BERNARD, Ch-A., La Doctrine Mystique de Denys l'Aréopagite
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7/25/2019 BERNARD, Ch-A., La Doctrine Mystique de Denys l'Aropagite
1/45
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La doctrine mystique de Denys l'AropagiteAuthor(s): Charles Andr BernardSource: Gregorianum, Vol. 68, No. 3/4 (1987), pp. 523-566Published by: GBPress- Gregorian Biblical PressStable URL: http://www.jstor.org/stable/23578360
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7/25/2019 BERNARD, Ch-A., La Doctrine Mystique de Denys l'Aropagite
2/45
Gregorianum
68,3-4
(1987)
523-566
La doctrine
mystique
de
Denys
l'Aropagite
Parmi les nombreux domaines dans
lesquels Denys
l'Aropagite
a exerc une
profonde
influence,
il faut certainement
compier
la
thologie mystique. Discipline
difficile et aux contours mal
prciss,
celle-ci
doit
sans
doute son nom
l'opuscule que
nous a laiss cet au
teur de culture
grecque
et dont l'identit n'est
pas
lucide.
Apparte
nant trs
probablement
au milieu culturel
syrien
de la
fin
du Ve si
cle,
il a
propose,
en un
style
inimitable,
les
grandes
thories
spculati
ves
dont,
en
particulier,
a vcu le
Moyen ge: qu'il s'agisse
de
la
des
cription
de la structure
ecclsiale,
ou de la hirarchie
cleste,
ou en
core du trait si comment des Noms
divins,
il a su
transmettre une
vision du monde1. En
outre,
et c'est ce
que
nous voudrions tudier
ici,
son
opuscule
La
thologie mystique2,
a
lgu
aux
gnrations
sui
vantes les formules dcisives
qui
tous sont
plus
ou
moins
redeva
bles.
A
son
gnie spculatif
n'a
pas chapp
le fait
que, pour
laborer
un discours sur Dieu
qui
ne
soit
pas trop incomplet,
il faut utiliser
diffrentes
approches:
la
thologie conceptuelle, reprsente
surtout
par
Les noms
divins,
la
thologie
mystique
et la
thologie symboli
que3.
Sur ce dernier
thme,
nous
possdons
encore la
longue
Lettre
IX et de
multiples
allusione dans les autres
ceuvres;
par
contre,
l'ou
vrage revendiqu par Denys,
La
thologie symbolique,
ne nous est
pas
parvenu.
Pour tudier la
thologie mystique
de
Denys,
les auteurs se sont
surtout
placs
au
point
de vue de l'influence
culturelle
qui
se
serait
exerce sur lui: on
pense
alors la
philosophie noplatonicienne
et,
1
Cf. Ren
Roques,
L'Univers
dionysien,
Paris, Aubier, 1954,
coli.
Thologie;
rdit
Paris,
d. du
Cerf,
1986.
Du
mme,
l'art.
Denys l'Aropagite,
dans
DSAM,
3,244-286;
et la suite de l'article sur l'influence de
Denys
dans la littrature
spirituelle.
2
Le Pre
Ceslao
Pera,
La
Teologia
del Silenzio
di
Dionigi
il
Mistico,
dans Vita
cristiana,
XV
(1943)
267-276;
361-370,
estime
que
le
titre
Thologie mystique
n'est
pas
originel.
3
Cf.
Charles Andr
Bernard,
Les
Formes de la
thologie
chez
Denys
l'Aro
pagite,
dans
Gregorianum,
59
(1978),
39-69.
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524
CHARLES
ANDR
BERNARD,
S I.
surtout
pour
le lui
reprocher,
on estime
que Denys
a laiss contami
ner
sa
foi
chrtienne
par
des doctrines
mtaphysiques
dont les
pr
supposs
sont
tout
autres,
pour
ne
pas
dire
antithtiques.
A
notre
tour,
nous
essaierons de
prciser l'importance
et
la forme de ce
que
nous
pouvons
appeler
la
pression
culturelle
subie
par Denys. Qui
peut
vivre en se nourrissant d'une
certaine culture
sans en tre in
fluenc? Mais
nous
nous
demanderons
aussi si l'influence
joue
tou
jours
dans le sens
philosophie noplatonicienne-christianisme,
ou si
l'inverse ne se vrifie pas quelquefois.
Un
autre
point
de
vue
auquel
se
placent
les
thologiens
de
la
mystique qui
tudient
Denys
est
celui des
notions fondamentales
qui
commandent
l'intelligence
de sa doctrine.
Etant
acquis que
l'acte
mystique
est l'extase et
que
la
thologie
mystique
est avant tout
apo
phatique,
on
concentre toute
l'tude de l'oeuvre
dionysienne
sur
ces
aspects
essentiels. De ce
point
de vue
encore on
rejoint
le
problme
de
l'influence
noplatonicienne
et l'on
extnue
singulirement
le
ca
ractre chrtien
de la doctrine
de
Denys.
Contre
cette rduction du
problme,
nous
le
verrons,
des
voix rcentes se
sont leves et nous
suivrons en grande partie leurs arguments.
Mais
ce
que
nous
voudrions
davantage
mettre
en
relief,
c'est
l'ensemble de la
doctrine
mystique
de
Denys.
Une
frquentation
assi
due
de
la
littrature
mystique permet
en
effet de
distinguer plusieurs
aspects
dont l'tude est
ncessaire celui
qui
veut se faire une ide
plus
complte
de
ce
que peut
tre une doctrine
mystique
voulant
ren
dre
compte
adequatement
de
exprience
dsigne
sous ce nom.
C'est ainsi
que
nous
essaierons d'abord de
prciser
l'environne
ment
doctrinal de
cette
exprience mystique
tei
que
l'a
labor
Denys
l'Aropagite: pour
cela
il
faudra tenir
compte
de
l'ensemble de
son
oeuvre et ne pas se restreindre aux quelques pages de la Thologie
mystique.
Il
conviendra
ensuite de dcrire
la dmarche
mystique
corn
ine
telle;
il
apparaitra qu'on
ne
peut
s'en tenir
ce
que
l'on
peut
ap
peler
son
essence,
mais
qu'on
doit
l'envisager
selon
toutes ses
compo
santes en
la
rinsrant dans
l'ensemble de la
dmarche de
la
vie
chr
tienne
s'inspirant
de l'Ecriture et
vivant de
la
liturgie.
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4/45
LA DOCTRINE
MYSTIQUE
DE
DENYS L'AROPAGITE
525
I.
Theologia Mystica
Le sens du mot
mystique
Rien sans doute de
plus
difficile et controvers
que
le sens des
mots
mystique
et
thologie mystique
ou,
si l'on
prfre,
du
mot
mystique
considr comme
adjectif
ou substantif fminin. Pour se
rendre
compte
de
l'ampleur
du
problme,
il
suffit de
remarquer
que,
pour nous, la connotation de ces expressions renvoie une exprien
ce
psychologique particulire; pour
les
Anciens,
une ralit
ca
che...
Et
pour Denys?
Comme tous les
Anciens,
Denys part
d'une
perspective
ontolo
gique.
S'il
parie
de
thologie mystique,
c'est
qu'il
existe
une
ralit
cache
qu'elle
s'efforce d'atteindre. En son
acception
la
plus
ancienne
et la
plus
commune,
en
effet,
l'adjectif mystique signifie
cach.
Bouyer
le note avec force:
Dans
la
grcit profane,
le mot
n'a
jamais
eu
que
le sens
gnral
de cach. Jamais aucun sens
propre
ment
religieux
ne
s'y
attach. Jamais surtout
on ne le voit
employ
pour dsigner et caractriser une exprience spirituelle4. Ce sens
objectif,
encore
que prsent trop
unilatralement,
est
donc
premier.
Qu'on
l'ait
employ
avec
prdilection
dans
le
contexte des
reli
gione
mystres,
tous
les
chercheurs
l'accordent;
ainsi font-ils dri
ver
le
mot
mystique
du verbe
mye
dont la racine
signifie
fer
mer.
Comme le note Giulia Sfameni
Gasparro,
nous nous trouvons
ici devant un des rares cas o une
tymologie
ancienne recueille le
consentement
des
linguistes
modernes5.
Suidas,
en
effet,
dans
son
Lexique,
s'accordait avec
Aristophane pour
dire
que
les
mystres
furent ainsi
appels parce
que
ceux
qui
coutaient devaient fermer la
bouche et n'expliquer personne ces choses. Myein, de fait, signifie
'fermer
la
bouche'
6.
S'ensuit-il
pour
autant,
comme l'affirme
Bouyer, que
ce
qu'il y
a de cach dans les
mystres
de
l'hellnisme,
ce sont les rites et
rien
que
les
rites.
De
doctrine
'mystique',
en
quelque
sens
qu'on
l'enten
4
Bouyer
Louis,
Histoire de la
spiritualit
chrtienne,
Paris,
Aubier, 1966, 1.1,
p.
485.
5
Sfameni Gasparro
Giulia,
Dai misteri
alla
mistica,
dans
Ancilli E.
Paparozzi M.
(en coli.)
La
Mistica, Rome,
Citt
nuova, 1984,1.1,
75.
6 Ibid.
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5/45
526 CHARLES
ANDR
BERNARD,
S I.
de,
ils n'en
comprenaient pas, pour
cette bonne raison
qu'ils
ne
com
prenaient pas
du tout de doctrine. Ce sont les
philosophes,
les
potes,
les littrateurs
qui
se sont
complu
trouver
un
sens
profond
aux
mystres7? Accepter
une
interprtation
aussi
drastique
serait vider
de sens tous les
symboles
utiliss dans les rites
mystriques.
Il
appa
rati
bien
plus simple
de reconnatre
que
la
condition
privilgie
de
l'initi aux
mystres
d'Eleusis se dfinit
sous
le
doubl
aspect
d'une
garantie
pour
la vie
prsente
et
pour
la vie
future8;
quelle que
soit
l'approximation des reprsentations de la vie future, la cration des
rites
mystriques procde
de
l'exigence
de donner
expression
l'aspi
ration au
salut;
le fait
que
le
langage
et les
figurations
symboliques
puissent
tre
interprts
diffrents niveaux n'est
qu'une application
de la foi
fondamentale de la
plurivalence
des
symboles.
En
fait,
comme il
apparat
chez de nombreux
Pres,
en
parti
culier chez
Origne,
le mot
mystique
avait t utilis
pour exprimer
le sens
profond
des Ecritures. Celui-ci en effet ne
pouvait
se restrein
dre la
nue
prsentation
d'vnements
historiques
ou de
prceptes
moraux;
il devait
s'tendre au
mystre
du Christ et
devenir le
support
de la vie spirituelle du fidle. Or, en son volution imprvisible, la vie
de foi
tente d'accder une
adhsion
toujours plus
profonde
au
mys
tre du
salut
et
Dieu
qui
en est la
source,
l'agent
et la fin.
C'est
dire
qu'au
sens littral et
historique
de l'Ecriture elle cherche
superposer
un sens
mystique.
Denys n'ignorait
pas
ces efforts
exgtiques.
En
est tmoin son
essai
de
thologie
symbolique.
Avec
une
grande
diffrence
cepen
dant:
alors
que
les
anciens
exgtes
s'attachaient
dvoiler le sens
mystique
des rcits
et se
rfraient facilement aux vnements
eux-mmes,
porteurs
de
sens,
Denys
veut
rsoudre la difficult
que
comporte l'intelligence d'une Ecriture qui applique Dieu des noms
aussi
divers
que
lumire,
toile du
matin, feu, eau,
ou
encore
onguent
ou
rocher,
et mme
tigre
ou
lopard:
Je
fus
donc
pour
eux
comme
un
lopard;
comme un
tigre
j'piais
sur le chemin
(Os
13,7).
Alors
que
l'exgse
moderne
rejette rapidement
ce
type d'interprtation
en
dcrtant
que
l'Ecriture use
d'expressions
mtaphoriques
sans
vrita
ble
valeur,
Denys,
lui,
se
demande
ce
que
le
discours
symbolique
1
Bouyer
Louis,
op.
cit.,
.
485.
8 Sfameni Gasparro
Giulia,
art.
cit.,
.
82.
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LA
DOCTRINE
MYSTIQUE
DE
DENYS L'AROPAGITE 527
peut
nous rvler sur
Dieu.
Il ne veut
pas
luder le
problme
des
dif
frentes
approches
de Dieu9.
L'objet
de la
thologie mystique
Les
remarques prcdentes
nous
autorisent
poser
la
question
de
l'objet
de
la
thologie
mystique
chez
Denys,
et notamment
d'exa
miner
un
pralable:
pour
Denys
comme
pour
les autres
mystiques,
l'objet
exclusif de
la
thologie
n'est-il
pas
Dieu,
tei
qu'il
est en soi?
Pour
beaucoup
de chercheurs, il
s'agit
l d'une vidence. En est
tmoin,
par
exemple,
l'ordre
suivi
par
Gandillac
dans sa
traduction
des
Oeuvres de
Denys:
en
tte le trait
des
Noms
divins,
puis
celui de
la
Thologie
mystique;
suivent
ceux
de
la
Hirarchie cleste
et
de
la
Hirarchie
ecclsiastique.
Rien de
plus
logique
en
effet,
pour
un
phi
losophe, que
de
partir
de
la connaissance
de
Dieu. Mais
alors,
pour
quoi,
comme
le
remarque
Bouyer,
la
Patrologie
Grecque,
refltant
la
plus
ancienne
tradition,
commence-t-elle
par
les traits
sur
les
Hi
rarchies?10
Ceux-ci
n'avaient-ils
pas
la
priorit
dans la
pense
de De
nys,
moins
philosophe que contemplatif
et
liturge?
De
mme,
pour
ne
pas
multiplier
les
exemples, pourrait-on
noter
que
Marchal dans
ses
Etudes
sur la
psychologie
des
mystiques
s'efforce
surtout
de
prci
ser
en
quoi
consiste
l'acte
mystique
(l'extase)
et si
est
authentique
sa
prtention
jouir
d'une
intuition
du divin11
;
ou
encore
qu'
l'arti
cle
Mystique
du Dictionnaire
de
Spiritualit,
on
se
donne
comme
point
de
dpart:
Le
sens
religieux
de
Mystique,
tei
que
le connait
le
christianisme,
c'est--dire
l'exprience
directe
et
passive
de
la
prsen
ce de
Dieu,
prvaut
partir
du
XVe sicle
12.
Historiquement
il
en
va
bien ainsi. Mais
on
peut
se
demander,
en
fonction
notamment
de
Denys,
si
cette
rduction
de
l'objet mystique
ce
que
l'on considre
comme
son
essence ne
comporte
pas, pour
l'intelligence
de la
vie
mystique, plus
d'inconvnients
que
d'avantages.
Bien
que
les textes
aropagitiques
aient fourni
le
point
de
dpart
cette
thologie,
leur examen
attentif
permet
sans
aucun
doute une
9
Cf. Charles
Andr
Bernard,
Les
Formes de
la
Thologie
chez
Denys
l'Aro
pagile,
ari.
cit.,
n. 2.
10
Bouyer
Louis,
op.
cit.,
p.480.
11
Marchal
Joseph,
Etudes
sur
la
psychologie
des
mystiques,
Paris,
DDB,
1938, t.I,
p.
135.
12 DSAM, art. Mystique, 1.10, col. 1902.
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7/45
528
CHARLES ANDR
BERNARD,
S I.
approche plus complexe.
Il
conviendrait,
en
effet,
en toute rflexion
sur
Dieu,
de
distinguer
deux
points
de
vue: celui de
la
connaissance
de ce
qu'il
est
en soi
c'est--dire
la saisie
de son
essence
,
celui
aussi de la
participation
et
de la
manifestation
dont il
nous a
grati
fis.
Du
premier
point
de
vue,
il faut
dire
que
nous ne
pouvons
saisir
positivement
l'essence de
Dieu;
elle est
toujours
au-del de tout et en
ce
sens sa
dsignation
requiert
la
ngation
de toute
proposition
affir
mative
particulire.
Telle est la
perspective
des
mtaphysiciens
et des
thologiens; pour eux la thologie ngative demeure le nec plus ultra.
Si,
par
contre,
on considre
Dieu
comme
particip
et
manifest,
alors
se
pose
avec
plus
de
rigueur
la
question
de
l'objet
de la dmarche
mystique:
est-il Dieu
particip
ou Dieu en
soi,
que
mme la vision ne
saurait
proprement
comprendre?
Quelle
est la
pense
de
Denys?
Plutt
que
de
multiplier
les
rfrences,
nous allons centrer notre
attention sur
l'opuscule
La
thologie
mystique13.
Le
procd
se
justifie
d'autant
plus que
ce texte
a
pratiquement
impos
toute la
tradition
chrtienne
les
concepts
fondamentaux et
le vocabulaire
permettant
de cerner
l'exprience mystique.
A
cet ef
fet, il ne suffisait certainement pas que son auteur se soit revtu
lui-mme de l'autorit du
Denys qui
rencontra saint Paul
l'Aropa
ge
et se
convertit;
il
fallait bien
qu'il
et
gnialement
pergu
le
probl
me et
qu'il
l'ait
exprim
de manire inoubliable.
Autrement,
com
ment
expliquer que
non seulement des
thologiens spculatifs,
mais
aussi
des
mystiques
comme saint
Bonaventure,
saint
Jean de la
Croix
ou
Marie de l'Incarnation aient
repris
les termes
dionysiens
pour
d
crire leur
exprience?
Ds
le
point
de
dpart, prcisment,
il convieni
de noter
que
le
discours
mystique
de
Denys
lie
troitement
l'aspect objectif
et le ca
ractre exprientiel. Nous en est tmoin le texte clbre qui ouvre la
Thologie mystique:
Trinit
qui
transcendes
Ttre,
le
divin et le
bien,
guide
de la divine
sagesse
des
chrtiens,
conduis-nous
vers la
plus
haute cime des oracles
mystiques, qui
transcende
l'inconnaissance et
la
lumire,
l o les
mystres
simples,
absolus et
immuables de la
thologie
sont cachs
13
Le
texte lui-mme
occupe
seulement une dizaine de
colonnes dans la
Patrolo
gie
Grecque
(P.G.
3,
997A-1048B,
avec les
commentaires
de Corderius et
une
para
phrase
de
Pachymre).
Nos
citations de
Denys
se
rfrent toutes au t.
3
de la
Patrolo
gie
Grecque
de
Migne.
CH
=
La Hirarchie
celeste;
EH
=
La
Hirarchie ecclsiasti
que;
DN = Les Noms
divins;
MT = La
Thologie
mystique.
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DOCTRINE
MYSTIQUE
DE
DENYS L'AROPAGITE 529
dans la
tenbre
plus
que
lumineuse du
silence,
secret initiateur.
En
trs
grande
obscurit,
elle brille
de la
plus
clatante
lumire;
parfaitement
intangible
et
invisible,
elle
emplit
de
splendeurs plus que
belles
les in
telligences
qui
savent fermer les
yeux.
Telle est ma
prire.
Pour
toi,
cher
Timothe,
par
un effort
en
harmonie avec
les ob
jets
de
vision
mystique,
abandonne sensations et activits
intellectuel
les,
tout
le
sensible et
l'intelligible,
les non-tants et les
tants,
et,
au
tant
que
possible,
lve-toi
dans
l'inconnaissance
vers l'union celui
qui est au-dessus de tout tre et de toute connaissance. Par cette sor
tie,
libre et
absolue,
de
toi-mme
et de
tout,
tu
t'lveras
purement
jusqu'au
rayon
transcendant
de la divine
tnbre,
ayant
tout
aban
donn et
t'tant dtach de tout14.
Ce texte
comprend
deux
parties
distinctes mais lies: la
premi
re,
sous forme de
prire, prsente
l'objet
de
la
contemplation,
les
mystres
divins
cachs dans la
tnbre;
l'autre
indique
au
disciple
quelles
conditions
il
pourra
atteindre
la divine tnbre.
Nous
reviendrons
plus longuement
sur la dmarche
mystique
comme telle. Ds maintenant, cependant, n'hsitons pas reconna
tre
que
la
problmatique
prsente
l'esprit
de
Denys
est
celle de la
discipline noplatonicienne
dont la finalit n'tait
rien d'autre
que
la
contemplation
de
l'absolu,
principe
de transformation
spirituelle;
l'essentirel de
cette
doctrine,
on
le
sait,
avait
t,
au
Ve
sicle,
labor
par
Proclus. Comme
Philon,
Denys
est donc
tributarie de
la
pression
culturelle exerce
par
le
milieu;
celle-ci concerne
le
point
de
dpart
de
la
recherche et
sa
comprhension,
plus que
le
contenu idel
qu'elle
prsuppose.
Comme
Philon
quelques
sicles
auparavant,
Denys
sait
que
l'exprience contemplative
n'est
pas conqute
de
l'esprit,
mais
don implor humblement15; elle requiert une attitude de rceptivit
orante.
14
Denys
L'Areopagite,
MT,
997 AB-1000 A. La
sont cachs
a t
pr
fre
se
dvoilent.
La
traduction
de Gandillac a
t
largement
retouche.
Nous
avons
habituellement
traduit
hyperousios
par
transcendant;
suressentiel,
en
efTet,
se situe dans
l'ordre
de la
connaissance,
et
supersubstantiel
n'est
pas
utilis
aujour
d'hui
pour indiquer
la transcendance
ontologique.
15
Si
Dieu
distille ses eaux
comme
neige,
s'il
irrigue,
il vient des fruits
achevs,
entiers,
et
c'est une fcondit sans
rivale. Je ne crains
pas
ici de
dire
une
exprience
personnelle, qui
m'est
familire
pour
s'tre
vingt
fois
rpte
(Philon,
De
migratione
Abrahami,
nn.
33-35).
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9/45
530
CHARLES ANDR
BERNARD,
S I.
Affrmations
et
ngations
Reprenant
la
question
de
l'objet
de la
contemplation mystique
de
Denys,
il
nous faut d'abord
nous arrter sur la
multiplicit
des
formules
qui l'expriment
et nous demander s'il n'en existe
pas
un
principe
d'unification.
Si,
en
effet,
partant
du texte de la
Thologie
mystique,
nous russissons
les
ordonner,
nous
apparatra plus
clai
rement
la
profondeur
de la
pense dionysienne.
Une
premire
srie,
celle
qui
a
frapp
le
plus
les
commentateurs,
fait ressortir la transcendance dans l'ordre de la connaissance. C'est
ainsi
que
nous trouvons
successivement les
expressions:
Celui
qui
transcende tout tre et toute
connaissance,
Celui
qui
transcende
toute saisie
mentale,
Celui
qui
transcende toute vision et connais
sance,
l'ineffable et
finalement,
Celui
qui
transcende
toute
nga
tion,
l'excellence
de
Celui
qui
est absolument
dpouill
de tout et
au-del de toutes choses16.
Que
cette transcendance
notique
ne
puisse
tre
spare
de la transcendance
ontologique
ne saurait
ton
ner:
Denys,
comme tous les
Grecs,
part
de
la
priorit
de
Ttre sur la
connaissance17. Mais
il
est bon
de
situer ds l'abord le
problme
de
la connaissance
mystique,
car c'est elle
qui
retiendra l'attention des
penseurs qui
se rfrent
Denys.
Pour
tous,
le
point
dcisif
est
l'aspect ngatif
de cette connais
sance.
Rien
de
plus lgitime,
surtout si
l'on considre
l'opposition
que
Denys
lui-mme instaure entre la
thologie
affirmative
et la
thologie ngative1?:
Maintenant, dit-il,
que
nous
allons
pntrer
dans la Tnbre
qui
transcende
l'esprit
,9. Une telle
thologie nga
tive se veut absolument radicale: de la Cause
de
tout
il
n'est
ni
rai
son,
ni
dnomination,
ni
connaissance20. O
que porte
le mouve
ment de
l'esprit,
Dieu se situe
toujours
au-del.
S'ensuit-il
pour
autant
que
toutes les autres manires
d'indiquer
l'objet
de la connaissance
mystique
doivent tre considres comme
totalement
inadquates
et,
par
consquent,
s'effacer devant la
nga
tion
radicale?
Faut-il inexorablement
rejeter
toute
thologie positive?
16
Denys
l'Areopagite,
MT,
respectivement
997B;
1001
A;
1025A; 1033D;
1048 .
17
Toutes les
connaissances
portent
sur les tres
(DN,
593
A).
18
Ibid.,
c.3;
1032D-1033D.
19
Ibid.,
1033
;
et
seront
traduits souvent
par esprit
et
spi
rituel.
20 Ibid., 1048 A.
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10/45
LA
DOCTRINE
YSTIQUE
DE DENYS L'AROPAGITE 531
Il ne semble
pas que
ce soit la
pense
de
Denys.
En
effet,
dans la
confrontation
du troisime
chapitre
entre
thologie ngative
et tho
logie
affirmative,
Denys
ne renie rien de ses travaux
prcdente:
ni
des
Esquisses
thologiqties qui
constituaient
une sorte de
prsentation
de la doctrine
commune,
ni
des Noms
divins o
se
trouvait
justifie
l'application
Dieu des
concepts
de
Bien, Etre, Vie,
Sagesse,
Force
etc...,
ni
de
la
Thologie
symbolique
en
laquelle transparat
le
souci
de
ne rien
ngliger
des
expressions scripturaires
qui
enrichissent notre
connaissance de Dieu. Le jugement
de valeur
qui pousse
tant de
thologiens
subordonner
la
thologie
affirmative
la
thologie
n
gative privilgie
exclusivement le
cot de la connaissance et de l'ex
pression thologique;
tei est d'ailleurs
le sentiment de
Denys
lui-mme:
A
mon
sens, crit-il,
cette seconde manire
de clbrer
(la
Tharchie)
lui convieni
mieux,
car
suivant
la tradition cache
et
sa
cre,
nous affirmons
en toute vrit
qu'elle
n'est
pas
la manire des
tres et
que
nous ne connaissons
pas
son
infinitude,
transcendante
Ttre,
insaisissable
l'esprit
et
inexprimable.
Si donc
les
ngations
sont
vraies en ce
qui
concerne les ralits
divines
et
les affirmations
inadquates, il convient mieux au caractre cach des mystres indici
bles de dcrire
les ralits invisibles
au
moyen
de
reprsentations
dis
semblables21.
En
parlant
de
supriorit gnos
ologique
de la tho
logie ngative Denys
n'exclut donc
aucunement la validit
d'autres
expressions,
conceptuelles
ou
symboliques,
du
mystre
divin.
L'ordre
de la
clbration
Et c'est
prcisment
ce
qui
se vrifie dans l'ordre
de la cl
bration.
Ds lors en effetqu'il s'agit de chanter Dieu, de le clbrer en
crant
ainsi un
espace hymnique
(hymnein),
tombent les
limitations
21
CH,
140D-141 A.
Comme le
prcise
une note en
Scazzoso,
Dionigi
Areopagi
ta,
tutte le
opere,
Rusconi, 1981,
n.
14,
p.
84:
la
supriorit
de
la
thologie
ngative
(apophatique)
sur la
thologie
affirmative
(cataphatique)
est soutenue
plusieurs
re
prises
par Denys (cf.
DN, XIII,3;
981
A-B;
MT
III,
1000
B-C);
c'est
une thorie
qui
remonte
Platon
(Rpublique
509
b;
Parmnide
141
e).
Dans la
tradition
platonicienne
elle fut
dveloppe par
Plotin
(Ennades
V,5,13)
et Proclus
(Commentaire
au Parmni
de); parmi
les
chrtiens,
par
les Pres orthodoxes
du IVe
sicle,
dans leur
polmique
contre
Eunome,
lequel prtendait
que
l'homme
peut
connaitre
adquatement
Dieu au
moyen
du
concept
d'inengendr.
Ceci confirme
bien le caractre
gnosologique
de
cette
thorie.
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11/45
532 CHARLES
ANDR
BERNARD,
S I.
qu'impose
l'ordre de la connaissance la recherche de la saisie ad
quate
de l'tre. Pour nous en tenir aux
expressions
mmes de la
Thologie
mystique,
on
pourra
certes clbrer le Transcendant trans
cendantalement22,
mais aussi les
ngations
et les affirmations23.
Pour son
compte, Denys
n'a
jamais
reni ses recherches
antrieures
dans
lesquelles
il a
clbr les
principales
affirmations de la tholo
gie
affirmative24 ou encore tous les
mystres
contenus dans les
Esquisses
thologiques.
A moins d'admettre une
contradiction
fla
grante
entre
le
chantre de Dieu et le
mtaphysicien jaloux
de
prser
ver la transcendance
divine,
il faut
convenir
que
la
clbration suit
d'autres
rgles que
la
recherche d'une saisie de
l'essence.
Dans
ses
autres
crits,
Denys assigne
de
multiples objets
la c
lbration. Tous
ont,
bien
entendu,
quelque rapport
avec la manifes
tation de Ttre et de
l'action de Dieu. Dans la
Hirarchie ecclsiasti
que,
en
particulier,
sont clbres les saintes oeuvres de
Dieu25,
la
rvlation et toutes les
oprations
divines26,
les actions sacra
mentelles et les dons divins. Dieu
lui-mme et les hirarchies
angli
ques
taient clbrs
dans la Hirarchie
cleste,
et
cela selon
les r
vlations que nous en donnent les saintes Ecritures27, c'est--dire
par
des
images
et des
symboles:
ainsi Dieu est-il
clbr comme Soleil
de
justice
et Etoile du
matin28.
Puisque
dans
la clbration
nous
nous servons
aussi bien
de
symboles
que
de
concepts,
de
ngations
que
d'affirmations,
il
est
clair
qu'elle
ne
ncessite
pas
une connaissance
adquate
du
mystre
en
lui-mme et de
l'essence divine.
Il
suffit
que
Dieu
en soi et dans
son
rapport
la ralit
cre
ne
soit
pas dsign
de
manire
qui
voque.
Certes,
on
peut arguer que
si
la
dsignation
n'est
pas adquate,
elle demeure toujours quelque peu quivoque: ainsi puis-je clbrer le
crateur,
le
pantocratr,
l'Ancien des
jours,
mais si
les notions de
cration,
de maitre de
tout,
d'ternit ne tombent
pas
sous ma com
prhension,
qui
s'adresse
en
vrit mon invocation?
L'objection
se
22
MT,
1025B-CH,
140D-141a.
22
Ibid.
24
Ibid.
25
EH,
425 D.
26
Ibid.,
429 D.
27
CH,
136D.
28 Ibid., 144 D.
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12/45
LA
DOCTRINE
MYSTIQUE
DE
DENYS L'AROPAGITE
533
rait
dcisive
si
l'adhsion
hymnique
tirait son
dynamisme
de la
seule
perception
de
l'essence: celle de
Dieu tant
insaisissable,
l'hymne
n'exprimerait pas
son
objet
divin,
mais
serait une
projection
affective
du
sujet
en
tendance vers
l'absolu.
Si,
au
contraire,
l'esprit
tire son
dynamisme
d'une certame
sympathie
envers
Dieu,
comme le
pen
saient les
noplatoniciens,
ou mieux
encore,
pour
nous,
de
la
foi
que
Dieu
infuse,
le mouvement de la
clbration tire
son authenticit du
dsir
qui
nat dans
l'esprit;
en
outre,
pour
Denys,
la foi
s'appuie
sur
le texte
scripturaire
et sur la
liturgie qui l'expriment
et le
guident
vers
celui
qui
s'est autorvl29.
Telle
est
bien la
perspective dionysienne.
S'il convient
en
effetde re
connaitre sa
proccupation
d'affirmer
que
Dieu se situe
toujours
au-del de toute
saisie
mentale,
mme
si,
pour reprendre
une
expression
de
Malebranche,
l'esprit possde toujours
du
mouvement
pour
aller
plus
loin,
il n'en demeure
pas
mins
que,
concrtement,
c'est le mme
qui
se situe au-del de tout et
qui
a voulu se
communiquer par partici
pation.
Et,
ds
lors
que
s'est ralise
cette
participation,
celle-ci ouvre
une voie
nouvelle,
affirmative,
pour
la clbration.
Qu'il
faille
toujours
avoir l'esprit cette doubl perspective, la seconde Lettre de Denys
nous le dclare sans
ambiguit.
Remarquons
en
ce texte la dnomina
tion divine si chre
Denys:
la
Tharchie. Comme nous
l'expliquerons
bientt,
elle
signifie
Dieu en tant
prcisment qu'il
se
communique.
Comment,
demandait sans doute son
correspondant,
l'au-del
de tout
peut-il
tre aussi
au-dessus
de la
Tharchie et du
Principe
du
Bien?
Denys rpondait:
Si tu
penses que
dit et bont
sont la
ra
lit mme du don
qui produit
le bon et le divin
et l'inimitable imita
tion du
plus que
divin
et du
plus que
bon et selon
lequel
nous
deve
nons divins et bons. Car si Cela devient
principe
de la dification et
du devenir-bon de ceux qui sont difis et devenus bons, le Surprinci
pe
de tout
principe
et de ce
qu'on
appelle
dit et bont est alors
au-del de la Tharchie et du
Principe
du bien. Et dans la
mesure
o
il est
inimitable et fuit toute
appropriation,
il transcende les imita
tions et les
possessions,
les
imitateurs
et les
participants30.
29
Voici
comment
Denys
dcrit les diverses sources de la connaissance
thologi
que:
Notre illustre
prdcesseur
(...)
soit
qu'il
ait
re
-
7/25/2019 BERNARD, Ch-A., La Doctrine Mystique de Denys l'Aropagite
13/45
534
CHARLES ANDR
BERNARD,
S.I.
Pour
penser quelque
chose
qui
se situe au-dessus de la Thar
chie,
il
faut donc
se
piacer
du
point
de vue de
ce
qu'elle
est
en
soi.
Concrtement,
cependant,
cet au-del de tout n'est
pas
diffrent de la
Tharchie,
le
Dieu-principe,
la Trini
t,
le Crateur.
Seulement,
ces
noms
que
nous
lui
donnons,
nous les lui
confrons
en
fonction
de
son automanifestation
et
de la
participation qu'il
nous a
accorde;
ils
ne dfinissent
pas
son
en-soi,
cette essence
imparticipable
qui
chap
pe
toute connaissance
cre,
mais
plutt
ce
qu'il
est
pour
nous.
Cette dualit
de
points
de vue
est fondamentale pour saisir la pense
de
Denys.
La
clbration
concerne
prcisment
Dieu en tant
qu'il
s'est ren
du
accessible.
Et c'est bien l la
perception mystique
fondamentale
de
Denys.
Ce
qui
l'merveille et suscite son
chant,
c'est le fait
que
Dieu
a
voulu se
communiquer,
se
faire connatre
et nous faire
parti
ciper
sa vie.
Denys pergoit
Dieu comme le
Dieu-principe,
le
Dieu-cause,
la Tharchie31.
La
Tharchie
De
cette
Tharchie,
la Hirarchie
cleste nous donne une des
cription soulignant
aussi
bien la
transcendance absolue de son tre
concret et une certaine
perception que
sa condescendance nous a
concde: La Tharchie est monade et
unit
en
trois
personnes, p
ntrant
par
sa
providence
trs bonne tous les
tres,
depuis
les subs
tances
supraclestes
jusqu'aux
dernires de la
terre,
en tant
que
prin
cipe
et
cause
(transcendant
mme le
principe)
de
toute
substance,
et
contenant
sur un
mode transcendant toutes choses
dans
un
em
brassement irrsistible32.
Comme
l'explicite
un autre texte des
Noms divins, la communication divine n'a d'autre cause que la Bont
de
Dieu,
ce
qui,
en mme
temps,
prserve
sa transcendance tout en le
rapprochant
de
nous: S'il faut en croire la
trs
sage
et trs vraie
thologie,
c'est la
mesure de chacun des
esprits
que
se rvlent et
sont
contemples
les
ralits divines
puisque
c'est
la
bont tharchi
que
qui,
dans sa
justice
salvatrice,
offre
divinement aux tres mesura
bles,
comme une
ralit
infinie,
sa
propre
incommensurabili t33.
31
Cf. Walter
neidl,
Thearchia.
Regensburg,
Verlag
Josef
Habbel,
1976.
32
CH,
212C.
33
DN,
588 AB.
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14/45
LA
DOCTRINE
MYSTIQUE
DE
DENYS L'AROPAGITE
535
Qu'il
faille en outre
concevoir
la
Tharchie comme la
ralit
su
prme
se
communiquant,
un
symbole,
utilis avec
prdilection
par
Denys,
nous
l'indique
clairement,
celui
du
rayon
et du
rayonnement.
Plus
qu'aucun
autre,
sans
doute,
il
indique
simultanment la
perma
nence de la source lumineuse et la
diffusion de
la
lumire: le Bien
n'est
pas
totalement incommunicable
chaque
tre,
mais,
de
lui-mme,
il manifeste chacun des tres
le
rayon
transcendant
qu'il
proportionne
selon
sa
bont34.
La
participation
ce
rayon s'opre
simultanment dans l'ordre
ontologique
et dans
celui
de la connais
sance,
car tout
dpend
de Dieu-cause
suprme: Puisque
comme
bont subsistante
(agathottos
hyparxis), par
son
tre
mme,
elle est
la cause de tous les
tres,
et
que
tout subsiste en elle il faut clbrer la
toute bonne
providence
de la Tharchie
partir
de tous les tres
crs:
tout,
en
effet,
est en
fonction
d'elle,
cause
d'elle;
elle
prcde
tout
et
tout subsiste
en elle35. Ainsi
lorsque
le
rayon
se manifeste
comme
illuminateur,
il ne fait
que
reflter,
un autre
niveau,
la
condition
ontologique.
Nous sommes mieux
mme, maintenant,
de
comprendre
le
sens plnier de l'expression de la Thologie mystique dfinissant le
terme de
l'opration mystique.
Denys
crivait: Par cette
sortie,
libre
et
absolue,
de toi-mme et de
tout,
tu
t'leveras
purement jusqu'au
rayon
transcendant
de la divine
tnbre,
abandonnant tout et
t'tant
dtach
de tout
36
Deux
notions,
ici,
doivent tre considres corr
lativement,
celles
de tnbre
et
de
rayon.
La
fortune
de la
premire expression,
la tnbre
divine,
est assez
connue. En
fait,
chez
Denys,
comme
chez saint
Grgoire
de
Nysse
aussi,
par exemple,
le mot
tnbre
correspond
deux mots
grecs,
gnophos
et
skotos,
le
premier
indiquant davantage
la
transcendance,
le second l'obscurit due au pch. Mais une telle distinction n'est
pas toujours
respecte:
la
Thologie mystique
utilise d'abord
le
pre
mier,
puis
le second
dans la mme
prire
d'ouverture
que
nous avons
cite
et il ne
semble
pas qu'on
puisse
tablir
la moindre diffrence
de
sens.
Il
n'y
a donc aucun
inconvnient
prciser
ce sens
partir
du
texte
de la
premire
Lettre o se
trouve
explicite
l'acception que
34
DN,
588 C.
35
DN,
588 CD.
36 Denys l'Areopagite, MT, 1000 A.
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15/45
536
CHARLES ANDR
BERNARD.
S.i.
nous trouvons dans la
Thologie
mystique.
A
l'objection:
La tnbre
devient invisible la lumire
et
d'autant
plus que
la lumire est
plus
abondante;
les
connaissances font
disparatre
l'inconnaissance et
d'autant
plus
que
les
connaissances
sont
plus
abondantes,
Denys
r
pond:
Considrant cela au sens minent et non selon le sens
priva
tif,
l faut
reconnatre
en toute
vrit
que
l'inconnaissance selon Dieu
chappe
ceux
qui possdent
la lumire et la connaissance des
tres,
et
que
la transcendance de cette tnbre se cache toute lumire et
abolit toute connaissance.
Si
quelqu'un, voyant Dieu, comprend
ce
qu'il
voit,
c'est
qu'il
ne l'a
pas
vu,
mais
il
a vu seulement
quelqu'un
des tres
qui
lui
appartiennent
et
qui
sont
connus;
lui,
en
effet,
de
meure au
dessus
de
l'esprit
et
au dessus
de
la
substance,
chappant
la connaissance et Ttre
puisqu'il
est transcendant
Ttre et
l'es
prit
37.
Denys
met bien
ici
en valeur
le
paradoxe
de la notion de t
nbre: de
soi,
elle serait
infrieure
la lumire de la
connaissance;
en
Dieu,
elle
signifie
au
contraire la transcendance absolue dans l'ordre
de Ttre et
de
la
connaissance.
Ce
Symbole
de la
tnbre,
par
del
Grgoire
de
Nysse,
rejoint
le
texte de VExode\ Dieu guidait les Hbreux le jour par la nue, la nuit
par
une colonne de feu. Dans
la
Thologie
mystique, cependant,
De
nys
cite un
texte
des
Psaumes
qui rpond
mieux sa
vision des cho
ses:
Lui
qui
a
pris
la tnbre
pour
cachette
(Ps.
18,12;
mme texte
en 2 Sam
22).
Le
psaume
dcrivait la
toute-puissance
et le
mystre
de
Jahv se manifestant dans
l'orage
et la
temptre.
Il
en
appelait
en ou
tre des notions
plus sotriques:
Il inclina les cieux et
descendit,
un
pais
nuage
sous ses
pieds;
il monta sur un Chrubin et
vola,
il
plana
sur
les ailes du vent
(Ps
18,10-11).
Une
telle
envole
potique
devait
enchanter l'auteur de la
Thologie
symbolique:
n'tait-elle
pas
parfaitement apte suggrer tant la transcendance divine que l'lva
tion de l'me en
qute
de
connaissance
mystique?
Enfin dans la Let
tre
V,
il
identifie
simplement
la
tnbre
la
lumire
divine: La divi
ne
tnbre est la lumire
inaccessible
en
laquelle
on dit
que
Dieu
ha
bite. Etant
invisible en raison
de sa clart
transcendante,
et
inaccessi
ble
en
raison de
l'minence de sa
transcendante effusion
lumineuse,
elle
parvient qui
est
rendu
digne
de connatre et de
voir
Dieu,
et du
37
Lettre
I,
1065
A.
La
juste
interprtation
de Gandillac ne
requiert pas
un
chan
gement
de
traduction de la
premire phrase.
Sans doute
s'agit-il,
comme au dbut de
la Lettre II, de
l'objection
du
correspondant?
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16/45
LA DOCTR1NE
MYSTIQUE
DE
DENYS
L'AROPAGITE 537
fait
mme
qu'il
ne le voit
ni le
connat,
il transcende vraiment
vision
et
connaissance;
et il
sait
seqlement
qu'il
est
au del des ralits sensi
bles et
intelligibles38.
Ce
qu'il
faut
souligner
c'est le
contexte
de communication
qu'appelle
l'ide
de
rayon
et
de
rayonnement applique
la tnbre.
Nous sommes
loin alors
des
positions
mtaphysiques qui,
insistant
sur la transcendance
absolue
de Dieu ne
prsentent plus
que
des
perspectives
de
ngativit
agnostique.
Pour
Denys,
la transcendance
absolue
s'identifie
concrtement la
Tharchie
rayonnante.
C'est
elle
que
l'on
clbre;
c'est elle
aussi
que
tend
la dmarche
mystique.
Pour
autant,
est-on
autoris concder
l'extase
mystique
le
si
grand privilge
d'atteindre
Dieu
purement
et
simplement?
On ne
prte
pas
alors assez attention
une
expression
dionysienne
que
nous venons
de rencontrer:
La divine
tnbre est
la
lumire
inaccessible
o l'on
dit
que
Dieu
habite;
ou
se
cache
(Ps
18,12);
non
pas
Dieu lui-mme
mais le lieu o
il demeure.
Ainsi
Denys
prcise-t-il
que
Mo'ise ne
rencontre
pas
Dieu lui-mme
ni ne
le
contemple
car
il est invisible
mais
le lieu
o il demeure39.
En fait la Hirarchie celeste avait dj insist sur les degrs
descendants
de l'illumination.
Les
intelligences
qui
vivent
au-del
du
ciel,
expliquait
Denys,
sont,
du fait
mme
qu'elle
vivent
en
conformit
avec
Dieu,
les lieux divins
o,
selon
l'expression
de
l'Ecriture,
la Tharchie
repose
(Is
66,5)
40.
Aprs
avoir ainsi
prcis
sous
quel aspect
il convient de consid
rer
Dieu
en tant
qu'objet
de la
contemplation
mystique,
il nous
faut
maintenant
considrer
la dmarche
mystique:
on ne saurait
en effet
sparer
le
processus
d'atteinte
du
divin de
la
conception
mme
de
ce
divin. Encore
que
l'on
s'appuie
alors
sur
les
paroles
de
l'Ecriture,
cel
les-ci non plus ne sauraient tre spares totalement de l'exprience
spirituelle
qu'elles
autorisent ou
prsupposent.
Denys
lui-mme,
nous venons
de
l'indiquer,
en
appelle explicitement
l'exprience
de
Mo'ise
et,
en
gnral,
des hommes
de Dieu.
38
Lettre
V,
1073
.
39
MT,
1000 D. Plotin
aussi a
parl
du
lieu
intelligible
(Ennades,
V,8,13);
et
dj
Platon
(Phdre,
247
c).
40 CH, 212C.
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17/45
538
CHARLES ANDR
BERNARD,
S I.
II. La
dmarche
mystique
Patiens
divina
Mme si
cela
peut
parafare
tonnant,
ce n'est
pas
dans
l'opus
cule sur la
Thologie mystique que
se trouve le mieux
caractris un
trait fondamental de
l'exprience
mystique,
mais dans
les
Noms di
vins. Dans ce
livre,
en
effet,
lorsque Denys
dcrit les
difTrentes d
marches qui fondent le discours thologique, il emploie l'expression
qui
a fix
dfmitivement
la
problmatique
mystique, patiens
divina,
l'exprience
vcue du
domaine divin.
A
cot de la
dmarche fonde
sur
l'enseignement
traditionnel et de celle
base sur la
recherche ex
gtique
existe celle de
l'exprience
passive qu'a
sans
doute connue
l'illustre
prdcesseur
de
l'Aropagite:
initi
par
une
inspiration
plus
divine,
n'ayant pas
seulement du
domaine divin une
science ac
quise par
l'tude,
mais une
exprience
vcue
et,
par
une
sympathie
envers
ce
domaine,
ayant
t rendu
parfait
selon une union et
une foi
inenseignables
et
mystiques41.
Enregistrons donc que la
description
de la dmarche
mystique
ne se trouve
pas
dans
la
Thologie
mystique
Cette
remarque
doit
nous inciter
prciser
le
propos
exact de
cet
opuscule;
quelle logi
que
interne obit-il? Devons-nous
l'interprter,
comme il
parat
ob
vie,
en fonction d'une
initiation
concrte
la
vie
mystique?
Il ne le
semble
pas.
Bien
plutt s'agit-il
d'une
justification
de
la
thologie
mystique,
d'claircissements et
de
rponses,
de
la
part
de
Denys,
des
objections
relles ou
supposes
de
Timothe son
disciple.
Quelles
pouraient
tre
ces
interrogations?
La
premire porte
sur
la nature de la tnbre divine dont la Lettre V nous a donn une dfi
nition
prcise.
lei
Denys
rpond
indirectement en
montrant
que
sa
saisie
dpend
de
la
bienveillance de
la
Trinit
comme aussi
de l'effort
pour
se
disposer, par
la sortie
de soi et de
tout,
la
communication
du
rayon
divin42.
La suite
du
chapitre
premier
carte
de cette
disci
41
DN,
647
.
42
L'aspect
passif
de
cette
communication est accentu
si,
comme J.
Vanneste
(Le
Mystre
de
Dieu,
DDB,
Museum
Lessianum,
1959)
on
traduit anatathti
par
sois
lev
au lieu de
lve-toi;
comme aussi
anachthsei
par
tu seras lev au
lieu de
tu t'lveras.
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18/45
LA
DOCTRINE
MYST1QUE
DE DENYS
L'AROPAGITE
539
pline mystique
ceux
qui prtendent
connaitre Dieu
ou
le
reprsentent
par
des formes
cres;
seul Moi'se
peut
tre
propos
en
exemple
de
purification
et de connaissance du Dieu
transcendant.
A
celui
qui
objecterait
alors
l'impossibilit
o l'on se trouve
d'atteindre vraiment
Dieu
et
de
le
clbrer,
Denys
rpond que, prcisment, l'authentique
clbration considre Dieu
dans la tenbre transcendante
(c.
II).
Dans le
chapitre
III,
Denys
rpond
la demande du
disciple
concer
nant la situation d'une telle
thologie mystique
par
rapport
aux
au
tres
formes de la
thologie qui
ont
dj
t
traites;
il
justifie
en
outre
sa dmarche
et
pourquoi,
diras-tu,
commencer la
thologie nga
tive
par
les
tres
infrieurs,
contrairement la dmarche de
la
tholo
gie
affirmative?
Quant
aux
chapitres
IV et
V,
ils
justifient
non seule
ment le
dpassement
du
sensible,
mais celui de
l'intelligible;
car Dieu
se
situe
au-del
de tout. C'est ce
qu'affirmait
dj
le texte des Noms
divins: Nous ne montons
(vers
cette
transcendante ralit
cache)
qu'en
mettant au
repos
toutes
nos
nergies
intellectuelles,
sans
voir
aucune
dification,
ou
vie,
ou substance
qui
soit vraiment semblable
cette
cause
spare
de
tout selon
sa totale transcendance. D'autant
plus que nous savons par l'Ecriture que le Pre est la dit fontale et
que
Jsus
et
l'Esprit
sont,
pour
ainsi
dire,
des
rejetons
divins de
la
fe
conde divinit. Et comment
cela
advient-il,
il n'est
possible
ni
de
le
dire,
ne de le
comprendre43.
L'affirmation
de la
transcendance
et de
l'incomprhensibilit
de
Dieu
justifie
donc une
forme
de
thologie
ngative.
Mais la
thologie
mystique suppose
en outre
la
possibilit
d'une certame atteinte de
la
ralit divine. A
quelle
condition?
Que
Dieu se
prsente
lui-mme
comme
objet, pour
le
contemplatif,
d'une
exprience
vcue:
patiens
divina.
En fait, on peut remonter loin dans le pass pour retrouver une
telle
persuasion.
Ainsi,
selon un
fragment
tir
de
Synesius,
les
myst
res
d'Eleusis
conduisaient leurs
participants
une attitude
passive:
Aristote estime
que
ceux
qui
sont conduits
la
perfection
ne doi
vent
pas apprendre
(mathein)
quelque
chose,
mais
en faire
l'exprien
ce
(pathein)
et
s'y disposer,
en
en
devenant,
par
cela
mme,
capa
bles44.
Quel
que
soit
le
niveau
de cette
exprience
d'ordre affec
DN,
645 AB.
44
Cf. Ross
W.D.,
Aristotelis
fragmenta
selecta,
Oxford,
1955,
.
84,
fr. 15.
Selon Michel
Psellus,
l'esprit
re?oit
une illumination
(ibid.).
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19/45
540
CHARLES
ANDR
BERNARD,
S
I
tif45,
il
est
clair
qu'elle
ne se situe
plus
dans
Pordre
de
l'activit intel
lectuelle mais
implique
une
rceptivit:
on se
dispose
et ainsi on se
rend
capable
de
percevoir exprimentalement
une ralit situe au
del du savoir.
A sa
manire
dcisive,
Aristote ne faisait
que
mettre en relief la
caractristique
de
l'exprience contemplative.
Ce
que
l'on
trouvait
dans les textes
platoniciens
46,
et
qui
deviendra un thme
plotinien,
c'est
l'ide
d'une
imprvisibilit
de
l'illumination;
mais cette
imprvi
sibilit serait-elle
possible
si n'intervenait un lment
extrieur la
conscience
pour s'imposer
sa
perception?
Le
P.
Festugire,
lorsqu'il
dcrit le
processus contemplatif
chez
Platon insiste
sur l'ide de la
prsence
et du contact de la
ralit
suprme.
Dans le
Banquet,
no
te-t-il,
le
Beau
en soi
que je
touche n'est
plus objet
de
parole
ni de
science;
mais il
est
l,
je
sens sa
prsence, je
le
touche,
il
existe,
le
sentiment
de
cette existence me
remplit
d'une
joie
totale47. Lors
qu'on passe,
dans La
Rpublique,
la
perception
du
Bien,
celui-ci
ap
parali
au dessus des Ides et des
essences. Il est l'existence
pure.
Il
est l'Etre dont l'essence se confond avec
l'existence48;
peine
le
voit-on; il est seulement le contact d'une prsence. Finalement, corn
ine
l'explicite
le
Philbe,
il faut
passer
l'Un,
le
Principe
d'o les
Ides tirent la
forme et
Ttre;
ce
Principe
est
atteint
uniquement
dans
la
contemplation.
Passivit
psychologique
Il
appartenait
Plotin
de
dvelopper l'enseignement
de
son mai
tre dans le sens
d'une attention accrue la
composante
subjective
de
l'exercice
mtaphysique
et
la
transformer ainsi en une
forme
de
contemplation mystique.
Pour clairer ce dernier
aspect
et cela en
fonction de la doctrine
dionysienne
que
nous
examinons,
nous nous
arrterons sur deux
aspects.
Le
premier
sera celui de la
passivit.
Lisons le
texte o cette no
tion
apparat
clairement,
tout en notant au
passage
l'effort de Plotin
45
Pour A.J.
Festugiere,
on
demeure sur le
pian
du
sensible;
cf.
L'idal
reli
gieux
des
Grecs
et
Evangile,
Paris,
Lecoffre
Gabalda, 1981,
p.
140.
46
Cf.
Platon,
Le
Banquet,
212a.
47
Festugire A.
J.,
Contemplation
et vie
contemplative
selon
Platon, Paris,
Vrin,
1936,
p.
262.
48 Ihid., p. 263.
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20/45
LA
DOCTRINE
MYST1QUE
DE DENYS L'AROP AGITE 541
pour
rendre sa
description
moins
approximative
comme
il
advient
habituellement
lorsqu'il s'agit
de faire le rcit d'une
exprience spiri
tuelle leve :
Rpudiant
les dsordres de ce monde et s'en tant
purifie,
(l'me)
retourne
vers
son
pre
et
se
trouve
bien
(eupathei).
Qui
n'a
pas
fait cette
exprience
(pathma),
qu'il l'imagine
partir
des amours de ce monde
(...)
Il
est alors
possible
de
le voir
et
de
se
voir,
dans la mesure o cela est
permis;
on
se
voit soi-mme clatant
de
lumire,
plein
de lumire
intelligible,
ou
plutt
on
est
devenu lu
mire
pure, subtile, lgre;
on est devenu ou
plutt
on est
dieu,
em
bras alors
d'amour,
mme si
l'on
retombe sous le
poids
comme une
fleur
fltrie49. Traduire le mot
pathma par exprience s'impose
car
il
est clair
que
Plotin
fait
appel
non une tude mais
un vne
ment. Peu
importe
que,
pour
dcrire cet
vnement,
il
s'appuie
sur la
symbolique
des
mystres Lorsqu'il ajoute qu'il
s'agit
d'un savoir ac
cord un
petit
nombre:
Quiconque
a vu sait ce
que je
dis;
il sait
que
l'me a une autre
vie50,
il
est
clair
qu'il
se rfre une
exp
rience
proprement
spirituelle,
au
passage
une
autre
dimension
que
l'animation du
corps;
il
s'agit
de la
perception
d'une
ralit
symboli
se par les rites mystriques.
En
adoptant
le terme de
passivit, Denys ajoute
cependant
une
prcision
laquelle
il
tient,
puisqu'elle
fournit
l'argument
du c. V de
la
Thologie mystique:
l'exprience
se
situe
au-del des
oprations
in
tellectuelles.
Ainsi
trouvons-nous,
dans les Noms
divins,
cette asser
tion: aux autres
aspects intelligibles
(les
attributs
divins)
en
tant
que
pleins
de
mystre,
nous
nous sommes unis
au-del d'une
opration
intellectuelle,
selon
la divine tradition51.
Plotin,
au
contraire,
en
appelle
une
exprience
semblable
au dvoilement de
la divinit
dans les
mystres,
mais incluant
une autoconscience de
Ttre
spi
rituel.
Ainsi arrivons-nous au second
aspect
de la doctrine
plotinienne
de
l'exprience mystique:
celle-ci
implique
un effort d'intriorisation
et
aboutit une surconscience
spirituelle.
La
description
d'un tei
processus
nous est
propose,
par
exem
ple,
en fonction de
l'ascension vers la
beaut: Si
quelqu'un
d'entre
49
Plotin,
Ennades,
VI, 9,9.
50
Ibid.
51
Nous
adoptons
la lecture et la traduction
de
Scazzoso;
de Div.
nom.,
645
a,
in
Tutte le
opere, p.
275 n.43 nous
nous sommes
unis,
au
passif:
nous avons
t
unis.
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21/45
542 CHARLES
ANDR
BERNARD,
S I.
nous,
qui
sommes
incapables
de nous voir
nous-mmes,
aprs
avoir
t
possd par
ce
dieu,
est
port
cette
vision,
il
se
reprsente
soi-mme et voit
son
image
embellie;
et
si,
ayant quitt
cette
image
si
belle,
il
s'unit
soi-mme et refuse dornavant toute scission de l'uni
t
qui
est en mme
temps
le
tout,
il
est uni au dieu
prsent
dans le
si
lence,
autant
qu'il
le
peut
et
le veut. S'il retourne la
dualit,
il ne
cesse
pas,
tant
pur,
d'tre
prsent
au
dieu si bien
que,
s'il se tourne
vers
lui,
il lui est de nouveau
prsent.
En
ce
retour,
il
retire
un avan
tage:
il
commence
se
percevoir
soi-mme aussi
longtemps qu'il per
svre dans la conscience de
l'altrit;
revenant
l'intrieur,
il
poss
de de nouveau le tout52. Les deux mouvements
d'unification
et
d'altrit se succdent mais
l'union
permet
ensuite une altrit sans
scission
et
celle-ci ne met
pas
obstacle la recherche de l'union: ce
mouvement
de sorde et de retour en
soi de l'me est rendu
possible
en
raison
de la
purification dj opre;
elle
dfinit
un
processus spi
rituel
dj parfaitement
labor.
Ce
qui
intresse en
particulier
Plotin,
suivant en cela la
pente
ontologique
de la tradition
grecque,
c'est
de
concevoir
alors l'union
de l'me et du corps. Platon s'tait efforc dans le Phdon de montrer
que l'intelligence
(le nos),
tant
capable
de s'lever du sensible
l'Ide universelle et de
poser
des
jugements
de
valeur,
devait se
souvenir d'une
vie antrieure
o elle
avait
contempl
les
Ides;
sa vie
n'est
donc
pas
lie
l'organisme corporei.
Bien
plus
le nos est
apparent
l'Ide
et
participe
donc de sa
prennit53.
Bref,
selon le
mot du
Time,
nous
sommes
une
piante
non
pas
terrestre,
mais
cleste
54,
une substance idelle et
immortelle.
De
cette
doctrine,
Plotin
recherche
non
plus
une
justification dialectique
mais un
tmoignage
en
quelque
sorte
exprientiel;
la
mtaphysique
devient
mystique: Souvent m'veillant moi-mme en sortant de mon corps
et devenant extrieur
tout le reste mais intrieur
moi-mme,
voyant
une beaut mrveilleuse et
tant surtout alors
persuad
d'tre
l'objet
d'une destine
suprieure,
devenu une mme chose avec le
divin,
difi en lui et
exergant
cette
activit,
m'tant
lev au dessus
de tout
autre
intelligible, aprs
ce
repos
dans
le
divin
tant redescen
du de
l'intelligence
la
pense
discursive,
je
me demande comment
52
PLOTIN, Ennades,
V,8,1I.
53
Platon,
Phdon,
78b-80b.
54
Platon, Time,
90 a.
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7/25/2019 BERNARD, Ch-A., La Doctrine Mystique de Denys l'Aropagite
22/45
LA DOCTRINE
MYSTIQUE
DE DENYS
L'AROP AGITE 543
j'efiectue
alors cette descente
et
comment
l'me
a
jamais pu
entrer
en
mon
corps, puisqu'elle
est
ce
qu'elle
m'est
alors
apparue
en
elle-mme,
bien
qu'elle
soit
dans un
corps5
5.
Denys
n'entre
que
trs difficilement
dans cette
perspective ploti
nienne d'intriorisation.
Il est vrai
que lorsque
Denys
dcrit le mouvement
circulaire de
l'me
grce auquel
celle-ci
s'lve vers le Beau et le
Bon,
il fait
appel
un effort
pralable
d'intriorisation
et de recueillement:
Le mou
vement
circulaire de l'me
est,
partir
de
l'extrieur,
la rentre en el
le-mme et
le rassemblement
unifi de
ses
puissances
intellectuelles,
ce
qui
lui
donne,
comme en un
cercle,
de
ne
plus
errer;
partir
de
la
multiplicit
extrieure elle
se tourne et se rassemble
d'abord en
el
le-mme
puis,
devenue
unifie,
s'unissant
aux
puissances
dj
uni
fies,
elle
est
conduite
comme
par
la
main,
vers le Bon et le
Beau,
qui
est
au-dessus de
tout,
un
et
le
mme,
sans
principe
et
sans fin56.
Mais
il faut
remarquer qu'une
telle intriorisation
ne
porte pas
l'me
la connaissance
d'elle-mme;
elle constitue
simplement
une condi
tion
pralable
la
perception
de la
Tharchie.
Plus proche en cela de la position de Platon, rexpose
en
parti
culier
par
Proclus,
Denys
considre le terme
de l'ascension
mystique
en fonction
de l'activit
mtaphysique
s'efforsant
de
penser
l'tre.
Alors ce terme lui
apparati
comme dfinissable seulement
par nga
tion;
il
n'est,
comme
l'explique
le
c. V de la
Thologie mystique,
rien
d'intelligible,
au sens o ce
mot
possde
pour
nous un contenu
dfi
nissable.
De la Cause de tout
intelligible,
on
dira donc
que
d'elle
il
n'y
a
pas
de saisie
intellectuelle;
elle n'est
ni
science,
ni
vrit,
ni
royaut,
ni
sagesse57.
Elle n'est mme
pas,
ce
qu'affirmaient
pour
tant,
et
lgitimement,
les
Esquisses
thologiques
esprit
(pneuma)
comme nous le connaissons, ni filiation ni paternit, ni tnbre ni
lumire58.
Le mouvement
dionysien
est
donc un
mouvement
de
continuel
dpassement,
non seulement
du
sensible59,
mais
aussi de
l'intelligible,
vers le terme
absolument transcendant.
55
Plotin,
Ennades,
IV,8,1.
56
DN 705
A.
On
peut,
avec
Scazzoso,
entendre
l'expression
s'unissant
aux
puissan
ces des
puissances
angliques.
Mais
cela ne
change pas
beaucoup
le
sens de la ncessaire
unification
pralable.
Simplement,
l'accent
est
mis
sin
la mdiation des
puissances
angli
ques
dans la connaissance
de Dieu. Cf.
Scazzoso,
Tutte
le
opere,
p.
304,
n. 39.
51
Denys, MT,
1048
A.
58
Ibid.
" Ibid., c. IV, 1040D.
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23/45
544
CHARLES ANDR
BERNARD,
S
I.
Le don divin
Comment
alors
poser
ce terme dtach de tout
et
au del de
tout?
60
En
fait,
ce n'est
pas l'esprit qui
le
pose;
mais lui se
propose.
Nous
retrouvons
ici la
prire qui
ouvre la
Thologie
mystique
et
qui
seule
rend
possible
les recommandations
pratiques
adresses au
disciple
Ti
mothe.
Denys part
de la foi en la Trini t
qui
est la Tharchie en tant
que
manifestation
de
la
fcondit
transcendante
(hyperousios)
des trois
personnes de laquelle toute paternit tire son existence et son nom au
ciel et sur
terre
(Eph
3,15)
61. Sa
mystique,
et
par
l elle est
profond
ment
chrtienne,
se fonde donc sur une
relation
personnelle
dont
l'ini
tiative
appartieni
Dieu.
Une telle
perspective apparait
minemment
paradoxale.
D'un
cot le
disciple
doit
s'exercer en
dpassant
les
oprations
sensibles
(symboliques,
sans
doute)
et
intelligibles;
de