BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le...

24
XVIII e SIÈCLE La critique sociale BERNARDIN DE SAINT-PIERRE Paul et Virginie (2170) I. Lecture de Paul et Virginie en quatrième Le programme de quatrième invite les professeurs de français à : – « approfondir l’étude de récits complexes » (pro- gramme du cycle central) ; – faire lire aux élèves « des textes de critique sociale du XVIII e siècle » (programme du cycle central) et les sen- sibiliser aux « procédés d’écriture de la distanciation » (accompagnement des programmes du cycle central). Il est particulièrement pertinent dans Paul et Virginie d’étudier la façon dont se combinent ces deux objectifs fondamentaux. Les catégories narratives y sont en effet informées par un projet radical de critique sociale. On conseillera de situer cette séquence au cours du premier trimestre, car : – le professeur d’histoire consacre à cette époque de l’année une dizaine d’heures au XVIII e siècle et à la période révolutionnaire (programme du cycle central). Il serait d’ailleurs bienvenu de prévoir, dans une pers- pective interdisciplinaire, une série de brefs exposés sur

Transcript of BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le...

Page 1: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

XVIIIe SIÈCLE

La critique sociale

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE

Paul et Virginie(2170)

I. Lecture de Paulet Virginie en quatrième

Le programme de quatrième invite les professeurs defrançais à :

– « approfondir l’étude de récits complexes » (pro-gramme du cycle central) ;

– faire lire aux élèves « des textes de critique socialedu XVIIIe siècle » (programme du cycle central) et les sen-sibiliser aux « procédés d’écriture de la distanciation »(accompagnement des programmes du cycle central).

Il est particulièrement pertinent dans Paul et Virginied’étudier la façon dont se combinent ces deux objectifsfondamentaux. Les catégories narratives y sont en effetinformées par un projet radical de critique sociale.

On conseillera de situer cette séquence au cours dupremier trimestre, car :

– le professeur d’histoire consacre à cette époque del’année une dizaine d’heures au XVIIIe siècle et à lapériode révolutionnaire (programme du cycle central).Il serait d’ailleurs bienvenu de prévoir, dans une pers-pective interdisciplinaire, une série de brefs exposés sur

Page 2: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

150 LA CRITIQUE SOCIALE

les philosophes des Lumières (Montesquieu, Voltaire,Rousseau) ;

– le professeur d’éducation civique, quant à lui, abordel’étude des libertés et des droits (programme du cyclecentral). Or la question de l’esclavage (et plus générale-ment de l’oppression et de la contrainte sociale) est poséepar Bernardin de Saint-Pierre, abolitionniste résolu. Unexposé sur ce thème éclairera utilement les élèves dans lesdeux disciplines ; à ce sujet, ils pourront lire notammentDe l’esclavage des nègres de Montesquieu et l’épisode du« nègre de Surinam » dans Candide de Voltaire.

Par ailleurs, la lecture cursive de Paul et Virginie, telleque nous la proposons dans notre édition par extraits,prend au maximum environ trois heures à un élèvemoyen.

Or on gagnera à ce que les élèves aient une vued’ensemble de Paul et Virginie avant d’en démarrerl’étude (on peut proposer sa lecture pendant les vacancesde la Toussaint par exemple) ; le texte se présente eneffet de façon concertée comme un diptyque, une sortede tableau en deux volets, mais qui doit être saisi d’unseul coup d’œil.

II. Tableau synoptique de la séquence

Séances Objectifs Dominantes Activités

S1 Étude

de l’espace.

Utiliser une carte duXVIIIe siècle pour faciliterl’entrée dans un texte.Dégager la portée struc-turante d’un constituantnarratif.

Image.

Lecture.

Étude de la notion dedistance.Analyse de l’organisa-tion bipartite de l’es-pace.Réflexion sur les dépla-cements.Étude de la représenta-tion de l’espace.

S2Étude de la narration.

Identifier énonciateur(s)et énonciataire(s).Analyser la fonction nar-rative.

Lecture. Identification des deuxnarrateurs.Étude de la relation nar-rateurs/narrataires.

Page 3: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

PAUL ET VIRGINIE 151

S3La repré-sentation

de lasociété

naturelle.

Repérer la combinaisonde deux fonctions dudiscours : raconter/dé-crire pour argumenter.Découvrir le genre épis-tolaire.

Lecture.

Écriture.

Identification de la so-ciété utopique.Étude de la relation har-monieuse nature/so-ciété.Rédaction d’une lettrecritiquant la vision idyl-lique du roman.

S4Étude dutemps et

de lastructuredu récit.

Repérer les bouleverse-ments chronologiques(retours en arrière, anti-cipation).Comprendre l’articula-tion d’un texte, en parti-culier sa causalité : desliens chronologiquesaux liens logiques.

Lecture. Étude de la chronologiede l’histoire.Repérage des analepseset des prolepses.Étude de la causalité.

S5« Le départ

de Virginie ».

Analyser la combinaisonde deux formes dediscours : narration etargumentation.

Repérer et analyser lesemprunts au registre pa-thétique.

Lecture.

Langue(lexique etgrammaire).

Étude de la narration auservice de l’argumenta-tion.Analyse des raisons dudépart de Virginie.Identification du re-gistre pathétique.

S6La représen-

tationde la

sociétécivilisée.

Repérer et analyser lesrelations de répétitions,symétries, parallélisme,qui composent un texte.

Découvrir le genre épis-tolaire.

Lecture.

Écriture.

Analyse d’une société vi-ciée, qui pervertit.Étude d’une société in-dividualiste et peu indi-vidualisée.Rédaction des deuxlettres de la tante au dis-cours direct.

S7« Le retour de Virginie : le naufrage

duSaint-Géran ».

Analyser l’organisationnarrative et descriptive.Analyser l’utilisation desfigures dans le discours.

Lecture.

Langue(lexique).

Étude de l’inscription desdescriptions dans le récit.Étude linéaire de l’ex-trait.Repérage des caractéris-tiques de la descriptionchez Bernardin de Saint-Pierre.

S8Évaluation-bilan : les

deux sociétés sont

également condamnées.

Reformuler deux thèsesopposées et proposerune synthèse.

Écriture. Rédaction d’un texte ar-gumentatif.

S9Prolonge-ments : lacritique

d’humeur.

Le préromantisme.

Présenter une opinionpersonnelle justifiée.

Lecture.Image.

Oral.

Identification du roman-tisme naissant dansl’écriture de Bernardinde Saint-Pierre.Débat critique de Paul etVirginie.

Page 4: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

152 LA CRITIQUE SOCIALE

III. Développement de la séquence

Séance n˚ 1 : étude de l’espaceObjectifs → Utiliser une carte du XVIIIe siècle pour faci-

liter l’entrée dans un texte.→ Dégager la portée structurante d’un consti-

tuant narratif.

• La notion de distance (et de mise à distance)On commence par l’étudier de façon élémentaire en

repérant où se trouve l’Île de France, l’actuelle île Mau-rice. On localise ensuite les toponymes (Port-Louis, laRivière-noire, etc.) et le lieu supposé de l’habitation dePaul et Virginie.

Pour un lecteur de 1788, le monde de Paul et Virginieest au sens propre exotique (du latin exoticus, « étran-ger »), mais l’auteur a voulu souligner qu’il s’agit aussid’un monde réel, très concret. Il est à part, mais il existe.

• L’organisation bipartite de l’espaceOn pourra schématiser facilement au tableau l’orga-

nisation bipartite de l’espace, en insistant lexicalementsur les antinomies.

– D’un côté, le bassin : une microsociété fermée bieninsérée dans une nature immobile, paisible, silencieuseet protectrice (une sorte d’île dans l’Île de France). Lanature y est décrite de façon à la fois poétique et scienti-fique.

– De l’autre, Port-Louis et la France : une macrosociétéurbaine ouverte, dangereuse, mouvante (l’océan),bruyante, commerçante, menaçante.

=> Cette organisation ne possède-t-elle pas une portéemorale ? Il y a d’un côté la vertu (Virginie) et de l’autrela perversion (la tante).

Page 5: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

PAUL ET VIRGINIE 153

• Les déplacements– Les sorties du bassinIl y en a trois : la visite de Mme de la Tour chez

M. de la Bourbonnais, l’expédition des deux enfants à laRivière-noire avec l’esclave en fuite, et le départ de Vir-ginie pour Paris. Dans les trois cas, il s’agit d’un mou-vement de requête qui se solde par un échec.Mme de la Tour n’obtient pas d’aide ; l’esclave fugitiveest quand même punie ; Virginie est incapable de fléchirsa tante.

=> On en conclut que la communauté du bassin estlimitée, impuissante, lorsqu’il faut agir sur l’extérieur.

– Les intrusions dans le bassinExcepté celles du narrateur ami et de l’esclave implo-

rante, elles sont le fait des représentants de la société« normale », de l’ordre institué (le gouverneur, le mis-sionnaire, les marchands : les trois ordres).

=> Quelles sont les conséquences de leur venue ?Leurs intrusions en série dans la deuxième moitié duroman amènent la rupture de l’unité du petit mondeintérieur.

• La représentation de l’espaceOn profite de cette séance pour indiquer les passages

qui décrivent les lieux principaux du roman, afin debaliser et de faciliter la circulation dans le texte.

– Le lieu du bonheur naturel : le domaine du bassin desLataniers est décrit dans les premiers paragraphes(p. 35), lors de sa délimitation par le vieillard (p. 42-43),et dans les avant-derniers paragraphes (p. 120-121).

– Le lieu du malheur civilisé : Port-Louis, le quartieranimé de Williams (p. 116).

Page 6: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

154 LA CRITIQUE SOCIALE

Séance n˚ 2 : étude de la narrationObjectifs → Analyser la fonction narrative.

→ Identifier énonciateur(s) et énonciataire(s).

• Les deux narrateursSont-ils situés sur le même niveau du récit ?Ils correspondent à deux niveaux distincts du récit

(on fera un petit dessin au tableau pour permettre auxélèves de visualiser la situation d’énonciation fictive miseen place par Bernardin de Saint-Pierre). L’un (le jeuneEuropéen) raconte une histoire à l’écrit, l’autre (levieillard) à l’oral. Le premier narrateur rapporte com-ment il a pénétré dans le bassin et entendu le récit dusecond. Ce dernier relate l’histoire de la petite commu-nauté du bassin.

Il y a trois dialogues entre eux (début, milieu et fin).

• Les caractéristiques des deux narrateurs– Le vieillard de la Montagne-Longue• Voisin et ami, parrain des deux enfants (p. 43), il

rend de fréquentes visites. Il joue un rôle de père.• Aide : lors de l’installation, lors du naufrage, lors du

travail de deuil, etc.• Conseiller : il déconseille le départ de Virginie pour

la France (p. 78).• Éducateur de Paul, sorte de mentor dans la lignée

du Télémaque de Fénelon (par exemple, son dia-logue explicatif sur la société, p. 95 à 100).

– Le jeune EuropéenIl est très effacé. Il se borne à questionner le vieillard

et à le citer. Il se montre un auditeur idéalement réceptifet bienveillant.

Page 7: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

PAUL ET VIRGINIE 155

• Narrateurs et narratairesPourquoi deux narrateurs ?Bernardin de Saint-Pierre, par leur inscription dans le

récit, met en scène la relation du narrateur et de sondestinataire et aussi celle de l’auteur et du lecteur. Lejeune Européen étranger à la nature représente lepublic du roman.

Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement communiquer deux mondes antithé-tiques : celui de la société française et celui de soncontre-modèle, la société naturelle.

Notons que le vieillard est lui-même un Européenattiré par l’Île de France, qu’il habite aux confins dubassin, et que, lui aussi, a été un récepteur/spectateurattentif du destin de la petite communauté. La situationdu narrateur-vieillard au sein de l’histoire redouble cellede son destinataire, le narrateur-jeune.

L’histoire de Paul et de Virginie est ainsi habilementà la fois mise à distance (il y a vingt ans, la nature adétruit le bassin : un vieux témoin se souvient…) et(re)vécue dans le présent de l’énonciation.

Séance n˚ 3 : la représentation de la société naturelleObjectifs → Repérer la combinaison de deux fonctions

du discours : raconter et décrire pour argu-menter.

→ Découvrir le genre épistolaire.

• Une « antisociété française »La société du bassin est fondée sur l’utopie de la bien-

faisance et de la bienveillance mutuelle.Mme de la Tour et Marguerite créent une sociabilité

humaine imprégnée par l’idée de nature et par celled’enfance. Elles font, à proprement parler, naître lebonheur.

Page 8: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

156 LA CRITIQUE SOCIALE

(Il ne faut pas oublier que ces deux femmes sont à l’ori-gine des victimes de la société française et qu’elles ont étéforcées de vivre dans la pauvreté et dans la solitude.)

Globalement, l’effort de l’auteur consiste à rassem-bler dans une unité paradisiaque les mères, les enfants,les serviteurs et l’ami rousseauiste de la famille.

On peut considérer que la première moitié du romanconsiste à mettre en place l’idée de bonheur social ausein de la nature, la seconde moitié se chargeantcomplémentairement d’en faire la critique.

Quand débute la fin de l’utopie ? Est-ce à partir dumoment où Mme de la Tour cède aux sollicitations de lasociété d’où elle est issue ? ou bien, plus profondément,lorsque Virginie se sent autre, altérée par le désir qu’elleéprouve pour Paul ?

• Nature et sociétéLa thèse, extrêmement simplifiée, sera facile à faire

reformuler aux élèves : la nature offre un système har-monieux où tout est ordonné pour le profit de l’êtrehumain. La vie édénique est conçue par Bernardin deSaint-Pierre comme l’inverse absolu, l’antithèse de la viedans la société française.

On énumère les qualités positives de l’être humaindans le milieu naturel :

– il ignore les inégalités (dialogue de Paul et duvieillard, p. 95 à 100), il vit dans l’égalité et la fraternité ;

– il ignore l’esclavage, la contrainte (Paul refuse des’embarquer, p. 72), il vit dans la liberté ;

– il est régénéré, il retrouve en quelque sorte sanature humaine ;

– il ignore l’argent (c’est lorsque Mme de la Tour s’enpréoccupe à nouveau que tout s’effondre).

Ces idées sont celles de Rousseau, le roman contribueà les vulgariser un an avant la Déclaration des droits del’homme et du citoyen (1789).

Page 9: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

PAUL ET VIRGINIE 157

L’épanouissement n’est pas seulement moral, il estaussi physique : Paul et Virginie se développent harmo-nieusement dans une atmosphère de pureté, d’inno-cence (ils sont comparés à Adam et Ève, p. 68) et debonté divine.

On commentera particulièrement deux tableaux :– le portrait de Paul et Virginie (p. 49-50) ;– la description des mœurs des deux mères (p. 63-

64).

• La réponse de Voltaire à RousseauPaul et Virginie est un ouvrage qui émeut, qui pro-

voque. Le destinataire, le « tu », est amené à prendreposition. Or, en classe de quatrième, les élèves doiventêtre sensibilisés à la question de l’altérité, au point devue de l’autre.

À l’écrit, on pourra donc leur demander de critiquercette vision idyllique de la société du bassin des Lata-niers sous la forme d’une courte lettre adressée à Ber-nardin de Saint-Pierre. On sait que l’auteur en a reçudes quantités dès l’année de la publication de sonroman.

Pour élargir le débat, on pourra lire un extrait de lalettre écrite par Voltaire le 30 août 1755 à Rousseauaprès la publication du Discours sur l’origine et les fonde-ments de l’inégalité parmi les hommes.

Séance n˚ 4 : étude de la structure du récitObjectifs → Repérer les bouleversements chronolo-

giques (retours en arrière, anticipations).→ Comprendre le sens d’un texte, en particu-

lier sa causalité : des liens chronologiquesaux liens logiques.

Page 10: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

158 LA CRITIQUE SOCIALE

• La chronologie de l’ensemble des faits racontés (de l’histoire, de la diégèse)

On invitera les élèves à reconstituer une chronologiecohérente à partir des repères du texte.

M. et Mme de la Tour arrivent dans l’île en 1726(p. 37). M. de la Tour meurt peu après, à Madagascar,vers la mi-octobre (p. 38). Mme de la Tour s’installeauprès de Marguerite à la fin de l’année 1726. Margue-rite vit au nord de l’île depuis un an (p. 39). Paul estdéjà né mais depuis peu puisque Marguerite l’allaite(p. 39). M. de la Bourdonnais arrive dans l’île en 1735(p. 51). Virginie a douze ans en 1738 lorsque parvient àMme de la Tour la première lettre de la tante (p. 51).Les grandes chaleurs qui accompagnent les troubles deVirginie sévissent en 1741, si l’on en croit une réflexionde Mme de la Tour (p. 72). Virginie et Paul ont doncquinze ans tous les deux quand arrive la seconde lettrede la tante (p. 73). Après le départ de Virginie (proba-blement en 1742), sa première lettre se fait attendreplus d’un an et demi (p. 88) et on reste ensuite six moissans nouvelles d’elle (p. 94). Virginie est donc partiedepuis un peu plus de deux ans lorsque le Saint-Gérans’approche de Port-Louis, le matin du 24 décembre1744 (p. 101). (Le dialogue entre le vieillard et Paul aprobablement lieu dans la première moitié de l’année1744.) Le naufrage et la mort de Virginie surviennent le25 décembre au matin (p. 106). Le 26, Paul est ramenéà l’habitation (p. 112) et Virginie est enterrée. Paul peutremarcher au bout de trois semaines (p. 113), c’est-à-dire mi-janvier 1745. Pendant huit jours, il parcourt leslieux de son enfance (p. 115) et il meurt deux moisaprès Virginie (p. 117), soit à la fin de février 1745. Samère le suit huit jours après (début mars 1745) et lamère de Virginie un mois plus tard (p. 118). La tantedénaturée meurt plusieurs années après (p. 119).

Page 11: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

PAUL ET VIRGINIE 159

Le roman couvre donc les vies entières de Paul et deVirginie qui s’étendent de la fin de l’année 1726 audébut de l’année 1745. Ils meurent âgés de dix-huit ans.

Par ailleurs, la narration du vieillard solitaire étant devingt ans postérieure aux faits (p. 37), on en déduitqu’elle a lieu en 1765.

=> Cette chronologie concrète est à relier aux pré-cisions toponymiques étudiées dans la séance n˚ 1. Ber-nardin de Saint-Pierre ne souhaite pas limiter sonroman à la seule catégorie des histoires utopiques. Ill’inscrit dans un cadre spatio-temporel réaliste.

• L’ordre du récit : analepses (retours en arrière, rétrospections), prolepses (anticipations)

Il s’agit d’étudier l’ordre dans lequel le récit présenteles faits qu’il rapporte.

Un point important est que le vieillard narrateur suitessentiellement l’ordre chronologique. On note quelquesexceptions seulement, qui sont surtout des analepses.

– Analepses• Brèves : elles servent classiquement à préciser ou

justifier un élément du récit – les informations surM. de la Bourdonnais (p. 51), les insultes de latante dans sa première lettre (ibid.).

• Longues : ce sont des bouleversements volontairesde l’ordre chronologique. Elles s’expliquent par leparti pris du narrateur qui adopte parfois la pers-pective d’un personnage particulier, et n’anticipepas sur l’information qu’il possède : l’histoire deMarguerite dont l’installation est antérieure à cellede Mme de la Tour (p. 39), l’histoire du départ deVirginie racontée à Paul a posteriori (p. 86), le séjourde Virginie à Paris tel qu’elle le raconte dans sesdeux lettres.

Page 12: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

160 LA CRITIQUE SOCIALE

Prolepse : les dernières années de la tante dénaturée(p. 119).

• La causalité– Pour analyser l’enchaînement des faits, on peut pro-

poser aux élèves de dégager la structure du récit(réactualisation des acquis de la classe de sixième).Diverses lectures sont possibles, mais la plus éclairantepour souligner la critique sociale est peut-être celle-ci :

• situation initiale : la société naturelle (idyllique,idéale) ;

• élément déséquilibrant : le départ de Virginie(« causé » par la société européenne : la tante)– début du « romanesque » ;

• développement : l’attente ;• élément rééquilibrant : la mort de Virginie (« cau-

sée », elle aussi, par la tante) ;• situation finale : la ruine de la société naturelle.– Mais les deux événements principaux et les plus

développés (le départ et la mort de Virginie) obéissentbien sûr à une causalité plus riche.

• Le départ : il est lié à la seconde lettre de la tante,mais aussi aux pressions du gouverneur et du mis-sionnaire. Il est également lié au fait queMme de la Tour croit l’argent utile au bonheur etqu’elle redoute l’attirance de Virginie pour Paul. Ilest dû enfin à la docilité de Virginie elle-même.

• La mort : elle est bien sûr provoquée par la tempêtesuivie de l’ouragan. Mais elle est aussi due au retourprécipité de Virginie, causé par le comportementde la tante (p. 102). Enfin, elle est due à Virginieelle-même, qui se sacrifie à la pudeur.

=> Le déroulement n’est pas seulement chronolo-gique, il est également logique, et même idéologique.

Le statisme de la situation initiale est une illustrationde la thèse centrale (nature = bonheur), et l’action pas-

Page 13: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

PAUL ET VIRGINIE 161

sionnée ne démarre que lorsque la situation initiale esten crise, est mise en question.

Tout se passe comme si le romanesque ne pouvaitdébuter qu’à partir de la destruction de l’utopie. L’artde Bernardin de Saint-Pierre est d’avoir fait coïnciderdans la composition de son texte élément perturbateuret intrusion de la société.

Séance n˚ 5 : « Le départ de Virginie »Objectifs → Analyser la combinaison de deux formes de

discours : narration et argumentation.→ Repérer et analyser les emprunts au re-

gistre pathétique.Support → p. 73-86.

• De la narration à l’argumentationIl est intéressant de faire étudier aux élèves le passage

du texte qui conduit au départ de Virginie : il doit leurpermettre de distinguer et d’ordonner (à l’écrit ou àl’oral) les arguments contradictoires qu’il comporte.L’enjeu de cet épisode est par ailleurs important : ildétermine l’avenir de la petite communauté et celui desdeux jeunes gens se trouvant à la limite de l’enfance etde l’âge adulte.

On passe du rêve à la réalité, de l’unité à l’éclatement.– Les partisans du départ• Mme de la Tour, qui veut assurer la fortune de Vir-

ginie (p. 50) et séparer provisoirement les deuxamoureux (p. 76).

• Le gouverneur, qui veut complaire à la puissantetante et aussi obéir à son administration, laquellelui a ordonné de rapatrier Virginie (p. 75).

• Le missionnaire, qui voit dans le projet d’héritageun don du ciel (p. 77).

Page 14: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

162 LA CRITIQUE SOCIALE

• De façon moins avouée, Marguerite, qui a conscienceque son fils n’est qu’un roturier et un « bâtard » etque Virginie peut donc aspirer à « mieux » (p. 81).

– Les opposants au départ• Virginie, qui objecte que le ciel a condamné les

êtres au travail dans la nature (p. 76).• Le vieillard-narrateur, qui part également du prin-

cipe « qu’il faut préférer les avantages de la natureà tous ceux de la fortune » (p. 78).

• Paul, qui résiste aux arguments de la fortune et del’autorité (p. 84).

• Pourquoi Virginie part-elle finalement ?L’épisode permet une analyse subtile des relais de

pouvoir de la société européenne dans l’île.Virginie cède aux instances du missionnaire, qui a été

envoyé par le gouverneur, lequel a été sollicité par unadministrateur (« les bureaux », p. 75), lui-même mani-pulé par la tante.

La contrainte sociale, même à distance, aidée dudroit, des préjugés sociaux et de la pression morale, par-vient à triompher de l’individu.

On n’échappe pas aux normes sociales de la civilisa-tion.

• La séparation : le registre pathétiqueL’auteur exprime toutes les émotions relatives à

l’inquiétude (appréhension, consternation, désolation).On relève en outre l’alternance des expressions manifes-tant une effusion d’affection et celles signifiant ledésespoir, les sentiments violents, etc.

L’exacerbation des sentiments est traduite par l’utili-sation de procédés rhétoriques. Ceux-ci sont particuliè-rement efficaces lors de l’ultime dialogue des deuxamants (p. 83 à 85) :

– exclamations et apostrophes (« Ô Paul ! Ô Paul ! ») ;

Page 15: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

PAUL ET VIRGINIE 163

– hyperboles (« je te servirai comme ton esclave ») ;– serments et imprécations ;– lexique relevant du sublime (« Maintenant je reste,

je pars, je vis, je meurs ») ;– parallélismes syntaxiques (« par ce ciel qui m’en-

tend, par cette mer […], par l’air que je respire »).Le but est évidemment d’émouvoir le narrataire (le

pathos est une technique des avocats visant à toucher,troubler les membres du jury lors d’un procès) pour lerallier à l’idéologie rousseauiste du vieillard (il ne fautpas séparer ce que la nature a uni), laquelle est prochede celle de l’auteur lui-même.

Parallèlement, on soulignera que les deux jeunesgens ne se déclarent véritablement et ne se prouventleur amour que lorsqu’ils sont sur le point de se séparer.L’effort de la société pour les arracher l’un à l’autreamène une métamorphose de leurs amours enfantinesen passion.

Cette concomitance de l’union et de la séparationrenforce le pathétique du passage.

Séance n˚ 6 : la représentation de la société civiliséeObjectifs → Repérer et analyser les relations de répé-

tition, symétrie et parallélisme, qui compo-sent un texte.

→ Pratiquer le genre épistolaire.

• Une société qui pervertitLa petite communauté se lézarde lorsque Mme de

la Tour cède aux arguments de la fortune. Il faut biensouligner le rôle équivoque de la mère de Virginie dansle roman (elle reste l’aristocrate de la Tour – elle possèdela parcelle supérieure dans le bassin ; elle a peur dudésir sexuel naissant de sa fille ; elle n’est pas indiffé-rente à l’argent et cache à Paul le départ de Virginie).

Page 16: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

164 LA CRITIQUE SOCIALE

Paul et Virginie, les deux enfants de la nature, inno-cents, en sont les victimes :

– Virginie est emprisonnée dans une abbaye pour êtreéduquée (c’est-à-dire « dressée ») en vue d’être mariéede force puis envoyée sciemment à la mort ;

– Paul, l’enfant naturel (dans tous les sens du terme),est brisé. Il prend conscience de la différence de rang etde fortune qui le sépare de Virginie et craint qu’elle nele méprise ; il maudit Mme de la Tour, soupçonne Vir-ginie de trahison, cesse de travailler et se laisse mourir.

• Une société des intérêts personnels…La critique sociale concerne la société européenne

qui ne fonde pas le bonheur de chacun sur le bonheurd’autrui et qui, au contraire, est individualiste.

Elle est régie par l’ambition et par l’argent, ce quiest constamment dénoncé dans le roman (le sac de« piastres », les marchands rapaces qu’il attire, et quirendent soudain si sensible la fortune de la famille deVirginie).

Le passage qui explique le mieux les griefs de l’auteurest celui du dialogue entre le vieillard et Paul, où ce der-nier joue le rôle du parfait candide qui n’a jamais quittéson île. On demandera aux élèves de relever les pointsde politique et de morale qui y sont critiqués :

– Les institutions sont mauvaises car elles cloisonnentet paralysent la société. La critique porte sur la noblessede cour et sur l’écran qu’elle forme, avec les corps (leclergé, le parlement), entre le roi et ses sujets qui ne peu-vent être distingués selon leurs mérites. À cela s’ajoute lacorruption généralisée.

– Les relations entre les hommes sont faussées :tyrannie des grands qui méprisent les humbles.

– La moralité est viciée : les grands sont indifférents àla vertu ; le peuple est contraint à la flatterie ; lesfemmes sont mariées de force (pour faire fortune elles

Page 17: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

PAUL ET VIRGINIE 165

doivent renoncer à leur véritable amour) ; l’immoralitéest générale (on peut songer à Marguerite).

– Les familles aristocratiques, avec la complaisancedes autorités, interdisent le mariage entre des êtres deconditions sociales inégales.

=> On souligne la simplification de cette dénoncia-tion des fléaux sociaux. Le vieillard ne s’embarrasse nid’exemples ni d’exceptions. Avec une autorité souve-raine, il formule une condamnation sans appel.

• … mais une société peu « individualisée » !– En métropoleLa description critique de la société faite par le

vieillard dans son dialogue avec Paul recourt à des abs-tractions et à des généralisations. Le seul personnage demétropole présenté de façon détaillée est la tante, incar-nation des valeurs nocives de l’aristocratie (les damesqui entourent Virginie ne sont que des silhouettes).

– Sur l’îleOn y trouve la réplique de la société française ; les

personnages sont décrits un peu plus concrètementmais demeurent les produits d’un « cloisonnement » – lespauvres, le gouverneur, le missionnaire, les commer-çants, le maître de la plantation, les esclaves. (Noterqu’ils ne semblent nullement bénéficier, eux, del’influence bienfaisante de la nature.)

Curieusement, Bernardin de Saint-Pierre s’intéressepeu aux portraits individuels. Mais, dans le cadre decette séance, on s’attachera particulièrement :

– au portrait-charge de l’Européen dénaturé – leplanteur esclavagiste, double masculin de la tante, qui ades vues sur Virginie (p. 55) ;

– au portrait du bon Européen – le vieillard-narrateurvu par le jeune Européen (p. 35) ;

– au portrait de Virginie morte – l’enfant de la natureayant subi l’influence européenne (p. 111).

Page 18: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

166 LA CRITIQUE SOCIALE

=> La critique de la société européenne s’appuiemoins sur une description satirique que sur une narra-tion à portée idéologique.

• Les deux lettres critiques de la tanteElles sont rapportées dans le texte au discours indi-

rect (p. 51 et 73). La première est sans portée immé-diate. En revanche, la seconde entraîne le départ deVirginie.

Exercice : Rédiger au discours direct ces deux lettrescourtes en tenant compte des « règles » du genre (en-tête, date, signature, etc.), de la relation scripteur-desti-nataire (une tante à sa nièce) et de l’entrecroisementdes formes de discours (narration et argumentation).

=> Cet exercice conduit à préciser le regard porté parla société européenne sur la société naturelle, son insup-portable contre-modèle. (Ce roman accorde en effetune grande place au regard de l’autre, et au regard surl’autre.)

Séance n˚ 7 : « le retour de Virginie : le naufrage du Saint-Géran »Objectifs → Analyser l’organisation narrative et descrip-

tive.→ Analyser l’utilisation des figures dans le dis-

cours.Support → p. 105-111.

• L’inscription des descriptions dans le récit– Les descriptions sont d’abord liées à l’intérêt que les

personnages portent les uns aux autres. Le portrait dumaître de l’esclave vu par Virginie est ainsi suivi de celui deVirginie vu par le maître de l’esclave (p. 54). L’esclave enfuite est vue par Virginie (p. 53) ; les deux enfants heureuxle sont par les mères et par le vieillard solitaire (p. 48).

Page 19: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

PAUL ET VIRGINIE 167

– Elles sont ensuite fortement insérées dans le contextenarratif : ainsi en est-il de la « description-état d’âme » dupaysage nocturne lors de l’ultime entretien des deuxjeunes gens (p. 82), ou de celle de l’ouragan meurtrier vupar Paul et le vieillard. La narration a un impact sur ladescription : l’endroit du récit où la description estinsérée « contamine » la description elle-même.

• Étude linéaire d’un extraitCe passage est à la fois le « sommet » de l’œuvre et un

chef-d’œuvre de la littérature descriptive. Il peut êtrerapproché des peintures contemporaines de Vernet.

Cet épisode, lors de la publication du texte, a faitpleurer beaucoup d’âmes sensibles. On retiendraparticulièrement :

– les signes annonciateurs du cyclone tropical : la cou-leur des nuages (contraste entre le cœur « noir »,funèbre, et le pourtour vif et brillant) et les crisd’oiseaux exotiques (leurs noms pittoresques suggèrentdes vols, des couleurs, des formes différentes). Ber-nardin de Saint-Pierre réussit ainsi à représenter au lec-teur un espace changeant et inquiétant ;

– l’inconcevable tumulte de l’ouragan soudain (réa-lisme météorologique, voir Typhon de Conrad) qui estrendu par une comparaison (« comme si des torrents[…] montagnes ») apocalyptique. La nature et Dieusemblent se déchaîner monstrueusement ;

– la foule qui joue le rôle du chœur antique (« Tout lemonde s’écria ») ;

– le vaisseau soudainement visible décrit dans sa luttecontre l’océan (champ lexical des termes techniquesmaritimes) ; il est soumis à deux mouvements opposés(« soulevait », « plonger ») et successifs ;

– la comparaison « comme si elle eût été submergée »qui rend compte du point de vue des spectateurs ;

Page 20: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

168 LA CRITIQUE SOCIALE

– les précisions nautiques : cinq ancres ont été mouil-lées de nuit (manœuvre désespérée), quatre à l’avantface au vent, et une à l’arrière pour empêcher le vais-seau de pivoter et de heurter des récifs ;

– la personnification de l’ouragan : il devient ungéant (« s’avançait », « découvrait ») ;

– la phrase décrivant le flux et le reflux : deux proposi-tions indépendantes, symétriques, articulées sur « puis ».Souligner que les « galets » projetés à presque quatremètres indiquent la force des vagues et l’empiétement dela mer sur la terre : or la transgression des limites entraînetoujours dans ce roman un désordre redoutable ;

– la comparaison « on eût dit d’une neige qui sortaitde la mer » (le comparé est « flocons » d’écume) rendcompte de l’atmosphère funeste régnant sur l’île ;

– l’entrelacement de la narration et de la description :le narrataire, paradoxalement, vit un tableau de genre ;

– « le sauve-qui-peut » général après la rupture descâbles, narré avec réalisme (« Tout l’équipage se précipi-tait en foule à la mer »), contrastant avec les efforts dePaul pour rejoindre Virginie : leur vie à tous les deux, ausens propre, ne tient alors qu’à un fil de chanvre ;

– l’apparition théâtrale (le décor de la galerie du vais-seau) de Virginie, qui tranche avec le prosaïsme et ledésordre général : c’est la vierge antique promise ausacrifice, suppliante, puis résignée, toujours vertueuse ;avec le matelot athlétique, ils ont une dimension quasisculpturale ;

– la métaphore « les pâles violettes de la mort seconfondaient sur ses joues avec les roses de la pudeur »,qui répond à la fois à un goût contemporain, à un réa-lisme macabre (le teint des morts par noyade), et auparti pris de conserver éternellement beau le visaged’une Virginie sanctifiée.

De façon plus large, on peut demander aux élèvesd’identifier les éléments de l’histoire qui prennent une

Page 21: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

PAUL ET VIRGINIE 169

dimension métaphorique. Quelques exemples de com-parés/comparants : les graines de violette et de sca-bieuse envoyées à Paul qui ne poussent pas sur l’Île deFrance (comparé)/le sol de la France qui ne convientpas à Virginie (comparant) ; les deux cocotiers (com-paré)/Paul et Virginie (comparant) ; le domaine sacrédu bassin (comparé)/les deux enfants épanouis auxniveaux physique, moral et spirituel (comparant) ;l’orage qui détruit le paradis de l’enfance (comparé)/les troubles physio-psychologiques de Virginie pendantla crise de la puberté (comparant).

• Quelques caractéristiques de la description chez Bernardin de Saint-Pierre

– Les notations sensorielles• La vue. L ’auteur excelle à délimiter précisément

(l’incipit, p. 35) et à situer les détails dans unensemble construit sur des lignes verticales et hori-zontales (ainsi en est-il du jeu des cordages verti-caux et horizontaux dans la scène du naufrage) enajoutant des notations de couleurs contrastées à lafaçon d’un peintre.

• L’ouïe. Le bruit est toujours inquiétant chez l’au-teur en particulier celui de l’eau : l’orage (p. 69), latempête (p. 107).

– Le mouvementCelui du regard, le déplacement des êtres (par

exemple, dans le quartier Williams, lorsque les deuxenfants partent avec l’esclave en fuite, ou lors de l’enter-rement solennel de Virginie), le balancement des élé-ments naturels. L’espace s’anime.

– La situation dans le tempsLa description s’inscrit dans une durée. L’auteur par-

vient à « narrativiser » les notations descriptives (parexemple, lors de l’évocation du domaine saccagé aprèsl’orage, p. 69-70).

Page 22: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

170 LA CRITIQUE SOCIALE

Séance n˚ 8 : évaluation-bilan/ Les deux sociétés sont éga-lement condamnéesObjectif → Reformuler deux thèses opposées et pro-

poser une synthèse.

Exercice écrit : Dans quelle mesure peut-on dire que leroman de Bernardin de Saint-Pierre critique aussi bienla société européenne réelle que la société naturelleutopique ? Quelle semble être la solution proposée parl’auteur ?

Cela revient à faire discuter les élèves sur les positionsextrêmes mais représentatives de Voltaire et de Rous-seau, en n’oubliant pas, bien sûr, que l’originalité duroman tient dans le fait que les deux visions critiques ycoexistent.

Certes ce roman dénonce constamment une sociétéeuropéenne pervertie (les inégalités, l’oppression,l’ambition, les vices de l’homme de cour, l’argent, latante, etc.), mais la société idyllique y est également miseen échec (les méfaits des préjugés de Mme de la Tour, lanaïveté de Virginie, les morts en série, etc.).

La solution semble être la solitude individuelle, laretraite. C’est le choix du vieillard-narrateur qui vit dansun ermitage, comme enterré vif dans la nature. C’estune façon de faire se rencontrer les deux contraires : lasociété et la nature (dans une certaine mesure, c’estaussi le choix des deux mères).

Séance n˚ 9 : prolongements/place à la critique d’humeurObjectifs → Le préromantisme.

→ Présenter une opinion personnelle justifiée.

• L’âme sensible et le préromantismeDans le prolongement de la séance précédente, on

soulignera que Bernardin de Saint-Pierre, dans sacontestation de la société moderne, dans l’affirmation

Page 23: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

PAUL ET VIRGINIE 171

de l’originalité fondamentale de l’individu, dans sa pein-ture de la fatalité de la passion, des tourments del’absence et dans sa recherche des sentiments naïfs (ausens étymologique, nativus, « inné », « naturel »), s’ins-crit dans le romantisme naissant.

Afin d’élargir l’œuvre à son contexte culturel, on pré-sentera aux élèves des peintures contemporaines et onleur lira des lettres passionnées de Mme du Deffand, deJulie de Lespinasse, ou des textes de Diderot extraits duDiscours sur la poésie dramatique, 1758 (Quelque chosed’énorme, de barbare et de sauvage, à relier à la descriptiondu naufrage) ou du Salon de 1767 (la poétique desruines, à relier à l’incipit du roman).

• La question des angles de lectureUne œuvre peut être lue sous des angles différents.

On rappellera que Paul et Virginie a été étudié dans cetteséquence principalement sous l’angle de la critiquesociale, mais que d’autres perspectives sont possibles,par exemple :

– la notion de « vertu » ;– le bien et le mal, Dieu ;– l’exotisme ;– le mythe de l’amour pur ;– la sensibilité.

• Sensibilisation à la polémiqueOn gagnera enfin à faire réagir les élèves sur

l’ensemble du roman afin de développer leur esprit cri-tique. Paul et Virginie offre en effet particulièrementprise à la critique d’humeur.

Il est larmoyant, pétri de bons sentiments (les gentilsesclaves), de poncifs, tombe fréquemment dans lamièvrerie ; tout y est de la faute de Virginie, Paul n’yéprouve aucun désir sexuel, l’idéologie y est omnipré-sente, etc. Virginie elle-même ne peut-elle être mise en

Page 24: BERNARDIN DE SAINT-PIERRE · 2014. 6. 14. · jeune Européen étranger à la nature représente le public du roman. Ainsi le dispositif narratif permet-il de faire excep-tionnellement

172 LA CRITIQUE SOCIALE

question ? Ne se donne-t-elle pas en spectacle lors de samort ? Ne préfère-t-elle pas mourir plutôt qu’aimer ? A-t-elle honte de revenir ? Se sent-elle impure ? Pourquoi ?

IV. Orientations bibliographiques

A. Édition complète de Paul et VirginieÉd. R. Mauzy, GF-Flammarion, 1966.

B. Ouvrage consacré à Paul et VirginieA. BOISSINOT, Paul et Virginie. Parcours de lecture, Bertrand

Lacoste, 1988.

C. Articles consacrés à Paul et VirginieJ. FABRE, « Paul et Virginie, pastorale », Annales de la faculté de

lettres de Toulouse, 1953, p. 166 à 200. Repris dansLumières et Romantisme, Klincksieck, 1980.

É. GUITTON, « Entre la norme et la transgression : l’érotismedans Paul et Virginie », actes du colloque de Nantes sur« Normes et transgressions en langue et en littérature »,Publications de l’université de Nantes, 1986, p. 191 à 201.

J.-M. RACAULT, « Virginie entre la nature et la vertu : cohésionnarrative et contradictions idéologiques dans Paul etVirginie », Dix-huitième siècle, n˚ 18, 1986, p. 389 à 404.

D. Chapitres d’ouvrages générauxH. COULET, Le Roman jusqu’à la Révolution, t. I, Armand Colin,

1968.L. VERSINI, La Mort comme thème romanesque dans le XVIIIe siècle

français, Presses Universitaires de Nancy, 1984.

E. Sites Internethttp://www.mauritius.net/, site de l’Office du tourisme à l’île

Maurice (en anglais).http://barrere.claude.free.fr, site offrant de nombreux ren-

seignements sur l’île Maurice : plans, us et coutumes, sou-venirs de Paul et Virginie, etc. (en français).

Jean-Philippe MARTY.