois par semaine.
L’avantage, c’est que le goût du pain en est nettement
amélioré… testez donc une pizza au four électrique et une
pizza au four à bois. Pour le pain, c’est pareil ! Nous y
resterons sept années au cours desquelles la vie nous semble
tracée, mais je n’ai toujours pas LA consécration et l’idée me
hante ! Claude Gelée, un grand Monsieur lui aussi, pas
seulement par la taille ! Ce magnifique brun moustachu,
pâtissier glacier tout aussi passionné par son métier, était
installé rue de l’horloge à Rouen. Deux fois MOF, non
seulement comme pâtissier, mais également comme glacier, il
tenait un salon de thé et tous les mardis après midi, pendant
trois ans, j’allais le voir. C’était la maison Lemasson, une
enseigne renommée dans le métier, à 30km de notre
commerce des Andelys. C’est lui qui m’a préparé au concours
pendant ces trois longues années. J’allais chez lui uniquement
dans cette perspective : préparer le concours du Meilleur
Ouvrier de France.
En 1968, les événements politiques obligent le concours à
avoir lieu non pas au printemps, mais en novembre. Une
trentaine de candidats. Un seul remportera le précieux titre.
D’ordinaire, il y a toujours deux ou trois lauréats minimum,
c’était la première fois que cela arrivait ! J’avais réussi les
éliminatoires à Évreux et je voulais mettre le paquet ! Pas
question de changer de modèle entre les éliminatoires et la
finale.
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Le thème imposé correspondait au baptême. J’ai toujours
aimé la finesse dans les dessins, j’ai donc opté pour une
cigogne toute blanche très effilée, au bec dépassant
largement du décor bleu-marine. L’oiseau surmontait le
glaçage, tout aussi immaculé, d’un gâteau parfaitement rond,
bordé de dentelure rose d’un arrondi découpé avec attention,
à la régulière, proportionné et le plus fin possible. La mention
« Baptême » apparaissait au centre, grâce au brun du colorant
alimentaire, posée sur une dentelle blanche soulignée de
brun. L’ensemble était entouré à gauche de boutons de fleurs
aux pétales en sucre blanc et rose et à droite de larges rubans
blancs bordés de bleu. Trois ans de préparation pour une
épreuve majeure durant trois jours, du samedi matin à 8h
jusqu’au lundi 18h. Aux concurrents de s’organiser pour
apporter ou réaliser sur place des petits fours, un entremet et
une pièce artistique de leur choix fonction du thème. Le
glaçage… j’en avais tellement fait ! Je m’inspirais de mes
dessins. Pour éviter l’humidité qui ramollit le sucre et fait
tourner les couleurs, j’effectue le voyage en voiture avec ma
cigogne protégée sous vitrine et installée à l’arrière avec
toutes les précautions. Je pars relativement confiant dès 4h00
du matin de notre commerce des Andelys. Puis c’est le drame.
La chaussée est irrégulière et abimée, les amortisseurs
gémissent et ma pièce… se brise ! J’ai dû rouler sur un trou, un
nid de poule aura eu raison de ma cigogne ! J’arrive à 7h00
précise à l’école Ferrandi où a lieu la finale, dans un état
complètement dépité, le moral au-delà des chaussettes… sous
la semelle ! J’ai fait le voyage tout seul, les copains à
l’approche du concours n’avaient qu’une seule idée en tête,
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chacun pour soi et que le meilleur gagne, pas vraiment le jour
à être généreux ! En arrivant, je demande de l’aide sans
conviction pour sortir la vitrine. Je ne regarde personne pour
éviter que ça me fiche la trouille encore plus, mais… ça ne sert
à rien ! Lorsque le jury découvre l’état de ma pièce, je suis à
deux doigts de craquer, la boule au fond de la gorge, rage et
déception mélangées. J’en avais gros sur la patate comme on
dit. À ce moment précis, j’entends une personne du jury me
dire en posant une main sur mon épaule « allez, fais c’que tu
peux p’tit ». Ça m’a aidé à tenir le coup. Un seul petit
encouragement et je me lance. Qu’à cela ne tienne, je refais
ma pièce ! La cigogne me donnera des ailes. Dans la foulée, je
me suis livré à fond pour réaliser des petits fours frais que j’ai
peints les uns après les autres devant le jury, la main
légèrement tremblante, mais le geste tenace et appliqué. Je
connaissais les règles. Tout est noté, non seulement la vitesse
d’exécution, mais également la cohérence des couleurs, la
précision des gestes et le soin apporté au travail. Le jury est
composé de cinq à six personnes qui regardent si vous tachez
vos vêtements, si vous fermez les frigos avec vos pieds ou vos
mains, si vous êtes précis et méticuleux. Il y avait une note de
travail et une note de présentation.
Je n’ai jamais eu de souci par rapport au soin ou à la propreté.
Je n’ai rien fait tomber à terre. Je travaillais propre et ça m’a
donné des points. 12 heures d’affilée le dernier jour ! Ma
femme, venue me rejoindre le lundi après-midi, me dira plus
tard « Marcel t’étais vert… j’ai cru qu’t’allais tomber ! ». Ainsi
ai-je été le seul lauréat du concours des MOF en novembre
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1968, après une pièce cassée, une pression psychologique
décuplée et trois jours de travail intensif. J’étais vert bleu
rouge orange jaune violet… toutes les couleurs de l’arc-en-ciel,
mais fier et heureux ! La consécration enfin !
C’est également en 1968 que je suis promu Chevalier du
Mérite agricole dans la commune d’Arpajon, au sud de Paris,
dont le maire multifonctions occupe également un poste au
sein du gouvernement. La décoration récompense
régulièrement des professionnels issus des métiers de bouche
et ma prestation a été remarquée par le Ministère de
l’Agriculture qui décide du lauréat chaque année. Le concours
du Meilleur Ouvrier de France est largement connu du grand
public illustrant une garantie de qualité absolue dans la
spécialité présentée.
Les Andelys aura été une formidable étape dans ma carrière,
couronnée par la performance et le succès, embellie par la
rencontre de belles personnes comme mes premiers
apprentis, Jean-Marie Osmont et Jean-François Langevin, deux
grands professionnels venus par surprise me fêter mes 80
printemps l’autre jour ! Jean-Marie se rappelle même la date
de son contrat, c’est vous dire… Cinquante ans après la
signature d’un contrat d’apprentissage, on ne vient pas voir
son ancien patron sans raison ! Nous nous lancions des défis
Jean-Marie, Jean-François et moi : à qui serait capable de
parcourir les distances le plus rapidement possible… à vélo !
Jean-François avait 14 ans lorsqu’il a signé son contrat chez
nous. Il a pleuré, tellement il était heureux de signer son
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premier contrat à l’époque. Tous les mardis, il offrait son
bouquet de fleurs à ma femme qu’il disait être sa deuxième
maman. Aujourd’hui, il tient la plus grande brasserie de
Poissy.
Comme autre personnage inoubliable, je ne peux m’empêcher
de vous parler de Jacky Gillet, cadre de l’usine d’Hardricourt,
le groupe BARRY CALLEBAUT. Je commençais à travailler avec
Jacky d’abord sur des composants, ensuite sur des machines.
J’eus notamment l’occasion de participer à l’élaboration de la
première enrobeuse, la S2000. Jacky représente le commercial
type, parfois mal-aimé ou mésestimé, souvent adulé. Sous
l’apparence mince, voire chétive, d’un profil physiquement
discret, il est en réalité exubérant sans complexe et bourré
d’énergie. Particulièrement entreprenant et perspicace, Jacky
se lança dans l’aventure pour révolutionner le monde du
chocolat et de la pâtisserie. Il entreprit de quitter le groupe
BARRY pour créer sa propre société de distribution : DGF pour
DISTRIBUTEUR GROSSISTE de FRANCE. L’entreprise travaillera
plus tard en étroite collaboration avec le tissu de
commerçants dispersés sur le territoire puis dans le monde.
Nous avions déjà déménagé que je continuais à œuvrer pour
Jacky, réaliser les démonstrations, dans l’utilisation de ces
produits de laboratoire destinés à la pâtisserie surtout. Il
s’agissait de mener une recherche de composants et de
mélanges alimentaires capables de simplifier le travail des
professionnels, réfléchir aux ingrédients, à de nouvelles
compositions, plusieurs types de pâtes pour faciliter le travail,
accélérer la cuisson tout en respectant des critères de qualité.
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Les appareils identifiés — comprenez les mélanges de pâtes —
variaient en fonction de la destination, s’il s’agissait de
produits de boulangerie ou de pâtisserie, ou bien également
de mélange de certaines fèves de cacao ou de colorants
alimentaires. Je partais chez les producteurs ou sur les salons
à Lyon, Strasbourg, Nice, comme à l’étranger aussi, Vienne,
Francfort, Marrakech, Londres ou Montréal pour réaliser des
sélections de fruits, d’ingrédients ou faire la démonstration
des produits DGF. Lorsqu’il y avait un concours lors du
déplacement, ou bien une opportunité d’allier l’utile à
l’agréable, c’était le bonheur ! « Vous allez voir le nombre de
gens que j’ai converti à ma religion ! DGF, ça veut dire ‘Dieu
Grandeur et Foi’ ». Une personnalité hors du commun que
certains détestent et d’autres admirent. Je l’aime bien, Jacky.
Je lui trouvais les qualités qui me faisaient défaut pour
certains aspects professionnels. Avec le recul du temps, je me
dis que nous étions très complémentaires. Il me lançait parfois
« mais t’es un vrai curé toi ! ». Je le savais culotté, enjoué et
tenace, là où j’étais respectueux, timide et rigoureux. De fait,
notre tandem a fonctionné à merveille pendant des années.
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Pièce présentée par M. Marcel Derrien
aux épreuves éliminatoires et finales des M.O.F. en
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Déplacement professionnel avec Jacky GILLET
à Marrakech (Maroc).
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Ci-dessus, coupure de journal annonçant la remise du Mérite Agricole à M. Marcel Derrien.
Ci-contre, Marcel Derrien à la fin de sa carrière, se concluant par l’écriture du livre avec M. G. Sender.
Photo page suivante, couverture du livre paru en 2003.
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27
III. Mon ami le sucre
e titre du MOF en 1968 nous permettra, deux ans plus
tard, de bien vendre le fonds de commerce des Andelys
pour en racheter un autre à Autun. Nous y faisions déjà
beaucoup de chocolat, la demande était forte. Ça m’a
stimulé pour réfléchir plusieurs années durant au métier. J’ai
toujours aimé la liberté et j’avais ça en tête : me spécialiser
dans le chocolat. Son côté artistique proche du dessin me
plaisait décidément beaucoup. Mais l’heure n’était pas encore
venue. C’est à cette période que je fonde, avec Gabriel
Paillasson, la Coupe du monde de pâtisserie à Lyon ainsi que la
Fondation Tholoniat, pour rendre hommage à mon ancien
patron. Cette Coupe du monde a lieu tous les deux ans, mais
mon rythme de travail atteint un niveau particulièrement
élevé. Heureusement que nous étions deux à développer
l’événement et la fondation.
Malgré les horaires très lourds caractéristiques au métier de la
pâtisserie, la période est faste en réussite, en reconnaissances
et en projets créatifs avec des professionnels fiables et
performants, qui deviendront plus tard de véritables amis. J’ai
régulièrement des jeunes qui veulent venir chez moi se
former. J’aime former les apprentis. J’aime transmettre, mais
pas n’importe comment. Laissez-moi vous expliquer ! La
connaissance ne doit pas être galvaudée ou gaspillée. Ça ne
L
28
sert à rien de donner pour donner, comme ça, à n’importe qui.
Pourquoi cela? Parce que la connaissance correspond à la
valeur qu’on y met. La gastronomie, ça fait partie de l’identité
française, c’est du patrimoine, de l’histoire, de l’imagination.
C’est de la rigueur à part entière. Il n’y avait pas que des
apprentis de 15 ou 16 ans, il y avait aussi parfois des
professionnels désireux de se perfectionner. Certains
stagiaires, déjà patrons eux-mêmes, venaient me voir pour
apprendre le sucre. Et là… quand l’individu ramenait sa fraise
sur la recette financière, le chiffre d’affaires de la journée par
rapport à tel produit ou tel autre, je finissais par lui demander
« ça ne t’intéresse pas le sucre ? C’est la recette du jour qui
t’intéresse… la finance ?» Ces ânes ! Il fallait toujours qu’ils
parlent de chiffres, de bénéfices… toujours l’argent et encore
l’argent, mais jamais du métier en lui-même, jamais de son
aspect artistique. Et ça finissait par m’agacer ! Du coup,
j’appliquais la méthode Tholoniat. Ces gens-là venaient en
formation puis me demandaient à la fin de la journée « Je
reviens quand ? » Je répondais invariablement « je vous
appellerai » et ensuite… je ne rappelais jamais !
C’est à cette époque que je rencontre sur un salon S.G.
Sender, connu pour être le pâtissier des Rois selon
l’expression consacrée. Je l’embauche parfois pour le compte
de DGF afin de parcourir les salons internationaux. Un
Monsieur plus âgé et plus grand que moi, le visage avenant et
calme affublé de lunettes épaisses, lui donnant un air de
bonhomie sympathique et accueillante. Il me ressemblait dans
29
son côté appliqué et soucieux du détail. Sender aimait les
honneurs, mais il était également un grand professionnel dont
j’ai admiré les créations et le sérieux ! Nous étions semblables
d’une certaine manière. Puis je croise Gaston Lenôtre, encore
plus dynamique, mais tout aussi talentueux, professionnel
ambitieux sur le point d’atteindre une notoriété enviable à
l’échelle du pays. En 1975, je reçois le New York Culinary
Trophy dans un superbe restaurant parisien. La récompense se
passe de mains en mains une fois par an, saluant les
réalisations de professionnels des métiers de bouche capables
de faire avancer le métier et d’être performants dans plusieurs
disciplines gastronomiques. Claude Bonté, chef cuisinier chez
Fauchon, lauréat l’année précédente, me remet le trophée en
présence du meilleur glacier de France M. Chardon. Je n’aime
pas vraiment les honneurs, mais ce soir là, j’affiche un sourire
qui en dit long sur le bonheur d’être reconnu par mes pairs. En
1981, le maire d’Autun vient me trouver pour réaliser le menu
à l’occasion de la réception en l’honneur de Valéry Giscard
d’Estaing. L’homme fait campagne et rend visite à la ville
d’Autun, espérant renouveler son mandat présidentiel : la
seule fois où j’ai servi pour un politique. Ça ne lui aura pas
porté chance ! Je n’ai jamais renouvelé l’expérience.
Je n’aime pas l’hypocrisie, les faux-semblants, ni la
superficialité d’une contenance qu’il faut adopter. Laquelle
donc ?!
Nous sommes restés à Autun jusqu’en 1987 avant d’acquérir
une vieille confiserie sur la commune de Meulan. Nous avons
30
alors tout cassé pour monter une chocolaterie dénommée
« Le palais du chocolat ». Plus de croissant à faire à 4h00 du
matin, quel bonheur ! Des horaires plus souples et
compatibles avec la vie de famille. C’était moins dur aussi pour
mon épouse. Un travail plus régulier et minutieux, de la
finesse dans les créations, que des avantages dans un métier
plus passion que vocation. Dans vocation, il y a vœu, celui du
professionnel voué et dévoué, lié par une norme. Je voulais
dépasser les normes et créer. Je continue à travailler pour
Jacky justement pour cela : créer de nouveaux mélanges et
poursuivre ma route, le curé avec le jouisseur ! Eh oui, je ne
fais pas partie de ces bringueurs, ces fêtards dont on envie la
résistance. Vous aimeriez les suivre ? Je vous le déconseille !
Jacky, il le savait. Nous nous accommodions l’un à l’autre,
chacun la face d’une même étoffe, lui le revers mordoré
brillant d’un morceau qui attire l’œil, moi le côté lisse et
discret du professionnel inaltérable égal à lui-même. Jacky est
de la race des cuistots ! Je ne connais pas de professionnel de
la gastronomie qui ne soit pas particulièrement sociable. Ils le
sont tous, c’est la nature même de l’occupation qui fait cela.
Ce que l’on nomme très justement les métiers de bouche se
caractérise forcément par un aspect festif. Les cuistots sont les
plus terribles, les plus incroyables dans l’échelle de la
créativité. Le boulanger ou le pâtissier part d’une matière
semi-transformée : la farine. Les cuistots eux, ils travaillent de
la matière vivante non transformée, ou si peu… une nature
brute dans son authenticité. Ils recherchent non seulement le
goût, mais aussi le parfum, de quoi se flatter le palais et le nez
31
en même temps que se ruiner le foie, faute de lever le pied de
temps en temps. Ils s’occupent de faire durer un repas le plus
longtemps possible tout en étant capables de terminer à des
heures indues de la nuit, après une consommation
exponentielle de vin en accord avec les mets servis ! Un
cuisinier c’est comme une machine infernale! Quand ils ont
bien mangé et bu un « p’tit canon » c’est parti ! Il faudrait
instaurer un contrôle des 30.000 pour les cuistots : au bout de
dix ans d’exercice ou 30.000 repas confectionnés, révision
obligatoire pour anticiper problèmes cardiaques et digestifs.
Parce qu’entre nous, ce qu’un cuistot est capable de faire…
cela tient du miracle, du divin, tellement l’art est complexe et
nécessite aussi tous les sens. Les cuisiniers ? Des rudes j’vous
dis, mais ce n’était pas ma route à moi… Mon destin était bien
tracé comme je le souhaitais intimement et j’avais déjà reçu
beaucoup de distinctions, d’honneurs et de récompenses, en
même temps que des bonheurs simples et des occasions
favorables et constructives. Parmi les élèves que j’ai soutenus,
laissez-moi vous présenter Pascal CAFFET. Il a 27 ans en 1989
lorsqu’il me sollicite pour venir voir l’intégralité de la création
qu’il compte présenter au concours des MOF. Je suis arrivé
dans son atelier à Troyes pour tout regarder, tout dépouiller,
observer chaque détail… est-ce que le travail est propre ? Je
commence donc mes commentaires par « ça… ça va pas. Ça
non plus… là, tu peux faire mieux… » Un beau blond aux yeux
clairs, joli garçon souriant, tout pour plaire… D’un seul coup, il
s’est mis à pleurer ! Pascal a toujours été un gars très sensible
et c’est ce qui a fait sa force plus tard. Je voulais qu’il
32
comprenne, je sentais qu’il fallait que je bride sa satisfaction
apparente, qu’il comprenne que ce n’est jamais gagné
d’avance. Un concours comme celui des MOF, on se vide
complètement. Même si les pièces sont toutes confectionnées
à l’avance, chez soi, à domicile en terrain conquis, le jour J, on
n’est jamais sûr d’être le meilleur. J’avais atteint mon but et
lui le sien : cette année-là, c’est lui qui a fait le travail le plus
exemplaire !
Dans l’ordre de mes priorités professionnelles, la boulangerie
venait en quatrième position, en trois la pâtisserie (les
parfums des amandes cuites dans un poêlon en cuivre
délicatement mélangées à du sucre valent largement
n’importe quel soupirail de boulangerie), en deux la
viennoiserie (ne le dites à personne, je sniffe du beurre… c’est
ma drogue quotidienne !) et enfin le travail du chocolat.
J’aime par-dessus tout cette odeur-là, si fine, aux nuances si
variées selon la nature et l’origine de la fève. Le savez-vous ?
Ce fumet d’amandes ou de noisettes mélangées à du sucre sur
le feu, c’est comme les stands de nougat à la fête des Loges.
C’était souvent la fête foraine chez nous, grâce au chocolat !
Dame Nature ou le destin, appelez cela comme vous voulez,
me réservait d’autres surprises !
33
IV. Du sucre au chocolat
’ai déjà 49 ans lorsque nous vendons la pâtisserie
d’Autun pour construire une belle chocolaterie à
Meulan. Trois ans plus tard, je reçois un coup de fil de
Gaston Lenôtre en personne : « Il faut qu’on se voie, j’ai
quelque chose à te proposer ». Nous sommes en 1990. Gaston
est connu du monde entier non seulement en tant que
pâtissier, mais également comme traiteur et propriétaire de
restaurants ultras chics dans les meilleurs emplacements
parisiens. Il est salué par les critiques professionnels comme
par la presse ou les grands de ce monde. Son réseau de
franchise déjà constitué de plusieurs points de vente,
notamment en Allemagne, est en pleine phase d’exportation à
l’international et son service traiteur fournit régulièrement les
élites françaises. Le centre de formation de Plaisir existe
depuis une quinzaine d’année déjà, ayant contribué au succès
de grands noms tels que Paul Bocuse ou Alain Ducasse. Je
n’avais strictement aucune idée de ce que Gaston voulait! Je
suis donc allé le rencontrer à porte d’Auteuil, son premier
commerce parisien et là il me déclare « Marcel, est-ce que la
direction de l’école Lenôtre t’intéresse ? » Une trouille
immense s’est emparée de moi, en même temps qu’une voie
intérieure qui me disait « Marcel, il y a toujours un fil qui
passe, faut savoir le saisir… attrape-le, monte dans le
wagon ! ». Gaston cherchait un homme d’expérience, un
J
34
directeur à poigne, quelqu’un capable de gérer un budget, des
formateurs et leurs stagiaires, sans pour autant leur
apprendre à travailler ! Je me suis littéralement éclaté !
Pendant douze ans jusqu’à mon départ en retraite en 2002.
Exalté par mes fonctions, j’ai tout bouleversé ! J’ai bousculé
les habitudes en instaurant des principes, des règles, un
fonctionnement : l’habillement, la veste blanche, le pantalon
noir et les chaussures cirées. Tout le monde devait être lavé et
habillé proprement, par respect pour les uns et les autres.
Stagiaires ou profs, ils étaient tous à la même enseigne. Un
grand moment dans son bureau le jour où Gaston m’a
demandé ça ! C’est tombé pile au bon moment dans ma
carrière. Je me réalisais complètement. Il ne s’agissait plus de
montrer le geste, de former un apprenti, il s’agissait de
transmettre. C’est une philosophie, on doit tout donner et ne
rien garder. Cette fois, il s’agissait de pros déjà labellisés et
reconnus dans leur métier, de la transmission à grande
échelle, à un autre niveau ! Là encore, cette règle prenait sa
pertinence, il faut savoir à qui l’on donne pour ne pas gâcher
la connaissance. Et dans l’école comme ailleurs, certains ne
voulaient pas de cette connaissance. Chacun sa voie, ce que
l’on croit important pour soi-même, ne l’est pas forcément
pour l’autre… Mais lorsque l’on tombe sur celui qui s’éprend
du métier, une démonstration vaut beaucoup plus qu’un long
discours. Mon meilleur souvenir de cette époque tout aussi
fabuleuse que la précédente, c’est le résultat : lorsque je
prends la direction de l’école en 1990, le centre compte 1.200
stagiaires. Trois ans plus tard, il y en a 3.000. L’institution
35
abrite six salles de cours, une somptueuse carte du monde
punaisée dans le couloir et des laboratoires carrelés blancs,
avec plans en zinc, éviers et tableaux synthétiques tous aussi
scintillants de virginité, comme un pastillage blanc géant
s’étalant sur le mur, dans l’attente d’être couvert et recouvert
de toutes sortes de créations, de chiffres, lettres et formes.
Chargé du recrutement, je ne suis jamais en cravate. Je quitte
la boutique de Meulan pour arriver à Plaisir tous les matins
dès 8h00. Ma fille Sonia aide mon épouse à Meulan, en
s’occupant de notre fabrication de chocolats tous les
weekends, dimanche inclus. Pendant que je me réalisais
complètement dans un poste, des responsabilités, une
opportunité de carrière me portant vers un accomplissement,
un aboutissement total et entier. Les six professeurs sont déjà
tous MOF eux-mêmes. Ils savent travailler. En conséquence…
ils ont du caractère. Pas facile à gérer donc ! Ils ont tous leur
orgueil et c’est bien normal puisqu’ils sont déjà
professionnels. Il y en eut un peut-être pour me dire « Vous
n’allez pas m’apprendre à faire un gâteau ! » ce à quoi je
répondais sans sourciller « Je ne suis pas venu pour
t’apprendre le métier, je suis là pour que l’école, elle
tourne ! ». Ça a vraiment bien fonctionné, de mieux en mieux
d’ailleurs. J’avais affaire à des professionnels hors pair, des
hommes de grande qualité autant dans leur profession que
dans la vie. En 1998, nous nous occupons de la formation de
tous les traiteurs sollicités pour la Coupe du monde de
football. Nous formons alors des gars de Saint-Étienne,
Marseille, Lille…etc. partout où il y a des matchs à disputer.
36
L’école Lenôtre, la meilleure du monde ! Je garde des
souvenirs formidables de ces contacts avec des gens venus de
tout pays. Vous leur donnez beaucoup, mais ils vous donnent
aussi eux-mêmes énormément ! Les stagiaires étrangers nous
apportaient des produits différents. Nous leur déroulions nos
cours conçus à l'avance puis les discussions et les essais
allaient bon train. Les Australiens, les Japonais, les Néo-
zélandais, ils nous faisaient découvrir des mélanges, des fruits
et des épices exotiques que nous n’avions pas l’habitude
d’harmoniser. Il y avait un réel échange totalement absent des
cours avec les nationaux. La principale faiblesse du
professionnel français c’est précisément cela : il considère
qu’il n’a plus rien à apprendre ! Le Français sait déjà tout !
Quelle erreur ! S’il avait fallu que je prenne la direction
Lenôtre avec ce mental-là, j’aurais eu beaucoup plus de mal !
L’un de mes formateurs qui l’aura compris très tôt, c’est M.
Gautheron. Un prof non seulement exigeant, tout comme moi,
mais également patient, qui savait se faire respecter de ses
stagiaires. Je me souviens de ce soir-là où je traine un peu
dans ma paperasse plus longtemps que d’habitude. Ma porte
de bureau est légèrement entrebâillée et je perçois un timide
coup bref de quelqu’un qui frappe à ma porte. Gautheron
passe la tête et engage la conversation. Il est tard et il ne reste
plus que lui.
— Je peux vous parler un instant ?
— Oui, bien sûr, entrez donc.
— J’ai une question à vous poser…
37
— Oui, laquelle ?
— …
— Allez-y… vous ne me dérangez absolument pas.
— Je voulais vous demander… jusqu’où voulez-vous aller
avec moi ?...
— Jusqu’où je veux aller avec vous… ??... Que voulez-vous
dire ?!…
— Je veux dire… que je n’en peux plus… vous allez encore
me demander une centaine de choses la semaine
prochaine ou bien vous comptez vous arrêter un
jour ?... !
Et là, devant sa mine déconfite et son regard à la fois hagard
et désabusé, je lui réponds dans un franc sourire :
— Détendez-vous… c’est très simple : je voulais juste
savoir jusqu’où vous étiez capable d’aller… justement…
c’est tout !
— … ??!!!
Gautheron, devenu ensuite ami fidèle aux qualités
professionnelles et humaines exceptionnelles, me regarde le
menton avancé et les yeux arrondis de surprise. Ses lèvres
entrouvertes cherchent la contenance… Il ne s’attendait pas à
cette répartie visiblement, le dos déjà courbé à l’idée de
recevoir les critiques du patron, dans le doute qui s’était
formé injustement dans son esprit, de ne pas être à la
hauteur.
38
— Vous avez eu le courage de venir me parler et c’est
précisément ce que j’attendais. Vous réalisez tout ce
que vous avez été capable de faire ?... Je suis tout
simplement fier de vous !
Son visage s’est alors complètement détendu, il m’a enfin
souri en réalisant ce que cela induisait, autant dans ma
position que dans la sienne. J’ai toujours su que l’humain est
particulièrement capable, pour peu qu’on lui en donne les
moyens, pour peu qu’on lui présente le fil à saisir. Et des fils,
j’en ai eu moi-même et j’en ai offert à mon tour !
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V. Un livre en héritage
a réussite, les honneurs… Tout cela, ça ne vient pas tout
seul. Cela prend de la ténacité, le sens de l’écoute et
beaucoup de bienveillance et d’ouverture. Mais au-delà
de l’aspect professionnel, je résume mon parcours de
vie personnelle ET professionnelle à trois règles. En premier, il
faut savoir donner (donner du temps, du travail, de l’énergie,
de l’effort, de l’attention, du soin… etc.), en deuxième il faut
savoir transmettre (c’est également du don de soi-même) et
en troisième il faut respecter (respecter les ingrédients,
respecter l’humain soi-même autant que l’autre, respecter le
travail… etc.).
S.G. Sender a longtemps travaillé avec moi. Un grand Belge à
lunettes, il me dépassait largement d’une tête, très costaud. Il
blaguait tout le temps lui aussi. Il a créé dans les années
soixante-dix la Bibliothèque Culinaire de France et le Musée
de la Gastronomie. Il avait huit ans de plus que moi et s’est
donc trouvé en retraite avant moi. Ainsi en 2002, lorsque j’ai
levé le pied à mon tour, nous nous sommes revus rapidement
pour monter le projet d’écrire un gros livre qui fait aujourd’hui
référence : La grande histoire de la pâtisserie-confiserie
française aux Éditions Minerva, parue en 2003. Ha ça… je
n’avais pas perdu de temps ! À peine retraité en 2002 que je
me commets à nouveau dans un projet un peu trapu de
L
40
témoignage et de mémoire à la fois professionnelle et
artistique… c’était du gâteau j’vous dis !! L’ouvrage est devenu
comparable à un objet d’art, un référent artistique, un énorme
livre brun-orangé très lourd, présentant non seulement
l’historique du métier de pâtissier, mais également une revue
très complète des recettes connues dans le monde entier, le
tout illustré par des croquis et des dessins légers, des traits
noirs sobres et chics sur du parchemin beige mettant en
valeur les formes, les ombres et quelques couleurs de-ci de-
là... Il ne manque plus que le parfum… Pour cela, il y a l’usine
de cacao Barry Callebaut de l’autre côté de la Seine.
Au-delà des récompenses de début de carrière, je n’aurais
jamais accompli un tel parcours sans la complicité et
l’ouverture d’esprit de mes maîtres, ni sans la patience et la
ténacité de mes apprentis, ceux que j’ai formés, coachés et
encouragés. Quand je me retourne, tout ce qui a nourri ces
expériences, cette carrière, je ne me rappelle que l’humain : la
protection des apprentis du CFA de Mercurey, la précision des
contenus de formation de l’école Lenôtre, la création
entièrement collective du centre de formation d’Yssingeaux,
l’enthousiasme et l’énergie développés lors de la création de
la coupe du monde de pâtisserie... Que de monde à
remercier ! L’humain est le moteur de toute réalisation. La
véritable finalité est là : se faire une famille de métier que l'on
choisit, que l’on soutient quoiqu'il arrive, celle dont aucune
aide n’est sacrifice dans un sens ou dans l’autre. Cela se
41
résume en un mot : l’inconditionnel, l’amour sans condition,
celui qui vous pousse à l’excellence !
La finale des Meilleurs Ouvriers de France est synonyme de
travail, d’effort, de tension et d’espoir. L’épreuve vous ouvre
les portes du commencement. Vous êtes épuisé, livide, vert de
peur puis pétri de fierté ou… pétrifié… dépité ! Prenez
confiance en vous. Il y a toujours un fil qui passe, que vous
soyez lauréat ou pas.
FIN
42
43
TABLE DES MATIÈRES
PROLOGUE 5
I. Le nez dans la farine 7
II. Le pastillage des promesses 13
III. Mon ami le sucre 27
IV. Du sucre au chocolat 33
V. Un livre en héritage 39
REMERCIEMENTS 45
44
45
REMERCIEMENTS
ette carrière n’aurait jamais reçu autant de lauriers sans
l’existence d’un grand nombre de partenaires et
collègues, connaissances et amis du monde de
l’artisanat, des personnes qui se rencontrent sans
jugement ni apriori, qu’il faudrait que je remercie toutes pour
leur patience et leur générosité. Elles ont su faire preuve
d’intelligence, d’humanité, se confrontant à leur contraire
sans jamais se départir de bienveillance, d’indulgence et de
cette capacité inestimable à pardonner.
Je tiens dans cet ouvrage à remercier tout spécialement le
groupe Lenôtre, ainsi que M. Pascal CAFFET, président de
l’association des Meilleurs Ouvriers de France Pâtissiers-
confiseurs, qui décidait l’an dernier de me rendre hommage
en attribuant mon nom à la promotion des MOF 2018.
Cette page est cependant bien petite pour remercier tout le
monde sans risquer d’oublier un nom. Je me bornerai donc à
remercier, vous, lecteur, ma fille Sonia, ainsi que l’ensemble
de ma profession, anciens collaborateurs, collègues, amis,
partenaires, que vous soyez chocolatier, cuisinier, boulanger
ou pâtissier, professionnel ou débutant, président de
fondation, de société, ou simple apprenti, vous faîtes partie
d’une famille de métier. Soyez-en fier !
Marcel DERRIEN
C
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47
Cet ouvrage est offert
à chacun des finalistes du concours
des MOF en pâtisserie de l’année 2018.
Couverture :
Marcel Derrien et Etienne Tholoniat en démonstration
Crédits photographiques : Marcel Derrien
Texte et mise en page : Corinne Boisbluche
Dépôt légal octobre 2018, ©biographe-online.com
Toute reproduction interdite
Tirage : 130 exemplaires achevés d’imprimer
par ALIOTH S.R.L. 46019 Viadana (MN) Italie P.IVA IT02491180200
Octobre 2018
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