BACCALAUREAT SESSION 2012 – EPREUVES...

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1 Nom : …………………………….. Prénom : ………………………….. Classe : 1 ère S Lycée Bellevue – ALBI BACCALAUREAT SESSION 2012 – EPREUVES ORALES ANTICIPEES DE FRANCAIS DESCRIPTIF DES LECTURES ET ACTIVITES Nom de l’enseignante : Sandrine DOMON Séquence 1 : Baudelaire, entre « spleen » et « idéal » Séquence 2 : Dom Juan, un homme de défi Séquence 3 : la poésie engagée Séquence 4 : le personnage d’artiste dans Zola, L’oeuvre Séquence 5 : la question de l’altérité

Transcript of BACCALAUREAT SESSION 2012 – EPREUVES...

1

Nom : ……………………………..

Prénom : …………………………..

Classe : 1ère S

Lycée Bellevue – ALBI

BACCALAUREAT

SESSION 2012 – EPREUVES ORALES ANTICIPEES DE FRANCAIS

DESCRIPTIF DES LECTURES ET ACTIVITES

Nom de l’enseignante : Sandrine DOMON

Séquence 1 : Baudelaire, entre « spleen » et « idéal »

Séquence 2 : Dom Juan, un homme de défi

Séquence 3 : la poésie engagée

Séquence 4 : le personnage d’artiste dans Zola, L’œuvre

Séquence 5 : la question de l’altérité

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Séquence 1 – Baudelaire entre « spleen » et « idéal »

Objet d’étude : écriture poétique et quête de sens Problématique : En quoi la section « Spleen et idéal » du recueil Les fleurs du Mal exprime-t-elle une tension entre les souffrances et les aspirations du poète ? Œuvre intégrale (OI) : BAUDELAIRE, Les fleurs du mal, section « Spleen et Idéal », édition laissée au choix de l’élève Lectures analytiques :

� « L’albatros » � « Parfum exotique » � « Une charogne » � « Spleen » (« Quand le ciel bas et lourd… »)

Lectures cursives :

� trois autres poèmes du recueil permettant d’approfondir la lecture de « L’albatros » : • « Correspondances » • « Au lecteur » • « Elévation »

Documents complémentaires :

� peinture : deux tableaux de MUNCH, Le cri (1893) et Mélancolie (1894), en lien avec le poème « Spleen »

Séquence 2 – Dom Juan, un homme de défi Objet d’étude : le théâtre, texte et représentation Problématique : Dom Juan ou le mythe de l’homme en révolte. Après quoi court Dom Juan ? Œuvre intégrale (OI) : MOLIERE, Dom Juan, édition laissée au choix de l’élève Lectures analytiques :

� Acte I, scène 1 de “je n’ai pas grande peine à le comprendre, moi…” jusqu’à la fin de la scène � Acte I, scène 2, tirade de Dom Juan � Acte III, scène 2 du début jusqu’à « pour l’amour de l’humanité » � Acte V, scènes 5 et 6

Lectures cursives :

� E. E. SCHMITT, La nuit de Valognes : lecture intégrale permettant une comparaison avec la pièce de Molière et une meilleure compréhension du mythe.

� BAUDELAIRE, « Don Juan aux Enfers », Les fleurs du mal Documents et activités complémentaires :

� musique : MOZART, Don Giovanni, l’air du catalogue (« mille et tre ») � peinture : DELACROIX, Le naufrage de Don Juan, 1841 � théâtre : étude de deux mises en scène de la pièce de MOLIERE

• M. BLUWAL , 1965 • D. MESGUICH, 2003

� parcours théâtre : les élèves ont assisté à trois représentations théâtrales qui ont fait l’objet d’un compte rendu. • Gemelos, d’après Le grand cahier d’A. KRISTOF, mis en scène par L. PIZARRO, Z. et J. LORCA (Scène

nationale d’Albi) • Macbeth, de SHAKESPEARE, mis en scène par L. PELLY (TNT Toulouse) • Lettre au père, de KAFKA, joué par J.-Q. CHATELAIN et mis en scène par J.-Y. RUF (TNT Toulouse)

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Séquence 3 – La poésie engagée Objet d’étude : écriture poétique et quête de sens Problématique : L’écriture poétique comme arme ou la plume comme épée. Groupements de textes (GT) Lectures analytiques :

� D’A UBIGNE, Les Tragiques, I, vers 97-130 � HUGO, « Ultima Verba », Les châtiments � ARAGON, « Strophes pour se souvenir », Le roman inachevé

Documents complémentaires :

� littérature : D’A UBIGNE, Les tragiques, II, vers 773-796 � peinture : DUBOIS, Le massacre de la Saint-Barthélémy, en lien avec le poème de D’A UBIGNE ; en quoi ce

tableau peut-il être considéré comme un tableau « engagé » ? � document iconographique : L’affiche rouge, en lien avec le poème d’ARAGON

Séquence 4 : Le personnage de l’artiste dans L’œuvre de Zola Objet d’étude : le personnage de roman, du XVIIe à nos jours Problématique : En quoi le personnage de Claude incarne-t-il le drame de l’artiste incompris ? Comment le milieu artistique est-il représenté ? En quoi la création artistique est-elle le thème de L’œuvre ? Œuvre intégrale (OI) : ZOLA, L’œuvre, Livre de Poche Lectures analytiques :

� Incipit, pages 59-61 (début jusqu’à « … Tout disparut. ») � Ch. V, pages 206-208 (« Mais Claude demeurait immobile… imbécillité bourgeoise ») � Ch. VII, pages 284-285 (« Mais Sandoz… culbute au bout ! ») � Ch. IX, pages 333-334 (« A toutes les heures… vol de petits nuages ») � Ch. XII, pages 479-481 (« Ils se turent… mettre dans la terre ! ») suivi de la page 489 (« la face pâle… »

jusqu’à la fin)

Lecture cursive : � T. CHEVALIER, La jeune fille à la perle : lecture intégrale permettant une analyse comparative du personnage

de l’artiste dans ce roman et dans celui de Zola. Documents complémentaires :

� littérature : • ZOLA, Le roman expérimental (extrait) • ZOLA, Préface de la fortune des Rougon (extrait) • ZOLA, Sur Manet (extrait) • MAUPASSANT, Pierre et Jean, préface (extrait)

� peinture : • MANET, Déjeuner sur l’herbe, en comparaison avec le tableau de Claude dans L’œuvre • MANET, Olympia, réception, analyse et contexte • CABANEL, Naissance de Vénus, en comparaison avec MANET et dans le contexte du Salon officiel et

du Salon des Refusés • Divers tableaux de VERMEER, pour accompagner la lecture de La jeune fille à la perle

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Séquence 5 : la question de l’altérité Objet d’étude : la question de l’homme, du XVIe siècle à nos jours Problématique : Comment la question de l’autre, perçu, selon les époques, comme un « sauvage » ou un « barbare », pose la question de l’homme et de la civilisation dans laquelle il vit ? Groupement de textes (GT) Lectures analytiques :

� MONTAIGNE, extrait des Essais, livre I, ch XXXI, « Des Cannibales » � DIDEROT, extrait du Supplément au voyage de Bougainville, le discours du vieillard tahitien � MONTESQUIEU, extrait de De l’esprit des lois « de l’esclavage des nègres » � VERCORS, extrait de Zoo, l’assassin philanthrope, Acte II, tableau 8, lignes 331 à 441, « accent oxfordien

apprêté… de surcroît, criminelles »

Lecture cursive : � VERCORS, Zoo ou l’Assassin philanthrope : en lien avec les textes de la séquence, réflexion autour de la

question de l’homme à travers l’étude de quelques extraits

Documents complémentaires : � divers documents iconographiques représentant l’homme colonisé :

• anonyme, Jardin zoologique d’acclimatation, fin 19ème début 20ème • illustration de P. JOUBERT pour Les mangeurs d’hommes, 1952 • illustration pour The Giant Book, 1934 • deux tableaux de Paul GAUGUIN, Arearea, 1892 et Te Arii vahiné, 1896 • HERGE, Tintin au Congo, 1931

� extraits de textes autour de l’homme colonisé : • BARTHES, Mythologies, « Bichon chez les Nègres », 1957 • BOUGAINVILLE , Voyage autour du monde, seconde partie, chapitres 2 et 3 (extraits), 1771

_______________________________________________________________________________________________ Le professeur : L’élève : Le proviseur :

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Séquence 1 Lecture analytique n° 1

II L'Albatros Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, Qui suivent, indolents compagnons de voyage, Le navire glissant sur les gouffres amers. A peine les ont-ils déposés sur les planches, Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux, Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traîner à côté d'eux. Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule! Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid! L'un agace son bec avec un brûle-gueule, L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait! Le Poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l'archer; Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

BAUDELAIRE, Les fleurs du mal, 1861

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Séquence 1 Lecture analytique n° 2

LXXVIII Spleen Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis, Et que de l'horizon embrassant tout le cercle Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ; Quand la terre est changée en un cachot humide, Où l'Espérance, comme une chauve-souris, S'en va battant les murs de son aile timide Et se cognant la tête à des plafonds pourris ; Quand la pluie étalant ses immenses traînées D'une vaste prison imite les barreaux, Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux, Des cloches tout à coup sautent avec furie Et lancent vers le ciel un affreux hurlement, Ainsi que des esprits errants et sans patrie Qui se mettent à geindre opiniâtrement. - Et de longs corbillards, sans tambours ni musique, Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir, Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique, Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

BAUDELAIRE, Les fleurs du mal, 1857

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Séquence 1 Lecture analytique n° 3 XXIX Une Charogne Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d'été si doux: Au détour d'un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux, Les jambes en l'air, comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons, Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d'exhalaisons. Le soleil rayonnait sur cette pourriture, Comme afin de la cuire à point, Et de rendre au centuple à la grande Nature Tout ce qu'ensemble elle avait joint; Et le ciel regardait la carcasse superbe Comme une fleur s'épanouir. La puanteur était si forte, que sur l'herbe Vous crûtes vous évanouir. Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D'où sortaient de noirs bataillons De larves, qui coulaient comme un épais liquide Le long de ces vivants haillons. Tout cela descendait, montait comme une vague Ou s'élançait en pétillant On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague, Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique, Comme l'eau courante et le vent, Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique Agite et tourne dans son van. Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve, Une ébauche lente à venir Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève Seulement par le souvenir. Derrière les rochers une chienne inquiète Nous regardait d'un œil fâché, Epiant le moment de reprendre au squelette Le morceau qu'elle avait lâché. - Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, A cette horrible infection, Etoile de mes yeux, soleil de ma nature, Vous, mon ange et ma passion! Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces, Apres les derniers sacrements, Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses, Moisir parmi les ossements. Alors, ô ma beauté! dites à la vermine Qui vous mangera de baisers, Que j'ai gardé la forme et l'essence divine De mes amours décomposés!

BAUDELAIRE, Les fleurs du mal,

1857

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Séquence 1 Lecture analytique n° 4

XXII Parfum exotique Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne, Je respire l'odeur de ton sein chaleureux, Je vois se dérouler des rivages heureux Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone; Une île paresseuse où la nature donne Des arbres singuliers et des fruits savoureux; Des hommes dont le corps est mince et vigoureux, Et des femmes dont l'œil par sa franchise étonne. Guidé par ton odeur vers de charmants climats, Je vois un port rempli de voiles et de mâts Encor tout fatigués par la vague marine, Pendant que le parfum des verts tamariniers, Qui circule dans l'air et m'enfle la narine, Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.

BAUDELAIRE, Les fleurs du mal, 1857

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Séquence 2 Lecture analytique n° 1

Acte I, Scène I

Sganarelle, Gusman

[…] SGANARELLE - Je n'ai pas grande peine à le comprendre, moi ; et si tu connaissais le pèlerin, tu trouverais la chose assez facile pour lui. Je ne dis pas qu'il ait changé de sentiments pour Done Elvire, je n'en ai point de certitude encore : tu sais que, par son ordre, je partis avant lui, et depuis son arrivée il ne m'a point entretenu ; mais, par précaution, je t'apprends, inter nos, que tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, un pourceau d'Epicure, un vrai Sardanapale, qui ferme l'oreille à toutes les remontrances [chrétiennes] qu'on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. Tu me dis qu'il a épousé ta maîtresse : crois qu'il aurait plus fait pour sa passion, et qu'avec elle il aurait encore épousé toi, son chien et son chat. Un mariage ne lui coûte rien à contracter ; il ne se sert point d'autres pièges pour attraper les belles, et c'est un épouseur à toutes mains. Dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui ; et si je te disais le nom de toutes celles qu'il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer jusques au soir. Tu demeures surpris et changes de couleur à ce discours ; ce n'est là qu'une ébauche du personnage, et pour en achever le portrait, il faudrait bien d'autres coups de pinceau. Suffit qu'il faut que le courroux du Ciel l'accable quelque jour ; qu'il me vaudrait bien mieux d'être au diable que d'être à lui, et qu'il me fait voir tant d'horreurs, que je souhaiterais qu'il fût déjà je ne sais où. Mais un grand seigneur méchant homme est une terrible chose ; il faut que je lui sois fidèle, en dépit que j'en aie : la crainte en moi fait l'office du zèle, bride mes sentiments, et me réduit d'applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste. Le voilà qui vient se promener dans ce palais : séparons nous. Ecoute au moins : je t'ai fait cette confidence avec franchise, et cela m'est sorti un peu bien vite de la bouche ; mais s'il fallait qu'il en vînt quelque chose à ses oreilles, je dirais hautement que tu aurais menti.

MOLIERE, Dom Juan, 1665

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Séquence 2 Lecture analytique n° 2

Acte I, Scène 2

Sganarelle, Dom Juan

[…] DOM JUAN - Quoi ? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n'est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable ; et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

MOLIERE, Dom Juan, 1665

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Séquence 2 Lecture analytique n° 3

Acte III, Scène 2

Dom Juan, Sganarelle, un pauvre SGANARELLE – Enseignez nous un peu le chemin qui mène à la ville.

LE PAUVRE – Vous n'avez qu'à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite quand vous serez au bout de la forêt. Mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur vos gardes, et que depuis quelque temps il y a des voleurs ici autour.

DOM JUAN – Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon cœur.

LE PAUVRE – Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône ?

DOM JUAN – Ah ! ah ! ton avis est intéressé, à ce que je vois.

LE PAUVRE – Je suis un pauvre homme, Monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix ans, et je ne manquerai pas de prier le Ciel qu'il vous donne toute sorte de biens.

DOM JUAN – Eh ! prie-le qu'il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres.

SGANARELLE – Vous ne connaissez pas Monsieur, bonhomme ; il ne croit qu'en deux et deux sont quatre et en quatre et quatre sont huit.

DOM JUAN – Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?

LE PAUVRE – De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.

DOM JUAN – Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ?

LE PAUVRE – Hélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.

DOM JUAN – Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour ne peut pas manquer d'être bien dans ses affaires.

LE PAUVRE – Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n'ai pas un morceau de pain à me mettre sous les dents.

DOM JUAN – Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins. Ah ! ah ! je m'en vais te donner un louis d'or tout à l'heure, pourvu que tu veuilles jurer.

LE PAUVRE – Ah ! Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?

DOM JUAN – Tu n'as qu'à voir si tu veux gagner un louis d'or ou non. En voici un que je te donne, si tu jures ; tiens, il faut jurer.

LE PAUVRE –Monsieur !

DOM JUAN – A moins de cela, tu ne l'auras pas.

SGANARELLE – Va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal.

DOM JUAN – Prends, le voilà ; prends, te dis-je, mais jure donc.

LE PAUVRE – Non, Monsieur, j'aime mieux mourir de faim.

DOM JUAN – Va, va, je te le donne pour l'amour de l'humanité.

MOLIERE, Dom Juan, 1665

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Séquence 2 Lecture analytique n° 4

Acte V, Scène 5

Dom Juan, un Spectre, en femme voilée, Sganarelle

LE SPECTRE – Dom Juan n'a plus qu'un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du Ciel ; et s'il ne se repent ici, sa perte est résolue.

SGANARELLE – Entendez-vous, Monsieur ?

DOM JUAN – Qui ose tenir ces paroles ? Je crois connaître cette voix.

SGANARELLE – Ah ! Monsieur, c'est un spectre : je le reconnais au marcher.

DOM JUAN – Spectre, fantôme ; ou diable, je veux voir ce que c'est. (Le Spectre change de figure et représente le Temps avec sa faux à la main.)

SGANARELLE – O ciel ! voyez-vous, Monsieur, ce changement de figure ?

DOM JUAN – Non, non, rien n'est capable de m'imprimer de la terreur, et je veux éprouver avec mon épée si c'est un corps ou un esprit. (Le Spectre s'envole dans le temps que Dom Juan le veut frapper.)

SGANARELLE – Ah ! Monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous vite dans le repentir.

DOM JUAN – Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu'il arrive, que je sois capable de me repentir. Allons, suis-moi.

Scène 6

La Statue, Dom Juan, Sganarelle

LA STATUE – Arrêtez, Dom Juan : vous m'avez hier donné parole de venir manger avec moi.

DOM JUAN – Oui. Où faut-il aller ?

LA STATUE – Donnez-moi la main.

DOM JUAN – La voilà.

LA STATUE – Dom Juan, l'endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel que l'on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre.

DOM JUAN – O Ciel ! que sens-je ? un feu invisible me brûle, je n'en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent. Ah ! (Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur dom Juan ; la terre s'ouvre et l'abîme ; et il sort de grands feux de l'endroit où il est tombé.)

SGANARELLE – Ah ! mes gages ! mes gages ! Voilà par sa mort un chacun satisfait. Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content ; il n'y a que moi seul de malheureux, qui, après tant d'années de service, n'ai point d'autre récompense que de voir à mes yeux l'impiété de mon maître punie par le plus épouvantable châtiment du monde. Mes gages ! mes gages ! mes gages !

MOLIERE, Dom Juan, 1665

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Séquence 3 Lecture analytique n° 1

Je veux peindre la France une mère affligée, Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée. Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage Dont nature donnait à son besson l'usage ; Ce voleur acharné, cet Esaü malheureux, Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux, Si que, pour arracher à son frère la vie, Il méprise la sienne et n'en a plus d'envie. Mais son Jacob, pressé d'avoir jeûné meshui, Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui, A la fin se défend, et sa juste colère Rend à l'autre un combat dont le champ est la mère. Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris, Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits ; Mais leur rage les guide et leur poison les trouble, Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble. Leur conflit se rallume et fait si furieux Que d'un gauche malheur ils se crèvent les yeux. Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte, Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ; Elle voit les mutins, tout déchirés, sanglants, Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchant. Quand, pressant à son sein d'une amour maternelle Celui qui a le droit et la juste querelle, Elle veut le sauver, l'autre, qui n'est pas las, Viole en poursuivant, l'asile de ses bras. Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine ; Puis, aux derniers abois de sa proche ruine, Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ; Or, vivez de venin, sanglante géniture, Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture ! »

D’A UBIGNE, Les Tragiques, 1616, vers 97-130

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Séquence 3 Lecture analytique n° 2 Ultima Verba […] Oh ! tant qu’on le verra trôner, ce gueux, ce prince, Par le pape béni, monarque malandrin, Dans une main le sceptre et dans l’autre la pince, Charlemagne taillé par Satan dans Mandrin ; Tant qu’il se vautrera, broyant dans ses mâchoires Le serment, la vertu, l’honneur religieux, Ivre, affreux, vomissant sa honte sur nos gloires ; Tant qu’on verra cela sous le soleil des cieux ; Quand même grandirait l’abjection publique À ce point d’adorer l’exécrable trompeur ; Quand même l’Angleterre et même l’Amérique Diraient à l’exilé : — Va-t’en ! nous avons peur ! Quand même nous serions comme la feuille morte ; Quand, pour plaire à César, on nous renierait tous ; Quand le proscrit devrait s’enfuir de porte en porte, Aux hommes déchiré comme un haillon aux clous ; Quand le désert, où Dieu contre l’homme proteste, Bannirait les bannis, chasserait les chassés ; Quand même, infâme aussi, lâche comme le reste, Le tombeau jetterait dehors les trépassés ; Je ne fléchirai pas ! Sans plainte dans la bouche, Calme, le deuil au cœur, dédaignant le troupeau, Je vous embrasserai dans mon exil farouche, Patrie, ô mon autel ! Liberté, mon drapeau !

Mes nobles compagnons, je garde votre culte ; Bannis, la République est là qui nous unit. J’attacherai la gloire à tout ce qu’on insulte ; Je jetterai l’opprobre à tout ce qu’on bénit ! Je serai, sous le sac de cendre qui me couvre, La voix qui dit : malheur ! la bouche qui dit : non ! Tandis que tes valets te montreront ton Louvre, Moi, je te montrerai, César, ton cabanon. Devant les trahisons et les têtes courbées, Je croiserai les bras, indigné, mais serein. Sombre fidélité pour les choses tombées, Sois ma force et ma joie et mon pilier d’airain ! Oui, tant qu’il sera là, qu’on cède ou qu’on persiste, Ô France ! France aimée et qu’on pleure toujours, Je ne reverrai pas ta terre douce et triste, Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours ! Je ne reverrai pas ta rive qui nous tente, France ! hors le devoir, hélas ! j’oublierai tout. Parmi les éprouvés je planterai ma tente : Je resterai proscrit, voulant rester debout. J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme, Sans chercher à savoir et sans considérer Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme, Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer. Si l’on n’est plus que mille, eh bien, j’en suis ! Si même Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ; S’il en demeure dix, je serai le dixième ; Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !

Jersey, 2 décembre 1852

HUGO, Les châtiments, 1853

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Séquence 3 Lecture analytique n° 3

Strophes pour se souvenir Vous n'avez réclamé la gloire ni les larmes Ni l'orgue ni la prière aux agonisants Onze ans déjà que cela passe vite onze ans Vous vous étiez servi simplement de vos armes La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants L'affiche qui semblait une tache de sang Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles Y cherchait un effet de peur sur les passants Nul ne semblait vous voir français de préférence Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE Et les mornes matins en étaient différents Tout avait la couleur uniforme du givre À la fin février pour vos derniers moments Et c'est alors que l'un de vous dit calmement Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses Adieu la vie adieu la lumière et le vent Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses Quand tout sera fini plus tard en Erivan Un grand soleil d'hiver éclaire la colline Que la nature est belle et que le cœur me fend La justice viendra sur nos pas triomphants Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant.

ARAGON, Le Roman Inachevé, 1955

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Séquence 4 Lecture analytique n° 1

Claude passait devant l'Hôtel de ville, et deux heures du matin sonnaient à l'horloge, quand l'orage éclata. Il s'était oublié à rôder dans les Halles, par cette nuit brûlante de juillet, en artiste flâneur, amoureux du Paris nocturne : Brusquement, les gouttes tombèrent si larges, si drues, qu'il prit sa course, galopa dégingandé, éperdu, le long du quai de la Grève. Mais, au pont Louis-Philippe, une colère de son essoufflement l'arrêta : il trouvait imbécile cette peur de l'eau ; et, dans les ténèbres épaisses, sous le cinglement de l'averse qui noyait les becs de gaz, il traversa lentement le pont, les mains ballantes.

Du reste, Claude n'avait plus que quelques pas à faire. Comme il tournait sur le quai de Bourbon, dans l'île Saint-Louis, un vif éclair illumina la ligne droite et plate des vieux hôtels rangés devant la Seine, au bord de l'étroite chaussée. La réverbération alluma les vitres des hautes fenêtres sans persiennes, on vit le grand air triste des antiques façades, avec des détails très nets, un balcon de pierre, une rampe de terrasse, la guirlande sculptée, d'un fronton. C'était là que le peintre avait son atelier, dans les combles de l'ancien hôtel du Martoy, à l'angle de la rue de la Femme-sans-Tête. Le quai entrevu était aussitôt retombé aux ténèbres, et un formidable coup de tonnerre avait ébranlé le quartier endormi.

Arrivé devant sa porte, une vieille porte ronde et basse, bardée de fer, Claude, aveuglé par la pluie, tâtonna pour tirer le bouton de la sonnette ; et sa surprise fut extrême, il eut un tressaillement en rencontrant dans l'encoignure, collé contre le bois, un corps vivant. Puis, à la brusque lueur d'un second éclair, il aperçut une grande jeune fille, vêtue de noir, et déjà trempée, qui grelottait de peur. Lorsque le coup de tonnerre les eut secoués tous les deux, il s'écria : « Ah bien, si je t'attendais... ! Qui êtes-vous ? que voulez-vous ? »

Il ne la voyait plus, il l'entendait seulement sangloter et bégayer. « Oh ! monsieur, ne me faites pas du mal... C'est le cocher que j'ai pris à la gare, et qui m'a abandonnée près de cette porte en me brutalisant... Oui, un train a déraillé, du côté de Nevers. Nous avons eu quatre heures de retard, je n'ai plus trouvé la personne qui devait m'attendre... Mon Dieu ! c'est la première fois que je viens à Paris, monsieur, je ne sais pas où je suis... »

Un éclair éblouissant lui coupa la parole ; et ses yeux dilatés parcoururent avec effarement ce coin de ville inconnue, l'apparition violâtre d'une cité fantastique. La pluie avait cessé. De l'autre côté de la Seine, le quai des Ormes alignait ses petites maisons grises, bariolées en bas par les boiseries des boutiques, découpant en haut leurs toitures inégales ; tandis que l'horizon élargi s'éclairait, à gauche, jusqu'aux ardoises bleues des combles de l'Hôtel de ville, à droite jusqu'à la coupole plombée de Saint-Paul. Mais ce qui la suffoquait surtout, c'est l'encaissement de la rivière, la fosse profonde où la Seine coulait à cet endroit, noirâtre, des lourdes piles du pont Marie aux arches légères du nouveau pont Louis-Philippe. D'étranges masses peuplaient l'eau, une flottille dormante de canots et d'yoles, un bateau-lavoir et une dragueuse, amarrés au quai ; puis, là-bas, contre l'autre berge, des péniches pleines de charbon, des chalands chargés de meulière, dominés par le bras gigantesque d'une grue de fonte. Tout disparut.

ZOLA, L’œuvre, chapitre I, pages 59 à 61, 1886

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Séquence 4 Lecture analytique n° 2

Mais Claude demeurait immobile. Un grand froid le glaçait. Son cœur s'était arrêté un moment, tant la déception venait d'être cruelle. Et, les yeux élargis, attirés et fixés par une force invincible, il regardait son tableau, il s'étonnait, le reconnaissait à peine, dans cette salle. Ce n'était certainement pas la même œuvre que dans son atelier. Elle avait jauni sous la lumière blafarde de l'écran de toile ; elle semblait également diminuée, plus brutale et plus laborieuse à la fois ; et, soit par l'effet des voisinages, soit à cause du nouveau milieu, il en voyait du premier regard tous les défauts, après avoir vécu des mois aveuglé devant elle. En quelques coups, il la refaisait, reculait les plans, redressait un membre, changeait la valeur d'un ton. Décidément, le monsieur au veston de velours ne valait rien, empâté, mal assis ; la main seule était belle. Au fond, les deux petites lutteuses, la blonde, la brune, restées trop à l'état d'ébauche, manquaient de solidité, amusantes uniquement pour des yeux d'artiste. Mais il était content des arbres, de la clairière ensoleillée ; et la femme nue, la femme couchée sur l'herbe, lui apparaissait supérieure à son talent même, comme si un autre l'avait peinte et qu'il ne l'eût pas connue encore, dans ce resplendissement de vie.

Il se tourna vers Sandoz, il dit simplement : « Ils ont raison de rire, c'est incomplet... N'importe, la femme est bien ! Bongrand ne s'est pas fichu de moi. »

Son ami s'efforçait de l'emmener, mais il s'entêtait, il se rapprocha au contraire. Maintenant qu'il avait jugé son oeuvre, il écoutait et regardait la foule. L'explosion continuait, s'aggravait dans une gamme ascendante de fous rires. Dès la porte, il voyait se fendre les mâchoires des visiteurs, se rapetisser les yeux, s'élargir le visage ; et c'étaient des souffles tempétueux d'hommes gras, des grincements rouillés d'hommes maigres, dominés par les petites flûtes aiguës des femmes. En face, contre la cimaise, des jeunes gens se renversaient comme si on leur avait chatouillé les côtes. Une dame venait de se laisser tomber sur une banquette, les genoux serrés, étouffant, tâchant de reprendre haleine dans son mouchoir. Le bruit de ce tableau si drôle devait se répandre, on se ruait des quatre coins du Salon, des bandes arrivaient, se poussaient, voulaient en être. « Où donc ? Là-bas ! Oh ! cette farce ! » Et les mots d'esprit pleuvaient plus drus qu'ailleurs, c'était le sujet surtout qui fouettait la gaieté : on ne comprenait pas, on trouvait ça insensé, d'une cocasserie à se rendre malade. « Voilà, la dame a trop chaud, tandis que le monsieur a mis sa veste de velours, de peur d'un rhume.– Mais non, elle est déjà bleue, le monsieur l'a retirée d'une mare, et il se repose à distance, en se bouchant le nez. – Pas poli, l'homme ! il pourrait nous montrer son autre figure. – Je vous dis que c'est un pensionnat de jeunes filles en promenade : regardez les deux qui jouent à saute-mouton. – Tiens ! un savonnage : les chairs sont bleues, les arbres sont bleus, pour sûr qu'il l'a passé au bleu, son tableau ! » Ceux qui ne riaient pas entraient en fureur : ce bleuissement, cette notation nouvelle de la lumière semblaient une insulte. Est-ce qu'on laisserait outrager l'art ? De vieux messieurs brandissaient des cannes. Un personnage grave s'en allait, vexé, en déclarant à sa femme qu'il n'aimait pas les mauvaises plaisanteries. Mais un autre, un petit homme méticuleux, ayant cherché dans le catalogue l'explication du tableau, pour l'instruction de sa demoiselle, et lisant à voix haute le titre : Plein air, ce fut autour de lui une reprise formidable, des cris, des huées. Le mot courait, on le répétait, on le commentait : plein air, oh ! oui, plein air, le ventre à l'air, tout en l'air, tra-la-la-laire ! Cela tournait au scandale, la foule grossissait encore, les faces se congestionnaient dans la chaleur croissante, chacune avec la bouche ronde et bête des ignorants qui jugent de la peinture, xprimant à elles toutes la somme d'âneries, de réflexions saugrenues, de ricanements stupides et mauvais, que la vue d'une œuvre originale peut tirer à l'imbécillité bourgeoise.

ZOLA, L’œuvre, chapitre V, pages 206-208,1886

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Séquence 4 Lecture analytique n° 3

Mais Sandoz, assis devant sa table, les coudes parmi les pages du livre en train, écrites dans la matinée, se mit à parler du premier roman de sa série, qu'il avait publié en octobre. Ah ! on le lui arrangeait, son pauvre bouquin ! C'était un égorgement, un massacre, toute la critique hurlant à ses trousses, une bordée d'imprécations, comme s'il eût assassiné les gens, à la corne d'un bois. Et il en riait, excité plutôt, les épaules solides, avec la tranquille carrure du travailleur qui sait où il va. Un étonnement seul lui restait, la profonde inintelligence de ces gaillards, dont les articles bâclés sur des coins de bureau, le couvraient de boue, sans paraître soupçonner la moindre de ses intentions. Tout se trouvait jeté dans le baquet aux injures : son étude nouvelle de l'homme physiologique, le rôle tout-puissant rendu aux milieux, la vaste nature éternellement en création, la vie enfin, la vie totale, universelle, qui va d'un bout de l'animalité à l'autre, sans haut ni-bas, sans beauté ni laideur ; et les audaces de langage, la conviction que tout doit se dire, qu'il y a des mots abominables nécessaires comme des fers rouges, qu'une langue sort enrichie de ces bains de force ; et surtout l'acte sexuel, l'origine et l'achèvement continu du monde, tiré de la honte où on le cache, remis dans sa gloire, sous le soleil. Qu'on se fâchât, il l'admettait aisément ; mais il aurait voulu au moins qu'on lui fit l'honneur de comprendre et de se fâcher pour ses audaces, non pour les saletés imbéciles qu'on lui prêtait.

« Tiens ! continua-t-il, je crois qu'il y a encore plus de niais que de méchants... C'est la forme qui les enrage en moi, la phrase écrite, l'image, la vie du style. Oui, la haine de la littérature, toute la bourgeoisie en crève ! »

Il se tut, envahi d'une tristesse. « Bah ! dit Claude après un silence, tu es heureux, tu travailles, tu produis, toi ! »

Sandoz s'était levé, il eut un geste de brusque douleur. « Ah ! oui, je travaille, je pousse mes livres jusqu'à la dernière page... Mais si tu savais ! si je te disais dans quels désespoirs, au milieu de quels tourments ! Est-ce que ces crétins ne vont pas s'aviser aussi de m'accuser d'orgueil ! moi que l'imperfection de mon oeuvre poursuit jusque dans le sommeil ! moi qui ne relis jamais mes pages de la veille, de crainte de les juger si exécrables que je ne puisse trouver ensuite la force de continuer !... Je travaille, eh ! sans doute, je travaille ! je travaille comme je vis, parce que je suis né pour ça ; mais, va, je n'en suis pas plus gai, jamais je ne me contente, et il y a toujours la grande culbute au bout ! »

ZOLA, L’œuvre, chapitre VII, pages 284-285, 1886

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Séquence 4 Lecture analytique n° 4

À toutes les heures, par tous les temps, la Cité se leva devant lui, entre les deux trouées du fleuve. Sous une tombée de neige tardive, il la vit fourrée d'hermine, au-dessus de l'eau couleur de boue, se détachant sur un ciel d'ardoise claire. Il la vit, aux premiers soleils, s'essuyer de l'hiver, retrouver une enfance, avec les pousses vertes des grands arbres du terre-plein. Il la vit, un jour de fin brouillard, se reculer, s'évaporer, légère et tremblante comme un palais des songes. Puis, ce furent des pluies battantes qui la submergeaient, la cachaient derrière l'immense rideau tiré du ciel à la terre ; des orages, dont les éclairs la montraient fauve, d'une lumière louche de coupe-gorge, à demi détruite par l'écroulement des grands nuages de cuivre ; des vents qui la balayaient d'une tempête, aiguisant les angles, la découpant sèchement, nue et flagellée, dans le bleu pâli de l'air. D'autres fois encore, quand le soleil se brisait en poussière parmi les vapeurs de la Seine, elle baignait au fond de cette clarté diffuse, sans une ombre, également éclairée partout, d'une délicatesse charmante de bijou taillé en plein or fin. Il voulut la voir sous le soleil levant, se dégageant des brumes matinales, lorsque le quai de l'Horloge rougeoie et que le quai des Orfèvres reste appesanti de ténèbres, toute vivante déjà dans le ciel rose par le réveil éclatant de ses tours et de ses flèches, tandis que, lentement, la nuit descend des édifices, ainsi qu'un manteau qui tombe. Il voulut la voir à midi, sous le soleil frappant d'aplomb, mangée de clarté crue, décolorée et muette comme une ville morte, n'ayant plus que la vie de la chaleur, le frisson dont remuaient les toitures lointaines. Il voulut la voir sous le soleil à son déclin, se laissant reprendre par la nuit montée peu à peu de la rivière, gardant aux arêtes des monuments les franges de braise d'un charbon près de s'éteindre, avec de derniers incendies qui se rallumaient dans des fenêtres, de brusques flambées de vitres qui lançaient des flammèches et trouaient les façades. Mais, devant ces vingt Cités différentes, quelles que fussent les heures, quel que fût le temps, il en revenait toujours à la Cité qu'il avait vue la première fois, vers quatre heures, un beau soir de septembre, cette Cité sereine sous le vent léger, ce cœur de Paris battant dans la transparence de l'air, comme élargi par le ciel immense, que traversait un vol de petits nuages.

ZOLA, L’œuvre, chapitre IX, pages 333-334, 1886

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Séquence 4 Lecture analytique n° 5

Ils se turent un instant, La route large de Saint-Ouen s'en allait toute droite, à l'infini ; et, au milieu de la campagne rase, le petit convoi filait, pitoyable, perdu, le long de cette chaussée, où coulait un fleuve de boue. Une double clôture de palissades la bordait, de vagues terrains s'étalaient à droite et à gauche, il n'y avait au loin que des cheminées d'usine et quelques hautes maisons blanches, isolées, plantées de biais. On traversa la fête de Clignancourt : des baraques, des cirques, des chevaux de bois aux deux côtés de la route, grelottant sous l'abandon de l'hiver, des guinguettes vides à des balançoires verdies, une ferme d'opéra-comique : A la Ferme de Picardie, d'une tristesse noire, entre ses treillages arrachés. « Ah ! ses anciennes toiles, reprit Bongrand, les choses qui étaient quai de Bourbon, vous vous souvenez ? Des morceaux extraordinaires ! Hein ? les paysages rapportés du Midi, et les académies faites chez Boutin, des jambes de fillette, un ventre de femme, oh ! ce ventre... C'est le père Malgras qui doit l'avoir, une étude magistrale, que pas un de nos jeunes maîtres n'est fichu de peindre... Oui, oui, le gaillard n'était pas une bête. Un grand peintre, simplement ! – Quand je pense, dit Sandoz, que ces petits fignoleurs de l'école et du journalisme l'ont accusé de paresse et d'ignorance, en répétant les uns à la suite des autres qu'il avait toujours refusé d'apprendre son métier !... Paresseux, mon Dieu ! lui que j'ai vu s'évanouir de fatigue, après des séances de dix heures, lui qui avait donné sa vie entière, qui s'est tué dans sa folie de travail !... Et ignorant, est-ce imbécile ! Jamais ils ne comprendront que ce qu'on apporte, lorsqu'on a la gloire d'apporter quelque chose, déforme ce qu'on apprend. Delacroix, aussi, ignorait son métier, parce qu'il ne pouvait s'enfermer dans la ligne exacte. Ah ! les niais, les bons élèves au sang pauvre, incapables d'une incorrection ! ».

Il fit quelques pas en silence, puis il ajouta : « Un travailleur héroïque, un observateur passionné dont le crâne s'était bourré de science, un tempérament de grand peintre admirablement doué... Et il ne laisse rien.

– Absolument rien, pas une toile, déclara Bongrand. Je ne connais de lui que des ébauches, des croquis, des notes jetées, tout ce bagage de l'artiste qui ne peut aller au public... Oui, c'est bien un mort, un mort tout entier que l'on va mettre dans la terre ! »

[…] La face pâle, ils s'en allaient lentement, côte à côte, au bord des blanches tombes d'enfants, le romancier

alors dans toute la force de son labeur et de sa renommée, le peintre déclinant et couvert de gloire. « Au moins, en voilà un qui a été logique et brave, continua Sandoz, Il a avoué son impuissance et il s'est

tué. – C'est vrai, dit Bongrand. Si nous ne tenions pas si fort à nos peaux, nous ferions tous comme lui... N'est-ce pas ? –Ma foi, oui. Puisque nous ne pouvons rien créer, puisque nous ne sommes que des reproducteurs débiles, autant vaudrait-il nous casser la tête tout de suite. »

Ils se retrouvaient devant le tas allumé des vieilles bières pourries. Maintenant, elles étaient en plein feu, suantes et craquantes ; mais on ne voyait toujours pas les flammes, la fumée seule avait augmenté, une fumée âcre, épaisse, que le vent poussait en gros tourbillons, et qui couvrait le cimetière entier d'une nuée de deuil. « Fichtre ! onze heures ! dit Bongrand en tirant sa montre. Il faut que je rentre. »

Sandoz eut une exclamation de surprise. « Comment ! déjà onze heures ! »

Il promena sur les sépultures basses, sur le vaste champ fleuri de perles, si régulier et si froid, un long regard de désespoir, encore aveuglé de larmes, Puis, il ajouta : « Allons travailler. »

ZOLA, L’œuvre, chapitre XII, pages 479-481 et page 489, 1886

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Séquence 5 Lecture analytique n° 1

Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : « Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon : qui es tu donc, pour faire des esclaves ? 0rou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse-nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu'y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu'où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques. […]

DIDEROT, Supplément au voyage de Bougainville, 1772

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Séquence 5 Lecture analytique n° 2

Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n'avons autre mire1 de la vérité et de la raison que l'exemple et idée des opinions et usages du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police2, parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès3 ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice4 et détournés de l'ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant5, la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l'envi des nôtres6, en divers fruits de ces contrées-là sans culture. Ce n'est pas raison que l'art gagne le point d'honneur sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous l'avons du tout étouffée. Si est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises.[…]

Ces nations me semblent donc ainsi barbares, pour avoir reçu fort peu de leçon de l'esprit humain, et être encore fort voisines de leur naïveté7 originelle. Les lois naturelles leur commandent encore, fort peu abâtardies par les nôtres ; mais c'est en telle pureté, qu'il me prend quelquefois déplaisir de quoi la connaissance n'en soit venue plus tôt, du temps qu'il y avait des hommes qui en eussent su mieux juger que nous. Il me déplaît que Lycurgue et Platon ne l'aient eue8; car il me semble que ce que nous voyons par expérience, en ces nations, surpasse non seulement toutes les peintures de quoi la poésie a embelli l'âge doré et toutes ses inventions à feindre9 une heureuse condition d'hommes, mais encore la conception et le désir même de la philosophie. Ils n'ont pu imaginer une naïveté si pure et simple, comme nous la voyons par expérience ; ni n'ont pu croire que notre société se peut maintenir avec si peu d'artifice et de soudure humaine.

C'est une nation, dirais-je à Platon, en laquelle il n'y a aucune espèce de trafic ; nulle connaissance de lettres ; nulle science de nombres ; nul nom de magistrat, ni de supériorité politique ; nuls usages de service10, de richesse ou de pauvreté ; nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages ; nulles occupations qu'oisives11 ; nul respect de parenté que commun12 ; nuls vêtements ; nulle agriculture ; nul métal ; nul usage de vin ou de blé. Les paroles mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l'avarice, l'envie, la détraction, le pardon, inouïes13. Combien trouverait-il la république qu’il a imaginée éloignée de cette perfection ?

MONTAIGNE, Les essais, livre I, chapitre XXXI « Des Cannibales », 1572-1580

Vocabulaire : 1. mire : modèle, référence 2. police : forme de gouvernement 3. progrès : ici, développement 4. artifice : art 5. et si pourtant : et pourtant 6. à l’envi des nôtres : à l’égal des nôtres 7. naïveté : naturel 8. que Lycurgue et Platon ne l'aient eue : n’aient eu la connaissance du Nouveau Monde 9. feindre : imaginer 10. service : servage 11. nulles occupations qu’oisives : aucune autre occupation que des occupations agréables 12. nul respect de parenté que commun : nulle considération de parenté, sinon celle que tous les hommes

se portent 13. inouïes : jamais entendues

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Séquence 5 Lecture analytique n° 2 - traduction

Pour revenir à mon propos, et selon ce qu’on m’en a rapporté, je trouve qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage dans ce peuple, sinon que chacun appelle barbarie ce qui ne fait pas partie de ses usages. Car il est vrai que nous n’avons pas d’autres critères pour la vérité et la raison que les exemples que nous observons et les idées et les usages qui ont cours dans le pays où nous vivons. C’est là que se trouve, pensons-nous, la religion parfaite, le gouvernement parfait, l’usage parfait et incomparable pour toutes choses. Les gens de ce peuple sont « sauvages » de la même façon que nous appelons « sauvages » les fruits que la nature produit d’elle-même communément, alors qu’en fait ce sont plutôt ceux que nous avons altérés par nos artifices, que nous avons détournés de leur comportement ordinaire, que nous devrions appeler « sauvages ». Les premiers recèlent, vivantes et vigoureuses, les propriétés et les vertus vraies, utiles et naturelles, que nous avons abâtardies dans les autres, en les accommodant pour le plaisir de notre goût corrompu.

Et pourtant la saveur et la délicatesse de divers fruits de ces contrées, qui ne sont pas cultivés, sont excellentes pour notre goût lui-même, et soutiennent la comparaison avec ceux que nous produisons. Il n’est donc pas justifié de dire que l’art l’emporte sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tellement surchargé la beauté et la richesse de ses produits par nos inventions que nous l’avons complètement étouffée. Et partout où elle se montre dans toute sa pureté, elle fait honte, ô combien, à nos vaines et frivoles entreprises. […]

Ces peuples me semblent donc « barbares » parce qu’ils ont été fort peu façonnés par l’esprit humain, et qu’ils sont demeurés très proches de leur état originel. Ce sont encore les lois naturelles qui les gouvernent, fort peu abâtardies par les nôtres. Devant une telle pureté, je me prends parfois à regretter que la connaissance ne nous soit pas parvenue plus tôt, à l’époque où il y avait des hommes plus qualifiés que nous pour en juger. Je regrette que Lycurgue et Platon n’en aient pas eu connaissance, car il me semble que ce que nous pouvons observer chez ces peuples-là dépasse non seulement toutes les représentations par lesquelles la poésie a embelli l’âge d’or et tout le talent qu’elle a déployé pour imaginer une condition heureuse pour l’homme, aussi bien que la naissance de la philosophie et le besoin qui l’a suscitée. Les Anciens n’ont pu imaginer un état naturel aussi pur et aussi simple que celui que nous constatons par expérience, et ils n’ont pas pu croire non plus que la société puisse se maintenir avec si peu d’artifices et de liens entre les hommes.

C’est un peuple, dirais-je à Platon, qui ne connaît aucune sorte de commerce ; qui n’a aucune connaissance des lettres ni aucune science des nombres ; qui ne connaît même pas le terme de magistrat et qui ignore la hiérarchie ; qui ne fait pas usage de serviteurs, et ne connaît ni la richesse, ni la pauvreté ; qui ignore les contrats, les successions, les partages ; qui n’a d’autre occupation que l’oisiveté, nul respect pour la parenté autre qu’immédiate ; qui ne porte pas de vêtements, n’a pas d’agriculture, ne connaît pas le métal, pas plus que l’usage du vin ou du blé. Les mots eux-mêmes de mensonge, trahison, dissimulation, avarice, envie, médisance, pardon y sont inconnus. Platon trouverait-il la République qu’il a imaginée si éloignée de cette perfection ?

MONTAIGNE, Les essais, livre I, chapitre XXXI « Des Cannibales », 1572-1580,

Traduction de Guy de Pernon

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Séquence 5 Lecture analytique n° 3

Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais : Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de

l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres. Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque

impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme

bonne, dans un corps tout noir. Il est si naturel de penser que c’est la couleur qui constitue l’essence de l’humanité, que les peuples d’Asie,

qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu’ils ont avec nous d’une façon plus marquée. On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs

philosophes du monde, étaient d’une si grande conséquence, qu’ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.

Une preuve que les nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre que de l’or, qui, chez des nations policées, est d’une si grande conséquence.

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.

De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains. Car, si elle était telle qu’ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ?

MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, 3e partie, livre XV, chap. 5, « De l’esclavage des nègres », 1748

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Séquence 5 Lecture analytique n° 4

EATONS (accent oxfordien, apprêté) : […] J’ai le regret d’assurer la Cour qu’elle vient d’entendre un grand nombre de sottises.

La théorie du professeur Knaatsch suppose, en effet, que nos ancêtres arboricoles et pédimanes auraient lentement muté en bipèdes et bimanes après leur migration hors de leur habitat sylvestre. Mais les index zoométriques dernièrement fournis en anatomie comparée nous montrent au contraire…

JUSTICE DRAPER (après un coup d’œil sur le jury) : Ne pourriez-vous pas, professeur, user d’un langage un peu plus accessible au profane ?

LE PRESIDENT DU JURY : Oui, s’il vous plaît. EATONS (avec insolence, après avoir jeté un regard méprisant) : Je disais que… selon cette théorie… nos grands-pères vivaient

dans les arbres, comme les singes… et comme eux avaient quatre mains… pour pouvoir se suspendre aux branches. (geste) N’est-ce pas. Puis ils en descendirent pour chasser, et peu à peu leurs mains devinrent des pieds, pour mieux marcher sur le sol dur. N’est-ce pas. Des pieds épais avec cet astragale dont le professeur Knaatsch nous rebat les oreilles. C’est la théorie de Lamarck. N’est-ce pas. Malheureusement pour lui, c’est le contraire qui s’est produit, toutes les recherches récentes sont là pour le prouver. Elles montrent que le pied de l’homme, loin d’être en progrès sur celui du singe, est tout à l’opposé beaucoup plus primitif dans son plan et sa structure. Nous le tenons directement des pesants tétrapodes de l’ère tertiaire. En un mot, il est beaucoup plus ancien. Tandis que la podologie du singe – ses pattes de derrière – est apparue beaucoup plus tard ; quand ce sont les premiers lémuriens – ouistitis – qui se sont mis à vivre dans les arbres, à l’inverse, précisément, de ce qu’on vient de dire. N’est-ce pas. Il s’ensuit que l’espèce humaine, aux pieds épais comme ceux de ses lointains ancêtres tétrapodes, n’a jamais vécu dans les arbres, contrairement à ce qu’on veut nous faire croire. Et ainsi les tropis, possédant quatre mains, ne sont pas, ne peuvent pas être sur notre lignage. Et même si parfois ils se tiennent debout, ils ne sont pas, ils ne peuvent pas être des hommes. Ce sont des singes.

JUSTICE DRAPER : En résumé, si la Cour vous a bien compris, selon vous les tropis se trouveraient tout au bout d’une lignée de singes très évolués, et non tout au début d’une lignée humaine encore très primitive ?

EATONS : C’est exactement cela. Ils font du feu, ils taillent la pierre et fument leur gibier ? Mais le grand sinanthrope en faisait tout autant et il suffit d’observer les tropis un moment pour constater que leur instinct répond, comme tous les animaux, à tel ou tel stimulus extérieur et non à la raison logique. Non, voyez-vous, my lord, le nom de Paranthropus qu’on leur a donné leur convient à merveille : ils ressemblent à des hommes, mais ce ne sont pas des hommes.

Depuis un bon moment, Knaatsch dresse le doigt, en claquant du pouce comme au collège. M INCHETT : La Cour autorise-t-elle le professeur Knaatsch à parler ? Justice Draper : Certainement. Voulez-vous professeur… KNAATSCH (sans attendre) : C’t inouï ! C’t inouï ! Un stimulus ! Qué qu’ch’est qu’cha, un stimulus ? Tout est un stimulus !

Même la raison logique est un stimulus ! Faut bien qu’elle vienne de quéque chose, non ? Ce n’est pas le père Noël, non ? Chimie du cerveau, tout ça ! Stimulus, instinct, intelligence, des mots, tout ça ! Une seule chose compte : c’qu’on fait, c’qu’on n’fait pas. Faisait du feu, l’sinanthrope ? Parce que on a trouvé des cendres avec des os ? C’était-y pas plutôt que d’vrais hommes l’avaient fait cuire pour le manger ? Et puis, c’était p’t-être un homme, pourquoi pas ? Montrez-moi son astragale, et j’vous l’dirai. Bon sang, m’sieur l’professeur Eatons, v’s avez jamais lu Aristote ? Qu’est-ce qui fait l’homme ? C’est la pensée. Qui a fait la pensée ? C’ets l’outil. Et l’outil ? C’est la main. A quatre pattes, pas de mains, non ? Et pas de main, pas de pensée. Donc la pensée (il se frappe le crâne), c’est la station droite. Par conséquent, qui a fait la pensée ? (Il se frappe la cheville) C’est l’astragale. Pas à sortir de là. C’t inouï ! C’t inouï !

EATONS : Mon distingué collègue semble oublier le principal. Sur les mille soixante-cinq caractères anatomiques relevés par Keith sur l’homme et les diverses espèces de singe, sept cent cinquante sont communs à tous ; un peu moins de trois cent sont particuliers à ce que nous nommons l’Homo sapiens. Donc, s’il manque un seul de ces caractères spécifiques, serait-ce un seul tendon, une seule vertèbre, et nous n’avons plus à faire à l’homme proprement dit.

KNAATSCH : Dites donc, dites donc, alors, et l’homme de Neandertal ? EATONS : Il n’était pas du type Homo sapiens. On l’appelle homme faute de mieux. KNAATSCH : Et alors, les Veddahs, les Pygmées, les Tasmaniens, les Boschmans ? EATONS (haussant les épaules) : Eh bien ? KNAATSCH : Ma parole, professeur, est-ce que vous ne seriez pas d’accord, par hasard, avec la thèse infâme de Julius Drexler ? EATONS (toujours froid) : Que voulez-vous, l’égalité entre les hommes est sans doute un beau rêve. Mais un biologiste n’a pas

le droit de rêver, sinon à la rigueur après huit heures du soir. Et si la zoologie nous montre, en définitive, que le seul homme véritable, c’est l’homme blanc, s’il doit apparaître que ce qu’on appelle l’homme de couleur n’est pas réellement un homme, assurément nous le regrettons, mais nous devons nous incliner.

M INCHETT : C’est incroyable ! Et la charte des Nations Unies ? EATONS : Nous ne pouvons pas, n’est-ce pas, même en vertu des Droits de l’homme, changer l’anatomie. C’est donc avec

l’anatomie qu’il faudra conformer les Droits de l’homme. Et si nous avons eu le tort d’émanciper, sur de fausses notions, les groupes ethniques inférieurs…

JUSTICE DRAPER (l’interrompant d’un coup de marteau) : Professeur ! Vous étiez appelé à témoigner et non à propager dans cette enceinte des théories qui ne seraient que déplaisantes si dans le passé elles ne s’étaient montrées, de surcroît, criminelles.

VERCORS, Zoo ou l’Assassin philanthrope, Acte I, tableau 8, 1963