Au nom de tous les miens -...

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Martin Gray

Au nom de tousles miens

Récit recueilli parMax Gallo

Éditions Robert Laffont1971

© Éditions Robert Laffont, S. A.,1971

Les droits d’auteur de MartinGray assurent le fonctionnement dela Fondation Dina Gray qu’il acréée en hommage aux siens et dontle but est la protection de l’hommeà travers son cadre de vie.

À tous les enfants

Préface« Et Yahvé dit à Satan : “Le voici

à ta discrétion ! Sauvegardeseulement sa vie !” Alors Satansortit de devant Yahvé et ilfrappa Job… »

LIVRE DE JOB

Martin Gray voulait dire sa vie.Parce que, pour les siens disparus,pour lui-même, pour sa fondation,il avait besoin de parler, besoinqu’on sache. Il voulait, disait-il lapremière fois que je l’ai vu, un livrequi serait un monument à safamille, aux siens, à tous les siens,

ceux du ghetto et ceux duTanneron.

J’avais quelques livres derrièremoi, l’habitude des mots, del’histoire de ce temps : j’ai donccommencé ce travail.

L’un et l’autre nous étionsinquiets. Martin Gray parce que lavie l’a contraint à la prudence, qu’illui était difficile de me parler, parpudeur, qu’il ne savait pas si avecdes mots il serait possible dedonner l’image de ce qu’avaient étésa lutte, son malheur et les raisonsde survivre encore.

J’étais inquiet aussi parce que

cette œuvre était pour moi nouvelle,qu’elle se situait au croisement del’histoire et d’un destin extrême. Etc’est pour cela que j’avais voulul’écrire. Martin Gray avait vécu leparoxysme de notre temps héroïqueet barbare. Il témoignait pour sonpeuple martyr et indestructible,mais il subissait en plus l’éternelleet cruelle épreuve de Job.

Nous nous sommes vus jouraprès jour, durant des mois. ÀParis, aux Barons, la nuit souventparce que Martin consacrait sontemps à la Fondation Dina Gray. Jel’ai questionné, je l’ai enregistré, jel’ai regardé, j’ai vérifié, j’ai écouté la

voix et les silences. J’ai découvert lapudeur d’un homme et sa volonté,fait mesuré dans sa chair labarbarie de notre siècle sauvage quia inventé Treblinka. J’ai senti pesersur moi le destin qui saccage. J’aidû élaguer : à chaque pas cette vieétait une histoire. Je n’ai retenu quel’essentiel ; j’ai recomposé,confronté, monté des décors, tentéde recréer l’atmosphère. J’aiemployé mes mots. Et fait aussiutiliser tout ce que la vie avaitlaissé en moi de traces. Car peu àpeu je me suis enfoncé dans la viede Martin, peu à peu j’ai collé àcette peau qui n’était pas la mienne.

L’expression est usée, qu’importe :j’ait été cet autre, le gamin dughetto et l’évadé de Treblinka et deZambrow, l’immigrant découvrantles États-Unis, l’homme frappé aucœur.

Aussi ce livre n’a-t-il pas été écritdu bout des doigts, avecl’indifférence appliquée duprofessionnel. Martin Gray n’a pasvécu et il ne m’a jamais parlé dubout des lèvres. Sa vie est unengagement. J’ai tenté d’écrire celivre comme Martin Gray a conduitsa vie.

Il n’y a là aucun mérite. Il estfacile de remuer des mots, facile

d’éprouver le malheur et la joiederrière une machine à écrire ;facile de revivre ce que d’autres ontpayé de leur sang.

Mais il le fallait pour essayerd’être fidèle à une voix, à ceux pourqui ce livre était né et pour tenter dedonner aux autres l’émotion, laleçon qu’il y a eu pour moi àrencontrer un homme vrai, etdebout.

Max Gallo.

Paris Juillet 1971

Je suis vivant. Souvent, ce n’estpas facile. Hier matin, un autrejournaliste est venu : maintenant jeles connais bien. Ils ont l’expressionqu’il faut. Ils sont tristes, mais ilscontinuent de poser leursquestions, ils jettent leurs yeuxpartout, rapidement, ils ouvrentune porte, ils veulent savoir, lemalheur ne les arrête pas, c’est leurmétier. Ils me font penser auxhommes de Pinkert – le roi desmorts – qui, dans le ghetto,chargaient sur leurs petitescharrettes les morts que la nuitavait laissés sur les trottoirs ; desenfants vêtus de chiffons, leurs

chevilles gonflées et rouges, deshommes que des passants avaientdéshabillés et qu’on avait recouvertde feuilles de papier ; des petitesfilles auxquelles personne n’avaiteu le courage d’arracher une pauvrepoupée grise. Les hommes dePinkert, leur casquette rabattue surles yeux, leur brassard blanc avecl’étoile de David au bas de leur brasdroit, faisaient leur métier. Ilsprenaient les corps et les posaientles uns sur les autres, puis ilss’attelaient à la charrette et d’uncoup de reins ils la tiraient vers lecimetière et la fosse commune. Ilsparlaient entre eux ; parfois quand

ils avaient réussi à obtenir unmorceau de pain, ce pain au goût deplâtre, ils étaient heureux. Ilssifflaient, ils se lançaient des motsd’une charrette à l’autre et les Bleus– les policiers polonais – quin’hésitaient pas à tuer des enfantsne comprenaient pas les hommesde Pinkert. Ils hochaient la tête,méprisants et scandalisés.« Salauds de Juifs », disaient-ilsencore et ils laissaient passer sanstrop les fouiller ces charrettesgrinçantes où des corps maigres,l’un sur l’autre, tendaient leurs brasraides.

Le journaliste d’hier matin

n’était pas un professionnel. Ilessayait avec son carnet, sonmagnétophone, de donner le changemais il était devant moi, immobile,paralysé, osant à peine me regarder,parlant à voix basse, marchant surla pointe des pieds. Je préfère leshommes de métier, ils savent cequ’est le malheur, la mort, la vie.

Celui-là, avec ses petitesmoustaches noires il ne savait rienet il m’a fait mal, encore. Il medisait en silence, il hurlait en facede moi malgré son sourire crispé :« Mais qu’est-ce que vous faites là,vous, à me recevoir, à parler, àtraîner vos bottes dans cette pièce,

qu’est-ce que vous faites là à vivre,vous n’avez pas honte ? » Ilsecouait la tête, regardait les photosdes miens, Dina, ma femme, que jemontrais encore, il le faut bien, mesenfants que je poussais vers lui,Nicole, Suzanne, Charles, Richard,souriants sur ces photos. Il gardaitla photo où ils sont tous les cinq,dans le pré devant la maison,Suzanne debout levant les bras etDina serrant contre elle Richard etil ne disait rien. Il hochait la tête etj’avais envie de le saisir par le cou,de le jeter dehors, de lui faire mal,et j’avais envie de faire éclater matête, en la frappant sur les murs,

j’aurais voulu prendre ma tête et lalancer à toute volée comme unegrenade sur cette maison que nousavions reconstruite Dina et moi,pour nos enfants. Ma tête,explosant enfin, une bonne foispour toutes et me laissant en paix.

Mais non, j’étais là, à regarder cejournaliste qui de temps à autrelevait les yeux vers moi puis lesrabaissait vite, comme pour dire :« Je vous ai vu, vous êtes vivant,eux sont morts et je n’ose pasaffronter leur mort et votre vie. » Jesentais qu’au fond de lui-même ilavait peur, peur de me laisser voirce qu’il pensait : « Pourquoi n’êtes-

vous pas mort aussi comme eux,vous n’avez pas honte d’être encorevivant, votre vie est un scandale. »

Moi, je savais qu’il pensait celaparce que depuis des mois, depuisle 3 octobre 1970, je me répète cettephrase à chaque instant. Il suffitque ma tête ne soit pas pleine debruits, pour que le souvenir de mafemme et de mes enfantsm’étouffe », alors, comme hiermatin face à ce journaliste, jevoudrais jeter ma tête contre unmur. Elle bat si fort ma tête, elle mefait si mal. Je me mords les joues,les lèvres, pour ne pas crier, jevoudrais me déchirer, ouvrir ma

poitrine avec mes mains, jevoudrais hurler : « Je suisvivant ! », hurler, et j’entends moncri, il ressemble à ces cris qu’onentendait dans les caves de laGestapo, Allée Szucha, à Varsovie,ces cris d’horreur que j’ai poussésaussi.

C’est surtout le soir que je suisainsi, avec la haine de ma vie, cettevie qui m’est restée. J’ouvre laradio, je tourne le bouton jusqu’à ceque mes oreilles ne puissent plussupporter le vacarme de ces motsqu’on n’entend même plus tant ilssont forts, de cette musique quin’est plus de la musique. Je me

calme, je suis enveloppé dans cesvagues : le bruit m’écorche et cettedouleur physique m’est douce. Jepeux penser à eux. Les revoir telsqu’ils étaient. Le 2 octobre, la veillede l’incendie, ils couraient vers moilançant leur cartable par-dessusleur tête. Il faisait doux, le ciel étaitd’une luminosité brillante : depuisdes mois il n’avait pas plu et lemistral commençait à souffler. J’aipris une photo ce jour-là. Elle est là,devant moi. Le lendemain, il n’yavait plus rien de ma vie : mafemme et mes enfants étaientmorts ; au-dessus du Tannerons’effilochait une fumée noire. Je

n’avais pas vu de flammes si hautesdepuis le temps où brûlait le ghettode Varsovie.

Alors aussi j’étais resté seul : dema vie, alors aussi, il n’y avait plusrien, que moi vivant. J’étais sorti duchamp de ruines, j’étais sorti deségouts, j’étais sorti de Treblinka ettous les miens avaient disparu.Mais j’avais vingt ans, une arme aupoing, les forêts de Pologne étaientprofondes et ma haine comme unressort me poussait jour après jourà vivre pour tuer. Puis pour moi,après la solitude, semblait venu letemps de la paix : ma femme, mesenfants. Et puis, cet incendie, le

Tanneron en flammes, lecrépitement du feu, cette odeur et lachaleur comme à Varsovie. Et onm’a tout repris, tout ce qu’on avaitsemblé me donner : ma femme,mes enfants, ma vie. Une deuxièmefois il ne me reste que moi vivant.

« J’ai mis des jours et des nuitspour comprendre simplement quecela était vrai. J’ai voulu en finiravec ce moi vivant qui collait à mapeau. J’ai voulu trouver la fin de cequi avait recommencé. Des amism’ont gardé. Des hommes dont lemétier est de côtoyer la guerre et devoir mourir, dont les jours se sontpassés à mesurer ce qu’il y a

d’incompréhensible dans le destindes hommes : ce soldat arraché à lamort in extremis et qui tombe de lapasserelle d’un bateau qui lereconduit, heureux, aux États-Unis,et qui meurt sur le quai. Jour aprèsjour j’ai prolongé ma vie et je suisvivant. Ce sont ceux qui neconnaissent pas le malheur quis’étonnent le plus. Ce journalisted’hier que j’ai reconduit jusqu’auportail, qui hochait toujours la tête,qui regardait l’arbre aux branchesduquel sont suspendues lesbalançoires de mes enfants. Je n’aipas encore lu ce qu’il va écrire, riend’extraordinaire parce qu’il n’osera

pas avouer ce qu’il pense : qu’il estscandaleux de survivre, qu’il necomprend pas. Tant pis pour lui. Ilest de ceux qui ne comprennent paspourquoi par centaines de milliersnous sommes, dans nos ghettos deVarsovie, de Zambrow ou deBialystok, allés à la mort etpourquoi nous nous sommes battuset avons, malgré tout, certainsd’entre nous, survécus. Il necomprendrait pas comment nousavons pu enfouir, côtoyer lesmilliers de corps des morts deTreblinka, ces enfants aux yeuxouverts dont la tête penchait et surlesquels nous jetions des pelletées

de sable jaune. Il ne comprendraitpas comment, malgré cela, moi etd’autres nous nous sommes enfuiset avons trouvé la force derecommencer à vivre, et nous avonseu des enfants. Il ne comprend pasqu’aujourd’hui je sois vivant,encore, que je tente de lutter pourempêcher d’autres incendies etd’autres morts absurdes. S’ilcomprend, c’est du bout des lèvres.Et je l’excuse, je ne lui en veux pas.Il n’a pas connu le vrai malheur etqu’il en soit préservé !

Mais moi qui ai survécu, j’aiaussi, le soir et hier en face de lui, latête qui éclate, je ne comprends pas

comment je peux encore être là, àrassembler des documents, à mebattre pour la fondation, à arracherdes entrevues dans les ministèrespour obtenir une aide dans la lutteque j’ai entreprise. Je n’ai plusd’arme dans la main, commeautrefois dans les maquis dePologne, mais par moments je sensen moi la même force qu’alors. Et ilm’arrive de ne pas me comprendre.

C’est pour cela aussi que je veuxdire ce qu’a été ma vie, notre vie.Pour que le jour où ma tête auraenfin éclaté, d’autres sachent et quenotre vie, la vie des miens, viveencore.

Première partieSurvivre

1Je suis né avec la

guerre

Je suis né avec la guerre. Lessirènes ont hurlé, les bombardierspassaient au ras des toits, leurombre glissait sur la chaussée, dansles rues les gens couraient prenantleur tête entre les mains.

Je suis né avec la guerre : nousdévalons l’escalier vers la cave, lesmurs tremblent et le plâtre parplaques blanches tombe sur noscheveux. Ma mère est toute

blanche, mes yeux brûlent, desfemmes crient. Puis s’établit lesilence précédant les klaxons despompiers et à nouveau les cris desfemmes.

C’est septembre 1939 : le moisde ma naissance véritable. Desquatorze années qui précèdent cesjours je ne sais presque plus rien. Jene peux même pas fouiller en moi,je ne veux pas. À quoi bon rappelerce temps de la douceur ? Nouscourions dans les rues derrière lesdroshkas jusqu’à la place de laVieille-Ville au cœur de Varsovie.Mon père me prenait par la main etnous allions jusqu’à l’usine. Les

machines venaient d’Amérique : ilme montrait, gravés dans l’acier, lenom de la firme et la ville,Manchester, Michigan. Je marchaisfièrement près de mon père entreles machines. Mon père passait unbas ou un gant dans sa main. Il mefaisait déchiffrer la marque, 7777,notre marque, et nous étions lesassociés d’une grande usine, nousvendions des bas et des gants danstoute la Pologne, à l’étranger, etj’avais aussi des parents aux États-Unis, une grand-mère qui habitaitNew York. Parfois, nous allions versla Vistule en suivant les Allées deJérusalem jusqu’au pont

Poniatowski. Nous traversions lesjardins Krasinski. Des Juifsmarchandaient entre eux. Ils mesemblaient toujours vêtus desmêmes pardessus noirs, ils étaientpauvres. Mais je ne savais pas cequ’était la pauvreté. Je ne savaismême pas vraiment que nousétions juifs. Nous célébrions lesgrandes fêtes, mais nous avions descatholiques dans notre famille.Nous étions entre les deux religionset mon père, grand, droit, avec samain si forte, me paraissait être àlui seul le début du monde. Nousrentrions, je traînais dans l’OgrodSaski, les derniers jardins avant la

rue Senatorska. Chez nous. Monpère ouvrait la porte : je mesouviens encore d’une odeur douce,des cris de mes deux frères. Mamère était là et la table était mise.C’était avant ma naissance, bienavant, une époque de beau tempsqui s’acheva avec l’été 1939.

Brusquement, la guerre. Monpère est en uniforme d’officier, ilme prend par les épaules et je merends compte que je suis presqueaussi grand que lui. Nous laissonsma mère et mes deux frères à lamaison et nous partons, tous lesdeux, vers la gare. Dans les ruestout est déjà différent : des soldats

en groupes, des camions, lespremières queues devant lesmagasins. Nous marchons côte àcôte sur la chaussée, épaule contreépaule, il ne me tient plus par lamain : je suis un homme. Il m’a criéquelque chose de la fenêtre de sonwagon que je n’ai pas entendu et jeme suis retrouvé seul dans la rue. Ilme semble que c’est ce jour-là quenous avons eu le premierbombardement : j’ai regardé lesbombardiers argentés à croix noirequi volaient bas, en formation detrois.

– Rentre ici.

Un policier polonais hurlait dans

ma direction depuis un porche oùs’agglutinaient des passants affolés.Je me suis mis à courir dans la ruedéserte : il faut que je rentre chezmoi, je n’obéis à personne. Et jevoyais mon père qui criait quelquechose depuis son wagon. Il faut queje sois aussi fort que lui. Ma mèrem’a poussé dans la cave : le plâtreest tombé, nous étouffions, lesfemmes criaient et pleuraient. De lafenêtre nous avons vu, après la finde l’alerte, les premiers incendies,vers Praga, dans les faubourgsouvriers. J’ai commencé à lire lesjournaux : la France, l’Angleterre,l’Amérique, tout le monde devait

nous aider. Nous allions nous battrejusqu’au bout : jamais lesAllemands n’entreraient à Varsovie.J’écoutais à la radio les appels dumaire : Varsovie ne se rendrajamais. Ma mère pleurait, mes deuxfrères jouaient entre eux. Elle etmoi nous étions assis devant laradio. Souvent, je posais mon brassur son épaule : nous attendions lesnouvelles. On se battait partout lelong de la frontière et tout allaitmal. Nous entendions la radioallemande : ils annonçaient desmilliers de prisonniers, demainHitler serait à Varsovie. « Polonais,disait la voix joyeuse, les Juifs

responsables de vos malheurs, lesJuifs qui ont voulu la guerre, lesJuifs vont payer. » Puis les chœurs,les chants. Je tournais le bouton :radio-Varsovie jouait de longsmorceaux de piano lugubres. Puisles bombardiers sont revenus,régulièrement ; la cave tremblait.Les bombes incendiaires tombaientsur le quartier juif, près de cheznous et quand nous remontions,l’air était plein d’une fumée grasse.« Ils visent les Juifs », répétait-on.

Mon oncle est venu nous voir.C’est à moi qu’il parlait :

– Les Allemands, s’ils entrent àVarsovie, c’est aux Juifs qu’ils s’en

prendront d’abord. Tu sais ce qu’ilsont fait en Allemagne. Ton pèren’avait pas confiance en eux.

Je hochais la tête comme si jesavais. Ma mère était assise près denous et ne disait rien. Je hochais latête et je ne comprenais pas :qu’était-ce donc que ce peupleallemand dont je connaissais lalangue, pourquoi dévastait-il notrevie, pourquoi sa haine contre lesJuifs ? Puis ils se sont mis à tirer aucanon sur Varsovie, ils visaient legrand immeuble de la compagnied’assurances et chaque jour lesbombardiers argentés revenaientsur la ville : les incendies à peine

éteints reprenaient dans lesquartiers de Muranow ou de Praga,dans le quartier Smocza ou dans laStare Miasto, la Vieille-Ville.Maintenant j’étais toujours dans larue : je voulais voir, savoir,comprendre, me battre, nousdéfendre. Les rues étaient pleinesde soldats en guenilles, sans fusil,certains s’allongeaient sur lestrottoirs, d’autres gesticulaient aumilieu des groupes silencieux. Ilsparlaient de milliers de tanks, deschevaux morts pourrissant sur lesroutes, des bombardements surGrudziadz, là où se trouvait toutel’armée polonaise et donc mon père.

Ma mère n’essayait même plus deme retenir. Tous les matins jepartais, je rôdais dans le quartier duMusée national où arrivaient lesblessés, je regardais ces hommessales, couchés sur des brancardsrougis de sang, des femmes et desenfants pleuraient ; dans certainsquartiers les gravats encombraientles rues, une poussière blanchâtremontait du sol, des famillesfouillaient les ruines.

Le long du boulevard du NowySwiat, le Nouveau Monde, lesboutiques étaient fermées. Jecourais derrière les autobus rougeet jaune chargés de soldats qui

allaient vers Zoliborz. Là, durantplusieurs jours j’ai, avec d’autres,creusé des trous, des tranchées. Carnous allions nous battre jusqu’aubout et bientôt viendraient lesFrançais et les Anglais. Ma mère,quand je rentrais couvert depoussière et de boue ne disait rien.Un soir, quand j’ai voulu me laver,je me suis aperçu qu’il n’y avait plusd’eau.

– C’est depuis ce matin, a dit mamère.

Puis nous n’avons plus rien eu àmanger. J’ai cessé d’aller dans lesbanlieues creuser des tranchées. Ilfallait vivre, apprendre à lutter pour

boire et manger, comme les bêtes.Et les rues étaient peuplées debêtes. J’avais connu des hommes.L’espèce en semblait disparue. Jeme suis battu pour défendre maplace dans une longue queue devantla boulangerie du quartier. J’aipoussé, j’ai moi aussi bousculé desfemmes. J’étais fort. Je regardais, jevoulais ma part, pour moi et lesmiens, mais j’essayais decomprendre. Peut-être était-cenaturel, cette lutte, chacun pour soi,pour sa famille ? Plus personne nesemblait se connaître. Parfois dessoldats distribuaient leurs vivres.Dans l’un des jardins de Varsovie,

près de chez nous, ils étaient deux,avec de grandes capotes verdâtres,qui avaient ouvert leurs musettes,et autour d’eux il y avait desfemmes, des enfants et l’un de cesvieux Juifs barbus avec sa calottenoire. Les femmes se sont mises àcrier :

– Pas au Juif, d’abord lesPolonais, ne donnez rien au Juif.

Les soldats ont haussé lesépaules et ont tendu au Juif unmorceau de pain gris, mais unefemme s’est précipitée, a bousculéle Juif et a pris son pain. Elle criaitcomme une folle :

– Pas au Juif, d’abord lesPolonais.

Le Juif n’a rien répondu, il estparti. Les soldats ont continué àdistribuer les provisions. J’ai serréles dents, je n’ai rien dit. J’ai pris unmorceau de pain. Je ne ressemblepas à un Juif. Les rues étaientremplies de bêtes, je le savaismaintenant. Il fallait être sur sesgardes, prêt à bondir, à fuir. Je mebattais près des puits pour défendrema place et rapporter de l’eau.J’allais jusqu’à la Vistule où delongues files se formaient : ondistribuait de l’eau potable. Deuxjeunes Polonais, à peine plus vieux

que moi, arrivaient et criaient :

– Les Juifs à part, les Juifs uneautre queue.

Alors des Juifs sortaient desrangs et attendaient : parfois pour50 non-juifs servis, 5 Juifsseulement avaient droit à l’eau.Moi, immobile, j’attendspatiemment dans la queue, je serreles dents. Les hommes sontdevenus des bêtes. Et ils meurentcomme elles.

En rentrant de la Vistule avec unseau d’eau j’ai entendu venant dunord, du côté de Zoliborz, lesbombardiers, une rumeur qui

faisait vibrer le soi, immédiatementil y eut les explosions, la fuméeenvahissant le ciel, les cris ; unefaçade, devant moi, au bout de larue, s’effondrant d’un seul coup ;les flammes. J’ai plongé ma têtedans l’eau, puis j’ai couru. Lesbombardiers étaient passés. Unedroshka brûlait et le cheval n’étaitplus qu’une masse couchée sur lecôté, le cocher près de lui, le corpsgonflé, énorme, comme une bêteaussi. J’ai couru jusqu’à une autrerue, des hommes creusaient dans lapoussière, j’ai creusé avec eux, etdes mains se sont tendues, du fondde la terre. Alors je suis parti. Dans

d’autres rues, des groupes pillaientdes magasins aux façades éventées.Des femmes remplissaient leurstabliers de boîtes de conserve puisles serrant contre elles, elless’enfuyaient, avec ce ventreénorme. Près de la rue Senatorskaj’ai rencontré le fils des voisins.Tadek était plus âgé que moi, nousn’étions jamais sortis ensemble,mais ce jour-là, sans nous dire unmot d’abord, nous nous sommesmis à marcher l’un près de l’autre.Nous rôdions dans les rues. J’avaisfaim et je sentais que c’était moi quidirigeais. Tadek me suivait. Nousavons cherché. Dans la rue Stawki

un groupe de gens gesticulait. Nousnous sommes approchés : c’étaitune usine de conserves deconcombres, la porte était défoncée.Sur le sol, sur les étagères le longdes murs, il y avait des centaines deboîtes. Je n’ai pas hésité et j’ai étéparmi les premiers. De ma chemisej’ai fait un sac. Mes gestes étaientrapides, je me taisais. De temps àautre je jetais un coup d’œil àdroite, à gauche j’avais repéré unefenêtre. Je savais déjà qu’il fauttoujours prévoir par où l’on peuts’enfuir. Tadek faisait comme moi.Nous sommes partis rapidement :dans l’usine maintenant des

femmes se battaient, et nous avonscouru jusqu’à la rue Senatorska. Cesoir-là nous avons tous mangé ànotre faim : de gros concombresaigres qui craquaient sous nosdents, qui brûlaient les gencives.Mais nous n’avions plus faim et mamère ne m’a rien demandé. Elleaussi a mangé des concombres.Nous avons tous été malades dansla nuit, nous avons vomi, mais nousn’avions plus faim. La vie, c’étaitdevenu cela.

Le lendemain, je suis repartiavec Tadek. Dans les rues au milieudes soldats en déroute, avançaientde lourdes charrettes de paysans.

Des réfugiés avec leurs sacs de toile,leurs couvertures, étaient assis surles trottoirs. Moi, j’allais, je lesvoyais sans les voir : il fallaitmanger, vivre. Mais les magasinsétaient vides, les comptoirs balayés.Des gens couraient : « À la gare, il ya un train de farine. » Nous noussommes mis à courir aussi. J’allaisdevant, il fallait vivre, il fallaitmanger, il fallait courir. Sur la voiele déchargement se faisait ensilence : nous étions comme desfourmis, mais chacun-pour-soi, j’aipris un sac que j’ai fait tomber surles rails. Il pesait une centaine dekilos. Ce n’était pas de la farine

mais des graines de courges. Nousl’avons partagé et nous avons filéavec nos 50 kilos sur le dos.Maintenant, à la maison onm’attendait : c’est moi qui faisaisvivre. Quand je suis entré avec lesac ma mère m’a embrassé, mesfrères ont sauté de joie et ontcommencé à plonger la main aumilieu des graines blanchâtres. Ilfallait vivre. Je me suis assis, j’étaismort de fatigue, la sueur avait collémes cheveux, je n’avais même plusfaim, mais j’étais en paix, c’est unegrande joie de nourrir les siens.

J’ai continué, jour après jour,puis, brusquement, un après-midi

les rues se sont vidées. Les fuméesdes incendies couvraient encore laville, j’étais de l’autre côté de laVistule. Je me suis senti seul, j’aicouru. De temps à autre, je croisaisdes passants qui couraient aussi. Àl’un d’eux j’ai crié :

– Quoi ?

– Les Allemands, les Allemands,nous avons capitulé.

Ils avaient vaincu. Ils arrivaient.

2La force qu’un

homme peut avoiren lui

Je les ai vus. Ils sont partout. Ilsdéfilent en ordre serré sur les Alléesde Jérusalem, boulevard du Trois-mai. Leur pas est lent, leurs talonssur les pavés des petites ruesrésonnent. Je marche le long dutrottoir, derrière la rangée decurieux fascinés, je veux les voir,comprendre : ils paraissentinvincibles, grands, blonds. Certains

laissent pendre leurs casques àleurs ceinturons, comme s’ilssavaient qu’ils ne craignent plusrien. Que nous ne pouvons plusrien. Depuis le début du siège deVarsovie je m’étais habitué à lamisère, aux soldats polonais barbus,vaincus, voici maintenant cettearmée puissante avec ces camionset ces tanks qui se suiventinterminablement. Au-dessus desAllées de Jérusalem passent, àbasse altitude, leurs avions. Sur lestrottoirs avancent des patrouilles :ils semblent ne pas voir les gens,tout le monde s’écarte. Je suis unmoment ces trois soldats aux bottes

courtes, à la longue baïonnettenoire. Oui, nous allons souffrir. Etje pense à mon père. Voilà dessemaines que nous sommes sansnouvelles de lui.

Mais je n’ai pas le temps depenser : il faut survivre, il faut sebattre. Au coin d’une rue un groscamion bâché est arrêté, autour delui les Polonais sont là qui tendentles mains. Deux soldats sontdebout, au milieu de gros painsronds, ils rient et lancent les boules.Dans une voiture découverte quistationne près du camion, unofficier prend des photos, un autrefilme. Il faut manger. Je rentre dans

le groupe, je pousse, j’ai bientôtmes deux boules et je m’éloigne enles serrant contre moi. Lelendemain des voitures haut-parleurs annoncent que lesAllemands organisent desdistributions de pain, je vais d’uneadresse à l’autre. Les soldats se sontinstallés dans un magasin juif qui aété vidé près de la rue Sienna : il y adéjà une longue queue de gens detous les milieux, on parle à voixbasse, on murmure que lesAllemands donnent aussi de lasoupe. Tout à coup, un grand soldatapparaît sur le seuil. Il est tête nue,les manches de sa vareuse relevées,

je le vois encore, les deux mains surles hanches, il hurle : Juden, rauss !Tout le monde dans la queue abaissé les épaules, personne n’estsorti du rang. Juden, rauss ! répète-t-il. Deux femmes sont parties, vite.L’une était une petite vieille, la têteenveloppée d’un châle noir. Lesoldat a remonté la queue. Il nousdévisageait ; alors, du fond de lafile, un homme en chapeau est allévers lui et tendant le bras versquelqu’un a lancé : Jude. Tout lemonde s’est retourné et on a vu unhomme brun, petit, avec une courtebarbe frisée, rester seul, les autress’écartant de lui. Le soldat lui a fait

signe et l’homme s’est avancélentement. Son dénonciateursouriait, sûr de lui. Le soldat a pris àpleine main la barbe du Juif et s’estmis à lui secouer la tête, puis il lui adonné un coup de pied et l’hommeest parti en courant. Toute la queues’est mise à rire, d’un seul coup,avec le soldat. Et peut-être ai-je riaussi, de terreur et de rage.

J’ai eu mon pain, j’ai eu masoupe, et je suis allé faire d’autresqueues. Partout, des hommes endénonçaient d’autres. J’ai regardé,j’essayais d’inscrire dans mamémoire le visage de ces hommeset de ces femmes qui poussaient

hors de la queue des hommes et desfemmes pareilles à eux en lesappelant Ju d en. Mais ils étaienttrop nombreux, ces visages, tropnombreux les soldats quiarrachaient les cheveux et lesbarbes des vieux Juifs. RueSenatorska, comme je rentrais,quelques minutes avant le couvre-feu j’ai vu deux soldats quibousculaient un homme qui setenait tout droit j’ai pensé : monpère. Je me suis précipité, ce n’étaitqu’un Juif anonyme. Ils l’ont forcéà enlever ses chaussures, puis àcoup de pied ils l’ont fait sautercomme une grenouille, sur la

chaussée, longtemps, longtemps etils riaient et des passants dans larue riaient avec eux. Les soldats ontlancé les chaussures du Juif à unPolonais qui les a prises enremerciant et ils sont partis. Aubout de la rue il y avait cet hommepieds nus qui ressemblait à monpère.

Ma mère m’attendait, la porteétait déjà entrouverte : maintenantelle avait peur pour moi, ellepleurait souvent. Dans la journéenous allions d’un service à l’autredemandant si l’on savait où étaitmon père. Partout on nousrenvoyait. Ce soir-là, mon oncle

m’attendait aussi. Il était allé àl’usine. Une bombe avait détruitune partie de la façade et desescaliers, mais il avait pu monterjusqu’aux magasins : les machines,des centaines de paires de gantsétaient encore là-bas, personne n’yavait touché. Les pillards, lesAllemands avaient cru que toutl’immeuble avait été détruit. Lelendemain, très tôt, nous avonscommencé notre travail. Il faisaitfroid, par moments la neigetombait, le vent humide venait de laVistule. Nous nous y sommes tousmis : mon oncle, mes frères, mamère. L’un de nous faisait le guet,

nous sortions des ruines,emportions nos sacs remplis depaires de gants. Avec cettemarchandise, peut-être allions-nouspouvoir vivre quelque temps. J’aifait un dernier voyage dans l’usine ;il ne restait plus que deux machinesà coudre. Ici, je m’étais promenéavec mon père, il y a si longtemps.J’ai pris la machine sur l’épaule etje suis parti. C’était déjà le couvre-feu. Un camion allemand était aucoin d’une rue : j’entendais desordres, ces voix rauques quirésonnaient dans la rue déserte, jeme suis caché dans une porte. Dessoldats couraient, ils poursuivaient

des passants attardés et lesforçaient à monter dans le camion.L’un d’eux a tenté de s’enfuir, il y aeu un coup de feu, un éclair blanc etjaune tout près de moi et un seulcri. Puis le camion est partiallumant ses phares, éclairant aumilieu de la chaussée un hommequi ne bougeait plus. J’ai pris lamachine sur l’épaule, et je me suisremis en route. Les temps étaientainsi. La machine était lourde et mesciait l’épaule : les temps étaientainsi, il fallait serrer les dents. D’unbond, j’ai traversé la rueSenatorska. Dans l’escalier, enfinj’ai respiré. Je suis monté

lentement, mais la porte n’était pasentrouverte comme d’habitudequand ma mère m’attendait. J’aifrappé, deux coups légers. Ma mèresouriait, elle m’a embrassé, ellesouriait toujours, comme avant. J’aiposé la machine dans l’entrée, ellem’a poussé dans la chambre. Sur lelit, tout habillé, mon père dormaitmais il a tout de suite ouvert lesyeux et il m’a tiré contre lui.

– C’est bien, Martin, c’est bien,a-t-il répété.

Il me serrait très fort. Il m’a faitasseoir près de lui.

– Je me suis évadé, a-t-il

commencé. Je pars demain matin.

J’écoutais avec les oreilles etavec les yeux.

– Les Allemands, la Gestapo, ilsvont sûrement venir ici, un jour oul’autre.

Il donnait des conseils,calmement. Il me disait tout, il avaitconfiance.

– Ne te laisse jamais prendre.S’ils te tiennent, n’oublie jamaisqu’il faut n’avoir qu’une pensée,leur échapper. Même si tu as trèspeur. Leur échapper. Avec eux, il n’ya aucune chance. Si tu leuréchappes il y a toujours l’espoir,

n’attends jamais. La premièreoccasion est toujours la meilleure.

Et il a souri.

– Tu te souviens, Martin, tescourses derrière les droshkas. Turattrapais les chevaux. Eh bien, s’ilste tiennent un jour, prends tes piedsdans tes mains et cours.

C’était une expression que nousavions ensemble, et nous noussommes mis à rire. Puis il a encoreparlé : il était à Varsovie depuisquelques jours déjà mais il voulaitfaire surveiller la maison avant devenir nous voir. Maintenant il allaitvivre sous un faux nom, organiser

le passage du Bug pour ceux – et ilsétaient nombreux – qui voulaienttraverser le fleuve et gagner la zoneque les Russes avaient occupée.Nous nous rencontrerions dans lesrues, dans les parcs, chez ses amis,jamais ici, rue Senatorska. Lematin, avant de partir, il est venume réveiller : il portait un longmanteau de cuir, des bottes, il mesemblait immense et pourtantj’étais presque aussi grand que lui.Dans la rue je l’aurais pris pour unnazi ou pour un de cesVolksdeutscher, polonais d’origineallemande, qu’on voyait, arrogants,parader dans les rues avec un

brassard à croix gammée.

– Tu ressembles à un Allemand,lui ai-je dit en riant.

– Fais comme moi, sois plusmalin qu’eux, survis.

– Nous ne nous sommes jamaisplus revus rue Senatorska.

Il nous a quittés mais nous noussentions plus forts. Survivre. Jerépète ce mot, je marche dans larue, il fait froid mais j’avance vite :le vent, sur la Vistule, soulève desvagues et le fleuve semble coulervers le sud. Sur le pont, deshommes qu’on a sans doute raflésdans une rue, au hasard, poussent

des camions allemands qui se sontheurtés. Je passe vite, il faut quej’arrive au grand marché du quartierPraga. Sur la place, dans les petitesrues voisines, dans les cours desimmeubles, dans l’ombre d’uneporte, tout se vend : des paysans ontposé devant eux des sacs depommes de terre ; une femme venddes bottes, d’autres du tissu. Malgréla neige qui tombe épaisse, on nebouge pas, quelques pas à droite, àgauche, on tend sa marchandise.Moi, je vends des gants. Je pendsles paires autour de mon cou, je lesprésente aux passants, j’entre dansles magasins. Mais les marchands

polonais ne me voleront plus : j’aitendu ma paire. Il l’a regardée, m’adévisagé, a repoussé ses longscheveux noirs d’un coup de tête et amis deux zlotys sur le comptoir : j’aicrié ; j’ai tenté de reprendre mesgants.

– Tu veux la police, voyou ? a-t-ildit.

J’ai filé. On me prend pour unvoleur et je me tais : je suis juif.Depuis la fin novembre, il mefaudrait porter au bais du bras droitun brassard blanc avec une étoile deDavid bleue d’au moins troiscentimètres de hauteur. Unbrassard qui veut dire : homme à

voler, à battre, à tuer. Je ne portepas le brassard mais je suis à lamerci de tous. Il me faut apprendreà me défendre de tous. Aussi jen’entre plus dans les boutiques, jesuis à l’affût, je choisis mes clients.J’arrive à leur arracher les zlotysqui nous font vivre à la maison.Tant que nous aurons des zlotysnous aurons du pain.

Parfois les affaires sont bonnes :je rentre rue Senatorska avant la finde la matinée, je m’approvisionne etje repars. Je ne raconte rien, jedonne les zlotys, j’apporte du painet je plonge à nouveau dans la rue.Dans la rue Targowa là où se tient

le marché de Praga, un groupe deSoldats. Ils déambulent, au milieude la chaussée, oisifs, dangereux.L’un d’eux, plus âgé, avec des ridescreusant tout le visage, des dentsdorées au milieu de la bouche,m’interpelle :

– Qu’est-ce que tu vends,Polonais ?

Il ne faut pas comprendre ; seulsles Juifs en Pologne connaissentl’allemand. Je souris, je fais le pitre.Il s’approche, ce vieux soldat a l’airpaisible et avant que j’aie eu letemps de bondir en arrière il tordmon bras d’une main et de l’autre ilme fouille, trouve les gants sous la

grosse veste et les jette à sescamarades, puis il me tendquelques zlotys : un soldat honnête.Protester ne sert à rien : le mondeest ainsi maintenant.

Ils peuvent tout. Des policierspolonais, des cheminots auxuniformes noirs de l’organisationTodt, des marchands avides, desgangsters ; celui qui tient la forcepeut me dépouiller. Je le sais, à moide réussir à vivre, quand même,malgré eux. Je cache une partie demon argent dans mes chaussures etles voyous qui m’ont coincé l’autrejour dans les jardins Krasinski n’ontpu que me prendre une paire de

gants.

Puis c’est un policier polonaisque me saisit par la manche.

– Où as-tu pris ces gants ?

Je ne l’ai pas entendu venir, jemarchandais avec une vieille dame,tant pis pour moi. Il me faut jugeren une seconde cet homme enuniforme : une erreur et c’en peutêtre fini de moi, des miens. Sesyeux, que je vois à peine sous sacasquette, ont un regard las,lointain. Je tire un peu sur mamanche : il ne me tient pas bienfort.

– J’ai faim, j’ai faim.

– Où as-tu pris ces gants ?

– Ils sont à nous, mon père avaitune fabrique, il est mort.

Je parle rapidement en leregardant dans les yeux.

– Juif ? demande-t-il.

Je secoue la tête. C’est peut-êtreoui, s’il veut bien. Il me lâche sansun mot et je m’enfuis.

Parfois, il me faut subir. Cestrois policiers me guettaient. Peut-être un marchand m’a-t-ildénoncé ? Ils m’ont entouré, donnéun coup et conduit aucommissariat. Dans le couloir, unevingtaine de personnes attendent

Deux ont le visage en sang : ellesportent le brassard des Juifs. On mepousse près des autres, mais je neme suis même pas assis. Je vaisfuir, je le sens, je le sais, il le faut.Les policiers partent, sans un mot jeles suis. La porte est ouverte. Je metiens à un mètre derrière eux, jefonce et je cours. Ne jamaisattendre, ne jamais se laisserprendre. Le lendemain, je suisretourné à Praga, j’avais mis unchapeau et un manteau long : c’étaitun risque mais il fallait manger. Onne m’a pas reconnu et le commercea continué.

Le soir, je m’endormais d’un

seul coup. Je rêvais, toujours lemême rêve : nous allions voir monpère comme nous le faisionsréellement, nous prenions toutesnos précautions, marchant desheures dans des rues presque videspour bien nous assurer que nousn’étions pas suivis par les hommesde la Gestapo, nous marchions : mamère devant avec mes frères, etmoi, seul, assez loin derrière. Nousarrivions dans une rue étroite, uneimpasse, mon père était au fond,debout contre le mur, ma mère etmes frères couraient vers lui etbrusquement arrive un lourdcamion allemand, il fonce vers eux,

il va les écraser contre le mur et jene peux même pas crier. Tel estmon rêve, presque chaque nuit. Ilme réveille et je me souviens de cematin, j’ai les yeux ouverts, je nerêve plus, je revois la scène dans larue Gesia, une rue grouillante : tousnous portions le brassard, une ruejuive. Le camion chargé de soldats atourné, allant sans doute vers laprison de Pawiak, il a pris à toutevitesse la rue Gesia : les gens ontcrié, ils se sont rués vers les porteset moi avec eux et le camion enzigzaguant balayait la chaussée,montait sur les trottoirs.Maintenant la rue était vide, le

camion parti ; contre un mur, lesbras encore levés, un homme étaitlà, écrasé. Nous sommes tous sortiset nous avons repris notre vie,marchant sur la chaussée,remplissant la rue, comme unecolonne de fourmis.

Le dimanche je ne vais pas àPraga. Nous restons enfermés, nousessayons de faire un peu de feu,parfois mon oncle vient nous voir etnous parlons : nous comptons nospaires de gants, notre seulerichesse. Il me raconte ce qu’il sait,il parle avec ma mère desLebensmittelkarten, ces cartesd’alimentation qu’on nous donne

quand nous allons nous faireinscrire auprès du conseil de laCommunauté juive : elles portentun J énorme. Comme le brassard :pour nous désigner aux voleurs etaux tueurs. Il y a aussi le travailforcé, la fermeture des écolesjuives, les enfants qu’on voitmendier pieds nus sur le verglas, etces bandes de jeunes Polonais quicrient dans les rues : « Vive laPologne sans les Juifs » ; « Nousvoulons Varsovie sans Juifs. »

Ils sont armés de bâtons, ilscassent les vitrines des magasinsjuifs, ils frappent les Juifs sur latête, à plusieurs. Je voudrais tuer.

Je suis prêt à tuer.

L’homme est venu un dimanche.Une trentaine d’années, grand, fort,arrogant : des bottes noires, ununiforme gris qu’on voit rarement àVarsovie et le brassard à croixgammée. Un Volksdeutscher.

– Mon argent, dit-il.

Il a posé les notes sur la table.

– Je suis le commissaire, jeremplace le propriétaire de l’usinede Lodz, voici vos dettes. Payez.

C’étaient de vieilles traites,d’avant la guerre, pour desmarchandises achetées à Lodz parmon père.

– Payez.

Ma mère a parlé, d’une voixhumble.

– Nous n’avons plus rien.

Il répétait :

– Payez.

J’étais prêt à le tuer s’il avait faitun geste. Mais il a simplement crié,menacé, insulté ; claqué la porte àla briser. Ma mère s’est assise, m’aappelé près d’elle :

J’ai eu peur, Martin, peur pourtoi. Ils sont les plus forts. Il fautsurvivre, ne te laisse pas aller à lacolère devant eux. Plus tard, Martin,

plus tard.

Nous sommes comme desfourmis. Je suis allé retrouver monpère : il m’attendait près desgrandes colonnes de la placePilsudski avec son allured’Allemand ou de Volksdeutscher,son grand manteau de cuir.

– Ils vont revenir, Martin, a-t-ildit. Ils ne lâchent rien. Ils sonttenaces. Mais nous aussi. Il fauttout déménager, se préparer au pire.

Je me suis éloigné et j’aientendu son pas derrière moi,comme celui d’un passant qui neme connaissait plus. Puis quand il a

été à ma hauteur, sans me regarder,il a dit :

Nous nous vengerons, Martin.C’est nous qui serons finalementles plus forts.

Nous avons vidé l’appartement.Les voisins nous ont aidés : euxn’étaient pas devenus des loups. Iln’est plus resté que nos lits,quelques chaises, un peu devaisselle : notre maison estmaintenant à l’image de la vie. Elleest froide, vide, dure. J’aimais legrand tapis aux reflets bleus,j’aimais la statue de bronze, j’aimaisles hauts chandeliers d’argent. Il n’ya plus rien. Notre maison est

comme la rue, avec ces magasinséventrés, ces enfants qui mendient,ces hommes et ces femmes quivendent n’importe quoi parce qu’ilsne peuvent plus travailler et que lesprix montent chaque jour ; notremaison ressemble à ces visagesamaigris, aux yeux fixes. Et dansnotre maison comme dans la rue,ILS sont les maîtres. ILS sontrevenus. Des hommes de la Gestapoen longs manteaux avec desPolonais.

– Où est ton mari ?

Ma mère a répété qu’elle nesavait plus rien depuis la guerre.

– Dites-moi tout, répète-t-elle,même s’il a été tué. Je veux savoir.

Ils se taisent. Ils nous regardent.Ils visitent l’appartement. Ilsouvrent la seule armoire que nousayons conservée. Mes frèrespleurent, crient. Ils ont leurchapeau sur la tête, ils hésitent àpartir. Nous attendons. Noussavons qu’ils reviendront. Nous lesattendons tous les soirs, noussommes prêts. Les revoici. D’autres,ils nous parlent des dettes que nousavons à Lodz.

– Il faudra payer ou nousprenons tout.

Ma mère montre nos quelquesmeubles.

– On va te faire sortir tes bijoux.

Puis avant de partir :

– Il va falloir nous dire où estton mari.

Ils ont fermé la porte,calmement, et ils nous ont laissésdans notre maison presque vide,avec l’inquiétude. Ma mère s’estmise à consoler mes frères, jecomptais les paires de gants : d’uncoup de pied l’un d’eux a ouvert laporte. Il est resté sur le seuil :

– Bientôt tu vas nous dire où estton mari.

Puis il est parti. Par moments, jevoudrais donner des coups de poingdans les murs : pourquoi nepouvons-nous rien, pourquoi sont-ils si forts, pourquoi sont-ils lespatrons et nous les esclaves,pourquoi tout le monde accepte-t-il ? Pourquoi ces passants en trainde rire quand on force les Hassidimà danser comme des singes dans larue ? Pourquoi cette haine contrenous, pourquoi la mort partout,menaçante ? Je suis allé retrouvermon père. Il me parlait lentement,comme à un ami. La neigerecouvrait les allées de l’OgrodSaski, il m’aidait à comprendre : les

nazis qui dressaient les Polonaiscontre nous ; la cupidité debeaucoup, le désir de prendre notreplace et l’aide aussi qu’onrencontrait parfois, chez nos voisinspar exemple. Pendant que nousparlions on entendait des cris, desrires, et nous avons vu un hommenu traverser le parc, poursuivi pardes soldats qui tiraient en l’air.Nous nous sommes éloignés. RueNalewki, c’était la foule des petitsvendeurs, des mendiants.

– Il va y avoir le ghetto, a ditmon père. Nous serons tousensemble, mais ce sera terribleaussi. Ils ne nous laisseront pas en

paix.

Je ne répondais pas. Je mesentais vieux et sage comme lui.

– Ils ont déjà commencé à Lodz.Ils le feront ici aussi. Nous allonsnous voir plus rarement car laGestapo reviendra.

Nous nous sommes quittés surla place Tlomackie, en face de lagrande synagogue : je l’ai regardépartir, droit, fort. À chaque fois cepouvait être notre dernièrerencontre. J’ai mis mon brassard etje suis entré dans le quartier juif, làoù déjà on disait qu’il nous faudraitvivre : j’ai parcouru la rue Gesia et

la rue Mila, la rue Wolynska et larue Niska. J’ai marché. Les ruesmaintenant c’était ma vie, jemarchais, je pensais : il me fallaitaller vendre à Praga, accompagnerma mère à la poste pour changer lesdollars que de New York notregrand-mère nous envoyait, jepensais, la vie en quelques moisavait tellement changé. Je pensais,je n’étais plus sur mes gardes, jesuis entré dans la souricière de larue Zamenhofa. Les camionsétaient rangés le long du trottoir etles soldats raflaient tous leshommes en lançant des coups decrosse et des coups de pied. Un

officier m’a poussé. Il me donnaitdes bourrades dans le dos sansmême paraître me voir.

– Quinze ans, ai-je dit, je n’aique quinze ans.

Je n’avais pas grand espoir maisil fallait tenter aussi cela, cettepetite chance puisqu’on ne pouvaitêtre requis qu’à partir de seize ans.Il m’a regardé de ses yeux qui mesemblaient presque blancs, sanspupille.

– Mais tu mens, Juif, tu mens,salaud.

J’ai répété. C’était risqué. Ilstirent facilement, ils tuent pour un

mot de trop.

– Monte là !

Et il m’a envoyé rouler dans laneige d’un coup de pied, au bas ducamion. J’ai grimpé, sans même meretourner. Sous la bâche, dans lecamion tout le monde se taisait. Unsoldat est monté derrière moi etnous sommes partis. Sauter ; je nepensais qu’à cela. Sauter, arracherune chance pour ne pas se laissercoucher par une rafale dans un bois,au-delà de Zoliborz, près de laVistule, comme cela était arrivé àdes dizaines de Juifs raflés dans larue, au hasard. Mais le soldat nebougeait pas. Je sentais son odeur

de laine et de sueur, il avait sa bottecontre mon pied et son arme sur lesgenoux, la main posée sur lagâchette. Brusquement, le camions’est arrêté. Des ordres, deshurlements plutôt : nous étionsdans le quartier de Zoliborz avec sesmaisons espacées, ses jardins. Làs’étaient installés les Allemands,après avoir expulsé les Polonais.Nous n’allions donc pas mourir. Onnous a distribué des pelles et nousavons commencé à déblayer lesallées : la neige était fraîche, le ventla soulevait en poudre. Le ciel bas,presque noir, annonçait qu’il allaitencore neiger. Notre travail ne

servait à rien. Mais il faut pousserla neige.

– Enlève tes gants !

C’est l’officier aux yeux blancs.

– Il faut travailler sans les gants,tu sais bien.

Et il me donne un coup. Jetravaille. Mes doigts sont rouges,bleus, lourds. L’officier est loin. Jeremets mes gants. Je ne l’ai pas vurevenir.

– Salaud !

Il ne crie pas mais il me frappe.Un coup sur la nuque, d’autres surle visage.

– Donne tes gants, dit-il.

Je les lui tends et ils les envoientà un autre Juif en riant. C’est leurlogique. Ils veulent faire le mal.Nous avons travaillé toute lajournée et quand la neige s’estremise à tomber nous sommesremontés dans les camions. La nuitvenait, peut-être allions-nousmourir maintenant : drôle de tempsoù tout peut arriver, à chaquemoment. Le soldat est toujoursassis près de moi, il siffle, il fume,qui dirait que cet homme tranquillepeut tuer ? À nouveau, leshurlements : nous sautons dansune cour pavée. Tout autour des

bâtiments, des barbelés : c’était unecaserne occupée, de l’autre côté dela Vistule. Un jeune homme maigreavec des cheveux roux, bouclés, medit de ne pas m’en faire, nous allonsfaire les corvées des soldats, il estdéjà venu ici. Nous attendonsimmobiles, le vent nous glace ;devant nous deux compagnies têtesnues passent en chantant, partanten manœuvres, pas un de cessoldats ne semble nous voir : noussommes des pierres, des choses,rien. Bientôt nous courons dans lacour avec des seaux, des pelles,nous lavons les planchers, nousdéblayons la neige. Le jeune

homme roux me fait un signe alorsque nous passons devant lacantine : il y a des provisions surune table de bois. Il entre, puis ilbondit dehors glissant des harengsdans sa chemise et il s’en va avecses seaux. Toute la nuit nous avonstravaillé : je réussissais de temps àautre à entrer dans une baraque et àme chauffer un peu. L’aube a gagnépeu à peu : ciel limpide, bleucomme de l’eau.

– Ils vont nous ramener, m’a ditle jeune homme roux.

On nous a rassemblés dans lacour, on nous a fait mettre sur deuxrangs. L’officier aux yeux blancs

s’est avancé à pas lents. Il s’estplacé devant moi et je pensais : ilveut ma mort.

– Il y a un voleur ici, a-t-il ditdoucement. Que celui qui a pris lesharengs se dénonce. Il a cinqminutes. Lui ou dix d’entre vous.

Et immédiatement il a désignédix d’entre nous et moi le premier.Il fait si beau ce matin. Ma mèrem’attend et je vais mourir sans mebattre. L’officier passe devant nous,il tape joyeusement ses mains l’unedans l’autre.

– C’est moi.

Le jeune homme roux est sorti

des rangs, il a marché jusqu’àl’officier et il s’est placé devant lui.

– C’est moi, a-t-il répété.

Sans doute chacun comme moi,dans les rangs, a-t-il senti que soncœur allait éclater. L’officier auxyeux blancs a hésité, puis il a lancéson pied dans le ventre du jeunehomme aux cheveux roux qui s’estplié en deux sans un cri. L’officier apris une pelle et il a commencé àfrapper sur tout le corps et moncamarade dont je ne sais même pasle nom s’est écrasé dans la neige,les mains sur sa tête, sans un cri.L’officier a sorti son revolver et atiré. Nous sommes retournés au

travail sous les injures, nous étionsdes porcs et des salauds, criaient lessoldats. Un peu après midi, ils nousont ramenés à Varsovie, non loin dela rue Zamenhofa, les camions sesont arrêtés et nous nous sommestous dispersés en courant. Ma mèreet mes frères m’attendaient. Je n’airien raconté, la vie était comme ça,elle tenait à un mot, elle valaitmoins que quelques harengs. Nousle savions. À quoi bon raconter ?

J’ai mis plusieurs jours à oublierl’officier aux yeux blancs : je levoyais partout me poursuivant de sahaine incompréhensible ; il mesemblait le reconnaître dans chaque

silhouette en uniforme aperçue deloin dans une rue : je prenais lafuite, je m’enfonçais dans les coursdes immeubles, je grimpais lesescaliers et j’attendais, longtemps,recroquevillé sur une marche,tremblant. J’avais peur pour lapremière fois depuis la guerre :j’avais rencontré la haine qui tuesans raison. Je n’avais jamais croisécet officier et il voulait ma mort ; ilavait tué un homme à coups depelle et il me regardait : c’est moiqu’il tuait. J’ai dû me raisonner,pour me débarrasser de cette fièvre,ma frayeur qui venait de ces peursaccumulées au fond de moi durant

des semaines. Je n’ai parlé àpersonne, j’ai réglé seul mamaladie, me forçant à marcherlentement dans la rue, passant prèsdes soldats, les regardant dans lesyeux, risquant le pire. Puis un jourj’ai compris que j’avais vaincu. J’aipu retourner sur le marché dePraga, je sifflais, je courais puis jemarchais lentement, j’ai fait unlong détour pour suivre le fleuve ; jem’accordais une permission, j’avaisdécouvert la force qu’un hommepeut avoir en lui. S’il veut, il peutvaincre, s’il veut, il peut mourirsans un cri, s’il veut, il peutsurvivre. Merci, camarade aux

cheveux roux dont je ne sais pas lenom et qui est mort pour moi, sansun cri. Je n’ai plus peur.

Ainsi sont passés des jours. ÀPraga les ventes sont devenuesdifficiles. Les policiers et lesAllemands surgissent de plus enplus souvent, bloquant les issues,renversant les étalages, arrêtant leshommes. Vers dix heures ce matin,alors que je me tiens à l’écart mamarchandise sous le bras, observantla place, tentant de sentirl’atmosphère, de deviner s’ILS vontvenir, ils arrivent. Ce sont desPolonais. Ils courent, prennent leshommes, les poussent dans leurs

fourgons. Des Allemands, en retrait,observent la scène. Je suis entrédans un magasin et sans un mot.J’ai posé les paires de gants derrièrela porte, puis je suis sorti avantmême qu’on puisse me rappeler.J’ai contourné la place, les gensfuyaient et je me suis allongé leventre contre la terre, le visagegrimaçant. J’étais calme, le froid mesaisissait, la neige fondait sous moi,trempant mes vêtements mais je nebougeais plus. Bientôt j’ai su quej’étais seul devant les policiers quiavançaient méthodiquement. Àpeine le temps de le penser qu’ilsétaient là ; l’un d’eux m’a donné un

coup de pied dans les côtes.J’entendais les cris des fuyards quidécouvraient à l’autre bout de laplace qu’ils étaient cernés, que lespetites rues qui vont vers la Vistuleétaient fermées par des barrages.

– Qu’est-ce qu’il a ? A demandéquelqu’un au-dessus de moi.

On m’a donné un autre coup depied. Je n’ai pas bougé. Et ils sontpartis, me laissant ainsi dans laneige, immobile, gelé, mais libre. Letemps lentement passait : en file,les vendeurs entraient dans lesfourgons de police. Ils étaientpolonais, ils ne risquaient qu’uneamende. Moi, la mort devait

toujours être devant mes yeux, c’estavec elle qu’il me fallait jouer. Puis,sur la place, ce fut le silence, desfemmes en se lamentant venaientredresser leurs petits étalages. J’aiencore attendu. Certaines serassemblèrent autour de moi.

– Ils l’ont tué, disaient-elles.

J’ai encore attendu puis je mesuis levé d’un bond, j’ai courujusqu’à la boutique : mes gantsétaient sur le comptoir. Le patronparlait, pérorait. Quand il m’a vuentrer, il a crié :

– Mais qui t’a autorisé ?

J’ai pris le paquet et je suis sorti

toujours en courant.

– Salaud !

Je l’entendais hurler.Qu’importe : c’était chacun poursoi.

J’étais en vie et j’avais lamarchandise : je ne sentais mêmepas ma chemise glacée qui collait àma peau.

Mais on ne pouvait pas penserlongtemps à la chance qu’on avaiteue, on ne pouvait pas se féliciterdes ruses qu’on avait inventées. Lavie était devenue une coursed’obstacles ; on sautait le premier,un autre était déjà là, plus haut, et

un autre derrière plus difficileencore et plus rapproché. On n’avaitplus le temps de reprendre souffle.Les mauvaises nouvelles nousécrasaient, les Allemandsl’emportaient partout ; lesrèglements se faisaient plus durs ;les rafles plus nombreuses. Il n’yavait que le ciel pour devenir plusdoux. La neige fondait. Sur lesberges de la Vistule, dans lesjardins, l’herbe reparaissait enfin :j’avais envie de courir au milieu desarbres, d’aller comme autrefoisdans les forêts quand avec monpère nous marchions de longuesheures et que la peur me prenait.

Mais le temps des promenades étaitfini : alors je partais très tôt lematin pour regarder le fleuve et lescouleurs de l’eau. C’était l’aube et laville paraissait calme, paisible, lesrues n’étaient pas encoregrouillantes, les mendiantsn’étaient que des boules noiresqu’on pouvait ne pas voir. Moi, jerespirais avidement, l’air était glacé,il me coupait la gorge et je mesentais libre. Sur la berge, j’avaisdécouvert un chat : une énormebête au poil court et gris que j’avaismis des heures à approcher. Chaquematin je lui parlais doucement. Ilm’observait, prêt à s’enfuir, les yeux

mi-clos, les pattes recroquevillées.Je l’avais appelé Laïtak. Je luiparlais, j’aurais pu lui parler sansfin. Je faisais des projets, je riais. ÀLaïtak, je disais ma joie de leuravoir échappé sur la place dumarché.

– Es-tu juif, Laïtak ?

Et je riais à n’en plus pouvoirm’arrêter. Parfois je lui jetais unpeu de nourriture, il l’engloutissaitsans me quitter des yeux, si jem’avançais il disparaissait. Laïtakétait prudent, à peine ai-je réussi àle toucher une fois ou deux. Luiaussi avait dû connaître une guerreet moi j’étais une sorte de chat. Je

savais que si les matins sonttranquilles, les soirs sont dangereuxet je ne traînais pas dans les rues.

Je rentrais rue Senatorska, à lamaison, et nous attendions le matinsuivant en espérant qu’ils neviendraient pas ce soir-là.

Pendant des semaines, ils nousont laissés en paix avec seulementnotre attente. Puis ils ont enfoncé laporte, des nouveaux, cinq, leurschapeaux enfoncés jusqu’aux yeux.Un seul parlait en polonais, maistous criaient.

– Va chercher ton mari.

Ma mère a recommencé à

expliquer : depuis la guerre elle nesavait plus rien, peut-être pouvait-on la renseigner, ces messieurs dela police justement. Mais je sentaisque ce soir-là tout serait différent.Celui qui parlait polonais traduisait.L’un des hommes s’est avancé versma mère et il l’a giflée à toute volée.Son chignon s’est défait et dans magorge un cri de rage est monté, maisje n’ai pas bougé. L’homme arecommencé, puis il a parlé enallemand et l’autre traduisait.

– Madame, vous allez nous direoù est votre mari.

Madame : je répétais ce mot.L’homme frappait ma mère et

l’appelait madame.

– Madame, nous allons prendrece jeune homme, nous allons vouslaisser notre adresse. Nous vousdonnons vingt-quatre heures pourtrouver votre mari et nousl’amener.

Il me regardait sans sourire. Lesautres fouillaient la maison, jetantsur le plancher ce qu’ils trouvaient.

– De toute façon nous vousrendrons ce jeune homme. Vivantou mort

Ma mère a commencé à crier,elle s’est accrochée à moi : j’étaiscomme un morceau de bois, elle

demandait pitié, elle répétait :

– Laissez-le-moi.

Tout à coup elle s’est tue.

– Arrêtez-moi, a-t-elle dit.Laissez les enfants.

L’un dès homme écrivait.

– Voici l’adresse, madame.Donnez-la à votre mari. Et revenezchercher votre fils dans vingt-quatre heures.

Ils m’ont poussé dans l’escalier,ma mère s’est précipitée, m’a serrécontre elle : « Martin, cours, prendsla fuite. Ils l’ont arrachée à moi,jetée par terre et je suis descendu

entre eux. Au bas de l’escalier, l’und’eux qui s’était tu m’as donné uncoup de genou dans l’estomac et asorti un pistolet : »

– Tu nous amèneras à ton père,a-t-il dit en allemand.

Je n’ai pas bougé. J’avaiscompris mais je n’ai répondu qu’aumoment ou l’on m’a traduit laphrase en polonais. Alors je me suismis à parler, je ne savais rien,j’aurais bien voulu les conduire àmon père mais je ne l’avais plusrevu. Ils se sont regardés, hésitantspeut-être avais-je gagné. Mais non.

– Allée Szucha, tu vas te

souvenir de tout.

La Gestapo avait son siège AlléeSzucha. Dans la rue, ils m’ontpoussé dans une camionnette : unsoldat était là, indifférent. Eux sontmontés dans une voiture et noussommes partis. Nous allions vite.J’ai commencé à parler au soldat,en polonais, mais d’un coup decrosse, il m’a renvoyé au fond de lacamionnette. Laïtak est pris, ai-jepensé, mais Laïtak va se taire ets’enfuir. Cela m’a donné ducourage. Nous nous sommes arrêtésplusieurs fois mais le soldat ne mequittait pas des yeux. Enfin, ce futl’Allée Szucha, le grand immeuble

éclairé de la Gestapo : noussommes entrés. Portes, couloirs,encore des portes, des couloirs.Debout, alignés contre un mur, deshommes et des femmesattendaient : la peur était dans leursyeux, ils étaient raidis par elle. Onm’a fait entrer dans un bureau. Jen’ai plus vu que la fenêtre quidonnait sur la nuit. L’un deshommes s’est avancé, celui quiavait giflé ma mère, et il m’a donnéun coup sur la bouche.

– Ton père est un lâche, a-t-il ditdans un mauvais polonais. Il vat’abandonner.

Il a enlevé son chapeau. Il avait

une tête toute ronde avec descheveux coupés très court, enbrosse.

– Les Juifs sont tous lâches, a-t-il continué.

Puis il est sorti dans le couloir,sans me regarder, laissant la porteouverte. Je voyais une femmedebout, les bras en l’air. J’ai bondivers la fenêtre. Dehors il y avait lanuit, j’ai saisi la poignée, l’air étaitvif, je me suis retourné : la femmeavait la bouche ouverted’étonnement et de terreur. J’aisauté. J’ai pensé : je vais me tuer etje courais déjà dans une cour, versun mur. Je l’ai grimpé. J’étais dans

une autre cour, j’ai couru, franchiune grille : c’était la rue. J’ai couru,couru. Il me fallait arriver avanteux. J’ai monté l’escalier, poussé laporte, crié :

– Mère, frères, laissez tout,venez.

Mous avons dévalé l’escalier,l’un de mes frères était pieds nus,nous avons couru, couru encoredans Varsovie désert, évitant lespatrouilles, traversant les placesvides et sombres. Mon onclehabitait rue Fréta. Il nous aaccueillis pour la nuit ; il se taisaiten m’écoutant, ma mèrem’embrassait.

– Je le savais, disait-elle, tu escomme ton père.

Et j’étais fier. Le lendemain, dèsla fin du couvre-feu, nous noussommes dispersés : des amis nousont accueillis. Moi je suis resté deuxou trois jours sans sortir ; on devaitme rechercher. Je logeais chez uneamie de ma mère qui habitait ungrand appartement sombre au boutde la rue Sienna. Son mari, unmédecin, avait quitté la Pologne à laveille de la guerre et n’était plusrevenu. Elle me serrait contre elleet j’en perdais le souffle, elle mefaisait parler et je parlais comme unjeune coq mais la nuit je fermais la

porte de ma chambre à clé et là,dans cette pièce inconnue quisentait la poussière, l’espèced’ivresse que j’éprouvais dans lajournée à côté de cette femmetombait brusquement. Nousn’avions plus de maison, nous nerentrerions plus rue Senatorska etnous étions séparés les uns desautres, mon frère à un bout deVarsovie, ma mère et mon autrefrère ailleurs, mon père changeantchaque jour de domicile. Bien tôt –mon père nous l’avait fait dire –nous aurions de faux papiers, unautre nom. Il ne resterait mêmeplus cela de notre passé. C’est

curieux une famille : jamais commeen ces jours je ne m’étais renducompte de ce qu’elle représentaitpour moi. La Gestapo aurait pu metorturer, je n’aurais pas donné monpère et quand l’homme a frappé mamère, même si je n’ai pas bougé ilm’a semblé que je hurlais, que jedevenais fou. Une famille, c’est lemonde tout entier et maintenantpar leur faute le monde était enmiettes. J’ai pensé, ces nuits-là,qu’un jour je reconstruirais unmonde à moi, une famille.

Mais ce jour paraissait aussiéloigné que le temps de paix et jepassais une bonne partie de la nuit

sur mes gardes, guettant les pas despatrouilles, sursautant quand unevoiture freinait. Au bout de ces deuxou trois jours d’attente je nepouvais plus vivre dans cetappartement, avec cette femmesoupirant contre moi, folle de peuret qui commençait à me parler dedépart, loin de Varsovie, elle et moi.J’ai profité d’une de ses sorties pourm’enfuir, retrouver la rue, le soleil :quitte à être pris que ce soit sous leciel clair. Mon père averti m’adonné rendez-vous dans la Vieille-Ville, la Stare Miasto : là où lespetites rues, les cours obscurespermettaient des fuites faciles. Il

était soucieux, grave.

– Tu es vraiment un homme,m’a-t-il dit. Tu leur as échappé.C’est bien. Et je sais que tu n’auraispas parlé.

J’aimais vivre, je me sentais fortmaintenant. Pourquoi d’un motmon père pouvait-il ainsi medonner la joie, me serait-il possiblede donner, moi aussi, cetteconfiance aux autres. Aux enfantsque j’aurais un jour ?

– Que veux-tu faire ?

C’est lui qui me questionnait.J’expliquais qu’il fallait retournerau marché de Praga, récupérer la

marchandise que nous avions miseen dépôt chez des parents, des amis.Notre mère essayait bien de vendreà ma place mais ce n’était pas sonrôle puisque j’étais là et puis elle nesavait pas s’y prendre. On allait lavoler.

– Ne traîne pas rue Senatorskaou Allée Szucha, a-t-il dit en riant.

Et lui qui ne le faisait jamaism’embrassa. J’étais de nouveauseul dans les rues, je me mêlais auxgroupes : des centaines de Juifssans travail restaient dans les ruespour essayer de vendre un objetleur permettant de survivre. Partoutdans les yeux je lis la peur et je la

reconnais cette maladie qui m’atenaillé aussi quand j’ai vu mourirmon jeune camarade aux cheveuxroux. J’écoute la rue, j’apprendsqu’on élève un mur de brique à lahauteur de la rue Dzika et dansd’autres rues aussi. Je vais voir. Desouvriers sont là, des Juifs avec leursbrassards. Ils posent leurs longuesbriques et le ciment gris coule sansqu’ils sachent l’égaliser : ce sont desouvriers de hasard, heureux sansdoute d’avoir trouvé ce travail. Lamuraille a déjà plus de deux mètresde haut et l’un d’eux, monté sur uneéchelle, continue d’ajouter desbriques. La rue tout entière va être

fermée : bientôt nous seronsparqués comme des bêtes. On ditqu’à Lodz, déjà, ils ont bouclé leghetto.

J’ai eu un moment envie defuir : je quitte Varsovie, je rentre auservice de paysans polonais, je parlela langue sans cet accent qui permetde démasquer les Juifs, je mange àma faim et je reviens quand laguerre est finie. J’échappe à cettefoule, à la peur, au ghetto qui seprépare. Je marche dans la rueNalewki et je rêve encore quand lescamions s’arrêtent et je dois memettre à quatre pattes comme tousles autres, je dois sauter vite, bien,

mais ça n’empêche pas de, recevoirdes coups sur le dos, les soldatsrient et frappent dur. Les vieux quin’avancent pas assez vite sontabattus. Je lève un peu la tête, toutela rue est à quatre pattes et lessoldats tirent à hauteur d’homme.On entend d’autres coups de feu quiviennent des rues éloignées. Ce doitêtre une grande rafle, un jour dedivertissement et de terreur. Devantmoi, à quelques mètres à peine, unefemme, debout les jambes écartéesau milieu de la chaussée, résiste,elle serre un bébé dans les bras etdeux immenses soldats tentent dele lui arracher. Je vois ses yeux, si

grands, je ne vois que ses yeux quidisent l’horreur. Ils tiennentl’enfant, ils se l’envoient de l’un àl’autre, elle est là, tendant les bras,ne sachant vers qui elle doit aller,essayant de saisir cet enfant qui necrie même pas. Et puis un dessoldats n’a pas rattrapé le bébé.

Les camions sont repartis etnous nous sommes levés et j’airecommencé à marcher. Je nesavais même plus à quoi j’étais entrain de rêver au moment où lescamions s’étaient arrêté rueNalewki, peut-être à la campagne, àma fuite. Mais est-il possible defuir, d’abandonner les siens si l’on

est un homme ? Les jours suivantsje suis retourné au marché dePraga, mais nous n’avions presqueplus de marchandise et qui peutacheter des gants alors que vientl’été ? Et puis les gens avaientpeur : on ne parlait que dumassacre qui avait eu lieu dans lesrues de Varsovie. Des centaines deJuifs avaient été tués, d’autresconduits dans les forêts. J’avais eula chance de m’en tirer avecquelques coups et quelques sautsdans la rue Nalewki. Certains,depuis, se terraient. Ma mère que jerencontrais tous les deux ou troisjours me suppliait de ne plus sortir

mais, moi, je voulais voir. Ce n’étaitmême plus la volonté de vendre quime poussait dans les rues tous lesmatins mais bien celle de regarder,d’enregistrer, de savoir : lesévénements étaient devenus pourmoi comme un alcool. Il fallait queje sache, que je prenne ce mondesauvage dans mes yeux, dans matête, pour dire un jour tout ce quej’avais vu, tout ce que nous avionssouffert. Mais le prix à payerpouvait être élevé.

Rue Sienna, c’est moi qui aidemandé à Stasiek Borowski derester. Je l’aimais bien ; souvent,nous rôdions ensemble et malgré

son poids il courait aussi vite quemoi et nous avions déjà réussi àfiler plusieurs fois, juste à temps ; ilétait rond comme une boule demuscles. Rue Sienna, il voulaitpartir, moi j’étais comme paralysé :des Juifs avaient été rassemblés aumilieu de la chaussée de cette ruebourgeoise où les Polonais habitenten grand nombre et des Allemandsles forçaient à danser, à sauter, à sedévêtir, à chanter. D’autres devaientdonner le rythme en frappant dansleurs mains et les soldatsencourageaient de la voix et dupoing. Au milieu du groupe unvieux Juif presque nu jouait à

l’ours, debout sur une jambe, levisage levé, implorant son maître.Stasiek et moi nous étions dans lafoule des spectateurs qui riaient etje ne voyais que ces visages hilareset tranquilles. Stasiek me tirait parla manche, je résistais : nous neportions pas notre brassard etj’arborais un sourire figé qui devaitsuffire. Et puis les Juifs n’avaientguère l’habitude de jouer avec lefeu : depuis longtemps ils savaientqu’il faut fuir. Mais je voulaisentendre ces rires, regarder cethomme chauve, avec un gilet, quis’esclaffait, courbé en deux. Cen’était plus les bourreaux et leurs

victimes qui m’intéressaient maisleur public. Stasiek m’a donné uncoup de coude : c’était trop tard. Larue était bouclée. Les soldatsavançaient, épaule contre épaule etle silence brutalement s’est établi :l’homme chauve ne riait plus, iltournait la tête à droite et à gauched’un air égaré. On nous a poussésvers des camions et les Juifs sontrestés au milieu de la chaussée,immobiles, puis comme le camiondémarrait j’ai vu le Juif presque nucommencer à se rhabillerlentement : il avait servi d’appât. Cejour-là les nazis préféraient le bétailpolonais.

Et ce jour-là, pour la premièrefois, je suis entré à Pawiak, lagrande prison grise dont toutVarsovie parlait. C’était mapremière arrestation et le sort avaitvoulu que je sois pris commePolonais ; Stasiek Borowski avaitretrouvé sa bonne humeur :

– Peut-être si nous sortons nosbrassards de Juifs vont-ils nouslibérer. Tu veux essayer, Martin,pour voir ? Tu veux toujours voir,savoir, c’est une bonne occasion.

Je me taisais. Nous étions dansla cour, des centaines. On nousdivisait en petits groupes et on nousdirigeait à coups de cris et de bottes

vers des couloirs humides. Stasieket moi nous avons essayé de resterensemble et on nous a poussés l’unaprès l’autre dans une cellulesurpeuplée. On pouvait à peinebouger, des hommes geignaient,d’autres demandaient descigarettes, certains s’interrogeaientà voix haute, d’autres encoremaudissaient les Juifs,responsables de tout. Je regardais lalucarne et j’essayais de m’enapprocher. Du fond de la cellule,une voix a lancé :

– Vos gueules, cons !

Et elle a donné des ordres pourqu’on s’arrange au mieux, tout le

monde a obéi peu à peu etfinalement nous avons pu nousasseoir. L’homme qui avait parléétait un prisonnier d’une trentained’années, avec une large cicatricesur la joue : à son accent, onreconnaissait un voyou de Varsovie,des mèches grises et sales luirecouvraient presque les yeux. J’aicommencé à parler avec lui : quandj’ai prononcé le mot évasion il s’estmis à rire à n’en plus finir, puis ils’est endormi mais je suis resté prèsde lui. Dans une prison, les truandssont ceux qui savent et je n’allaispas demander des conseils auPolonais chauve qui était là aussi,

reniflant, le gilet sur la tète pour seprotéger du froid. Plus tard, Siwy –le voyou – s’est mis à parler : il étaitemprisonné depuis trois mois ; ilavait rossé un flic après avoir bu etil avait retrouvé sa petite Pawiak. Ilen parlait comme d’une femme :

– Tu peux pas quitter Pawiak,disait-il. C’est elle qui te met dehorset puis comme tu l’aimes bien etqu’elle t’aime bien, elle t’oublie pas.Tu retournes toujours à Pawiak.Toujours.

Le lendemain matin on nous arassemblés dans la cour. J’étais prèsde Siwy.

– Vous êtes ici pour travailler,hurlait quelqu’un que je ne voyaispas. La Pologne a fait la guerre auReich, tuant des soldats allemands.Les Polonais doivent payer entravail.

Nous attendions, immobiles,Stasiek et moi aux aguets tentant dedeviner ce qui se préparait car nous,nous étions juifs, deux foiscoupables, promis à la mort. Quandnous avons vu les gardiens polonaisinstaller des tables contre le mur,porter des machines à écrire, nousavons compris.

– Brassard, a dit Stasiek. Si noussommes fouillés.

Dans la poche je serrai cemorceau de toile dont dépendaitnotre vie. J’ai commencé à ledéchirer avec le bout des ongles etj’ai porté la toile à ma bouche.Stasiek m’a imité et nous noussommes mis à mâcher, nousglissant vers le bout de la file desprisonniers qui s’allongeait dans lacour. Près des tables un soldatcriait :

– Donnez vos noms, videz vospoches. Si vous gardez quelquechose, kaput.

J’ai posé mon argent sur la table,j’étais dépouillé, Stasiek aussi, maisnous préservions encore notre vie,

encore.

Nous avons attendu des heures,silencieux. Je regardais le ciel,m’efforçant de ne pas apercevoir lesmurs, les toits, mais seulement leciel. Brusquement nous avons vuapparaître des SS. Nousconnaissions les soldats àl’uniforme noir ; c’est l’un d’eux quiavait arraché le bébé à sa mère, l’und’eux qui l’avait laissé tomber. Noussavions qui étaient les SS. Sans unmot, ils nous ont fait mettre enrang : les gardiens polonais, lessoldats allemands couraient commedes chiens devant leurs maîtres.Eux restaient dans l’ombre des

murs. Puis ils se sont avancés et dubâtiment principal un grouped’officiers noirs est sorti. Stasiekm’a murmuré : « C’est Himmler. »Ces officiers parlaient entre eux, ennous regardant, ils riaient, ils sontpassés entre les rangs, s’arrêtantdevant quelques-uns d’entre nous.Dans ma file il y avait un hommetrès grand, maigre, avec une longuebarbe noire. Il me semblait qu’ildevait être professeur ou médecin.Le groupe des officiers s’estimmobilisé devant lui. J’entendaisles phrases :

– Pourquoi es-tu arrêté ?

– Je voudrais bien le savoir,

Herr Reichsminister.

Il avait une voix de professeur,bien posée, elle devait résonnerdans toute la cour et elle venait degifler l’officier SS.

– Il faut punir les traîtres,professor Bursche.

– Je ne suis pas un traître pourmon honneur.

– Tu as trahi ta patrie.

– Je ne trahirai jamais mapatrie.

Il y eut des rires et le groupes’éloigna. Ce petit homme rond,sanglé dans son uniforme noir,

était-il possible que ce fût le HerrReichsminister Himmler,Reichsfuhrer SS, le maître desbourreaux ?

Des camions sont arrivés : cesont les SS qui nous ont poussés. Jesuivais Siwy et Stasiek Borowski mesuivait. Derrière chaque camionroulait une voiture chargée de SS.

– Il faut s’enfuir, Siwy, ai-je dit.

– Adieu, Pawiak, répétait-il,adieu Pawiak.

Je me suis mis à lui raconter :les camps, les exécutions dans lesbols. Il m’écoutait, secouait seslongs cheveux blonds.

J’ai reconnu la gare deSczesliwice. Ici, les SS se sont mis àcrier. Ils donnaient des coups decrosse, deux fois ils ont tiré en l’airet nous refluions comme untroupeau vers le quai. Je ne quittaispas Siwy.

– Ils vont nous fusiller, Siwy.

Mous nous sommes entassésdans des wagons à bestiaux et jesuis resté près de la porte, palpantle bois avec mes mains, medéplaçant comme je pouvais contrela paroi du wagon. Nous avonsattendu des heures. La nuit étaittombée : des hommes s’étaientévanouis, puis le train s’est ébranlé

et nous avons eu un peu d’air.

– J’ai un couteau, m’a dit Siwy.Il y a un grillage au bout du wagonde ton côté, pousse.

Centimètre par centimètre, nousavons gagné du terrain, enfin j’aisenti l’air frais contre mes jambes.Il a fallu s’accroupir. Stasiekrepoussait les corps des autres.Certains somnolaient appuyésépaule contre épaule. Siwy s’est misau travail.

– Je vais me lancer, a-t-il dit. Jeprends appui sur toi. Tu meprojettes. Tu sautes, tu roules, tesmains autour de ta tête et tu ne

bouges plus.

J’ai expliqué à Stasiek. Nousnous sommes baissés. Siwy s’estrecroquevillé, la tête dehors et je l’aipoussé. Puis, plus rien, simplementle train et un peu plus de place dansle wagon.

– D’abord toi, a dit StasiekBorowski.

Il m’a poussé. Le gravier adéchiré mes mains, mais c’était lesol, ferme, immobile, dur. Lescoups de feu ont éclaté presqueaussitôt, le train a ralenti mais ilétait déjà loin. Stasiek avait peut-être sauté aussi. J’ai couru dans la

campagne, l’herbe était trempée, lesbranches s’accrochaient à mesvêtements. Dans une clairièreentourée d’une barrière de bois, uneferme : les paysans m’ont aidé.L’homme, sans une question, m’adonné du pain et de l’argent. J’aicouru dans les bois, dans ladirection de Varsovie qu’ilsm’avaient indiquée. Le matin,quand le brouillard s’est déchiré,j’ai aperçu la gare de Zyrardow, unestation qu’entouraient les champs.J’ai pris le premier train. Le wagonétait plein de paysannes, avec desfichus blancs serrant leurs grosvisages rouges. La vie continuait,

tranquille. À la gare de Varsovie,tout s’est bien passé. J’ai retrouvémes rues, avec leurs mendiants etleurs enfants en haillons. Deuxjours plus tard, j’ai rencontré monpère.

– J’ai été à Pawiak, ai-je dit.

J’ai dû raconter ma premièregrande évasion.

– Tu es imprudent, Martin. Onn’a pas toujours la chance avec soi.

Mais il n’avait guère le temps deme sermonner. Il venait departiciper à la première actionclandestine : dans un restaurant dela banlieue de Varsovie il avait tué,

avec son groupe, un gendarmeallemand. Un bourreau célèbreparmi les bourreaux. Lesreprésailles s’étaient abattues surVarsovie ; un peu plus de terreurrecouvrait la ville. Le prix de chaqueaction était toujours élevé.

Je n’ai jamais revu Siwy, levoyou de Pawiak, ni mon amiStasiek Borowski qui m’aida àsauter dans la nuit.

3Le jeu de la vie et

de la mort

Dans la forêt, avant, quand je nesavais rien, avant ma naissance,avant la guerre, mon père n’aimaitpas me voir déranger les fourmis.Elles étaient énormes, rougeâtres,disciplinées : leur colonne traversaitles sentiers. Je les suivais jusqu’à lafourmilière et avec une branche jetouchais à peine l’un des orificespar lesquels elles s’enfonçaient. Jene pouvais plus m’arracher à ce

grouillement, à cette folie que jeprovoquais. Elles étaient là desmilliers, se chevauchant, sortant,revenant et la fébrilité gagnait enune seconde les colonnes les pluséloignées. Mon père m’appelait envain, il venait vers moi :

– Encore les fourmis ! disait-il.

Puis il parlait du travail, del’ordre des choses qu’il ne fallait pastroubler. J’écoutais à peine. Jeregardais.

Depuis le début d’octobre noussommes des fourmis en folie. Dansles rues des groupes gesticulent, deshommes vont et viennent d’une

porte à l’autre, des meubless’entassent, puis on les remonte,puis ils sont jetés par les fenêtres.Là, des Polonais se disputent : unJuif vend ses tableaux auxenchères. Je rentre dans notrecour : une vieille femme, assisedans l’entrée, pleure. Elle me prendà témoin, moi qui passe, elle crie :

– Trente-sept ans, toute ma vieest ici, je dois tout laisser.

Je n’ose pas rester, je ressors.Sur des charrettes, des familles ontentassé leur literie, des valises, etelles courent résolues : des fourmis.À intervalle régulier la voiture haut-parleur annonce les limites du

quartier juif, les interdictions, lesdélais prévus pour lesdéménagements : 31 octobre, puis15 novembre. Je regarde, j’écoute.Mon père est venu plusieurs fois :

– C’est le ghetto, a-t-il dit. Ilsvont nous faire très mal. Mais nousserons entre nous. Peut-être, pourquelque tempe, ce sera plus simple.Pour quelque temps seulement.

Nous savons où nous devonsaller, dans un immeuble de la rueMila, au numéro 23, l’un desappartements clandestins de monpère. Mais nous attendons ladernière limite pour être sûrs qu’iln’y aura pas de nouveaux délais, de

nouvelles règles. Mais de quoi peut-on être sûr ? J’apprends, j’apprendsencore, à chaque seconde, que dansce temps, les lois, les mots, la vie,ne sont pas sûrs. Polonais, Juifs,nous sommes tous devenus desbêtes soumises au destin, auhasard. Au 31 de la rue Dzielna, j’aivu un immense portefaix à la têtechauve jeter en riant par lesfenêtres des meubles. Rue Wronia,j’ai entendu un enfant juif les yeuxbrillants crier :

– Je suis allemand, je suisallemand !

Sa voix aiguë me déchirait. Unvieillard essayait de le raisonner en

lui caressant les cheveux maisl’enfant criait toujours. Mon pèrerépète :

– Il ne faut pas s’affoler maisrester sur ses gardes.

Ma mère voudrait partir tout desuite, je la serre contre moi, je luiparle doucement, je lui répètecomme le fait mon père d’attendreencore, de ne pas sortir. Hier, rueCiepla, j’ai rencontré un groupe deSS : l’un d’eux qui paraissait lesconduire secouait la tête de droite àgauche, les autres l’entouraient enriant. Je les ai suivis de très loin,glissant d’une porte à l’autre. Ilsavançaient au milieu de la

chaussée, devant eux la rue sevidait. Ils sont entrés dans unmagasin et j’ai entendu des cris,encore des cris, toujours : deuxfemmes sont sorties en courant,nues, serrant leurs vêtementscontre elles. Plus loin, le mêmejour, rue Muranowska, contre lemur, une vingtaine de Juifs, les braslevés, attendent. Je passe, je vais.Toutes les rues sont un monde enfolie, on se bouscule, on marcheavec peine : rue Leszno, rueGrzybowska, la foule est si densequ’il me faut jouer des coudes pouravancer. Mon père est inquiet :

– Tu n’as rien à faire dehors, dit-

il. Ils raflent. Ils tuent.

Ma mère supplie, pleure,demande à mon père d’insister.

– Il faut savoir.

C’est tout ce que je peuxrépondre. Je veux savoir. Je veuxvoir ce mur de brique qui monte,s’allonge et nous enferme. Près dela place Parysowski il ressemble aumur d’une prison et tout notrequartier (car nous n’avons mêmepas le droit, a ordonné le haut-parleur, de l’appeler ghetto) seraune prison, la Pawiak des Juifs deVarsovie. Je veux savoir car je neveux pas me laisser enfermer. Je

marche dans la foule et je merépète : « Ne pas se laisserprendre. » Je suis presqueheureux : il fait froid. Autour demoi, les gens commencent à serecroqueviller, à trembler. Je n’aipas froid, je me sens prêt. Je suisLaïtak, le chat des bord » de laVistule, qui ne s’est jamais laisséemprisonner.

Vendredi 16 novembre : c’est leghetto. Mon père nous a conduitshier à Mila 23. En passant rueNowolipki, près de l’église, nousavons vu des prêtres qui essayaientd’obtenir des signatures sur unepétition demandant d’exclure la rue

du ghetto. Chacun tente dedéfendre son bien, comme il peut,s’accrochant pour quelques heuresau passé, à ce qui a fait sa vie.Certains ont déjà tout perdu : lesJuifs de Praga ont été amenés encamions dans le ghetto. Ils n’ontplus rien : quelques valises. Et ilsrestent là dans les escaliers, devantles portes, se protégeant du froid.Mon père répète :

– Maintenant, tout est unequestion de solidarité. Nous devonsleur montrer !

J’ai à peine parcouru les quatrepièces de notre appartement : jesuis heureux pour ma mère et mes

frères, nous retrouvons unemaison, un monde à nous. Mais jene peux pas rester. Je veux voir.Mon père nous a déjà quittés ; iltravaille à organiser l’accueil desréfugiés. Il a sa tâche. Ma mère mesupplie, je l’embrasse, je la serrecontre moi : elle m’est si douce.Mes frères s’accrochent à moi. Jeris, je plaisante, mais rien n’y fait :pour eux, pour moi, il me faut êtredans la rue, là où sont la violence etla vie et la mort des autres. Monpeuple, les miens.

Ce vendredi 16 novembre, à tousles coins de rues stationnent despatrouilles. Des Allemands casqués,

à quelques mètres des officierspolonais dans leur uniforme bleu etqu’on appelle déjà les « Bleus » etplus loin, avec leur brassard jauneet leur brassard blanc à l’étoile deDavid, leur ceinturon et leursbottes, les policiers juifs duJudischer Ordnungsdienst, leservice d’ordre juif. Ce sont eux queje regarde, eux qui vont assurerl’ordre dans le ghetto. Avec nous,contre nous ? Ils contrôlent lespassants, surveillent les longuesqueues qui se sont formées devantles magasins. Partout la foule etpuis brusquement de larges zonesvides : ILS sont là. Je m’avance :

trois vieux Juifs, les bras tendus,font des flexions. L’un d’euxchancelle et tombe dans la boue. Ilreste allongé, immobile et un soldatlentement lui marche sur le corps.Plus loin, dans la rue Leszno des SSfont sauter sur un pied, en cadence,des policiers juifs. Eux aussi,comme nous. Rue Ogrodowa, unefemme embrasse le trottoir alorsqu’ILS rient. Et nous sommesenfermés et nous sommesimpuissants ! Le long du mur lafoule est massée, silencieuse,fascinée. Les morceaux de verre, lesbarbelés au faîte du mur sontparfaitement visibles. Les gens

regardent, repartent il faudraitsauter ce mur : avec des échelles,des planches. On pourrait aussientrer dans l’une de ces maisonsqui donnent du côté aryen et dontles portes sont murées. Mais unmur, cela se troue, cela se franchit.

J’ai suivi le mur du ghetto. Je nevoyais que ce mur, je n’entendaisqu’une phrase en moi : ils nem’enfermeront pas. Je suis arrivé àl’une des portes du ghetto : unebarricade de barbelés était élevée aumilieu de la rue et deux guéritesétaient dressées de part et d’autred’un étroit passage. Des Allemandssont là, bavardent, occupant le

passage, casqués, armés. J’ai euenvie de m’approcher, de bondir aumilieu d’eux, de courir. Mais la rueétait toute droite et j’allais mourir.Il fallait passer et leur survivre. J’aiattendu, fasciné par cet étroitpassage : notre liberté, la porte de lacage.

Une colonne de Juifs venant desquartiers polonais avec des sacs detoile, des valises, est arrivée devantl’entrée escortée par des gendarmespolonais. Les Allemands se sontécartés : les Juifs étaient fatigués,sales, les enfants traînaient leurspieds, d’où venaient-ils ? Peut-êtrede Praga. Les hommes se

découvraient devant les Allemands.L’un d’eux, un homme encorejeune, a gardé son chapeau. Ils l’ontvu : un ordre. La colonne s’estarrêtée, on l’a poussé dehors.Personne dans la colonne ne leregardait. Ils ont fait sauter sonchapeau d’un coup de crosse. Unofficier allemand, les bras croisésdevant la guérite, observait la scène.Ils ont frappé jusqu’à ce quel’homme tombe sur la chaussée,puis ils ont appelé les policiers juifs.L’officier s’est avancé, il a donné unordre et ses soldats se sontesclaffés. Bientôt les policiers juifsurinaient sur le blessé. Peu après la

colonne s’est remise en route et lessoldats ont recommencé à bavarderau milieu de la chaussée.

J’avais envie de vomir. Je mesuis assis au bord du trottoir. Lesgens passaient : ils nousenfermaient, ils nous battaient, ilsnous tuaient, ils nous humiliaient.Stasiek Borowski, mon ami, étaitresté dans le wagon ; et la femmequi les mains dressées me regardaitAllée Szucha, au siège de laGestapo, qu’était-elle devenue ? Etl’enfant qu’ils avaient laissé tombersur la chaussée, et mon camaradeaux cheveux roux ? Ma vie, macourte vie, était pleine de morts. À

chaque seconde, ils avaient tuéautour de moi. Je me suis levé etj’ai marché vers la rue Mila.

C’est rue Nalewki que j’ai vu letramway. Deux voitures quivenaient de passer la porte dughetto et arrivaient de là-bas, laVarsovie aryenne, de là-bas, lesjardins Krasinski. Sur la plateformede la première voiture il y avait ungroupe de soldats allemands, ilsriaient, regardant la foule, ilsvisitaient le ghetto comme un parcd’exposition. Sur la plate-forme dela deuxième voiture, un gendarmepolonais, un Bleu, veillait à ce quepersonne ne monte durant la

traversée du ghetto. À l’intérieur,des Polonais traversant le ghettopour aller d’un quartier à l’autre. Aucoin de la rue Nalewki et de la rueGesia, quand la deuxième voitureest encore dans la rue Nalewki, unhomme a sauté et s’est perdu dansla foule. J’ai couru derrière letramway. Il remontait à grandevitesse la longue rue Zamenhofa,toute droite, il atteignait la rueDzika et là, après avoir ralenti à laporte, il franchissait le mur, ilpassait. En courant j’ai parcourudans l’autre sens la rue Zamenhofa,la rue Gesia, la rue Nalewki. J’aisuivi à nouveau les deux voitures.

C’était bien vrai : un tramwaytraversait le ghetto, de porte-à-porte, de la porte Nalewki à la porteDzika ; un Bleu interdisait auxvoyageurs de descendre ou demonter durant cette traversée. Maissi l’on pouvait grimper ou sauter,on sortait ou rentrait dans le ghetto.

J’ai peu dormi cette nuit-là. Lematin déjà j’étais en faction près dela porte Nalewki. J’ai observé. J’ailaissé passer plusieurs tramways. Ilétait tôt. Il n’y avait pasd’Allemands sur la plate-formeavant : ce n’était pas encore l’heurede la visite de notre zoo. Ilsdormaient avec les putains de

Varsovie. Je me suis placé au coinde la rue Gesia. Le tramway estarrivé avec son bruit de tôles. Jen’avais même plus besoin de levoir : déjà tous ses bruits m’étaientfamiliers. Il allait freiner pourprendre la courbe et bientôtj’apercevais la première voitures’engageant dans la rue Gesia.

Il est là : la plate-forme estdevant moi. J’ai bondi. Le tramwaycontinue de rouler, je suis sur laplate-forme : les Polonais nesemblent pas me voir, ilsdétournent la tête. Voilà déjà la rueZamenhofa, la foule sur les trottoirsenvahissant la chaussée, la foule

noire et tragique. On passe devantla rue Mila : l’air est vif, j’ai envie decrier, de ne pas respecter leurs lois,d’échapper à la peur, ne pas selaisser prendre, vivre, voilà ma viequi entre en moi avec legrésillement des perches sur les fils.Je n’ai pas quitté le ghetto, pasencore, mais je sais que je réussirai.Au bout de la rue Zamenhofa, letramway a ralenti : on approchait dela porte Dzika. Je me suisrecroquevillé sur la plate-forme. Letramway s’est arrêté et j’ai vu lasilhouette de l’Allemand : ce n’étaitpas un SS. Il s’est approché de laplateforme et il m’a vu aussi.

Comment oublier ce visage figé,maigre, ces sourcils broussailleux etgris ? Nous sommes restés ainsi unlong moment, à nous regarder. Puisil m’a fait un clin d’œil. Et letramway est reparti. J’étais passéhors du ghetto. J’avais rencontré unhomme.

Mon brassard était dans lapoche, le tramway filait vers l’ouestde Varsovie ; bien sûr, j’étais endanger de mort mais j’étais libreparce que j’avais violé leursrèglements. S’ils me tuaient ils metueraient libre et cela changeaittout. J’ai sauté du tramway après lecimetière : les rues me paraissaient

vides simplement parce qu’on ne s’ybousculait pas comme dans lafourmilière surpeuplée qu’était leghetto avec son demi-milliond’habitants, Juifs de Varsovie et dela province entassés là. « Pour ymourir de faim », disait mon père.Dans cette Varsovie aryenne, douce,aérée, les passants me paraissaientdétendus, calmes, élégants :j’oubliais ces yeux que la peur et lafaim rendaient fixes. Les cafés deNowy Swiat étaient pleins ; desAllemands se promenaient avec desfemmes qui riaient, presque la paixsi je n’avais aperçu de temps à autredes groupes d’enfants qui

mendiaient et qui s’échappaienttout à coup, sans doute des Juifsqui déjà avaient réussi comme moià franchir le mur. Mais moi jen’étais pas là pour mendier. Jecombattais la prison en m’évadant,j’étais plus fort que les bourreaux.Je faisais ce que je voulais, malgréeux, contre eux. Je venais prendredes forces ici, dans les jardins, là aubord de la Vistule. Car le ghettoc’était aussi un univers de ciment etd’asphalte, sans arbres. Nousn’avions pas droit aux jardins. Alorsj’ai marché dans les jardinsKrasinski et, au-delà de la rueSwientojerska, j’apercevais le mur

et les soldats allemands quimontaient la garde. C’est bon desentir sa force, ses muscles, sesidées qui vont et viennent, claires etprécises : j’avais envie de courir.J’étais dehors, j’allais rentrer,ressortir, et je vivrais.

J’ai remonté la longue et droiterue Dluga. Là se trouvait unepâtisserie où nous allions avec monpère. Je l’ai reconnue à sadevanture blanche : la pâtisserieGogolewski, et personne ne faisaitla queue. J’ai acheté – au prix fort –du pain ; j’ai mordu à pleines dents.Puis j’ai acheté des gâteaux aufromage, des sernik, puis d’autres

encore, semblables à ceux que nousrapportait notre père, des bayaderki.Et j’ai attendu le tramway à lastation avant la place Teatralny. J’aivu au-dessus du mur le toit de lagrande synagogue Tlomackie : moij’allais rentrer, librement et plein deforces, d’air et de pain de froment. Àla dernière station avant le ghetto leBleu a sauté sur la plate-forme de ladeuxième voiture. Je suis là, près delui. C’était un homme rond, qui m’aignoré. Je l’ai à peine regardé maisje suis resté près de lui : j’avaisencore de l’argent. C’était un pari. Ila tiré sur le cordon de cuir de lacloche : le tramway est reparti.

C’était un pari. J’ai touché sa mainet sans un mot je lui ai glissé lesbillets. Il les a froissés et empochés,sans se retourner.

À la porte Nalewki, le Bleu a faitun signe et le tramway qui avaitralenti a accéléré. J’avais gagné,j’étais à nouveau dans le ghetto etj’ai sauté au coin de la rue Gesia, aumoment où la première voiturevenait à peine de disparaître. J’airemis mon brassard : autour de moiil y avait à nouveau la foule, lesregards fixes ; des hommes et desfemmes qui palabraient, desmendiants. Tous ceux-là, c’étaientles miens, mes frères, peut-être pas

assez jeunes pour risquer leur viepeut-être pas assez forts. Mais jel’étais pour eux et j’étais avec eux.J’ai descendu la rue Gesia, serrantmon pain contre moi, mes gâteaux àla main. On me regardait.

– Combien ?

L’homme a posé la main surmon bras. Il est âgé, son manteau etson chapeau sont élégants.

– Ne restons pas ici, venez.

Il me pousse dans une portecochère. Je suis aux aguets, unescalier à droite par lequel jepourrai fuir me rassure.

– J’achète, dit-il. Combien ?

– Je ne vends que le pain.

– Combien ?

Je dis un chiffre qui me sembleénorme.

– Ce sont des pains d’un kilo.

Il n’écoute même pas et sort déjàson portefeuille. Dehors, la foulegrise et noire, dehors cebruissement de pas et de voixcomme celui d’une fourmilière.

– Je suis acheteur, dit-il. Chaquejour, si vous pouvez. Voici monadresse.

Il me tend les billets, unmorceau de papier et glisse les deux

pains sous son manteau. Je le voiss’éloigner, grand, son chapeaudominant la foule, bientôt masquépar le tramway qui passe avec sonBleu et des soldats allemands surles plates-formes. Je suis rentrésous la porte cochère pour échapperà la foule, rassembler les morceauxde cette journée, ma grandejournée, ma glorieuse expérience.Je me suis assis sur la premièremarche de l’escalier par lequelj’avais songé à fuir. Mais l’homme,ce vieux monsieur riche et digne,n’en voulais qu’à mon pain. Jeregarde ma main : elle est pleine deses zlotys, mes zlotys. J’ai parié sur

le tramway, parié sur l’Allemand,parié sur le Bleu, parié avec ma vie,et j’ai gagné ; voici mon gain. Je ris :ils sont bien là ces billets, Mouèscomme on les appelle. Et je sens lamain potelée de ce gendarmepolonais qui tout à l’heure a acceptél’argent d’un gamin juif traqué quiavait réussi à quitter le ghetto et quirentrait de son plein gré, monargent. J’ai parié avec ma vie et ceszlotys ne sont rien, rien que la plusfaible partie de mon gain : j’ai gagnéle clin d’œil complice d’un soldatallemand et j’ai gagné ma liberté.

Avant, mon père – c’était notrejeu – me tendait souvent son

cigare ; j’aspirais avec force, lafumée m’enveloppait et il riait parceque j’étais contraint de m’asseoirsur le tapis bleu. Ma tête tournait etmaintenant aussi ma tête tourne.La joie, la peur, la confiance, tout semêle. Il me faut prendre l’une aprèsl’autre, mes pensées, calmement.

J’ai parié et j’ai gagné de savoirqu’il est possible de trouver, ne fut-ce qu’une fois, un homme sousl’uniforme des bourreaux, qu’il estpossible d’acheter un autre hommequi vous hait. J’ai gagné de savoirque l’homme est comme cetteglaise des bords de la Vistule qu’ilm’arrivait de modeler à ma guise.

Longtemps, je suis restéimmobile, assis sur cette marche.Dehors la foule se faisait plus griseet moins dense. Bientôt ce seraitl’heure du couvre-feu. Mais j’avaisle temps : je n’étais pas semblableaux autres qui se pressaient danscette rue, moi j’avais franchi le mur,j’avais vaincu les bourreaux. Ceshommes et ces femmes, mes frères,avec leurs brassards blancs au basde leurs manches étaient, s’ils ne serévoltaient pas, des animauxmarqués, promis à la mort.C’étaient mes frères et pourtant jeme sentais différent, j’avais enviede leur crier : « faites comme moi,

tout est possible ». Mais lepouvaient-ils ? J’étais jeune etc’était ma chance. Je marchais etj’élaborais des plans, je calculais lenombre de pains que j’allaispouvoir acheter demain, combienj’allais les vendre, j’organisais,j’imaginais. Mes idées venaient,l’une après l’autre. Il ne fallait rienabandonner au hasard, penser auxzlotys pour le Bleu, trouver unmoyen pour ne pas laisser sa vieentre les mains d’un Allemand : ilssont rarement compréhensifs. Àchaque pas, mon plan sedéveloppait : c’était cela ma liberté,la preuve que j’étais plus fort

qu’eux, les bourreaux, les gardiens,les tueurs. Et j’allais vivre.

Au coin de la rue Wolynska et dela rue Zamenhofa, au milieu dequelques valises, une famille deJuifs était assise sur le bord dutrottoir. Peut-être des Juifs de Pragaabandonnés là par un camion etn’ayant plus rien. Une petite filleavec des tresses regardait fixementdevant elle : j’ai traversé la rue, j’aiposé deux gâteaux sur ses genoux.Ce n’était rien mais puisque j’avaisdécidé de vivre, d’être libre, il fallaitun peu, aussi, aider à vivre. Carvivre pour soi seul, à quoi bon ?

Mon père m’attendait devant la

porte. Un homme était près de lui.

– Tu rentres tard, dit-il. Troptard.

Il ne me regardait pas, commes’il avait peur de savoir tout desuite.

– Voici le docteur Celmajster,continua-t-il, notre voisin dusecond. Nous organisons un Comitéde maison, pour ceux qui n’ont rien.

Je l’écoutais à peine. Lui aussi,comme moi, il voulait survivre, sebattre, aider. Je devais lui expliquer.Entre nous il ne devait y avoir quela clarté.

– Père, je suis allé de l’autre

côté.

Ils me dévisagèrent en silence.J’ai montré le paquet de gâteaux.

– Pâtisserie Gogolewski, rueDluga, a dit le docteur Celmajster.

Mon père, le visage crispé,m’écoutait. J’ai tout raconté et lesoldat et le Bleu et le pain. Il setaisait.

– Tu disais qu’ils voulaient nousaffamer, nous tuer en nousétranglant.

Je répétais, je haussais le ton,car je devinais sa colère.

– Et tu crois, toi, seul, un gamin

de quinze ans.

C’était la première fois que je ledéfiais, qu’il me peinait si fort.

– Je ne me laisserai pasétrangler, père. J’aurai du pain.Nous n’allons pas nous laissermourir de faim ?

Je m’avançais vers eux.

– Nous n’allons pas laisser toutecette foule mourir !

Celmajster a murmuré :

– Tu peux être pris.

– Mieux vaut cela.

Ils se sont tus. La rue Milas’était vidée : nous sommes montés

en silence.

– Il faut lui faire confiance, a ditle docteur en rentrant chez lui.

Restés seuls dans l’escalier, monpère a commencé à parler. J’étaisdeux marches au-dessus de lui et illevait la tête : j’en étais heureux etgêné. À chacun de ses mots, de sesmises en garde, j’avais envie deprendre son visage dans mes mainset de murmurer : « Père, tu peuxme faire confiance. » Il me semblaitque j’allais tous les sauver, lui, tousles miens et le ghetto tout entier.

– Tu sais qu’ils tuent, dit-il,qu’ils veulent tous nous exterminer,

par la faim, par le travail. Alors, jet’en prie, Martin, comprends.

Il m’expliqua encore : pour lesvaincre, il fallait durer, combattre,ne pas céder, mais savoir tricher s’ille fallait. J’écoutais. C’étaient mesplans, mes projets.

– Mais pour survivre, père, ilfaut manger d’abord. Et je m’encharge.

Il se mit à rire.

– Tu ne manques pas d’audace,dit-il.

Et il me poussa vers le haut.

– Avance, dit-il, contrebandier.

Mon père a trouvé le mot juste.Contrebandier, je le suis devenu,jour après jour. Grimper et sauterdu tramway, enfouir mon brassardsous ma chemise, le glisser à tempsà mon bras, connaître lesgendarmes « joueurs », ceux surlesquels on peut parier parce qu’ilsse laissent acheter, trouver lamarchandise, la revendre, calculerles bénéfices et les frais :maintenant, telle est ma vie.

Je pars dès la fin du couvre-feudans la nuit encore glaciale.

Je guette le tramway : quel est leBleu de service ce matin ? Parfois ilme faut attendre, parfois je prends

un risque, parfois je joue à coupsûr. Mais je joue. Je passe plusieursfois par jour le mur dans les deuxsens : je joue ma vie plusieurs foispar jour. Mais je vis, libre. À chaquevoyage, mes plans seperfectionnent, de nouvelles idéessurgissent. Quand on est en dangerde mort l’esprit travaille vite.Maintenant j’ai des contacts, desliaisons, des habitudes, desfournisseurs attitrés dans laVarsovie aryenne. De faux papiersaussi : un titre de transport qui m’adéjà sauvé une fois. Il certifie quej’habite côté aryen et que je suis unjeune Polonais de bonne race. Il fait

froid mais le col de ma chemise estouvert : on aperçoit une mincechaîne en or et une petite médaillede la Vierge Marie. Le soir,j’apprends la messe en latin et lesprincipales prières : ma vie peuttenir à ces quelques mots que jerépète.

Mes bénéfices sont énormes carle ghetto a faim, car le ghetto afroid. Quelques jours avant Noël, latempérature est descendue à moins15. J’ai vu, rue Karmelicka, desgroupes d’enfants serrés les unscontre les autres, en haillons,tendant leurs mains et le ghettotout entier est parcouru par des

orphelins faméliques. Ils attendentdevant des centres de distributionde soupe gratuite. Je donne ce queje peux. Déjà, une petite fille, auxjambes maigres, rougies par lefroid, a pris l’habitude de meguetter le soir au coin de la rueMila : elle ne bouge pas, elle meregarde seulement. Puis elle adisparu.

« Sangsues, buvant notresang », dit la chanson du ghetto. Etje la répète dans ma gorge, les dentsserrées. Car ils veulent nousexterminer. Par la faim, le froid, letravail, par la cruauté.

À la porte de la rue Leszno, une

rue que je n’aime pas, une ruedangereuse où les rafles sontfréquentes, j’ai vu hier un groupe detravailleurs juifs qui rentraient. Ilssont employés du côté aryen. Desgardes allemands ont bondi sur eux,comme des loups, distribuant lescoups de crosse, les injures, faisanttomber à genoux ces hommesfatigués aux visages maigres. Puisils les ont fouillés et des morceauxde pain, des pommes de terre, unpetit sac de farine se sontaccumulés sur la chaussée. Lesgardes ont forcé les travailleurs àjeter ces marchandises ? » Del’autre côté du mur. Certains

essayaient d’arracher une bouchéede pain : ils ont été roués de coups.

Ils veulent notre mort. Parfoisj’ai honte de manger à ma faim,honte de vendre, honte de regarderces enfants squelettiques quis’agrippent aux passants, cesmendiants qui vont mourir, cettefemme au visage fardé qui essaie desourire en tendant la main. Hontede ne pas pouvoir empêcher cela.Parfois je voudrais être, moi aussi,couché sur le trottoir crevant defaim et de froid.

Mais cela ne dure pas. Ilsveulent notre mort à tous : moi, ilsne m’auront pas et quelques autres

avec moi. Père m’a parlé del’orphelinat du docteur JanuszKorszak : ces centaines d’enfantséchappant grâce à lui à la faim.J’apporte quand je le peux del’argent et du blé. Ma mère organiseavec Mme Celmajster desdistributions de vivres. Je donne.Mais je ne me mens pas : ce que jedonne n’est presque rien. Notreghetto est un enfer de misère, unêtre malade avec 500 000 plaies quihurlent leur faim, leur froid, leurdésespoir. Nous sommes touscomme des fourmis affolées quitentons de survivre, de sortir. EtEUX, les gardes polonais, les

Allemands, les soldats de la mort,ils nous regardent pourrir et mourirderrière les murs où ils nous ontenfermés. Et quand nous voulonssortir, passer entre les grilles deleur prison, ils nous tuent.

Rue Leszno, l’autre jour, j’aientendu des cris. J’ai vu de loin unhomme ramper dans les ruines dela poste : ils le piquaient jusqu’ausang avec une baïonnette. On m’aexpliqué : l’homme avait été surprisalors qu’il sortait d’une cave. Sansdoute avait-il trouvé un passagesous le mur. Il revenait avec dupain, maintenant il allait mourir. Ilstuent, ils frappent : les femmes qui

s’échappent avec un morceau depain, les enfants qui réussissent àmendier du côté aryen quelquessous. Parfois les soldats ferment lesyeux, parfois ils distribuent de lamarchandise saisie, parfois ilss’excusent du regard, ils ne fouillentpas, ils laissent passer les enfants.

Mais qu’importent ces quelquesexceptions ! Ces clins d’œild’homme à homme ne changentrien. Ils veulent notre mort. Et moi,à ma façon, je lutte pour empêcherqu’ils réussissent. Et si le ghetto vit,jour après jour, c’est parce que je nesuis pas le seul à passer le mur : lescontrebandiers sont partout. Des

Polonais entrent au ghetto, vendentleurs marchandises et repartentpayés en dollars « durs » (en or) ou« mous » (dollars papier). RueKozla, on communique par ungrenier avec le côté aryen. Mêmepour des bourreaux, il n’est pasfacile de surveiller 500 000personnes, de les tuer d’un seulcoup. Et puis ce sont des bourreauxavides : ils ont installé des Shops,des fabriques, et ils nous fonttravailler comme des esclaves :nous fabriquons des uniformes, descasquettes, des ceinturons pour lagrande armée des bourreaux.

Ce sont des bourreaux avides.

Comme ils ne peuvent pas nouségorger en un jour ils tolèrent quequelques-uns d’entre nousorganisent notre vie. Au 13 de la rueLeszno, avec l’autorisation de laGestapo, Ganzweich et Sternfeldont monté une police économique,entreprise de pillage, decontrebande, mafia qu’ILSsurveillent. Mais « les 13 », ainsiqu’on les appelle, nous aident aussià vivre : ils donnent aux pauvres. Ilsvolent et ils font l’aumône. Ainsisont encore Kohn et Heller, lesdeux marchands, contrebandiersofficiels et tolérés du ghetto : leursguimbardes tirées par des chevaux

sont nos « tramways », puants,sales, mais utiles ; les voiturescirculent lentement parmi lesrikshas, ces vélos taxis qui foncentdans la foule : des hommes gras etélégants tirés par des hommesfaméliques au milieu d’une fouletriste et affamée.

Oui, ils peuvent filmer cettescène, ils le font si souvent, oui toutest extrême dans le ghetto, larichesse et la misère. Je sais ; il y ades boîtes de nuit et des enfants quimeurent de faim devant la porte.Oui, la corruption côtoie ledévouement. Je vends mesmarchandises à des prix

exorbitants, je mange de gâteaux dela pâtisserie Gogolewski et je fais lacharité. Injuste, cela ? Je vis commeje peux dans l’enfer qu’ILS ont créé.Je me défends et tous nousessayons de nous défendre.

C’est vrai, je suis devenu égoïste,c’est vrai je peux voir un mourant etpasser près de lui sans m’arrêter.Parce que j’ai compris que pour levenger il me faut vivre, à tout prix.Et vivre il faut que j’apprenne à nepas m’arrêter, que je sache leregarder mourir.

Mon égoïsme c’est ce qu’ilsm’ont laissé comme arme, je m’ensuis saisi, contre eux. Au nom de

tous les miens.

Et chaque jour, je me batsmieux. Je saute sur la plate-formeavec un sac, le gendarme polonais,le Bleu de service, est d’accord ;parfois, à mon intention, letramway ralentit au coin de la rueGesia. Je cours vers les boutiques,les appartements où l’on m’attend.Quelques mots, quelques gestes : lesac est vide, j’ai mes zlotys, je coursencore vers la rue Nalewki pour unnouveau voyage, les billets préparéspour le Bleu.

« Mouès, mouès, la meilleurechose du monde. » Je siffle lach an s o n . M o u è s , c’est l’argent.

J’achète les bourreaux : ceshommes qu’il me faut payer cher nevalent rien. Moi je ne trahiraisjamais les miens pour des billetssales et froissés. Je rentre joyeuxrue Mila, exalté et fatigué, j’apportedes sucreries, une orange parfois.Père ne dit plus rien, mais je sens sapeur pour moi et son admiration.L’autre jour, j’ai passé de l’argentpour lui : des sommes qu’on luidevait du côté aryen. Il m’aremercié mais sait-il la joie qu’ilm’a donnée ? Je suis un homme, jecombats, je vis. Plusieurs fois parjour je triomphe des bourreaux etde leurs lois. Mais je ne suffis plus à

ma tâche. À Mila 23, j’ai abordéPavel, le fils du voisin.

– Pavel, comprends-moi, lesvaincre. Faire ce qu’ils défendent.

Je lui explique, dans notre cour,ce que je fais. Il a le type del’intellectuel juif : des lunettes, lescheveux bouclés, et il a fait partied u Hachomer Hatsaïr, cetteorganisation sioniste qui veutl’amélioration de l’homme. Ilsecoue la tête. Il hésite. Je lerassure.

– Tu ne passeras pas le mur, tune pourrais pas. Tu es trop juif.

Il rit. Il hésite toujours.

– Vendre, dit-il avec une pointede mépris.

– Vivre.

Je lui explique encore,longuement.

– Alors ?

Finalement, il accepte. Je ris àl’intérieur de moi : je commence àconnaître les hommes, j’en voistant. Je sais comment il faut leurparler : leur âge et même leuruniforme ne m’impressionnentplus. Il suffit de trouver le point surlequel il faut appuyer : et ils font ceque j’attends d’eux. Il suffit deréfléchir plus vite qu’eux, de décider

avant eux, pour eux.

Pavel et moi, maintenant, noussommes une équipe. Je n’ai plus àsauter du tramway : je jette mon sacet il m’en tend un vide avec l’argentà l’intérieur le temps pour moi depasser du côté aryen, d’acheter denouvelles marchandises, et Pavelest là, avec son sac vide et l’argent.Le soir, nous comptons nos gains.Nous faisons un tas à part, c’esttoujours notre premier tas. Celuides autres. Pavel se charge dedonner à ceux qui ont besoin :l’orphelinat de Korczak ou lesmendiants, ou les Soupespopulaires qui commencent à

ouvrir dans le ghetto. Chaque billetest pour moi une victoire.

Pavel trouve que je prends tropde risques : il suffirait de faire unou deux voyages par jour. Pourquoi« tourner » si vite, pourquoi ne paschoisir un ou deux gendarmespolonais dont on est sûr qu’ilsacceptent d’être complices, qu’ilssont des joueurs, des graieksréguliers et se contenter de« jouer » avec eux ? Pavel necomprend pas mon désir, monenthousiasme.

Dans sa chambre, le soir, il tentede me raisonner. Nous fumonslentement, je l’écoute à peine,

fatigué et heureux, impatient dunouveau matin qui va se lever. Puisquand rentre Pola, la sœur de Pavel,je commence mes discours. Je faisle coq, et, je fume comme unimportant personnage. Pola, durantdes heures, n’a pas parlé. Elle meregardait. Ce soir, elle parle :

– Pour Martin, dit-elle, c’est unepassion.

Elle m’a compris. Pavel hausseles épaules.

– Ce n’est pas moi qui passe, dit-il. Tu veux survivre et tu joues trop.

Les billets sont encore sur latable. Je prends le tas des autres.

– Il y en a plus qu’hier, Pavel.

– Et demain il n’y aura plus riensi tu perds.

Je suis descendu dans la couravec Pola : c’est notre retraite entredes murs. Le froid claque et c’estune nuit d’encre.

– Pavel a peur pour toi. Il se sentcoupable parce qu’il ne passe pasavec toi. Une rafale de coups de feu.Le froid glacial. Nous sommesrentrés et nous sommes montésdans l’obscurité jusque sous lestoits : mon père avait commencé àaménager avec moi une cache. « Onne sait jamais, disait-il. Ils ne nous

laisseront pas tranquilles, même ici,au ghetto. » Nous sommes restésun long moment allongés l’un prèsde l’autre sans rien dire, presqueimmobiles. Puis nous sommesredescendus.

– Ne te laisse pas prendre,Martin.

Ce ne sont pas les soldats quim’ont pris. Quand j’ai sauté dutramway, comme d’habitude aprèsle cimetière, je me croyais ensûreté. La porte avait été franchiesans ennui. Je marchais vite, fixantdéjà le prix que j’allais proposer àmon vendeur de blé. J’ai entenduleur course trop tard. Ils étaient

quatre, avec de sales têtes devoyou : l’un, le visage marqué par lapetite vérole, a un sourire stupide.

– Oh ! Le beau chat, dit-il.Miaou, miaou.

Ils me tiennent par les bras, ilsme poussent dans une cour.

– Un bédouin bien gras, qui n’apas souffert.

Celui qui vient de parler sent lavodka. Il me souffle son haleinedans le visage. Chat, bédouin, jeconnais ces mots, ils veulent direJuif, Juif passé en fraude et que lesvoyous traquent et dépouillent.

– Donne, Juif.

Ils m’entourent, me bousculent.J’essaie de bondir, ils me poussent,me couchent sur le sol, s’assoientsur moi et me fouillent. Ils trouventles zlotys. L’un qui doit mesurerdeux mètres siffle en comptant lesbillets.

– Un beau chat, répète-t-il.

Ils m’enlèvent les chaussures :l’un d’eux les essaye. Ils me giflent,me fouillent encore et s’en vont.

– À la prochaine, dit celui quisent la vodka.

Il pleut. Je suis assis dans cettecour déserte, sans chaussures,dépouillé, je pleure de rage et de

colère, d’humiliation. Lesbourreaux ne suffisent pas. Il fautaussi qu’il y ait des chacals à l’affût.Et ce sont eux qui m’infligent mapremière défaite. J’ai réussi àconvaincre mes vendeurs de meprêter de l’argent pour rentrer : ilm’en fallait pour payer le Bleu. Etj’ai recommencé, prudent, sur mesgardes, sautant plus loin, tentant deleur échapper. Mais cesSchmaltzowniki ne m’avaient pasoublié. Ils s’engraissaient de notremalheur. Une fois j’ai couru,réussissant à les fuir, mais jeprenais d’autres risques : je pouvaisme faire arrêter. La partie était

inégale, à tout coup j’étais perdant.À trois reprises encore en quelquesjours, ils m’ont dépouillé. Je nepouvais ni crier ni me défendre caril ne fallait pas que mon visageporte la marque de coups : unhomme battu est un hommesuspect. Quand ils me coinçaientaprès une course, ils riaient entreeux.

– Encore toi.

J’étais une bonne prise et je neme débattais même plus. Ils mefouillaient des pieds à la tête, medonnaient des bourrades.

– Un bédouin têtu.

Moi aussi je commençais àconnaître l’homme à la petite véroleet le rouquin qu’ils appelaientRudy. J’ai essayé de leur parler,mais ils comptaient leur argent,partageaient en se disputant etm’ignoraient.

– Reviens vite nous voir,disaient-ils.

Un soir, c’est moi qui les aisuivis, pour savoir. Ils marchaienten balançant les épaules, sebousculant, écartant les passants.Je les ai vus courir après un jeuneJuif qui gesticulait et qu’ils ontfrappé et laissé à demi évanoui dansun couloir. Mais je n’avais pas le

temps de m’occuper de lui. Ils sontfinalement rentrés dans un café-restaurant au bout de la rue Dlugaet ils se sont mis à boire. Jeregardais fasciné ces hommes : ilsriaient entre eux, ils buvaient.C’était mon argent qui était là surleur table, c’était ma vie qui filaitdans leur verre et la vie d’autreshommes qui à moins de 500 mètresmouraient de faim. Et j’aurais pu,avec cet argent, pour quelques-unsd’entre eux, reculer la mort pourquelques jours.

Et ces brutes buvaient. Je nepouvais pas m’arracher à ce trottoird’où je les voyais, prenant bouteille

après bouteille, mais il m’a falluorganiser ma rentrée, trouver del’argent, risquer ma vie, pour rien.Expliquer à mon père, à Pavel, àPola. Pavel répétait :

– Les salauds, les porcs. Quelslâches !

Je l’écoutais : il me semblaitentendre ma voix. Je me disais celadepuis des heures.

– À quoi cela avance ? Ils sontcomme ça, ai-je lancé.

J’ai commencé à leur expliqueret c’est à moi que j’expliquais cequ’ils étaient, pourquoi il fallaitcompter avec eux.

– Ils sont un autre mur. Il faut lefranchir comme le premier. Et c’estsûrement moins difficile.

Toute la journée du lendemain,j’ai marché dans le ghetto. Celafaisait longtemps que je n’allaisplus au hasard de ses ruessurpeuplées. Des enfants fouillentdans les poubelles, une femme sonbébé mort dans les bras mendie aucoin de la rue Nowolipki et de la rueSmocza ; un couple élégant,l’homme superbe, les bras croisés,la femme maquillée, chante aumilieu de la chaussée. Là on venddes livres par paniers entiers, ici unhomme est allongé sans

connaissance : sans doute le froid etla faim. Tout va mal : la mort estpartout, une mort rongeante,rampante. Au bout de la rue Stawki,on construit des baraques, onaménage des voies, des quais pourrassembler, embarquer les gensqu’on rafle. Parfois les soldats serépandent dans une rue et raflentsans raison, sans même unprétexte. Ils raflent parce que tel estleur bon plaisir et qu’ils sont laforce et le droit. Ma mère a peur :elle ne sort presque plus. Quelquescentaines de mètres et tout change ;au 12 de la rue Rymarska, le cabaretMelody Palace annonce :

Diana Blumenfeld interpréterales chansons du ghetto.

Un attroupement s’est formédevant la porte, je m’approche :Rubinstein le bouffon est là,grinçant, gesticulant, se tortillant, ilhurle :

– Nous sommes tous égaux.Couche-toi sur le côté, laisse uneplace pour le voisin.

Je l’aime bien. Je l’ai vu courirvers les soldats, les défier, semoquer d’eux, et les faire rire, jouersa vie. Lui aussi il combat, à samanière.

J’avais oublié cette horreur des

rues et la misère. Dans montramway, avec mes graieks, glissantles zlotys aux « joueurs », leurlaissant un instant ma vie entreleurs mains, j’étais moinsmalheureux qu’ici. Il me fallaitsortir à nouveau, franchir le murdes voyous, des Schmaltzownikiavides et simples. J’ai marché, maldormi. Ils volaient pour boire, ehbien, on allait leur donner à boire !

Je suis sorti du ghetto lelendemain matin avec le premiertramway. Il neigeait par grosflocons et la ville, au-delà du murparaissait vide, assoupie encore.J’avais très peu d’argent sur moi,

des zlotys pliés dans meschaussures : la paire la plusmauvaise, et par les semellestrouées le froid humide glaçait mespieds. Rue Wronia, j’ai acheté deuxbouteilles de vodka puis je suis alléme poster en face du café-restaurant de la nue Dluga, leurrepaire. La neige tombait toujours :dans la longue rue Dluga le vents’engouffrait, soulevant la neige. Jen’avais trouvé qu’une encoignure deporte pour me protéger et jerecevais souvent en plein visageune rafale de flocons : je maudissaisces brutes, je crachais, je rêvais delancer une grenade dans ce maudit

café, je rêvais de purger Varsovie deses chacals. Puis je me calmais.C’était un autre mur et à quoiservait de jurer : il était là, il nedisparaîtrait pas à coupd’imprécations, il fallait attendre.

J’ai d’abord vu arriver Rudy lerouquin, le col relevé, puis deuxautres sont entrés en se donnant degrandes tapes sur l’épaule. Plus tardle plus âgé, celui dont le visage étaitmarqué par la petite vérole, estarrivé avec une fille enveloppéedans un gros manteau de fourrure.J’ai attendu malgré monimpatience, me disant qu’il fallaitsavoir attendre, pensant à Laïtak

qui pouvait rester de longuesminutes devant le morceau deviande que je lui lançais avant des’en saisir, mais alors d’un seulcoup. Je devais les laisser boire, lescueillir alors que l’alcool les avaitdéjà adoucis. Et puis la chance meservait : avec cette neige ilsn’avaient pas chassé le « bédouin »et leurs poches devaient être vides,leur soif énorme.

Pour traverser la rue, j’ai couru.La porte, et d’un seul coup uneodeur de choux, de fumée grise et lachaleur humide comme dans unbain de vapeur. Quelqu’un a crié :

– La porte !

J’avais oublié. Je transpirais. Jeles ai aperçus à leur table, contre lemur, à demi couchés, une bouteilleau milieu d’eux. La fille que j’avaisvue entrer était là, raide, sescheveux blonds formant une longuetresse. J’ai pensé en la regardant« je vais réussir. Ils ne m’avaientpas remarqué. Je me suis assis aubout de leur table et j’ai posé lesdeux bouteilles de vodka, deuxgrosses bouteilles encapuchonnéesde rouge, devant moi.

– Je suis Martin, ai-je dit.Parfois on m’appelle Miétek.

Ils me regardaient, ilsregardaient les bouteilles. La fille

les interrogeait du regard.

– C’est un bédouin, a dit Rudy.

Je suis Martin.

J’ai ouvert la première bouteilleet ils ont avancé leurs verres. Alorsj’ai commencé à parler :

– Aujourd’hui, je n’ai rien,même pas de bonnes chaussures. Jesuis venu pour discuter affaires.

L’homme à la petite vérole riaitsilencieusement. Il me tendit sonverre.

– Sacré bédouin têtu. On lefrappe et il est là, pour affaires.Tous pareils, les bédouins.

– Qui es-tu ?

– Stefan, Stefan Dziobak.Dziobak-la-Vérole.

Et il recommença à rire ensilence. Peu à peu ils donnèrentleurs noms. Il y avait Miétek Skoverdit Miétek-le-Géant : un visaged’enfant, rond et blanc, presquesans barbe et deux mètres de hautet des yeux petits, brillants, desyeux perçants et vicieux. Le dernier,le plus silencieux, s’appelaitMokotow, du nom d’une prison deVarsovie et la fille blonde était sasœur, Marie. Je parlais, j’expliquais,ils buvaient. Je ne disais rien dughetto et des morts de faim, à quoi

bon ? Je parlais vodka, rétributionsjournalières, gueuletons, assurancede gains, petits risques.

– Je veux une association, ai-jedit. Et nous serons tous gagnants.

Ils se taisaient. Ils buvaient.

– Tu n’es qu’un Juif, a ditDziobak-la-Vérole. Et un Juif c’estun Juif.

Marie a murmuré, mais ils l’onttous entendue, comme moi :

– Les zlotys sont des zlotys. Et siles bédouins sont plus malins quevous…

– Explique-nous.

Mokotow avait une voix grave etc’est lui qui buvait le moins.

J’ai ouvert la deuxièmebouteille, la joie lentement montaiten moi, la joie de la victoire : j’allaisfranchir ce nouveau mur. Je n’étaisrien, qu’un jeune Juif traqué et ceshommes du milieu ces chacals, cesvoyous étaient là à m’écouter. Peut-être parce que je ne leur en voulaismême plus de m’avoir dépouillé,peut-être parce qu’ils sentaient queje cherchais une véritableassociation, franche et durable. J’aidemandé si je pouvais leur faireconfiance : Dziobak-la-Vérole arecommencé à rire. Il a désigné

Mokotow.

– On l’appelle Mokotow-la-Tombe. Et puis, mon petitBédouin…

Il a sorti un couteau à crand’arrêt qu’il a posé sur la table.

– Si on t’aimait pas un petit peu,tu crois qu’on t’aurait pas déjàcoupé la langue ? Ou ta petitequeue ?

Ils se mirent tous à rire.

– Mais elle est déjà coupée, sapetite queue, a dit Miétek-le-Géant.

Ils donnèrent des coups sur latable de joie, et je riais avec eux.

Marie seule restait raide, neparticipant pas à cette espèce dedébordement qui nous saisissait.

– Il y a déjà Miétek-le-Géant, ditDziobak, tu seras Miétek-le-Coupé.

Nous repartîmes d’un grand rireet je bus avec eux : je me sentaisbien. C’étaient des hommessimples, il fallait que je devienneleur chef et leur ami et ce n’étaitpas impossible. J’expliquais monplan : ils me protégeraient et pourça je les paierais, tous les jours,régulièrement. Ils traverseraientavec moi le ghetto : commePolonais ils pouvaient prendre letramway sans danger, moi je

m’occuperais du reste. Eux seraientautour de moi et joueraient dupoing car il y avait d’autres bandesqui guettaient les bédouins. Enéchange, les zlotys, la vodka, lesgueuletons, et sans aucune peine.

– Des bédouins qui passeront lemur, il y en aura de moins enmoins. Avec moi, chaque jour…

J’ai commandé une nouvellebouteille de vodka.

– Yadia, reste là.

Miétek-le-Géant attrapa laserveuse par le bras. C’était unegrande fille blonde, au visagerougeaud et rieur, pleine de vie ;

une fille comme une orange,juteuse et fraîche. Sans doute était-ce la vodka, j’ai lancé :

– Yadia, qu’elle est belle !

Elle s’est mise à rire, secouantses cheveux.

– Comment le trouves-tu, ceMiétek-le-Coupé ? a demandéDziobak.

Elle riait de plus belle meregardant dans les yeux et je mesentais si bien. J’avais envie de rire,et pour la première fois de ma la viej’imaginais de plonger mon visageau milieu des seins d’une femme.Je lui disais tout cela en la

regardant et en riant.

– Quand commence-t-on ? a ditMokotow.

Miétek a repoussé Yadia et j’aiété dégrisé d’un seul coup : j’avaisgagné. Mokotow-la-Tombe étaitleur chef. Je le sentais au silencedes autres quand il parlait : Rudy securait les ongles ou se grattait latête et recommençait indéfinimentces deux gestes ; Miétek-le-Géantfermait ses yeux et paisibleparaissait ne pas écouter mais enfait il était attentif, rapide ;Dziobak-la-Vérole avait le plussouvent ce sourire inquiétant etsilencieux que je lui connaissais

depuis le début de notreconversation. De drôles de bougres,des voyous, mais finalement j’étaisà l’aise dans ce café, à leurs côtés, etpas seulement parce que je les avaisconvaincus de commencer àtravailler avec moi. Plutôt parcequ’ils étaient sans masques : ilsn’avaient pas d’uniforme, ils nereprésentaient ni la loi ni la justice.Ils étaient la pègre de Varsovie,franchement : ils prenaient monargent, ils traquaient les bédouinsmais ce n’était pas eux qui avaientélevé le mur du ghetto. Pas euxsûrement qui avaient crié dans lesqueues alors que les Allemands

distribuaient le pain et la soupedurant les derniers jours deseptembre 1939 : Juden rauss.Alors j’avais vu de bons bourgeoisen chapeau sortir des rangs etdénoncer des hommes. Et j’avais vuun officier frapper jusqu’à ce qu’ilmeure mon camarade aux cheveuxroux ; j’avais vu des policiers – laloi, la justice – battre des enfants etdes femmes et les voler, sansrisques. Et je glissais plusieurs foispar jour de l’argent à un Bleu, unbeau gendarme respectable, qui sevendait pour des zlotys. Eux, Rudy,Miétek-le-Géant, Dziobak-la-Véroleet Mokotow-la-Tombe, c’étaient les

truands, les voyous, les voleurs, lesbrutes, les chacals mais ils netrichaient pas, ils ne cachaient pasleur jeu. Ils aimaient boire et segoinfrer. Ils volaient, on le savait :ils étaient honnêtement descanailles.

– On commence demain.

Il fallait les saisirimmédiatement, leur montrer quenotre association payait tout desuite. Même si je ne savais pas tropcomment m’organiser encore,même si je tremblais d’échouer jene pouvais pas reculer. Nous noussommes fixés un point derencontre, près du cimetière ; là où

ils m’avaient cueilli pour lapremière fois. Mokotow m’écoutait.Puis il a rempli nos deux verres,c’était la fin de la bouteille : nousles avons choqués et vidés d’un seultrait, les faisant résonner en mêmetemps sur la table.

Mokotow est sorti avec moi : laneige tombait toujours mais le ventavait cessé. Il a fait quelques pasdehors.

– Tu peux avoir confiance, a-t-ildit ;

Puis il a tourné le dos.

Je suis rentré au ghetto : le Bleu,les zlotys dans la main, le tramway

qui ralentit, je saute et voici la foulesous la neige, voici les enfants quimendient et ce corps à demidéshabillé et qu’on a laissé là, sur letrottoir couvert de feuilles de papieroù la neige s’entasse. La routine desrisques et de l’enfer. Pour moi, lesheures qui viennent sont décisives :je dois m’organiser et réussir. Jepasse de l’artisanat à l’industrie, del’amateur je deviens unprofessionnel : maintenant, j’ai dessalariés et si je veux les garder jedois les payer, et donc multipliermon trafic. L’engrenage commenceà tourner : je dois grandir oumourir. J’ai averti Pavel, Pola : leur

mère avait quelques économies, ilme les faut pour demain.

Puis je suis allé parler avec monpère. Je savais où le trouver : tousles jours il s’occupait d’accueillir lesJuifs que les Allemands nousenvoyaient de toute l’Europe, duReich ou d’Autriche, et qu’on voyaitarriver avec leurs valises, leurscartons, leur arrogance et leurspréjugés de Juifs cultivés de l’Ouestet qui brutalement découvraientnotre prison, ce ghetto polonais oùl’on mourait pour un mot ou unregard, où l’on crevait de faim et defroid, où le typhus vous traquait.Père était là, au centre d’accueil du

14 de la rue Prosta, recevant desdéportés de Dantzig et l’un d’eux,avec une canne à pommeau, hurlaitcomme j’entrais qu’il était uncatholique, que son père déjà étaitun converti, qu’il haïssait les Juifs,qu’il voulait savoir s’il y avait uneéglise. J’avais envie de lui donnerun coup de poing dans le visage,mais mon père répondaitcalmement :

– Rue Grzybowska, voustrouverez l’église des convertis.

Il me vit et vint vers moi, levisage tout à coup rieur.

– Père, c’est une grosse affaire.

Il hochait la tête en m’écoutant,désapprouvant du regard et par lamoue de ses lèvres. Mais iln’essayait même plus de mecontredire et à la fin il demandasimplement :

– Que veux-tu ?

Je voulais qu’il me fasseconnaître le chef des porteurs, cettecorporation fermée, une confréried’hommes forts et violents quitenaient les transports du ghetto etdont beaucoup étaient devenus descontrebandiers. Eux aussidonnaient parfois pour les pauvreset je savais que mon père lesrencontrait.

– Martin, dit-il, c’est la pègre dughetto.

Je haussais les épaules,qu’importait ce qu’ils étaient.J’avais besoin d’eux, nous avionstous besoin d’eux ; mon père quidistribuait des secours, les enfantsde l’orphelinat du docteur Korczaket ceux de la rue, et les Hassidimqui priaient, et les intellectuels quiimprimaient ces petits journauxclandestins que Pavel m’avaitmontrés et que Pola distribuait. Jesortis avec mon père : la nuit étaittombée. L’obscurité était telle queles passants se heurtaient. LesAllemands venaient d’ordonner le

black-out absolu et on parlait deguerre avec la Russie.

– Je vais entrer, dit-il. Attends-moi.

Nous étions face à un immeublebas de la rue Kozla.

– Je parlerai pour toi, mais nem’en demande pas plus. Après, jepartirai.

Je le remerciai : c’était mesaffaires et c’était à moi de jouer. Jesuis resté un court moment dans lacour, pris par le froid, enveloppé parle vent qui s’était remis à souffler etcréait entre les murs des tourbillonsglacés. Mon père m’a appelé :

– Ils t’attendent.

Et il m’a donné une tape surl’épaule qui voulait dire : « Va, monfils » va, réussis, va puisque tu croisbien faire, va. »

Dans un appartement presquevide ils étaient quatre aux cous detaureaux, aux épaules larges, l’unavec une large balafre sur la joue,quatre qui me regardaient entrer.Pour moi, vraiment, c’était le jourdes bas-fonds, juifs ou aryens.

– Alors, gamin, tu viens chassersur notre terrain ?

Je n’ai pas répondu. Je me suisadossé au mur et j’ai parlé : ici aussi

pas de grands mots mais des zlotys,tant par sac porté du tramwayjusqu’à mes clients dans le ghetto.Ils n’avaient à se soucier de rien :seulement d’être là quand letramway ralentissait. Moi, jejetterai les sacs. À eux de lesprendre en vitesse et de filer avec.C’était leur métier. Plus tard, j’aiconnu leurs noms. Ce soir-là, Trisk-le-Chariot, Yankle-l’Aveugle, Kive-le-Long et Chaïm-le-Singe, ne seprésentèrent pas. Ils m’écoutèrent,puis ils discutèrent mes prix, seconcertèrent du regard.

– Tu auras tes porteurs demainmatin, me dit Yankle-l’Aveugle.

Mais c’est pour voir, pour un jour.Après, ça dépendra.

Je n’en demandais pas plus : ilfallait simplement que la machinedémarre. J’ai retrouvé Pavel etPola : ils avaient l’argent. Tout étaitprêt : Pavel devait se tenir rueZamenhofa, là, entre les ruesWolynska et Muranowska, se feraitle déchargement, en pleine lignedroite, mais nous irions vite, lesporteurs n’auraient plus qu’àprendre les sacs. Moi, j’obtiendraisdu conducteur qu’il ralentisse.

Je me suis allongé sur le lit sansmême me déshabiller. J’étaisrompu, j’avais des nausées ; j’avais

bu et fumé plus que je ne l’avaisjamais fait et surtout j’avaisrencontré des hommes tels que jen’aurais même pas pu les imagineril y a quelques mois : Dziobak-la-Vérole, Yankle-l’Aveugle, Mokotow-la-Tombe. Et j’avais négocié aveceux, trinqué à la vodka. Et je rêvaisà Yadia me serrant contre elle,contre ses seins qu’on devinaitronds, larges sous sa blouse brodée.Les temps que je vivais étaientétranges : tout y était possible. Uneheure suffisait à vous faire vieillirde dix ans ; une seconded’inattention et la mort vouscueillait. La lubie d’un S. S. que le

destin plaçait sur votre chemin, etvous étiez tué à coup de bottes.Possible, impossible, ces motsn’avaient plus aucun sens ici, àVarsovie : c’était le règne d’une foliebarbare et déchaînée. Je devais faireconfiance à des hommes quiportaient des noms de prison et medéfier des policiers représentant laloi. Moi, le fils d’une bonne famillede la rue Senatorska, j’étaiscontrebandier et recrutais Rudy-le-Rouquin et Miétek-le-Géant, moi,Martin, dont la mère essuyaitencore les larmes il y a un an, j’étaisdevenu Miétek-le-Coupé.

Ils sont là, au rendez-vous fixé :

je reconnais Miétek-le-Géant etMokotow-la-Tombe, assis, à l’entréed’une porte. Rudy est adossé aumur, quelques mètres plus loin, etDziobak-la-Vérole fume, seul,souriant comme à son habitude.

– Y a pas de mur, pour toi, dit-il.Tu vas, tu viens.

Je ne réponds que d’unhochement de tête : ce matin, jedois les prendre en main, le tempsdes beuveries et des plaisanteriesest fini. Maintenant, noustravaillons. Ils m’encadrent etj’explique : les gendarmesallemands changent toutes les deuxheures, les Bleus polonais toutes les

quatre heures, les policiers juifstoutes les sept heures. Il faut qu’ilsapprennent à connaître les graieks,les joueurs, ceux que je peuxacheter. Je m’occuperai de cela,mais autant qu’ils sachent. Nousmarchons sous un ciel bas et lourdqui sent la neige, Dziobaks’essouffle à nous suivre carj’avance d’un bon pas.

– C’est pas une course, bédouin,lance-t-il. Tu vas nous crever.

– Tu vas maigrir. Tu boirasmieux.

J’explique encore : j’ai des sacs.Quatre qui m’attendent car j’ai pris

du retard. On guette le bontramway, le Bleu qui bondit sur laplate forme et qui « joue », oncharge les marchandises.

– Miétek-le-Géant, ici, c’est tonrôle. Tu es le plus fort.

Puis ils se placent devant lessacs.

– Vous faites la sale gueule. Unmur autour des sacs.

Moi, je joue. Je leur parle dughetto, quelques mots : ils verrontbien. C’est moi qui lancerai les sacs,rue Zamenhofa. On ne descendrapas du tramway. S’il y a desAllemands, des gendarmes qui

refusent de jouer, ni vu ni connu :

– Vous êtes de bons petitsPolonais et mort aux bédouins.

Ils rient. Je les tiens : je sais ceque je veux et là est toute ma force.

Et nous avons commencé, unvoyage, deux voyages, bientôt laroutine. Une routine où l’on risquesa vie dix fois par jour maisl’habitude quand même. Sur laplate-forme nous chargeons parfoisune dizaine de sacs, une tonne demarchandise, qui le croira ? Ils semettent devant, un véritable mur deviolence avec leurs gueules devoyous décidés. L’argent rentre,

l’argent triple, quadruple. Je paieles gendarmes, je paie les porteurs,je paie le conducteur, je paie lereceveur, je paie même lesAllemands et je paie Miétek etMokotow, Rudy et Dziobak. RueZamenhofa, c’est toujours moi quipasse les sacs. Je vois Pavel quidirige les porteurs. Tenir ces sacs deblé, les soulever d’un coup de reins,empoigner cette toile grossière,sentir sous le jute la douceur tièdedu grain, de la farine ou du sucre :qui saura ma joie, ma fierté ? Carces sacs c’est de la vie pour lesmiens, pour le ghetto. Autour demoi, quand je décharge – à peine

quelques minutes – mes hommesme protègent. Je les sens, épaulecontre épaule, décidés : ils sontmon mur. Je les paie bien, ilsboivent, ils s’empiffrent comme ilsne l’ont jamais fait et puis ils ontdécouvert le ghetto. Ils n’ont riendit mais j’ai vu Mokotow donner àdes mendiants qui s’approchaientde la plate-forme. Jamais plus ils neparlent de Juifs, ou de bédouins.

Plusieurs fois, nous avons dûnous battre avec d’autres bandes dechacals qui me guettaient : Miétek-le-Géant a donné des coups à fendreun arbre et ce n’était pas seulementpour remplir son contrat. Je crois

que les chacals les dégoûtent.Dziobak voulait tuer. Mokotow etmoi nous nous sommes interposés.

– Il faut négocier, ai-je dit àMokotow. Des bagarres peuventattirer l’attention.

Dziobak-la-Vérole a planté soncouteau dans la table.

– Ils comprendront, a-t-il dit.

Je lui ai expliqué mes craintes,mon plan : nous devons nousassocier avec les meilleurs desautres bandes sinon quelqu’unnous dénoncera à la Gestapo. S’ilsrefusent, alors, peut-être. Et j’aimontré le couteau. Mokotow est

parti faire la tournée des bouges deVarsovie et peu à peu nous avonsarraché Zamek-le-Sage un immenseboxeur aux poings carrés, puis sonbeau-frère, Wacek-le-Paysan.Précieux Wacek : c’est un vraipaysan qui est arrivé un jour àVarsovie chez Zamek et qui s’estretrouvé truand sans même s’enrendre compte : pour lui, lesmétiers de la ville se résument auxvols sous toutes leurs formes.Wacek-le-Paysan est un lourdaudmais grâce à lui nous achetonsdirectement à la campagne notreblé. Parfois, nous allons l’attendre,gare de l’Est, à Praga, avec une

plate-forme tirée par deux chevaux,et il arrive, avec des gars de lacampagne : en quelques minutes,souvent sous les yeux desgendarmes, nous chargeons nossacs et nous filons. Puis j’ai dûaccepter Ptac-zek-l’Oiseau, auvisage fin et veule. Il valait mieuxl’avoir avec moi que contre moi,mais c’est le mouchard-né. Il meregarde avec ces yeux trop doux, ilme parle avec sa voix servile et jesais par Miétek-le-Géant qu’ilrépète dès qu’il le peut :

– Nous n’avons pas besoin dubédouin, on peut faire la mêmechose sans le petit Juif.

Mokotow l’a frappé plusieursfois mais l’autre ne se défend mêmepas, disant qu’il plaisantait. J’aichargé Rudy-le-Rouquin de lesurveiller, mais il m’arrive souventde penser au couteau à cran d’arrêtde Dziobak-la-Vérole.

Pourtant, ces hommes, je nepeux les tenir que par ce que je leurdonne et par l’estime qu’ils ontpour moi, et non par la peur que jeleur inspire. Car je ne suis rien quece que je fais et j’existe simplementpar ce que je leur procure : ilssavent bien qu’un mot suffiraitpour que la Gestapo ou les soldatsde garde, ou les Polonais, se

saisissent de moi, un mot pour queje disparaisse. Et je sais bien que jene fais pas le poids en face de cescolosses ou de ces truands habituésà jouer du poing ou du couteau. Jedois gouverner cette bande parl’astuce, l’intérêt et l’amitié et nonpar la peur. C’est moi parfois qui aipeur au milieu d’eux. Il m’arrive desortir de mon rôle, de retrouver unmoment mon regard « d’avant » etje vois cette bande attablée autourde moi comme dans un cauchemar.Je peux à peine regarder Pila-la-Scie. Il est la laideur même. Unfront bas, des yeux rapprochés, unmenton fuyant, il a la tête du

criminel type et il a fait toutes lesprisons de Pologne, s’évadant àchaque fois.

Je ne veux pas savoir comment :dans sa botte il porte une sorte delong tournevis acéré, une fineaiguille d’acier blanc à manche debois. Quand Pila-la-Scie est sur laplate-forme, les bras croisés, lesPolonais passent et vont s’asseoir àl’intérieur du tramway. Et comme ily a aussi, à côté de Pila, Miétek,Mokotow, Rudy, Dziobak, Wacek etZamek, nous n’avons jamais degêneur. Si un curieux s’attarde,Mokotow ou Miétek-le-Géants’approchent et le poussent peu à

peu vers l’intérieur, sans un mot.

Moi, je suis installé,tranquillement, avec les Polonais, je« lis » le journal et j’observe ce quise passe sur les plates-formes : leBleu est-il joueur ? Les Allemandsvont-ils grimper ? À chaque voyage,je mise ma vie. Mais à chaquevoyage, j’essaye d’augmenter mesatouts. Maintenant, je ressemble àun voyou polonais, j’ai leur tenue :ce petit chapeau blanc à bord relevéet ces bottes longues, les saperki.Par mon col ouvert, on aperçoit lachaîne d’or et la Vierge Marie. J’ail’air paisible derrière mon journal,inoffensif comme une petite

gouape, et je me sers de majeunesse puis, la Porte passée,quand le ghetto autour de nouscommence à montrer ses plaiesouvertes, alors je me tends, bientôtc’est la courbe de la rue Nalewki etde la rue Gesia, puis celle de la rueGesia et de la rue Zamenhofa, voicila ligne droite, déjà le conducteur –un joueur bien rémunéré – ralentit,je pose le journal, j’aperçois le coinde la rue Wolynska : c’est lemoment. Si je perds, je donne mavie. Je bondis vers la plate-forme.Miétek-le-Géant pousse déjà unsac : un coup de reins, le porteur estlà, puis un autre, un autre sac. Ici

les secondes se mesurent en vieshumaines. Pas un mot : despassants surpris regardent. Un sacencore, Pavel me tend des sacsvides, avec l’argent à l’intérieur.Dans la foule, les porteurss’égaillent, j’aperçois sur une rikshatirée par un jeune homme à la têterasée deux beaux sacs de blé. Toutcela, cette transfusion, tout cela mapassion, ma vie en jeu ; quelquessecondes à peine. Je retournem’asseoir, à la merci de ladénonciation d’un Polonais, à lamerci d’un Bleu que les Allemandsbrusquement terroriseront et quime vendra, décidant de ne plus

« jouer », à la merci d’un contrôleplus serré.

Mais je suis lancé dans cetengrenage : Pavel, Pola, mon père etmême Mokotow, ma mère bien sûr,tous tentent de limiter mes actions,nos passages. Leurs mots glissentsur moi sans même m’atteindre ;plus que jamais passer le mur,défier les bourreaux, les ridiculiserà mes yeux, est toute ma vie. Je larisque cette vie, mais ne pluspasser, ne plus soulever ces sacs deblé qui sont du sang rouge vif pourle ghetto, c’est pour moi mourir. Neplus me battre à ma façon, celle quej’ai inventée, c’est ne plus exister.

Alors, je passe jusqu’à dix fois parjour, alors les zlotys s’accumulentdans mes mains, j’en distribueautour de moi, mon père achète desdevises, je les change côté aryen,nos gains se multiplient et lescentres d’accueil du ghetto etl’orphelinat du docteur Korczak ontleur part.

Le soir, quand je rentre seul aughetto, je suis attendu. Rubinstein-le-Bouffon grimace pour moi et lesenfants en haillons, leurs vestesfermées par une épingle serrée surleur peau nue, sont là : je donne. Cen’est rien : demain, ou dans unesemaine ou dans un mois, ils seront

morts. Je lis la mort dans leurs yeuxet même si je sauvais ces quelquesenfants, il resterait la foule desautres qui se groupent devant lessoupes populaires, qui serecroquevillent le long destrottoirs : il resterait les dizaines demilliers d’affamés du ghetto. Quepuis-je faire de plus ? Quand jerentre, que je parcours la rueZamenhofa puis la rue Mila, lacolère et le désespoir me feraienthurler de rage : toute cette misère,ces enfants, cette humiliation, etl’on voudrait que je m’arrête ? Si jele pouvais, je travaillerais la nuitaussi ! Ce serait un crime que de

s’arrêter et ce serait ma mort.

Et je jette mes sacs de plus enplus vite, mes gestes sont de plus enplus précis. Dans le tramway, auxaguets, je cherche commentperfectionner mon système, monorganisation. Joue, Martin ! Passe,Miétek-le-Coupé ! Joue, passeencore ! Il me semble que personnene va assez vite, quelques porteurssont maladroits. Parfois un sac leuréchappe et se déchire : le blé serépand. Des passants bondissent, enremplissent leurs poches : jemaudis Pavel, Chaïm-le-Singe,Yankle-l’Aveugle, Trisk-le-Chariotet Kive-le-Long. Pas pour la

marchandise perdue, quem’importent quelques zlotys demoins et je sais bien que pas ungrain n’échappera aux enfants, auxmendiants, qui cent fois, les yeuxbaissés, flairant le sol, reviendrontvers ce lieu magique où un sac acrevé. Je maudis les porteurs pourles risques : ils peuvent toutcompromettre car les Allemands nesont jamais très loin.

L’autre jour, les visiteurs dughetto, les permissionnaires hilaresqui entre deux tournées dans lesbordels de Varsovie, viennent nousvoir mourir derrière nos murs, ontcrié. Depuis la première voiture ils

m’ont aperçu tendant mes sacs :cris, coups de feu. Les porteurs ontdisparu, certains laissant tomberleurs sacs. J’ai hésité à sauter : uneseconde de trop, le tramwaystoppait et déjà deux soldats étaientlà, revolver au poing, hurlant, mesaisissant par le bras. Ils m’ontconduit jusqu’à la première plate-forme, là où ils se tiennentd’habitude et le tramway s’estébranlé. J’étais pris, bientôt la portede la rue Dzika. Les guérites, lesgendarmes. Le conducteur – unjoueur – allait lentement commepour me laisser le temps de fuir :mais comment ? Ils étaient quatre,

me surveillant, m’insultant, moi la« racaille ». Brusquement, des cris,le conducteur a ralenti encore. Dansle wagon j’ai aperçu Mokotow-la-Tombe et Miétek-le-Géant qui sebattaient, puis Dziobak-la-Véroles’en est mêlé et Rudy-le-Rouquin etPila-la-Scie et Wacek-le-Paysan, lesvoyageurs polonais se sont repliésen tumulte vers la plateforme, unefemme hurlait, le conducteur aencore ralenti, les soldatss’interrogeaient, ils ont crié mais labataille a continué, une vitre s’estbrisée, j’ai senti qu’ils ne meregardaient plus, une seconde troptard, pour eux cette fois, j’étais déjà

dans la foule, caché par elle et jecourais dans la rue Niska. J’aiattendu quelques heures, retrouvéPavel qui avait pu récupérer laplupart des sacs, c’était la routine.Et je suis ressorti. À notre point deralliement, rue Dluga, ils étaienttous là, à boire en riant et ils m’ontaccueilli par des cris. Nous avonsbu, la vodka râpeuse de Varsovie :entre nous, maintenant il y a déjàdes semaines de travail, deshistoires, tout un passé etaujourd’hui ils m’ont sauvé.

Mokotow m’a pris à part : il avaitdeux nouvelles recrues pour notrebande. J’ai fait confiance à

Mokotow-la-Tombe. Quelques joursplus tard je rencontrais Gutek etBrigitki-la-Carte. Gutek, avec sa têteronde, ses cheveux blonds et courts,était un Volksdeutscher : il portaitsur le bras gauche le brassard rougeà croix gammée. Mais il était né àVarsovie, avait grandi au milieu desJuifs du quartier Smocza, tous plusou moins truands. Il parlait yiddish,c’était un voyou à l’allure d’enfantsage, un bel adolescent aryen quidétestait les Allemands. Mokotowavec lui avait eu son premier coupde génie. Gutek s’installait sur lapremière plate-forme avec sonmagnifique brassard de bourreau,

sa belle gueule de nazi et il jouait auguide pour les permissionnaires. Ilinsultait la foule des Juifs, il semoquait des vieillards, des Juifsreligieux avec leur calotte et leurbarbe, et les soldats se pressaientautour de lui, il montrait des rues,désignait les femmes et faisait desplaisanteries obscènes, et pendantque, penchés d’un côté du tramwayles soldats riaient en cœur, moi, del’autre côté, depuis la dernièreplate-forme je tendais mes sacs.Parfois, Gutek se faisait mêmeinviter à boire puis quand ilrevenait rue Dluga, à notre repaire,il crachait de dégoût et nous le

consolions.

Brigitki-la-Carte fut le deuxièmecoup de génie de Mokotow. CeBrigitki n’était qu’un petit être frêle,aux mains longues, aux doigtseffilés. À côté de Miétek-le-Géantou de Pila-la-Scie, il disparaissait,minuscule, insignifiant. Pourtant ils’était évadé de la prison de Lvovdont il portait le nom et au bout dequelques jours, je découvrisl’étendue de ses talents et de sesrelations. Grâce à lui, en payantgrassement, j’eus tous les papiers,tous les brassards que l’on pouvaitimaginer. J’ai possédé, jusqu’à leurentrée en guerre, un passeport des

États-Unis, puis des passeports desrépubliques d’Amérique latine,j’avais aussi naturellement despapiers prouvant que j’étais unjeune Polonais aryen. Mais letriomphe de Brigitki-la-Carte fut deposer devant moi un brassardVolksdeutscher et des papiersprouvant que j’étais le nomméSchmidt.

Alors je devins simulateur etprestidigitateur : quand despoliciers polonais approchaient, jeperdais mon allure de voyou. Dansla poche gauche, dans une petiteboîte en métal, plate, je prenaismon brassard à croix gammée qui

devait être toujours propre, repassécomme il sied au signe de la racesupérieure. Je glissais mon brassardsur le bras gauche : et j’étaisSchmidt, arrogant, ennuyé, hautain,parlant polonais avec un accentallemand. Et les Bleus, cesgendarmes qu’on voyait maltraiterles Juifs, osaient à peine mecontrôler. Quelques centaines demètres plus loin, il me fallaitredevenir un voyou : enlevantrapidement mon brassard deVolksdeutscher j’avais à nouveau ladémarche souple des gouapes deVarsovie ; puis la porte franchie, sije sautais du tramway dans le

ghetto, je devais arborer monbrassard de Juif que je gardais dansma poche droite. Plusieurs fois parjour je changeais ainsi de visage, denom, de personnalité, de langage,mais toujours il me fallait rester surmes gardes, conservant un regardsur la façon dont je jouais leVolksdeutscher ou le voyou, etobservant aussi l’adversaire pourdécider avant lui de ce que j’allaisdevoir faire. J’ai appris ainsi à êtredouble, triple : j’étais commedevant un miroir, j’agissais et je mevoyais agir. Je parlais et jem’entendais parler, je faisais desgestes et j’étais déjà ailleurs en

préparant d’autres. Quand je voyais,je devais souvent ne pas voir. Àcette condition, je pouvais survivre.

Parfois nous restions tous aughetto, le soir, malgré le couvre-feu.J’offrais à boire, à dîner, à rire, à mabande. Nous nous enfermions aucafé Sztuka, au 2 de la rue Leszno,et au milieu des chants, dans lafumée, nous buvions, nousengloutissions de la nourriture. Dejolies filles servaient. Nouscôtoyions les trafiquants du ghetto,les hommes des « 13 » de la rueLeszno, les agents de Kohn etHeller, les indicateurs de laGestapo, les collaborateurs, les

contrebandiers comme nous etaussi les boulangers, ces princes denotre prison. Manger et boire :c’était le luxe énorme et scandaleuxde notre monde de privilégiés. Jem’enivrais parfois mais au fond demoi ma pensée restait claire commeune eau fraîche. J’avais été pris parune rafle, un soir, dans ce caféSztuka : les Allemands nous avaientembarqués et nous forçant à nousdévêtir ils nous avaient mêlés auxJuifs religieux qui allaient au baindu vendredi, au Mikva. Ils nousavaient tous mis ensemble,hommes et femmes, puis ils nousavaient filmés, et leurs rires

résonnaient dans ma tête commedes coups. Voilà pourquoi même ausein de l’ivresse j’étais sur mesgardes.

Et pourtant, il me fallait boireavec Dziobak-la-Vérole, trinqueravec Ptaszek-l’Oiseau qui voulaitma mort. Quand nous quittions lecafé Sztuka, le restaurant Gertnerou le café Négresco, le ventre plein ;que Rudy-le-Rouquin ou Miétek-le-Géant, zigzaguait sur la neige quicouvrait la rue Leszno ; que jepensais aux oranges et aux bananesque nous venions de déguster, ilfallait voir et ne pas voir poursurvivre, ces enfants en loques, ces

mendiants qui sortaient de l’ombreet nous tendaient la main enpoussant leur complainte tragique :Ayez pitié, cœur juif.

Il fallait voir cela et faire commesi on l’ignorait. Telle était la vie,toujours double, triple. Et je nepouvais continuer que parce qu’àchaque instant je remettais lamienne en jeu en défiant lesbourreaux. Mais pour rester vivantdans cette partie toujoursrecommencée et dont les règleschangeaient sans qu’on en soitaverti, il fallait non seulement êtresur ses gardes, multiplier lesprécautions, posséder de faux

papiers, mobiliser les amis et lescomplices, il fallait aussi tenir lachance. Celle qui vous donne unsoldat allemand bienveillant, cellequi laisse une porte ouverte devantvous quand vous êtes pris. Mais lachance, en ce temps-là, étaitversatile, capricieuse, susceptible :parfois elle n’accordait qu’unefraction de seconde. Il fallaitdécider immédiatement ou mourircar elle ne revenait jamais. Souventil fallait la provoquer, parier aussiqu’elle viendrait, et il fallaitl’attendre sous les coups, sansparler, en l’espérant. Et parfois ellese présentait au moment où tout

paraissait perdu. Alors il fallaittrouver la force de bondir pour luiprendre la main et ne pasmurmurer : « J’ai le corps en sang,j’ai besoin de quelques minutespour retrouver mon souffle. » Troptard, la chance avait filé. Vous alliezmourir. J’étais jeune, j’avais l’œilvif, j’ai provoqué et saisi la chance,souvent. Mais parfois elle a étélongue à venir.

Ce matin-là, les policierspolonais m’ont pris sur la Marszal-koffska. J’étais seul. Une erreur, cardéjà à plusieurs reprises l’arrivée deMiétek-le-Géant, de Pila-la-Scie, detous les autres, avait suffi à rendre

les Bleus compréhensifs. Ils m’ontfouillé sans ménagement, ils onttrouvé mes brassards et surtout lesdevises, ces belles nouilles, cesdollars que je passais pour monpère. Ils m’ont jeté dans un coin deleur voiture et ils se sont partagé lebutin. La police aussi, comme leschacals, chassait les bédouins.

– Qu’est-ce qu’on va faire de toi,petit Juif ?

Le gros me donna un coup depied dans les côtes, pour rien. Parceque les hommes sont aussi desbêtes. Ils discutèrent : ils m’avaientvolé donc je les embarrassais. Ilshésitaient à me livrer à leurs

supérieurs. Ils n’avaient le choixqu’entre la Gestapo ou la policejuive. J’ai joué ma carte, engueulant.

– Laissez-moi la vie, la vie, vousne le regretterez pas.

Le moteur tournait, le chauffeurquestionnait les trois autres duregard. Ils pensaient à monbrassard de Volksdeutscher, à monbrassard de Juif, à mes devises. Ilsne savaient plus. Alors, ils ontchoisi la bonne solution : ils m’ontlivré à la police juive, dans le ghetto,rue Gesia. Ils auraient pu me tuer.J’avais gagné la première manche.Il en restait beaucoup d’autres : les

policiers juifs m’ont poussé dansune cellule où une trentaine depauvres types s’entassaient. J’aireçu des coups. Dans un coin, unvieux priait. J’étais fou de rage :prisonnier des Juifs et promis à laGestapo quand même car,périodiquement, les Allemandsraflaient les prisonniers oudemandaient au conseil juif delivrer quelques centaines detravailleurs que Czerniakow, leprésident du Conseil juif, prenaitdans les prisons. Chacun dans cettecellule attendait d’un jour à l’autrele départ pour ces chantiers, cescamps dont on ne revenait pas.

Alors j’ai hurlé, tapé à la porte,déchaîné le tumulte et quand lesgardiens sont entrés la matraquehaute je me suis jeté sur eux, seul,j’ai saisi l’un d’eux par le cou etpendant qu’il me frappait jemurmurais une somme en zlotys etle nom de Pavel et Mila 23. Il fallaitque, dehors, on sache où j’étais. Lesgardiens m’ont laissé sur le sol,couvert de coups. Ils tapaient fort etbien, les policiers juifs ! J’aiattendu : j’avais joué, provoqué lachance. Trois jours plus tard, jesortais de la prison de la rue Gesia :cela avait coûté cher à mon père.J’ai quitté la prison, le matin, dès la

levée du couvre-feu. C’est en find’après-midi que les Allemandssont venus chercher les prisonniers.De loin, du fond de la rue Gesia, lafoule les regardait monter dans lescamions bâchés. On savait déjàqu’on ne les reverrait plus.

– Tu as eu de la chance, m’a ditPavel.

Il ne voulait pas que jerecommence immédiatement, maisil n’espérait même plus me faireentendre raison. D’avoir vu cetteprison juive m’avait révolté, exaltéplus encore : je n’en voulais pas àces policiers qui singeaient avecleurs hautes bottes et leurs

emblèmes les gendarmes aryens. Ilsprêtaient leurs mains auxbourreaux croyant ainsi atténuer lescoups, se sauver eux-mêmes, etpour les meilleurs espérant nousprotéger. Mais je les avais vusbattus par les Allemands, obligés desauter des heures sur un seul pied,de faire la « grenouille » dans lesrues ; contraints de ne pass’approcher à moins de 50 mètresd’un gendarme aryen. Ils étaientcondamnés comme nous. Pourquoileur en vouloir ? Quelques-unsavaient sans doute des âmes demouchards ou de bourreaux, maisla plupart étaient comme nous tous

des victimes. Les coupables étaientceux qui avaient donné l’ordre deconstruire le mur, ceux qui noustuaient et nous affamaient. Contreeux seuls il fallait se battre. Alors,j’ai recommencé.

D’abord, tout s’est bien passé.J’ai retrouvé plusieurs fois par jourla Varsovie aryenne, ses rues larges,propres, vides, puis notre ghetto, sasaleté, sa foule, sa misère, leschiffonniers qui crient :

– Si vous avez un chiffon àacheter, achetez-en un neuf.

Puis de nouvelles difficultés sontvenues. Un décret interdit de

vendre de la marchandise aux Juifssous peine d’une amende de 1 000zlotys : les prix montent, lesvendeurs se font plus rares. Lespatrouilles, les contrôles sont plusfréquents : le jeu devient serré, jesens que les enchères s’élèvent.

Quand je suis entouré de monmur de voyous, de mes Miétek et demes Mokotow, quand je jette messacs aux porteurs, je n’ai guère letemps de penser, mais, le soir, justeavant le couvre-feu, je fais ledernier voyage seul. Je veuxcoucher au ghetto : pour ma mère,pour Pola aussi que je retrouvedans la cache sous les toits. Et puis

c’est mon défi, mon panache que derentrer ainsi, avec un paquet degâteaux de la pâtisserie Gogolevskipour mes frères, une façond’afficher mon mépris pour lesbourreaux et d’affirmer ma liberté.Et qu’est-ce qu’une vie sanspanache et sans défi ?

Je me suis installé sur la plate-forme de la deuxième voiture :j’aime cet air vif. Dans les rues dughetto, il me semble que j’étouffeentre ces murs grisâtres, dansl’odeur que dégagent les poubelleset toute cette foule en marche. Letramway s’est arrêté à la porte, uninstant. J’y pense à peine : la

routine. Le policier polonais qui estde service sur le tramway est ungraiek, un joueur régulier qui gagneavec moi beaucoup plus qu’il ne l’ajamais rêvé. L’instinct, peut-être,j’ai levé la tête à temps : ce soldatqui s’avance dans les travées, cesoldat au visage poupin et rose, soncalot enfoncé droit, je le reconnaisau long étui à revolver qu’il portepresque au milieu du ventre. Toutle ghetto le craint : c’estFrankenstein. On l’a vu rue Dzielna,une longue rue toute droite,apparaître un jour : il courait lerevolver au poing. Et il a fait feu,abattant un homme. On raconte

qu’il a sorti un carnet, noté, puisqu’il s’est remis à courir, visantencore, tirant, tuant un autrehomme. Alors il est reparti d’un pastranquille, reprenant sa faction àl’entrée du ghetto. Chaque jour illui faut, dit-on, cinq ou six victimesque le hasard désigne. Et il est enface de moi.

– Qu’est-ce que tu fais là, Juif ?

Je souris – et en moi c’estcomme une plaie qui s’ouvre. Jesecoue la tête, je n’ai pas compris.

– Qu’est-ce que tu fais là, Juif ?

Je le regarde droit dans les yeuxet je me répète : « Calme, sois

calme, Martin. »

Sur la plate-forme il y a un typeélégant que j’avais remarqué parcequ’il portait des gants clairs pareilsà ceux que mon père fabriquaitavant, avant l’enfer.

– Vous voyez bien qu’il n’est pasjuif, a-t-il dit avec un fort accentpolonais.

Frankenstein ne me quittait pasdes yeux. J’ai haussé les épaules,me suis tourné vers le type.

– Vous savez : il croit que vousêtes juif, m’a-t-il dit en polonais.

Frankenstein était immobile : jesentais sa présence physique

comme s’il m’écrasait de son corpsd’athlète blond. J’ai secoué la tête etparlant à Frankenstein et auPolonais j’ai dit négligemment :

– Ça, c’est marrant, on m’a déjàpris pour un Juif, il y a deux jours.

Frankenstein a fait un pas enarrière.

– Tu as de la chance, a-t-il dit.J’ai besoin d’un Juif.

Et d’un mouvement souple il asauté du tramway, tirant sur lecordon de cuir d’un geste sec.J’étais en sueur sur tout le corps, lefroid me glaçait. Le type s’est mis àme parler, le tramway filait, rue

Gesia, rue Zamenhofa, je n’osaispas sauter, peut-être était-ce unagent de la Gestapo et puis labrusque apparition de Frankensteinm’avait rendu hésitant. Je suisdescendu hors du ghetto, j’aiattendu un tramway qui remontaitdans l’autre sens, mais une foisgrimpé j’ai senti que la poisse étaitsur moi : le Bleu a refusé meszlotys, alors je me suis assis,enlevant mon chapeau blanc,quittant mon manteau ;Frankenstein pouvait à nouveauparcourir la voiture et ma vietiendrait au fait qu’il ne mereconnaîtrait pas. J’étais près de

l’entrée, la main crispée sur lecouteau à cran d’arrêt que m’avaitprocuré Dziobak-la-Vérole, uncouteau blanc à la lame effilée. Letramway a freiné brutalement, enpleine rue Dzika, pas très loin de larue Mila, là où j’aurais dû être avecPola, défaisant ses cheveux blonds,laissant ses mains caresser monvisage. Il est monté, et il s’est placéprès de moi, sa botte touchant monpied : il n’avait qu’à baisser la tête,sa tête rose de bel aryen. Mais il adû regarder devant lui et il estpassé, j’ai vu ses épaules, sa capoteserrée par le gros ceinturon. Je mesuis retrouvé à nouveau hors du

ghetto, épuisé et en vie, errant dansles jardins Krasinski, m’en voulantde mes imprudences, entendant lavoix de Pavel, les discours de Pola,et de mon père ; sachant que mamère allait pleurer toute la nuit,sûre que j’étais pris, mort.

Je donnais des coups de pieddans la terre gelée : quel tempsbarbare, quel monde injuste, etl’homme disait qu’il étaitl’homme ? Mais non, nous étionsdes loups, des chacals, des chiens.Frankenstein devait maintenantdormir : il avait sûrement trouvéson Juif. Mais quand donc aurions-nous un fusil, quand pourrions-

nous pousser un cri de guerre,quand pour-rions-nous venger nosmorts ?

J’ai retrouvé Mokotow-la-Tombeau café de la rue Dluga. Il était assissilencieux, une bouteille de vodkadevant lui mais son verre étaitplein. Je me suis affalé près de luiet toucher son bras avec le mienm’a fait du bien.

– Alors, Martin ? a-t-il ditsimplement.

Il a poussé son verre vers moi.J’ai avalé d’un seul trait la vodka,puis nous sommes restés côte àcôte, en silence.

– Tu habites Mila 23, a-t-ildemandé.

Je ne disais rien mais qu’elleétait douce cette envie de pleurer. Ils’est levé, m’a touché l’épaule.

– J’espère que je ne vais pasfaire peur à ta mère, avec ma tête devoyou.

Mokotow-la-Tombe est parti.J’ai bu, puis Yadia est venue. Elleavait une chambre chaude et petite,avec un poêle qu’elle bourrait demorceaux de bois. Elle se levait detemps à autre et quand elle attisaitle feu, je voyais sa peau blanche, seshanches lourdes devenir rouges.

Puis, à nouveau, elle se couchaitprès de moi, tendre et brûlante, metenant contre elle, me berçantdoucement et chantonnant d’unevoix grave que je ne lui connaissaispas.

J’ai recommencé dès lelendemain, mais c’était unemauvaise passe. Ptaszek-l’Oiseaun’était pas au rendez-vous : envoléPtaszek et pendant près d’unesemaine Miétek-le-Géant etMokotow l’ont cherché en vain danstous les cafés de Varsovie.

– Il faut se méfier, répétaitMokotow.

Mais ce n’était qu’un danger deplus et il fallait passer. Et nouspassions, jetant les sacs, payant lesBleus, le soir je retrouvaisRubinstein-le-Bouffon, un peu plusmaigre, un peu plus grimaçant etles enfants, rarement les mêmesmais se ressemblant tous, luttantcomme ils pouvaient pour survivreune semaine ou un mois de plus.C’était la fin de l’hiver et chacunespérait tenir jusqu’au soleil : alorsil y aurait un ennemi de moins, lefroid. Mais c’était bien unemauvaise passe.

Le tramway s’est arrêté troisstations avant le ghetto et les

gendarmes polonais ont bondi surla plate-forme avant que nousayons pu faire un geste ; ilsn’hésitaient pas, déchargeant lessacs, nous poussant sur la chausséeglissante, Pila-la-Scie, Wacek-le-Paysan, Mokotow et moi.

– L’Oiseau, a murmuréMokotow avant de tomber.

Il était allongé par terre,beuglant comme s’il avait eu unejambe cassée. Un cri : c’était Pila-la-Scie qui rugissait et filait encourant. Alors Mokotow a bondi eta détalé. Les Bleus hurlaient,couraient en tous sens et nousbourraient de coups, Wacek-le-

Paysan et moi. Ils nous ont tenus àplusieurs jusqu’au commissariat :là, la fouille, les injures.

– C’est toi, le Juif ?

Le policier allemand était entrésans que je le voie. Je n’ai pas nié :la dénonciation était évidente.

– Laissez partir celui-là.

Wacek-le-Paysan s’est levé sansun mot, comme s’il ne m’avaitjamais vu, mais j’avais confiance enlui, en Mokotow, en Miétek, en Pila.C’est à eux que je me raccrochais. Ilavait une tête d’homme, ce policierallemand, avec deux yeux, un nez,un regard et des cheveux gris. Sans

même me questionner, il acommencé à me frapper sur levisage : c’était ma vraie premièreséance de coups, pas tout à fait destortures encore. Il frappait sur leslèvres, sur le nez, sur les yeux. Ilfrappait juste avec ses grossesmains géantes, puis il me redressaitd’un coup au menton, ou dans lesreins, et il me pliait d’un coup depied dans le ventre. Je suis tombésur le sol : il était mort ainsi, moncamarade aux cheveux roux, pourquelques harengs, moi j’avais faitmieux que lui et je savais déjà qu’onpouvait vaincre les bourreaux ; jeles battais tous les jours, il me

manquait seulement de les avoirvus crever. Mais je n’avais pasencore l’habitude desinterrogatoires : je donnais tropd’importance à des coups bienplacés. Je sais maintenant qu’il enfaut davantage pour tuer unhomme. J’ai pensé : « Je ne les aipas vus crever », et j’ai rassemblémon énergie, protégeant ma tête dumieux que je pouvais.

– À la Gestapo, a dit le policierallemand.

On m’a traîné jusqu’à unecellule glaciale : recroquevillé,tentant d’ouvrir mes yeux gonflés,j’ai attendu. Mokotow et Miétek,

Pila et Wacek n’allaient pasm’abandonner ici. Je répète cettephrase et mes forces me revenaientpeu à peu. J’ai lassé les policiers meporter jusqu’à la camionnette.Dehors, au moment d’être jeté surle plancher, j’ai aperçu Marie, avecsa grosse fourrure : elle avançaitlentement, elle ne me regardait pasmais elle disait : « Mokotow est là,il m’envoie. Courage. »

Marie, j’ai vu sa tresse blonde.Parfois, quand j’allais chezMokotow, à Praga, elle était là,assise, les yeux fixes et légèrementironiques. Elle priait, et son frère semoquait d’elle.

– Si tu n’étais pas juif, disait-il,ma sœur t’épouserait bien.

Elle ne protestait pas, meregardait en face.

– Mais les Juifs ont tué leChrist. Est-ce que tu sais ça,Martin ?

La camionnette a démarré, elle aroulé, puis il y a eu un coup defreins, des jurons, Miétek-le-Géantm’a tiré par les pieds, chargé sur sesépaules et j’étais secoué par sacourse. Nous nous sommesretrouvés au café de la rue Dluga :ils m’avaient allongé sur le lit deYadia et dans la pénombre de la

petite : chambre, avec mes yeuxpresque fermés par les coups, je lesapercevais à peine.

– C’était bien Ptaszek-l’Oiseau, asimplement dit Dziobak-la-Vérole.

Puis Yadia est rentrée et ilsm’ont laissé : elle ne parlait pas,allant jusqu’au poêle tremper dansl’eau bouillie le mouchoir aveclequel elle me lavait le front et levisage. Puis j’ai dormi. Mokotow estvenu.

– Il vaut mieux que tu rentres aughetto. Nous passerons ce soir, avecle dernier tramway, moi avec toi.

Il n’y a pas eu d’anicroches ; je

jouais les Polonais ivres entreMokotow et Miétek qui riaient ens’envoyant des bourrades. Mila 23,ils sont montés jusqu’à l’étage car jen’aurais pas pu grimper l’escalierseul, mais ils n’ont pas frappé.

– On te laisse, a dit Miétek-le-Géant. On va boire à ta| santé.

Je suis resté, appuyé à la porte,frappant doucement du poing maislever le bras me faisait mal. Enfinils sont venus et ma mère m’a reçucontre elle.

– Mère, j’ai eu beaucoup dechance, ai-je murmuré.

La chance : elle me lâchait,

infidèle, puis revenait prise deremords. Mais cette confiance qu’aufond de moi je gardais en elle mesparents ne la partageaient pas. Monpère, que ne couchait jamais rueMila par prudence, ne voulant pass’exposer à une arrestation qui meviserait moi, vulgaire contrebandieralors qu’il accumulait desresponsabilités politiques dont il neme disait rien, a été averti par Pavel.Je somnolais, ma mère me veillait,en larmes, s’en prenant auxhommes cruels qui frappaient lesenfants. Sa voix me berçait. Ellen’imaginait pas la profondeur del’enfer dans lequel mous vivions

depuis des mois ; et j’avais pu, moi,en lui apportant chaque soirquelques douceurs, éviter qu’elle nesouffre trop. Elle verrait bien asseztôt que les bourreaux nousdestinaient tous à la mort. J’aireconnu la respiration saccadée demon père, sa respiration de colère.Il était au pied du lit, les brascroisés.

– Martin, a-t-il dit, cette fois-ci,c’est fini. Je prends une décision etje m’y tiens.

Il a demandé à ma mère desortir, a fermé la porte et, toujoursdebout, les bras croisés, a parlé dela Gestapo, de leurs tortures. J’étais

un enfant, j’avais lutté, aidé leghetto, ma famille, maintenant celasuffisait. Lui, avait des devoirsenvers moi, il me demandait dejurer de ne plus franchir le mursans son autorisation. Les yeux mefaisaient mal, mon ventre étaitdouloureux, je remuais avec peine,mais j’ai secoué la tête. Non, je nepouvais pas.

– Tu ne sortiras plus d’ici,Martin.

Cette nuit-là, j’ai dormi quandmême. Au matin j’allais beaucoupmieux : je pouvais soulever lespaupières, voir. La jeunesse est lemeilleur des remèdes. Mais quand

j’ai tenté d’ouvrir la porte, je mesuis aperçu qu’elle était cadenassée.Heure après heure, ma colère estmontée. Ma mère m’a passé sous laporte une lettre de mon père : ilm’expliquait qu’il attendait mapromesse. Jusque-là je seraisravitaillé par la fenêtre. À l’heure durepas, de l’appartement du dessuson m’a fait descendre un panier devivres. Ma mère me sermonnaitderrière la porte. Un premier jourest passé, puis deux autres : auquatrième, quand j’ai eu recouvrétoutes mes forces, je suis devenuenragé, fou furieux. Mokotow mesaluait de la rue. Pavel m’expliquait

que tout allait mal : la bande sedésagrégeait, Rudy-le-Rouquin etDzioback-la-Vérole se battaient.Pila-la-Scie et Brigitki-la-Cartevoulaient monter leur propreaffaire. Tous buvaient plus que deraison. Miétek-le-Géant, Zamek-le-Sage et Wacek-le-Paysanenvisageaient de recommencer àrançonner les « chats », les« bédouins », qui passaient le mur.« Il fait soif », répétait Miétek.Mokotow attendait, mais avertissaitPavel qu’il fallait faire vite. J’aiessayé de négocier, expliquant queje me ridiculisais auprès de mabande. Père ne voulait rien savoir :

j’étais en danger de mort, il meprotégeait contre moi-même. Je l’aiinsulté pour la première et ladernière fois de ma vie, puis je mesuis assis dans un coin de la pièce.À quoi servait de hurler ? Mon pèrecroyait avoir raison, pourquoi lui envouloir ? J’avais un mur, unnouveau mur devant moi : puisqueje ne pouvais accepter de vivre sansle franchir, il suffisait de le passer,si j’en étais capable.

J’ai commencé à déchirer lesrideaux, les draps, les couvertures ;j’ai tressé, noué, la corde paraissaitsolide. J’ai poussé le lit près de lafenêtre. C’était un vieux lit aux

pieds torsadés, un lit lourd : j’y aifixé ma corde. Elle pendait de lahauteur d’un étage et noushabitions au troisième. J’ai attachéla corde à ma cuisse par prudence :je voulais réussir et non me tuer. Jesuis descendu prudemment,centimètre par centimètre. À lahauteur du second étage, j’ai briséles vitres d’un coup de pied et jesuis parvenu à entrer dans unepièce vide. J’avais réussi. J’ai ouvertla porte. Le docteur Celmajster et safemme étaient en train d’achever dedéjeuner.

– Bonjour madame, bonjourdocteur, vous me reconnaissez ?

Ils restaient immobiles,pétrifiés.

– Je passe.

J’étais déjà dans l’entrée, etdévalant l’escalier je riais à gorgedéployée, répétant ma formule :« Bonjour madame, bonjourdocteur. » Je venais d’en finirdéfinitivement avec la dernièremanifestation de l’autoritépaternelle. Maintenant, vraiment,père et moi nous étions des égaux :j’avais contre lui pris mesresponsabilités. Quelques joursplus tard alors que j’avais déjàrecommencé à passer le mur, nousnous sommes rencontrés au café

Sztuka comme deux amis quis’estiment et — s’aiment. Mokotow-la-Tombe m’attendait dans la rue :qu’il là me donnait de la force.

– Ne viens pas souvent ici, a ditmon père, les rafles vont semultiplier, je le tiens de sourcesûre.

Nous avons commandé de lavodka et choqué nos verres.

– Tu pourrais habiter la maison,a-t-il dit.

Je buvais lentement.

– Évidemment, tu serais libre,tout à fait libre d’agir comme tul’entends.

Le soir même, je rentrais rueMila et j’ai, en l’embrassant,soulevé ma mère qui riait, puisséparé mes frères qui se disputaientles chocolats que j’avais ramenés delà-bas.

À nouveau les jours ont passésans accident : seulement le risquede la mort et son spectacle dans lesrues. Rue Bonifra Terska, à la limitedu ghetto, j’ai vu un enfant quiparaissait avoir l’âge de mon frère,une dizaine d’années, qui courait,un sac de pommes de terre sur ledos : le gendarme l’a attrapé et,secouant le gamin, le tenant commele fermier le ferait d’un animal, il

sort son poignard et lui en donneun coup sur la tête : peut-êtrecherchait-il à frapper à la gorgemais le gosse se débattait. Ils’enfuit, se tenant le front quirougit, puis il trébuche et resteallongé sur le trottoir. Une femmesortie d’une porte s’est précipitéevers les pommes de terre qui ontroulé et commence à les ramasser.Le gendarme épaule, tirecalmement : un deuxième corps estlà, sur la chaussée.

Je passe. Que faire ? Serrer lespoings. On voit de plus en plussouvent les hommes de Pinkert,poussant leurs charrettes chargées

de corps maigres ; mais Pinkert aouvert aussi une succursale rueSmocza où il propose desfunérailles de luxe : pour 12 zlotyson peut avoir des croque-morts enuniforme. Mais nous mourons tropvite pour les enterrements car onnous traque comme des animauxnuisibles. Quand je suis dans laVarsovie aryenne il m’arrived’essayer d’arracher malgré lesrisques ces grandes affiches quireprésentent un Juif horrible etrepoussant dont la barbe laisseapercevoir un pou : « Juif-pou-typhus », dit le texte. Nous sommesporteurs de germes, la vermine.

Alors on nous désinfecte : c’estnotre nouveau supplice, après lesrafles, le froid, la faim, la mort. Onnous oblige à entrer dans des bainsbrûlants ou glacés.

Je travaille comme on tue, avechaine. Je m’enferme dans ma rage,comment ne pas haïr ces Polonaispaisibles qui se promènent sur laMarszalkowska ? Je n’accepte quemes voyous, hors-la-loi commemoi. Quand mon père m’a demandéde porter un message au professeurHulewitz, près du boulevard deNowy-Swiat, j’ai d’abord haussé lesépaules.

– Il nous aide, a-t-il dit.

Je n’ai pas répondu. Qui nousaide ? Le monde entier nous laissemourir. Père m’a expliqué,calmement, la résistance polonaise,ses courants, ses divergences. Et jeme suis retrouvé dans l’entrée duprofesseur Hulewitz. La chance unenouvelle fois : le professeur étaitabsent et j’ai ainsi rencontré Zofia.

Depuis des mois, je vivais avecDziobak-la-Vérole et Pila-la-Scie,avec Brigitki-la-Carte et Miétek-le-Géant. Je couchais avec Yadia. Ceshommes changeaient plus souventde femmes que de chemises. EtYadia avait le cœur tendre pour tousceux qui ne la battaient pas trop. À

Pola, dans notre cache rue Mila,m’unissait une sorte d’amitiéphysique : nous avions besoin derassurer nos corps alors que leghetto se murait dans le silence.L’exemple des hommes de mabande, Yadia, Pola : quand je mesuis trouvé en face de Zofia, je nesavais pas ce que c’était quel’amour.

Et puis, à la regarder, je me suismis à rire, simplement, comme simes muscles se détendaient,comme si j’entrais dans un bainchaud après une grande fatigue,comme si je m’étirais, reposé,propre, neuf. Elle riait aussi, et

nous parlions, pas du ghetto ou dela guerre, mais d’avant, des bords dela Vistule, d’un cirque qui était venuà Varsovie, et s’était installé, peut-être en 1938, sur la place de laVieille-Ville.

– Place du Théâtre, soutenait-elle.

Elle m’a montré ses livres, laphoto de son père, un officier decavalerie qui était prisonnier desRusses.

– Nous n’avons reçu qu’unelettre, répétait-elle.

Sa mère était morte durant lesiège de Varsovie et depuis, elle

vivait chez son oncle, le professeurHulewitz. J’étais désespéré de nepouvoir rien faire pour elle, luirendre son père, presque gêné de luiavouer que les miens vivaient. Maisla joie nous reprenait. Je parlais dema mère, et puisqu’elle ne savaitpas ce que c’était qu’un tcholent,ma mère lui en préparerait un. Lesoir, en la quittant, quand je lui aidit naturellement : « À demain,Zofia, si je peux », il m’aurait étéimpossible de dire quand je l’avaisrencontrée. Il me semblait qu’ellefaisait partie de mon enfance, quedepuis toujours nous nousconnaissions, qu’elle était là entre

mes frères, aux côtés de ma mère,souriante dans notre maison.

En ce temps-là il fallait faire leschoses quand elles se présentaient :le lendemain tout était bouleversé.Alors, pendant une dizaine de joursnous nous sommes vusrégulièrement avec Zofia. Avant derentrer au ghetto, je passais chezelle et nous parlions, nous riions.Puis elle est venue avec moi dansnotre enfer mais, peut-être parceque c’était le premier soleil de mars,peut-être parce que nous ne voyionsplus rien, il me semble que leghetto était moins sinistre qued’habitude. Nous sommes allés au

théâtre, on jouait l’Avare. Zofia riaitparce que sur l’affiche on avaitvolontairement oublié Molière etseulement indiqué le nom dutraducteur juif : nous n’avions pasle droit de voir des pièces d’auteursaryens. Puis nous avons marché aubord de la Vistule, traîné sur le pontPoniatowksi, quelques heuresarrachées à ma ronde et que jerattrapais en allant plus vite encore.

– Oui, disait-elle, il me sembleaussi que je t’ai toujours connu.

Elle parlait de son père, trèscatholique.

– Mais pas antisémite, tu verras.

Nous retournions au ghetto, authéâtre Eldorado. Je lui expliquaispourquoi tout le monde riait dans lasalle quand, sur la scène, sortantdes coulisses, une tête apparaissaitqui lançait d’une voix apeurée :« Est-ce qu’on peut ? » C’était lemot de passe des rues du ghetto, laquestion que les passants selançaient avant de s’engager dansune direction où, peut-être,Frankenstein courait le revolver aupoing, où, peut-être, les Allemandsraflaient, pour les camps, pour lebain, pour la mort.

– Tout cela va finir, disait-elle.

Et j’en étais sûr aussi, j’avais

trop de joie à l’écouter, à la voirsecouer ses cheveux blonds quibouclaient dans son cou. Elle étaitla première femme dont je prenaisla main, et nous marchions enbalançant les bras comme si laguerre n’avait jamais existé, commesi je n’avais pas été juif, et commesi les bourreaux ne régnaient pas àVarsovie. Nous disposions del’avenir comme s’il nousappartenait. Quand je l’ai vue pourla dernière fois, elle m’a dit :

– Peut-être, quand deux êtresont l’impression de s’être toujoursconnus, est-ce vraiment le grandamour pour toute une vie.

Nous ne nous étions même pasembrassés et nous ne l’avons pasfait ce soir-là.

Mais c’était un temps sans pitié :il fallait prendre ou ne plus avoir. Iln’y avait jamais de sursis.

Dans la nuit du 14 mars – il y ades dates dont on se souvient –mon père a frappé à ma porte :maintenant il tenait à montrer quej’étais devenu indépendant. Il estresté sur le seuil de ma chambre.

– Tu sais, dit-il, demain sois trèsprudent. Ils sont sur les dents.

Pourquoi me réveillait-il ?J’étais toujours prudent.

– La résistance polonaise aabattu Igo Sym, expliquait-il. Ilsarrêtent les artistes, lesintellectuels. Ils raflent.

Que m’importait Igo Sym, cetacteur qui collaborait ? Quant auxreprésailles, nous connaissions lesméthodes des bourreaux et peut-être s’ils s’occupaient de la Varsoviearyenne aurions-nous un peu derépit.

– Ils ont pris le professeurHulewitz et sa nièce.

Il a refermé la porte. « Tout celava finir », disait Zofia. Je neconnaissais que la douceur de sa

main et nous parlions comme sinous avions toujours vécuensemble. Je suis resté allongé,immobile, dans l’obscurité : il mesemblait qu’on m’avait ouvert lecorps d’un seul coup de la tête auxpieds et qu’on recommençaitindéfiniment. Cette nuit, il n’y avaitrien à faire : demain, peut-être.Sans doute, les avaient-ils enfermésà la prison de Pawiak, dans notreghetto. Je revoyais la cellule, Siwyqui disait : « Tu retournes toujoursà Pawiak », Siwy qui avait sauté duwagon avant moi. Et puis il y avaiteu ce rassemblement dans la cour,les SS, peut-être Himmler et le

professeur à barbe noire : « Je nesuis pas un traître, pour monhonneur. » Zofia était à Pawiak etj’étais là, fendu, taillé en deux parcette douleur insupportable, plusviolente que tous les coups reçus.Nous étions promis à la mort, telétait le destin qu’ils avaient tracépour nous, j’en étais sûrmaintenant. Ils me prenaient Zofia,cet espace libre dans mon enfer ; ilsm’arrachaient ces rires, cettedouceur, tout ce qu’elle m’avaitdécouvert : une vraie vie où leshommes ne seraient plus des loups.Je suis resté jusqu’au matin, tendu,incapable même de me souvenir des

heures que nous avions passéesensemble. Il n’y avait plus en moiqu’une révolte glacée comme unelame : Zofia, quand lancerons-nousun cri de guerre ? Zofia, quand nousvengerons-nous ?

Nous avons tout essayé pour lessauver. La police polonaise, lesvoyous de Varsovie, et même lesgardiens de la prison. En vain : lesotages sont enfouis dans Pawiak etje n’ai pas d’espoir. Chaque soir, jefais le tour du quartier, sans raisonautre que de prendre un risque deplus pour Zofia : je longe la ruePawia, puis la rue Smocza, puis larue Dzielna, puis la rue Karmelicka.

Le rectangle est fermé, me revoici àmon point de départ. Il ne me restequ’à rentrer ou à boire. Et je boisdans l’une des boîtes du ghetto.Devant le Casanova, rue Leszno,Rubinstein-le-Bouffon me salue ens’inclinant :

– Tous égaux dans le ghetto,nous sommes tous égaux.

Et il éclate d’un rire strident.Puis il lance :

– Les gros et les gras vontfondre, nous aurons des matièresgrasses.

Il grimace et il repart :

– Nous sommes tous égaux…

J’entends son cri qui se perddans la rue.

Mokotow-la-Tombe est le seulqui sait. Il ne me quitte guère : nousbuvons ensemble mais je ne vaisjamais jusqu’à l’ivresse. Je boiscomme on prend un remède, pouressayer de faire passer ce froid quiest en moi et qui me donnel’impression d’être raide, ankylosé.L’attente dure des jours et desjours, puis nous avons su qu’ils lesavaient fusillés, tous. Ils n’avaientpassé à Pawiak que quelques jourset j’avais tourné autour des murs dela prison pour rien.

Ce jour-là, ce devait être au

début du mois d’avril – il faisaitbeau – je suis allé dans le petitghetto, traversant le pont de boisqui enjambe la rue Chlodna, qui estrestée aryenne. Il fallait que je soisloin de la rue Mila, le plus loinpossible. J’ai soigneusement repérédes escaliers, des paliers, des caves.Cela m’a pris beaucoup de temps :tout autour de la rue Sienna et de larue Twarda, j’ai inspecté lesimmeubles, enregistré ladisposition des cours puis je mesuis mis en embuscade au coin de larue Twarda et de la rue Sienna.Parfois des gendarmes allemands,gardant la porte, s’avançaient

jusque-là, le fusil sur l’épaule,invincibles, comme des dompteursqui font quelques pas dans la cage.J’ai attendu longtemps ; enfin, j’aireconnu le bruit vainqueur desbottes sur le trottoir : j’ai vul’ombre du soldat. Je tenais lecouteau de Dziobak-la-Vérole et jeme suis précipité. Mais je n’avaispas vu cette femme, elle m’abousculé, j’ai glissé, perdant lecouteau et le soldat déjà criait :Halt. J’ai dû fuir dans la rue Sliska.J’entendais ses cris, sa course. Il atiré, je suis entré dans l’une descours. Il était déjà là :

– Sors, Juif, criait-il.

Je me suis glissé jusqu’àl’escalier : il y avait unrenfoncement qui conduisait auxcaves. J’ai attendu. Encore une fois,j’ai vu son ombre. Il portait lecasque, il était bardé de cuir etd’acier et paraissait gigantesque. Ils’est avancé prudemment et j’aisauté pour atteindre son cou : je mesuis agrippé à lui, serrant de toutesmes forces, mais il me faisaittournoyer, ne chancelant mêmepas. J’ai reçu un coup de crossedans l’œil gauche : ma tête a semblééclater mais j’ai serré encore,finalement il est tombé sur lesgenoux, lâchant son fusil pour

essayer de détacher mes mains, j’aiserré encore mais le sangm’aveuglait, mon sang. J’ai filé,traversant la cour, remontant la rueSliska, courant vers le pont. Monvisage me paraissait gonflé à éclateret je ne pouvais ouvrir l’œil. Lachance était avec moi : je suis arrivérue Mila. La douleur me faisait dubien : elle était brûlante, chassant lefroid, et pour la première fois,depuis que j’avais perdu Zofia, jesentais que la vie commençait àsourdre, en moi, bruissante,violente, haineuse. J’avais tenu cecou, le bord du casque m’avaitlabouré le nez, mais j’avais serré,

griffé, et ce bourreau était tombé àgenoux. Je vivais à nouveau. Mais leprix était cher, j’avais perdu monœil gauche.

Le docteur Celmajster désinfectala blessure avec des gestes doux. Ilm’expliquait les dégâts : l’arcadesourcilière, la pupille.

Peut-être conserverais-je unetrès faible vision. Mais je devaistoujours penser que je n’avais plusqu’un œil.

– C’est ton bien le plus précieux,Martin, disait-il. Garde-le.

Le docteur Celmajster est venuchaque jour et grâce à lui la

guérison a été rapide. À sa dernièrevisite, il a multiplié lesrecommandations : il parlait demon œil droit, mais je sentais bienqu’il voulait dire autre chose, parlerde moi. Presque timidement, duseuil de la porte, il m’a dit :

– Et garde-toi, Martin, toi,jusqu’au bout. Il n’y a que la vie, ettoi, vous, les jeunes, vous êtes notrevie. Garde-toi.

Quand j’ai pu ressortir,recommencer, nous avions atteintun nouveau cercle de l’enfer. On nemourait plus de froid et pourtant onmourait davantage. Chaque jourdans les rues on ramasse des morts

de faim, chaque jour on tue : lesgardes allemands sont déchaînés.Les rafles succèdent aux rafles : lesgens n’osent plus sortir et se terrentdans les caves. Je vois les cadavresdépouillés de leurs vêtementsdemeurer dans les rues, sur lestrottoirs. La rue Karmelicka, prochede la prison de Pawiak, est devenue,disent les enfants en haillons « laforge de la mort ». Et l’espoir quemon père m’insufflait de voirrapidement la guerre finir disparaîtpeu à peu. Ils l’emportent partout,en Yougoslavie, en Grèce,maintenant ils foncent dans lesplaines de Russie : des rumeurs

affirment qu’ils ont tué tous lesJuifs de Kiev. On parle desEinsatzgruppen, des commandosd’extermination chargés de liquiderles Juifs. Et pourtant, à Varsovie,nous sommes de plus en plusnombreux : les réfugiés s’entassententre nos murs, affamés,dépouillés, désespérés, décrivant leshorreurs subies. Je croise dans lesrues cette pauvre femme écheveléequi crie le nom d’un enfant : dans letrain qui la conduisait à Varsovieson enfant a dérangé un gendarmequi l’a jeté sur la voie. La mère avoulu sauter mais le garde amenacé de tuer tous les Juifs du

wagon. Elle était arrivée à Varsovie,folle, et elle courait dans les rues.Peu à peu nous devenons tousfous ! Dans la cour de la rue Mila,j’ai vu des enfants chatouiller uncadavre qu’on avait transporté là enattendant les hommes de Pinkert.

Je passe toujours le mur, maisc’est de plus en plus difficile, deplus en plus risqué : la peine demort a d’ailleurs été officiellementédictée contre ceux qui franchissentclandestinement l’enceinte dughetto. Mais je continue : lesenfants dans la rue sont plusnombreux encore, plus misérables.Certains qui mendient ont à peine

trois ou quatre ans. Je donne pourl e Centos qui tente de les nourrir,mais qui lit les affiches du Centosqui appellent à l’aide ? « Nosenfants doivent vivre », crient-elles.Mais qui peut sauver tous cesenfants ? L’égoïsme, la corruption,l’indifférence, l’impuissance, sontnotre lot. Des affiches rougesproclament qu’on a exécuté huitJuifs à la prison de la police juive,rue Gesia, cette prison où j’ai croupiquelques jours : ce sont desPolonais qui ont opéré. Ces genssont morts pour n’avoir pas pupayer une amende. Une femme aété exécutée pour 100 zlotys et le

café Meril, à quelques rues de là,organise un concours de danse dontle premier prix est de 2 000 zlotys.

Les bourreaux, chez beaucouptrop d’entre nous, ont tenté de tuerla pitié. Ils essaient de nous faireressembler à l’image qu’ils ontconstruite de nous. Puis ils nousliquideront.

Maintenant, alors que lespremières neiges commencent àtomber, ils coupent le gaz,l’électricité, ils réduisent les rationsalimentaires. Dans les rues, piedsnus dans la neige, les enfants ont àpeine la force de tendre le bras. Aucoin des rues Leszno et Karmelicka,

tous les jours j’entends leursgémissements : abandonnés,orphelins, perdus, ils se groupentpour mourir.

Comment pourrais-je ne pastenter de passer le mur, encore ettoujours ? Mais, désormais, lestramways ne circulent plus. Jem’attendais depuis longtemps àcette décision et je suis prêt.

J’ai réuni Mokotow-la-Tombe,Miétek-le-Géant, Zamek-le-Sage ettous les autres au café de la rueDluga. Ils avaient pris l’habitude dutramway, des gains faciles, dessoirées passées à boire jusqu’aulendemain matin, et aussi des

prostituées du ghetto.

– Foutou, mon petit Miétek-le-Coupé, répétait Dziobak-la-Vérole.Planque-toi avec des devises, à Lvovou à Varsovie. Fais le mort.

– Tu peux te planquer, jet’assure, disait Wacek-le-Paysan.

Je trouve une ferme près de chezmoi, tu travailles, tu paies un peu,t’as une bonne tête de paysan.

– Ils seront pas toujours là,disait Zamek-le-Sage.

Je les écoutais : en somme, ilsm’aimaient bien.

– On va commencer par la rue

Kozla, ai-je dit.

– Bédouin têtu, a dit Dziobak.

Mokotow s’est mis à rirejoyeusement.

– C’est toi qui paie, c’est toi quirisque, c’est toi qui juge a concluDziobak.

Rue Kozla, un immeuble dughetto, donnait dans la rue Freta,du côté aryen. Les Allemandsavaient monté des grillages auxmailles fines devant chaque issue,soupirail ou fenêtre. Mais nousavons installé des centainesd’entonnoirs fixés ensemble, auxgoulots de la grosseur d’un clou qui

passaient entre les mailles : jeplaquais d’une seule poussée lesentonnoirs contre la grille, ilss’enfonçaient et nous vidions le lait,des sacs de blé que, rue Kozla, lesporteurs de Trisk-le-Chariot ou deChaïm-le-Singe recueillaient. Lanuit, après le couvre-feu, nousarrivions avec un camion contre lemur du ghetto, je choisissais le coinle plus éloigné d’une porte, placeParysowski : les Bleus étaient payésgrassement. De l’autre côté du mur,dans le ghetto, Pavel attendait :nous jetions nos échelles et dansl’obscurité humide de l’hiverpolonais, en quelques minutes,

dans le plus grand silence, nouspassions nos sacs. J’étais àcalifourchon sur le mur, assis surune planche qui me protégeait deséclats de verre plantés dans leciment. Je surveillais toujours moi-même, c’était ma marchandise etc’était mon ghetto. Parfois, unepatrouille de gendarmes allemandssurgissait : ils tiraient, ils hurlaient,je bondissais, il y avait les cris desblessés, l’éclair jaune des coups defeu, et la marchandise qu’il fallaitessayer d’emporter. C’étaitprécieux, la marchandise, cela valaitdes vies d’hommes, c’était la vie.J’ai dû, une nuit, descendre dans un

égout, aux environs de la placeParysowski, et y rester caché unjour entier mais j’avais sauvé deuxsacs de blé. Et je suis arrivé, sale,puant, au café de la rue Dluga,traînant mes sacs, découvrantl’étonnement dans le regard deshommes en train de boire.

– Increvable, le chat Miétek, adit Brigitki-la-Carte.

C’est vrai, je ne voulais pascrever.

Pavel, Trisk-le-Chariot, Chaïm-le-Singe, Yankle-l’Aveugle,contrôlaient les opérations du côtédu ghetto. Curieusement, le

téléphone fonctionnait toujoursentre le ghetto et la Varsoviearyenne. C’était notre arme, à Pavelet à moi. Nos phrases étaientcourtes :

– Quelle méta joue ?

Méta : la fraction de mur où ilfallait se diriger, là les Bleus« jouaient » pour une ou deuxheures. Pavel les avait déjà payés etil avait aussi payé les bandes devoyous qui contrôlaient tout le mur,douaniers clandestins pourcontrebandiers ; le tarif était fixépar sacs et il ne s’agissait pas detricher. Moi, j’avais à mes côtésPila-la-Scie et Miétek-le-Géant,

aussi on ne me roulait pas.

Notre camion était prêt dans unhangar, parfois à l’autre bout deVarsovie, près de la gare de l’Est. Letéléphone sonnait, c’était Pavel. Jefaisais un signe pour qu’on lance lemoteur pendant que j’interrogeais :

– Quelle méta joue ?

Je bondissais déjà, poussant lesportes du hangar, m’accrochant auxridelles, grimpant sur le sommet dela cargaison où se trouvaientMiétek et Mokotow. Nous foncionspar des itinéraires préparés, lesphares éteints, évitant les barrages.Les guetteurs, les « bougies », nous

annonçaient de place en place quela route était libre. L’air nouscoupait le visage et nous devionsnous tenir avec nos doigts gelés auxsacs qui allaient d’un bord à l’autre.Nous foncions comme pour uneattaque, et notre action était régléeavec la précision d’un assaut : sinous arrivions trop tard, « méta nejouait plus », d’autres Bleus étaientlà, prêts à nous abattre. Jecommandais par gestes et parfois,en quelques minutes, j’ai fait passerpar-dessus le mur des dizaines desacs, plus précieux que des lingotsd’or.

Puis, les gardes se sont

renforcées. Les patrouilles demotocyclistes surgissant dans levrombissement de leurs moteurs.Notre marchandise était « brûlée »,prise. J’enrageais, je buvais à m’endéchirer l’estomac. Alors, j’aichangé de plan. M’entendant avecles hommes de Pinkert j’ai bourréles cercueils de nourriture, glissé dela farine sur ces charrettes chargéesde cadavres que les Allemandsn’approchaient pas car ilscraignaient le typhus. Mais ils ontmuré le cimetière parce qu’ilssavaient bien que nous utilisionsnos morts pour sauver des vies.Alors, j’ai changé de plan encore

une fois. J’ai utilisé les voitures qui,irrégulièrement, évacuaient lesordures et franchissaient parfois lesportes.

C’était le jeu de la vie et de lamort. Ils serraient le lacet autour denotre cou, méthodiquement, etnous avions de plus en plus besoind’air. J’apportais, un peu de cet air.Mais les enchères montaienttoujours.

Finalement, j’ai dû avancer àvisage découvert.

Pour Pola, c’était un suicide. Ellem’avait saisi les mains. Pavel,accablé, fumait en silence.

– Certains le font, ai-je dit.

– Ils sont pris, presque tous, l’unaprès l’autre.

Et est-ce que nous n’allions pasmourir, « presque tous » ? Je mesuis levé, le temps n’était plus auxdiscussions.

– Acceptes-tu, Pavel, oui ounon ?

– Je serai là, a-t-il dit.

J’ai bondi dans l’escalier : enfin,j’allais recommencer, en grand. J’aiinvesti presque toute ma fortunedans l’opération : j’ai payé lespoliciers juifs, payé les Bleus, payéles « 13 de la rue Leszno » qui, eux,

avec mes fonds, payaient, disaient-ils, des gendarmes allemands ; j’aipayé les hommes de Kohn et Heller,les pourvoyeurs officiels du ghettoqui payaient les contrôleursallemands, j’ai payé pour un chariottiré par deux beaux chevaux, j’aipayé pour de faux papiers, pour uneautorisation d’importation dutransfert elle, le bureau des permis.

Comme toutes les idéesfructueuses, mon plan était simple :je ne jouais plus avec une méta, unefraction de mur, mais avec uneporte du ghetto. Et nous sommesentrés. J’étais assis sur lesmarchandises, très haut : je

montrais mes faux papiers que leBleu faisait mine de contrôler ; il« jouait », toute la porte « jouait ».Je suis passé plusieurs fois : j’avaisdeux heures, parfois moins, pourfoncer dans le ghetto guidé parPavel, j’entrais dans une cour, là desdizaines de porteurs sortaient descoins, des caves, des escaliers, enquelques secondes, il ne restait plusdu chariot qu’une carcassenettoyée. Parfois nous gardionsmême l’un des deux chevaux, neretournant qu’avec un seul. Unjour, je suis entré avec deuxchariots et quatre chevaux etressorti avec deux chevaux tirant les

deux prolonges. Je « jouais » avecune porte à l’entrée, une autre à lasortie. J’entrais par Dzika, au boutde la rue Stawki, les porteursm’attendaient dans le quartier despetites rues Wolynska ou Kupieckaet, alors que je repartais vers laporte Okopowa, je les croisais,courbés, pédalant et tirant leursrikshas pleines de mesmarchandises.

J’ai transporté des tonnes de blé,de sucre et quand, la porte passée,je m’engageais au milieu de lafoule ; que, du haut de monchargement j’apercevais la longuerue Gesia, ces colonnes de passants

courbés, j’étais une sorte desouverain ou de génie bienfaisant,apportant le salut et l’espoir à sonpeuple.

Mais les enchères n’avaientjamais été aussi élevées ; j’étais àvisage découvert. Chaque passagede porte était un miracle. Et lachance souvent est infidèle.

J’étais arrêté devant la porteDzika. Zamek-le-Sage tenait lesrênes des chevaux. J’étais assis surles sacs de blé, très haut,j’apercevais Pavel, immobile aumilieu de la foule, Pavel anxieuxsans doute comme toujours. Dzikajouait. Il faisait beau par saccades,

puis le ciel se couvrait. Endescendant lentement le long dessacs, je sentais l’odeur du blé :j’avais un autre chargement enattente, du blé encore, dans unhangar de Praga. Mokotow-la-Tombe devait déjà avoir chargé surl’autre chariot, se tenant prêt pourmon retour. J’ai tendu mes papiersau Bleu : j’étais un jeune Polonais,habitant rue Powazkowska. Il a àpeine regardé. L’Allemand étaitdans sa guérite. Il « jouait » aussi.Tout allait bien.

Je les ai entendus venir, ilsarrivaient roulant le long du mur.J’ai continué à remonter,

m’agrippant aux sacs.

– Tu ne sais rien, ai-je dit àZamek-le-Sage, à tout hasard.

Ils ont freiné, devant la porte,sauté de leurs motos et l’un d’eux abraqué son pistolet mitrailleur dansnotre direction ; l’autre se dirigeaitvers la guérite. Ils se sont tous misà crier, l’Allemand et le Polonaisjoueurs, criant plus fort que lesautres pour se sauver, les deuxgendarmes dans leurs longemanteaux de cuir hurlant dansnotre direction de descendre, demontrer nos papiers, de lever lesbras. Déjà, je recevais des coupsdans les côtes, sur la tête. Je tenais

mes papiers à bout de bras,répétant :

– Mais pourquoi, je ne sais pas.

Zamek se taisait.

L’un des motocyclistes estreparti, l’autre nous tenant enrespect, nous donnant des coups.J’ai pu apercevoir Pavel, au loin, aubout de cette rue. Dans sondésespoir, il devait m’en vouloird’avoir provoqué, défié la chance.

Une voiture est arrivée avec lemotocycliste. C’est à moi qu’ils enavaient. Ils ignoraient presqueZamek-le-Sage : sûrement unedénonciation, encore une. Nous

avons été poussés sur les siègesarrière, bourrés de coups de poinget nous avons franchi la porteDzika, prenant la rue Zamenhofapuis tournant rue Dzielna. « Turetournes toujours à Pawiak »,disait Siwy, et j’étais retourné àPawiak. Ils m’ont fouillé : j’avaistrop de zlotys pour jouer lesinnocents, quelques coups encorepuis une cellule pour moi seul. J’aiperdu Zamek-le-Sage,définitivement. Je me suis assisdans un coin, le plus sombre :« Garder ses forces, économiser sesforces, ne pas s’affoler ». Je répétaisces petites phrases pour trouver le

calme mais de temps à autre j’avaisune grande vague de désespoir, jepensais à ma mère, à Zofia, àStasiek Borowski aussi.

Quelques heures ont passé : descris dans le couloir, la porte, la cour,un camion, d’autres prisonniers,silencieux, la tête basse. Nouspartons. Je reconnais les rues, laporte de la rue Nalewki, la Varsoviearyenne et ses passants tranquilleset libres, puis ce sont des arbres, cevert timide et pâle du printemps.Nous sommes Allée Szucha :Gestapo. Ici aussi j’étais venu, il y asi longtemps, au temps de monenfance, quand je commençais à

peine à découvrir le monde qu’ILSconstruisaient pour nous. J’avaisfui, la chance. Cette fois-ci, j’étaiscollé au mur d’une cellule, dans lessous-sols, les bras levés. Puis cefurent des escaliers, des coups decrosse et un bureau calme,ensoleillé, un homme assis,soigneusement peigné, les mainsposées à plat, silencieux un longmoment.

– Raconte, dit-il.

L’interprète, debout près de lafenêtre, traduit. J’ai commencé àparler : je suis polonais, j’airencontré quelqu’un dans la rue, jevoulais gagner de l’argent, je ne sais

rien de plus. Je répète mon nomd’emprunt.

– Raconte, répète-t-il.

Il ne me regarde même pas. Jerecommence, je demande qu’il mepose des questions. Je répondrai,mais je suis innocent. Il n’attendmême pas que l’interprète aitterminé. Il se lève lentement, prendune canne, un long bambouflexible, et commence à me frapper.J’entends le sifflement des coups,ils coupent l’air et ma peau,comment ne pas crier ?

– Raconte.

Il est retourné s’asseoir. Je

reprends mon souffle. Jerecommence. Alors il hurle, levisage rouge, se lève, me poussecontre le mur, je sens un canon depistolet contre la nuque.

– Raconte. Je compte jusqu’àdix.

Pourquoi mourir ? Mes jouesbrûlent, ma langue me sembleénorme, m’étouffe. Zofia est morteaussi, et ma mère ne lui aura paspréparé ce tcholent qu’elle fait sibien. Adieu les miens, je n’aurai paspoussé le cri de guerre et devengeance. Adieu les miens.

La porte s’est ouverte, quelqu’un

est entré.

– Je vais lui donner la leçon, adit mon bourreau en allemand.

Alors l’espoir m’a envahi.

– Il te reste cinq, a-t-il dit.

– Je ne sais rien, je vous jure.

Il a compté et un coup de feu aéclaté, à mes oreilles tiré près demoi par l’autre bourreau, maisj’étais là vivant. Une méthode pourterroriser.

– Je te laisse jusqu’à demain.

Il m’a conduit au milieu de lapièce et il m’a plié d’un coup de pieddans le bas-ventre.

– Je veux les noms de la bandeet des soldats qui t’ont aidé, a-t-ildit, demain.

Que savait-il ? Il semblaitignorer que j’étais juif. J’étais ànouveau à Pawiak, dans une cellule.Près de moi, couché sur le solboueux, un homme agonisait, lecorps bleu et noir, les yeux fous,battu, torturé à mort, ne geignantmême plus. Moi, demain. Maispendant quatre jours ils ont semblém’oublier. Le deuxième jour j’aijoué, lancé un chiffre au gardienpolonais qui versait la soupe. Il alevé la tête, le chiffre était gros. Ilme regardait, les yeux inexpressifs.

– Simplement pour dire où jesuis à un ami. C’est lui qui paiera.

Il hésitait : j’ai répété le chiffre.

– Qui ? a-t-il dit simplement.

J’ai donné l’adresse d’un hangarque nous avions à Praga et oùMokotow m’attendait, je le savais.Le gardien est reparti : j’avais misé,il fallait espérer. Le quatrième jour,quand il est rentré, il souriait,prévenant. Mokotow avait doncpayé, et largement.

– La Tombe et le Géant s’enoccupent, a-t-il dit.

Mokotow et Miétek : maintenantils savaient et j’avais confiance en

eux. Je me sentais fort mais laGestapo en venant me chercher lesoir du quatrième jour m’a surpris.Une voiture particulière et non plusun camion. Un autre bureau, unautre bourreau, grand, élégant,chauve, le visage empourpré dans lalumière violente de la pièce.

– Tu n’avais pas dit que tu étaisjuif ?

Peut-être à l’infirmerie dePawiak où l’on m’avait un peusoigné avaient-ils vu que j’étaiscirconcis.

– Les Juifs parlent toujours, a-t-il dit.

Il n’y avait même plusd’interprète, sûr qu’il devait êtreque je comprenais l’allemand. J’airépondu en polonais que j’étaisinnocent, que je ne parlais que lepolonais. Son visage s’estempourpré davantage, il s’estprécipité vers moi, hurlant, et jevoyais ses dents couronnées d’or.

– Ça suffit, Juif, tu vas finir,Juif.

J’ai su que je ne parlerais pas,jamais, qu’il allait me tuer mais queje remporterais la victoire dusilence, que ses cris de rage étaientun aveu de faiblesse. Qu’il étaitlâche, impuissant, méprisable, qu’il

appartenait au monde des bêtesenragées que l’on tue parce qu’ellessont nuisibles et que moi et lesmiens nous étions, quoi que nousayons fait, quoi qu’ils aient fait denous, malgré l’égoïsme auquel ilsnous avaient contraints, malgré lapeur de beaucoup et la servilité dequelques-uns, moi et les miensnous étions les hommes à visaged’hommes. Et les bêtes enragées nepouvaient nous vaincre même sielles nous tuaient. Je n’avais qu’unregret, celui de ne pouvoirparticiper à Hallali quand nous lestraquerions enfin.

Alors ils ont commencé : ils

m’ont entouré, me jetant de l’un àl’autre comme un ballon qu’on veutcrever. Ils m’ont allongé sur unetable et à deux, alternativement, ilsm’ont frappé à coups de canne, àcoups de matraque. Alors ils m’ontfouetté avec des lanières de cuir. Ilsm’ont donné des coups de pied dansle sexe et le matin, à Pawiak, j’aipissé le sang. Car cela a duréplusieurs jours : ils me jetaientdans un camion, ils me tiraient parles cheveux jusqu’à la cellule. Et ilsrecommençaient le lendemain oudans la nuit. À chaque trajet,j’espérais que Mokotow-la-Tombeou Miétek-le-Géant attaqueraient le

camion. Mais rien : c’est cela quime faisait le plus mal, la solitude.Alors ils ont posé mes mains surune table et là, à la base du pouce,ils m’ont brûlé avec leurs cigarettes,puis ils m’ont « soigné » enbadigeonnant la blessure d’acide. Etils m’ont suspendu par les pieds etles bras comme une bête qu’onexpose à l’étal d’un boucher. Et ilsétaient des bouchers.

J’ai compris que s’ilscontinuaient ainsi je risquaismalgré moi, de parler : il me fallaitdonc décider de mourir. J’ai pensé àme suicider mais j’avais dix-septans, la rage de vivre et de les

insulter, de jouer encore et detenter la chance.

Quand ils m’ont laissé tombersur le sol et que le bourreau auvisage rouge, en sueur, s’estapproché de moi, j’ai dit enallemand :

– Je vais parler.

Alors, il s’est tapé sur les cuisses,il m’a caressé le visage avec sonfouet en riant :

– Tu vois, Juif !

Et il a fait ce que j’attendais,appelant les soldats, le premierbourreau.

– Notre petit Juif a décidé debavarder.

Il plastronnait, les autres riaient.Je me suis soulevé. Les côtes mefaisaient mal, j’avais les mainsrongées par l’acide.

– Il est incapable de faire parlerun petit Juif, ai-je crié. Il l’a cru !

Il s’est approché, la matraquehaute. J’ai rassemblé mes forces,j’ai craché vers son visage.

– Il ne peut pas faire parler unJuif. Et il va me tuer, parce qu’il nepeut pas. Il va me tuer et je metairai. Il n’a pas pu. Il va me tuer, ai-je hurlé.

Puis j’ai fermé les yeux.Personne ne parlait et tout à coup jel’ai entendu crier, hurler : ilbondissait autour de la piècecomme un kangourou.

– Tu vas parler, Juif, tu vasparler, criait-il d’une voix aiguë.

Puis en hurlant il a commandéaux soldats de sortir. J’ai entenduleurs murmures. Brusquement lesilence : j’étais à nouveau seul aveclui.

– Tu vas parler, Juif.

Son visage était presque contrele mien.

– Tu vas me tuer, et tu n’auras

rien eu.

Et j’ai craché, une nouvelle fois.Il s’est redressé, pâle, le revolver aupoing. Il a hésité et la chancehésitait à me rejoindre, cette chanceque j’avais provoquée. Puis il estsorti. On m’a ramené à Pawiak etdeux jours sont passés. Mes plaiespourrissaient et je sentais la mortm’envahir, je pouvais à peineremuer. Puis, le troisième jour, lacellule s’est ouverte et le bourreauétait là, devant moi.

– Tu es courageux, Juif. Et tu esmalin. Je te propose une affaire.

Je l’ai écouté, c’était simple : la

vie contre mon organisation, la viepour dénoncer les Allemands et lesPolonais qui acceptaient de« jouer » avec nous. Pourquoin’avais-je pas assez de force pourbondir sur lui ? Mais ma faiblessem’a servi à maîtriser ma haine, àbâtir un plan.

– Fais-moi soigner d’abord,puisque tu veux me laisser la vie.

Je le tutoyais et c’était unerevanche qui valait de vivre.

– Et tu me donneras les papiersd’un aryen.

Je discutais comme pour uneaffaire parce qu’il fallait lui faire

croire que le marché m’intéressait.Ses yeux me tuaient mais sa langueétait mielleuse.

– D’accord, Juif. On te guérira.Tu auras la belle vie, comme un vraipetit aryen.

Et il devait rire, penser à cetteballe qu’il tirerait. J’ai ergotéencore, refusé de donner unrenseignement immédiatement.

– Les soins d’abord.

Ils m’ont transporté àl’infirmerie de Pawiak. Un soldatgardait ma porte et le docteurScherbel de la Gestapo, est venu merendre visite. C’était un petit

homme rond, paisible, doux. Plustard, j’ai appris qu’il lui arrivaitd’opérer pour le « plaisir » lesprisonniers sans anesthésie. Unmatin, le docteur polonais qui mesoignait et ne m’avait jamais parlédepuis une semaine, m’a souri.

– Vous n’allez pas mal du tout,mais la Tombe et le Géant se sontdit que le typhus vous ferait le plusgrand bien. Vous savez, je suis deleur avis.

La joie, comme un soleil, la viequi revenait. Je lui ai pris la main. Ill’a serrée en clignant de l’œil. Il m’afait une injection. Deux heuresaprès, la fièvre me saisissait, je

délirais. On m’a transportéd’urgence hors de Pawiak : lesAllemands craignaient la contagion.À l’hôpital Saint-Stanislas, dans labanlieue de Varsovie, Mokotow-la-Tombe et Miétek-le-Géant ontdonné au directeur le choix entre lamort et une forte somme de zlotys.Une nuit, ils m’ont descendu par lafenêtre. Je me souviens vaguementdu balancement de la corde le longde la façade. Ils ont mis un cadavreà la place, dans le lit. Puis ils ontréussi à me faire entrer au ghetto.J’ai dormi des jours et des nuits. Ledocteur Celmajster me soignait avecdes médicaments qu’il réussissait à

trouver. Mais j’avais la jeunessepour moi. Ce furent ainsi des jourslents et doux. Je me suis laisséaller. Il me semblait que nousétions revenus rue Senatorska, autemps des bonnes maladies, quandde mon lit avec une voix rauqued’enfant enrhumé j’appelais àchaque instant ma mère. Un matinje me suis levé. Le cauchemar et lerêve s’achevaient : il m’en restaitdes côtes et un nez cassés, des dentsbrisées. Je ne pouvais pas lever lebras jusqu’à la verticale. Mais j’étaisvivant. Dans la cour, le soleil d’avrilétait chaud, l’air léger.

Je suis sorti : le spectacle était

devenu insoutenable. À l’angle desrues Smocza et Gesia, un spectrevêtu de loques debout près d’uncadavre criait à intervalle régulier :

– Quelques sous pour enterrerMoniek, mon fils unique.

J’ai marché, marché dans notreenfer, et mes forces revenaient àchaque pas avec ma haine. Le soir,j’étais décidé à recommencer. Ils nem’en ont pas laissé le temps.

Ils sont entrés dans le ghetto levendredi 17 avril en fin de journée.J’entendais leurs pas, leurs voixviolentes. Ils n’allaient pas auhasard, rassemblant les

« politiques », ceux qui écrivaient,imprimaient ou lisaient les feuillesclandestines. Ils ont aussi pris lesboulangers, les gens des « 13 de larue Leszno ». Dès les premierscoups de feu, nous avons grimpédans notre cache. Ils abattaient lesprisonniers devant leurs portes. Lelendemain, mon père nous aconfirmé que des brigadesd’extermination venaient d’arriver àVarsovie.

Le ghetto se taisait, attendant lepire, puis l’orage est passé. J’aicherché à renouer avec ma bande :Zamek-le-Sage avait disparu aprèsson entrée à Pawiak, Dziobak-la-

Vérole avait quitté Varsovie, Wacek-le-Paysan vendait les produits qu’ilramenait de la campagne. Depuisma longue arrestation le cœur n’yétait plus : ils avaient peur, etmême Mokotow-la-Tombe et mêmeMiétek-le-Géant à qui je devais lavie. Ils avaient bien gagné avec moi,ils m’avaient sauvé. Nous étionsquittes. J’ai encore fait quelquespassages avec Mokotow mais lesdifficultés devenaient semaineaprès semaine insurmontables. Onpeignait de grands chiffres blancssur le mur du ghetto, tous les 50mètres : devant chaque marque unpolicier juif devait être en faction et

surveiller cette portion de mur.

Il fallait trouver autre chosepour passer : j’ai alors pensé auxégouts. C’est en essayant desoulever une plaque, dans la rueMuranowska, que j’ai été pris.Depuis le 17 avril, les patrouillesétaient plus nombreuses et le tempsde Frankenstein, tueurindividualiste, était passé. De tempsà autre, on collait des Juifs au mur,dans une cour, pour l’exemple ousous un quelconque prétexte.

Les deux soldats casqués m’ontfait lever les bras et m’ont poussédans une cour au coin de la ruePokorna. J’avançais lentement : la

chance me lâchait-elle encore ?Déjà, contre un mur, il y avait unedouzaine d’hommes les bras levésqui attendaient, quatre soldats lesgardaient, d’autres devaientpatrouiller dans les rues, puis lepeloton se formerait et ils feraientfeu. J’avançais vers le mur et j’ai vuune lucarne vitrée, une fenêtre decave au ras du sol, je me suis dirigévers elle, lentement. « La premièrechance, Martin, toujours lapremière chance. Il n’y a jamais desursis. »

J’ai plongé, les poings fermés,dans la vitre, tombant sur descaisses dans une cave sombre. Déjà

des coups de feu, leurs hurlementsencore que je connaissais si bien ;j’ai enfoncé une porte, grimpé desescaliers. Personne, une porteouverte. « La première chance,Martin. » Je suis entré. Dans unechambre une petite fille était là,couchée, immobile, une poupéedans les bras, habillée de blanc,maigre, la peau tendue, jaune.Morte de faim. Il faut vivre, Martin.Je les entendais crier. Dans uneautre pièce, un gros bahut : j’ai vidéun tiroir, glissé les draps, lescouvertures, sous l’enfant si légère,puis je me suis recroquevillé dans letiroir, tirant avec ma ceinture pour

le refermer, tirant avec mes onglespour qu’il se ferme jusqu’au bout.Ils frappaient à la porte avec leurscrosses. Ils ont tiré, ils sont entrés,j’entendais leurs jurons, le bruit deleurs bottes cloutées, à peine unmoment d’hésitation devant cetteenfant. Ils ont cherché des heures,rassemblant les habitants dansl’escalier, hurlant. J’imaginaisl’affolement des femmes, les coupsqu’ils donnaient. Mais c’était maloi : il fallait que je vive encore,pour cette petite fille qui semblaitdormir.

Puis ce fut le silence, uncommandement, et venant de la

cour, là où j’aurais dû être, leclaquement d’un feu de salve etquelques coups dispersés.

Pour nous tuer maintenant, lafaim, le froid, le typhus, les coups,les assassinats dispersés ne leursuffisaient plus. Il leur fallait ungrand meurtre, une gigantesquehécatombe.

Blotti dans ce tiroir, respirantavec peine, paralysé par descrampes, j’étais sûr que je n’étaispas encore allé jusqu’au bout del’horreur. Je n’avais rien vu, rienfait.

4Les bourreaux ont

parlé.

Mercredi 22 juillet 1942 : lesbourreaux ont parlé. Devant lesaffiches du Conseil juif les groupesse forment puis éclatent. Deshommes partent en courant, desfemmes crient. Au coin de la rueMila, l’une d’elles, assise sur le borddu trottoir, la tête entre les mains,sanglote, hurle, comme prise defolie, et son cri enfle et s’éteint. Jevois ma mère à la fenêtre, d’un

geste j’essaie de la tranquillisermais elle lève les bras, implorant leciel. Des coups de feu claquent rueZamenhofa, puis retentit encore lecri de cette femme. C’est le cri dughetto qui hurle à la mort.

Les bourreaux ont parlé : ilsveulent chaque jour des milliersd’entre nous : « transplantation àl’Est », Umsiedlung. Ils veulent« transférer » la population dughetto de Varsovie, ils veulent quele Conseil juif rassemble lesvictimes. Ils veulent.

Je parcours le ghetto, partout lafolie, la terreur. Des cris, des coupsde feu, des hommes et des femmes

qui cherchent fébrilement ledocument officiel qui leurpermettra d’échapper pourquelques jours à la« transplantation » : Lebenskarte,ce papier qui donne la vie, certificatmédical, attestation prouvant qu’ilsappartiennent à la famille d’unpolicier juif. Déjà, chaque pièce ason prix ; déjà, les rabbins délivrentdes certificats fictifs de mariage : lepolicier juif est en hausse. Pola m’ademandé d’essayer de lui en trouverun, à n’importe quel prix. Pavel aacheté un certificat de travail. Et ilscroient se sauver ! Ils n’auront auqu’un sursis. Je marche jusqu’au

bout de la rue Stawki : là, devantl’hôpital juif, des infirmiersachèvent d’entasser les lits, lestables : on descend les malades. Onles charge sur des rikshas, sur descharrettes. Certains sont emportéssur le dos de leurs proches. Ilsveulent que l’hôpital serve de lieude rassemblement. Ils veulent qu’ilsoit évacué pour ce soir. Et, à 6heures, il leur faudra 6 000 d’entrenous. Combien demain ils veulent ?

Les bourreaux ont parlé et notreinsécurité d’hier devient une paixdouce et heureuse comparée à cequ’ils ont créé en quelques mots. Jerentre pour rassurer ma mère mais

comment pourrais-je la convaincrealors que tout le ghetto tremble,que déjà dans notre immeublecertains, avec un fatalismedésespéré, préparent les 15 kilos debagages auxquels ils ont droit.Comme si l’Est dont on nous parlepouvait être autre chose qu’uneétape vers la mort ! Mon père estarrivé, essoufflé, le visagebouleversé, les cheveux endésordre. Il m’a pris par le bras,m’entraînant sur le palier, loin demes frères qui jouent et de mamère, désemparée, silencieuse.

– Les brigades d’exterminationsont là, dit-il. À Varsovie.

Il serre le poing.

– Et nous n’avons pas d’armes.

Puis il se calme un peu, medonne des cartes de travail : noussommes censés travailler dans l’unedes entreprises allemandes dughetto.

– Peut-être les productifséchapperont-ils pour quelquetemps.

Quelque temps. Nous duronsainsi d’une semaine à l’autre,depuis septembre 1939, et nousavons espéré les victoires alliées,cru que la guerre allait se terminer.Les bobards parcouraient le ghetto

et lui donnaient la fièvre : Gœringétait mort, les Anglais avaient raséBerlin, les Russes avaient détruitdevant Moscou toute l’arméeallemande, l’Amérique où nousavions tant des nôtres allait lesbalayer. Et puis ILS sont toujourslà, ILS s’étendent de l’Atlantique àla Volga, de la Baltique à la merNoire. Et qui se soucie de notremort ?

À nous de nous sauver. J’aicouru comme des milliers d’autres.Déjà rue Zamenhofa on rassembleles prisonniers, dans d’autres rueson pousse sur la chaussée lesréfugiés, les vieillards, les

mendiants, les malades, lesorphelins qu’on rafle dans la rue.Des policiers juifs, le bâton levé,hurlent des ordres : il leur faut6000 têtes pour ce soir. Puis letroupeau s’est mis en marche, je l’aisuivi le long de la rue Zamenhofa,cohue misérable, vêtue de haillons,pauvres, voleurs, enfants, éclopés,vieux, épaves isolées venues deghettos lointains, 6 000 têtes. Aufur et à mesure qu’ils avancent lestrottoirs se vident : on les regardeavec effroi. Ils sont notre demain.Près de moi une femme murmure :

– Dieu les prend, merci, merci,ils ont fini de souffrir.

Je vais avec eux jusqu’à l’hôpitalpour savoir. Les wagons à bestiauxsont là, arrêtés le long des quais, lespoliciers hurlent. Je reconnaisl’énorme Szmerling, la cravachehaute, courant du troupeau aux SS,rendant compte. Et il est juif,comme eux, comme moi. On lespousse dans les wagons, on lessépare et si quelqu’un crie, proteste,se débat, un coup de barre de fer, uncoup de feu. Je regarde, j’emplismes yeux : demain ce peut être moi,les miens. Je veux savoir car pours’échapper, vaincre, il faut connaîtrecette place des transferts,l’Umschlagplatz. Hier, ce n’était

qu’un vaste carrefour, hier ce motn’existait pas. Mais les bourreauxont parlé et cet espace est devenu lecentre de l’enfer et Umschlagplatz,un son sinistre que chacun redoute.Comme un verdict.

J’ai couru, trouvé un menuisier.Ils valent de l’or mais je peux payer.Je l’oblige à courir aussi, le tirantpar le bras ; partout, dans toutes lesrues, des scènes de folie, des gensqui font des paquets, quis’échappent puis reviennent seheurtant au mur, aux rues barrées,d’autres qui hurlent. Les bourreauxont parlé et le ghetto tremble. Maispourquoi n’avons-nous pas d’armes,

pourquoi nous laissons-nouségorger ? Dans l’appartement,j’écarte ma mère, mes frères. Jeveux une cachette sûre, c’est lemeilleur des certificats de travail.Le menuisier se met au travail,transformant le fond d’une armoireen porte que commandera untaquet invisible. Puis nouspoussons l’armoire devant l’entréed’une pièce : là sera la cachette dema mère et de mes frères, derrièrel’armoire pleine de linge. Je faisaménager une autre armoire pourmoi : je m’y blottirai, contre l’undes battants. Je paye le menuisier :il a les cheveux gris, les mains

épaisses et couvertes de sciure, ilsaisit avidement les billets, meregarde à peine. Il faudrait pouvoirle forcer à l’oubli, tuer sa mémoire,mais nous sommes obligés de luifaire confiance. Il tient notre vie etqui peut être sûr qu’il nel’échangera pas contre la sienne ?

Ne pas penser pour rien, agir : jevais d’une pièce à l’autre. J’entasseles provisions, la réserve d’eaupotable, les matelas dans lacachette. Ma mère me regarde,soumise, sans volonté.

– Tout ira bien, mère, je te lejure. Tout ira bien.

Je l’embrasse, je la serre, qu’ellesente ma force, mon courage, macertitude. Puis je les fais entrer,mes frères rient, veulent rester dansl’armoire. Enfin, je peux placer desétagères, remettre le linge, lesdraps, fermer les deux battants.M’asseoir. Chaque nuit je les feraisortir, j’évacuerai les ordures. De larue montent des cris, des rumeursde courses, les policiers juifstraquent des passants, sans douteleur manquait-il quelques têtes,qu’ils prennent au hasard. Je voisl’un d’eux armé d’un long bâton quipourchasse une femme qui s’enfuitles bras levés et perd peu à peu du

terrain, puis elle tombe et le policierla soulève par les cheveux etl’entraîne.

Les bourreaux ont parlé etcertains d’entre nous sont devenusdes bêtes enragées, d’autres sontemportés par la folie et d’autresencore ne sont plus que des corpsinertes dont se saisissent lesbourreaux. Il est difficile de resterun homme : le jeudi 23, à 8 h 30,Czerniakow, le président du Conseiljuif, s’est suicidé, nous offrant samort comme un cri de colère, derévolte, de désespoir et comme unavertissement. Mais rares sont ceuxqui l’entendent. Les policiers ont

besoin de « têtes » sinon lesbourreaux, le soir, àl’Umschlagplatz, les poussent, eux,les rabatteurs, dans les wagons.Sauve qui peut : ma vie contrecelles des autres. Il est difficile derester un homme.

Les rues se vident puis lesescouades de policiers surgissent,montent les escaliers, défoncent lesportes, arrachent les gens à leur lit,vont vers les cachettes livrées parun voisin ou un parent. Puisapparaissent les Ukrainiens, lesLettons, les Lithuaniens, chasseursde Juifs, sauvages utilisés par les SScomme faucons. Et l’Umschlagplatz

se remplit, et les SS comptent puisferment la porte des wagons.Qu’importe si la mère est séparéede ses enfants. Parfois un tris’opère, sur la place même : à droitedans le wagon, à gauche au travailpour les SS. Gauche, c’est l’espoir.

J’ai été pris, dans la rue, commedes milliers d’autres, dirigé encolonne vers l’Umschlagplatz, puispoussé dans l’hôpital où on nousentasse dans l’attente duchargement des wagons. Alors j’aisu qu’un homme peut devenirn’importe quoi. Les deux premiersétages de l’hôpital sont réservés auxUkrainiens, aux Lithuaniens : ils

campent, ils tuent, ils violent. Auxétages supérieurs : nous, les Juifs,promis aux wagons, à cet Est dontcertains disent qu’il est la mort etd’autres affirment qu’il est l’espoir.

Quand les Ukrainiens ouvrentles portes de l’hôpital pour nousdiriger vers les wagons, la lutte sedéchaîne : on se bat pour grimpervers les étages les plus hauts etgagner peut-être une heure, peut-être un jour. De la rue Stawki lesUkrainiens tirent dans les fenêtres :les corps tombent. Les femmescrient, des hommes devenus fousgesticulent, les salles sont couvertesd’ordures et d’excréments, des

hommes dorment sur des cadavres,d’autres se jettent par les fenêtreset les Ukrainiens en riant lesguettent pour les atteindre en l’air,comme on vise des oiseaux.

J’ai été pris et je me suis évadé.Parfois, dans une seule journée, jeme suis évadé deux fois : achetantun policier juif, bénéficiant d’uninstant d’inattention, désigné pourla « gauche », le camp de travail, etsautant du camion. À chaque fois, jesuis plus déterminé, plus sûr dem’échapper, mieux préparé. J’ai unecorde enroulée autour de la taille,un couteau, de l’argent. Et puiscomme contrebandier je connais

presque tous les policiers juifs, mes« joueurs » : ils me respectent, mecraignent, connaissent mesressources. Ils m’aident.

Mais les prix montent vite, lesbourreaux sont plus exigeants. J’aiété pris dans la rue Niska par ungroupe de SS : l’un d’eux, rouquinavec la peau parsemée de taches derousseur, tenait dans sa maingantée un long morceau de fil de ferbarbelé : il s’est approché de moi età plusieurs reprises il m’a zébré levisage. Je saigne, je brûle, mais jene dis rien, je marche, je pense àl’Umschlagplatz, je ne sens pas lescoups, je pense au sang, à mes

blessures qui me désigneront pourles wagons. Il faut se taire, attendreque le SS rouquin m’abandonnepour d’autres victimes. Surl’Umschlagplatz où j’entre unenouvelle fois, c’est toujours la folie :le petit SS, le plus petit que j’aiejamais vu, est là à l’entrée deswagons, souriant, séparant lesmères de leurs enfants, maniant lacravache. Les policiers juifsguettent les malheureux qui tententde se glisser vers le service médicaldu docteur Remba : car au milieu del’enfer le docteur et des infirmièresessayent d’arracher quelqueshommes aux wagons ; car dans cet

univers de corruption et debarbarie, au milieu des bêtesenragées et en folie, un grouped’hommes survit. Mais les policiersrefoulent vers les wagons ceux quine peuvent pas payer. Moi, je paieet durant deux jours j’attendrai quemon visage se cicatrise, puis jeretournerai dans le ghetto.

Être pris, payer, s’enfuir, êtrepris encore : jour après jour telle estma vie. Pour survivre il faut plusque jamais ne pas voir, ne pasentendre : hier, rue Karmelicka, onjetait les gens comme des sacs dansune voiture. Une heure plus tard,rue Mila, un policier juif

poursuivait un enfant : il l’a enfinrejoint, saisi par le bras et a crié :« Je le tiens. » Alors les parentssont sortis et tous ensemble se sontdirigés vers l’Umschlagplatz : lesenfants sont un bon appât.

Je voudrais tuer mais quand j’aipu le faire j’ai hésité.

Le policier juif était là, dans lachambre de la fille deMme Celmajster, il tirait la petitefille qui s’accrochait à sa mère, à uncheval de bois, elles criaient toutesles deux, comme des folles. Je suisdescendu n’en pouvant plus de nepas intervenir, parce qu’il est desmoments où, quels que soient les

risques, il faut oser refuser d’êtrelâche. Je l’ai interpellé, supplié,insulté, mais il avait les yeux rondsd’un cheval qui s’emballe, il a levéson bâton sur moi, alors je me suisjeté sur lui, tête en avant, martelantson visage, l’assommant bientôt.Mme Celmajser et sa fille s’étaientréfugiées dans un coin, prenant lamême attitude, les mains sur leurbouche. Le policier était là, étendu,et j’ai eu peur de l’avoir tué. Moi quirêvais d’abattre ces hommes quipour sauver leurs peaux donnaientnos vies aux bourreaux, à leursbourreaux, je me suis brusquementsenti proche de lui, victime comme

moi, d’une autre façon, transforméen instrument. Quand il s’estredressé, j’étais debout devant lui samatraque à la main, le poussantdans une armoire et l’y enfermant.

– Je te libérerai ce soir, quand ilsauront compté leurs têtes. Etdemain, file ailleurs.

Il avait toujours les yeux ronds,hagards.

– Mon quota, répétait-il.

– Demain, ailleurs.

Les bourreaux avaient parlé :chaque policier juif devait ramenerquatre têtes par jour, son quota,puis ce serait cinq, puis sept. Ils

avaient parlé et cet homme étaitdevenu enragé.

Jour après jour l’actioncontinue. Ma mère et mes frères nesortent plus de leur cachette. Polas’est réfugiée sous les toits ; moi jedevrais ne pas sortir mais je défie lachance : je rôde dans les rues, jesuis devenu une hyène, j’entre dansles appartements abandonnés, àpeine les Ukrainiens et les policiersjuifs les ont-ils quittés. Je vais surleurs traces, je fouille à la recherchede nourriture, parfois je doispousser le corps d’une femme qui aété violée et tuée ; un bébé crie, seuldans une chambre. J’essaie de ne

pas savoir : que pourrais-je faire? Jebourre ma chemise de tout ce que jepeux trouver, puis je repars vers lesmiens.

Dans un immeuble de la rueNowolipie, au quatrième étage, jeme suis trouvé tout à coup face à unUkrainien, un traînard, un solitaire,pillard trapu qui semblait ne pasavoir de cou. Il me prend par lebras, me pousse dans l’escalier : pasun mot entre nous, rien que sabrutalité et mon apparentesoumission. Au deuxième étage, laporte ouverte d’un appartementl’attire. Il me lâche une seconde, jele pousse de toute ma force, je tire

la porte et la tiens bloquée jusqu’àce qu’il ouvre le feu : je me suis jetédans l’appartement d’en face,ouvert aussi. Il remonte lesescaliers en courant, je bondis là,dans l’appartement où il était,laissant la porte ouverte, prêt à mebattre, mais il redescend. J’attendsquelques secondes puis jerecommence à être une hyène,flairant la nourriture pour larapporter aux miens.

Car ils nous tiennent toujourspar la faim : la contrebande estdevenue presque impossible, lafamine chasse les gens hors de leurcachette. Ils le savent. À la fin

juillet, ils ont fait afficher des avissur les murs : ceux qui seprésenteront volontairement àl’Umschlagplatz auront droit à troiskilos de pain et à un kilo deconfiture. Et puis, disent-ils, lesfamilles ne seront pas séparées, là-bas, à l’Est. Alors, j’ai vu lesaffamés, ceux qui préféraientmanger, ceux pour qui le pain et laconfiture étaient un royaume plusbeau que la vie. Ils se sontagglutinés devant l’Umschlagplatz,les policiers juifs n’ont même plus àfrapper. Je les ai vues, ces femmesen fichu, au visage maigre, au rirefou quand on leur tendait ce gros

pain gris qu’elles portaient d’unmouvement rapide à leur bouche ouqu’elles déchiraient avec leursongles. Alors j’ai vu les parents quipréféraient tout à la séparationd’avec leurs enfants.

J’étais fasciné : je voulais leurdire de s’enfuir, leur crier qu’on nepouvait jamais faire confiance auxbourreaux, qu’il valait mieuxmourir de faim. Mais je n’aurais pasété entendu et puis j’avais honte : jene savais pas vraiment ce qu’était lafaim. Et je savais que la plupartpartaient pour rester avec les leurs.

Les volontaires ont été sinombreux qu’ils ont pu en refuser :

ceux qui n’avaient pas pu entrer surl ’Umschlagplatz suppliaient, ilsvoulaient leur pain, leur confiture.Ils voulaient avoir le droit de quitterle ghetto en famille. Mais on les arefoulés. Alors, pour quelquesjours, le ghetto a été emporté parune autre folie. L’Est était bienl’Est, là-bas on mangeait, là-bas ontravaillait : certains recevaient deslettres de parents qui affirmaientque, si le travail était dur lanourriture était copieuse. Je lesvoyais s’agglutiner devantl’Umschlagplatz : commentpouvaient-ils croire ?

Durant quelques jours je suis

resté dans la rue, fasciné, poursuivre leurs colonnes soumises etpresque joyeuses. C’est ainsi qu’unmatin j’ai vu arriver les chariots. Lesoleil ce jour-là était éclatant : aprèsdes jours de pluie le temps s’étaitmis au beau, la chaleur commençaità écraser le ghetto. Je les ai vus :Chaïm-le-Singe, Yankle-l’Aveugle etTrisk-le-Chariot : ils avançaient parla rue Zamenhofa, eux aussi allaientà l’Umschlagplatz. J’ai marché prèsd’eux, m’accrochant aux chariots :

– Trisk, Yankle, vous êtes fous.

Ils riaient.

– D’abord, nous aurons la

sécurité, le travail et du painrépondaient-ils.

Yankle-l’Aveugle lançait :

– Miétek, qu’est-ce que tuattends ? Dans l’Est, les premiersseront les mieux servis.

– Décide-toi, Miétek, allez, on vate faire une place.

Chaïm-le-Singe grimaçaitcomme à son habitude et me faisaitde grands gestes d’encouragement.

Je les ai suppliés de renoncer, deréfléchir, d’attendre. Mais ilsavaient des arguments pour tout :les lettres qui arrivaient de là-bas,les Allemands qui refusaient du

monde à l ’Umschlagplatz . Ilsétaient fous, dupés, grisés. J’aisauté du chariot comme finissait larue Zamenhofa, adieu Yankle-l’Aveugle, adieu Chaïm-le-Singe,adieu Trisk-le-Chariot. Lesbourreaux n’étaient pas seulementdes barbares, ils savaient tromper,agir avec méthode, nous diviser. Lesvaincre serait long et seulsquelques-uns d’entre noussurvivraient. Il fallait être de ceux-là, à tout prix.

Puis il n’y a plus eu devolontaires, plus de pain et deconfiture, à nouveau les rafles, lesrues fermées par les barrages, les

coups de feu. Rue Leszno, unepolonaise aryenne a insulté lesAllemands qui raflaient les enfants :une rafale, un cri. La rafle acontinué.

Les habitants se terrent,s’enfouissent, et le soleil éclatantbrûle les rues vides. Dans notrecachette, ma mère et mes frèresétouffent : il fait maintenant unechaleur de fournaise, le goudronfond par plaques, l’air est immobile,l’eau manque. J’essaye d’amusermes frères mais leurs questionsreviennent inlassablement :pourquoi ? pourquoi ? Ils veulentsortir, ils veulent courir et je dois

leur apprendre à se taire, à restercouchés, immobiles dès qu’ilsentendent des bruits ou des voix : ila suffi parfois du cri d’unnourrisson pour perdre unequinzaine de personnes. Dans lajournée, je continue mesexplorations.

Ce devait être à la mi-août, jerentrais quand j’ai entendu leurschants et bientôt je les ai vus, setenant par la main, peignés,propres. Devant eux marchait ledocteur Korczak : les enfants del’orphelinat s’en allaient àl’Umschlagplatz. J’avais applaudileurs récitations, les scènes

amusantes qu’ils interprétaient aucours de spectacles de bienfaisanceau théâtre Femina. J’avais donnérégulièrement pour l’orphelinat, etmaintenant ils allaient àl’Umschlagplatz.

Le docteur Korczak avançait, lesyeux fixes, tenant par la main deuxpetits garçons, le visage immobile.J’ai marché près de ; lui,murmurant : « Docteur, docteur. »Je suppliais mais il ne me répondaitpas, comme s’il ne m’avait pasreconnu, pas entendu. J’ai marchéjusqu’aux barrières puis je les ai vusentrer sur l’Umschlagplatz : leswagons étaient rangés le long des

quais et le petit SS souriait.

– Viens.

Mon père m’a pris par le bras, ilm’entraîne vers la rue, Mila.

– Korczak a voulu leur éviter lapeur. Il part avec eux.

Je ne répondais rien : commentavait-il pu accepter, ne pas essayerde cacher ces enfants, pourquoi seproposer en sacrifice ?

– Ne le juge pas. Ne jugepersonne. À sa façon, il essaie de,les sauver, de les protéger.

Nous avons marché.

– Ils veulent nous détruire, tuer

notre peuple, Martin.

Père parlait : nos espoirs, ce quenous avions construit pendant dessiècles, les enfants, notre avenir,tout cela, systématiquement, ils lesaccageaient.

– Ils ont un plan : l’Est, c’estnotre mort.

Devant Mila 23, père m’a serré lebras.

– Survivre, Martin, souviens-toi.Aujourd’hui, toujours. »

Il essayait de se procurer desarmes, de prendre des contacts avecla résistance polonaise : mais lesarmes étaient précieuses et les

chefs de l’armée secrète souventantisémites. Ils hésitent ;bavardent, tergiversent. comme sinous pouvions attendre alors que leghetto peu à peu se vide, que lespoliciers juifs l’un après l’autredeviennent des bêtes cruelles queles SS menacent chaque jour d’unquota plus élevé. J’ai vu un policierjuif, la hache à la main, fracturer lesportes des appartements pour entirer dehors les habitants. J’en ai vud’autres traîner de femmes quihurlaient. Les Ukrainiens, lesLithuaniens, violent et tuent, ilschassent aussi la nuit et, peu à peu,s’étalant comme une flaque de

sang, le silence envahit le ghetto.Chaque jour un nouveauquadrilatère doit être vidé :immeubles compris entre les ruesDzielna, Zamenhofa, Nowolipie,Karmelicka, puis petit ghetto, puisimmeubles compris entre les ruesZamenhofa et Nalewki. Leshabitants ont parfois cinq minutespour descendre dans les rues, segrouper sous les coups, et en routepour l’Umschlagplatz . Après SSUkrainiens, Lettons, Lithuaniens,policiers juifs fouillent lesimmeubles, volent et tuent ceuxqu’ils surprennent. Ils défoncent lesmeubles, crèvent la literie, percent

les murs : ils cherchent lescachettes où se terrent des familles,et l’or ou les bijoux. Ils sontassoiffés d’or, de femmes, de sang.Jour après jour, les sauf-conduitsperdent de leur valeur : bientôt lescartes de travail doivent êtretamponnées par les SS et lespoliciers du S. D. Alors la folieatteint un nouveau degré : chacunespère être dans le dernier groupede ceux qu’ils toléreront. Dans undes ateliers qui travaillent pour lesAllemands, je vois des petites fillesaux yeux terrorisés de chat, levisage couvert de poudre et leslèvres peintes, qui tentent de jouer

les jeunes femmes pour paraîtremériter une carte de travail : je voisdes vieux aux cheveux teints. Quesommes-nous devenus, dans quelletragédie macabre sommes-nousplongés ? Pour quel diable nousmaquillons-nous ainsi ?

Et, comme les autres, je veille àmon aspect : je dois être jeune,paraître vigoureux. Cela m’a déjàsauvé car j’ai été encore conduit àl’Umschlagplatz, poussé à nouveaudans l’hôpital. Les coups de fusildes Ukrainiens, les cris des femmeset des enfants, les immondicesrecouvrant les cadavres, l’odeurinsupportable et les Ukrainiens

tirant au-dessus de la foule à lamitraillette, la rendant folle, sesaisissant d’une femme qu’ilsarrachent aux siens et qu’ilsemportent et qu’on ne revoit plus,j’ai retrouvé cet univers terrible del’Umschlagplatz où l’hommemeurt.

Deux fois, j’ai réussi à êtredésigné pour un camp de travail, àgrimper sur le camion, à sauter.Maintenant, je connais la routequ’ils suivent, leur vitesse, lemoment qu’il faut choisir poursauter. Tout s’apprend et mêmeéchapper à la mort. Deux autres foisj’ai été poussé dans les wagons et

j’ai entendu grincer puis claquer laporte de bois qui nous étouffait. Jeme suis battu, j’ai crié : je ne suisplus un apprenti mais un vieuxtruand expérimenté. Nous avonsdescellé les barreaux qui fermentl’orifice en haut et à gauche duwagon et, à plusieurs, nous avonssauté. La deuxième fois j’avais surmoi une scie courte. Car je savais.Je n’ai pas sauté, pour éviter lescoups de feu, mais je me suis hissésur le toit du wagon, passant d’unevoiture à l’autre jusqu’à l’arrière dutrain. J’entendais les chants dessoldats, leurs rires, et les cris d’unefemme. À l’avant-dernier wagon je

n’ai eu que le temps de m’aplatir :un soldat était là, entre les voitures,montant la garde. Alors j’aiparcouru le train en sens inverse,affrontant le vent, rampant, puis j’aisauté à la première courbe.

Chaque fois j’ai pu rentrer aughetto avec l’un de ces groupes detravailleurs juifs que les Allemandsutilisent encore dans la Varsoviearyenne. Où serais-je allé ? Lesmiens étaient au ghetto, derrièrenotre armoire bourrée de linge,m’attendant chaque soir pour que jeleur apporte ma confiance, pour queje les débarrasse des déchets qu’ilsavaient accumulés. Sans moi, ma

mère et mes frères seraient devenusfous. Et puis j’avais confiance : àchaque évasion je me renforçais,sûr que je survivrais, qu’il suffisaitde vouloir fort pour séduire lachance.

Quand mon père a été pris, je mesuis volontairement présenté àl ’Umschlagplatz . L’évasion, lespoliciers juifs, c’était mon domaine.Mon père était assis dans l’une despièces les plus sombres de l’hôpital.Il regardait, le visage crispé, ceshommes couchés dans la fange etdans le sang.

– Viens, ai-je dit.

Il hésitait.

– Père, ici, c’est moi.

Je l’ai entraîné vers le bas queles gens fuyaient. Nous avons gagnérapidement l’Umschlagplatz, leslamentations, les cris. Même de cespectacle j’avais pris l’habitude. Jeconnaissais les méthodes des SS, lafaçon dont ils sélectionnaient leursvictimes.

– Fais comme moi.

Mon père m’interrogeait duregard. J’étais sûr de moi » sûr quenous allions réussir eteffectivement nous avons étédésignés pour la « gauche », le

camion. J’ai bondi, pris la place dubout, défendu l’autre pour que monpère puisse l’occuper, et dès que lecamion a démarré, je me suisaccroupi.

– Saute, m’a lancé mon père.

– Trop tôt, attends, suis-moi.

Et nous avons sauté, à monsignal, ensemble, sans mêmesusciter un coup de feu, nousenfonçant dans une rue déserte,puis nous cachant dans une courensoleillée. La chaleur étaitaccablante, nous nous sommeslavés et assis à l’ombre d’un mur.

– Tu es un maître, Martin.

Je riais.

– Tu voulais sauter trop tôt,père. Le camion venait à peine dedémarrer.

Nous avons discuté longtemps,comme deux frères. J’évoquais mesévasions, les trains, ma petite scie,mon couteau, ma corde autour dema taille. Mon père riait et jeparlais comme si j’avais bu. Puisnous sommes rentrés avec lestravailleurs. Le ghetto pour lui etpour moi était notre champ debataille et nous ne pouvionsdéserter.

Mais le combat pour survivre

était de plus en plus difficile et àchacun de mes retours je retrouvaisnotre prison mutilée : un nouveauquartier était mort. Les ruesdésertes étaient balayées par lesbourrasques brûlantes d’un été defeu, les rues que j’avais parcouruesalors qu’y coulait la foule, rueZamenhofa, rue Gesia dont jeconnaissais chaque pavé, rues oùj’avais vu venir vers moi Trisk-le-Chariot et Yankle-l’Aveugle quiemportaient les sacs de blé d’unmouvement vif, rues où j’avaissauté joyeux, fier d’avoir une fois deplus trompé les bourreaux, rue Milaoù j’avais couru, les gâteaux de la

pâtisserie Gogolevski à la mainsifflant les chansons du ghetto, ruesoù j’avais été avec Zofia, sortant duthéâtre, buvant au café Sztuka, ruesdésertes aujourd’hui où le ventsoulève une veste noireabandonnée dans la poussièrejaune.

J’avais souffert de la foulecourbée, grise, noire, tragique quiemplissait les rues, j’avais souffertde ces mendiants, de ces enfants enhaillons, mais ils étaient encore lavie, notre vie.

Maintenant, il ne reste que cesobjets dérisoires, ces maisons vides,ces gens qui s’enterrent et se

cachent. Je crois que c’est alors,franchissant en courant lachaussée, sautant d’une porte àl’autre, alors dans cet été 1942, quej’ai appris, pour toujours, qu’uneseule chose compte, la vie. Aumilieu de la rue Gesia un piano, jetésans doute d’une fenêtre ; plus loin,des meubles, des édredons crevés ;je vais ainsi et je ne vois même pasles gardes ukrainiens. Je suis ànouveau dans une colonne quimarche pesamment sous les cris etles coups vers l’Umschlagplatz.Allons Martin, allons Miétek,serais-tu venu jusqu’ici pour telaisser prendre, triompheraient-ils

de toi ?

J’ai franchi l’épreuve de lasélection et je grimpe dans uncamion, mais impossible de fuir, laroute s’enfonce dans la Pologne, lacampagne se cache derrière lapoussière que nous soulevons,blanche. Je prends des repères, caril me faudra fuir, revenir.

À quelques dizaines dekilomètres nous nous arrêtons : uncamp est là, fait de baraques,dressant ses barbelés. C’est l’ancienpolygone de l’armée polonaise, àRembertow. Mon premier camp.Des jours passent : les miens sont àVarsovie. J’essaie de me convaincre

qu’ils attendent, que mon père lesvisitera chaque jour. Pour lemoment, penser à eux est vain : leseul moyen de les aider est de fuir.Il faut donc ne penser qu’à fuir.Nous travaillons à transporter dusable, nous creusons des canaux ;mais comme au camp les truandsdu ghetto occupent les meilleurspostes, j’échappe grâce à leur amitiéaux tâches les plus dures et je mecontente de pousser les wagonnets.Les coups pleuvent mais je vis.

Le soir avec un jeune prisonnier,Yankl Eisner, nous parlons évasion.Tous les matins des Polonais segroupent à la sortie du camp : ils

veulent acheter ce que nouspossédons, l’échanger contre dupain. Yankl hésite, son père est aveclui. Moi, les miens sont à Varsovie,je dois être avec eux jusqu’au bout.Deux jours me suffisent : un matinje lie des contacts avec un Polonais,puis le lendemain au moment de lasortie je me glisse dans la foule desacheteurs, près de lui. Il me passeune casquette, me voici jeunepolonais regardant la colonne quis’éloigne : je vois Eisner qui seretourne, une ou deux lois. Évasioncoûteuse mais facile. Il me reste àrentrer, longeant la route,plongeant dans les fossés,

retrouvant des travailleurs juifs qui,de l’aéroport d’Okiencie, rejoignentle ghetto. Allons, Martin, allons,Miétek, revoici ton long mur debrique, tes rues, ces rails detramway, revoici Mila 23. L’armoireest fermée, le linge bien entassé. Jene peux pas attendre la nuit, je jetteles draps, les couvertures : mamère, mes frères, contre le mursont là, inquiets, leurs yeux criant lapeur puis quand je suis là, devanteux, ils éclatent d’une joiesilencieuse, ma mère se jetant surmoi, mes frères m’agrippant auxjambes. Vivants.

Et les jours passent.

Père aussi est vivant. Il vientrarement nous voir pris par sestâches clandestines mais le savoirdans le ghetto, avec nous, mesuffit : je suis toujours avec lui et ilest avec moi même si les jourss’écoulent sans que nous nousrencontrions. À plusieurs reprises ilm’a parlé de l’Est. Là-bas, on noustue. Un homme a pu sauter dutrain, revenir, raconter : les voies seperdent dans les landes, vers unlieu désert que les paysansappellent Treblinka. Là-bas lesnôtres disparaissent par trainsentiers et les wagons retournent, aubout de quelques heures, vides,

rentrant vers Varsovie etl’Umschlagplatz. Et ils ont pris200 000 d’entre nous en un peuplus d’un mois. Treblinka. Ce nomgrandit en moi comme une herbesauvage et heure après heure unecolère folle me gagne, je la sensmonter, déborder ma raison, ellem’étouffe. Je n’en dors plus, je nepeux plus rester enfermé, je doissortir, les affronter à visagedécouvert.

Et naturellement j’ai été pris parles SS. Ils sont une dizaine, lesjambes écartées, debout au milieude la rue. Ils nous regardent àpeine, nous les Juifs. Ils nous

ordonnent d’un mouvement de fusilde nous aligner. Nous sommes déjànombreux, cueillis dans la rue, dansles étages. Je vois tout à coup sortirtitubant, ivre, un homme nu quichante et se met au milieu de nous,dansant, riant, puis il quitte lesrangs, commence à sautiller : les SSrient. L’un d’eux épaule, d’autresl’arrêtent, ils veulent plaisanter unpeu avant de le tuer. Je bondis.Voici l’escalier de la maison qui faitl’angle de la rue Mila, déjà j’entendsdes cris et le pas de l’un d’eux. Jeme souviens de ce soldat que j’avaisvoulu tuer. J’avais manqué dechance. Je me tapis au troisième

étage, derrière la porte qui mène audeuxième escalier, celui de la courqu’on ne voit pas : mais je connaisces immeubles, ils sont depuis dessemaines ma géographiefraternelle. Il vient, il monte, mêmepas soupçonneux, et j’ai bondi surlui, par-derrière, prenant son cou.Je suis fort maintenant, les coupsqu’ils m’ont donnés m’ont fait acier,ces mains qu’ils ont brûlées, cesdoigts qu’ils ont écrasés, ils saventserrer, ils sont comme le fer,comme ma haine.

Il se débat mais je ne le lâchepas, bientôt il tombe en arrière,assis, battant des pieds et je

commence déjà à le tirer dansl’escalier de la cour alors qu’ilachève de bouger, du sang coulantsur son visage. Ma vie tient àquelques secondes : je le descendsjusqu’à la cave alors que dehors lescris retentissent, des prisonniersdoivent en avoir profité pour fuir,des rafales, d’autres pas. Deshurlements. Ils le cherchent. Mais ilest tard, déjà l’heure de compter lestêtes. Alors, la colonne s’estébranlée, les cris se sont éloignés.Et j’ai enterré dans le sol en terrebattue ce grand soldat, mon premiermort ; j’ai recouvert son corps sansune hésitation, sans un remords.

Mon père a pris la carabine et n’aposé aucune question.

– Attention à demain matin, a-t-il dit simplement.

Ils sont en effet revenus,bloquant les rues, tirant dans lesfenêtres, fouillant, tuant, raflant,pillant. Toute la journée je suisresté blotti dans ma cachette,sommeillant, calmé. Le soir, quandla nuit est tombée, j’ai grimpéjusqu’aux toits. Là il fait frais. Leciel déroule une plaine bleutée etcalme : après le sang, le bruit, lachaleur, l’horreur, je m’allongecontre une cheminée. Le zinc estencore chaud et je sommeille, le

visage dans la brise. Ces toits sontdevenus mon nouveau domaine. Jeles parcours en tous sens,m’habituant vite à l’étroite bande decirculation placée au sommet entreles deux versants, large à peined’une trentaine de centimètres. J’ymarche sans hésiter et je peux ainsipasser de la rue Mila à la rueZamenhofa, de la rue Gesia à la rueNalewki, je peux longer la rueKupiecka, regarder dans les cours,et surtout alors que les rues sontbalayées par la mort, retrouverl’impression d’être libre.

Je connaissais chaque pavé desrues, je savais descendre d’un

tramway quelle que soit sa vitesse,je repérais un « Bleu » joueur,simplement à son regard :maintenant, ce sont les toits que jedéchiffre. Une pression du pied et jedevine la résistance du zinc, du boisou de la tuile. Je sais sauter ensouplesse, me dissimuler derrièreune cheminée, m’agripper par lespieds pour, couché sur le toit enpente, suivre dans la rue lesdéplacements des Ukrainiens et desSS. Les toits me sont familiers,fraternels. Ils me sauvent malgréles Ukrainiens et les Lettons quiparfois s’y aventurent : ils lesdémolissent en faisant sauter des

portions pour débusquer lesfamilles qui se sont réfugiées dansles soupentes. De mon observatoire,allongé, j’aperçois les fumées desexplosions du côté de la rueDzielna, j’entends l’éclatementstrident des grenades sur le zinc.Sans doute viendront-ils un jourjusqu’ici mais pour le moment j’ysuis encore le plus fort. Là, sur cestoits, j’ai tué pour la deuxième fois.

J’étais debout, au milieu de labande de circulation en bois, quandj’ai vu sa tête passer par la lucarnede l’un des greniers. Un Ukrainien.Il a sorti le corps et son fusil,calmement, s’est levé : il avait le

temps, je ne pouvais que meretourner lentement, pourquoiabandonnerait-il le plaisir de viser.Les Ukrainiens sont des chasseurs.J’ai su tout cela à l’instant où j’ai vusa tête apparaître. Alors, avantmême qu’il ait dressé son fusil, j’aiparlé, en polonais, en allemand, enrusse.

– Tu veux de l’or ?

Et j’ai répété le mot magique, or.Les Ukrainiens sont voleurs etpuisque je suis juif j’ai de l’or.

– Tu veux de l’or ?

Or, or. Son fusil reste à demidressé. J’avance un peu vers lui,

pour le rassurer. Je parle de macachette, de l’or, des bijoux : cettefortune contre ma vie. Il meregarde, je suis sans arme, querisque-t-il ?

– Où ?

Je n’ai pas encore perdu, je n’aipas encore gagné. Je montre l’autrelucarne, au bout de la bande decirculation où je me trouve et où,s’il veut mon or, il lui faudras’engager.

– Recule, dit-il. Ne te tourne pas.

Il est prudent. Peu à peu, sonfusil toujours pointé dans madirection, il apparaît tout entier,

immense, lourd, de hautes bottesnoires serrant au-dessous du genouses pantalons de toile.

Je vois tout cela, je soupèse cethomme qu’il me faut tuer. Ils’adosse à la cheminée, je suis àdeux mètres de lui, immobile, lesbras à demi levés. Il hésite. Quemon visage devienne naïf, que mesyeux s’éteignent, que j’apparaissefaible et lâche !

– L’or.

Je recommence, je montre lalucarne. Il s’avance vers moi, ilapproche, prudent, le fusil tenu parla gâchette.

– Ne bouge pas, dit-il.

Ne t’inquiète pas, tueurukrainien, le chat Miétek t’attend.J’ai bondi, les pieds en avant,retombant sur mes mains,m’agrippant aux planches dupassage, touchant à peine sapoitrine du bout de mes chaussures,mais cela a suffi pour qu’il sedéséquilibre, tirant un coup de feuqui est parti vers le ciel, glissant lelong du toit avec un grand cri,arrachant au passage la gouttière,poussant un autre cri alors que jene l’apercevais déjà plus. Mais quidans le ghetto se soucie d’un coupde feu et de quelques cris ? Il est

tombé du côté de la cour et cela medonne quelques instants de répit. Jesuis descendu, tirant son corps, lecachant sous des caisses, puis lanuit venue je l’ai enterré avec l’aidede policiers juifs. Eux ou nous : leurguerre ne laisse pas place auremords.

Les toits sont bien ma liberté : jene les quitte que la nuit pourretrouver ma mère et mes frères quitentent de dormir dans la journée.Mais ma mère va mal : elle souffred’être enfermée, elle meurt de cettetension de chaque seconde, elle apeur pour ses fils, peur du silencequi s’installe dans la maison. Je ne

sais plus où sont Pavel et Pola, je nesais plus où sont les Celmajster etleur fille. Nous sommes dessurvivants temporaires. Mon pèrepasse quand il peut : il tented’organiser la résistance, il propagece nom de Treblinka. Maiscomment lutter ? Pourquoi lutter ?La démission, la faim, la peur, lesillusions continuent de peser sur lessurvivants du ghetto. Et puis nousn’avons pas d’armes. Alors il restele combat solitaire pour survivre, lachasse à la nourriture dans lesappartements dévastés, la volontéde tenir un jour encore, jusqu’à cesheures, profondes de la nuit, parfois

plus tôt, parfois plus tard,auxquelles ils s’arrêtent de noustraquer. Dans les rues alors desombres se croisent, cherchent del’eau, vident des ordures, d’autreséchappées des caves ou desarmoires, ou des cachettes,respirent avant de s’enfouir ànouveau quand le jour reparaît.

Un jour implacable car lachaleur est intense, faisant planersur tout le ghetto une odeur demort. Et commence l’aventure d’unnouveau jour, l’attente de la nuit. Jeremonte sur les toits ; je rôde, auxaguets, découvrant un nouveaupassage, m’aventurant toujours

plus au bord de la façade. Je n’aimême plus de mémoire : chaquejour est un tel inconnu que je nesais plus ce qu’était hier. Mesévasions se confondent ;l’Ukrainien, le SS, la contrebande, laprison de Pawiak, c’est le magma dupassé même si l’événement a eulieu la veille et le passé ne peut pascompter. Il faut vivre au jour lejour, avec la détermination d’allerjusqu’à demain. Celui qui regardeen arrière est un homme mort :penser à hier, au temps deshommes, à Zofia, aux droshkasderrière lesquelles je courais, à larue Senatorska, est une maladie qui

tue. Ma mère est atteinte de cemal : prostrée, les mains à plat surles genoux, le regard vide, ellepense à « avant ».

– Mère, mère, je t’en supplie.

Elle secoue la tête, emportée parsa mémoire, elle se noie dans sesjours heureux. Et je dois la laissercar il me faut guetter, surveiller lesallées et venues des patrouilles,explorer les appartements. Parcequ’il faut aussi manger. Dans legrenier d’un immeuble de la rueGesia j’ai trouvé Riyka. Je ne l’avaispas vue d’abord, blottie comme elleétait dans l’angle le plus sombre, làoù le toit rejoint presque le

plancher. Mais quand on est depuisdes mois sur ses gardes on acquiertun sixième sens : j’ai su qu’il y avaitun être vivant, plus faible que moipuisqu’il avait peur. J’ai fouillé legrenier à l’opposé du coin où elle setrouvait puis je me suis tourné d’unseul coup.

– Sors ou je te tue.

Elle a gémi et j’entendais sesdents claquer.

– Sors.

Elle a rampé sur les genouxjusqu’à moi, rentrant dans lalumière du jour, le visage levé, descheveux blonds tombant sur tes

épaules, puis elle s’est immobilisée.Mais qu’étais-je donc devenu moiaussi » pour terroriser ainsi un êtrehumain, qu’avaient-ils fait de moi ?Je me suis accroupi, lui caressantles cheveux avec une envieirrépressible de la tenir tout desuite contre moi, de pleurer avecelle.

– Il ne faut pas rester ici, ils vontte prendre un jour ou l’autre. Et tuvas mourir de faim.

Elle ne bougeait pas, tremblanttoujours, me fixant de son regardd’animal perdu, fou de frayeur.

– Et les tiens ?

Elle a secoué la tête puis elle acommencé à hoquetersilencieusement, les yeux secs. Jen’avais pas besoin de sa réponse. Jelui caressais les cheveux, et ladouceur de la vie montait en moi.

– — Calme-toi, calme-toi. Tu vis.

Elle hoquetait toujours et restaità genoux. Je l’ai soulevée, appuyéecontre moi, bercée. J’ai su son nom,Rivka, et peu à peu elle s’estcalmée.

– Tu vas venir avec moi.

Ce n’était pas prudent car il allaitfalloir la traîner sur les toits jusqu’àla rue Mila, ce n’était pas sage car il

faudrait la nourrir, rogner sur l’airet l’espace de ma mère et de mesfrères. Mais pourquoi survivre si jedevenais moi aussi un bourreau ?Je l’ai tirée sur le toit : elle s’étaitremise à trembler, crispée, saisiepar le vertige, incapable de marchersur l’étroite bande où j’avais prisl’habitude de courir. Alors je l’aifaite avancer à plat ventre, gagnantmètre par mètre, « Je ne peuxpas », répétait-elle, mais elleprogressait. Nous avons longé la rueNalewki, obliqué vers les deuxcours intérieures, nous noussommes cachés derrière lescheminées pour éviter deux

Ukrainiens qui balayaient les toits,comme cela, à tout hasard, avec leurpistolet mitrailleur.

À la nuit, écrasés par la fatigue,nous sommes arrivés à Mila 23. Etcomme je l’aidais à sauter dans legrenier, j’ai senti une tenace odeurde gaz. J’ai couru, elle derrière moi :dans notre appartement l’odeurétait encore plus forte, nous avonsouvert toutes les fenêtres, je jetaisles draps, les couvertures quidissimulaient le fond de l’armoire,j’ai poussé le taquet de bois : ilsétaient là, couchés les uns sur lesautres : J’ai bondi vers la fenêtre,donné des claques, aspergé d’eau

les visages. Rivka m’aidait. Enfin,lentement, ils sont revenus à la vie,vomissant, geignant. Mais l’odeurde gaz persistait toujours aussiforte : je suis descendu, entrantdans les appartements déserts. Aurez-de-chaussée, j’ai enfin trouvé lafuite. Là, couchés sur le plancher deleur chambre, toutes fenêtrescloses, les bouteilles de carbureouvertes, des couvertures sur le solpour empêcher le gaz de s’échapper,six personnes étaient étendues,mortes, suicidées : et il y avait deuxenfants aux cheveux bouclés quiparaissaient dormir, l’un d’eux lesbras écartés au-dessus de la tête, les

poings fermés. J’ai été pris d’unevague de frissons : désespoir, rage,avait-on le droit de faciliter ainsi letravail des bourreaux ? Je restaisimmobile et Rivka m’a rejoint. C’estelle qui a, l’une après l’autre,détaché mes mains qui se crispaientsur mes cheveux.

Nous avons retrouvé ma mère,déjà Rivka était adoptée : ma mèreparlait, parlait, comme si elle l’avaittoujours connue, mes frèresjouaient avec elle. Puis ils se sontendormis et Rivka est montée avecmoi sur le toit contre la cheminéetiède. Nous sommes restés là, noustenant les mains et brusquement la

sourde rumeur des avions arecouvert le ciel. Nous noussommes dressés.

– Les Russes, les Russes, ai-jecrié.

Rivka se serrait contre moi. Enquelques minutes, il a fait claircomme en plein jour : les fuséesincandescentes descendaientlentement vers le sol, illuminantVarsovie, puis il y eut les explosionsdu côté de Praga. Nous criions,appelant une pluie de bombes, unedévastation qui ensevelirait lesbourreaux et qu’importe si nouspérissions aussi. Mais la nuit estrevenue, nous laissant seuls,

épuisés, et nous nous sommescouchés l’un près de l’autre.

Ça n’avait été qu’une journéeparmi d’autres, une bonne journéepuisque nous étions en vie.

Au matin, le cercle s’est encoreresserré autour de nous. Dès l’aube,alors que s’annonce une journéebrûlante, je vois depuis le toit despoliciers juifs qui posent desaffiches rue Gesia. Puis ilss’éloignent et sortant desimmeubles, descendant des toitsdes silhouettes s’approchent puisrepartent en courant.

Je vais aux nouvelles : c’est un

nouvel ordre d’évacuation signé duConseil juif ; les habitants des ruesSmocza, Gesia, Dzika, ont jusqu’à10 heures pour quitter leursdomiciles. Ils doivent laisser leurappartement ouvert. À 10 heures,les gendarmes allemands etukrainiens bloquent les rues. Je lesobserve alors qu’ils se déplacentcomme à l’exercice, comme si cesfemmes en pleurs, ces enfantsapeurés n’existaient pas. Puis, ilspoussent la colonne versl’Umschlagplatz et dans lesmaisons désertes la chasse auxclandestins commence avec lepillage. Le soir nous étions encore

en vie.

C’est au milieu de la nuit quePavel m’a appelé. J’ai laissé Rivka,me glissant jusqu’à la lucarne,restant à plat ventre, ne voyant pasle visage de Pavel.

– Ils raflent aussi chez Tœbbenset Schultz, dit-il.

Sa voix est saccadée. Il parled’un ton que je ne lui connais pas,fait de terreur et de colère.

– Ils ont pris Pola et ma mère,avec tout notre argent.

J’écoute, commençant àapercevoir ses traits tirés, la barbequi recouvre ses joues.

– Tu ne peux plus aller au shop,Pavel. Ils te prendront, demain ouun autre jour mais ils te prendront.Cache-toi.

– Non.

Il a crié.

– Ils vendent des numéros,continue-t-il. Ils laisseront 35 000têtes au ghetto. Il me faut unnuméro, Martin.

– Cache-toi, Pavel.

– Il me faut un numéro, Martin.

Nous restons silencieux, moicouché sur le toit, lui accroupi dansle grenier. J’attends.

– Tu as beaucoup d’argent,Martin.

Je me tais : il parle à voix bassemais ses mots sentent la haine.

– Tu as toujours ta mère, tesfrères, ton père. Tu as de l’argent,Martin. Il m’en faut, cette nuit,beaucoup.

– Cache-toi, Pavel.

– Je connais votre cachette, je laconnais.

Il a presque hurlé. Ainsi ils onttransformé Paval en animal enragé.J’ai sauté dans le grenier, prenantPavel aux épaules, le secouantcomme un tronc pourri qu’on veut

arracher.

– Je te retrouverai au fond de laterre, Pavel. Et je te tuerai.

Il ne me résiste pas, hommemalade de peur, Pavel mon ami quia pensé à nous livrer, qu’ils ontrendu fou. Je le serre à la gorge.

– Tu vas filer, Pavel, loin. Oubliela rue Mila.

Puis je l’ai lâché et il est tombé,restant un long moment immobile,se redressant sans un mot. J’aientendu son pas dans l’escalier, lepas de Pavel mon ami qui meguettait rue Zamenhofa, quim’attendait rue Gesia ; nous avions

partagé le rire, la joie et la peur,nous étions frères et j’avais fait safortune en prenant presque tous lesrisques. Il pensait que vendren’était pas noble, qu’on violait à lefaire des principes sacrés. Etmaintenant Pavel n’était plus rien.Je suis remonté sur le toit : ilsfaisaient germer en nous la grainede la lâcheté. Ils voulaient nousdétruire et nous pourrir. AdieuPavel, mon Pavel, ils t’ont déjà tué.

Encore des jours, des toits qu’ilsfont sauter ; ce paralytique qu’ilslancent avec sa chaise d’une fenêtreet sur lequel ils tirent en riant ; cegroupe qu’on colle au mur rue

Nalewki et qui se met à chanterpresque joyeusement et qu’on abat ;ces voix d’enfants, de quelle courviennent-elles, qui crient dans lanuit, combien sont-elles : « Maman,maman. » Je ne veux plus lesentendre, je me serre contre Rivkaet nous faisons l’amourviolemment, contre notrecheminée, et nous nousendormons, nos bras nousemprisonnant, chacun protégeantl’autre.

Encore des jours uniformes dansl’horreur puis un matin, très tôt,David est monté sur le toit. Je l’aiaperçu qui me faisait de grands

signes et j’ai sauté, de toit en toit,courant vers cet homme fin quisouriait toujours et dont je savaisqu’il passait souvent avec mon pèredu côté aryen pour essayer d’yacheter des armes. Il s’était assis,adossé à un mur.

– Toujours en vie, Martin ?

Il m’a entouré les épaules de sesbras.

– Ils ont pris ton père, avant-hier. Nous n’avons pas pu.

Déjà il se levait.

– Bonne chance, Martin. Je pars.Ils dorment encore.

Il a glissé dans une lucarne.J’étais seul. Là-bas dans le soleil jevoyais Rivka, debout,imprudemment, qui m’attendait.Ma mère et mes frèresm’attendaient aussi. Je connaissaisles toits : j’ai longé les façades,grimpé, passé les cheminées. Rivkaétait devant moi, anxieuse.

– Ne reste jamais debout, ai-jedit. Ils te verront.

Elle n’a pas posé de question :c’était un temps où il ne survenaitque le malheur. Je l’ai conduitedans la cachette. Mes frères, avec degrands gestes, muets, l’ontaccueillie. Ma mère a appuyé sa tête

contre moi.

– Martin, Martin, je ne peuxplus, je ne pourrai plus longtemps.

Je l’ai bercée comme une enfant,la rassurant peu à peu, lui caressantles cheveux. Comme j’étais vieux,ils étaient tous si faibles, sidésarmés, elle, Rivka, mes frères etj’étais vieux de tout ce qu’ils nesavaient pas. Père conduit àl’Umschlagplatz et Treblinka aubout du voyage.

Je les ai laissés, remontant sur letoit, m’allongeant à l’ombre. Il allaits’évader, sauter du train, rejoindreVarsovie : ce que j’avais fait il était

capable, mille fois, de l’accomplir.Je me suis laissé presque engloutir,tout ce jour, par mes souvenirs :nos derniers rires dans cette courinconnue, après notre évasion ducamion quand nous nous étionslavés avec cette eau fraîche ; etavant quand je l’avais rencontré aucafé Sztuka, Mokotow-la-Tombem’attendant, faisant les cent pas surle trottoir, alors que pèrereconnaissait mon indépendance.Sans nous voir souvent nous avionsavancés au cours de ces années,épaule contre épaule, nousretrouvant toujours. Il m’avaitdonné la force. Ma volonté, c’était la

sienne. Nous étions l’un dansl’autre, à jamais, et tant que l’un denous vivrait l’autre ne mourrait pas.Père, merci pour cette vie.

Les poings sur la bouche,recroquevillé, j’ai subi la fièvreinsupportable de la mémoire. J’aipleuré.

Il y eut quelques joursd’accalmie. J’ai vu des cheminéesfumer dans un ciel d’un bleuintense : l’été n’en finissait pas etsans doute, là-bas, sur les bords dela Vistule, des enfants couraient-ilspieds nus dans l’eau. Je me suis prisà espérer : peut-être serions-nousparmi les quelques milliers de

survivants ? J’ai recommencé mescourses sur les toits, la fouille desappartements : dans le désordre,chassant les rats, je cherchais,trouvant parfois une table mise, leschaises renversées, et cettenourriture, que j’emportais.

Mais le répit n’a pas duré, ils ontà nouveau bloqué les rues ; nousétions encore trop nombreux. Jouraprès jour, heure après heure, ils sesont rapprochés de la rue Mila. Jesuivais leur progression, je voyaisles familles descendre dans la rue,se mettre en rang, partir versl’Umschlagplatz. De temps à autredes Ukrainiens apparaissaient sur

les toits, lançant des grenades,tirant des rafales. Nous avons tenujusqu’à la mi-septembre 1942.

J’étais assis, calé entre deuxcheminées, caché par elles,entendant les cris, surveillant lestoits jusqu’à la rue Nalewki. LesUkrainiens n’avaient pas encoreexploré ce secteur, je m’attendais àles voir surgir, là-bas, et j’avaischoisi mon repaire à l’autre angle,presque au coin de la rue Mila et dela rue Zamenhofa, où ils étaientdéjà venus. Depuis quelquesminutes je n’avais pas regardé dansla rue. Quand j’ai baissé les yeux, jeles ai vus : Rivka très droite au

milieu de mes frères, les tenant parla main et ma mère derrière elle,serrant sur sa poitrine quelquesvêtements. Ils étaient au milieu dela colonne. Quand j’ai rouvert lesyeux, j’étais allongé en sueur, entreles deux cheminées. Ils étaienttoujours là, immobiles, pris. Lemenuisier, ou Pavel, ou le hasard ?Mais à quoi bon chercher, ils noustenaient. J’avais ma corde, lescouteaux, la courte scie. Je suisdescendu, lentement pour mecalmer. Va, Martin.

La rue était pleine de poussièreet de soleil. Les Ukrainienshurlaient, tirant des coups de feu en

l’air en direction des toits, puislâchant quelques coups à hauteurd’hommes et la colonne était prised’un tremblement, elle oscillait. Ilsm’ont laissé traverser la rue,comme s’ils ne me voyaient pas.Qu’étais-je pour eux ? L’une de ces400 000 têtes qui se livraient sanscombattre, essayant à peine de fuiret qu’on débusquait. J’ai traversé larue la tête haute : ils ne savaientpas qui j’étais, pourquoi j’allais àeux, moi dont les mains avaient étébrûlées par le feu et l’acide, moi quiavais su me taire, su passer sousleurs yeux des sacs et des sacs deblé, en achetant des bourreaux

comme on paie des valets.

Un Ukrainien m’a bousculé,poussé dans la colonne. J’ai tué tonsemblable, bourreau, et j’ai tué avecces mains ton maître SS.

– Ne pleure pas, mère.

Je me suis placé près d’elle, luienlevant un à un les vêtementsqu’elle serrait contre sa poitrinecomme son bien le plus précieux.J’en ai fait un paquet. J’ai caressé latête de mes frères.

– Je suis là, Rivka.

Elle était calme comme si ellearrivait enfin au bout du chemin. Jeles ai poussés au centre de la foule :

il ne fallait pas rester sur les bords,c’est là qu’on reçoit les coups. Etnous nous sommes mis en marchepar la rue Zamenhofa. Adieu la rueMila, adieu la rue Zamenhofa. Nousmarchions sur des vêtementsdéchirés, sur des livres épars ; nousévitions les meubles brisés ; nouspiétinions ce qui avait été la vie dedizaines de milliers des nôtres, cepourquoi ils avaient peiné, nousfoulions notre vie. Le soleil chaud,un soleil étonnamment brûlantpour septembre, nous écrasait ledos. Je marchais derrière les miens,les guidant, pour qu’ils ne selaissent pas entraîner vers

l’extérieur. Déjà c’était la rue Dzikaet j’apercevais l’Umschlagplatz etl’hôpital. Je connaissais chaquepavé de cette place et chacun desbourreaux.

– Rivka, tu vas te sauver.

Elle, elle avait sa chance. J’avaisl’argent, de quoi acheter sa liberté.Mais mes deux frères, jamais ils nepourraient quitter l’Umschlagplatz.Donc mère et moi, nous allionspartir.

– Il faut que tu te sauves, Rivka.

Je lui parlais dans les cheveux,ses beaux cheveux blonds, si longsqu’ils couvraient ses épaules.

– Je peux te sauver. Nous terejoindrons plus tard.

Je parlais comme on prêche,mais elle ne tournait même pas latête.

– Sauve-toi, Rivka. C’estmaintenant.

Déjà on entendait leshurlements des SS, le grincementdes portes, les cris de terreur et lescoups de feu.

Je la suppliais.

– Prends la première chance,prends-la. Après, je ne sais plus.

Je voyais déjà les wagons, les

policiers juifs qui rabattaient dansles colonnes formées devant lesportes, ceux qui tentaient des’écarter. Le petit SS toujours là, sacravache à la main.

– Rivka !

Elle ne m’a pas répondu mais,sans tourner la tête, abandonnantpour un instant l’un de mes frères,elle m’a tendu la main, cherchant lamienne. Elle l’a serrée fort.

On ne nous a même pas dirigésvers l’hôpital. Ils avaient besoin detêtes. Ils arrivaient au bout de leurtravail, ils voulaient aller vite, il n’yavait plus de « droite » ou de

« gauche », tous nous montionsdans les wagons. J’ai réussi à fairegrimper les miens dans un wagonqui n’était qu’à moitié plein ; noussommes ainsi restés tous ensemblemais quand ils ont fermé la portenous étions au centre, entourés detoutes parts, et tous les efforts quej’ai déployés pour m’approcherd’une paroi ont été inutiles. Mère,Rivka et moi nous étions une île aucentre de laquelle il y avait mesdeux frères.

Nous avons attendu, étouffant ;les plaintes, les cris, les appels ausecours : il fallait essayer de ne pasentendre.

Puis le wagon s’est ébranlé etimmédiatement j’ai commencé àparler, tentant de convaincre mesvoisins de la possibilité d’uneévasion, hurlant parfois, mais jen’étais pas seul, j’étais coincé aucentre, décidé à ne pas quitter mesfrères, mère, Rivka. J’ai essayéencore, expliquant patiemment,gagnant quelques centimètres versla lucarne. Mais mes frère » nepouvaient suivre et risquaient d’êtrepiétinés.

Alors je me suis tu, j’ai pris mamère et Rivka par les épaules, lesentourant de mes bras. Mes frèresétaient entre nous, agrippés à nos

jambes. Mère pleurait doucement etses larmes couvraient mes mains.De temps à autre des cris fouséclataient et le wagon étaitparcouru par une houle violente.Alors je me cabrais pour protégerles miens.

Notre wagon roulait versTreblinka.

5Ici, il me faudrait

une autre voix

Notre wagon roulait versTreblinka et le voyage a duré toutela nuit.

Il n’y avait ni grincementd’essieu, ni halètement delocomotive, ni déroulement sourdet rythmé sur les rails d’acier, letrain n’avait pour nous aucun desbruits rassurants des machines : cetrain c’était un cri.

Nous étions presque cent

cinquante, serrés à ne pouvoirbouger, dans la chaleur de cet étépolonais qui ne finissait pas et dansla sueur de la peur. Un homme prèsde moi priait et par dessus monépaule quelqu’un l’insultait ettentait de le frapper. Leshurlements allaient battre lesparois, s’amplifiaient, revenaient.Parfois, dans un creux, le cri d’unenfant. Je serrais mère et Rivka auxépaules et mes frères se collaient àmoi. Toute ma tendresse, toute maforce, je les faisais passer dans mesbras pour qu’ils les sentent, eux, lesmiens, auxquels je ne pouvaismême pas parler parce que les cris

auraient couvert ma voix.

Puis vint la soif : des hommes sebattaient pour atteindre la lucarnegrillagée ; des hommes étaient prêtsà tuer pour une gorgée d’air.

Puis vinrent les odeurs, lesodeurs de la peur physique. L’urineet la merde.

Puis des gens tombèrent etd’autres devinrent fous. Dans lejour qui se levait, j’ai vu les mainscrispées d’une femme qui sedéchirait le visage.

Tout à coup, le train s’est arrêtéet les cris se sont tus. Des pas, desvoix, des bruits de wagons qu’on

détache et qui s’en vont. L’attente,le soleil qui s’est levé, qui chauffeles bois, les tôles. Des bruits,d’autres secousses, d’autreswagons. Nous roulons lentementpuis, dans une rumeur de pas quis’affairent, le wagon s’arrête.

Un grincement, des hurlements,la lumière qui crève les yeux, lewagon qui se déverse sous les coupset les rugissements.

C’est Treblinka.

Ici, commence un autre temps.

Ici, il me faudrait une autre voix,d’autres mots. Ici, il faudrait quechaque lettre d’un mot dise toute la

beauté d’une vie, de milliers de viesqui vont disparaître. Il faudrait queje dise le regard de ma mère, et lesdoigts de mes frères quis’accrochent à moi et les cheveux deRivka que j’aperçois loin déjà dansune colonne de femmes et d’enfantsqui se forme sous les coups : là-basest ma mère et sont mes frères etRivka. Adieu, les miens.

Ici, commence un autre temps.De Treblinka je ne sais que ce nommais je sais que les miens vont ymourir.

Des hurlements : des SS, desUkrainiens le fouet à la main, lamatraque haute qui tombe sur les

têtes et sur les dos. Un haut-parleurd’une voix tranquille, répète :

Hommes à droite, femmes etenfants à gauche.

La tête baissée pour éviter lescoups j’aperçois une petite gare, jelis dès indications banales : buffet,salle d’attente, W - C., guichet. Toutest propre comme un décor dethéâtre. Et puis au loin je découvreles barbelés couverts de branchagesde pins.

Adieu les miens, je les ai déjàperdus dans la foule courbée, lescheveux gris, les cheveux blonds,les têtes aux cheveux bouclés, ma

mère, Rivka, mes frères. Je sais detoute ma gorge serrée, de mon cœurqui éclate dans ma gorge, qu’ils nereviendront pas. Que je ne peuxplus les tenir à bout de bras au-dessus de la mort. Qu’elle va lesprendre. Et peut-être père est-ilvenu lui aussi jusqu’ici.

J’avance lentement, essayant degagner quelques secondes pourcomprendre, pour ne pas subir maischoisir. Autour de nous desprisonniers, le dos rond, la têteenfouie dans les épaules, courenten tous sens, ramassant lesbagages, nous pressant. L’un d’euxme bouscule, je le retiens :

– Qu’est-ce qui se passe, ici ?

Il se dégage brutalement, mepousse.

– Ça va, ça va, ne te préoccupepas, obéis.

J’évite les coups, je suis la file.Des vieux sont dirigés vers uneentrée que surmonte une croixrouge : Lazaret. Le haut-parleurcontinue de donner des ordres :

Déshabillez-vous, vous allez êtredouchés, puis vous serez évacuésvers vos nouveaux lieux de travail.

Je regarde les barbelés, ceswagons qui retournent à vide, cesprisonniers anonymes et silencieux.

Ici est la mort inconnue.

Prenez vos objets de valeur, vospapiers. N’oubliez pas le savon.

J’avance sur une place où deshommes sont déjà nus et c’est alorsque je l’entends, ce bruit énorme etrégulier, un gros moteur àéclatement sourd, dérapant parfoiscomme s’il faisait effort avant de selancer ; un battement indifférent etmonotone, le pouls du camp que necouvrent pas les cris des SS.

Le fouet à la main, en noir, lesSS marchent parmi les hommesnus, en tirant quelques-uns par lebras qu’ils font rhabiller. J’ai

toujours mes vêtements, je meglisse près d’eux, écartant deshommes qui se courbentdifficilement pour enlever leurschaussures. Je suis poussé vers euxpar une force dure et déterminéequi crie en moi ; « Je veux, il faut.Va, Martin. Va, Miétek. Là est la vie.Va. »

Et l’un des SS d’un coup decravache m’a touché à l’épaule, memettant à part.

Adieu les miens. Adieu.

Pour vous, je ne peux qu’uneseule chose, vivre encore. Pour vousvenger et dire ce que vous étiez et

comment ils vous tuèrent.

Alors j’ai commencé à courirsous les coups et les cris, suivant lesautres, portant les paquets devêtements sur la place de tri, aidantà confectionner des tas. Courirtoujours, la tête baissée, emporté enavant par ces vêtements, tout ce quirestait de leur vie. D’autres wagonssont arrivés, la dernière partie de cequi avait été notre train et la placede déshabillage où, à peine uneheure avant, se pressaient deshommes nus, la place où étaient mamère, mes frères, Rivka avant dedisparaître dans une baraque, étaitvide, nette. Et le haut-parleur s’est

remis à parler. J’ai encore couru,prenant les charges les plus lourdes,courant le plus vite possible : ilfallait vivre.

À chaque pas, j’apprenaisTreblinka : son sable jaune, sonodeur tenace, ses cris et son pouls :ce moteur régulier qui battait àl’angle nord-est du camp, là-bas oùl’on apercevait au bout d’une alléede pins noirs à peine plus hautsqu’un homme un bâtiment debrique dissimulé à moitié derrièreun talus surmonté de barbelés :comme un autre camp dans lecamp. Sur la place du tri j’ai mis àpart les vêtements d’enfants et les

chapeaux d’homme, les lunettes etles manteaux : chaque objet avaitson tas, et il fallait courir d’un tas àl’autre. Les Ukrainiens, le fouet à lamain, frappaient et parfois un SStirait ou tuait d’un coup de crosse.Moi aussi j’avançais tête baissée.

– Attention au visage, m’avaitglissé un prisonnier.

Puis la brise s’est levée, rendantplus proche le bruit du moteur : là-bas, dans cet autre camp, on raclaitle sable. J’entendais distinctementles griffes de métal crissant sur lesol. Là-bas, on creusait sans fin. Onnous a rassemblés sur une place,large, entre les baraques. Les SS

passaient devant nous, lesUkrainiens se tenaient sur nosflancs comme des chiens. Et il yavait aussi des chiens, immenses,qui tiraient sur leurs laisses. Les SSpassaient, désignant des hommesqui sortaient du rang et s’enallaient, entourés d’Ukraniens. Puiséclataient des coups de feu. Encolonnes, nous avons touché unegamelle d’eau contenant quelquespommes de terre et on nous apoussés dans une des baraques.

J’étais en vie. Mais était-ceencore la vie ? L’odeur dans labaraque était insupportable, deshommes geignaient, d’autres

priaient. Je me suis accroupi auprèsd’un homme qui, les yeux fixestremblait, les poings et lesmâchoires serrés. Il portait uninsigne rouge : un ancien du campdonc.

– Où vont-ils ? Ai-je dit.

Il m’a regardé sans comprendre.

– Où vont-ils, les autres, ceux dutrain ?

– Le gaz.

– Où ?

– Au camp d’en bas, l’autrecamp, au nord.

Je me suis recroquevillé contre

le mur de bois. Les miens, desmilliers, tout Varsovie, et j’étais envie.

Des hommes pleuraient dansl’obscurité totale. Puis il y eut unbruit de caisse renversée et un râle.Quelqu’un se mit à prier. Certains,cette nuit-là, choisirent de mourir.Je me suis tassé sur moi-mêmepour éviter de laisser ma vies’enfuir, d’elle-même, de courir verscette paix lâche de la mort.Puisqu’ils prenaient notre vie, c’estqu’elle était un trésor, puisque lesmiens étaient morts j’étaisdépositaire de leurs vies. Ilsm’avaient légué leur passé, ce qu’ils

auraient pu devenir et ce qu’ilsavaient vécu de joies et de peines.Par moi seul vivait la rueSenatorska, par moi seul vivait lacachette du ghetto, par moi seulvivait le regard de Zofia ou deRivka. Par moi seul et peut-êtrepère avait-il réussi, peut-être dansla campagne luttait-il ou peut-êtreavait-il regagné Varsovie. Et par moivivrait la vengeance. J’ai décidé devivre. J’ai décidé de m’enfuir. Aunom de tous les miens.

Au matin, quatre corps étaientpendus aux poutres de la baraque.Nous nous sommes rassemblés surla place d’appel et Lalka, – la

poupée – le SS, nous a parlé : nousn’étions rien, moins que les chiens,nous valions moins que la terre oùl’on nous jetait, nous étions unevermine. Et lui était de la race desrois.

Ce n’était que mon premiermatin à Treblinka et déjà le passé seperdait, déjà le temps du ghetto seconfondait avec « avant », avant laguerre, avant ma naissance. C’estdans cette deuxième journée quej’ai appris la vie et la mort àTreblinka. J’ai vu sortir des rangsceux que les coups avaient atteintau visage, les klepssudra, et que lesmarques désignaient à la mort. Ils

allaient au Lazaret. J’ai vu tuer desprisonniers à coups de pelle. J’ai vudes chiens bondir sur les détenus ;j’ai su pourquoi il faut marcher levisage baissé, pourquoi il fauttoujours courir, faire mieux, plusvite, car les SS ou les Ukrainienspour nous stimuler abattaientquelques-uns d’entre nous. Nousn’étions pas rares. Les wagonsarrivaient par rame de 20 : 3grappes de 20 et cela faisait untrain. Et d’autres semblables àRivka, à mes frères, à ma mère,d’autres qui étaient ma mère, mesfrères, mes proches, ma famille,mon peuple, étaient poussés sur le

quai, séparés, hommes à droite,femmes et enfants à gauche,déshabillés et nous les aidions.

– Qu’est-ce qui se passe ici ?demandaient-ils.

– Rien, ça va, ça va, disions-nous.

J’ai rassemblé des paires dechaussures ; j’ai pris entre mes brasdes vêtements qui sentaient lasueur, j’ai couru. Et j’ai appris àfouiller dans les poches d’un gesterapide, à trouver les biscuits, lesucre, à porter à ma bouche et àavaler sans mâcher ces morceaux devie. Un mouvement des lèvres ou

des mâchoires et c’était la mort, leLazaret, une balle dans la nuque.Ou la mort sous les coups de crosseou de fouet. J’ai suivi l’allée, la belleallée bordée de pins noirs quiconduisait à l’Himmelstrasse, lechemin du ciel, pour ramasser lesobjets que certains avaient laissétomber, pour que cette allée soitbelle, accueillante, paisible. J’aivisité les wagons, nettoyé de leursdéjections les parois et lesplanchers. Et le soir sur la placed’appel j’ai vu sortir des rangs lesn o u v e a u x klepssudra qu’onconduisait au Lazaret, j’ai vudésigner au hasard des hommes au

visage indemne qu’un regardpoussait à la mort. Dans nos rangsla mort à chaque seconde faisait samoisson. Ralentir pendant letravail : mort. Porter un paquet tropléger : mort. Mâcher un morceau denourriture : mort. Ils voulaientnous terroriser : il fallait que noussentions leur puissance peser surnous comme celle de dieuxincompréhensibles. Ils étaient notredestin.

Je me suis retrouvé vivant dansla baraque, épuisé, essoufflé, la têtevide, ayant à peine réussi à penserqu’il me fallait fuir tant j’avais étécontraint de rester aux aguets pour

sauver ma vie. J’avais vu les hautsbarbelés, et au-delà un fossé rempliencore de barbelés et une autrebarrière de barbelés et un cheminde ronde et un espace plat deplusieurs mètres fermé lui aussi pardes barbelés. Des miradors, tous lesdeux cents mètres, surveillaient cemur de fer infranchissable. Par là lafuite était impossible.

Il restait la fuite par la mort.Cette nuit là encore, dans labaraque, des hommes se sontpendus. Quand j’ai entendu pour latroisième fois un homme tirer lacaisse qui allait lui servir à mourir,j’ai bondi, le prenant aux épaules, le

secouant ? :

– Mais c’est notre mort qu’ilsveulent.

Je criai d’une voix sourde :

– Si nous mourons tous, nous,comment ferons-nous ?

– Faire quoi ? Crever de leursmains ?

Et il m’a poussé. Je suis allém’allonger, écoutant cetinsupportable bruit de caisse qui serenverse et le choc du corps qui setend et ce râle. Puis c’était lesilence. Se suicider était unerévolte, mais celle des vaincus. Ilfaut vivre, Miétek. Vivre pour crier,

dire, se venger. Pour que les tiensrevivent par toi.

Et le matin ce fut l’appel, ànouveau. Le discours de Lalka« Vous êtes moins que les chiens etmoins que la terre, vous êtes lavermine. » Et nous courbions latête. Ils nous avaient arraché, lesnôtres, ils nous forçaient à lespousser sur le quai, à leur enleverles vêtements, parfois nouscroisions un regard pareil à celui denotre mère et nous détournions lesyeux : n’étions-nous pas vraimentune vermine, comme le disaitLalka ?

Et j’ai recommencé à courir la

tête rentrée dans les épaules : sinous acceptions de mourir, Lalkaavait raison. Donc Martin, tu vasvivre. J’ai couru et le temps s’esteffacé. Combien de jours, combiende trains ? Tous ces visages,hommes, femmes, enfants, leursgestes de noyés, le biscuit avalé etqui arrache la gorge mais remplitl’estomac. Les tas de vêtements. Et,chaque soir, ces quelques heures oùje me répétais : « Il faut fuir. » Cesluttes dans la nuit pour empêcherles suicides et puis au matin unhomme que j’avais empêché demourir qui partait, entre deuxUkrainiens, pour le Lazaret. Et dans

la nuit aussi ce klepssudra quej’essayais de maquiller avec dusable mêlé de salive pour qu’aumatin les coups n’apparaissent paset qu’on tuait parce qu’il avait reçude nouveaux coups.

Le temps de la vie à Treblinkan’existait plus : ils avaient créé unautre temps. Sans horloge, rythmépar l’arrivée des trains, leurshurlements, les appels et lehalètement du moteur quitravaillait là-bas, au camp d’en bas.Je ne savais même plus commentau cours d’une journée change leciel : mes yeux ne voyaient que lesable jaune et leurs bottes qui

passaient près de moi. Furtivement,en courant, et à l’appel alors querôdait la mort, je repérais lesbaraques, la disposition des lieux :ce camp d’en bas, avec ces deuxentrées, l’une, au bout del’Himmelstrasse par oùdisparaissaient les nôtres, et l’autre,une entrée officiellequ’empruntaient les Ukrainiens etles SS. Et la nuit venait, la vague dedésespoir qui montait avec la faimet l’épuisement, leurs visages quisurgissaient, mère dont j’avaisaperçu dans la colonne les cheveuxgris, mes frères. Et je n’avais rienpu pour eux, pour toi, Rivka. Et la

vague m’entraînait et il fallait luttercontre elle, contre ceux qui allaient,entraînés par son courant, vers lamort volontaire.

Je me battais contre cette vaguenoire qui emporte la raison et jen’avais qu’un moyen, répéter cesmots : vivre, vivre au nom de tousles miens, vivre pour me venger etpour dire au monde Treblinka c’estla mort. Il y avait encore à Varsoviedes gens qui croyaient partir versl’Est et ils prenaient, comme desdizaines de milliers d’autresl’avaient fait, l’Himmelstrasse, lechemin du ciel. Vivre, fuir, crier lavérité, les venger. Ces mots répétés,

élevés comme un barrage, ces motsposés l’un sur l’autre, pierres contrela peur, le désespoir, lerenoncement. Et chaque jour lafatigue, les discours de Lalka, latoute-puissance des bourreaux,chaque jour la faim, chaque jourl’arrivée des trains, ces enfantsentrevus, ces vêtements comme lapeau de leur vie qu’on entassait,tous ces objets encore chauds,ouvraient une brèche dans cebarrage. Et il fallait le reconstruire,pierre après pierre, mot après mot,vivre, fuir, les venger, crier la vérité.

Mais à Treblinka on ne vit paslongtemps. Je le savais. Même si je

réussissais à maintenir contrel’horreur ma résolution il y avait lehasard, leur choix, mon destin, uncoup sur le visage, la balle d’un SS,pour l’exemple, qui pouvaientm’emporter. Il fallait faire vite. J’aichaque jour essayé d’explorer lecamp. J’ai fait partie desk o m m a n d o s - b l e u s , quiaccueillaient les nôtres quand laporte des wagons glissait et qu’ilsdécouvraient la petite gare, ce décorde gare peint sur des planches maisqui, pour quelques minutes – etcela suffisait – semblait vrai avecses inscriptions : buffet, salled’attente. Une gare à plat : à

Treblinka, la vie n’était qu’uneillusion, comme cette gare. J’ai faitpartie des kommandos-rouges quiportaient les vêtements sur la placedu tri, qui aidaient les hommes à sedéshabiller.

J’ai porté les sacs remplis decheveux de femmes qui venaient dela baraque où les femmes aprèss’être dévêtues étaient en quelquescoups de ciseaux presque tondues.Puis elles partaient par l’alléebordée de pins noirs,l’Himmelstrasse. J’ai fait des tas :tous les objets étaient triés, classés.Pauvres Juifs qui venaient deVarsovie ou du bout de l’Europe

avec de la vaisselle, un stylo, desphotos d’enfants. Mère, j’ai porté,entassé, tant de vêtements pareilsaux tiens, frères j’ai vu tant dephotos qui vous ressemblaient ! Etchaque objet était un malheur, unevie avec ses labyrinthes de joies etd’espoirs. Une vie morte. Et ellen’existerait encore que par lesvivants qui la vengeraient etdiraient ce qu’elle était.

Allons, Martin, allons, Miétek,vis.

J’ai fait partie des kommandos-bûcherons, espérant dans la forêtm’enfuir, mais nous étions biengardés. J’ai fait partie des

kommandos-camouflages quiposaient les branches de pins surles barbelés pour que le campn’existe pas, qu’il soit à peine dansla forêt une clairière où se perdaientdes centaines de milliers de vies,qu’il ne soit que ce moteur quigrattait le sable jaune. J’ai balayél’Himmelstrasse, les baraques, lequai, avec le kommando-voirie. Etj’ai échappé au Lazaret.

Puis, un jour, qui peut direcombien de jours après monarrivée, combien d’heures ? Letemps de la vie à Treblinkan’existait plus. Puis, un jour, j’ai étéaffecté au chargement : les wagons

vides étaient le long du quai etcourbés nous portions les paquetsde vêtements à l’intérieur. Nousemplissions les wagons, entassantles paquets jusqu’au toit. Je couraissous les cris, surveillé par lesUkrainiens, les kapos, les SS. Jesautais dans le wagon, je poussaisles paquets, et je repartaisjusqu’aux baraques chercherd’autres paquets, tentant de savoiroù étaient les SS, l’Ukrainien, pourestimer si je pouvais courir un peumoins vite, reprendre souffle,obsédé par la fatigue et la faim. Ettout à coup, en retournant vers lequai, j’ai vu pour la première fois le

train pour ce qu’il était : un train.Un train qui allait quitter Treblinkachargé de vêtements. Alors j’aicouru plus vite : et mon plans’élaborait. Monter dans un wagon,ménager une cachette entre despaquets, s’y laisser enfouir, puispartir avec le train. J’ai couru, sautédans un wagon, mais le chargementarrivait à son terme. J’ai tentéencore, partout des paquetsformaient un mur qui touchait lesparois. Déjà les SS s’approchaient,vérifiant le chargement, claquanteux-mêmes les portes quand il n’yavait plus d’espace entre les paquetset le bois. Et j’ai dû quitter le quai,

j’avais pensé trop tard, je m’étaislaissé prendre à leur engrenage depeur, de terreur et de fatigue.J’avais laissé passer la chance, lapremière chance, celle qu’il fautsaisir. Père, je n’avais pas été dignede toi. Toi, cette chance, tu l’auraisprise. Et ce soir-là, dans mondésespoir, j’ai commencé à penserque père s’était échappé, qu’ilcombattait, qu’il s’était caché dansce train qui sort de Treblinka.

Le chargement des paquets futdésormais ma seule pensée. Jen’avais même plus besoin de merépéter : il faut vivre, il faut fuir. Jesavais comment et ma pensée,

toujours, précisait les détails demon plan. Je voyais commentélever les paquets dans un angle duwagon, une vraie murailledissimulant au plus loin de la portecette cachette, comment ensoutenir les parois et laissers’amonceler les paquets. J’étaisprêt. Mais les jours suivants il n’yeut pas de train. Puis je fus affectéa u kommando-voirie : je balayais.Je vis le train se remplir sanspouvoir participer à sonchargement. J’étais prêt mais j’avaismanqué la première chance.

La vague noire, le soir, m’aemporté. J’ai revu les miens, j’ai

revécu rue Senatorska, j’ai passé lessacs de blé et Mokotow-la-Tomberiait. J’ai bu la vodka brûlante queme versait Yadia. J’ai tenu la mainde Zofia, j’ai ri avec elle. La vaguenoire m’a emporté et j’ai aussiretrouvé le bourreau de la Gestapoqui était venu à Pawiak dans macellule et que j’avais vaincu. Alors,tout cela pour rien ?

Au matin j’ai approché Kievé. Ilfaisait partie des truands du ghetto,porteur, voleur, jadis masse de chairet de muscles, aujourd’hui amaigrimais encore fort, plus résistant quela plupart. Quand il ouvrait labouche, on voyait ses gencives et

quelques racines noires. Un coup decrosse, au tout début du ghetto.Nous n’avions eu ni le temps ni laforce de nous parler. Avant l’appelje me suis glissé jusqu’à son coin.Je l’ai secoué. Il s’est dressé d’unbond comme si j’étais la mort.Quand il m’a reconnu il a grogné.

– Tu connais le kapo, Kieve. Ilfaut que nous soyons aukommando de chargement.

L e kapo était un Juif allemandqui nous donnait des coups maisqui pouvait savoir si c’était pournous protéger de coups plussauvages ou pour simplementsauver sa vie ? Et puis, il fallait qu’il

nous frappe ou bien qu’il meure.Kieve me regardait. On perdaitaussi l’habitude de parler àTreblinka. Un mot pouvait conduireau Lazaret.

– Kieve, si nous chargeons, il y ale train et à deux…

Il me saisit par les épaules.

– Miétek, tu crois ?

Rapidement, j’exposais monplan. Il secouait la tête, se lissantles gencives avec ses gros doigts àdemi écrasés.

– Mais il faut être aukommando de chargement.

– Je parle au kapo.

Ce fut un long jour. Deuxconvois arrivèrent. Des milliersd’hommes, de femmes, d’enfants.Leurs cris, leurs vêtements, leurscheveux. Tenir, Martin, tenirencore. J’ai couru. Et le soir ce futl’appel. Un long appel, troisklepssudra, puis beaucoup troppour que je les compte conduits auLaz aret. Enfin la baraque. J’aibondi vers Kieve.

– J’ai parlé, dit-il.

Je l’interrogeai, inquiet déjàd’avoir dû confier ma vie à Kievé, aukapo, rongé par un pressentiment.

– Il n’a pas répondu. Il a écouté.

Cela ne signifiait rien, peut-êtresimplement la prudence qu’àTreblinka chacun devait observer.La nuit a passé : j’ai mal dormi. Lebruit du moteur venant du campd’en bas ne s’est pas arrêté etj’apercevais les lueurs desprojecteurs là-bas, au nord-est,derrière ces barbelés dont personnene revenait.

Le matin, sur la place d’appel, ily eut d’autres klepssudra sortis desrangs. Puis Lalka fit son discours :nous étions la boue du monde. Ilappela des kapos et ils coururentvers lui, battant leurs casquettes

d’un coup sec sur leurs cuissesdroites, au garde-à-vous. Puis ilspassèrent parmi nous. Et le kapoallemand de Kieve me fit sortir desrangs avec Kieve. Des Ukrainiensnous entourèrent avec quelquesautres prisonniers mais nousn’allions pas vers le Lazaret : nousp r î m e s l ’Himmelstrasse, l’alléebordée de fleurs et de sapins noirsqui conduisait à ce bâtiment debrique. À chaque pas nous ledistinguions mieux : il ressemblaitun peu à une synagogue, massif,austère, une porte étroitesurmontée d’une étoile de David. Jemarchais : je n’avais pas saisi la

première chance, j’avais livré ma vieà d’autres, j’avais perdu. Le kapo,pour éviter un jour d’avoir à payernotre fuite, nous faisait prendrel’Himmelstrasse.

Au fur et à mesure que nousavancions, le bruit de moteurdevenait énorme et on distinguaitles crissements du métal dans lesable, comme des cris. LesUkrainiens nous abandonnèrent àd’autres Ukrainiens à l’entrée ducamp d’en bas. Nous franchîmes lesbarbelés, nous fûmes face à cegrand bâtiment de brique qui necomportait qu’une porte étroite. Àdroite, la baraque du Lazaret. Nous

avons contourné le bâtiment debrique. Et j’ai vu cette grandeexcavatrice qui enfonçait son brasd’acier dans le sable jaune, et lebruit du moteur avec ses dérapageséclatait près de moi. Les Ukrainiensse sont mis à hurler, desprisonniers couraient portant desbrancards. Les Ukrainiens ont levéleurs fouets, leurs matraques, et jeme suis mis à courir aussi vers cesbrancards qu’ils nous désignaient.Des brancards de toile grossière.Kieve a pris l’autre bout et nousavons couru vers les larges portesouvertes sur les côtés du bâtimentde brique. Des portes de bois,

faisant presque trois mètres lelarge.

Et nous avons vu.

Ici, il me faudrait une autre voix,d’autres mots.

Les corps étaient nus,enchevêtrés comme des lianes, lescorps étaient jaunes et du sang avaitcoulé de leur nez sur leur visage. Etc’étaient ma mère, mes frères,Rivka, mon peuple. Nous avonsimité les autres, saisi à pleinesmains les corps, couru. Nous noussommes arrêtés devant lesprisonniers qui munis de tenaillesexploraient la bouche des cadavres

et arrachaient les dents en or, etnous avons couru jusqu’à la fossecreusée dans le sable jaune. Aufond, debout sur les morts, desprisonniers rangeaient les corps,ceux de ma mère, de mes frères, deRivka. Et nous avons jeté notrepremier corps. Puis d’autres,toujours courant, chargeant parfoistrois corps d’enfants au travers dubrancard. Et les Ukrainiensfaisaient descendre dans la fosseceux qui ne couraient pas assez vite,ceux qui ne chargeaient qu’un corpsléger. Et j’ai jeté cent fois ma mère,mes frères, Rivka, mon peuple, aufond de la fosse et plus loin, à

quelques dizaines de mètres,l’excavatrice creusait avec sonronflement de bête.

J’étais devenu l’un desTotenjuden, un Juif de la mort, etj’ai su que le ghetto,l’Umschlagplatz, le wagon qui nousavait conduit à Treblinka, le campd’en haut d’où je venais, n’étaientrien. Ici était le fond. Le fond de lavie, le fond de l’homme. Car lesbourreaux avaient visagesd’hommes, ils étaient semblables àces corps que je jetais, ils étaientpareils à moi. Et ils avaient inventécette fabrique à tuer, ces chambresà gaz, ces nouvelles chambres si

bien conçues, avec leurs pommeauxde douche par où s’échappait le gaz,ces parois carrelées de blanc, cespetites portes d’entrée puis leur solen pente qui descendait vers lagrande porte que nous ouvrions etcontre laquelle s’étaientenchevêtrés les corps. Nos corps.Car nous étions Juifs de la mort,morts aussi. Jamais, à l’exceptionde nos gardes, nous ne voyions unvivant. Parfois, au loin, j’apercevaisdans le camp d’en haut unesilhouette d’homme nu qui couraitchargé de vêtements. Je faisaisdésormais partie de ce royaume dela mort : le monde des parias.

Quand on livrait notre nourriture leconducteur du chariot ne venait pasjusqu’à nous. Il abandonnait lechariot à l’entrée et l’un des nôtresallait le chercher.

Nous ne vivions qu’avec desmorts et des tueurs. Et pourtant jevoulais vivre. Dans la baraque elleaussi entourée de fils de ferbarbelés, prison dans un campentouré d’un camp, les suicides sesuccédaient et chaque soirj’essayais de les empêcher. Carj’avais vu les fosses, les corpsentassés et je savais que nousétions devenus des témoins. Mavoix serait forte de ces milliers de

voix étouffées par le gaz et le sablejaune ; ma vengeance serait celle deces corps que les prisonniersrangeaient au fond des fosses, côteà côte. Après deux ou trois couchesde corps, l’excavatrice poussait lesable. Ma vie serait la vie desmiens : ces milliers de corps quenous empoignions d’un gestebrusque et que nous jetions sur lesbrancards.

Beaucoup parmi les prisonnierssemblaient vivre sans savoir cequ’ils faisaient, comme si leursgestes n’avaient plus designification. Ils étaient desmasques d’hommes accomplissant

sous les coups et dans la peur desactes commandés. D’autres, pareilsà moi, vivaient comme on résiste.Et le soir je luttais contre lessuicides parce qu’il fallait que nousdevenions un bloc formé d’hommesse connaissant, capables un jourd’être un poing qui tuerait avantd’être écrasé. Mais les suicides ontcontinué et la mort saccageait notregroupe.

Un jour, quand ? Au camp d’enbas, au bord des fosses, le tempsréel n’existait pas, et même letemps rythmé du camp d’en hautn’avait plus de sens. Un jour, quandnous avons enlevé les cales des

grandes portes des chambres à gaz,que les portes se sont ouvertes etque nous avons vu les corps jaunes,mouillés, quand nous avonscommencé à les tirer vers nous,Kieve a poussé un cri douloureux,enragé, et il a laissé tomber lebrancard puis il a saisi un corps lesecouant comme pour s’assurerqu’il ne contenait plus de vie et il acouru vers un Ukrainien qui a tiré.Kieve est allé dans la fosse. Je n’aimême pas regardé le visage de cecorps. Et nous étions ainsi, tous,fuyant les visages des morts,refusant de les affronter, refusantde savoir si nous avions connu,

croisé, l’un de ces visages.

Ivan, l’immense Ukrainien à latête minuscule, comme réduite,nous surveillait. Il tuait pour rien.Alors, je chargeais les corps les pluslourds, deux parfois, pour prévenirson coup sur le visage qui ferait demoi, un klepssudra, pour prévenirson ordre : « Descends ! » C’était lafosse et il forçait même lesprisonniers condamnés à secoucher sur les cadavres encorechauds que nous venions de jeter.

Il fallait courir, toujours, et noussoufflions à, peine, la faim auventre. Je choisissais les« dentistes » qui travaillaient vite,

inspectant parfois en moins d’uneminute la bouche du cadavre, cethomme ou cette femme qui unedemi-heure avant était un être devie, la tête pleine de souvenirs, lamémoire chargée de toutes lesrichesses des vies passées. Le doigtglissait dans la bouche et la tenaillearrachait. Il fallait choisir un bondentiste car rester immobile avecun corps à bout de bras quand onest aux limites de l’épuisement estune épreuve insupportable. Etl’homme fatigué doit mourir.

Alors, je courais, rythmant marespiration, serrant les dents : vivre,Martin, vivre, les tuer. Ces mots

m’emplissaient les yeux, la bouche,la tête. Ils étaient ma drogue et manourriture. Et le soir quandj’entendais quelqu’un prononcer lemot fatidique : « Enlevez », quisignifiait qu’un homme allaitenlever la caisse sous les pieds del’un de ses compagnons pour l’aiderà mourir je tentais de bondir.Parfois, j’ai renoncé, gardant mesforces pour sauver ma vie puisquemoi je voulais vivre. Parfoisl’horreur nous aidait. Quand ils ontmis les nouvelles chambres à gaz enroute, nous avons attendulongtemps, appuyés à nosbrancards, reprenant souffle,

pendant qu’ils n’arrivaient pas àtuer avec ce matériel qu’ilsexpérimentaient pour la premièrefois. Ainsi nous avons gagné un peude repos. Parfois, je rencontrais lacomplicité folle d’un dentiste quiprenait le risque de me laisserpasser après un semblant d’arrêt. Iljouait sa vie. L’un d’eux, un jeunehomme maigre avec de longuesmains blanches, était d’unedextérité exceptionnelle. Il opéraitpresque sans regarder, au toucher.Il m’a fait signe de passer avec cestrois corps d’enfants qui avaient àpeine cinq ou six ans. Le SS, celuique nous appelions « Idioten »

parce qu’il nous abreuvait de cemot, s’est approché :

– Pourquoi ? A-t-il demandé.

– Ils avaient à peine cinq ans,sûrement pas de dents en or.

J’écoutais, immobilisé par unUkrainien qui avait suivi son maîtreSS.

– C’est une bonne excuse, a ditIdioten.

D’un geste, il a montré la fosseau jeune homme aux longues mainsblanches dont le corps est tombépresque en même temps que celuides trois enfants.

Ici, il me faudrait une autre voix,d’autres mots.

Parmi les corps chauds nousavons trouvé des enfants encorevivants. Seulement des enfants,contre le corps de leurs mères, puisnous les avons étranglés de nosmains, avant de les jeter dans lafosse : et nous risquions notre vie àfaire cela car nous perdions dutemps. Or les bourreaux voulaientque tout se passe vite. Ils nouspressaient tant que brusquement lesilence s’établissait, nous avionsterminé notre tâche, attendantquelques minutes la vaguesuivante. Nous l’entendions arriver,

nous écoutions les cris fous, lesaboiements des chiens. Et noustrouvions parfois des hommesmutilés, le bas-ventre en sang. Leschiens dressés par les hommes àpousser les vivants vers la mort.

Il me faudrait une autre voix,d’autres mots pour dire la honte quime submergeait parfois, parsaccades, comme une nausée devivre encore et puis la rage qui mereprenait de vivre, vivre, pour direce que nous avions vu, ce qu’ilsavaient fait, ce qu’ils nous avaientcontraints à faire. Et plus ils étaientsauvages et plus s’ancrait macertitude qu’ils seraient vaincus,

qu’il n’était pas possible que ceroyaume de mort devienne leroyaume des hommes. Leur pestecesserait un jour. Et il faudrait êtrelà, témoin et juge, au nom de cesenfants étranglés. Au nom de tousles miens. Je courais, souffrantquand les corps étaient lourds et àleur poids nous savions que cesmorts anonymes venaient de paysoù la famine n’avait pas sévi, despays où les Juifs avaient dû êtresurpris en pleine ignorance et enpleine paix.

Le soir, nous rentrions écrasésde fatigue, sentant la mort. Certainssouriaient doucement comme des

fous, d’autres s’insultaient etparfois se battaient, certains sependaient. Je ne pouvaism’endormir, guettant cet« Enlevez » sinistre, guettant les SS.Car ils venaient la nuit dans notrebaraque, accompagnés de leursUkrainiens, choisir de nouvellesvictimes qu’ils prenaient près de laporte, et qu’ils tuaient au-dessusdes fosses. Mais le soir quelquesprisonniers n’avaient même plus laforce de se traîner vers le milieu oule fond de la baraque. Ils seproposaient à la mort.

J’ai chaque soir eu la forced’avancer jusqu’aux lits du fond. Et

pourtant la maladie m’a saisi.

Toute la nuit j’avais lutté contreles cauchemars ; réveillé en sursaut,croyant entendre les « Enlevez » etle bruit des caisses qu’on tire, mevoyant couché dans la fosse entrema mère et mon père. Au matin j’aivomi, de la salive rougeâtre, j’avaisfroid, mes jambes tremblaient, mesyeux se voilaient, comme s’ilsavaient été recouverts d’unepoussière jaune, couleur du sablede Treblinka. J’avais du mal àbouger les bras, à tenir debout. Etpourtant, j’étais présent à l’appel etj’ai couru avec les autres, mes pasrésonnant dans ma tête, leurs cris

entrant dans mes oreilles commedes aiguilles rougies. J’ai pris lebrancard et la ronde a commencé.Les nouvelles chambres à gazdonnaient à plein, les convois sesuccédaient, les corps s’entassaient.J’ai fait mon travail de Juif de lamort, mordant mes joues, lesmuscles de mes bras tremblantcomme des ressorts tendus etchaque fois que je m’arrêtais devantun dentiste je craignais dem’effondrer à ses pieds. Jen’ouvrais pas la bouche parce quej’aurais crié ; je courais, je jetais,j’entraînais même mon compagnondans un rythme rapide : je sentais,

au regard des Ukrainiens, qu’ilsm’observaient. Si je lâchais, j’étaismort. Et je voulais vivre. Alors pourdéjouer la méfiance d’Ivan, de sesyeux de renard cruel, je chargeaisles corps les plus lourds. « Ce sontdes sacs, Martin, va Miétek, dure,survit. » Un coup de reins et jesoulevais le brancard, courant versle dentiste. Courir c’est la vie.

J’ai tenu presque jusqu’au boutet nous avons eu une longuejournée, avec des chambres pleines,des corps lourds. C’était mondernier voyage, les chambresétaient vides.

– Vite.

J’ai imploré le dentiste d’unregard, j’ai soufflé ce mot. Il asoulevé les lèvres d’un doigt et jesuis passé.

– Halt !

Idioten était près de moi, sacravache à la main. Il a appelé ledentiste. Une dent en or brillait surle côté. De lui-même l’homme estdescendu dans la fosse et commel’excavatrice travaillait près de nousje n’ai même pas entendu le coupde feu. Idioten a levé sa cravache etm’en a frappé. J’ai tenu, vibrant detout mon corps, puis nous avonsfait basculer le cadavre. Je savaisque je ne résisterais pas un jour de

plus. La fièvre me serrait dans sapoigne brûlante et peut-être étais-jedéjà condamné, le visage marquépar Idioten, devenu l’un de cesklepssudra qu’on faisait sortir desrangs au moment de l’appel. Maisils m’ont ignoré et j’ai pu me traînersur le sol de la baraque, vers lefond, rampant avec mes coudes, lesjambes comme mortes. Alors unhomme est venu vers moi et m’atiré hors de l’allée centrale. J’aimontré mon visage.

– Klepssudra ?

Il faisait presque nuit noire. Ils’est baissé passant ses doigts surmes joues.

– Tu n’as rien, dit-il.

Parfois certains mentaient pouréviter les suicides dans la nuit.

– Je ne me tuerai pas, ai-je dit.

– Tu n’as rien, je te jure.

Je restais allongé, secoué desoubresauts, la fièvre, la nausée.

– Malade ?

J’ai tenté de vomir.

– Il faut tenir, a-t-il dit. D’où es-tu ?

C’était la vague noire dessouvenirs qui montait. Il avaitl’accent des voyous du ghetto. Jeme suis mis à parler, comme on

délire. La contrebande, le mur centfois passé, les sacs de blé quisentaient bon, Frankenstein, le caféSztuka.

– Abram est ici, a-t-il dit.

Abram, Abramle, comme onl’appelait. Souvent avec Dziobak-la-Vérole et Mokotow-la-Tombe, avecPila-la-Scie et Zamek-le-Sage, avecPavel, le Pavel d’avant cette nuitd’août, nous étions rentrés commeun torrent dans son restaurant. EtAbramle préparait la table d’ungeste large, riant déjà à ce que nousallions abandonner chez lui,blaguant, se moquant de Pavel. Ilavait été l’un de mes clients fidèles.

– À la cuisine.

– Qui es-tu ?

– Moishe. Tu connaissais Trisk-le-Chariot ?

Yankle-l’Aveugle, Chaïm-le-Singe, Trisk ; je les avais vusdescendre la rue Zamenhofa, sourdà mes conseils. Et moi je les avaisrejoints, un peu plus tard, ici àTreblinka.

– Je suis de sa famille, continua-t-il. Je vais t’aider.

Ainsi, au royaume de la mort unhomme est venu vers moi.

Un homme que les lois

appelaient voleur a prononcé ce sonétrange ; « t’aider », ce son quivoulait dire prendre un risque deplus, là, dans ce royaume où chacunse prolongeait par miracle.

Moishe avait noué des amitiésavec les kapos, il mangeait un peuplus grâce à Abramle et le tueurIdioten, qui sait pourquoi, leprotégeait. Dans le camp deTreblinka si l’on voulait durer ilfallait avoir ces relations avec ceux– les kapos – qui n’étaient pas àchaque seconde écrasés sous lescoups, le travail, le hasard et lafaim.

Le matin, à l’appel, la fièvre me

tenait toujours mais j’avais ànouveau l’espoir. Pourtant quandles Ukrainiens et les SS sont passésdans les rangs j’ai tourné monvisage, peut-être Moishe m’avait-ilmenti, peut-être étais-jeklepssudra ? Mais ils m’ont regardésans me désigner : la mort a frappé,à côté de moi.

Ce jour-là, j’ai évité les chambresà gais, et les fosses, j’ai fait partiede s kommando-voirie, j’ai jardiné,j’ai tourné la manivelle du puits etle prisonnier qui s’y attelait avecmoi m’a aidé aussi, en poussantseul alors que je ne faisais quem’appuyer sur la barre d’acier, au

bord de ce puits profond d’oùmontait une fraîcheur humide.J’étais entré dans la caste desprivilégiés du camp d’en bas. Mais,comme tous les prisonniers, àl’appel, le soir, nous pouvions êtredésignés pour la mort. Lelendemain, j’ai encore échappé auxchambres à gaz. Un kapo m’aconduit jusqu’aux cuisines. Là,vivait Abramle, gouailleur, toujoursvif.

Il n’a même pas paru surpris deme retrouver.

– Miétek, tous nous venons ici,a-t-il dit. La dernière table pourMiétek !

Il me montrait un coin à l’abrides regards.

– Mange vite, a-t-il dit, soudaingrave.

J’ai avalé des pommes de terre,chaudes encore, la faim plus forteque la fièvre. Ainsi j’ai pu mereposer un peu, gagnant quelquesjours, sauvé par d’autres quirestaient des hommes. Et, appuyé àla manivelle, entraîné par moncamarade qui ne disait pas un mot,j’étais convaincu que les hommesl’emporteraient un jour sur lesbêtes noires qui nous tuaientaujourd’hui.

Sur qu’il fallait vivre.

Mais la mort nous guettait :Abramle, Moishe, moi, nousrestions des Juifs de la mort,soumis aux lubies de nos maîtres etaux besoins de la fabrique. Nousétions en sursis. Chaque fois qu’unconvoi important arrivait on nouspoussait tous vers les fosses, versles portes de bois des chambres àgaz et nous reprenions lesbrancards de toile, nous courionsdans le martèlement del’excavatrice qui creusait le sablejaune pour d’autres fosses. J’aitenu. Suivant Moishe, alors que lafièvre s’accrochait encore à moi, j’ai

soulevé, porté des corps légers,guidé, protégé, entraîné par Moishe.Idioten laissait faire, tolérant cetavantage qui pour moi signifiait lavie. Peu à peu j’ai chassé la fièvre, larepoussant lentement parce quej’étais décidé à vivre, réussissantgrâce à Abramle à obtenir quelquespommes de terre de plus, àéchapper à la régularité mortelledes fosses et de la fabrique.

Un soir, Moishe n’est pas rentréà la baraque : Ivan l’avait abattu,près des cuisines, parce qu’il necourait pas assez vite. Cette nuit-là,j’ai su que mon tour allait venir si jene m’enfuyais pas : on ne pouvait

survivre dans le camp d’en bas. Lelendemain, aux fosses, Idioten m’adonné un premier avertissement.Mon brancard n’était pas assezchargé, mais au lieu de tuer commeil le faisait généralement Idiotenm’a fait mettre au garde-à-vousdevant lui.

– Si tu cries, Juif, je te tue.

Et il s’est mis à me frapper sur lecorps, évitant mon visage peut-êtreen souvenir de Moishe. Je n’ai pascrié, j’ai eu la vie sauve mais j’ai dûdescendre dans la fosse, debout surles cadavres, les rangeant commes’il s’était agi de morceaux de bois,les piétinant comme s’ils n’avaient

pas été, une demi-heure avant, desexistences vibrantes de peur etd’espoir.

Régulièrement dans la fosse desprisonniers devenaient fous,d’autres appelaient la mort. Et ellesurgissait par la main d’Ivan oud’autres Ukrainiens. Je suisremonté, les mains humides ettachées de sang. Il ne me restaitplus beaucoup de temps, j’arrivaisau bout de ma vie. Les bourreauxm’avaient déjà remarqué, j’étais untrop vieux prisonnier : j’allaiscommettre la faute par laquelle jeme désignerais à la mort.

Je me suis assis dans la

baraque : j’avais lutté pour survivremais ce n’était pas assez. La règledu jeu voulait que je sois perdant.J’avais laissé passer la premièrechance en ne bondissant pas dans letrain chargé de vêtements.Maintenant, j’étais au terme duvoyage : peut-être quelques joursencore, peut-être seulementquelques heures. S’enfuir oumourir. Tout ce que j’avais fait, tousles miens, toute mon énergie, macolère, ma vengeance, tout celapouvait n’être plus rien sij’échouais. Si j’acceptais de mourirles bourreaux remporteraient ladernière manche et il n’aurait servi

à rien que j’accumule toutes cesvictoires, contre eux, à Pawiak, aughetto. Rien, des centaines demilliers d’hommes seraient mortspour rien. C’est de Treblinka qu’ilme fallait sortir, là était la seulevictoire qui compterait, celle quiferait de moi le témoin, le vengeur,l’homme par qui les miens, tous lesmiens, revivraient.

J’ai répété ces phrases, cesjugements pour m’exalter, pour medonner la force. Il me fallait agirseul : Moishe était mort, Abramleincertain, d’autres pouvaientcraindre les représailles. Je devaiscompter sur moi seul. Toute la nuit,

méthodiquement, j’ai bâti desplans. Franchir les barbelés étaitimpossible, sortir parl’Himmelstrasse hors de question.L a fabrique était surveillée,personne ne pouvait franchir laporte du chemin du ciel. Restaitl’issue de l’ouest, cellequ’empruntaient les SS et lesUkrainiens. Mais elle était tropéloignée de nos baraques pour queje puisse y parvenir et puis elledevait être gardée. Pourtant c’étaitla seule voie pour fuir le camp d’enbas, rentrer au camp d’en haut, etlà, tenter à nouveau l’aventure dutrain. Il n’y avait pas d’autres

moyens, pas d’autres planspossibles. Celui-ci était fou, mais jevivais dans un monde fou. Il fallaitréussir ou mourir. Mais réussirétait mon devoir.

Me laisseraient-ils le temps ? Ledestin en déciderait. J’ai commencéà guetter, réussissant par Abramle àrester à la cuisine. J’ai pensé à tuerun SS ou un Ukrainien, à revêtirleur uniforme et à franchir la porte.Ce n’était qu’un rêve impossible.J’ai attendu ; chaque heure passée àvivre était un atout que jeconservais, et puis d’avoir un butprécis me donnait une forcenouvelle. On m’a remis à la fosse :

j’ai travaillé comme une machine,courant, piétinant d’impatiencedevant le dentiste, il ne fallait pasmourir, il fallait tenir.

J’ai duré, combien d’heures oude jours ? Je ne sais plus : le tempsdes hommes n’existait pas àTreblinka. J’ai duré jusqu’à cetinstant où j’ai vu un camion chargéde SS passer la porte officielle, sediriger vers notre groupe debaraques. Les SS chantaient. Ilssont entrés là où s’accumulait l’orque les dentistes arrachaient desbouches et que les Ukrainiensvolaient souvent. J’ai questionnéAbramle qui par les kapos savait.

– Les SS viennent se servir enor, pour eux. Les Juifs, tu le saisMiétek, sont riches.

Et il s’est mis à rire.

J’ai observé le camion. Personnene le surveillait. Je l’ai vu repartir,avec les SS qui sautaient à bord ense donnant de grandes tapes dans ledos et il a franchi la porte ouestsans même ralentir. Il s’est perduderrière les baraques du camp d’enhaut. Là où était la chance.

Le soir, j’ai élaboré mon plan.J’ai guetté : cette nuit-là, commetoutes les nuits des hommes se sontpendus. Plusieurs fois j’ai entendu

le mot « Enlevez », plusieurs fois lacaisse a grincé sur le sol. Quand iln’y eut plus qu’un silence précaire,le silence crevé par les cris de ceuxqui avaient des cauchemars, je mesuis glissé jusqu’aux pendus, j’aiapproché la caisse et doucement jeles ai pris contre moi, mescamarades morts qui allaientm’aider. À Treblinka, on se pendaitavec sa ceinture et j’avais besoin deces ceintures. Je les ai pris dansmes bras et je les ai détachés, mescamarades, enlevant leursceintures. Puis j’ai confectionnédeux fortes sangles, attachantplusieurs ceintures ensemble, je les

ai enroulées autour de moi commeautrefois, dans le ghetto, au tempsde l’évacuation, j’avais enroulé unecorde pour m’enfuir de l’hôpital etd e l ’Umschlagplatz . Le matinpersonne ne s’est étonné de trouverles corps des camarades étendus surl e s o l . Qu’était-ce que ces troismorts au milieu de l’allée pour nousqui en saisissions des centaines àpleine main ?

Ce jour-là, je suis retourné auxfosses la peur sur moi : Martin, il nefaut pas mourir aujourd’hui. J’aitenu, couru, posé deux, trois corpssur mon brancard, épuisé moncamarade qui s’essoufflait à l’autre

bout. Couru pour vivre. Les jourssuivants.

– Combien de jours ? – je suisresté une pelle à la main àproximité de la cuisine, craignantseulement les appels, le regard d’unUkrainien ivre, la malchance quitue.

Enfin, alors que le soleil avaitdéjà disparu derrière les arbres quifermaient l’horizon de Treblinka, lecamion des SS est revenu, soulevantde la poussière jaune. Il a freinébrusquement devant la baraque etles SS ont sauté à terre. J’étais àpeine une silhouette et ils pensaientà l’or.

J’ai posé ma pelle contre labaraque, j’ai regardé autour de moi.J’allais réussir.

Toute ma vie, toutes ces viesmortes, tous les miens, ils étaient làà me protéger, tous avaient besoinde moi. Je ne pouvais que réussir,puisque je le devais. Je me suis jetésous le camion. J’ai cherché desbarres, des aspérités, j’y ai glissé lesceintures, les passant sous moi, lestendant, m’accrochant avec mesongles à l’acier, collant mon visagecontre le métal, plaqué de toute mavolonté, de toute ma vie. Ce camionétait ma chair, ma mère protectriceet j’étais entre ses roues comme

dans un ventre dont seule la mortpourrait m’arracher. Mais jamais lafatigue. Et pourtant j’ai cru lâcher.Mes muscles tremblaient, lesceintures me sciaient le cou, lesjambes, que mon corps mal nourriétait lourd ! J’ai attendu, un tempslong comme une agonie. J’aientendu leurs rires, le bruit de leursbottes sur l’acier, sur le bois. Lemoteur a éclaté brusquement prèsde moi, le camion se mettant àvibrer, s’ébranlant enfin. Quelquesmètres à peine et j’ai cru que j’avaishurlé tant la brûlure le long de monpied était forte, je touchais un tuyaud’échappement ; je me suis déplacé,

ne faisant plus qu’un avec cettemachine vibrante, cette mère quim’emportait, me secouait etm’enveloppait de poussière.

Je tenais : merci mes camaradespendus, merci Moishe et toi,inconnu qui poussait sur lamanivelle du puits, merci Abramlepour ces pommes de terre chaudesqui aujourd’hui étaient la force demes poignets et de mes doigts.Merci mon peuple. Merci, corps dela fosse, enfants étranglés par mesmains pour vous éviter de mourirétouffés sous les cadavres mouillés,merci de me donner cette confiance,ce camion qui roule, roule. Je

tremble sous toi, machine, mais jem’accroche à toi et rien ne me feralâcher. Va, Martin, va Miétek.

Nous avons roulé sur le sablebosselé dans ce bruit de moteur etce goût de poussière. Enfin, lecamion s’est arrêté. Autour il y avaitdes cris, les rugissements de l’appel.J’ai entendu leurs bottes sur leplancher. Ils ont dû sauter à terre.Mais je devais attendre : j’étaisparcouru par les éclairs de crampesqui tendaient mes muscles, jepouvais à peine déplier les doigts etsans les deux ceintures qui metenaient à la hauteur du cou et desmollets je serais sans doute tombé

sur le sol. Mais j’ai tenu. Autour ducamion on parlait, on passait, puisbrutalement la nuit est venue et lesilence s’est établi sur le camp deTreblinka. J’ai encore attendu.J’apercevais les lueurs desprojecteurs qui balayaient lesbarbelés ; de temps à autre la ported’une baraque claquait et des voixs’interpellaient en allemand. J’aidétendu l’une des sangles et j’aiglissé vers le sol. Oh ! le bonheur detoucher la terre, d’appuyer mon dossur ce sable qui a enseveli tous lesmiens et qui m’accueille fraternel.J’ai embrassé cette terre de toutmon corps, avec ma nuque meurtrie

et mes bras crispés. Mais il mefallait être prudent. Alors, je mesuis à nouveau agrippé au camion,ne touchant la terre qu’au momentoù j’allais crier sous l’insupportabledouleur des muscles. J’étais ainsisur le dos, quand, au bord ducamion, j’ai entendu un bruit, ilétait trop tard pour m’accrocher, j’aisaisi la petite bouteille de cyanureque m’avait donnée Moishe, prêt àla porter à ma bouche. Je ne mesuis même pas tourné, attendant lalueur d’une torche, un coup de feu,un hurlement. Puis j’ai senti contremoi un corps qui s’allongeait : l’unde ces bergers allemands au poil

fauve était là, me reniflant,pacifique, j’ai commencé à lecaresser et il m’a léché les mains. Ilest parti, revenu, innocent danscette nuit douce alors que, dans lecouloir étroit de la fabrique, là oùs’ouvraient de part et d’autre lescinq portes donnant sur leschambres à gaz, d’autres de sa race,dressés à tuer, se jetaient, bêtessauvages, sur le bas-ventre deshommes. Mais qui était la bête, del’homme ou du chien ? Des chienscomme des hommes on pouvaitfaire n’importe quoi. Il n’y avait nihomme, ni chien, ni race maudite,seulement des hommes qui étaient

devenus des bourreaux, d’autres quiles avaient dressés, peut-être dessociétés qui fabriquaient plus que,d’autres des bourreaux.

Le chien est reparti : j’ai eu peurun instant qu’il n’aille chercher sonmaître, puis à nouveau accroché aucamion je me suis calmé.Maintenant, il me fallait attendre.Si le camion démarrait, je mecollerais à lui, sinon je saisirais lemoment, la première chance.

La fraîcheur est venue avec lematin ; un brouillard bas couraitsur le sol comme un signefavorable. Il y eut un tir demitrailleuse, venu d’un mirador,

vers le camp d’en bas ; le moteur del’excavatrice, là-bas où étaientrestés Abramle et mes camaradesde la baraque. Seul sans douteAbramle remarquerait monabsence, un instant à peine, quantaux bourreaux nous n’avions ninuméro, ni matricule, ni visage,nous étions des morts quitravaillions, des choses qui parfoiscriaient, qui se teintaient de rosequand une balle les abattait. Nousn’étions rien. J’entendais le moteurde l’excavatrice qui dérapait : c’étaitquand la pelle s’enfonçait dans lapremière couche de sable, la plusdure ; on creusait une nouvelle

fosse et mes camarades allaient serassembler, les klepssudras’avançant eux-mêmes hors desrangs, les autres courant, lebrancard chargé.

J’étais sorti du camp d’en bas, cebout de l’Himmelstrasse dontpersonne ne revenait et que,disaient mes camarades, personnen’avait réussi à quitter sinon pour leciel. J’étais sorti et il fallait que jem’échappe aussi du camp d’en haut,c’était mon devoir, mon serment, etd’être là, d’entendre l’excavatrice,d’imaginer la fosse et mescamarades debout sur les morts,d’être là, loin d’eux et toujours

parmi eux me donnait une forceinvincible. Je réussirais. Au nom detous les miens.

Le brouillard s’était encoreépaissi. La voix de Lalka, toujours lamême voix qui annonçait notre fin,notre inexistence, venait jusqu’àmoi : c’était l’heure de l’appel. J’aiattendu, enroulant les sanglesautour de mon corps. Bientôtj’allais risquer de tout perdre. Desvoix qui parlaient en yiddish prèsdu camion : j’ai rampé jusqu’auxroues. J’ai aperçu un groupe deprisonniers, à une vingtaine demètres. Je me suis dressé, restantdebout près du camion, repérant

l’Ukrainien qui les gardait. J’aimarché jusqu’à eux dans cebrouillard qui me sauvait, j’avais lesjambes raides, les bras lourds. J’aibuté dans une brouette, dissimuléepar le brouillard. Je l’ai saisie.Personne ne pourrait me l’arracher.Un prisonnier s’est retourné. Il meregardait de ses yeux fiévreux,surpris.

– D’où viens-tu, toi ?

J’ai fait un signe de tête.

– Plus tard.

Il a hésité, a haussé les épaules.À Treblinka rares étaient ceux quise souciaient d’autrui. Je suis resté

avec ce groupe, un kommando-voirie, un petit moment puis, àl’appel, j’ai glissé loin d’eux. Ilfallait me perdre dans la foule desprisonniers. Ma chance était labarbarie des bourreaux, leursexécutions régulières, les hommesqu’ils sortaient tous les soirs desrangs pour les conduire au Lazaretet qu’il fallait bien remplacer. Aucamp d’en haut comme au campd’en bas, il n’y avait ni nom, ninuméro matricule, ni visage. J’aitouché ma soupe, comme lesautres. J’avais réussi, je n’étais plusau fond du gouffre.

J’ai recommencé à vivre au camp

d’en haut. Vivre, malgré l’horreur,car j’avais connu les fosses et lafabrique, vivre car j’étais sorti dudernier cercle, là où les vivants nevont jamais, vivre car j’avaisl’espoir. Le dos courbé, le visagetourné vers le sol alors que jecourais, je me répétais qu’ici même,comme à Pawiak, comme à laGestapo Allée Szucha, je les avaisvaincus, eux les seigneurs et les roisde la mort. Sans arme autre que lavolonté : là était la preuve quej’étais l’homme, leur maître. Ilstuaient, ils frappaient, ils hurlaient,mais ils n’étaient que des pantinsdémoniaques. Parle, Lalka, dis que

je suis la boue, la vermine, parle deta voix satisfaite de poupée noire, jesuis l’homme et je vais vaincre,glisser entre tes doigts.

Je n’avais qu’un but : me faireaffecter au kommando dechargement des wagons. Mais il mefallait avancer avec prudence, seul ;tenter de découvrir les rouages ducamp, repérer les k a p o s , lesgoldjuden, ces « Juifs de l’or » quiformaient l’aristocratie du camp. Ilme fallait éviter la mort, travaillervite, cacher mon visage, devenirgris, invisible. Il me fallait garderdes forces : j’ai, malgré les risques,fouillé d’un geste rapide les

vêtements que nous portionsjusqu’à la place du tri, avalé lesbiscuits, le sucre sans remuer lesmâchoires. J’ai travaillé accroupi àdétacher les étiquettes desvêtements, pour qu’ils deviennentanonymes ; j’ai pris des risques,dissimulé un couteau acéré trouvédans une veste de cuir. Car il mefaudrait sortir du wagon. J’ai ànouveau connu tous leskommandos, j’ai porté des sacs decheveux qu’on avait séparés parteintes, j’ai porté des brassées dechaussures. Puis j’ai dû servir auLazaret. Là, j’ai retrouvé la mortvivante. La baraque était à l’est du

camp, après la place du tri. Uneénorme croix rouge la surmontait.Je suis entré dans la salle d’attente,propre, accueillante avec sesfauteuils confortables. De là, onpassait dans la « salle deconsultation ». Un prisonnierrevêtu d’une blouse blanche yentraînait les arrivants. Mais cettesalle de consultation avait unesortie béante, dissimulée par unrideau, et derrière se tenait unUkrainien armé, debout près de lafosse. J’ai reçu le corps desvieillards, morts encore tremblants,le corps des enfants et des infirmes.C’était à nouveau la fosse mais j’ai

pu y échapper, me perdre dansd’autres kommandos. J’ai retrouvél’arrivée des trains, l’insupportableregard affolé des mères et desenfants. Elles me prenaient par lebras :

– Qu’est-ce qui se passe ? Oùsommes-nous ?

– Ça va, ça va.

Que dire ? Que faire ? J’ai croisédes visages qu’il me semblaitconnaître et quand c’était deshommes vigoureux qui avaient unechance à la sélection, jemurmurais :

– Ne te déshabille pas.

Ainsi je risquais ma vie. Nous nedevions pas dire un mot auxarrivants, nous ne devions pas lesvoir. Près de moi un prisonnier dukommando-bleu a été appelé, unevoix de femme déchirante, faite dejoie et de terreur :

– Schloïme, Schloïme, c’estmoi !

Je savais qu’il ne bougeait pas,qu’il s’affairait pour ne pasentendre, j’ai entendu son pas quis’éloignait et la voix qui criait :

– Schloïme, Schloïme, c’estmoi !

Puis des bottes se sont

approchées, elles ont suivi Schloïmedont je n’avais même pas vu levisage, et il y a eu un coup de feu.Comment pouvait-on faireconfiance à un prisonnier qui avaitvu arriver sa mère ou sa sœur ?

– Schloïme, Schloïme ! criait lavoix.

J’ai nettoyé les wagons, lesdébarrassant de leurs morts desoif : des enfants, des vieillards. J’aivu, sur chaque wagon, marqué à lacraie d’une écriture ferme lenombre de personnes qu’ilcontenait : 120,160,145. Là-bas, àl’Umschlagplatz un SS pointilleux,peut-être le petit SS à la cravache,

continuait sa besogne méthodique.À chaque convoi l’angoisse mesaisissait : il me semblait qu’ilsallaient à nouveau descendre, mamère, mes frères, Rivka, qu’ànouveau j’allais devoir les laisserpartir, mourir. Et maintenant jesavais, je revenais de là-bas, oùl’exca-vatrice creuse, où les chienshurlent dans le couloir, où lesenfants parfois ne sont pas encoremorts quand s’ouvrent les largesportes de bois. Je savais, j’avais vu.Et à chaque convoi c’étaient mamère, mon père, Rivka, mes frères,mon peuple, que l’on précipitait surle quai. Et j’étais impuissant.

Parfois des hommes et des femmescriaient :

– Nous ne sommes pas juifs!

Comme des animaux affolés,perdus, ils couraient vers lesUkrainiens ou les SS, hurlant deterreur;

– Polonais, pas juif, pas juif.Catholique ! Je hais les Juifs !

Ils mouraient plus vite d’uncoup de feu ou bien ils subissaientle destin commun. Ici, à Treblinka,ce n’était pas les Juifs que l’ontuait, ce n’était pas une raceparticulière que l’on exterminait :

les bourreaux voulaient détruirel’homme et ils avaient décidé decommencer par ceux des hommesqu’on appelait juifs, mais tous leshommes étaient condamnés. Neresteraient vivants que lesbourreaux et leurs chiens. ÀTreblinka, c’est l’homme qu’onsupprimait. Mais, pour mieuxdissimuler cette gigantesqueentreprise, les bourreaux avaientessayé de cacher l’homme sous cenom de Juif.

Alors, les Polonais quibondissaient sur le quai, criant :« Pas juif, pas juif, catholique »mouraient. Qu’importait pour les

bourreaux ? Ces Polonais nepouvaient être que des hommesdonc ils devaient les exterminer.J’écoutais les cris affolés de ceshommes qui s’étaient peut-être faitprendre à proximité du mur, oudont le visage ressemblait à ceuxdes Juifs. Ils allaient mourir sanscomprendre que leur foi ou leurrace ne les auraient pas protégéslongtemps : ils auraient un jour oul’autre dû choisir entre le destind’une bête ou la vie d’un homme.

Juif ou pas juif, j’ai découvert àTreblinka qu’il n’y a que l’homme.

Cela aussi il me faudrait le dire,dehors. Mais le temps passait et à

Treblinka les prisonniers mouraientvite. J’essayais de rester toujoursdans les kommandos quitravaillaient près du quai : il y avaitl’horreur des convois mais aussil’espoir du chargement. Un jour,des Ukrainiens m’ont poussé vers laplace de déshabillage : là opéraitune partie du kommando-rouge. Ilfallait aider les enfants, les vieux, àse déshabiller. Ils avaient les gestesempruntés et lents ; ils étaientbrisés, désemparés, exténués par levoyage. Et ils posaient desquestions avec la voix et les yeux. Jesavais. Seul sans doute parmi lesprisonniers du kommando-rouge et

peut-être parmi tous les prisonniersdu camp d’en haut j’avais vu : etvoir change tout. Je savais par toutmon être, par mes yeux et mesmains, je savais leur destin. Et il mefallait presser mes frères et mamère, répéter :

– Ça va, ça va.

Et je voyais déjà leurs corpsmouillés et jaunes allongés dans lafosse. Et j’étais impuissant.

Plusieurs fois je suis retourné au« déshabillage », et j’ai su que je netiendrais plus longtemps, quej’allais bondir vers un Ukrainien ouun SS et tenter de le tuer. J’arrivais

à nouveau au terme d’un voyage, àl’un de ces paris où il n’y a le choixqu’entre la mort et la vie. Il fallaitjouer.

L’un des kapos était un Juif deVarsovie. L’un de ces voyous qui lelong du mur, contrôlaient les métaet forçaient les contrebandiers àpayer, pour passer les sacs. J’avaisdéjà échangé quelques mots aveclui.

– Tu es Miétek, m’avait-il dit.

Puis il y avait eu un long silence.

– Ton blé ne leur a servi à rien.

Ce n’était qu’une intonationdans sa voix, mais elle était

fraternelle et désespérée. Il fallaitjouer. Nous étions assis, épaulecontre épaule, au fond de labaraque.

– Je viens de là-bas.

Silence, à nouveau. Il ne posaitpas de questions et c’était bonsigne.

– Tu entends ?

Cette nuit-là l’excavatrice raclaitle sol, il y avait eu dans la journéedeux convois comme si les hommesrenaissaient toujours plusnombreux dans quelque coin deVarsovie ou de la Pologne, ou plusloin encore.

– Elle creuse, des fosses.

J’ai commencé à raconter, et celaa duré une bonne partie de la nuit.J’ai parlé d’Abramle et de Moishequ’il avait dû connaître, dans lesrues du ghetto, au temps de la vie.Silence encore, puis :

– Miétek, ne raconte jamais.

Il a saisi mon genou d’une maindure :

– Ne raconte jamais. Ils ont desmouchards.

J’avais gagné, découvert unhomme.

– Il faut que je sois au

chargement des wagons, au premierchargement.

Nous sommes restés côte à côte,jusqu’à l’appel.

– Ne raconte jamais, m’a-t-ilrépété.

Un matin, un jour, d’autres,combien ? Le temps des hommes etde la vie n’existait pas à Treblinka.Je ne l’avais plus vu, j’étais passéd’ u n kommando à l’autre. Puis àl’appel, comme nous nousdispersions, il m’a bousculé, medonnant un coup sur le dos, unautre, hurlant :

– Allez, marche, cours.

Il m’a poussé vers lekommando-chargement medirigeant vers un autre kapo.

Nous sommes partis, le kaponous injuriant, vers le quai. Le trainétait là, ses wagons ouverts, vides,les paquets prêts à être chargés.

Merci, camarade, merci, homme.

Le plan que j’avais mis sur piedil y a si longtemps, avant le campd’en bas était présent dans mesmains, dans ma tête. J’ai chargédans un coin du wagon, accumulantles ballots, ni trop ni trop peu, cequ’il fallait pour n’être rien, qu’unefourmi dans la colonne, active,

anonyme. Puis j’ai abandonné lecoin et sa cavité, remplissant l’autrepartie du wagon et les prisonniersderrière moi entassaient les paquetsque je poussais. J’ai sauté, grimpé,entassé encore. Le kapo criait, lesUkrainiens et les SS marchaient surle quai, et les prisonniers, le doscourbé, grouillaient, courant,sautant, chargeant. Peut-être nesuis-je resté seul dans le wagonqu’une minute mais elle a suffi. J’aiplongé dans ma cavité et j’ai tiré lepaquet qui m’emprisonnait, tendules bras pour soutenirl’amoncellement, bloqué d’autresballots avec le dos et la tête. J’ai

senti le choc sourd d’autres paquetsqu’on accumulait, qui me serraientcontre la paroi du wagon, dans cetangle de liberté. Puis il y a eu lesilence, ma main droite tenantcrispée une bouteille de poison, lagauche serrant un couteau.L’attente, les bruits de voix, un coupde feu. Un SS ou un Ukrainien quidevait abattre un prisonnier, pourl’exemple. Au fond de ma cache, jen’entendais même plusl’excavatrice, comme si déjà j’avaisquitté l’enfer.

Ces grincements, cesclaquements qui se rapprochaientc’étaient les portes que les SS

fermaient. Il y eut un trou desilence, des cris, peut-être un wagonqui n’était pas suffisammentchargé, enfin, à nouveau, lesgrincements, les claquements. Monwagon. Puis d’autres encore. Etl’attente, le train qui s’est ébranlé,puis arrêté. Combien de temps ?L’attente.

L’attente. Aussi longue quetoutes les vies détruites et couchéesdans les fosses, comme si chacuned’entre elles s’ajoutait à l’autre ;aussi longue qu’un appel quandj’avais peur d’être un klepssudra,aussi longue que cette course deschambres à gaz vers les fosses alors

que m’écrasait la fièvre ; aussilongue que la torture au siège de laGestapo ; aussi longue, aussiinsupportable que ce moment où ilsavaient crié : « hommes à droite »,« femmes et enfants à gauche », etoù ma mère, mes frères, Rivka,s’étaient séparés de moi. Aussilongue que tout mon séjour àTreblinka.

Enfin mon wagon a commencé àrouler, lentement d’abord, puis unair vif s’est glissé entre les planchesde la paroi. Le train avait pris de lavitesse.

Il y avait les grincementsd’essieu, le halètement de la

locomotive, le déroulement sourd etrythmé sur les rails d’acier. Ce trainavait pour moi tous les bruitsrassurants des machines.

Ce train, c’était un cri : celui dema vie.

6Je dirai

l’Umschlagplatz,les wagons et les

fosses

Le train roulait. J’étais collécontre le bois rugueux, explorant laparoi, ce bois où tant des miensavaient posé leurs fronts, leurslèvres, où tant des miens avaientbrisé leurs ongles entre Varsovie etTreblinka. Je me suis efforcéd’attendre, de ne pas me laisser

aller à l’exaltation mêlée de peur etd’angoisse qui me poussait àcreuser le bois, à le défoncer avecma tête, à planter le couteaun’importe où, à arracher avec mesdents, mes mains, ces planches quime séparaient de l’air libre. Je mesuis maîtrisé, peu à peu, retrouvantma respiration, mes pensées,élaborant un plan. J’ai commencé àélargir une fente entre deuxplanches, pour voir et,brusquement, j’ai aperçu l’horizon,un espace rouge sombre que nemutilaient ni miradors ni barbelésmais seulement les masses noiresdes forêts à demi estompées par la

nuit qui tombait ; j’ai vu les champslabourés couverts de place en placepar des traînées de brouillardgrisâtre ; j’ai vu la campagne vaste,seule, sans un homme casqué, sansun cadavre, sans une colonne deprisonniers courbés. Je n’arrivaisplus à détacher mes yeux de cesétendues tranquilles et silencieuses,somnolentes et paisibles, de cetteterre sableuse, innocente, creuséede marais immobiles où deshommes avaient installé Treblinka.

Le train a ralenti, avançant aupas : l’angoisse à nouveau m’a saisi.Nous avons traversé une gare. Surle quai éclairé déjà, des soldats,

leurs armes, leurs sacs et leurscasques amoncelés contre les murs,mangeaient. Certains, leur gamelleà la main, étaient à demi allongés,près des voies, regardant le train etil me semblait qu’ils allaient voirmes yeux, bondir, hurler. J’ai serréle couteau : je ne retournerai jamaisà Treblinka. Puis le train a repris dela vitesse, s’enfonçant dans lacampagne et dans la nuitmaintenant pleine. Alors je me suismis à creuser, taillant dans lesplanches, enfonçant des échardesdans mes doigts, transpirant. Nousavons encore passé une gare désertesignalée à peine par deux lumières

jaunes qui paraissaient clignoter.Dès que nous avons retrouvé la nuitj’ai poussé, m’arc-boutant sur lesballots de vêtements et,brutalement, dans un craquement,les planches ont cédé, l’air humideet froid me fouettant tout à coup,ma cache envahie par le bruit dutrain et les odeurs de la campagne.Il fallait faire vite, avant qu’uneautre gare peut-être pleine desoldats ne survienne : m’agrippantaux planches, je me suis glissé horsdu wagon, m’accroupissant, metenant à la paroi, face à la nuitprofonde comme le vide. Mais jen’avais aucune appréhension : ma

vie, depuis des années, n’était quesauts dans le vide, paris surl’inconnu. Et puis je venais d’unlieu où les choses seules sontfraternelles et les hommes cruels.Comment aurais-je craint de sauterdans la nuit ; la vitesse, la terre,l’obscurité, les pierres même, toutm’était plus doux que les bêtes àvisage d’hommes que j’avaisconnues là-bas.

J’ai sauté, la tête enveloppéedans les bras, roulant du talus,aboutissant dans un fossé pleind’une eau glacée, herbeuse. Étourdi,j’écoutais le silence, la brise dansles taillis, le clapotis de l’eau. Je me

suis traîné sur le bord du fossé,restant là, le visage dans la terregrasse, humide, respirant lessenteurs d’herbe et d’eau, tentantd’oublier cette odeur tenace quicollait à moi, odeur de mort, odeurdes fosses, odeur qui flottait surTreblinka et imprégnait mesvêtements. Je me suis roulé dansl’herbe, frottant mon visage avecdes feuilles, buvant l’eau du fossé,debout enfin, grelottant dans le seulbruit des choses, loin de cehalètement d’excavatrice qui depuisdes semaines rythmait ma vie.

Toute la nuit j’ai marchétraversant des champs, enfonçant

mes pieds dans les marécages dontla boue collait à mes jambes,écartant les branches basses despetits pins noirs qui par bouquetsdenses interrompaient la plaine. Deplace en place les betteraves en tasme faisaient sursauter, tremblercomme s’il s’agissait de l’un de cesamoncellements d’objets que nousélevions sur la place du tri àTreblinka ; mais elles n’étaient queles fruits de la terre, lourdes,rugueuses comme des blocs depierre. Pourtant, une fois raclées,pelées, on pouvait mâcherlongtemps leur chair dure etdouceâtre. Au matin, au-dessus du

brouillard, enveloppé dans labrume, j’ai vu se lever le soleil, grosdisque rouge que j’ai fixé pourn’avoir plus peur de regarder le ciel.Alors je suis entré dans la forêt,m’allongeant sous les arbres, à lalisière, mordant à pleines dentsdans les betteraves, exténué. Laterre était là, sous moi, j’y collaismon ventre, mes jambes, mesmains à plat, comme pour qu’elleme donne sa force, qu’elle me rendel’équilibre, m’apprenne à connaîtreà nouveau la vie. Sous la mousseque je décollais par plaques jeregardais les longs vers bruns, jesuivais leurs reptations, j’observais

le cheminement patient, inchangé,des fourmis. Je redécouvrais letemps, les choses : la journée apassé. J’ai vu, au loin, silhouettessur l’horizon, des paysans derrièreleurs chevaux, une charrette surune route et là-bas, à l’est où lesoleil s’était levé, un village.

Un jour, puis une nuit encorepour savoir avec mes yeux et avecmes sens que Treblinka avait laisséla nature vivante et toléré que deshommes continuent tranquillementleurs travaux derrière leurschevaux. Un jour, puis une nuitencore non pas pour oublierTreblinka, ma mère, mes frères,

Rivka, les fosses ouvertes, maispour qu’à côté d’eux renaisse lemonde et que je réapprenne à m’ymouvoir. Au deuxième matin, cetteivresse hagarde d’homme aux aboispromis à la mort m’avait quitté.J’étais sorti pour crier aux miens cequ’était Treblinka, sorti pour mevenger, pour vivre et peut-être pèresurvivait-il aussi, peut-être. Je mesuis lavé dans l’eau glacée d’unmarais, j’ai marché le long du bois :il fallait que je me réhabitue àregarder le ciel, les visages. Si jevoulais ne pas trahir les morts deTreblinka il fallait que jeréapprenne à vivre comme les

vivants, avec eux, que j’oublieTreblinka pour ne pas l’oublier.

Il devait être vers midi ledeuxième matin, le soleil avaitjauni. J’ai quitté la protection de laforêt, j’ai coupé à travers champs,vers la route, vers ce chariot auxroues de bois chargé de betteraves,immobile. Le paysan était là, assis,sur le côté, un paysan au visagerouge, la casquette rejetée enarrière. Il fallait aller vers lui. Ilm’avait vu mais il continuait àmanger, du pain gris et du lard.

– Je cherche du travail, ai-je dit.J’ai besoin. Mes parents sont morts.

Il mâchait lentement ce paintendre, ce lard épais. Il a secoué latête.

– Bien, a-t-il dit. Rien sûrement.

– Je peux tout faire, j’ai besoin.

Il mangeait en secouant la tête.

– Peut-être de l’autre côté duBug.

Là-bas, sans doute à quelqueskilomètres à peine, là-bas àTreblinka, les camarades couraientvers les fosses, y jetant les enfants,là-bas Ivan et Idioten tuaient etAbramle était peut-être déjà mort.J’ai eu envie de secouer ce paysanpar les épaules et lui dire d’où je

venais, de lui parler de la fabrique,des convois, des dents arrachées,des enfants encore, de ma mère, deRivka. Mais j’ai simplement dit :

– Un peut traverser le Bug ?

Il s’est levé. Il était voûté et ilavait les gestes lents, et lourds despaysans. De sa voix sourde,étendant le bras, il m’a expliquécomment trouver le gué.

– Tu ne veux pas passer sur lepont, hein ?

Ses yeux avaient brillé, uninstant, une complicité ironique quin’attendait pas de réponse. Je l’airemercié et comme je partais il m’a

rappelé. Il est allé vers le bout duchariot et est revenu avec un demi-pain rond et un morceau de lard.

– Pour moi j’ai assez, a-t-il dit.

J’ai pris le pain et le lard, ilsemplissaient mes mains. J’ai longéle champ, vers la forêt. Là, je mesuis assis, le dos contre un arbre, cepain et ce lard posés devant moi.Merci paysan, merci homme quim’aidait à retrouver le monde deshommes. J’ai mangé, lentement,réapprenant aussi le goût desaliments, du pain encore frais,vivant, doux comme ce lard oùs’enfonçaient mes dents. Je pouvaismâcher et non plus seulement

avaler vite pour éviter le coup quitue, qui tue encore à Treblinka.Merci paysan, merci homme.

Le soir, j’ai traversé le Bug.

J’ai marché. Les forêts, leschamps, leurs mottes dures danslesquelles je butais, les routespoussiéreuses et les fossés danslesquels je me jetais parfois pouréviter un camion allemand, j’aiappris la Pologne en parcourant saterre, en couchant sous ses arbres,en me trempant dans ses eauxglacées. J’ai appris le visageimmobile des paysans, la main quidonne le pain et celle qui se lèvepour frapper, j’ai appris les villages

aux maisons basses, aux toits dechaume, l’église devant laquelle leshommes se tiennent à l’écart desfemmes en fichus noirs. J’aidemandé du pain, du travail. J’aivolé les pommes de terre enterréessous la paille, pour les défendre dugel. J’ai volé des allumettes et j’ai, àla lisière de la forêt, fait du feu,plaçant les pommes de terre sous lacendre, me brûlant à leur chairfondante ; je me suis protégé dufroid avec des branches, essayant dedormir et n’y réussissant pas : lesmiens étaient devant moi, tous lesmiens, tout un peuple de morts, etje passais des nuits en proie au

cauchemar, recommençant sans finà jeter ma mère, mes frères, Rivka,dans les fosses. Puis je m’allongeaisprès d’eux, envahi par un froidglacial qui me réveillait. Jem’enfonçais un peu plus dans laforêt, craignant les marécages. Jefaisais un autre feu pour mechauffer, mais ils étaient toujoursprésents et il me fallait toujoursrecommencer à les jeter dans lafosse. Parfois, après des heuresd’insomnie, je me reprochais d’êtreencore en vie, d’avoir refusé leursort, alors je m’accrochais ausouvenir de mon père : rueSenatorska, avant, je me pendais à

son cou, il se mettait a tourner etbientôt j’avais la sensation quej’allais me détacher, être projetéloin, très loin contre les murs. Jem’agrippais à lui, serrant son cou,criant de peur et de joie. Dans lesforêts, de l’autre côté du Bug, je mesuis accroché à mon père. « Il fautvivre, Martin », disait-il. Et lui aussivoulait vivre. Il devait être vivant.Jour après jour je m’en suisconvaincu ; il avait échappé commemoi à Treblinka pour se battre etnous venger.

J’ai marché vers ce que jecroyais le nord, pour m’éloigner deTreblinka, j’ai traversé des villages.

Srebrna était l’un d’eux, étiré lelong de la route, avec, derrière lesmaisons de torchis, presque contrela forêt, les granges. Un paysan setenait debout devant la dernièremaison, appuyé à une fourche, meregardant venir. C’était le soir, jemarchais depuis le matin, lapoussière blanche couvrant monvisage. Il m’a appelé d’un geste :

– Tu veux du travail ? Le grain, àbattre. Je te nourris et je te couche.

J’ai accepté et il m’a guidé dansla nuit déjà tombée vers la grange.

– Tu dormiras là, arrange-toicomme tu veux. Demain, je

t’appellerai. Mon nom estChmielnitzki.

J’avais perdu l’habitude de mefier aux hommes. J’ai commencé àinspecter la grange et à déclouersoigneusement les planches quidonnaient sur la forêt, les remettanten place : il me suffirait d’unepoussée pour m’enfuir.Chmielnitzki avait une bonne têtemais le visage d’un homme peutmentir. À l’aube, dans le brouillardque je devinais à travers les paroisde la grange, j’ai guettéChmielnitzki qui s’affairait surl’aire. Puis il a crié et le travail acommencé. Dur travail, parce que

ma tête était libre et seules mesmains s’affairaient à nettoyer leschevaux et la vache : parce que,battant le grain, levant le fléau, jevoyais Ivan la matraque dressée,j’écrasais les épis, il écrasait lestêtes ; quand j’étrillais le cheval à lapeau luisante et douce, je pensais ànos peaux crevées de coups, nospeaux meurtries ; quand je jetais auchien sa gamelle pleine de pommesde terre, de morceaux de lard, decroûtons de pain, je savais que surla place d’appel des hommes seseraient tués pour une poignée decette nourriture et que dans leghetto des centaines d’enfants n’en

avaient jamais eu autant. Le soir, àtable, regardant Chmielnitzki et samère manger en silence, j’étaisparfois saisi de nausées, je nepouvais rien avaler, j’avais envie deleur crier : ma mère, savez-vous cequ’ils en ont fait ? Mais je metaisais, refusant d’un mouvementde tête le pain qu’on me tendait etje priais comme eux au début et à lafin du repas.

Chmielnitzki parlait peu duranttoute la semaine mais le samedi ilbuvait, alors pendant que sa mèreégrenait un chapelet il monologuait,chantonnait et comme Chmielnitzkivoulait un auditeur, je restais assis

en face de lui plus longtemps qued’habitude, dans la lumière jaunede la lampe à pétrole. En général ilne me questionnait pas, secontentant de parler. Pourtant unsamedi, le troisième que je passaischez lui, il avait bu plus que decoutume. Dans l’après-midi unphotographe de Zambrow étaitpassé et devant chaque ferme lespaysans s’étaient rassemblés, segroupant sur l’aire, les filles auxfichus blancs près des jeunes.Chmielnitzki m’avait poussé :

– Toi aussi, Miétek.

J’avais essayé de refuser, maisChmielnitzki insistait :

– Pour une fois qu’on a untravailleur de Varsovie ! Avec nous,Miétek !

J’avais été photographié avec lesautres. Le soir il était presque ivre.

– Tu avais peur, hein Miétek, tuavais peur de la photo.

Il avait le menton appuyé sur lesmains, les yeux mi-clos :

– Tu es peut-être juif ?

Sa mère fit un signe de croix.

– On n’aime pas les Juifs ici,Miétek. Ils ont tué le Christ.

Sa mère se signa encore.

Mais il n’y a plus de Juifs,

patron, morts, kaputt.

Il tapa du poing, cracha sur le solde terre battue.

– Va à Zambrow et tu les verras,plus gras que jamais. Ici, de ce côtédu Bug, nous sommes du Reichallemand. Ce sont des Juifs biengras. Ils donnent de l’or auxAllemands et c’est nous qu’onréquisitionne.

Il se servit un verre de vodka.

– Si tu es juif, Miétek, je te tue.

Je me suis mis à rire.

– Tous les Juifs sont morts,patron.

La mère de Chmielnitzkiégrenait son chapelet. Luimurmura :

– Je te tue, Miétek.

Puis il posa sa tête sur la table etse mit à ronfler et à grogner.

La nuit dehors était claire, levent du nord avait balayé lebrouillard, il faisait froid. Dans lagrange, au-dessous de la remise oùje m’installais, les chevaux raclaientle sol. J’ai vérifié que les planchesque j’avais descellées pouvaientfacilement être déplacées : une nuitil me faudrait fuir car Chmielnitzkiétait l’un de ces braves hommes qui

peuvent tuer ou dénoncer. Maismoi j’étais prêt, je savais la menace.D’autres, des milliers peut-être, àZambrow, aveugles, croyaient sansdoute au mirage de l’Est ; ilss’« arrangeaient », attendant la finde l’ouragan barbare qui déferlait.Ils ignoraient tout de Treblinka etun jour ils seraient poussés dans leswagons. Et j’étais ici, à ne rien faire,à penser à ma simple vie.

Le dimanche matin, j’étaisprésent à la messe avec les autres.Chmielnitzki à nouveau silencieux,debout près de moi dans le chœur,s’agenouillait à l’élévation, baissantsa lourde nuque de paysan, homme

honnête et simple qui pouvait tuer.Nous sommes restés sur la place,moi allant de groupe en groupe,isolant un paysan et le faisantparler des Juifs del’arrondissement. Tous répétaientque les Juifs vivaient tranquilles àZambrow et dans d’autres petiteslocalités.

– Les Allemands les protègent,disait parfois l’un de ces paysans.Ils ont besoin de leur or.

Il me fallait partir au plus tôt,prévenir ceux de Zambrow, leur direTreblinka. Comme chaquedimanche matin, Chmielnitzki aattelé son chariot : il allait au village

voisin rendre visite à son frère. Lamère avait mis sa jupe plissée noire.J’ai tenu le cheval, donné la bride àChmielnitzki puis je les ai suivis duregard jusqu’à ce qu’ilsdisparaissent derrière la forêt.Alors, j’ai bondi dans la maison,défonçant une porte, trouvant lelarge coffre où Chmielnitzki plaçaitses vêtements. J’ai pris des bottesnoires, une veste et dans la resserre,du lard, du pain, des pommes deterre et des allumettes, puis j’aicouru vers la forêt qui commençaitderrière la grange, couru vers lenord, vers Zambrow.

J’ai marché tout le jour, puis la

nuit, puis le jour. Je ne connaissaisni la faim ni la fatigue : je devaisparvenir à Zambrow avant que lesAllemands ne commencent laliquidation. J’avais déjà perdu tropde temps. Pour m’orienter, jesuivais la route depuis les champset la forêt. Parfois, je courais tant lahâte me gagnait : je savais commentleur parler, je raconterai Varsovie,l’Umschlagplatz puis le Lazaret,puis les fosses, l’excavatrice ; jecourais : alors nous nous armerionset peut-être par surprise pourrions-nous atteindre Treblinka et délivrerles prisonniers.

Sur la route, au milieu de la

forêt, j’ai aperçu un grouped’hommes qui travaillaient, certainssifflaient, d’autres parlaient et il mesemblait reconnaître des chansonsjuives et des mots yiddish. À platventre, rampant sur la terrehumide, je suis arrivé près d’euxdissimulé par les fourrés. C’étaientbien des Juifs, les uns portaient lacalotte noire, d’autres une étoile deDavid cousue sur leurs vêtements.Depuis Treblinka ils étaient lespremiers Juifs que je rencontrais.Peut-être le kommando d’un campvoisin. J’ai cherché les Ukrainiensou les Allemands qui devaient lesgarder, mais sur la route droite dans

la forêt il n’y avait pas un soldat,seulement ces hommes quitravaillaient, comblant des ornières,creusant des fossés le long de lachaussée. J’ai reculé, fait un détour,sauté sur la route, marchant verseux d’un pas assuré, enfonçant letalon de mes bottes dans le sol. Peuà peu ils se sont arrêtés detravailler, me regardant venir etdeux ou trois se sont découverts,restant les yeux baissés. Je me suisarrêté au milieu d’eux.

– Où sont vos gardiens ?

J’ai parlé d’une voix dure, fixantun homme âgé. Il a hésité, tournantsa tête, à droite, à gauche, cherchant

un soutien.

– Mais nous sommes unkommando libre, jeune homme.

Je les regardais sanscomprendre : libres, des Juifs, àquelques kilomètres de Treblinka ?

– Libres ? Mais vous êtes juifs !

Certains s’étaient remis àtravailler. L’homme âgé me souriaitmaintenant.

– Nous rentrons à Zambrowtous les soirs. Les Allemands nousfont confiance.

J’avais tout tenté à Treblinka,j’avais fait partie des kommandos-

b û c h e r o n s , d e s kommandos-camouflage, espérant déjouer uninstant la surveillance des gardiens,et ces Juifs étaient là, au milieu dela forêt, ils n’avaient que quelquesmètres à franchir pour se perdreparmi les arbres.

– Vous rentrez à Zambrow tousles soirs ?

J’ai répété la phrase incroyable.Puis je me suis approché del’homme âgé : avec ses lunettescerclées il ressemblait à un vieuxmédecin ou à un professeur. J’avaismon visage contre le sien et à sesyeux effrayés je savais que ma ragedevait être visible.

– Je viens de Varsovie,monsieur. Là-bas, on tue tous lesJuifs, je viens de Treblinka,monsieur, là-bas il y a une fabriqueoù on nous tue par le gaz, tous, lesfemmes, les enfants.

Les autres s’étaient écartés denous et je voyais leurs dos courbésvers le sol. Ils ne voulaient pasentendre. L’homme âgé avait levisage crispé, il tremblait.

– Si vous ne vous enfuyez pastout de suite, ils vous enverront à lafabrique, vous, vos enfants. Partez,partez !

J’allais de l’un à l’autre, j’ai saisi

deux ou trois de ces hommescourbés aux épaules, les relevant,les bousculant :

– Partez, partez !

Je criais, je courais parmi eux entous sens. Ils s’écartaient de moi etse remettaient aussitôt au travailcomme si je n’existais pas,subissant mes cris, mes injures.J’avais laissé tomber mon sacrempli de nourriture, je gesticulais,puis je me suis arrêté : je voyaisleurs regards furtifs cependantqu’ils s’affairaient à soulever untronc qui avait à demi roulé sur laroute. J’ai repris mon souffle :

– Écoutez-moi, je suis juif, juif,comme vous. Croyez-moi : ils noustuent, tous, savez-vous ce qu’estTreblinka ?

Ils n’avaient même pas levé latête.

– Croyez-moi !

Ils agissaient comme si jen’existais pas, comme si Treblinkan’était que le cauchemar d’un fou.Je me suis assis, sur le bord de laroute, ne les voyant même plus. Lesbourreaux s’étaient aussi rendusmaîtres de nos esprits. Et pourtantmes mains avaient tenu descentaines de corps, qu’ils les

regardent, qu’ils comprennent !

– Voici votre sac, jeune homme.

L’homme âgé était devant moi.

– Vous ne me croyez pas ?

Il eut un sourire :

– Ici, tout est différent.Zambrow appartient au Reich, les192 Allemands ont besoin de nous,vous comprenez. Varsovie,Treblinka, ne sont pas desterritoires annexés, là-bas, c’est laPologne. Ici, c’est différent. Prenezvotre sac, jeune homme.

Il me parlait comme à un enfantstupide. J’ai jeté mon sac par-

dessus l’épaule.

– Pour aller à Zambrow ?

– Tout droit, tout droit, à 8kilomètres.

Je ne les ai plus regardés. Montalon s’enfonçait dans le sol, la rageet l’amertume emplissaient mabouche : les hommes necomprenaient-ils le malheur qu’unefois qu’il les avait écrasés ? Lestémoins n’étaient-ils jamaisentendus ? Les miens seraient-ilsmorts pour rien ? J’ai marché, lesoleil couchant dans les yeux,pleurant d’impuissance : il faudraitbien qu’ils m’écoutent. Je parlerai

encore, je dirai l’Umschlagplatz, leswagons et les fosses. Je dirai mamère, mes frères et Rivka. Maiscomprendraient-ils ? Les bourreauxavaient habilement, comme autemps du ghetto à Varsovie, disposéles pièges de l’espoir. Ils savaientqu’on ne peut imaginer Treblinka ;ils avaient à chacun de nous donnél’illusion d’un privilège. Et ces Juifsde la forêt imaginaient ainsi,comme beaucoup l’avaient cru àVarsovie, être utiles aux Allemands,bénéficier d’un statut particulier.

Je voyais déjà se détacher surl’horizon les maisons de Zambrow.Je croisais des chariots, de temps à

autre un camion. J’allais parler.Parce qu’il fallait que je parle, maisj’avais perdu l’illusion d’êtreécouté ; les Juifs de Zambrow neprendraient pas les armes et nemarcheraient pas sur Treblinka. Etcomment aurai-je pu leur demandercela alors que le monde entier nouslaissait assassiner ? Mais il fallaitessayer. Là-bas, l’excavatricecontinuait à creuser. J’ai marché,traversant un pont de bois au-dessus d’une rivière aux eauxboueuses, suivi les premières rues,m’enfonçant dans la ville auxnombreuses maisons de torchis oude bois pareilles à celles des

villages, aux chaussées de terrebattue, allant vers les rues étroitesoù devait se trouver le ghetto. Aubout d’une rue il y avait un écriteau,des chevalets supportant quelqueslignes de barbelés, et un passageouvert avec pour seul gardien unpolicier juif. Là commençait leghetto tranquille de Zambrow. J’aifranchi la porte, sans contrôle, lesmagasins étaient ouverts, devant lasynagogue des groupes paisiblesstationnaient, de vieux Juifspalabraient. Je voyais déjà la mortaccrochée à leurs épaules, la mortricanante, surveillant leurs pas, lamort ayant posé ses mains sur leurs

yeux et sur leurs oreilles. J’allaisparler mais je ne me laisserais pasprendre. S’ils refusaient dem’entendre, je survivrais, jesurvivrais, seul s’il le fallait, et ilresterait au moins un homme pourles venger.

Je me suis approché d’ungroupe. Un homme petit et gros, levisage gras, la peau luisante etrouge, parlait devant un auditoirerespectueux : il levait la maincomme pour battre la mesure,rythmer ses phrases :

– C’est la guerre, disait-il, ils nepeuvent pas nous donner tout cedont nous avons besoin mais ils ont

besoin de nous.

Il parlait, les autresapprouvaient humblement,secouant gravement la tête. J’aientendu plusieurs fois le motpatience, et je me suis souvenu desJuifs de la forêt qui disaient aussi :« Ils ont besoin de nous. »

– Treblinka, vous connaissezTreblinka ?

J’étais au milieu de leur cercle,face à l’homme important, mon sacde vagabond sur les épaules.

– À quelques dizaines dekilomètres d’ici, il y a une fabrique,des fosses… et ils arrachent les

dents en or des nôtres.

J’ai parlé dans le silence,j’entendais leurs respirations,l’homme important s’estbrusquement approché de moi, levisage écarlate.

– Ce que vous dites ne peut pasêtre vrai. C’est impossible. LesAllemands ne sont pas fous.Pourquoi nous tueraient-ils alorsque nous les payons, que noustravaillons pour eux ? Leur intérêt,c’est de nous garder en vie, ici àZambrow. C’est vous qui êtes fou,fou, vous avez perdu la raison !

Il avait crié la dernière phrase,

puis il répétait :

– C’est impossible, lesAllemands ne sont pas fous ! Mêmes’ils voulaient faire ce que vousdites, le monde ne l’accepterait pas !

J’ai tenté de parler encore.

– Ne l’écoutez pas, c’estsûrement un fou !

Il les a entraînés, et je suis restéseul les regardant partir, l’hommeimportant sa main levée discouraitet j’en voyais qui riaient en seretournant vers moi. Ils nevoulaient pas me croire parce que legouffre fait peur, et qu’ilspréféraient ne pas voir, ne pas

savoir ; ils ne pouvaient pas mecroire parce qu’il était impossibled’imaginer Treblinka. Un hommesain ne peut pas comprendre qu’ilest promis à la mort. Eux, cesbraves gens, ne concevaient pas lafolie meurtrière des bourreaux. Ilsparlaient intérêt, raison, utilité ; lesbourreaux voulaientl’extermination.

Je suis allé de groupe en groupe,j’ai dit ma mère, mes frères, Rivka,j’ai dit le bruit des caisses la nuitdans les baraques, j’ai dit le sablejaune des fosses, les enfantsétranglés, les chiens, j’ai ditl’excavatrice, le Lazaret, les

vêtements sur la place du tri,Idioten, le SS, Ivan l’Ukrainien.Parfois je sentais que mes motsauprès des Juifs réfugiés deVarsovie pesaient, j’allaisconvaincre, et puis l’horreur étaittrop grande. Je ne pouvais pasmontrer les cadavres, mes mainsn’étaient que des mains, qui savaitqu’elles avaient soulevé descentaines de corps ? Mes motsn’étaient que des mots. Parfoisquelqu’un, les yeux fixes, enveloppépar la terreur, disait :

– Mais que faut-il faire, alors ?

Je croyais avoir gagné. Je parlaisdes forêts proches de Zambrow,

d’attaques de camions allemands,nous nous emparions des armes,nous rejoindrions cette ArmaK r a j o w a , l’armée nationaleclandestine dont m’avaient parlédes paysans. Alors les femmespartaient, les hommes secouaient latête.

– Tous antisémites, disait-il.Nous serions entre leurs mains. Lespaysans nous dénonceraient, lespartisans nous tueraient. Ici, aughetto, nous sommes entre nous.

Et l’un lançait toujours :

– Les Allemands ne sont pas sifous.

Et un autre ajoutait :

– Et puis la guerre ne durera pastoujours.

Quelqu’un clignait de l’œil :

– En Russie, il fait si froid.

Ils riaient, se frottaient lesmains et s’éloignaient. J’avais unefois de plus perdu. Quel cauchemarde savoir, d’être sûr qu’on a raisonet de ne pouvoir convaincre, desentir que devant soi, les hommespour qui l’on parle se ferment, queles mots glissent sans pénétrer eneux. Quel cauchemar cetteimpuissance !

J’ai dormi dans des remises, au

fond des cours, mendié de lanourriture qu’on me tendait avecun sourire apitoyé : j’étais une sortede bouffon de tragédie, leRubinstein sévère du ghetto deZambrow. Le matin, dès l’aube,j’étais devant la synagogue,prédicateur intarissable, accrochantles passants par leur veste pourtenter de les convaincre, mais plusles jours se succédaient et plus mesphrases perdaient tout pouvoir. Jefaisais déjà partie du décor, j’étaistrop jeune pour être écouté etcomme la vie continuait tranquille,que les kommandos libresrentraient chaque soir de la forêt,

j’étais chaque jour un peu plus unbavard ayant perdu la raison, qu’ilfallait ne pas croire si l’on voulaitcontinuer à vivre. Un soir unegrande fille maigre, les cheveuxnoirs roulés en tresse sur la nuque,m’a rattrapé dans la rue et s’estmise à marcher près de moi.

– Je vous crois, a-t-elle dit.

Elle avait une voix aiguë etrésolue :

– Je suis de Varsovie. J’ai connule docteur Korczak. J’ai vu lesenfants partir pourl’Umschlagplatz.

Elle habitait une petite chambre,

presque une cave. Nous avons passédes nuits côte à côte, à parler deVarsovie. De Treblinka elle voulaittout savoir car sa famille étaitmontée dans un wagon, à la fin dumois de juillet. Je ne lui ai paslaissé d’espoir : d’ailleurs elle n’envoulait pas. Elle ne désirait plus fuirni combattre : simplement savoir cequ’allait être son destin et celui desenfants dont elle s’occupait ici, àZambrow. Nous nous tenions lamain dans cette chambre glacée etsombre, moi tentant de faire passeren elle le goût de la vie, elle voulantrenforcer en moi la volonté decombattre.

– Ici, Miétek, tu dois survivre,pour nous, répétait-elle. Tu vaspartir et lutter. Tu nous vengeras.

Elle s’appelait Sonia, maigre,désespérée, héroïque dans son désirde connaître et de subir.

– Il faut que tu partes, Miétek,ici tu ne peux rien. Ils ne veulentpas savoir. Un jour, si tu restes, unmouchard te dénoncera auxAllemands. Et tu ne dois pasmourir, Miétek, tu sais trop dechoses. Tu es notre mémoire.

Une nuit, simplement, elle m’ademandé de lui faire l’amour, parcequ’elle allait mourir et qu’elle

voulait connaître cela de la vie. J’aitenu son corps frêle et tremblantentre mes bras, il brûlait de toutesces années qu’elle n’allait pas vivre.Puis nous avons pleuré et ri, nousdonnant une petite fête, avec despommes de terre cuites sous lesbraises du poêle et une gorgée devodka. Sonia, avec ses cheveuxdéfaits, sa peau blanche, ses yeuxbrillants, était belle.

Le matin, j’étais à nouveau sur laplace, devant la synagogue, allantcomme à l’habitude de groupe engroupe. J’ai remarqué un policierjuif qui semblait chercherquelqu’un. L’intuition ? Je me suis

dirigé vers lui : j’avais appris aughetto, à Treblinka, qu’une façon dedéjouer le danger c’est d’aller au-devant de lui. Le policier s’estpresque heurté à moi. Il avait unephoto à la main.

– Tu connais, dit-il, on lerecherche ?

Il me montrait la photo. Devantune maison de village, sur l’aire, aumilieu d’un groupe de paysans,j’étais là, le visage entouré d’uncercle à l’encre, moi le voleur deChmielnitzki. J’ai pris la photo.

– Oui, oui, il est toujours là-haut, au premier étage, dans un des

bureaux.

Et j’ai montré la maisonattenante au siège au Judenrat. Lepolicier m’a arraché la photo et s’estdirigé vers le bâtiment.

Quelques minutes plus tard,j’étais sorti du ghetto, quelquesminutes encore et j’avais quittéZambrow. J’ai retrouvé la routecouverte de poussière, les forêts.

Adieu Juifs de Zambrow, adieuSonia l’héroïque. Pour vous, pourtoi aussi il me fallait vivre. Pourvous, j’avais fait l’impossible,prenant dans ce ghetto des risquesfous, revenant chaque matin dans la

souricière devant la synagogue. Jevous avais tout dit : je n’avais plus àvous offrir que ma liberté. À quoicela eût-il servi ? Moi, pour lesmiens, pour vous, pour toi Sonia,j’ai décidé de me battre.

Après deux jours de marche jeme suis fait embaucher par unpaysan du village de Zaremby etl’homme s’appelait Zaremba.Massif, la peau laiteuse, les cheveuxblonds, Zaremba était un doux : jene l’ai jamais vu boire. Le soir,après les repas, devant sa mère et sasœur attentives, il lisait à haute voixdes livres que lui donnait le prêtre,romans historiques ou vies de

saints. Marie, sa sœur, pleuraitparfois et la mère regardait sesenfants avec ravissement. Moi, ilm’arrivait d’oublier que je n’étaisqu’un Juif traqué, cherchant unmoyen de combattre. PourZaremba, je venais de Varsovie : jen’avais pas l’accent yiddish desJuifs et dès le premier matin ilm’avait conduit au prêtre, un jeunehomme maigre et vif. Quelquesjours après, c’est moi qui allaischercher à l’église les livres pourZaremba, ou apporter des œufs. Leprêtre me faisait parler de Varsovie,et je n’avais aucun mal à m’inventerune vie semblable à celle de

Mokotow-la-Tombe ou de Wacek-le-Paysan. Puis j’évoquais le ghetto,un Juif que j’avais bien connu etqui faisait de la contrebande jusqu’àce que les Allemands le prennent,lui et sa famille, et les conduisent àTreblinka, un camp où, semblait-il,on exterminait les Juifs.

– Les Allemands ont déchaîné lemal, répétait le prêtre.

Un jour, il m’a tendu un feuilletimprimé, un tract de l’ArmaKrajowa.

– C’est l’armée nationalepolonaise, me dit-il. Veux-tu nousaider ?

Je pris le tract. Enfin, j’allais mebattre.

– Mais ne parle pas trop de tonami juif.

Le prêtre souriait :

– Les gens de l’A. K. ne lesaiment guère.

Avait-il deviné ? Je n’ai rien dit,et j’ai commencé, la nuit, à courird’une ferme à l’autre, distribuantces feuillets qui sentaient l’encrefraîche. Devant l’église, ledimanche, le groupe des Akowcy(les membres de l’A. K.) seréunissait ouvertement. Presque latotalité du village soutenait l’A. K.

et les Allemands ne venaient passouvent jusque-là. On commentaitles communiqués du gouvernementpolonais en exil à Londres, lessuccès des armées alliées. Jamaison ne parlait de la persécutioncontre les Juifs. Ils n’existaient pas.Je me taisais pour l’instant :l’essentiel était de me battre aussi.Chaque dimanche, je répétais maquestion :

– Et les armes ?

– Ce n’est pas le moment,Miétek, elles viendront.

Zaremba, le soir, essayait de mefaire patienter. Marie me souriait,

mais je pensais à Rivka que j’avaislaissée sur le quai à Treblinka, àSonia que j’avais laissée àZambrow. Et Zaremba lisait.

À la fin d’une des premièresjournées au ciel bas et gris où nousavions cru que la neige allaittomber, Zaremba m’a lancé :

– Demain matin, à 4 heures, tuattelleras le cheval au grand chariot.Je vais à Zambrow.

Il n’a rien dit de plus, mais ilparaissait soucieux. Le matin, j’étaislà, dans le brouillard glacémouillant les mains et le visagecomme une pluie fine, tenant une

lanterne à pétrole.

– Je vais avec vous, patron, sivous voulez.

– Toi, tu ne bouges pas d’ici.

Il a sauté sur le chariot, je l’aiaccompagné jusque sur la route.C’était un grand remue-ménage.Les chariots de tout le villages’agglutinaient, les paysanss’interpellaient : le maire leur avaitdonné l’ordre de se rendre tous àZambrow avec leurs chariots.

– C’est sans doute pour les Juifs,on va les transporter, expliquaient-ils.

Certains maudissaient le maire,

d’autres, les Allemands, la plupart,les Juifs.

Je me suis noyé dans le travailtoute la journée, brossant l’étable,rangeant le foin, j’ai travaillé pourne pas penser à Sonia et à ceux deZambrow. Zaremba est rentrélongtemps après que la nuit futtombée. Il m’a tendu les brides ducheval sans me dire un mot, sansmême me jeter un regard. Quand jesuis revenu dans la cuisine, sa mèreet Marie, debout, immobiles,silencieuses, pétrifiées,l’observaient : Zaremba buvait, àmême la bouteille de vodka. Je mesuis jeté sur lui, lui arrachant la

bouteille des mains. Il ne s’estmême pas défendu.

– Tu as raison, pourquoi boire,Miétek ?

– C’étaient les Juifs du ghetto ?

Il a approuvé d’un signe de tête,puis il s’est mis à parler lentement,comme à son habitude. De temps àautre, du revers de la main ilessuyait ses larmes, souvent ilrépétait :

– Que voulais-tu que je fasse,Miétek ? Je ne pouvais rien,seulement obéir.

Il avait vu les SS et les gardescerner le ghetto en interdisant à

leurs habitants d’en sortir ; il avaitentendu les coups de feu ; il avaitvu des femmes sauter par lesfenêtres ; des vieillards allongés surle sol les bras tendus tués l’un aprèsl’autre d’une balle dans la nuque ;des enfants fauchés d’une rafale demitraillette, des filles entraînéesdans les cours par les Allemands.Adieu Juifs de Zambrow, adieuSonia l’héroïque. Puis lesAllemands, à coups de crosse,avaient fait grimper les Juifs dansles chariots des paysans et le convois’était dirigé vers des anciennescasernes des environs de Zambrow.Zaremba avait encore entendu des

cris, des coups de feu, avant derepartir vers le village. Je fixais seslèvres comme s’il avait pu me direque certains s’étaient enfuis, qu’unmiracle au dernier instant s’étaitproduit, que Sonia vivait. Mais non,Zaremba répétait :

– Que voulais-tu que je fasse,Miétek ? Je ne pouvais rien, je les ailaissé tuer les enfants. Tu entends,les enfants, des vieilles, ma mère.

Nous sommes restés silencieux.Sa mère priait, Marie s’étaitagenouillée devant le crucifix, je mesuis levé et j’ai posé la main surl’épaule de Zaremba, Zaremba quiavait plus de deux fois mon âge

mais qui découvrait seulementaujourd’hui la barbarie.

– C’est comme ça, patron, vousne pouviez rien. Il faut dormirmaintenant.

Et je suis sorti pour rejoindre lagrange où je couchais. J’avais étécomme Zaremba, impuissant ;j’avais laissé faire. Toute la nuit jeme suis torturé, m’accusant den’avoir pas su convaincre, pas sulutter, incapable même de sauverSonia, toute la nuit je me suismordu les poings pour ne pashurler de désespoir, revivant lesheures du ghetto, Pawiak, Zofia,R i v k a , l ’ U m s c h l agpl at z . Les

bourreaux ne m’avaient pas tuémais ils avaient laissé en moi lesgermes de la mort. Contre cela aussije devais me défendre.

Le matin, le maire est venu.Rond, les mains grasses, le visagecouvert de taches de rousseur ;commerçant, prêteur, il volait sur lepoids du grain ; mouchard, ilprenait sa part sur les réquisitionsexigées par les Allemands. Il estentré dans la grange où noustravaillions Zaremba et moi. Il m’aregardé et je connais le langage desyeux. Cet homme était monennemi.

– Zaremba, il faut aller à

Zambrow, toi et ton valet. LesAllemands te donneront uneK en n k art e. Ils échangent lesanciens papiers. Ils contrôlent. Il y apartout des Juifs qui se cachent.

Depuis Treblinka, je n’avais plusaucune pièce d’identité. J’ai sentil’étau se refermer sur moi. Zarembas’est rendu à Zambrow, dès lelendemain, m’invitant à meprésenter le jour suivant à laKommandantur ; j’ai éludé, remisd’un jour à l’autre. J’avais du mal àbâtir un plan, peut-être fallait-iljouer d’audace, demander uneK e n n k a r t e , peut-être fallait-ilattendre. Je n’arrivais pas à me

décider, épuisé par des nuitstraversées de cauchemars. Le maireétait déjà venu plusieurs fois :

– Et la Kennkarte, c’est quand ?

J’ai compris que je ne pouvaisplus attendre : il me fallait fuir ouessayer d’obtenir ce document.Quand Zaremba s’est rendu àZambrow pour livrer aux Allemandsle blé qu’il leur devait, je suis alléavec lui. Nous avons déchargé lessacs devant l’entrepôt qui était surla grande place, loin de ce qui avaitété le ghetto. Nous les avons traînésà l’intérieur ; une fois le travail fini,j’irai à la Kommandantur. Zarembaest rentré dans l’entrepôt, je

l’attendais près du chariot et tout àcoup j’ai vu le maire qui medésignait à deux gendarmesallemands. Trop tard. J’avais hésité,j’avais oublié la leçon de mon pèreet celle de Treblinka, j’avais laisséles autres décider pour moi. J’avaisdes excuses, mais je savais qu’autribunal des hommes les excuses necomptent pas. Je ne pouvais pasm’enfuir, la place était déserte, lesgendarmes armés de fusils. Lemaire est resté en arrière, les brascroisés, les regardant s’avancer etmoi je fixais ses petits yeux decriminel paisible. J’ai vu sonsourire, son expression satisfaite et

je suis redevenu moi : mourir seraittrop te satisfaire, mouchard. Jevivrai. Je ne laisserai plus échapperla chance.

– Donne tes papiers.

L’un des gendarmes s’étaitavancé, il parlait un excellentpolonais. J’ai commencé à expliquercalmement que j’étais de Varsovie,mon père malade avait conservémes papiers.

– À la Kommandantur.

À nouveau, j’étais entre leursmains mais les hésitations quidepuis des jours me tenaillaientavaient disparu. Maintenant, je

savais ce qu’il me fallait faire :lutter pour vivre, m’enfuir.

À la Kommandantur, on m’apoussé dans un bureau et j’airetrouvé leurs visages d’hommesqui avaient l’arrogance de la force etde l’impunité, leurs cris, leurs yeuxtoujours pareils à ceux de l’officierqui avait tué mon camarade auxcheveux roux pour un hareng, desyeux blancs.

– Ta casquette, Juif.

Je restais immobile : unPolonais ne comprend pasl’allemand. L’officier, un hommemaigre, les cheveux noirs tirés en

arrière, fit tomber ma casquetted’un coup de règle. Je la ramassai etla posai sur son bureau. Il la poussarageusement par terre, se mit àhurler. Ils avaient tous la mêmevoix. Je me mis à parler enpolonais, m’excusant. Il lança larègle sur son bureau, maudit lesJuifs, la Pologne et appela uninterprète. Un officier vieillissantentra.

– D’où viens-tu, Juif ?

– Mais je ne suis pas juif.

Je racontais mon histoire,parlant vite, mêlant des détails, jen’avais plus de papiers, mon père,

ma mère à Varsovie, moi ici, pourpouvoir travailler et manger.L’interprète avait une voix humaineet cependant qu’il traduisait je leregardais : il se laissait aller àappuyer mes phrases d’un geste dela main, tentant lui aussi deconvaincre. De temps à autre, il melançait un regard d’encouragement.L’officier assis à son bureau jouaitavec la règle, hésitant, à demiconvaincu.

– Alors, tu veux une Kennkarte ?

Je sentais que j’avais gagné.

– Je veux ce qu’il faut pourpouvoir travailler.

On a frappé à la porte, un civil apassé la tête.

– Qu’est-ce qu’il y a encore ?

– C’est pour le vol de cette nuit.

L’homme est entré, un Polonais,au dos courbé des esclaves. Iltravaillait à la Kommandantur : ilsont parlé, lui et l’officier, de sacs deblé disparus. J’étais dans un coin,sentant que la situation changeait.Le Polonais s’est tourné vers moi etl’officier brusquement m’aredécouvert.

– À ton avis, juif ou polonais ?

L’homme hésita :

– Juif, il m’a fait un clin d’œil.

J’ai nié, je n’avais rien fait, maisdéjà l’officier était sur moi, mefrappant. Je payais pour les voleursde blé.

– Vérifie, a dit l’officier.

L’homme s’approcha. Je lefixais : il pouvait me sauver ou meperdre, il était maître de ma vie etdes souvenirs de tous les miens queje gardais en moi. Il était maître dece qui restait par moi de milliers devies. Mais lui aussi avait les yeuxblancs des bêtes à visage d’homme.Je ne pouvais que le laisser faire.

– Circoncis, Juif, je vous l’avais

dit. Je ne me trompe jamais.

Le Polonais riait.

– Donnez-lui une bonne leçon,ajouta-t-il en partant.

J’ai encore tenté de protester,d’expliquer que j’avais été malade,opéré quand j’étais enfant, mais ilsne m’écoutaient plus, je parlaispour ne pas désespérer. L’interprètetraduisait, je sentais l’anxiété de savoix. L’officier l’a arrêté :

– Nous allons lui rendre lamémoire.

Des soldats sont entrés et j’ai étéjeté au centre d’un cercle de poings,de pieds, de coups. L’officier

m’interrogeait pour le plaisir defrapper. Il m’a fait allonger sur unbanc et à chacun de mes cris ilaugmentait la force de ses coups defouet. Puis il m’a redressé, metirant par les cheveux.

– Juif, tu vas donner les nomsdes partisans que tu connais. Tu vasnous dire où sont cachés les Juifs.

J’ai secoué la tête ; il m’a secouéaussi en tenant mes cheveux àpleine main.

– Têtu, Juif.

Les coups ont recommencé.Quand j’ai repris conscience, j’étaisallongé sur la terre d’une cellule, le

visage et le dos en sang, le corpsmeurtri. J’ai tenté de me lever maisj’en étais incapable, alors je suisresté immobile, pensant aux miens,revoyant toute ma vie. Avais-jeéchappé à Treblinka pour finir ici àZambrow ? Des bruits de bottes etde voix, peut-être après des heuresde somnolence et de cauchemars.

– Relève-toi.

L’officier est là, dansl’embrasure de la porte. Je fais uneffort, je retombe, je pense auxfosses de Treblinka. Je me mordsles joues. Je suis debout, appuyé aumur. Derrière l’officier, j’aperçoisdeux soldats et l’officier-interprète.

Ils parlent entre eux. J’entendsl’interprète qui insiste :

– Si vous le tuez ici, il faudral’enterrer. Le plus simple serait dele conduire là-bas.

Il entre dans ma cellule, tire mesbras dans le dos, attache mespoignets avec des menottes etm’enlève les bottes.

– Il ne se sauvera pas, j’enréponds.

L’officier hésite, puis s’en va. Cetinterprète, cet homme sousl’uniforme allemand m’a sauvé lavie. Il me pousse dehors et les deuxsoldats m’encadrent : il fait nuit, la

neige est tombée, je marche avecpeine penché en avant, trébuchant àchaque pas, nous nous dirigeonsvers la campagne. L’interprète estderrière moi, je me retourne :

– Un chrétien, un homme, peut-il me laisser mourir ?

– Je ne peux plus rien.

Il parle vite. Les yeux baissés, lavoix serrée, ému, inquiet sans doutedes soupçons des deux soldats quine comprendraient pas qu’unofficier engage une conversationavec un Juif :

On voulait t’abattre. Tu vas aucamp.

Mes pieds nus dans la neigebrûlaient et à chaque pas je devaisconcentrer mon énergie, mavolonté, sur un seul but : sortir cepied, puis l’autre de la neige, ne pascéder à la tentation de m’allonger, ilfallait marcher jusqu’au camp carles soldats ne m’y traîneraient pas.Je voulais parler aussi. J’ai pris surmon souffle, jusqu’à en avoir lecœur gonflé à éclater, l’estomacdouloureux :

– Écoute, officier, tu ressemblesà un homme, écoute-moi, tu m’assauvé la vie, écoute-moi.

J’entendais le bruit de ses bottesdans la neige, m’écoutait-il ?

– Il faut que tu saches, que tuconnaisses Treblinka.

J’ai parlé, coupant les mots, lesphrases quand le souffle memanquait. J’entendais le bruit deses bottes. J’ai vu des lumières, desbarbelés autour d’un grandbâtiment qui ressemblait à unecaserne : le camp de Zambrow. Unesentinelle s’est avancée.

– Encore un, a lancé l’un dessoldats qui m’avait accompagné.

– Vous auriez pu vous le garder.

L’interprète s’est approché demoi. Il a défait mes menottes et apris brusquement mes mains dans

les siennes.

– Évade-toi, évade-toi, a-t-ilmurmuré.

La sentinelle s’est mise à hurler.

– Juif, cours, il fait froid. Tuveux que je te réchauffe ?

J’ai couru, les soldats riaient demes mouvements maladroits maisje ne suis pas tombé : des hommespartout survivaient, certains cachéssous l’uniforme des bourreaux.Pour eux aussi il fallait résister à latentation de la mort, et continuer àse battre.

En criant, en riant, la sentinellem’a dirigé vers une baraque dans la

cour. Un coup de crosse contre laporte :

– Herr Doktor Menkès, un clientpour vous, un de vos petits frères.

Le docteur m’a fait entrer.C’était un de ces prisonniersprivilégiés que les Allemandstolèrent un certain temps parcequ’ils rendent de menus services.Gros, soigné, le docteur Menkèsétait censé surveiller médicalementle camp de Zambrow.

– Tu as été gâté.

Je m’étais déshabillé avec peineet il passait lentement unepommade sur mon dos ; je

tremblais de douleur, de froid, defatigue.

– D’où viens-tu ?

Sa main était douce, j’ai parlé :Varsovie, Treblinka, Treblinkaencore.

– Lève-toi. Habille-toi.

Sa voix avait changé, agressive.

– Si tu dis un mot de cettepropagande dans le camp, tuentends, je te ferai taire.

Il m’a poussé dehors, merépétant de me taire, me chassantcomme si j’avais été porteur d’unemaladie contagieuse. Puis, alors que

j’étais déjà dans la nuit, il m’arappelé, m’a tendu une vieille pairede pantoufles :

– C’est tout ce que j’ai.

Sa voix était redevenue normale,presque douce.

– Tu verras, a-t-il ajouté, ici cen’est pas comme tu crois. Tu vas tetaire et ne pas nous créer d’ennuis.C’est nous tous qui subirions leurcolère. Et moi, crois-moi, jet’empêcherai de faire tout ce mal.

La neige s’était durcie, mes piedsgonflés rentraient à peine dans lespantoufles, j’étais écrasé par lafatigue, mon corps n’était plus

qu’une plaie douloureuse.Comment, pourquoi, discuterencore ? Menkès m’a conduitjusqu’à une baraque :

– N’oublie pas, a-t-il dit.

Je n’oublierai pas, jamais,l’aveuglement de la plupart, lalâcheté de quelques-uns, l’habiletédes bourreaux qui jouaient de lapeur, de l’envie de vivre, de labonté, de l’égoïsme. Je n’oublieraipas cette longue salle sombre oùdes hommes se battaient pourdormir loin de l’entrée où je metenais, debout, les devinant qui sedonnaient silencieusement descoups pour s’éloigner d’un mètre de

la porte. Personne n’a eu besoin dem’expliquer : ici, comme àTreblinka, les Allemands devaientvenir chaque nuit lever un impôt envie humaine. Malheur à qui setrouvait à leur portée. Au camp deZambrow, le commandant Blochfaisait lui-même sa tournée, avecson énorme berger au poil hérissédès qu’il voyait un prisonnier. Ilentrait comme un dieu invincible etcruel et dans le silence immobile dupeuple de la baraque il désignaitl’un des prisonniers en le touchantde son pied :

– As-tu froid, Juif ? As-tuchaud ?

Qu’importait la réponse. Leprisonnier savait que c’en était finide sa vie : il allait sortir pour se« réchauffer » ou se refroidir » unpeu. Il ne revenait jamais. Le matinpourtant, sur la place d’appel alorsque nous grelottions dans la neigecoupante que le vent projetait surnos visages, le commandant Bloch,son chien marchant près de lui, sonchien qu’il allait lancer sur undétenu, répétait :

– Juifs du camp de Zambrow,vous ne craignez rien. Je tiens àvous, Juifs. Je dois vous garder envie, en bonne santé. Nous allonsvous échanger contre des

Allemands demeurant aux États-Unis. Mais attention, Juifs. Il mefaut de l’obéissance, une obéissancetotale.

Et ces hommes et ces femmesqui avaient vu chaque nuit entrer lecommandant Bloch, qui avaiententendu claquer les coups de feu,qui voyaient un prisonnier tenter,les mains protégeant son visage,roulé en boule sur le sol, d’échapperà la rage du chien du commandantBloch, croyaient encore à cesdiscours. J’ai compris qu’il est deshommes, peut-être la plupart deshommes, pour qui il n’est piretourment que la vérité.

Le premier soir, je n’avais pas laforce de lutter et je me suis laissétomber près de la porte de labaraque, je ne pouvais faire un pasde plus. J’ai joué avec la mort :qu’elle me prenne. Depuis le matinje l’avais trop côtoyée, tropesquivée, je ne la craignais plus. J’aidormi, éveillé seulement par les pasdes prisonniers qui le matin serendaient à l’appel : Bloch, cettenuit-là, n’avait pas ouvert la portede notre baraque. La nuit suivante,il est entré et a désigné deuxprisonniers, mais j’étais déjà parmiceux du fond, décidé à survivre aucamp de Zambrow.

Ce n’était qu’un camp de passagepour les juifs de Zambrow, deLomza, de Sniadow, de Czyzew : onles faisait patienter jusqu’à ce queleur heure vienne, jusqu’à ce que là-bas à Treblinka, leur fosse soitprête. J’ai retrouvé quelqueshabitants du ghetto de Zambrow :l’homme important qui parlaittoujours en levant la main devant lasynagogue était là, battant toujoursla mesure avec assurance, ayant àpeine maigri. Un soir, je me suisglissé près du lit, il somnolait, et lesyeux clos, les joues rondes, sonvisage ressemblait à celui d’un grosenfant rose. Je l’ai secoué. D’un

geste instinctif, il s’est protégé dubras, comme un gamin pris enfaute. Je voulais lui parler encore deTreblinka, lui rappeler ses erreurs :n’avais-je pas eu raison en ce quiconcernait le ghetto de Zambrow ?

– Qu’est-ce qu’a y a ? Qu’est-cequ’il y a ?

– Rien, rien, vous occupez tropde place.

Il a protesté, puis s’est un peudéplacé et j’ai passé la nuit près delui, les yeux ouverts : la vérité, iln’était pas capable de l’utiliser. Elleallait l’écraser, peut-être lui faireperdre sa dignité d’homme. Qu’il la

découvre seul : je n’avais pas à meservir de la vérité pour le vaincre,lui, homme qui se débrouillaitcomme il pouvait pour demeurer cequ’il était. J’ai cherché dans le campceux à qui il m’était possible deparler. Ils étaient peu nombreux, laplupart avaient décidé de rester iciavec leur famille. Quand j’avaisachevé de leur décrire Treblinka,beaucoup secouaient la tête :

– Il est trop tard, disaient-ils.Nos enfants sont avec nous. Veux-tu que nous les abandonnions ?

Je recommençais ma quête,prêchant prudemment l’évasion, larévolte ; j’observais les rondes des

sentinelles, je comptais les rangéesde fil de fer barbelé. La fuite étaitpossible, facile même. La nuit ilfaisait si froid que les soldats, ausommet des miradors, restaientdans leur guérite. Je les avais vus, lecol de leur capote relevé, monterl’échelle de bois puis s’engouffrerdans la petite cabane qui lesprotégeait du vent glacial. J’avaisremarqué aussi qu’à l’entrée ducamp on laissait pénétrer sanscontrôle les Juifs qui seprésentaient. Et chaque jour il enarrivait qui cherchaient leur famille,qui ne pouvaient plus supporterd’être des bêtes traquées ou qui

espéraient encore en l’humanité desbourreaux. J’ai forgé un plan fou,plein de défi et auquel je donnaisles apparences de la raison : j’allaism’enfuir, trouver du pain chez lespaysans rentrer au camp, vendre dupain et m’enfuir à nouveau, richecapable d’acheter des vêtements,des papiers, d’échapper ainsi à tousles contrôles, peut-être de réussir àregagner Varsovie, retrouver monpère, des partisans.

Durant des jours j’ai fureté danstout le camp pour découvrir unecisaille : en vain. Finalement, dansla baraque du docteur Monkès j’aipris une paire de gros ciseaux et le

soir même je me suis dissimulé aupied d’un mirador. Là, lesprojecteurs ne parvenaient pas à serejoindre laissant une zone d’ombreen principe surveillée par lessoldats. Mais ils se réchauffaientj’ai attendu » immobile, les piedsnus dans mes pantoufles, tentant deles protéger en les tenant dans mesmains, ne claquant même plus desdents. J’ai entendu aboyer devantune baraque le chien ducommandant Bloch qui devait fairesa tournée, lever l’impôt de vies.Puis ce fut le silence. J’ai raclé laterre glacée, coupé des barbelés,déchiré mes vêtements, ma peau,

rampé, écouté le silence, transpirémalgré le froid : enfin ce furent lesarbres. J’étais libre. J’ai marché,trouvé un village. Le matin selevait : un ciel bas, lourd de neige,mais heureusement le vent étaittombé. J’ai frappé à toutes lesportes, je demandais du pain. Lespaysans, les femmes me regardaientsilencieusement et je n’avais que cemot à dire ;

– Pain, du pain.

Ils me regardaient, mes mainsrouges, ma veste lacérée, mespantoufles crevées, et ils metendaient ces boules grises, dures.Une paysanne tout emmitouflée de

châles m’a donné un bol de laitchaud et un sac. Nous ne parlionspas ; mou corps rougi, bleui par lescoups et le froid, mes vêtements,tout criait le Juif. Mais ils m’ontdonné ce pain. Merci, paysans dePologne. Le soir, j’ai dormi dansune étable, près des animaux,prenant le matin un peu de laittiède de la vache puis mon sacrempli de pain je suis parti vers lecamp. Le lendemain, me répétais-je,je serais à nouveau dehors, et avecles deutsche Mark je mecomposerais une nouvelle identitéune autre silhouette. Je ne sentaismême plus le froid. Fier, sûr de moi

comme au temps du ghetto quandje passais à nouveau le mur pourrentrer chez moi, je défiais lesbourreaux. Les sentinelles dansleurs baraques ont à peineentrouvert la porte :

– Je suis juif, mes parents sontici. Je veux entrer.

Un geste, comme à un animalqui se dirige vers l’abattoir de lui-même. J’ai retrouvé ma baraque ettoute la journée j’ai vendu le pain.Comme dans tous les camps destrafics s’étaient organisés et j’aicédé les plus grands partis de monsac à des commerçants qui allaientse charger de la revendre au détail.

Le soir, j’avais l’argent. J’ai dormicalmement : il me fallait reprendreforce avant mon dernier jour decamp et ma nouvelle évasion. Maisqui peut être sûr du lendemain ?J’avais, une fois encore, laisséglisser ma chance. Le matin àl’appel, le commandant Bloch estpassé longuement dans nos rangs,puis il s’est immobilisé devantnous. Il portait un long manteau decuir noir au col de fourrure, debelles bottes, il frappait ses mainsgantées l’une dans l’autre et nousétions là, à crever de froid,immobiles.

– Juifs, je suis peiné. Juifs,

certains d’entre vous ont trahi maconfiance. Il y a eu des évasions. Dumatériel allemand a été volé,détruit. Il faut payer, Juifs.

Il repassa parmi nous, choisitune dizaine d’hommes : j’aperçusparmi eux l’homme important deZambrow, le dos voûté, la silhouetteaffaissée. Que lui aurait servi desavoir quelques jours plus tôt lavérité ? Le commandant Bloch fitaligner les otages.

– Juifs, ceux-là vont mourir, parvotre faute. Ils auraient pu finir laguerre en Amérique, mais ils vontmourir.

Les soldats étaient déjà là, unequinzaine d’hommes casqués,serrés dans leurs grosses capotes,massifs comme des animauxmeurtriers. La neige tombait, fine,légère. Le commandant Blochprenait son temps, ajoutant desphrases. Il disposait de nos vies, iljouait.

– Allons, Juifs, allez rejoindrevotre Dieu.

Il fit tourner les otages. Je neregardais que l’homme importantde Zambrow, j’aperçus son visageétonné, rouge, sa main levée, je crusqu’il allait parler mais des soldatsdéjà les alignaient brutalement, le

temps des mots s’achevait etcommençait le temps des fusils.Bientôt il n’y eut plus qu’unedizaine de corps sur la neige et lechien du commandant Bloch quiaboyait. Mais nous n’en avions pasfini encore avec le commandant. Ilfit sortir des rangs les pères defamille, ceux qui avaient leursenfants dans le camp.

– Juifs, vous aimez vos enfants.Les animaux aussi aiment leurspetits. Leurs vies sont entre vosmains. Chaque nuit vous monterezla garde, un Juif tous les vingtmètres. Vous et vos enfantspaieront pour les fuyards. J’ai dit,

Juifs.

Le soir même le nouveausystème était en place :infranchissable. J’ai essayé deparler aux gardiens juifs, j’aiexpliqué que nous allions tousmourir, qu’il fallait tenter quelquechose tous ensemble, que notre sortétait lié comme les doigts de cettemain, regardez-la, frères, j’ai avecelle étranglé des enfants juifsagonisants pour leur éviter demourir sous le sable jaune deTreblinka, m’entendez-vous frères,il faut essayer de fuir tousensemble, maintenant. Vous nesauverez pas vos enfants en

acceptant la loi des bourreaux. Maisils ne m’entendaient pas, secouantla tête, fuyant mon regard. Etcomment leur en vouloir ?

J’ai envisagé de passer malgréeux, mais j’ai compris qu’ils m’enempêcheraient parce que, à leursyeux, j’étais un jeune fou, uninconscient, un coupable, un lâchequi les livrait eux et les leurs à lavengeance implacable ducommandant Bloch. Et pourtant,c’est pour eux aussi que je voulaisfuir, pour les miens, pour tous ceuxdes fosses de Treblinka, pour monpère peut-être vivant, et aussi pourcombattre et aussi pour ma vie,

mais comment expliquer cela enquelques mots, quand lesbourreaux sont là, qu’il faut sedissimuler pour parler, que la peurrend aveugle ?

J’ai essayé d’autres voies, penséà me jeter sur une sentinellesouvent seule devant l’entrée. J’aiguetté toute une journée ce soldatque j’avais décidé de tuer mais alorsque j’étais prêt à bondir, un autreest venu et ils sont restés tous deuxcôte à côte. Le lendemain aussi il ya eu en permanence deuxsentinelles : mon plan à nouveaus’effondrait et les journéespassaient. Là-bas, à Treblinka,

l’excavatrice devait déjà creusernotre fosse, ma fosse. Il fallait fuir,fuir. J’ai soudoyé un Polonais quiavec son chariot livrait des pommesde terre à la cuisine, j’ai pris saplace sur le chariot, mais à la façondont les soldats m’ont regardé à lasortie j’ai compris que j’avaiséchoué : avec mon accoutrement enlambeaux, mes pantoufles, je nepouvais être qu’un Juif.

– Qu’est-ce que tu fous là ?

J’ai inventé rapidement uneexplication : le Polonais m’avaitdemandé de conduire son chariotjusqu’à la porte. Je suis descendu,recevant quelques coups de pied.

– File, Juif, et vite, file.

Encore un jour perdu, un jourqui me rapprochait de Treblinka. Lematin, j’étais prêt à tentern’importe quoi, l’acte le plus fou,bondir sur les deux soldats àl’entrée, les poignarder, courir,peut-être en tirant sur moi memanqueraient-ils ? L’appel a étéinterminable, le commandant Blochpassant parmi nous, lâchant sonchien sur un prisonnier qui ne setenait pas au garde-à-vous ; puis unofficier a demandé des ouvriers,peintres, menuisiers, charpentiers.J’ai levé la main sans hésiter : làétait peut-être la chance.

On nous a fait mettre en ranget : en avant ! Nous passons lapremière porte, nous franchissonsles barbelés, voici la route libredevant nous. Mais deux soldatsnous encadrent, les champs sontnus, s’enfuir serait un suicide.Après un tournant, j’ai aperçud’autres bâtiments, entourés debarbelés et d’une palissade de bois :là vivaient les officiers et lessoldats. Nous devions remettre enétat l’une de ces constructions. Lessoldats nous divisèrent en petitsgroupes : j’avais déclaré être peintreet je me suis retrouvé avec troisautres ouvriers dans un long couloir

vide, sans surveillance. Par unefenêtre, j’apercevais derrière lapalissade les arbres de la forêt. Jesuis sorti dans la cour : elle étaitdéserte. À l’entrée, au bout de lapalissade, il n’y avait que la guérited’une sentinelle. Nous étions seuls.Je suis rentré, les autres étaientdéjà au travail.

– Il n’y a personne, ai-je dit.

Ils se sont arrêtés tous les trois,surpris par le ton exalté de ma voix.

– Personne, ils ne sont plus là,on pourrait franchir la palissade.

J’ai ouvert la fenêtre mais l’und’eux s’est précipité, me tirant en

arrière, la refermant, se plaçantdevant.

– C’est interdit d’ouvrir, a-t-ildit. Si tu es venu ici pour essayerquelque chose, renonce.

Il n’osait même pas employer lemot fuir.

– Et pourquoi ?

L’un d’eux, un homme vieux, acommencé à parler, lentement :

– Tu es jeune, seul, mais nous,au camp, il y a les nôtres, et nousallons payer pour toi.

J’ai parlé de Treblinka,rapidement car mon choix était fait.

Ces hommes ne partiraient jamais,ces hommes allaient mourir, ilsavaient accepté de subir la loi desbourreaux sans la connaître, enrefusant de la connaître. Moi, jesavais, moi j’avais décidé desurvivre. Oui, ils allaient peut-êtrepayer pour moi, oui, je comprenaisleurs raisons mais nous étions tousdes condamnés à mort et pour euxc’était, quoi qu’ils pensent, la fuiteavec moi ou la mort. Au camp deZambrow ou à Treblinka. Ils nepouvaient comprendre cela ni mecomprendre. Je vous dis adieu, mesfrères.

J’ai travaillé avec eux jusqu’au

soir : pour leur faire oublier mespropos je les ai distraits par moninsouciance. J’ai chanté et sifflé.Puis je suis sorti inspecter le camp,sûr que la chance devait être saisie,ici, maintenant. Des barbelés, lapalissade, des bâtiments et près del’un d’eux une baraque en bois, autoit goudronné : les cabinets. Jesuis retourné au couloir, j’aitravaillé à nouveau, je suis ressorti :je ne pouvais me cacher que là, audernier moment, dans ces cabinets.Franchir la palissade en plein jourétait risqué, la route n’était pas loin.Il fallait non seulement tenter maisréussir, attendre la nuit qui

commençait à tomber.

C’est maintenant qu’il fautchoisir, décider encore une fois deplonger dans l’inconnu, de rompreavec la vie précaire mais organiséedu camp et de ses habitudes, choisird’abandonner ces hommes dont ona commencé à connaître les visages,choisir d’accepter leursmalédictions et leurs souffrances,choisir de s’arracher au groupequ’avec eux, malgré soi, on aconstitué, choisir de sentir monterl’idée qu’on les trahit. Et pourtant,il faut choisir de vivre, pour leurêtre fidèle. Choisir d’être seul pourêtre avec eux tous, les morts de

Treblinka et du ghetto, et ceux quivont bientôt être couchés dans lesfosses et qui l’ignorent encore.

Je me suis caché dans lescabinets, j’ai percé avec moncouteau deux trous dans la paroi deplanches pour surveiller les abordsde la baraque. Et s’ils entraient ici ?La baraque est nue, avec ce seultrou dans les planches quirecouvrent la fosse où s’entassentleurs excréments. J’ai soulevé lesplanches, il y a un espace libre entreelles et la couche glacée que je brisedu talon : dessous c’est la boueliquide de leur merde. J’ai laissé lesplanches écartées, prêt à m’enfouir.

Que la nuit est lente à venir !J’entends leurs cris, les aboiementsdes chiens, leurs voix.

J’ai glissé dans la merde, jusqu’àla taille d’abord, puis plus basencore jusqu’à mon cou, monestomac pris dans des spasmes dedégoût, ma bouche pleine de bileamère. Ne pense pas, Miétek,survis, Miétek. J’ai replacé lesplanches au-dessus de moi, posantles bras sur la couche gelée autourde moi mais qui fondait peu à peu.Dehors, toujours les chiens près dela baraque : un soldat est entré, sesbottes écrasant les planches, salampe les éclairant. Il parlait à son

camarade resté dehors :

– Salaud de Juif, il ne faudrarien dire à Bloch.

J’entendais ses bottes gratter lesol, sa merde tombe dans mon dos.Puis l’autre entre après soncamarade et à nouveau c’est samerde dans mon dos. Je ne bougepas, je ne respire pas, je n’existepas : je suis une chose insensible,un épieu dur planté dans la merde,un morceau de fer que rienn’entamera. Miétek, ils vont perdre,tu vas survivre à tout cela, tonévasion personne ne la paiera parcequ’ils ont peur de l’avouer aucommandant Bloch, tu as gagné,

Miétek. Qu’importe leur merde surton dos, leur merde autour de toi,dans laquelle tu es enfoui. Dure,Miétek, survis.

Les chiens ont aboyé longtemps,d’autres soldats sont venus, puispeu à peu le silence est tombé sur lecamp, mais j’ai attendu encore, desheures d’immobilité dans cettehumidité répugnante qui entrait enmoi. Puis j’ai soulevé les planches,en enlevant d’autres et, m’appuyantsur elles, je me suis soulevé, hissé,réussissant à sortir, ankylosé, lamerde collée à moi, sur mesvêtements, sur ma peau. Dehors, lefroid m’a saisi et j’ai commencé à

trembler, incapable de courir tantj’étais lourd, gauche, avec ce poidssur moi. J’ai marché jusqu’à lapalissade de bois : elle devait avoirdeux à trois mètres de haut.Derrière elle, il y avait la liberté. J’aitenté de grimper une, deux, dixfois : parfois, d’une main jetouchais le sommet, et puis jeglissais, leur merde pesait,m’empêchait de bondir. Je me suisnettoyé pour m’alléger, me sécher,me reposer, mais les minutesfilaient, haletantes, le jour allaitvenir. Alors j’ai compris que jen’arriverais pas à franchir lapalissade : j’ai repris mon souffle,

saisi mon couteau, commencé à lalonger vers le poste de garde. Maseule chance était d’attaquer lasentinelle.

J’avançais lentement, il merestait une cinquantaine de mètresavant la zone éclairée de l’entrée ettout à coup ma main a heurté unebarre de bois. Dans la palissade, uneporte avait été condamnée par desplanches qui formaient un Z. Tu vasgagner, Miétek. J’ai grimpélentement, prenant appui sur lesplanches, atteignant enfin lesommet, prenant le temps desouffler avant de me laisser tomberde l’autre côté, libre. Je suis resté

allongé sur le sol : personne. J’airampé, marché, couru, m’enfonçantdans la neige, traversant deschamps, me dirigeant vers unelumière, une maison de paysan. J’aifrappé à la porte. J’ai entendu le paslourd d’un homme. Il allait disposerde ma vie. Il a ouvert, je voyaisseulement sa silhouette massive, ila reculé, en portant son bras auvisage : mon odeur.

– J’ai beaucoup d’argent, ai-jedit aussitôt en avançant, de l’argentplus que vous n’en verrez jamais. Jeveux me laver et avoir desvêtements.

J’ai montré les billets mouillés :

il a hésité. Ses yeux allaient del’argent à moi.

– Viens.

Il m’a fait entrer dans la pièce :les femmes sont descendues, unautre homme est venu, trapu, lefront bas, les mâchoires larges.

– De l’eau, a dit celui qui m’avaitaccueilli.

J’ai tendu les billets et j’aicommencé à me laver, à renaître.Puis comme je me séchais, les deuxhommes sont entrés, portant desvêtements.

– Il faut beaucoup d’argent pourça, a dit l’homme trapu, beaucoup.

L’autre baissait les yeux, commes’il n’osait pas me regarder.

– Tu es juif, tu as encore del’argent, donne.

J’ai dû leur tendre les derniersbillets, ceux qui m’auraient permisd’acheter de la nourriture et despapiers, ils m’ont arraché cesmorceaux de ma vie à venir, cetargent pour lequel j’avais tantrisqué, rentrant dans le camp deZambrow chargé de pain. C’estseulement quand ils ont été sûrsque je n’avais plus rien qu’ils m’ontdonné les vêtements. Propre,habillé chaudement, j’avaisretrouvé un peu de ma vigueur.

Avant de partir, je les ai suppliés deme laisser au moins un billet.

– Pars maintenant, a ditl’homme trapu, pars vite.

Ils étaient les plus forts.L’homme a fermé la porte derrièremoi et je me suis retrouvé seul dansle matin qui se levait, dépouillémais libre. Il fallait me remettre àmarcher.

J’ai traversé des champs et desforêts, je me suis enfoncé dans laneige, j’ai dormi dans des granges,j’ai volé comme un renard les œufset les poulets, j’ai suivi la voieferrée, vendu le produit de mes vols

aux gardes-barrières qui n’aimaientguère les paysans, j’ai volé du lardet du pain et les paysans m’ontpoursuivi jusqu’à la forêt, prêts àm’égorger comme on tue uncochon. J’ai vécu de rapines etd’espoir. Parfois, chez des paysans,j’ai travaillé quelques heures ouquelques jours, chez d’autres j’aifrappé à la porte, l’air innocent,murmurant la formule rituelle :

– Niech bedzie Pochwalony,Jesus-Christus, Sois béni, Seigneur.

Et eux répondaient :

– Na wieki, wiekow, Amen.

Puis je leur vendais des sacs de

jute, précieux en cette période depénurie, que je venais de voler dansl’escalier de leur grenier.

J’ai rencontré des bêtes à visaged’homme et beaucoup d’hommesqui me donnaient du pain,l’hospitalité pour la nuit, quirisquaient toute leur vie pourm’abriter de la neige et de la pluie.Grâce à eux j’ai conservé l’espoir.Ils m’ont parlé des partisans, ceuxde l’A. K. que je connaissais déjà etaussi des Juifs qui se trouvaientquelque part dans la grande forêtaux arbres séculaires dont on nevoyait pas le faîte, l’immense forêtque ne pénétraient jamais les

Allemands et qui s’étendait, infinie,au sud de Bialystok. J’ai marchévers cette Puszcza Bialo-wieska : sides Juifs se battaient, si mon pèreétait vivant il était parmi eux. J’aitraversé la ville de Lapy, j’ai atteintBialystok : là des Juifs vivaientencore dans leur ghetto, aveugles,sourds, persuadés comme l’avaientété ceux de Varsovie ou deZambrow qu’ils étaient utiles auxAllemands, qu’ils avaient un statutdifférent. J’ai parlé, prêché commeà Zambrow. Parfois, des jeunesm’écoutaient quand je disais qu’ilfallait se battre, rejoindre le maquis,certains connaissaient la région où

se cachaient des partisans juifs,mais ils ne voulaient pas quitterBialystok. Ils n’étaient pas prêts àtrancher d’un coup sec dans leurvie, prêts à reconnaître qu’ilsn’avaient le choix qu’entre lecombat solitaire et la mort avec lesleurs.

Alors j’ai quitté Bialystok,marchant vers la Puszcza Bialo-wieska, rencontrant enfin cesgrands arbres qui cachaient le ciel.J’ai marché, tombant dans lesfondrières couvertes de neige,sifflant et chantant les chansonsjuives, vivant de quelques pommesde terre, et un jour je les ai vus

s’avancer parmi les arbres. J’avaischanté à tue-tête pour me fairereconnaître. Ils étaient une dizaine,avec deux ou trois revolvers, quivivaient sous des huttes debranches, qui mendiaient leurnourriture aux paysans, qui secachaient plus qu’ils ne se battaient.Toute la nuit, nous avons parlé :eux, ils m’ont cru. Les yeux grandsouverts, immobiles, ils meregardaient par-dessus les flammesdu feu, et je lisais l’horreur sur leurvisage. J’ai dû recommencerplusieurs fois à décrire Treblinka.Puis, comme j’avais fini, l’un d’eux,un jeune homme maigre, Isaac,

dont la barbe noire masquait lestraits, m’a dit :

– Sais-tu, Miétek, qu’à Varsovieils se sont battus ?

Battus, dans ma ville ? Je suisallé vers Isaac, le prenant par lesépaules, le couvrant de questions :

– Battus, ceux du ghetto ?

Des paysans qui revenaient deVarsovie leur avaient parlé d’unerévolte, de combats contre les SS. Ilne savait rien de plus. Mon pèreétait là-bas, je le sentais, j’en étaissûr maintenant. Là-bas, dans notreville. Je n’ai pas dormi, tenaillé parle froid et surtout par le besoin de

partir. Isaac a voulu me retenirmais comment empêcher unerivière d’aller vers la mer ? Nousnous sommes embrassés plusieursfois, en quelques heures nousétions devenus des frères et j’avaispeur pour eux. Je devinais qu’ils nepourraient pas longtemps survivreainsi, sans organisation, sansnourriture, sans armes. Mais ils sebattraient avec leurs mains nues,cela aussi je le savais. Adieu, frères.Ce temps, notre vie, étaient faitsd’adieux.

J’ai quitté la grande forêt. Undimanche, profitant de l’heure de lamesse, j’ai pénétré dans un village,

fouillé les maisons, volé de lanourriture et dans l’un des coffresde bois où, sous les vêtements, lespaysans cachent leur argent, trouvéun passeport polonais au nom deLewandowsky et quelques billets.Je me suis enfui avec ces biens,sans remords. J’étais en guerre, maguerre, la guerre des hommes. Il mefallait cet argent et ce passeportpour rejoindre Varsovie. J’ai pris letrain à Hajnowka, la nuit, grimpantsur le toit du wagon, m’accrochantmalgré la glace au métal brûlant àforce d’être froid. À nouveau, j’étaisà Bialystok, ce devait être la finjanvier. Dans le ghetto, maintenant,

on avait peur, on parlait de larévolte de Varsovie, on craignait desreprésailles ici, on sentait seresserrer l’étau allemand. J’aimendié un peu d’argent, dormi dansdes caves, modifié la date denaissance inscrite sur le passeport,prêché encore, mais je n’avais qu’unseul but : ne pas être pris dans lasouricière du ghetto de Bialystok,gagner Varsovie, me battre là-basoù, si mon père était en vie, il devaitêtre sachant que j’allais reveniraussi rue Mila pour venger lesnôtres.

J’ai quitté Bialystok alors que lesAllemands commençaient le

premier « déplacement » vers l’est :le tour de Bialystok était donc venu.

J’ai pris le train qui va versVarsovie. À Lapy, dans le wagon, lesAllemands sont montés, contrôlantles papiers, les valises : près de moiil y avait un gros sac de cuir. Ilsl’ont ouvert : il était plein de lard.J’ai nié, discuté : ce sac nem’appartenait pas mais les autresvoyageurs niaient aussi et c’est moique les Allemands ont choisi deconduire à la Kommandantur. Lesoldat marchait près de moi,indifférent, tranquille, qu’est-cequ’un petit trafiquant ? Je pensais àmon passeport raturé, à ce qui

m’était arrivé à la Kommandanturde Zambrow. Dans une rue déserteje l’ai frappé d’un coup de pied aubas-ventre, puis d’un autre, lelaissant courbé en deux, le frappantencore, m’enfuyant. Au bout de larue, j’ai heurté un couple dePolonais que je n’avais pas aperçuet qui, immobile, avait dû assister àmon agression. Pourquoi fait-onconfiance ?

– Par ici, m’a dit l’homme.

Je les ai suivis et chez eux,devant des verres de vodka, nousavons parlé. Moi d’abord. J’avais euraison de leur faire confiance : lajeune femme pleurait en

m’écoutant raconter ; Treblinka.L’homme secouait la tête, lespoings serrés posés à plat sur latable.

– Pour aller à Varsovie, a-t-il ditsimplement, il y a la frontière duBug, d’un côté les territoiresannexés, de l’autre le gouvernementgénéral de Pologne, et il y a toutprès Treblinka. Partout descontrôles. Il vaut mieux aller vers lesud, vers Bielsk Podlaski, puis versSiedlce. Par là, on peut passer.

La jeune femme essuyait sesyeux.

– Nous connaissons bien les

trains, a-t-elle dit en souriant, noussommes des courriers de l’ArmaKrajowa.

Nous avons bu encore.

Vous pouvez nous aiderbeaucoup, a dit l’homme.

Je voulais rejoindre Varsoviecoûte que coûte, mais ils m’ontconseillé la prudence, la région étaiten ce moment très surveillée. J’aipassé deux jours dans leurappartement puis nous sommestous trois partis pour Brzesc. Là-bas, j’ai vu de vrais combattants, j’aiappris ce qu’est un officier qui tientdans sa main la vie d’un groupe

d’hommes et qui doit décider seul.J’ai appris que la guerre est un durmétier. La jeune femme m’avaitconfié timidement :

– Ne dites pas que vous êtes juif,c’est notre secret, à nous. Il y a deshommes qui haïssent autant lesJuifs que les Allemands. Mais nousavons besoin d’eux, contre lesAllemands.

Et contre les bourreaux ils sebattaient bien. J’ai rencontré lecapitaine Paczkowski, dit Wania,puis Mieczyslaw dit Bocian : ilsm’ont donné ma première arme, uncolt lourd qui prolongeait le bras etrassurait. Enfin, enfin, j’allais me

battre. Je voulais toujours partirpour Varsovie mais aussi apprendreà faire la guerre, pour mieux lutterplus tard aux côtés des miens.

Alors avec le capitaine Wania j’aimarché sur les rivières gelées,rampé dans les forêts, placé desexplosifs sur les voies ferrées, sciéles poteaux téléphoniques. PuisWania a été pris et je me suis évadéune nouvelle fois de leurs griffes,sautant du camion qui nousconduisait à la prison de Pinsk. J’aidû me planquer à Brzesc, changerde cache, attendre, différer monretour à Varsovie pour participer àla libération du capitaine Wania

qu’organisait Jan Ponury.

Jan arrivait de Varsovie et c’étaitl’un de ces hommes dont on ditqu’ils sont des chefs, qu’ils portentleur noblesse et leur courage sur levisage : à Jan j’ai dit que j’étais juif,j’ai raconté Treblinka. Lui aussim’écoutait les poings serrés. Il avaitété parachuté avec Wania, envoyéde Londres par le gouvernementpolonais en exil : il ignoraitl’ampleur de l’extermination,pourtant il m’a conseillé, de tairemes origines. J’ai compris que je nepouvais demeurer dans l’ArmaKrajowa : je voulais avancer àvisage découvert, pour les miens,

avec les miens. La libération deWania serait mon dernier combataux côtés de l’A. K. avec Jan, nousavons préparé cette attaque de laprison de Pinsk, et pour la premièrefois je n’étais plus un homme enfuite, traqué, mais un chasseur, unguetteur, un combattant, surveillantles allées et venues des gardiens,sachant que ces sentinelles quej’apercevais nous allions les abattreau signal.

Nous sommes arrivés devant laprison en voiture, l’un de nousayant revêtu un uniforme SS adonné l’ordre d’ouvrir les portes.Nous avons bondi, égorgé les

soldats de garde, ouvert l’autreporte. Jan Ponury nouscommandait au sifflet. Car nous nedevions pas parler polonais pourfaire croire que nous étions despartisans soviétiques et déjouerainsi les représailles. Nous avonsdéfoncé les portes des cellules et lesprisonniers couraient le long desgaleries vers nos camions, nous leurrendions la vie. Quelle joie devaincre enfin, de pousser un cri deguerre, de commencer enfin letemps de la vengeance !

Nous avons libéré Wania blessé,torturé, mais vivant. J’avais apprisde l’Arma Krajowa le maniement

des armes et un peu du métier de laguerre. Maintenant, j’avais payé madette. Je pouvais partir.

Avec Jan Ponury, nous avons buà notre amitié, à nos combats.C’était un soldat, un homme, ilconstruisait son armée avec ceuxqu’il trouvait, qu’y faire s’il y avaitparmi eux des antisémites ? Aprèsla guerre, il faudrait bâtir une autrePologne. Nous buvions. Moi, j’étaisdu ghetto de Varsovie, moi j’avaislaissé Rivka, ma mère, mes frères àTreblinka, Sonia à Zambrow, tantd’autres dans le sable jaune, et simon père vivait il était à Varsovieoù les miens déjà s’étaient battus.

Là-bas était ma place. Avec lesmiens.

– Va, Miétek, va, tu as raison. Ilne faut jamais cacher son drapeau,ce qu’on est.

Nous nous sommes embrassés.

Deux jours plus fard, j’étais àVarsovie.

7Nos vies avaient la

résistance de lapierre.

Ma ville, mes rues, mon passé :là, la gare de l’Est, Praga, le marchéoù j’ai vendu les gants, où je mesuis couché sur le sol. Par cette ruej’ai fui, et la Vistule, ce pontPoniatowski, ces quais, le chatLaïtak et Zofia, sa main que jeserrais, il y a des siècles, dans uneautre vie. Un tramway passe, jemarche lentement, au hasard : tout

continue ici, est-il possible que deshommes et des femmes durant cessiècles que j’ai vécus aient chaquejour recommencé un jourtranquille, le travail, les repas, lesenfants, l’amour ?

Tout devient gris, flou, j’aicomme une ivresse triste, amère, jesens vivre autour de moi l’injustice,l’égoïsme, l’indifférence,l’ignorance : les rues de Varsovie,les passants de Varsovie, les eaux dela Vistule, les pierres du pont, touteune ville me crie notre solitude, quesommes-nous pour cespromeneurs, pour ces enfants quijouent, rien, nous n’existons pas,

ma mère, mes frères, Rivka, Sonia,Zofia, et toi aussi l’hommeimportant de Zambrow mort sur laneige, et toi, dentiste aux mainshabiles descendu dans la fosse, etvous mes frères recouverts de sablejaune, cette indifférence, cetégoïsme vous tuent une deuxièmefois, vous recouvrent mieux que lesable de Treblinka. Et ailleurs, loinde Varsovie, à New York, ou plusloin encore, qui peut savoir, qui ?

J’ai traversé la Vistule, rôdé dansla ville comme autrefois. Avantd’approcher du ghetto je voulaissentir la vie de Varsovie : j’ai longéla longue rue Dluga, retrouvé la

pâtisserie Gogolevski avec sadevanture blanche, le café où nousnous réunissions avec ma bande. Jesuis entré : il y avait une autreYadia, semblable à celle que j’avaisconnue, les seins lourds, le rirefacile, les hanches larges et que deshommes pareils à Pila-la-Scie, àBrigitki-la-Carte, à Zamek-le-Sage,saisissaient à la taille. J’ai bu unverre de vodka, écoutant les rires,les éclats de voix ; autour des tableson parlait de chats, de bédouins quise planquaient du côté aryen, etqu’on allait rançonner. On riait.D ’ a u t r e s Schmaltzownikis’engraissant avec notre sang ont

pris la suite de Dziobak-la-Vérole,de Miétek-le-Géant, de Rudy-le-Rouquin ou de Ptaszek-l’Oiseau.L’égoïsme, l’indifférence, lalâcheté : les bourreaux avaienttoujours les mêmes alliés, cette partsombre de l’homme qui peut lemasquer tout entier et faire de luiune bête.

Je suis sorti, traversant lesjardins Krasinski, longeant la rueSwientojerska, la rue Nalewki,retrouvant ma démarche de voyoupour donner le change aux bandesqui guettaient les bédouins, pourtromper les Bleus, les Ukrainiens,les Allemands toujours là, au pied

du mur.

Mais leur présence mêmem’exaltait : elle prouvait que leghetto vivait encore, que mon pèrepeut-être s’y trouvait ; elle prouvaitqu’il fallait y rentrer, faire explosernotre présence, crier notre vie,ouvrir au cœur de Varsovie unvolcan de flammes pour qu’onsache que nous vivions là, que lemonde apprenne qu’on nous tuait.Se battre, se battre, j’étais sûr plusque jamais que telle était notreseule façon d’exister, de sauver lesnôtres, ceux couverts de sablejaune, de l’oubli, pour toujours.Notre seule façon de les faire vivre.

Je suis retourné à Praga et j’aifrappé à la porte de Mokotow-la-Tombe. En lui, j’avais confiance.Personne. J’ai attendu, caché dansune cave, puis j’ai frappé à nouveau.C’était Marie, sa sœur. Elle meregardait, sans me reconnaître etpourtant je sentais qu’ellecherchait, comme si au fond de samémoire mon visage recommençaità surgir.

– Miétek, je suis Miétek-le-Coupé.

Elle ouvrit la bouched’étonnement puis elle tendit samain et d’un geste doux me caressale visage.

– Miétek, Miétek, comme tu esmaigre.

Sa voix était douce, chaude, elleme fixait, lisant les siècles quej’avais traversés sur mes traits, surma peau.

– Tu es vivant.

Elle m’a fait asseoir, m’a nourriet quand elle passait autour de moielle me caressait les cheveux, levisage, l’épaule.

– Raconte-moi, Miétek.

J’ai secoué la tête. Je n’avais pasla force d’affronter mes morts, ici,pour elle.

– Plus que tu ne peux savoir,imaginer. Tous assassinés. Tous lesmiens. Mais mon père est ici, je lesens. Raconte-moi, toi.

Mokotow avait abandonné lestruands, il travaillait commechauffeur de camion et il faisaitpartie de l’Arma Ludowa, l’arméepopulaire des partisans de gauche.Marie s’est mise fébrilement àrenverser des piles de linge, dansune armoire. Elle a sorti un petitjournal, mal imprimé : GlosWarszawy, l’organe du P. P. R., leparti ouvrier polonais.

– C’est moi qui le distribue,Miétek, moi.

Je n’ai pas entendu rentrerMokotow, et tout à coup j’ai sentises lourdes mains sur mes épaules :

– Je savais, Miétek, que tu seraislà, un jour.

Nous nous sommes embrassés,tenant nos corps l’un contrel’autre : depuis des mois nous nenous étions vus mais Mokotow-la-Tombe avait marché vers moijusqu’à devenir cet ouvriercombattant, lui l’ancien chasseur debédouins. Il s’est assis en face demoi et nous nous sommes regardéslonguement.

– Tu reviens de loin, Miétek ?

– D’assez loin.

Il m’a servi un verre de vodka.

– Mais pas pour rien. Les tiensse battent maintenant. Ils sontdevenus des lions.

Mon père était là-bas, j’en étaissûr, sûr. Oui, nous vivions, ouil’homme allait l’emporter sur lesbêtes, comme chez Mokotow-la-Tombe la part sombre serait rejetéeau loin.

– Ça a commencé en janvier. Ilsont attaqué les Allemands avec del’eau bouillante, de l’huile brûlante,avec des pierres, des bouteilles, desarmes aussi. Mais ils en ont si peu.

Je buvais la vodka mais lachaleur que je sentais en moi nedevait rien à l’alcool. Enfin, enfin,nous poussions notre cri de guerre.

– Ça s’est passé près de chez toi,rue Mila, rue Muranowska, danston quartier, Miétek. Et lesAllemands ont filé, ils ont renoncéaux déportations, et depuis, chaquejour on entend des coups de feu.

Je me suis levé.

– Mon père est sûrement là-bas.

D’avoir dit cela à haute voix,pour la première fois, renforçaitencore ma conviction.

– Je vais y aller, Mokotow, tout

de suite.

Mokotow-la-Tombe m’a prêchéla prudence. Les rues étaientpleines de maîtres chanteurs, dedénonciateurs. Ils traquaient tousceux qui avaient une alluresuspecte, ils les dépouillaient, lestuaient. Quand une famille juiveréussissait à trouver un logementdu côté aryen pour 20 000 ou30 000 zlotys, les bandes sesuccédaient pour la rançonner.

– Des chacals, des sangsues, desvampires. Ils se communiquent lesadresses et se partagent les gains.Puis, quand ils ont pressé le fruit,ils dénoncent et touchent une

prime. Voilà, Miétek, voilà.

Il a balayé le passé d’un geste dela main :

– Et les autres, Pila-la-Scie,Dziobak…

– Beaucoup de chacals.

Marie s’est approchée de moi,me prenant par l’épaule :

– Attends un peu ici, Miétek, tupeux combattre avec Mokotow,entrer dans l’Arma Ludowa, tupeux.

Mais Mokotow déjà remettait sacasquette.

– Quand on arrive d’où tu viens,

Miétek, il doit être difficiled’attendre.

J’ai embrassé Marie, bu undernier verre de vodka et Mokotowet moi nous avons pris les rues versle ghetto.

– Il y a tous les soirs desPlacowkarze qui rentrent par la rueLeszno, tu peux essayer.

Plusieurs fois déjà, avant, jem’étais glissé parmi les Juifs quitravaillaient dans la journée àl’extérieur du ghetto : le contrôlen’était guère sévère. Quels étaientles fous qui voulaient rejoindrevolontairement une prison ?

Avec Mokotow, nous avonslongé la rue Leszno, jadis l’une desgrandes rues du ghetto et quiaujourd’hui était sa frontière. Lesimmeubles des rues Grzybowska,des rues Krochmalna, Ogrodowa,étaient vides, leurs habitantsavaient rempli les wagons del’Umschlagplatz, puis les fosses, là-bas à Treblinka. Pour eux, il fallaitrentrer.

La colonne précédée de soldatsallemands avançait par la rueZelazna. J’apercevais les visagesmaigres, les dos courbés, lesvêtements en lambeaux desP l a c o w k a r z e . J’ai embrassé

Mokotow.

– Avec toi la chance, Miétek.

Devant l’entrée du ghetto il y aeu un arrêt de la colonne, desPolonais étaient là, badauds,truands, chasseurs de bédouins. J’aibondi et les miens sans un regard sesont refermés sur moi, m’entourantde leurs corps. J’ai courbé le dos, lesyeux vers le sol, retrouvantl’humilité des esclaves. La colonnes’est remise en route, nous avonsfranchi la porte. J’étais chez moi,dans le ghetto.

Il est vide, il est désert, il estexsangue, il agonise le ghetto, mais

il vit toujours. La colonne destravailleurs est rejointe par lesouvriers de chez Toebbens et dechez Schultz, puis à la hauteur de larue Nowolipki tout le monde sedisperse. Les rues se vident, chacuncourt, disparaît dans la nuit quitombe, sans un cri, dans un silencede ville abandonnée. Je cours aussi,je reconnais les pavés, les portes,j’avance dans mon passé commedans un décor dont les acteursauraient disparu. À l’angle de la rueDzielna, embusqués dans une portecochère, il y a un groupe de jeunes,ils accrochent les ouvriers, leurtendent des tracts que certains

refusent, que d’autres empochentrapidement. Ils m’en donnent unpuis, avant même que j’aie pu leurparler, ils se dispersent et je resteseul, devant cette porte, avec la ruevide devant moi, le silence. Dansune cour j’ai lu mot à mot ce texte,ce pain qui fait vivre, cette eauclaire, ce sang frais qu’on donne auxblessés :

« Zydowska OrganizacjaBojowa

– Organisation juive decombat »

« Juifs ! Les banditsallemands ne vouslaisseront pas longtemps

en paix. Groupez-vousautour des étendards dela résistance. Mettez-vousà l’abri, cachez vosfemmes et vos enfants etengagez-vous, chacunselon les moyens dontvous disposez, dans lecombat contre lesbourreaux hiltlériens.L’Organisation juive decombat compte sur votreappui total, autant moralque matériel. Varsovie-ghetto, le 3 mars 1943.Commandant de l’O. J.C. »

J’ai embrassé ce papier froissé,j’ai parcouru les rues : j’allais lesrencontrer, j’allais le rencontrer caril ne pouvait qu’être là, parmi lescombattants, comme moi, lui, monpère qui m’avait donné l’exemple,qui dès les premiers jours, quandnous marchions dans les jardinsKrasinski savait ce que lesAllemands nous réservaient. Cetexte, c’était sa voix, la mienneaussi qui pendant des semainesavait crié à Zambrow, à Bialystok,en vain.

Les rues noires paraissent vides,mais plus j’avance plus mon regards’habitue à l’obscurité et mieux je

distingue des silhouettes chargées,courbées sous des sacs, desplanches, qui traversent en courant,d’une maison à l’autre. J’ai remontéla rue Zamenhofa. Voici déjà le coinde la rue Gesia : ici, chaque mètreparle, ici chaque façade a gardé monregard, ici se sont formées lescolonnes vers l’Umschlagplatz.Mère, frères, Rivka, Pola et toi aussiPavel, Pavel d’avant la nuit de tonabdication, voici le cœur de ma vie,ici j’ai tué, ici sont mes toits, ici jet’ai tenue contre moi Rivka, voici lecœur de ma vie déjà lointaine, icicriait la fille du docteur Celmajster,et ici sur ces toits David m’a dit,

m’entourant les épaules de sesbras : « Ils ont pris ton père, avant-hier. Nous n’avons pas pu. » Ici lecœur de ma vie cruelle. Je me suisarrêté à l’angle de la rue Mila et dela rue Zamenhofa, j’ai regardé versla fenêtre comme si elle avait puêtre là, ma mère, le bras tendu versmoi, bras fragile, espoir et crainte,sa main qui s’agitait à peine, timide.Et je devinais ses yeux voilésd’angoisse et de tristesse. Jamais jene leur pardonnerai, ma mère.Jamais. J’ai avancé dans la rueMila, je suis entré en elle commedans une caverne sombre. J’aimonté l’escalier de Mila 23.

Je m’arrête, je m’assieds, desombres passent, me bousculent.Dans la cour résonne un bruit demarteaux ; j’entends les chocs desoutils sur le sol, je distingue legrincement des scies. Je redescendsdans la cour, là vers la rue Kupieckail y a un groupe d’hommes quicreusent, qui cimentent. Une chaînes’est formée, on se passe des seaux,des sacs, des planches.

– Aide-moi, au lieu de regarder.

L’homme tenait un madrier et ilme montrait l’autre bout. Je l’ai priset avec ce groupe j’ai travailléjusqu’à l’aube : il s’agissait deconstruire deux bunkers donnant

rue Kupiecka, et communiquant parde nombreux tunnels avec les coursde la rue Mila. J’ai travaillé,oubliant le temps, oubliant d’où jevenais, travaillé et tous autour demoi comme moi, avec frénésiecomme si les Allemands allaientvenir au matin, comme si de cebunker dépendait le sort de toutnotre peuple. Et il est vrai, le sort denotre peuple dépendait de cebunker et de tous les autres quidans chacune des rues du ghetto seconstituaient, îlots de résistance etde survie, ghetto sous le ghetto.

L’aube s’est levée, d’un bleudoux, pâle. Deux silhouettes ont

traversé la cour, venant vers nous.Elles avançaient lentement. Leshommes ont cessé de travailler etles ont entourées. J’ai posé la scie etj’ai rejoint le groupe. L’un des deuxhommes parlait :

– Ces bunkers, camarades, ilssont comme notre cœur, notre vie.Ce n’est pas seulement pour nous,mais pour le monde, il faut qu’onsache, avec ces bunkers nousdevons tenir, tenir une semaine,pour qu’on entende notre voix, aucours des siècles.

Il me semblait reconnaître ceton, exalté et métallique, ces mots.Je me suis approché. Derrière celui

qui parlait j’ai vu un homme auxcheveux gris qui tenait sa têtepenchée comme si la fatigue l’avaitcourbée, un homme grand avec lesmains derrière le dos. Je me suisapproché encore, poussant une filleavec brutalité : elle m’a lancé unjuron, il s’est retourné. Je savaisqu’il était vivant.

Nous ne faisons plus qu’un, brasdans les bras, poitrine contrepoitrine : je sentais sa barbe contrema joue, comme autrefois, avant,rue Senatorska. Je buvais seslarmes salées et il avait les miennessur ses mains qui tenaient mesjoues. Où étions-nous ?

Pourquoi la guerre, le ghetto,Treblinka, pourquoi la folie deshommes, la barbarie des bêtes àvisage d’homme, pourquoi père,père, père, pourquoi ces fosses, cesenfants morts alors qu’il y a tant dejoie à sentir tes mains, à retrouverton corps vivant, père, pourquoi cemonde, tout ce saccage ?

Nous pleurions l’un contrel’autre, nous parlant sans dire unmot, et mon cousin Julek Feld quiétait venu avec mon père, JulekFeld délégué du P. P. R., se taisait.

Autour de nous, le cercle s’étaitélargi, et chacun pleurait, pournous, pour les siens perdus, chacun

pleurait de joie et de malheur. Puisils nous ont laissés ; nous restionsau milieu de la cour, nous tenantpar l’épaule, et avant de partir noscamarades serraient dans leursmains la main de mon père et lamienne, comme pour se convaincreeux-mêmes que tout était possible,qu’un jour peut-être, eux aussi,dans une cour du ghetto ou qui saitaprès la guerre, ils retrouveraientl’un des leurs.

Ils nous ont laissés et, noustenant par l’épaule nous sommesmontés là-haut, où nous les avionscachés, ceux que nous aimions etqui ne savaient pas se défendre.

L’appartement était saccagé,l’armoire truquée gisait, défoncée,dans la pièce qui avait été leurcachette ; il y avait encore dans uncoin les livres de mes frères, unchâle tricoté que ma mère avaitl’habitude de jeter sur ses épaules.Nous nous tenions toujours parl’épaule et nous n’avions paséchangé un seul mot. Les autresavaient parlé pour nous, Julek Feldavait expliqué. Je voulais dire, dire,mais les phrases ne réussissaientpas à se former, j’avais tant dechoses au fond de moi, destourments, des questions, tantd’horreurs et de peurs jamais

confiées, que je n’avais jamais osépenser jusqu’au bout parce que jecraignais qu’elles ne m’entraînent.Je voulais les dire, crier qu’il étaitinjuste que ce châle, cette armoire,ces livres soient encore là où mamère, mes frères n’étaient plus, quela vie n’avait aucun sens, que lemonde ne méritait même pas d’êtrepuisque les choses mortessurvivaient et que partaient ceuxqu’on aimait. Nous étions là, noustenant par l’épaule, n’osant pasparler, avec ces jours de Treblinkaque je voulais dire, ces questions.

– Père, père.

– Va Martin, va. Il faut oser

pleurer.

J’ai sangloté contre lui et luicontre moi, j’ai pleuré jusqu’à ceque les phrases puissent naîtred’elles-mêmes, alors j’ai tout dit.Lui non plus ne pleurait plus, nousnous étions assis sur le plancher,face à face, les jambes croisées.

– C’est bien, Martin, disait-ilparfois.

Quand je m’arrêtais, il respectaitun temps mon silence, puis :

– Il faut continuer, Martin.

– Et toi, père ?

Il avait réussi à être sélectionné

sur l’Umschlagplatz pour un campde travail.

– Grâce à tes conseils, Martin.

De là-bas, il s’était enfui et étaitrentré à Varsovie.

– Vous n’étiez plus là. Plus rien.Mais je savais, Martin, que tun’étais pas de la race de ceux quiabdiquent. Je savais. J’avaisconfiance.

Toute la journée, nous sommesrestés ainsi, à raconter, à croisernos paroles et nos regards, àpartager nos souvenirs. Puis la nuitest tombée et à nouveau j’aientendu le bruit des marteaux, des

scies, des pelles.

– Maintenant, Martin, est venule temps du combat. Tu vas prendreta place.

Père s’est levé et m’a tendu lamain, me tirant d’un coup seccomme il le faisait avant, rueSenatorska quand, par jeu, jerefusais de me redresser, de merendre à table. Il a gardé ma maindans la sienne.

– Martin, tu vas combattre,parce que nous le devons. Nousallons lutter jusqu’au bout. Laplupart d’entre nous périront. Toi,essaye de vivre. Vis, Martin, vis

pour nous tous.

Nous nous sommes embrassés.Une scie grinçait dans la cour. Nousavions eu un jour entier pour nousdeux, presque une éternité en cetemps imprévisible. Nous nepouvions en demander plus.

Cette nuit-là, j’ai, devant lesmembres de l’Organisation juive decombat, parlé de Treblinka. Leghetto savait déjà qu’il s’agissaitd’un camp d’extermination parceque d’autres comme moi s’étaientenfuis, mais j’étais le premier àrevenir du camp d’en bas. J’ai ditl’excavatrice et les fosses dans lesable jaune, Ivan et Idioten. Puis

j’ai demandé ma place dansl’Organisation.

Alors ont commencé des jourstendus comme un acier ; il fallait del’argent, des armes, des hommes ; ilfallait faire taire les poltrons,convaincre les hésitants, châtier lestraîtres. Et malgré les évacuations,malgré ce qu’on savait de Treblinka,malgré l’Umschlagplatz, malgré lescombats de janvier, certains, ceuxqui avaient obtenu un « numéro »des Allemands, le droit de vivre,continuaient d’espérer durer ainsijusqu’à la fin de la guerre, enobéissant aux bourreaux.

J’ai vu des ouvriers des shops de

Toebbens et de Schultz se présenterpour des départs « volontaires ».Dans une nuit de mars, j’ai collé desaffiches : l’Organisation expliquaitqu’il fallait saboter ces départs versla mort et non pas vers le travail. Lelendemain, les Allemands les ontrecouvertes. Toebbens et le grosSchultz ont organisé des réunionspour leurs ouvriers : « Nous avonsbesoin de votre travail, disaientToebbens et Schultz du haut de leurbalcon. Mais comme vous nepouvez rester à Varsovie mêmenous avons choisi pour nos ateliersd’autres localités, Trawniki,Poniatow. Là-bas, vous aurez du

travail et du pain. » Et Schultz etToebbens donnaient leur paroled’honneur.

Il fallait lutter contre cesdiscours, mais parfois entrant dansune boutique j’entendais lesderniers commerçants respectablesque les Allemands avaient tolérésnous traiter de « têtes brûlées », de« morveux », « qui attiraient lemalheur et la persécution ».

Mais le temps du respect desopinions était passé : je revenais deTreblinka, de Zambrow, deBialystok, je savais ce que valent lesprudences. Alors, avec un groupe jeme suis chargé de lever des

contributions pour l’Organisation.Parfois il suffisait de demander,parfois il fallait montrer une arme,parfois il fallait s’emparer d’unotage. Nous avons pris Wielikowski,le fils de l’un des trois membres duJudenrat et nous avons obtenu unmillion de zlotys. Nous avonsréquisitionné des vivres chez lescommerçants, nous avons tué : despillards allemands, soldats quis’introduisaient dans le ghetto.Nous avons condamné à mort etexécuté des traîtres, ce JacobHirszfeld qui dirigeait le shop deHallmann.

Nous luttions pour un monde

d’hommes, et nous savions quenotre victoire serait de combattrenon de vaincre l’ennemi, car nousétions une île, une tombe, un ghettoentouré par l’indifférence ou lahaine, encerclé par l’ennemi et nousétions sans armes. Mais peut-être,parce que nous voulionssimplement nous battre, c’est là, àl’O. J. C., que j’ai rencontré deshommes comme j’avais espéré qu’ilen existait, Mordekhai Anielewicz etMichel Rosenfeld, Julek Feld, ettant d’autres, Ber Brando et AronBryskin, tant d’autres qui pensaientcomme moi que la fidélité auxmorts de Treblinka était la lutte, la

vengeance. Mais nous étions sansarmes.

Alors j’ai repris le chemin de laVarsovie aryenne, mais notre bléd’aujourd’hui c’étaient les revolverset les grenades, les fusils et lesballes. J’ai marché dans l’eau saledes égouts, guidé d’abord par unPolonais puis, en quelques voyages,j’ai appris une nouvelle géographie :j’avais connu celle des rues, destramways et du mur, puis celle destoits, maintenant j’explorais lemonde sombre des canauxsouterrains, les carrefours où rienne renseigne, les galeriessemblables qui se croisent et qui

conduisent peut-être à une routesans fin, à la folie. Bientôt, leségouts sont devenus mes rues, làétait ma nouvelle liberté.

J’ai retrouvé Mokotow-la-Tombe : il m’attendait à une bouchedésignée à l’avance, il en surveillaitles abords, m’avertissant si unpolicier ou un chasseur de bédouinsétait à proximité, puis dès qu’ilsoulevait la plaque je grimpaisl’échelle de fer et nous filions parles petites ruelles de Stare Miasto,la vieille ville. Là, dans des maisonstoujours différentes, je rencontraisdes hommes de l’Arma Ludowa, despartisans du groupe Witold et

j’obtenais quelques armes. Parfoisje prenais contact avec des groupesde l’Arma Krajowa, plus réticents.Parfois Mokotow-la-Tomberéussissait à acheter une arme pourmoi et alors, dans son appartementde Praga, nous buvions sa vodkadans la joie. Puis je repartais dès lanuit tombée, et Mokotow tenaittoujours à m’accompagner, faisantle guet quand je descellais uneplaque et que je m’enfonçais dansces canaux qui m’étaient devenusfamiliers.

Je ressortais dans le ghetto, dansle silence brisé par le grincementdes outils car chacun se préparait à

se dissimuler, à s’enfouir sous laterre protégé par des murs de béton.Je n’aimais pas ces caves, cescasemates closes : pourtantcertaines avaient une alimentationd’eau, d’électricité, le téléphone, destoilettes séparées, mais pour moic’étaient des tombes sans issues,des fosses. Quand la batailleviendrait, je choisirais les rues, lestoits, les égouts, mais pas cesbunkers profonds.

Souvent en rentrant, traversantles rues, sautant d’un immeuble àl’autre, me glissant dans lesgreniers, j’apportais directementdes armes – parfois un seul

revolver – au 32 de la rueSwientojerska. Là était le centremilitaire de l’Organisation, dansdeux pièces et une cuisine oùs’entassaient une dizaine decombattants toujours armés. Àquelques pas de là, dans le mêmebloc d’immeubles, il y avait les« brosseries » qui fabriquaient pourles Allemands toutes sortesd’objets. J’arrivais par les grenierset les toits jusqu’au centre militaire,des filles me servaient un repas,puis je repartais, heureux, vers larue Mila. Je passais de rue en toit,nous allions nous battre, nousbattre enfin, l’air vif du printemps

me fouettait ; souvent dès 3 heuresdu matin la pleine lune faisait de lanuit comme une aube avancée. Jen’avais pas survécu en vain.

Je retrouvais mon père rue Mila.Le bunker de commandement étaitpresque en face de Mila 23, à Mila18. Mon père m’attendait et jel’attendais. Nous couchions côte àcôte sur des matelas après avoirlonguement parlé. Nousn’évoquions plus mère et mesfrères, ils étaient autour de nous, ennous, vivant par notre lutte. Pèreme parlait comme s’il avait voulume transmettre tout ce qu’il avaitpensé, appris. Malgré la guerre et la

mort, il me parlait d’une société oùles hommes seraient débarrassés deces plaies que sont la misère,l’injustice, d’un monde où l’hommen’aurait comme problème que sesrapports avec les autres et avec lui-même, débarrassés de la boue desintérêts. Il me parlait de tout ce quenotre peuple avait donné auxhommes et de combien il avait payéde souffrance sa survie, malgrétout.

– La vie, Martin, voilà ce qui estsacré. Aujourd’hui, nous devonstuer mais souviens-toi, Martin, lavie, ta vie. Il faut donner la vie.C’est lourd, difficile d’être père,

mais choisir de l’être c’est celachoisir d’être un homme. SurvisMartin. J’aimerais que tu aies desenfants plus tard, quand tout serafini, que les hommes auront gagné.Mais alors, donne-leur tout de toi-même. Ils sont sacrés.

J’écoutais sa voix, douce et forte.Parfois, il me parlait de sonenfance, comment il avait monté safabrique, rencontré ma mère. Puis ils’interrompait :

– Dors, Martin, ce sera peut-êtrepour demain.

Demain était déjà là et jerepartais par les toits et les égouts,

attendant le soir, ces conversations.Quand il ne venait pas je neréussissais pas à m’endormir. Unenuit il est rentré plus tard encore, àl’aube :

– Julek Feld est mort.

Il avait été abattu par unepatrouille de SS, lors d’une rafle. Jeconnaissais peu Julek mais j’aimaisson visage mince d’intellectuel, sonton de voix exalté et métallique.

– Il voulait le bien, toujours. Ilcroyait aux idées. C’était unhomme, Julek.

Père m’a parlé de ma grand-mère, la tante de Julek, cette vieille

dame têtue qui envoyait de longueslettres au temps où l’on nousécrivait, il y a des siècles, réclamantdes photos de son petit-fils.

– Toi, Martin, un jour il faudraitque tu ailles là-bas, à New York, luidonner un peu de vie. Elle t’aimait.Quand elle t’a vu, une seule fois, tucommençais à marcher. Tu serraistes poings.

J’écoutais, je me nourrissais deces paroles, de cette voix. Cettenuit-là, quand il m’a appris la mortde mon cousin, père m’a dit :

– Julek allait toujours jusqu’aubout. Un homme, Martin, va

jusqu’au bout.

Il était près de la fenêtre. La luneilluminait la pièce et je voyais leslarmes qu’il laissait couler sur sesjoues.

– Je me demande pourquoi je tedis cela. Tu es déjà allé jusqu’aubout, Martin. Plusieurs fois. Tu esun homme, un vrai, et depuislongtemps.

– Merci, père, pour ces mots.

Nous n’avons plus eu le tempsde parler.

Le samedi 18 avril,l’Organisation a proclamé l’étatd’alerte. Avec d’autres, courant dans

les rues, j’ai affiché, distribué,répété notre mot d’ordre :

Périr avec honneur ! Leshommes aux armes, les femmes etles enfants aux abris !

C’était le moment de l’épreuve,j’étais avec les miens une arme à lamain, nous allions commencer àleur faire payer et la dette étaitimmense. J’ai parcouru le ghettojusqu’à la nuit avancée, voulant êtrepartout, allant d’un bunker àl’autre, portant les bouteillesremplies d’essence, les messages,du secteur des « brossiers », ruesSwientojerska et Walowa, à celuid e s s h o p s , rues Leszno et

Nowolipie. Je passais des cours auxgreniers, des rues aux toits, jemêlais mes géographies : chaquepavé, chaque marche, chaquecheminée parlaient à mes yeux, àmes mains. Ici, j’étais chez moi, iciétait le cœur de ma vie, ici j’étaisinvincible.

J’ai retrouvé mon père dansl’immeuble qui formait l’angle desrues Mila et Zamenhofa.

– Les Bleus ont encerclé leghetto, me dit-il. Ce sera pourdemain. Il faut te reposer, Martin.Après, qui peut dire quand nousdormirons ?

Je me suis allongé et j’ai dormi,sans cauchemar, sans inquiétudejusqu’à ce que mon père me prennela main.

– Les voilà.

La nuit est claire, délavée.J’entends, proches, du côté du mur,peut-être dans le secteur des« brossiers », quelques éclatementsde grenades, des coups de feu. Puisle silence. Je m’approche d’unefenêtre. Ils sont là, qui avancentprudemment, en file indienne, lelong des façades. Ils arrivent par larue Zamenhofa ; derrière eux, auloin, je devine des voitures, peut-être des tanks. Puis j’ai reçu l’ordre

de me rendre auprès des bunkers deKupiecka et de Nalewki pour leurdemander d’attendre le signal pourouvrir le feu. J’ai sauté de toit entoit, un revolver passé dans laceinture, glissé dans les greniers,descendu les escaliers comme onplonge, je ne me souviens que decela, ma légèreté en ces jours decombat, le sol, les toits, les marchesétaient pour moi comme untremplin qui me projetait plus loin,plus vite.

De temps à autre on entendaitune rafale isolée, l’explosion d’unegrenade, sans doute les Allemandsqui dans leur progression

balayaient une fenêtre, nettoyaientune cave.

À 6 heures, sous un ciel bleu,alors que les SS atteignaient lecarrefour Mila-Zamenhofa, nousavons enfin reçu l’ordre, l’ordrelibérateur : « Attaquez ! »

Le bruit, les gestes dans lesexplosions, je passe les bouteillesincendiaires, je cours dans l’escaliervers les caves, je remonte chargé deces explosifs fabriqués ici au ghetto,je vois un soldat qui reçoit unebouteille sur le casque et quis’embrase, s’enroule dans uneflamme, d’autres courent. On acrié :

– Ils s’enfuient, ils foutent lecamp !

Je monte sur les toits, je vaisjusqu’à l’angle des rues Kupiecka etZamenhofa, je me penche ; la rueest déserte ; ils se sont enfuis, cesbourreaux d’acier, la rueZamenhofa est à nous. Ailleurs,venant du côté du secteur des« brossiers », des rues Nalewki etGesia, on entend encore le bruit desgrenades, puis le silence. Là-basaussi ils ont dû fuir. Je redescends,nous nous embrassons tous, nouscrions de joie. Puis, avec d’autresnous courons dans la rue, chercherdes armes. Il y a à quelques mètres

les uns des autres trois corpscouchés. L’un est allongé sur le dos,le visage brûlé, il gémit,affreusement mutilé. Je l’achève.Ailleurs, des camarades auxquels jeme joins tirent des morts dans unecour et les dépouillent de leursuniformes, des casques aux bottes.J’ai ainsi un uniforme complet deSS. Maintenant, nous attendons,nous nous reposons car ils vontrevenir, ils vaincront sans doutemais notre victoire est dans leurfuite, dans notre combat, dans ladurée de notre résistance. Nous nesommes plus des animaux qu’onpousse à l’abattoir et qui s’y

précipitent, tête baissée.

– Les voilà !

Ils reviennent prudemment,arrosant les façades de rafales demitrailleuses, ils bondissent deporte en porte et tout à coup nousentendons le cliquetis des chenillessur la chaussée. Je cours jusqu’àmon observatoire sur les toits etj’aperçois, à l’angle des rues Gesiaet Zamenhofa, plusieurs massesgrises : les tanks. Deux d’entre euxs’engagent dans la rue Zamenhofa,tirant contre les immeubles.

Il peut être midi ce 19 avril. Jeme souviens du ciel, du soleil, de la

légèreté de l’air et de la rumeur desmoteurs, du grincement deschenilles. Je pensais au halètementde l’excavatrice là-bas, au camp d’enbas. Ici, au ghetto, ces machines dela mort nous allions les détruire.Les tanks avancent, ils dépassentnos positions installées auxnuméros 29 et 50 de la rueZamenhofa, ils atteignent lecarrefour de la rue Mila, ce 28 de larue Mila où je suis avec mon père,une bouteille incendiaire danschaque main. Derrière les deuxchars l’infanterie progresse, je voisun soldat courbé par la prudence etla peur, j’imagine son regard

anxieux. À ton tour d’être traqué,bourreau. Je jette mes bouteilles, lefeu, les explosions qui sedéchaînent, les tanks presque enmême temps sont enveloppés deflammes, repartent entourés defumées noires, l’infanterie s’enfuit :j’aperçois un soldat affolé qui courtsur la chaussée avant de s’abattre,les mains sur le ventre. Depuis lespostes de la rue Zamenhofa noscombattants prennent lesAllemands à revers : ils courent, ilsfuient encore, ils foutent le camp.Je bondis dans la rue, je ramasse lesarmes, les casques. Je tire un soldatdans la cour et avec un autre

combattant nous le déshabillons.Ces uniformes peuvent êtreprécieux. Si un jour nous devonsfuir, fuir pour survivre, pourcombattre ailleurs, ces uniformespeuvent nous sauver la vie.

La journée passe : je suis enpaix. Je me bats, j’agis. Le soir, jeme rends par les toits d’abord, puispar les rues, jusqu’au secteur desshops, à l’usine Schultz, au 76 de larue Leszno. Ils n’ont pas étéattaqués mais ils ont vu lesAllemands passer et se diriger versnotre secteur. Schultz le gérant estaffolé, indigné, il répète : « LesJuifs se comportent de façon

inconcevable. » Schultz, grosSchultz, tu n’as pas fini d’êtreétonné.

Je saute de grenier en grenier,évitant les rues autant que je lepeux, utilisant les cours, les caves.Je veux voir, connaître. La rueNalewki est enveloppée de fuméenoire : les nôtres ont incendié legrand magasin allemand duWerterfassung, au n° 33 de la rue.Je ne peux pas m’approcher, lesAllemands sont encore là, bloquantla rue Gesia, tirant à vue. Le restedu ghetto est calme. Je rentre rueMila par les toits. Dans une pièceun homme est assis, qui parle la

tête baissée, les bras appuyés surses jambes croisées, autour de luic’est le silence : il a vu, au 6 de larue Gesia, les Allemands incendierce qui servait d’hôpital au ghetto, illes a vus fracasser les têtes desnouveau-nés contre les murs,ouvrir les ventres des femmesenceintes, jeter les malades dans lesflammes. Il les a vus.

Malgré cela j’ai dormi. Demainserait plus dur qu’aujourd’hui. Jeme réveille à l’aube : il fait beaupour ce mardi 20 avril, premier jourde la pâque juive. Père est là, prèsde moi, me saluant d’un geste,qu’importe si nous ne parlons pas,

nous sommes côte à côte,qu’importe si nous nous séparons,nous savons l’un et l’autre que rienne nous séparera. Je me rends dansle secteur des « brossiers » : lajournée d’hier y a été calme.Toebbens a même invité lesouvriers à reprendre le travail. Jeme suis installé dans les greniersquand vers trois heures de l’après-midi les Allemands arrivent, ilspénètrent dans la cour etbrusquement c’est l’énormeexplosion. Les combattants del’Organisation avaient placé unemine dans la cour du bloc, ellebalaye les Allemands, les corps sont

projetés en l’air, les soldats fuient.Puis ils reviennent, avançant le longdes murs, en file indienne, tirantvers le grenier où je me trouve. Jelance des bouteilles incendiaires, jetire. Il fait chaud, le bruit, la fuméenous enveloppent. Je monte sur letoit, je m’allonge : je vois dans lacour le directeur de l’usine des« brossiers » accompagné de deuxofficiers qui nous demandent denous rendre, après nous partironssans être inquiétés vers les campsde Poniatow et de Trawniki. Nousavons quinze minutes de réflexion.De toute part les coups de feurépondent. Nous rendre ? Nous qui

avons vu nos mères jetées dans lesfosses, nos frères la tête éclatée, nospères fusillés, nous rendre ? Faireconfiance à nos bourreaux ?

Alors, ils reviennent en force.Depuis les jardins Krasinski ilsbombardent le ghetto : ils tirentdepuis les rues à la mitrailleuselourde, au panzersfaust sur lesimmeubles. Je me replie, je sauted’un toit à l’autre. Dans l’escalier,j’entends un groupe d’Allemandsqui progresse, je lance ma dernièrebouteille, des cris, des hurlements,je fuis. Tout à coup, c’est la chaleur,la fumée épaisse qui tourne, s’abat,dense comme une étoffe chaude qui

vous étouffe en vous enveloppant.

Alors commence le temps desflammes, les jours se mêlant. LesAllemands incendient le secteur des« brossiers ». Le goudron de lachaussée fond, les flammes à deuxou trois reprises m’entourent, jeporte la main à mes cheveux quigrésillent ; les semelles sur le solqui brûle maintenant prennent feu,les débris de vitre fondent. Lesmaisons flambent, l’incendiegagnant de quartier en quartier.

Alors commence le temps deshommes et des femmes qui sejettent par les fenêtres, pourmourir, fuir les flammes, tuer un

soldat allemand en l’écrasant. Dutoit, j’ai aperçu une femme lescheveux dressés par la folie ou levent chaud du brasier qui tendaitson enfant au-dessus de la rue,prête à le jeter, j’ai crié : « Je vais lesauver par les toits, je vais lesauver ! » Mais comment pourrait-elle m’entendre. Déjà, elle le laissetomber puis elle saute après luiavec un grand cri.

J’ai couru, entre les flammes,entre les murs qui s’effondraient,dans les gravats, alors que lesavions à croix noire, ceux quej’avais déjà vus en ce lointainseptembre 1939, au temps de ma

naissance, survolaient le ghetto etlançaient des bombes incendiairesqui parfois, inexplosées, restaientau milieu de la chaussée, objet noir,inquiétant, inutile et que certainstentaient de désamorcer pour enemporter la poudre.

Alors, les gens sont descendusdans les bunkers, s’enterrant sousles ruines. Moi, j’allais de l’un àl’autre, préférant la mort dans lafumée, sous le ciel, à l’étouffementsous une dalle de béton. J’aientouré mes pieds de chiffons quiévitaient aux chaussures des’enflammer et qui étouffaient nospas dans les gravats quand la nuit

nous allions d’un bunker à l’autre,évitant les patrouilles desAllemands.

Les jours ont passé sous un cielbleu souvent caché par la fumée.J’avais soif, faim, mais lesconduites d’eau avaient explosé ;alors j’ai bu à des mares oùj’apercevais des masses sombresqui pouvaient être le corps d’unhomme. Parfois, derrière un pan demur, j’ai rencontré une femme enlarmes, les bras levés, à genoux prèsd’un cadavre, l’un des siens qu’ellepleurait, pour elle le seul mort decette ville qui avait compté jusqu’à500 000 habitants et dont il ne

restait que des ruines, des morts etquelques vivants enterrés.

Alors a commencé le temps del’héroïsme : j’ai vu une jeune filles’asperger d’essence, y mettre le feuet se jeter sur un tank ; j’ai vu deshommes se présenter auxAllemands les bras levés pour seprécipiter sur eux et leur arracherune arme.

Pour durer, nous avons usé detoutes les formes de guerre. Cachédans les ruines, j’ai appelé lesAllemands sur le ton guttural del’un d’entre eux et nous les avonségorgés dans la nuit. Puis, àquelques-uns, nous avons revêtus

les uniformes de SS que nousavions récupérés le premier jour. Jeme souviens : je me suis regardédans un morceau de miroir, moi,Miétek, avec ce casque et ces bottes,ces insignes de bourreaux, et nousavons marché dans la rue jusqu’àun barrage tenu par une dizaine desoldats. Nous nous sommesapprochés calmement puis nousavons ouvert le feu : trois se sontenfuis, que nous avons poursuivisdans une cour, abattus, mais ils onttué quatre des nôtres. Noussommes revenus chargés d’armes,mais j’ai décidé de ne plusparticiper à ce type de combat qui

nous forçait à ne pas laisser detémoins si nous voulions continuerà être efficaces, à marcher au milieude la chaussée pour que les nôtrescomprennent que nous n’étions pasde véritables SS, à risquer pourtantd’être abattus par un de noscombattants. Et je ne voulais pasmourir sous l’uniforme d’un SS.

J’ai recommencé à marcher dansl’océan de flammes qu’était devenule ghetto, tirant sur les Allemandsquand je le pouvais, portant desmunitions d’un bunker à l’autre,défendant depuis les étages élevésles deux bunkers de la rueKupiecka. J’ai vu les soldats du

général Stroop faire sortir d’unbunker les femmes et les enfants,les forcer à s’allonger par terre aumilieu des gravats et les abattre, j’aivu encore des femmes sauter desimmeubles en flammes, d’autres seprécipiter sur les soldats pour êtreabattues.

Parfois pourtant une colonne deprisonniers se formait, enfants etfemmes les bras levés qui selaissaient entraîner vers les wagons,parmi eux des hommes, aussi, hiercombattants, aujourd’hui épuisés,brisés comme un ressort qui a ététrop tendu. En regardant leurscolonnes qu’enveloppait la fumée

noire et grasse des incendies, j’aijuré de combattre encore, même sinous étions vaincus ici, de survivrejusqu’à ce que Berlin un jour soitaussi un brasier, un champ deruines. Il fallait décider d’allerjusqu’à la tanière des bourreaux,rendre coup pour coup. Mourir lesarmes à la main ne suffisait pas. Ilfallait vaincre, définitivement, lesécraser sous nos talons.

Maintenant les jours sedistinguent à peine des nuits tant lafumée est épaisse : les flammeséclairant la nuit les quartiersqu’illuminent aussi leursprojecteurs. Le 27 avril, j’ai revêtu

mon uniforme SS et je suisdescendu dans les égouts. LesAllemands commençaient à peine àse rendre compte que des armes,des hommes de l’Arma Ludowa etde l’Arma Krajowa, passaient parlà. Des femmes, des enfants et desvieillards, des combattants aussique j’ai guidés jusqu’à la zonearyenne, attendant des heures dansl’eau boueuse que les camionsarrivent pour les conduirejusqu’aux forêts proches deVarsovie. Les vieux, les blessés,marchaient courbés et parfoiscertains ne voulaient plus avancer,renonçant à la vie, enfonçant leur

tête dans la fange, vomissant. J’enai tiré, soulevé, porté jusqu’auxescaliers de fer. Puis je suis reparti,guidant des hommes chargés demunitions qui s’étonnaient de monagilité, de ma connaissance duréseau. Nous sommes sortis dans leghetto, au milieu de la fumée, desruines, et j’ai précédé le groupe descombattants polonais jusqu’à laplace Parysowski, champ dévasté.Les chars allemands arrivaientprécédés par le tir de leursmitrailleuses, nous nous sommesenfouis derrière les pans de mur,recouverts par les gravats, le plâtre.J’ai réussi à rejoindre la rue Mila,

repéré par les Allemands alors queje sautais d’un immeuble à l’autre,retrouvant mon père qui, la barbedrue, grise, m’a embrassé.

– Vivant, Miétek, vivant.

Il me serrait.

– Ne meurs pas, toi. Ne meurspas.

Des jours ont passé : lesAllemands investissaient les ruinesdu ghetto, méthodiquement,fusillant, faisant sauter les bunkers,lançant des gaz dans les égouts, desexplosifs dans ce qui n’était plusqu’un brasier. Dans les ruines,avançant au milieu des flammes,

errant à la recherche d’un abri, jecroise des femmes et des enfants,des hommes qui espèrent en vaindes armes. Parfois je les guide parmes itinéraires, je contourne lesincendies, j’emprunte des portionsde toit encore en place. Souvent, jeles abandonne après quelquesconseils : que faire pour eux ? Jedois combattre.

Le 1er Mai, je rejoins descamarades dans l’un des bunkers,celui du 74 de la rue Leszno. Ilssont là, groupés sous le plafond bas,l’un d’entre eux parle dansl’atmosphère que je trouve lourde,irrespirable presque. Il célèbre le

1er Mai.

– Notre lutte, dit-il, aura sansdoute une grande significationhistorique, pour le peuple juif maisaussi pour les mouvements derésistance qui, dans toute l’Europe,combattent les hitlériens.

Au milieu de ces hommescouverts de suie qui ne possèdentque quelques armes, qui vontmourir, je me sens sûr de notrevictoire. Nous avons décidéd’attaquer les Allemands en pleinjour, en l’honneur du 1er Mai. Jecours, de ruine en ruine, traversantdes écrans de fumée, rampant dansles gravats, évitant les postes

allemands. Le ghetto est un champde pierres grises, de murs noircis,de rumeurs quand s’effondrent lesmurs. Rue Mila, mon père n’est paslà, il est parti vers le secteur des“brossiers”. Je ressors, je veux êtreprès de lui. Partout, l’incendie faitrage, on entend les coups sourdsdes canons allemands, jamais lesexplosions n’ont été aussinombreuses, les rafales éclatent,déchirant l’air. Les rues sontobscurcies par la fumée, lesflammes s’échappent des fenêtres.Alors que je traverse en courant jevois un homme qui sans un cri,torse nu, les bras levés, se jette d’un

quatrième étage. Par les ruinesj’arrive au secteur des “brossiers” ;partant du bloc n° 6 de la rueWalowa, j’arrive du côté de la rueSwientojerska. On tire plus loin,vers la rue Franciskanzka : je saisque le bunker du 30 a décidéd’attaquer aussi pour le 1er Mai.

Puis il y a eu une série derafales, j’ai enfoui ma tête dans leplâtre chaud ; des ordres enallemand, des cris, j’ai aperçu unedizaine d’hommes qui sortaientcouverts de poussière, les bras levéset se dirigeaient vers des SS.

Je l’ai vu, père, la tête droite, lesmains à la hauteur du front. Il

avançait au milieu des autres, je l’aivu et j’attendais un miracle, etj’aurais voulu plonger à nouveauma tête dans le plâtre, pour ne pasvoir. Mais il fallait voir, oserregarder sa mort en face, pour direplus tard, en son nom, au nom detous les miens.

Ils ont poussé un cri, et j’ai criéen même temps qu’eux, ils se sontjetés sur les SS, deux ou trois sonttombés, leurs masses couvertes decuir et d’acier roulant dans lapoussière, les rafales sont partiespresque en même temps que le cri,plusieurs rafales, des ordres hurlés,des soldats qui se replient et des

grenades qu’ils ont jetées, sur lescorps, au milieu des corps,soulevant des nuages de poussièreblanche. Puis le silence, au loinencore des explosions. Père étaitparmi les pierres du ghetto, unepierre de ghetto. Adieu père. Adieuta barbe drue et grise contre majoue, ta voix douce et forte, adieutes mains sur mon épaule, adieu taparole, adieu : tu ne verras pas lasociété juste et l’homme débarrasséde ses plaies, de sa boue. Ils ont euraison de toi. Adieu, toi qui m’as faithomme. Adieu père.

Je suis resté immobile, pierremoi aussi, le regard fixé là-bas, vers

cette zone grise où se détachaientdes masses noires ici et là. Puis j’airampé, à reculons, m’enfonçantdans des trous, trouvant un bunkerouvert par une faille, comme unenoix brisée, à l’intérieur duquelgrouillaient les rats sur descadavres, j’ai rampé, moins parnécessité que pour coller à cetteterre, ma terre, qui avait pris lesmiens. J’étais seul. Mère, père, mesfrères, Julek Feld, autour de mois’étendait le désert pareil à ceghetto, mais j’en ai fait le sermentdans ces ruines, le visage contre cespierres brûlantes, chaque matinautant que durerait ma vie, les

miens, tous les miens, ma famille ettous ceux de Treblinka et deZambrow et de Bialystok, monpeuple, vous tous, ceux d’ici, chaquematin, tant qu’il me resterait laforce de penser, je vous ferai revivrepour moi, avec le début du jour,chaque matin pour que vous soyezen moi, partageant ma vie. J’en aifait le serment au milieu des ruines.

J’ai rejoint la rue Mila, lebunker. J’ai chanté avec les autresle chant du ghetto Es brent, puis jeme suis glissé à nouveau parmi lesruines. Maintenant le ghetto toutentier brûle. Un immeuble, au 7 dela rue Mila, est à peu près le seul à

être demeuré intact. Des groupes yarrivent à chaque instant, descombattants, des femmes, desenfants. Les vivres, l’eau, lesmunitions manquent, certainspensent à s’enfuir par les égoutsmais les Allemands ont découvertles principaux réseaux : ils lancentdes gaz, cimentent les sorties,placent des grenades qui explosentau moindre contact.

Je la sens, cette tombe qui sereferme : voilà plus de deuxsemaines qu’avec nos mainspresque nues nous la tenonsentrouverte, deux semaines quenous crions au monde qu’on achève

d’assassiner un peuple. En vain.Quelques assauts de partisans à lapériphérie du ghetto, quelqueshommes courageux venus mouririci avec nous, mais aussi desbadauds qui, aux lisières du ghetto,contemplent l’incendie, comptentles coups que tirent les batteriesallemandes, suivent des yeux lescorps qui se lancent dans lesflammes.

Maintenant, la tombe va serefermer ; ce n’est plus qu’unequestion d’heures.

J’ai combattu encore, autour desbunkers de la rue Kupiecka,rencontrant des camarades qui ont

réussi à fuir le bunker de la rueSmocza. Les Allemands emploientles gaz, le feu, les grenades.Personne ne se rend. Les uns sesuicident, les autres se font tuer surplace. Partout les munitions fontdéfaut : au bunker de la rue Leszno,il ne reste que quelques bouteillesd’acide sulfurique. Faut-il mouririci avec les autres ou tenter decombattre ailleurs encore ? RueLeszno, ils étaient prêts à quitter leghetto pour essayer de rejoindre laforêt et lutter là-bas, mais ils n’enont pas eu le temps, les Allemandsles ont massacrés. Rue Zamenhofa,j’ai lancé d’un balcon mes deux

dernières grenades sur unepatrouille, puis j’ai réussi par lescours et les caves à gagner lebunker de Mila 18. On y étouffe, il ya là près d’une centaine decombattants. Je ne veux pas mouririci, je veux le ciel du ghetto, je veuxvoir qui me tuera.

Je suis sorti, traversant la rued’un bond, me retrouvant chez moià Mila 23 et brusquement, commeje grimpais par les escaliers enruine vers les étages, j’ai entendules voitures, les ordres, leurs cris.Ils sont là, autour de Mila 18 que jeviens de quitter, des dizaines de SS,des véhicules blindés. J’entends

leurs appels : ils donnent l’ordre desortir, de se rendre. Peut-être mescamarades vont-ils tenter unecontre-attaque. Silence. Alors, lesexplosions, la fumée des gaz, puis lesilence et les détonations sèches,isolées. Ils doivent se suicider. Jeme suis allongé parmi les gravats,écoutant sans comprendre les voixdes bourreaux, sentant l’odeur fortedes gaz.

Adieu Mordekhai Anielewicz,adieu mes camarades, adieuhommes parmi les homme ».

Je suis resté couché ainsijusqu’à la nuit, à demi enfoui dansle plâtre, le ciment, les pierres. Je

ne pensais pas, j’étais un morceaudu ghetto ni vivant ni mort. À lanuit, j’ai commencé à ramper : j’airencontré des silhouettes quiressemblaient à celles d’hommes,les vêtements déchirés, couverts deboue, ils cherchent une bougie, unabri, de la nourriture. Ils ne sontmême plus des survivants. Jerampe en direction de la placeMuranowski, au bout de la rueMila. Là, près de la place, à partird’une cave, on peut atteindre leségouts par un tunnel.

Dans les gravats, j’ai cherchémon chemin, glissant sur les coudesvers cette cave, trouvant l’issue qui

mène à l’égout. Je suis seul dans leconduit étroit qui sent le gaz, l’eausale. J’ai marché courbé en deux, àla lumière d’une bougie. J’ai évitédes grenades suspendues à des filsde fer, près des sorties : va, Miétek,va, tu as connu pire, Pawiak,Treblinka, les fosses. Va,maintenant tu sais que les hommesvont vaincre puisque enfin, dans ceghetto trop longtemps silencieux, aretenti le cri de guerre. Va, survis.

J’ai marché, je connaissais malce trajet ne l’ayant que peuemprunté parce qu’il s’agissait deconduits secondaires mais quiaujourd’hui étaient les seuls libres.

J’ai marché sous la rue Przebieg.Quand j’ai rencontré la premièreissue sans grenade, je me suisaccroché à l’échelle de fer. L’eau etles excréments coulaient le long demes jambes, j’étais exténué, ensueur. J’avais soif, faim à en vomir.Je me suis essuyé comme j’ai pu,mettant de l’ordre dans mescheveux, puis avec ma nuque j’aisoulevé la plaque de fonte. Dehors,la nuit, des explosions, des coups defeu, des lueurs à quelques centainesde mètres. Il fallait jouer, prendre lerisque : je suis sorti, me mettant àplat ventre sur la chaussée. Autourde moi, et au fond sous les hangars,

les tramways arrêtés : j’étais dansun entrepôt de tramways, à l’abrides regards, la chance. J’ai referméla plaque. Là-bas, on se battaittoujours mais je voulais survivrepour vaincre et là-bas, maintenant,c’était la fin. La lutte devait secontinuer ailleurs. La mort n’avaitpas voulu de moi, je n’avais rien faitpour la fuir, mais je ne voulais pasaller à sa rencontre.

J’ai regardé les lueurs au-dessusdu ghetto, j’ai écouté les coups defeu. Adieu père, adieu camarades,adieu ghetto.

J’ai sauté le mur de l’entrepôt, laVarsovie aryenne était calme dès

lors qu’on s’éloignait du ghetto ; leblack-out régnait mais jeconnaissais la ville et l’obscuritéétait mon alliée. J’ai évité despatrouilles, des groupes suspects, jeme suis caché dans l’entrée d’unecave. Puis j’ai traversé la Vistule,gagné le quartier de Praga. En mepostant de l’autre côté de la rue j’aisurveillé l’immeuble de Mokotow-la-Tombe. Tout était silencieux,désert, dans cette aube fraîche etlégère. J’ai grimpé les étages encourant, frappé à peine, un seulcoup. La porte s’est immédiatementouverte. Je suis tombé contreMokotow.

– Je t’attendais chaque nuit, a-t-il dit.

J’ai pris ses mains.

– Mokotow, ils ne m’ont pas euparce que je veux encore me battre,venger les miens. Tous les miens.

– Je sais. Tu es têtu, Miétek.

J’ai gardé ses mains dans lesmiennes. C’est fort, c’est bon, unhomme vivant.

Deuxième partieLa vengeance

8Salut à toi,camarade

Ils se battent encore. Mokotow,chaque jour, va rôder non loin dughetto et quand il rentre, le soir, jedevine ses hésitations. Il voudraitme dire les coups de feu,l’éclatement des grenades, lescamions chargés de soldats, lesfumées. Mais il craint que je neveuille retourner là-bas, avec lesderniers combattants, les hommesdes décombres qu’il va falloir tuer,

un à un je le sais car ils ne serendront pas. Mokotow a tort des’inquiéter : pour moi le front estailleurs maintenant. J’ai aidé avecmes camarades à élever cemonument, fait des corps de nosfrères et qui se dresse au cœur denotre ghetto. Mon père est là-bas,pierre parmi les pierres. Moi, depuissa mort, je ne veux plus seulementme battre, je l’ai fait, nous l’avonsfait, je ne veux plus seulementvivre, je suis en vie, je veux vaincre.Vaincre, et les bourreaux sontmortels. Je les ai vus fuir, devenireux aussi ces morts qui se vident deleur sang. Vaincre : c’est pour cela

que je ne retournerai pas là-bas.

Je reprends des forces terré chezMokotow-la-Tombe. Je mange, jebois, je dors. J’ai de l’argent plusqu’il n’en faut : il vient du ghetto.Marie, un soir, a murmuré :

– Tu pourrais, quelque part,attendre, dans une petite ville. LesAllemands partiront un jour et avecton argent tu pourrais, tu as fait tapart, tu…

Elle osait à peine parler, mais ilest des mots qu’on croit avoir ledevoir de prononcer. Elle voulaitcontinuer mais Mokotow a eu unetelle expression de mépris, plissant

ses joues, comme s’il allait cracher :

– Les femmes se taisent, a-t-ildit, elles la ferment.

Marie a éclaté en sanglots,cachant ses yeux dans les mains,honteuse d’avoir parlé. J’ai dû luiraconter Rivka, Sonia, ma mère, cesdeux petites filles aussi, que descamarades avaient vu sortir de sousun monceau de cadavres, près d’unmur du ghetto, se tenant par lamain, ces petites filles couvertes desang, échappées par miracle àl’exécution et dont l’une répétait :« Ma petite maman est morte et lesAllemands ont emmené mon papa,je ne veux plus vivre, je ne veux

plus vivre. » Pouvait-on demeurerinactif après cela, pouvait-onattendre avec la seule volonté deconserver sa précieuse peau ? Etque vaudrait-elle alors, à sespropres yeux, une vie préservée auprix de la lâcheté ?

– Je sais, je sais, tu as raisonMiétek.

J’ai pris Marie contre moi, elle apassé ses bras autour de mon cou,toute secouée de sanglots.

– Je ne voudrais pas que tumeures, Miétek, tu ne dois pas.

– Ne t’inquiète pas, ils ont laissépasser le moment. Maintenant, ils

ne m’auront plus.

De cela, j’étais sûr, sûr aussi quej’allais arriver au bout comme sitout ce que j’avais vécu jusqu’alorsavait été une longue montée, pleined’obstacles, et que j’étais enfinparvenu au sommet : je voyais leurdéfaite, notre victoire et notrevengeance.

Le 16 mai, Mokotow m’a conduitdans la vieille ville, auprès de sescamarades de l’Arma Ludowa. J’airaconté nos combats, Treblinkaencore, Zambrow, l’attitude decertains paysans, de certains descombattants de l’Arma Krajowa.

– Nous referons une autrePologne, répétait Witold, le chef dugroupe.

– Je veux me battre, comme juif,ai-je dit. Juif et polonais.

Ils en étaient d’accord mais jedevais attendre encore quelquesjours, le temps qu’ils obtiennent defaux papiers. J’avais de l’argent : j’aipayé pour que tout aille vite.Comme nous rentrions avecMokotow à Praga, une explosionqui venait du ghetto a fait tremblerles vitres autour de nous ; elle a étésuivie de deux autres, moins fortes.Dans la rue les passantss’arrêtaient, regardaient en l’air,

échangeaient quelques mots puis seremettaient à marcher dans leur vietoute droite. Le lendemain, nousavons appris que les Allemandsavaient fait sauter la grandesynagogue Tlomackie. Ils voulaienttuer aussi les pierres. Mais ils n’yparviendraient pas : nos viesavaient la résistance de la pierre etnos pierres l’éternité de la vie.

Quelques jours plus tard,Mokotow m’a rapporté, triomphant,deux passeports : l’un polonais aunom de Zamojski, l’autreVolksdeutscher au nom de Krause.

– Je vais recommencer à jouer,ai-je dit, comme autrefois.

Je devais me rendre à Lublin,dans une rue du Srodmiescie, lequartier du centre, et de là on medirigerait vers les partisans quitenaient la forêt. Enfin, j’allaiscombattre à visage découvert.Mokotow m’a accompagné jusqu’autrain : ils étaient rares, remplis depaysans qui rentraient, de réfugiésqui quittaient Varsovie pour lacampagne. On arrivait à peine àfermer la porte des wagons.Mokotow a attendu le derniermoment. Nous nous sommesembrassés à deux reprises. Quipouvait dire si nos vies allaientencore se croiser ?

– Fais-leur payer cher, Miétek,m’a-t-il dit.

– Ce sera grâce à toi.

Il a haussé les épaules.

– Marie et moi on t’aimait bien.Elle surtout.

Il s’est mis à rire.

– Tu connais les femmes. AdieuMiétek.

Et il m’a tourné le dos. J’aisauté, restant sur le marchepied,regardant défiler les dernièresmaisons de Varsovie.

Il y a eu des arrêts, desmanœuvres pour éviter des ponts

coupés, laisser passer des convoisde matériel et de troupes quiallaient vers l’est, des contrôles :aux policiers polonais, j’ai présentémon passeport de Volksdeutscher ;aux gendarmes allemands, monpasseport polonais. Je regardais lesuns avec morgue, pour les autresj’avais les yeux naïfs et humblesd’un jeune homme de la raceinférieure. J’ai atteint Lublin. Lematin se levait à peine et la villeétait couverte d’un léger brouillardbleuté ; j’ai marché dans la vieilleville, bu avec des paysans attendu lanuit, trouvé, près de la cathédrale,la maison basse où l’on m’attendait.

Je me souviens de ce couple devieux Polonais, la femme auxcheveux blancs, droite et maigre,l’homme au contraire courbé maisles mâchoires serrées, énergique.Tard, à la lumière d’une bougie, ilsm’ont fait parler.

– Il faudra être sans pitié pourles hitlériens. Les hitlériens, pas lesAllemands, répétait l’homme.

La vieille femme m’avait préparéun lit sur un divan, dans une petitepièce.

– Notre fils couchait là, a-t-elledit. Les Allemands l’ont pris, enseptembre, quand ils sont entrés ici.

Il y a déjà longtemps, en 1939, etpourtant c’est hier pour moi.

Je l’ai embrassée, j’avais enviede lui parler, de l’appeler mère, delui dire que je haïssais cette guerre,cette folie qui nous laissait, elle,moi, des millions partout, séparéspour toujours. Quel saccage, quellebarbarie ! Je suis parti dès le matin,guidé par ce vieil homme au visagevolontaire. Il m’a quitté près desfaubourgs, me montrant un paysanqui attendait appuyé à son chariot.J’avais un mot de passe : le paysanm’a jaugé d’un regard.

– Monte, a-t-il dit.

La campagne autour de nousétait belle, verte, parsemée detaches jaunes. De temps à autre lechariot s’enfonçait dans desfondrières pleines d’eau boueuse etje descendais pour pousser del’épaule. L’effort physique mefaisait du bien, l’espace, les arbresqu’on apercevait devant nous serréscomme un peuple fraternel, la brisedouce, tout me donnait de la joie.Nous sommes entrés dans la forêt,nous avons roulé encore. Puis lepaysan s’est arrêté, a imité lehululement de la chouette. Unautre cri a répondu.

– Descends, marche tout droit.

Ils sont là.

Il a fait faire demi-tour à sonchariot, et j’ai avancé sous lesgrands arbres dans l’obscuritéfraîche de la forêt. Je ne les ai pasentendus venir : tout à coup,derrière moi, une voix joyeuse alancé :

– Salut à toi, camarade.

J’étais avec les partisans.

Ils étaient trois aux allures depaysans avec leurs grosses vestes,leurs casquettes, leurs corps etleurs visages lourds d’hommes de laterre. Nous avons marché en fileindienne, un jour entier, évitant les

marécages, les routes, les villages,nous enfonçant dans la forêt.Parfois Sacha, le plus jeune, auxcheveux blonds qui jaillissaient desa casquette, accrochait à seschaussures les fers courbés qu’ilportait à sa ceinture. Il grimpaitalors le long des troncs énormes,difficiles à saisir, lisses jusqu’à deuxou trois mètres au-dessus du sol etqui s’élevaient parfois jusqu’àplusieurs dizaines de mètres. Sachase perdait dans les branches puis,au bout de quelques minutes, ilsréapparaissaient les mains pleinesde résine, et suivant sesrenseignements nous foncions vers

la route proche et libre, latraversant d’un bond, entrant dansune autre forêt.

À la nuit nous avons atteint lesbois de Janow. Nous nous sommesarrêtés dans l’obscurité, il venait depleuvoir et de temps à autre le ventfaisait tomber des gouttes ; onentendait le bruit proche d’unruisseau. L’un d’eux a lancé un cri ;tout près un cri semblable a jailli,puis l’éclair d’une lanterne. Nousavons recommencé à marcher ettout à coup nous avons débouchédans une clairière avec des huttes,un immense feu, des hommes quichantaient, toute une vie

brusquement surgie dans la forêt.On m’a accueilli par des bourradesamicales et des dizaines dequestions à propos de Varsovie, dughetto. Les partisans juifs n’enfinissaient pas de m’interroger, semaudissant de ne pas avoir été là-bas, avec les leurs.

– Frères, l’essentiel est de sebattre.

J’ai longtemps parlé avec GustavAlef que nous appelions Bolek, unJuif de Lomza, une ville de la régionde Zambrow. Penché vers la terre,accroupi près du feu, il ne meregardait pas, raclant le sol avec unebranche. Il voulait tout savoir du

camp de Zambrow où les siensavaient été internés. Quand j’aiessayé de lui laisser un espoir il asecoué la tête :

– J’espère qu’ils n’ont pas tropsouffert, répétait-il.

L’espoir, ce n’était que cela, unesouffrance brève pour les siens.Nous sommes restés silencieuxautour du feu, les autres chantaient,se tenant par l’épaule ; ils plaçaientsous les braises des pommes deterre qu’ils faisaient rouler jusqu’àeux avec les faisant sauter dansleurs mains en se brûlant.

Ils m’en ont lancé ; puis

quelqu’un est venu avec unaccordéon et les chansons ontcommencé. Bolek s’est mis àchanter près de moi et j’ai repris lerefrain. La nuit était pleine, fraîche,les arbres nous entourant commeles murs d’une forteresse. Nouschantions et la vie explosait dansnotre chant : dans ma poitrine, lechant, ces voix, ma voix, montaientcomme une sève joyeuse. Despartisans ont apporté un énormerécipient de métal recouvert d’unecroûte noire à force d’avoir été aufeu, rempli de pommes de terre etde morceaux de lard quicomposaient une sorte de ragoût

dans lequel nous plongions noscuillères de bois, assis en rond, nosvisages rouges à force d’être près dufoyer. Puis une bouteille de Bimber,la rude vodka des paysans, a circulé.Il y avait des cris quand quelqu’unla gardait trop longtemps.

– C’est la fête, pour Miétek.

Des Russes, prisonniers évadésdevenus partisans, se sont mis àdanser cependant que nousclaquions des mains en cadence. Jeriais quand l’un d’eux, emporté parson élan, culbutait puis repartait,plus endiablé encore. Je riais, jeriais, je frappais dans mes mains, jechantais, moi Miétek. Et cela faisait

des mois, des siècles que j’avaisoublié que la vie c’est aussi la joie.J’avais oublié aussi le silence d’uneforêt, le froissement des feuillesquand un oiseau s’envole, sonchant, le bruit du vent. Dans la têteje n’avais que le ronflement desincendies, les explosions desgrenades, la rumeur des murs quis’écroulent, les cris, les hurlementsdes bourreaux et le moteur del’excavatrice, toujours là, en moi. Jedevais me réhabituer aux chantsdes hommes, à leur santé, auxarbres-frères de ceux des forêts deZambrow et de l’immense PuszczaBialowieska. Mais ici, je n’étais plus

seul, en fuite, j’avais des camarades.

– Miétek, on ne fait pas dedifférences. Tous polonais, touspartisans, tous camarades.

Gregor Korczynski était assisdans sa hutte, il parlait lentementcomme on calme un animalnerveux, rétif. C’était le chef dugroupe Taddeus Kosciuszko, uneunité de plus de 400 hommes.

– Je veux me battre, me venger.

Je ne connaissais que ces deuxmots, ils étaient les rails surlesquels glissait ma vie, je survivaispar eux, pour eux.

– Tu te battras Miétek, tu te

battras. Tous nous voulons nousbattre.

Gregor ne mentait pas. Autourdu feu, dans les forêts, j’ai appris àconnaître les partisans, j’airencontré des Juifs, des Polonais,des Russes évadés, des Français,des Tchèques, tout un peuple, unePologne des forêts et de l’ombre, laPologne et l’Europe de lavengeance. Les Juifs étaient dessurvivants du ghetto, les yeuxremplis d’horreur ; les Russesavaient vu mourir sous les coups,par la faim, des dizaines de milliersde leurs camarades, les Polonaisracontaient les villages brûlés, les

otages exécutés, ces hommes et cesfemmes abattus sur une placepublique, devant la foule muette etque les Allemands avaient laissé là,contre un mur. Les témoinss’étaient avancée et avaientdécouvert des hommes et desfemmes aux visages marqués par latorture, la bouche pleine de plâtredurci : les victimes ne pousseraientpas avant de mourir un dernier cride révolte. Mieczylaw Moczar quiarrivait de Varsovie après avoirparcouru le pays, parlait d’une voixsourde : les bourreaux voulaientdétruire un peuple ; « ils n’yréussiraient pas », disait-il. J’ai

serré le poing : tous nous voulionsnous battre, nous étions la Polognede la vengeance, nous peuplions lesforêts, celle de Parczew et celle deChelm, celle de Borow et celle deLubartow. Là, dans les clairières, auhasard de nos marches, j’airencontré des hommes : Kot, Kruk,Kolka, Slavinski-le-Typhus, Franek,Ianek-le-Long. J’ai bu, j’ai chantéavec eux. Je me suis battu avec leshommes du groupe Mickiewicz quecommandait Jan Holod que nousappelions Kirpiczny.

– Tu te bats bien, Miétek, disaitMoczar.

Il m’envoyait en reconnaissance

et le soir nous buvions ensemble.

– Les deux Miétek se battent à lavodka, criait Bolek.

À la vodka aussi je me battaisbien.

Souvent Gregor nousrassemblait et se mettait à parler. Ilmarchait autour de nous, dans lalumière chaude du feu :

– Camarades, les hitlériens, lesfascistes…

Tout était simple. J’écoutais :l’U. R. S. S. était notre grande alliée,Hitler était le capitalisme, bientôtsurgirait la Pologne socialiste etnous étions son Armée rouge.

« T’écoutais. Il me semblaitretrouver les échos des propos deJulek Feld, les espoirs de mon père,je croyais comprendre les raisonsdes injustices criantes du ghetto.J’étais avec les pauvres, les mortsde faim, les mendiants, les victimes.J’écoutais mais je n’avais guère letemps de penser. Je voulais d’abordme battre, vaincre. Après, plus tard,viendrait la réflexion.

Gregor, Moczar, Slavinski-le-Typhus qui parlait de la guerred’Espagne, et qui n’en finissait pasd’évoquer Marseille avec Maurice-le-Français un prisonnier évadé,Typhus pour qui Varsovie ne valait

pas Barcelone ; Theodor Albert,l’officier soviétique, un autre évadé,tous ils se battaient bien. J’avaisconfiance en eux. Comme moi ilsvoulaient écraser les bourreaux.Pour cela, j’étais avec eux.

Parfois nous traversions le Bug,nous marchions vers l’est, les forêtssuccédaient aux forêts, hier c’étaitla Pologne, aujourd’hui la Russie,hier les Allemands, aujourd’hui lesBanderowcy ukrainiens, pillards auservice des bourreaux et qui nousguettaient. Le pays, les hommeschangeaient mais c’était toujours laforêt. Je marchais, m’enfonçantsouvent dans les marais, traversant

les villages la nuit, dormant le jour,portant le courrier du général AlexisFeodorovitch Feodorov quicommandait les partisanssoviétiques de Biélorussie. Le campdes Russes était immense, desofficiers en uniforme discouraientau milieu des jeunes partisansattentifs. Pour la première fois, j’aivu un avion atterrir sur une piste defortune. Les Russes étaient despartisans riches, nous, nous étionsles pauvres, guettant lesparachutages qui ne venaient pas.Nos feux mouraient dans laclairière. L’aube apparaissait. Jeregardais encore le ciel vide.

Une nuit, enfin, nous avonsentendu son moteur solitaire etnous avons jeté de l’essence sur lesneuf feux qui formaient la lettreM. Ils ont bondi en grandesflammes bleues : l’avion a tournéau ras des arbres, lâchant sesparachutes, deux envoyés deMoscou, un Tchèque et uneAllemande qui rejoignaientVarsovie, et surtout des armes, desPepecha, les mitraillettes à chargeurrond que j’avais vues chez lespartisans du général FeodorovitchFeodorov.

M o c z a r , le matin, dans laclairière, nous a fait aligner. Les

mitraillettes étaient là dans lescaisses ouvertes. Moczar s’arrêtaitdevant chacun de nous, prenait unePepecha et nous la tendait. Il estvenu devant moi, m’a cligné del’œil :

– Tiens, Miétek, tu en feras bonusage.

J’ai saisi la mitraillette, son acierfroid remplissait mes mains commeun outil solide et vengeur.

Alors, nous sommes sortis denos forêts. Je suis parti enreconnaissance. Je parlais lepolonais, l’allemand, j’avais mesfaux papiers. Je pénétrais dans les

villages, je parlais aux paysans, jerepérais les postes allemands, jecôtoyais les soldats dans les rues,ces soldats que j’allais viserquelques heures plus tard. Dans unvillage, l’un d’eux, un typeimmense, souriant, poli, m’a saisipar le bras :

– Œufs, œufs, répétait-il.

Il imitait en riant une poule. Jele regardais en secouant la tête : cebourreau ressemblait à un homme.Je suis rentré dans la forêt : laguerre était barbare. Ce soldattuerait et serait tué. C’était la loi.Moczar écoutait mesrenseignements :

– Miétek, tu as une mémoired’acier, disait-il.

Nous repartions à quelques-uns.J’avais appris à grimper aux arbres :nous surveillions la route qui partde Wlodawa vers Sosnowiets. Lescamions allemands soulevaient desnuages de poussière : nous laissionspasser les convois. Quandj’apercevais une voiture isolée, jepoussai un cri et je dévalais en hâte.Nous tirions un tronc d’arbre sur laroute. La voiture arrivait, la Pepechadevenait brûlante, les corpstombaient. Parfois, je m’élançaispour poursuivre un fuyard. Il nefallait laisser aucune trace pour ne

pas permettre aux Allemands derepérer nos bandes. Avec desbranches, je balayais la route de sonsang, nous poussions en criant lecamion dans la forêt, nous jetionsles corps dépouillés dans lesmarécages. Moins d’une heureaprès une embuscade, la route avaitrepris son aspect tranquille,serpentant entre les arbres commesi la terre et la forêt s’étaientbrusquement ouvertes sous lesbourreaux, se refermant aussitôt.

J’étais volontaire pour toutes cesactions : chaque matin, de longuesminutes, je faisais revivre lesmiens, je revoyais leurs visages, là-

bas sur ce quai de Treblinka, là-basdans le secteur des “brossiers”, rueSwientojerska, quand mon pères’était élancé. Chaque matin, dansla hutte, alors que la forêt étaitencore écrasée par l’humidité, jevivais dans mon passé, avec lesmiens. J’avais une lourde dette àréclamer aux bourreaux.

– Miétek, tu es précieux, répétaitMoczar.

Il essayait de m’écarter desactions secondaires :

– Je préfère te garder commecourrier, disait-il.

Mais j’insistais. Je voulais ma

place près des combattants. AlorsMoczar haussait les épaules.

– Va et reviens vivant. J’aibesoin de toi.

– Pourquoi mourir ? Je veuxaller à Berlin.

– Fou, Miétek, fou.

J’ai été de tous les coups demain, j’ai saboté la voie ferréeWlodawa-Chelm. Quand l’explosifétait posé, les autres se retiraient àcouvert : je restais là malgré leursifflet, je voulais voir sauter lesrails, le pont, le train, voir mavengeance et la victoire prendre vie.J’ai appris à abattre en quelques

coups de hache les poteauxtélégraphiques : le fer rentrait dansle bois, ma hache frappait dans lecœur de la plaie que j’avais ouverte.Va, Miétek, va : souviens-toi d’Ivanau bord des fosses, souviens-toi desa matraque, et le poteau s’écrasaitentraînant avec lui les fils. Jecourais à un autre poteau, jefrappais jusqu’à en avoir les brasrompus, je frappais encore au-delàde la fatigue.

J’ai parcouru les villages,distribuant des tracts, les journauxque Bolek rédigeait, invitant lespaysans à ne pas livrer du lait ou dublé aux Allemands ; j’ai fait sauter

les laiteries à l’explosif, lesAllemands ne pourraient plusobtenir de beurre, qu’ils se noientdans le lait s’ils voulaient ; j’aiincendié des scieries. J’ai rejoint leshommes de Janusz, un fils debûcheron qui commandait unecentaine d’hommes dans les forêtsautour de Lubartow et d’Ostrow.Les Allemands étaient partout,occupant les plus petits villages : jevoulais être là, parmi eux, pour lesfrapper à coup sûr. Avec deux outrois hommes, la nuit, nous avonsrampé jusqu’aux villages, attaquéles postes allemands, terrorisé lespercepteurs polonais, fait fuir les

policiers. Des régions entières,couvertes de forêts, passaient entrenos mains.

Alors j’ai demandé à me rendredans les villes. J’ai retrouvél’ennemi marchant paisiblementdans les rues, les Kommandanturavec les voitures arrêtées, lessentinelles. Mais je n’étais plusMiétek le traqué, Miétek valet d’unpaysan, dénoncé par le maire voleuret mouchard de Zaremby, le mairequi avait tendu ses doigts épais versmoi me désignant aux gendarmesallemands. J’étais Miétek lepartisan, épiant les traîtres,organisant leurs châtiments. J’ai en

plein jour avec un camarade, tousdeux revêtus d’un uniformeallemand, frappé à la porte d’unhomme qui avait dénoncé ungroupe de partisans et nous l’avonstué d’un coup de poignard nousenfuyant puis traversant la villetranquillement. J’étais Miétek levengeur. Je repérais les lieux, leterrain, les hommes, j’enregistraisles détails, je rendais comptecomme une carte.

J’avais connu le ghetto et sesgéographies, les rues, les toits, leségouts : maintenant, la forêt étaitpour moi ouverte, je devinais lesvillages, la présence des Allemands,

l’attitude d’un paysan. Je partaisseul, ayant appris par cœur unmessage codé dont je necomprenais pas le sens, j’allaisd’une forêt à l’autre, d’un chef degroupe à l’autre. Je savais moi aussipousser les cris des oiseaux, mefaire reconnaître par lessentinelles : j’étais le courrier. Jerépétais mon message, je dormais,puis je repartais au milieu desarbres familiers, traversant lesroutes d’un bond. Je dormais dansles granges ; quand le froid est venuje me suis enfoui dans le foin,descendant profondément, merecouvrant de cette moisson tiède.

Parfois j’entrais dans les maisonsdes paysans, m’asseyant pour meréchauffer sur l’un des bancs quientourent le haut poêle de terreargileuse, mais j’ai rarementaccepté de dormir sur le poêlecomme certains le faisaient. J’avaisd’abord confiance en ma prudence :je voulais vivre et voir la victoire. Jepréférais avoir froid.

Un jour, Moczar et Janusz m’ontappelé. Moczar était enveloppéd’une grosse couverture. Janusz,lui, ne connaissait pas le froid,c’était un homme de la forêt.

– Tu connais Treblinka, Miétek,explique-nous.

J’ai parlé toute une nuit, j’auraispu parler des siècles durant.

– Au sud de Lublin, a dit Moczar,il y a Majdanek.

C’était un autre Treblinka avecune fabrique, des fosses.

– Peut-être, peut-être, Miétek,pourrons-nous l’attaquer.

J’ai rêvé au châtiment desbourreaux, à l’assaut, auxprisonniers qui viendraient versmoi, à leurs visages débarrassés dela peur. J’ai rêvé. Quelques tempsplus tard nous avons trouvé le corpsde Janusz, mutilé, les oreillescoupées. Janusz victime des NSZ,

l e s Nesezowcy, ces miliciens quiluttaient contre nous, “les bandits”,pour une autre Pologne et livraientles Juifs aux bourreaux en échangede cinq kilos de sucre par tête. Ilsétaient impitoyables, fanatiques ;pour eux nous étions des “rouges”,des “Russes”. Eux seuls sauveraientla Pologne “catholique et éternelle”.

Nous avons creusé la fosse deJanusz dans la terre noire, tousautour de Janusz, notre camarade.Puis nous sommes restés là, devantcette terre remuée, écoutantMoczar, Gregor, ceux qui l’avaientconnu.

– Il nous faut quelqu’un chez les

NSZ, a dit Moczar.

J’étais le camarade de Januszqui avait voulu attaquer Majdanek.J’étais le frère de ces Juifspourchassés dans les villages par leshommes du NSZ. J’aimais lutter lamitraillette à la main avec la forceque donnent les autres quand ilsvous rassurent d’un geste, qu’ilslancent un coup le sifflet ; avecBolek qui près de moi chantonnaiten attendant l’arrivée du camionallemand. J’aimais ne pas être seul.Mais je n’étais pas dans la forêtpour faire le travail que je préférais.J’ai abandonné ma Pepecha à l’acierrassurant, j’ai laissé mes camarades

et je suis parti sur la route, monpasseport polonais en poche,combattant solitaire envoyé chezl’ennemi.

J’ai recommencé à demander dutravail aux paysans, je suis entrédans la souricière, l’un de cesvillages que les NSZ tenaient,autour desquels ils montaient lagarde pour se protéger de nosattaques. Je les voyais, les grenadesà manche de bois passées dans laceinture, leurs bonnets de fourrureenfoncés, ils me regardaient arriver.Ils étaient deux, je les ai salués de lamain et ils m’ont laissé passer.J’étais seul, sans armes, que

risquaient-ils ? Je suis allédirectement à l’église, expliquant auprêtre ma fuite d’un camp de travailen Allemagne, pourquoi je voulaisvivre à la campagne. Le prêtre,silencieux, m’a écouté, donné lenom d’un paysan et j’ai retrouvé leslongues journées que j’avaisconnues déjà, avant l’insurrectiondu ghetto, à Zaremby. J’ai remué lefoin, nettoyé l’étable, et le soir jeparlais, répétant que j’avais envie deme battre. Le paysan, les mainscroisées, hochait la tête. Puis unsoir il m’a lancé :

– Le commandant Zemba apeut-être besoin de toi. Vas-y de ma

part.

Au bout du village, dans unemaison de paysans, le commandantZemba siégeait, une mitraillette etdes grenades sur la table, uncrucifix d’argent pendu au mur. Ilme dévisageait. Je connaissais cesyeux blancs, ce sourire qui netouche que les lèvres, cette voixironique : Zemba était une bête àvisage d’homme. Il m’interrogeait,feuilletant mon passeport avec sesdoigts de paysan couverts debagues, puis il m’a fait boire, maisma tête restait claire.

– Si tu veux te battre, viensdemain, a-t-il dit.

Le matin, nous sommes partis àune vingtaine vers un villagecoupable d’avoir aidé les partisans.Je suis resté avec quelques autresen bordure de la route, à faire leguet : j’entendais les cris desfemmes, les détonations. J’ai vu lespaysans s’enfuir dans la forêt,certains couchés par l’explosiond’une grenade. Puis nous avonsregagné notre base et le soir j’aiparticipé à la beuverie. J’ai bu àm’en donner la nausée et j’ai vomi.Ce n’était pas que l’alcool : la guerreétait sale, je pensais à mes marchesen forêt avec Bolek sifflant noschansons juives. Et j’étais là, parmi

ces bandits à rire avec eux. Moncalvaire a duré quelques semaines.La nuit, je me glissais hors duvillage jusqu’à la forêt : uncamarade m’attendait. Je donnaisles noms des NSZ, je situais lesvillages qui leur étaient fidèles, lespaysans qui les aidaient ; à deux outrois reprises j’ai réussi à annoncerune de leurs actions et quand nousnous sommes approchés du villageque Zemba voulait attaquer etpiller, les partisans étaient là, nousforçant à fuir. Je jurais avec lesautres, je buvais avec les autres, jedonnais le change. Pourtant, peu àpeu, j’ai senti monter les soupçons.

Zemba m’a fait appeler,recommençant un interrogatoirequi voulait être amical, anodin,familier, m’invitant à parler de mesparents, des raisons pour lesquellesj’étais là, dans ce village. Ses yeuxblancs ne me quittaient pas. Sesmains baguées jouaient avec unpoignard. Je pensais à Pawiak, à laGestapo, Allée Szucha, je n’allaispas avoir peur.

– Tu sais, disait-il, je me réservetoujours les espions. Les yeux, lesoreilles, couic ! Nous en avonscrucifiés. Les arbres ne manquentpas. Une croix est vite faite.

J’ai ri, j’ai bu avec lui, mais j’ai

gardé une grenade dans ma botte. Ilfallait vivre.

Quelques jours plus tard, aprèsune action qui leur avait réussi,nous avons comme à chaque foiscommencé à boire dans la maison àl’entrée du village. Zemba pérorait,une bouteille de vodka à la main :

– Il y a des espions, répétait-il,les bandits de l’Arma Ludowa ontpartout des espions. Couic, ils vontperdre leurs oreilles.

Et tous riaient en regardant legeste de Zemba. Il a continué ainsiquelques minutes et il me semblaitqu’il me regardait. Je voulais vivre,

vaincre, ne pas crever ici dans cetteisba polonaise, sous les couteaux deces bandits ivres. Vaincre. Vivre. Jele devais aux miens. Je me suis levécomme si j’allais demander à boireou parler, puis j’ai bondi vers laporte, me retournant, lançant lagrenade dans la maison, et j’aicouru vers la forêt, mes arbres, monrefuge.

Toute la nuit ils m’ont cherché,fouillant les abords du village,pénétrant dans la forêt. J’avaisréussi à grimper dans un arbre et jeserrais son tronc comme s’il avaitpu me donner la force. Les NSZ ontcrié, tiré des rafales au jugé, jeté

quelques grenades mais ils avaientpeur de la forêt, notre royaume. J’aiattendu longtemps, jusqu’à ce quemes bras deviennent douloureux.C’était presque l’aube. J’ai courudans la forêt, dormi dans un fosséet enfin j’ai retrouvé Moczar,Gregor et les autres. Il n’y auraitjamais plus de Miétek l’espion. Lesoir, autour du feu, je me suis assisprès de Bolek, j’ai plongé macuillère de bois dans le grandrécipient noir. J’étais un hommeparmi les hommes, sans masque,silencieux au milieu de leurs voixfraternelles, en paix. Le matin, lapremière neige est tombée, puis

d’autres matins blancs et glacés sesont levés. La forêt devenait hostile,le bois humide prenait mal, les feuxs’éteignaient, la nourriture étaitrare.

– Camarades, l’Armée rouge…

Moczar, Gregor, proclamaientses succès mais notre lot c’était lefroid, le brouillard, les sabotages.Couché sur la glace, j’ai guetté lescamions ; les doigts gelés j’ai collédes explosifs sur des rails ; j’ai vusauter des trains chargés de tanks ;j’ai bu du cognac et du champagneraflés dans les caves d’un châteaudont le propriétaire collaborait avecles Allemands ; j’ai marché dans la

neige profonde comme une mer ;j’ai vécu des jours avec pour toutenourriture la Bimber brûlante ; j’aicreusé dans le sol durci des fossespour les camarades morts. J’aitendu des embuscades, tué, vumourir. La guerre était un enferroutinier. Parfois je dormais chezles paysans. Tard, un matin, j’ai étésurpris par les aboiements deschiens, les cris des soldats. Lesgendarmes allemands étaient là,défonçant les portes, cherchant unefamille de Juifs qu’un mouchardavait dû dénoncer pour quelquesbillets. J’étais caché dans le foin,devant l’église les soldats riaient, se

passant une bouteille de vodka etau milieu d’eux trois enfants, lesbras levés, un homme et unefemme à genoux. J’étais sansarmes. Tout ce que j’avais vu depuis1939 m’a recouvert : j’ai fermé lesyeux. Puis j’ai marché, couru,pleuré, retrouvé notre clairière. Unejournée entière, Bolek près de moi,je suis resté prostré. Ces enfantsdevant moi : c’était ma famille quej’avais vue, ma mère à genoux, monpère humilié, mes frères promis à lamort, marqués pour Majdanek ouTreblinka.

– Il faut nous venger, Bolek.

J’ai mis sur pied un guet-apens.

Bolek a écrit aux Allemands, l’unede ces lettres anonymes qu’ilsavaient sans doute l’habitude derecevoir : des Juifs étaient cachés etBolek donnait le nom du village.J’ai guetté des jours et des nuits,qu’importait le froid, la neige quime recouvrait. Je me suis nourri deneige et de vodka, refusant dequitter mon poste, refusant d’êtreremplacé.

Enfin, ils sont venus. Des SS,fiers, brutaux. Ils avançaient aumilieu du village, le fusil à labretelle. Nadia, une jeune Russe dugroupe était avec nous. Nous noussommes levés, elle et moi,

marchant à leur rencontre, puisquand ils nous ont vus » nousavons fui vers la forêt. Ils ont tiré,hurlé :

– Halt, Juden, Halt !

Les arbres étaient devant nous etderrière eux Bolek et Gregor et Kotet Kruk. Nous n’en avons pas laisséun seul vivant.

Il fallait qu’il n’y ait pas detémoins et seuls leurs corps noirsrougissaient la neige. Je les aicontemplés l’un après l’autre : j’aidesserré leurs doigts crispés surleurs armes, Bolek est venu près demoi.

– Nous les avons vengés,Miétek.

J’ai secoué la tête. Nous neserions jamais vengés. La mort desbourreaux ne donnait pas la vie, lavengeance était toujours amère.

– Même si nous les tuons tous,Bolek, mes frères ne renaîtront pas.

Je me suis assis dans la neige. ÀMajdanek, à Treblinka, combien demorts couchés dans la fosse,combien qui ne renaîtraientjamais ? Quel saccage ! Quellefolie ! Et il me fallait tuer aussi,pour les empêcher de massacrerencore. Tuer ces bêtes à visage

d’homme.

– Nous aussi nous tuons, Bolek,nous tuons.

– Et alors ? Tu as le choix,Miétek ?

Je savais. Nous les avons laissésà demi nus au bord de la forêt.

À la fin de l’hiver, le front s’estrapproché. J’ai rampé dans la boue,vers les routes où passaient lescamions chargés de blessés quivenaient de Russie. Les convoisdéferlaient vers Lublin.

Ils foutent le camp, Miétek.

Bolek exultait. Nous lancions de

courtes attaques puis nousdisparaissions dans la forêt. Unjour, tôt le matin, un avion asurvolé notre camp dans le bois deRamblow, rasant les arbres. J’aigrimpé jusqu’au faîte d’un pin etquand l’avion est repassé, battantdes ailes, j’ai tiré avec les autresvisant le moteur, le pilote. Il aplongé dans la forêt, brutalement,saccageant les arbres, explosantdans une gerbe de fumée noire et dehautes flammes. J’ai poussé lehourra de la victoire, mais peuaprès nos guetteurs sont arrivés.

– Ils sont là, en force.

Moczar nous a rassemblés,

prenant le commandement. Nousétions plusieurs centaines dans laforêt, et j’apercevais autour duKapitan Czepiga des partisanssoviétiques.

– Camarades, ça va être dur.

J’ai creusé un trou derrière unarbre ; d’autres se dissimulaientdans les branches. Nous avonsattendu dans le silence, un tempsépais, puis ils ont hurlé et je les aivus, ivres peut-être, sautant d’arbreen arbre, osant entrer dans notreforêt. C’étaient les SS de la divisionViking. Vivre Miétek, et pour celatuer, c’est la loi. J’ai visé, tiré, lesautres avec moi. Pas de quartier,

pas de pitié. Tuer pour vivre.L’écorce éclatait, les arbres criaienten se déchirant, les hommeshurlaient. Tuer pour vivre. Moczar alancé :

– Debout camarades !

Et je suis sorti de mon trou, j’aicrié et j’ai couru entre les arbres,vers leurs visages, leurs casques,leurs uniformes, leurs fusils etleurs couteaux. J’ai crié pour tuer.Avec moi, criaient tous ceux deTreblinka et du ghetto, de Zambrowet de Bialystok. Viens, debout père,lance ton cri ! Debout Rivka, debouttoi aussi Pavel et toi camarade auxcheveux roux, et toi Sonia !

Debout ! Eux ou nous. Les bêtes oul’homme. Tuer pour vivre.

Nous les avons chassés de laforêt mais ils sont restés dans leschamps, sur la route, et quand lanuit est tombée leurs fuséeséclairantes brisaient l’obscurité. J’aicherché Bolek : il était vivant.Moczar, Gregor étaient là aussi.

– Il faut sortir, a dit Moczar,avant demain.

J’ai aidé à enterrer les morts,dans la nuit, sous une mince couchede terre ; puis j’ai rampé vers lessentinelles. J’entendais leurrespiration, leur toux rauque.

Quand la fusée descendaitlentement vers le sol jem’immobilisais, je devenais la terrenoire et boueuse, puis j’avançais ànouveau. Tuer pour vivre.J’écoutais la toux proche. Tuer ensilence.

Nous sommes passés,transportant nos blessés, gagnantune autre forêt, glissant entre lesgriffes de la division SS Viking.

Eux ou nous. C’était nous.

Chaque jour maintenantproclamait leur déroute. Ils filaient,n’essayant même plus de nousattaquer, ne songeant qu’à nous

éviter, qu’à fuir les forêts. Notreemprise s’étendait, nous devenionsune armée. J’ai eu droit à ununiforme et un jour le général Rolaqui arrivait de Varsovie nous arassemblés dans la clairière. Il s’estavancé, sa casquette coupant sonvisage rond, serré dans un manteaublanc :

– Partisans, camarades, lavictoire…

Je n’ai plus écouté. C’était la find’une étape. Les Russes évadésallaient rejoindre leur armée, lesPolonais retrouver leurs villes, lesvillages où les attendaient leursfamilles. Où était ma ville, où

étaient les miens ? À New York, unegrand-mère dont ma mémoire negardait même pas l’image et partoutailleurs le désert. Les bourreauxm’avaient laissé comme un arbresolitaire debout dans une forêtabattue, brûlée, saccagée. Je nepouvais pas rester là, immobile, ilfallait que je me mette en marche.

Le général Rola passait parminous, distribuant de nouveauxgrades. Moczar a fait deux pas enavant : lieutenant-colonel. Bolek,d’autres sont aussi sortis des rangset j’ai avancé aussi : lieutenant. Legénéral m’a serré contre lui, le soirnous avons trinqué, Mieczylaw

Moczar et moi.

– Les deux Miétek, les deuxlieutenants, répétait Bolek.

– Pas gai, Miétek, a dit Moczar.

Comment peut-on être gaiquand on porte dans sa mémoire lesouvenir de tous les siens ? Bolekm’a pris par l’épaule, me rudoyant :

– N’oublie pas, Miétek, notrevictoire à nous c’est d’être là, encorelà.

J’ai secoué ma tristesse à coupde vodka. Bolek avait raison. Unarbre suffit à faire renaître la forêt.J’ai bu. J’ai chanté avec les autres.Et nous avons embrassé Moczar qui

partait pour Varsovie et la région deKielce. Là-bas aussi il y avait despartisans.

Quelques jours plus tard nousavons vu sur la route de longuesfiles de soldats ; une couvertureroulée en travers de leur poitrine ilstiraient derrière eux desmitrailleuses montées sur rouespareilles à celles qu’avaient lespartisans du général AlexisFeodorovitch Feodorov. Alors noussommes sortis de la forêt en agitantles bras : nos Russes couraient lesplus vite. Tovaritch, criaient-ils. Surla route les soldats s’étaientimmobilisés, quelques-uns

répondaient : Na Berlin ! NaBerlin ! À Berlin !

Moi aussi je suis arrivé sur laroute. La victoire c’était ce soldatplus jeune que moi qui me regardaitsurpris, cependant que je sautaisautour de lui. Gregor nous aregroupés et nous avons avancéavec les troupes soviétiques. Le 21juillet, je suis entré dans Chelm, le22 à Lublin. C’était l’été, bleu,jaune, vert ; les Allemands nerésistaient pas, évacuant le terrain.À Lublin, j’ai retrouvé la maison oùl’on m’avait accueilli, la vieille enlarmes et le vieux qui m’entouraitde ses bras.

– Il faut leur faire payer, pendreHitler, disait-il.

Na Berlin, criaient les soldatsdans la rue et les Polonaisreprenaient : Na Berlin ! Je me suismis à crier aussi : Na Berlin !

Ils étaient entrés dans notreghetto, ils avaient transformé noscorps et nos rues en décombres, ilsnous avaient brûlés, ravagés,réduits en cendres. Mais j’avaissurvécu, et je voulais crier dansBerlin, au nom de tous les miens,que j’étais toujours vivant, moil’évadé du ghetto, moi le témoin deTreblinka. Vivant et vainqueur.

J’ai bu avec les soldats. NaBerlin, na Berlin ! RueBernardynska, au siège du Comitépolonais de libération nationale, j’aierré dans les couloirs, désœuvré,qu’allais-je faire ? J’ai retrouvéGregor, des partisans. Ils parlaientgouvernement, journal à publier.Gregor a levé la tête :

– Miétek, j’ai pensé à toi, veux-tu donner un coup de main àl’armée soviétique ?

J’ai claqué les talons.

– Na Berlin !

9Voilà père, voilà

frères

– Donc, tu es né à Varsovie, etton père ?

J’étais assis dans un petit bureaude la Kommandantura soviétique àLublin. Par terre des dossiers, descasques, des bouteilles, unemitraillette et déjà, accroché aumur, un portrait de Staline. Il faisaitchaud, l’officier qui m’interrogeaitavait ouvert sa vareuse et iltranspirait, maudissant le climat

polonais. Depuis le matin j’étaisassis en face de lui, répondant à desquestions qui fouillaient dans mavie et celle des miens. L’officier, àintervalles réguliers, répétait unepetite phrase :

– Tu comprends, Tovaritch,servir dans l’Armée rouge est unhonneur.

Il enlevait ses lunettes, ils’essuyait le front. J’approuvais :l’Armée rouge allait à Berlin, il mefallait entrer dans l’Armée rouge.Quand l’officier m’a demandé laprofession de mon père, j’ai dit sanshésiter : « ouvrier mécanicien », etj’ai précisé qu’il était d’origine

russe. Je voulais arriver à Berlin etj’avais compris en écoutant Gregoret Moczar qu’il valait mieux être lefils d’un prolétaire que d’un petitfabricant indépendant. Je tentais deparler russe avec le moins d’accentpolonais possible, mais quelquesmois de maquis au contact desprisonniers soviétiques évadésn’avaient pas suffi.

À la fin de la matinée, l’officierm’a relu chaque page :l’interrogatoire formait un véritabledossier.

– Tu es d’accord, Tovaritch ?disait-il après chaque page.

J’approuvais : l’Armée rougeallait à Berlin et, au bas de chaquepage, j’ai signé, m’étonnant detoutes ces précautions. Je voulaisme battre, j’avais échappé auxbourreaux, fallait-il tant dequestions, tant de signatures, pouravoir le droit de risquer sa vie ?

– Reviens demain matin, Micha.

J’avais une nouvelle fois changéde prénom, je n’étais plus Martinou Miétek mais Micha : peuimportait, je restais moi, seulementmoi, avec tout ce que j’avais vécu,que personne n’arracherait jamaisde ma tête, avec ma volonté d’allerjusqu’au bout, « C’est cela qui fait

un homme, Martin. » Père, là-bas,dans le ghetto, une des dernièresnuits l’avait dit, j’entendais encoresa voix, je voyais son visage. Pourmoi il vivrait toujours. Jusqu’aubout, c’était Berlin. Et après ? Lesrues de Lublin étaient pavoisées.Un jour toutes les rues seraientpavoisées et viendrait le temps de lavraie paix. Déjà, quand dans laclairière le général Rola avait parléde victoire j’avais découvert autourde moi ce désert qu’ils avaientlaissé. Maintenant, parce que jen’avais rien à faire d’autre quemarcher sans crainte, sans projets,avec comme seul but d’attendre

demain matin, je recommençais àimaginer ce que serait après, après,quand les autres, ceux qui n’étaientpas seuls, auraient refermé leursbras sur leur femme, leurs enfants.Que me laisseraient-ils ? Que meresterait-il ?

Je suis allé jusqu’au bord de larivière qui coulait en contrebas dela ville. J’ai trouvé un coin entredeux grosses pierres et j’ai somnoléau soleil, tout l’après-midi, les piedsdans l’eau. Peut-être, après,faudrait-il moi aussi que j’aie desenfants. Père avait dit là-bas qu’unhomme devient un homme quand ilchoisit de fonder une famille. J’ai

rêvé. Je repeuplerai la forêt, aveceux, mes fils. Par eux, les mienscontinueraient leur vie. Plus tard, jeleur raconterai mes frères, mamère, le courage de père rueSwientojerska, après, longtempsaprès. Quand ils seraient forts pourcomprendre et supporter.

Le lendemain matin, à laKommandantura, j’ai attendu dansun couloir. Des hommes allaient etvenaient, m’ignorant. Enfinl’officier qui m’avait interrogé ahurlé mon nom à tue-tête. J’aibondi.

– Je te cherche depuis desheures, criait-il en me bousculant,

le colonel t’attend.

Dans un autre bureau où régnaitle même désordre, un officier, lescheveux gris, le corps lourd,marchait de long en large. Il tenait àla main les feuillets de moninterrogatoire.

– Ah ! C’est toi. Tu sembles avoirfait pas mal de choses. Quel âge as-tu ?

– Dix-neuf ans.

Il siffla.

– Tu veux toujours te battre ?

Je n’ai fait qu’un signe de tête.Pouvait-il en douter ?

– Il y a cent façons de se battre,sais-tu. Assieds-toi.

Il m’a lancé par-dessus le bureauson paquet de cigarettes, puis uneboîte d’allumettes.

– Ici, dit-il, c’est une sorte depolice. Tu connais la N. K. V. D. ?

Je ne connaissais que lesbourreaux, ma haine pour eux, mondésir de me battre, de venger lesmiens.

– Nous avons besoin de genscomme toi, capables de dénicher lesbandits. Tu as vu de près les NSZ.Tu as été à Zambrow et à Bialystok.Si tu veux, tu commenceras là-bas.

Débrouille-toi, trouve-nous les NSZ,les mouchards, ceux qui t’ontdénoncé, les collaborateurs, ceuxqui ne nous aiment pas.

– Je voulais me battre,autrement. Arriver à Berlin.

– Tu iras à Berlin, après. Il fautd’abord nettoyer nos arrières. Ici.Alors ?

Le colonel faisait craquer sesdoigts.

– Alors ? répéta-t-il.

Ils avaient livré les miens pourcinq kilos de sucre ; ils avaienttorturé Janusz ; ils avaient dénoncéces trois enfants juifs que j’avais

vus les bras levés un matin sur uneplace de village. Et le maire deZaremby avait tendu la main versmoi, me montrant aux gendarmesallemands. Ils étaient lesbourreaux. J’ai accepté. Il fautsavoir aller jusqu’au bout.

Je suis arrivé à Zambrow unmatin, en civil, comme un paysan.J’ai retrouvé les rues, l’entrepôtdevant lequel les gendarmesm’avaient arrêté. LaKommandantur allemande étaitdevenue la Kommandanturasoviétique, d’autres soldatspatrouillaient dans la ville où rienn’avait changé : la mort avait

simplement saisi quelques milliersdes miens, elle s’était emparée deSonia. Puis le temps et les chosess’étaient refermées comme une eausur leurs souffrances et il semblaitque jamais Sonia eût vécu ici. Maisj’étais là, témoin, chasseurmaintenant.

Je suis allé de village en village,je me suis mêlé aux paysansrassemblés au moment où ilspréparent clandestinement laBimber. Je les ai fait parler. Je lesconnaissais bien ces paysans, j’avaissouffert et vécu grâce à eux. J’aivisité les granges, devinant uneprésence, un homme qui devait

dormir là où je me cachais jadis etqui comme moi avait peut-êtredécloué les planches du fond pourpouvoir s’enfuir dans la forêt. J’aitrouvé des NSZ qu’une voiture de laN. K. V. D. venait cueillir le matin.Un Juif pour cinq kilos de sucre,disaient-ils : je comptais mesarrestations. Ils payaient.

Dans un village, à quelqueskilomètres de Zambrow, j’airemarqué une maison toute neuve,une isba de riches. Là ne vivaitqu’une femme. Je me suis proposépour travailler. Elle a refusémaladroitement, donnant trop debonnes raisons, m’entourant de

prévenances, faisant naître messoupçons. Comment réussis-sait-elle seule à remplir sa grange, sesresserres, à nettoyer l’étable, àsoigner ses animaux ? J’ai discutéavec les paysans, ils haussaient lesépaules. J’ai misé sur leur jalousie.

– La maison doit bien résister aufroid, il y a deux rangées de bois.

Je parlais lentement à leurmanière, pesante et réfléchie.

L’un d’eux a bougonné :

– À 100 deutsche Mark le Juif,ils ont pu le faire.

Je suis revenu la nuit, guettantmalgré les chiens. On travaillait

dans l’étable, un homme qui raclaitle sol. Je me suis approché. Il étaitlà, courbé, sa femme assise près delui, à déboucher les rigoles, à jurer.Brusquement il a levé les yeux et ilm’a vu, dans l’ombre. Il est venusur moi, une fourche à la main, meclouant contre le mur.

– Qu’est-ce que tu fous là ?

Je ne bougeais plus, les pointesd’acier sur la poitrine, fixant cesyeux blancs, énormes, pleins derage et de peur.

– Qu’est-ce que tu fous là ?

– Du travail, je ne peux pasrester en ville. J’ai besoin de travail.

Sa femme s’était levée.

– Il est venu cet après-midi,laisse-le, suppliait-elle.

Il a baissé la fourche.

– Pas de travail, a-t-il dit, file.

Je suis parti lentement pour lerassurer mais je suis retourné lelendemain par la forêt avec troissoldats soviétiques, approchant lagrange où il devait se cacher. Ildormait, à demi ivre. Je l’ai secoué.Il a vu les soldats.

– Salaud, mouchard, a-t-il crié.

– Combien as-tu livré d’enfantsjuifs, ai-je dit simplement.

Il a pâli, s’essuyant le visage.

– Salaud, a-t-il répété.

Je l’ai pris par la chemise : ilétait immense, sa tête dépassant lamienne. Avec mon crâne je lui aidonné un coup dans le menton.

– Je suis juif, juif tu entends. Etj’étais à Zambrow, à Treblinka.

Je l’ai senti contre moi qui semettait à trembler, sa femme estarrivée, hurlante :

– Je ne voulais pas, c’est lui, illes a dénoncés pour boire, pourboire.

Quand on nous a vus passer,

nous dirigeant vers le camion del’armée qui nous attendait à l’entréedu village les paysans se sont mis àparler. Il y avait cinq familles avecune dizaine d’enfants, cachées çà etlà dans la forêt. L’homme acommencé par les ravitailler pourleur extorquer tout ce qu’ellespossédaient puis, quand elles ontété dépouillées, il les a dénoncées eta touché la prime. Ici, comme àVarsovie, il y avait eu ceux quitraquaient les bédouins et leschats : chaque ville, chaque villageavait eu son Ptaçzek-l’Oiseau, sonPila-la-Scie. Il fallait en nettoyer lepays, qu’ils paient à leur tour. Je

suis allé de village en village, lespourchassant, tendu vers cettevengeance amère qui ne rendait pasla vie. Il n’y avait pas le choix, ilfallait penser à l’avenir, au mal queces hommes pouvaient faireencore : ils étaient comme lagangrène. Je devais aller jusqu’aubout.

Je suis retourné à Zaremby : lespaysans rentraient des champs, lachaleur torride rendait l’air brûlant,immobile, alors que le soleil avaitdéjà disparu. Dans la cour de laferme de Zaremba tout étaitsilencieux, le chariot était rentré. Àl’église un autre prêtre était à

genoux devant l’autel. J’ai attendudans l’ombre fraîche qu’il se lève,passe près de moi.

– Un grand malheur, a-t-ilrépété, répondant à mes questions.

Les Allemands étaient venus,tuant le prêtre ici, devant l’église.

Le maire avait été abattu unenuit par les partisans, de nombreuxpaysans avaient disparu dans lesforêts, Zaremba était l’un d’eux. Jesuis retourné à la ferme. Devant lecrucifix, dans la pièce sombre, lamère priait. Peut-être étais-je celuipar qui la guerre avait fait sonentrée à Zaremby. Je suis parti.

À Zambrow, on m’attendait. Làoù commencent les rues, quand lesmaisons sont encore dispersées,que les champs les séparent, deshommes ont surgi devant moi.Nous nous sommes observés : ilsétaient trois qui me barraient lechemin, trois, les bras écartés, troisdont je ne voyais pas les visages, lecrépuscule dans leur dos. J’ai sautésur le côté, dans un champ de blé,m’en écartant, franchissant unruisseau, réussissant à rejoindre laforêt. Ils étaient derrière moi, j’aicouru cherchant par la forêt àrentrer en ville, heurtant lessouches. Ils s’interpellaient, ils

juraient. Peu à peu, pourtant, j’aigagné sur eux. Ce n’est pasmaintenant que j’allais me laissertuer. Idioten à Treblinka, tantd’autres, à Pawiak, dans le ghetto,s’y étaient essayé en vain. Pasmaintenant, bandits. J’ai couru,retrouvant la lisière de la forêt, unchamp, des paysans. Ils avaientabandonné la poursuite maisl’avertissement était clair : je n’étaisplus utile dans la région deZambrow, les NSZ m’avaient repéré.J’ai dormi à la Kommandantura, unrevolver près de moi et lelendemain le capitaine quicommandait à Zambrow a décidé de

me renvoyer à Lublin.

– Tu as été efficace, Micha, ils enveulent à ta peau, c’est une bonnedécoration.

Ce devait être fin septembre. J’aipris des camions remplis de soldats.Ils roulaient vite soulevant unepoussière blanche et tiède qui nousenveloppait. Les soldatschantaient : blonds, jeunes, j’avaisle même âge qu’eux mais j’étaisvieux, j’avais parcouru des siècles,j’étais chargé de tant de viesperdues. Ils me passaient descigarettes, se moquaient de monaccent polonais et partageaient avecmoi leur pain noir, leurs gamelles

pleines de crème fraîche ou degruau en me donnant de lourdesclaques sur les épaules :

– Tovaritch, Tovaritch.

C’était leur mot de passe.J’essayais de les faire parler de leurpays, cette grande patrie du mondenouveau, comme disait Gregor. Ilshaussaient les épaules. Ilss’intéressaient à la vodka, auxPolonaises, à la paix. Ils riaientcomme des enfants de tout leurvisage rouge et ne savaient rien. Uncamion m’a laissé à Lublin devantl’église des Capucins, un dimanche.Un meeting se tenait sur la place,face à l’église. Je me suis mêlé à la

foule.

– Camarades…

Je voyais la tribune pavoisée derouge, les drapeaux accrochés auxarbres. « Nous voulons en finir avecl’Allemagne cette nation de pillardset d’agresseurs. »

La voix portée par les haut-parleurs était déformée, oncomprenait mal mais la fouleapplaudissait. Puis l’orateur aannoncé que les tribunaux allaientjuger les bourreaux de Majdanek.J’ai crié avec la foule, tout Lublinqui devait être là, sur cette place àécouter Gomulka. Mais quelques

mois auparavant les badauds deVarsovie nous regardaient mourir etceux de Lublin continuaient leur vietranquille, laissant faire lesbourreaux. Pour un partisan, pourun Janusz, pour un Julek Feld, pourun homme comme mon père,combien qui courbaient le dos, quiacceptaient ?

Je suis retourné vers la rivière,loin des quartiers où hurlaient leshaut-parleurs. Tant d’hommes aughetto, à Varsovie, à Lublin, avaientsubi la violence des bourreaux, tantles avaient crus. Ils étaient commele bois qui suit le courant, que rienn’arrête que les rochers de la

rivière. Père, Julek Feld, Janusz,ceux qui refusaient, qui savaient,s’étaient dressés. Nous étions lesrochers, nous devions aller jusqu’aubout. Une vie, c’est toujours unexemple : sans mon père, sans saforce, je n’aurais rien été, qu’unbois qui glisse avec la foule vers lamort.

À la Kommandantura, le colonelaux cheveux gris m’a reçu. Sonbureau maintenant était en ordre.Autour d’un grand portrait deStaline, il y avait des photos degénéraux, de personnalités. Lecolonel devait lire mon dossier etj’étais devant lui, immobile, debout.

– Assieds-toi. Tu as fait du bontravail. Ils ont voulu te le fairepayer.

– C’est eux qui paieront.

– Ils paient ils paient.

Puis il m’a fait parler,longtemps. Je parlais, guettant sonvisage, veillant aux mots quej’employais, ne disant que la véritémais prudemment. Il m’a écouté,fumant cigarette sur cigarette. Puis,après un long silence :

– Tu veux aller à Berlin, jecrois ?

– Na Berlin, Tovaritch colonel.

– Na Berlin. Tu vas entendrechanter les Katioucha. Je vais tegarder.

Il m’a affecté dans une unité dela N. K. V. D. qui suivaitimmédiatement les troupes depremière ligne et s’installaitderrière les batteries de fusées,nettoyant le pays occupé de seséléments suspects. Je parlaispolonais, allemand, un peu derusse, je connaissais les NSZ, j’étaisjuif, avec une dette personnelle àfaire payer. Pour le colonel j’étaisune bonne recrue. Le soir, j’ai reçuun uniforme et la casquette àparements verts de la N. K. V. D.

Cette fois-ci, j’avais gagné monbillet pour Berlin.

Des semaines durant j’aisillonné la campagne autour deLublin parfois en uniforme, souventen civil, collaborant avec la policepolonaise dont j’étais, sur ordre,devenu membre. Miétek-le-Coupé,Miétek le patron des truands,Miétek le contrebandier étaitpolicier ! Je m’étonnais moi-même,hier était si proche encore et pourmoi pourtant le monde avait changéde face.

Puis nous avons roulé vers lenord, vers Varsovie. Mais il nerestait rien de Varsovie. Arrivant à

Praga, j’ai abandonné mescamarades, j’ai marché vers laVistule. La neige soulevée par levent très fort bouchait l’horizon. Jecherchais le pont Poniatowski, lesautres ponts, mes ponts. Je n’aitrouvé que des arches brisées et despasserelles provisoires jetées d’unerive à l’autre. Je suis allé vers la rivegauche. En colonne, les gensavançaient courbés, chargés depaquets, fouettés par le vent. Je mesuis arrêté au bout de la passerelle :devant moi, il n’y avait qu’unchamp de pierres sur lequel sedressaient des silhouettes declocher, des pans de mur, comme si

le désert du ghetto avait rongé toutela ville qui l’avait toléré, comme s’ilavait été une plaie contagieuse,gangrenant toute une ville, n’enlaissant plus rien. Varsovie, maVarsovie, celle du ghetto et celle deZofia, de la rue Dluga et de la rueSenatorska, de la rue Mila et de larue Leszno, n’existait plus. Je suisrentré à Praga ; les camaradesriaient.

– Tu es chez toi, Micha, disaient-ils.

Le désert : ils avaient bouleverséjusqu’aux pierres.

J’ai espéré retrouver Mokotow-

la-Tombe. Rien n’avait changé danssa rue, je reconnaissais devant laporte la charrette de l’artisan quilogeait dans la cour. Maisl’appartement était occupé pard’autres. On ne savait rien deMokotow et de sa sœur, disparus,avec des milliers d’autres, dansVarsovie insurgée. Le désert.

Le soir même, j’ai commencé àchercher. J’ai marché dans les ruesde Praga en civil, me souvenant dechaque rue ; là, dans ce magasin,près du marché, j’avais posé unpaquet et le commerçant avait crié« salaud », quand j’étais venu lereprendre après la rafle ; là, la gare

de l’Est où Wacek-le-Paysan venaitacheter pour moi la marchandise.Mais je n’étais pas à Praga pourrencontrer des souvenirs. J’aimarché, dévisageant les passants,espérant reconnaître l’un de cesBleus qui tuaient les enfants surprisà passer le mur. Un comité juifs’était constitué à Praga, dans la ruede Targowa. Quelques hommesétaient là, écrasés de solitude et demalheur, à la recherche des leurs,accrochés à l’espoir de les retrouverpeut-être, de les venger aussi.

Ils ne se parlaient qu’à peine,échangeant des noms, des dates,des lieux. Je suis arrivé un soir, en

uniforme. Ces hommes étaientcomme moi, seuls, au milieu deleur désert. Il fallait que nous nousremettions en marche ensemble.

– Qui veut venir avec moi lesretrouver dans les prisons dePraga ?

Deux se sont levés. L’un, qui meparaissait âgé, Joseph Rochmann,l’autre, maigre, plus jeune, latristesse marquant son regard, enuniforme de l’Armée rouge, commemoi ; Tolek.

Nous sommes allés de prison enprison, je me faisais ouvrir lescellules : peut-être un Bleu avait-il

été jeté là, raflé par les soviétiquesdans les premiers jours. À nous dele dévoiler. J’ai fixé des dizainesd’hommes, essayant de faire surgirde ma mémoire les heures, toutesles heures, tous mes passages dumur, essayant de me souvenir de ceBleu que j’avais vu viser un enfant,de cet autre qui avait refusé de« jouer », de ceux qui m’avaientbattu, livré aux bourreaux.Toujours, au temps du ghetto,j’avais voulu voir, pour retenir lesvisages, mais je ne rencontrais quedes yeux baissés, des expressionsanonymes. C’est Rochmann qui ena trouvé un ; dès qu’il est entré dans

une des dernières cellules il m’a tirépar le bras.

– Miétek, celui-là, c’est Pchla-la-Puce, il nous dénonçait.

Nous avons fait sortir cethomme âgé, à l’allure innocente,qui nous regardait avec ironie. J’airéquisitionné un bureau dans laprison. Je l’ai fait asseoir.

– Tu as dénoncé des Juifs.

Il n’a même pas répondu. J’ai vunaître sur son visage uneexpression de mépris. J’ai posé unenouvelle fois la question.

– J’ai fait ce qu’on me disait defaire. J’ai exécuté les ordres.

Toujours, depuis toujours.

– Réponds par oui ou non.

– J’ai obéi à la loi.

Tolek s’est avancé, le poingfermé, les mâchoires serrées.L’autre a craché par terre.

– Vous pouvez frapper, a-t-il dit.Vous êtes juifs.

Tolek a lancé son poing, la lèvrede l’homme a éclaté, laissant jaillirle sang. J’ai crié : « Tolek ! » puis jel’ai poussé dehors, demandant àRochmann de rester avec lui. J’aiordonné à l’homme de s’asseoir etje me suis assis en face de lui. Iltenait un mouchoir sur sa lèvre,

l’orgueil d’être un martyr à peu defrais se lisait dans son regard.

– Écoute, policier, je ne vais paste frapper, je ne vais pas te tuer. LesRusses feront de toi ce qu’ilsvoudront et toi tu feras de toi ce quetu voudras. Écoute-moi,simplement. Tu as obéi à la loi ? Laloi qui t’ordonnait de tuer lesenfants ?

Il secouait la tête. Il n’avait tuépersonne.

– Écoute-moi.

Je le forçais à me regarder :

– Écoute-moi, tu n’es pas unmartyr, tu es un lâche. J’aurais le

droit de te tuer mille fois. Écoute, jevais te parler d’un camp où tuenvoyais les enfants, écoute bien.

Nous l’avons conduit, Tolek,Rochmann et moi, quelques heuresplus tard, par les rues de Praga à laKommandatura. Il marchait la têtebaissée. Peut-être mes motsavaient-ils jeté en lui un germe quiallait le ronger, toute sa vie,lentement, comme le souvenir nousrongeait, Tolek, Rochmann, moi, lavieille dame de Lublin, des millionsd’autres. Tolek marchait derrière luiet je le guettais. Comme nousallions arriver à laKommandantura, il a voulu se jeter

sur le policier. Je l’en ai empêché,lui serrant le bras, sentant peu àpeu qu’il se calmait.

– Laisse faire la justice, ai-je dit.Nous ne sommes pas des bêtes.

– Eux…

– Nous ne sommes pas eux.

Nous avons longuement parlédans la nuit glaciale, n’arrivant pasà nous séparer. Tolek était commemoi un rescapé du ghetto, il avaitc o n n u l’Umschlagplatz, les ruestransformées en brasier, les égoutsoù se noyaient les plus faibles. Ilavait connu Majdanek. Il était seul,mais décidé lui aussi à se venger.

Comme moi il voulait gagnerBerlin.

Nous nous sommes retrouvésquelques jours plus tard dans lamême unité. Bientôt avec Wladekun partisan des forêts de Lublin, unancien du ghetto aussi, nous étionsserrés comme un poing. Wladek,Tolek, Miétek, les trois du ghettoqui sous l’uniforme à parementsverts, continuions le combat, aunom de tous les nôtres.

Peu après nous partions vers lenord, longeant la Vistule : noscamions roulaient sur des routesglissantes et que remontaient, versVarsovie, des ambulances, des

chariots de paysans. Parfois, nousnous rangions pour laisser passerles tanks, les camions chargés deKatioucha. J’ai ainsi traversé unePologne que je ne connaissais pas,découvrant partout les ruines, lamort, des enfants qui erraient à larecherche de leurs parents. Jem’installais dans un bâtimentofficiel, je recevais les partisans, lesréfugiés, les quelques Juifssurvivants : j’apprenais l’horreurnouvelle, les pendus, les torturés.J’essayais de trouver les coupables.Je comprenais que la vengeancepeut être folie.

Dans un champ, au bord de la

route, notre convoi s’est arrêté. Là,près de nous, il y avait un groupe deprisonniers, des SS, maigres, fiers,qui se protégeaient le visage descoups qu’ils recevaient. Des soldatssoviétiques les entouraient encriant. Je regardais ces hommes, lesvaincus, les vainqueurs. Un vieilautobus avait à demi basculé dansle fossé qui longeait la route. Unsoldat est arrivé en courant, hurlantà ses camarades quelque chose queje ne comprenais pas : alors, àcoups de pied, de crosse, les soldatsont dirigé les prisonniers versl’autobus. Je devinais les regardsqu’échangeaient entre eux les SS,

j’imaginais la peur qui les saisissait.Moi aussi j’étais pris par la peur,une angoisse qui comme deuxdoigts serrait ma gorge. J’aurais pudonner à notre chauffeur l’ordre departir, pour ne pas voir. Mais jevoulais voir, voir les hommes,jusqu’où ils peuvent aller, commentla guerre les déforme, éprouver latempête qui les emporte.

Les soldats ont forcé les SS àentrer dans l’autobus, en rampant.Certains se sont rebellés : ils ont ététués, poussés de force entre lestôles rouillées. Sur la route lesconvois continuaient de passer, destanks, des canons lourds. Nous

étions proches de la frontièreallemande et la résistance se faisaitplus dure. Un SS tentait des’adresser aux soldats en russe, unautre criait. La plupart restaientimmobiles, serrés les uns contre lesautres. Je m’efforçais de penser auxfosses, au ghetto, àl’Umschlagplatz, c’étaient eux lesSS, eux qui étaient là, qui allaientmourir. Ce n’étaient que des bêtes.Mais quand un soldat a versél’essence sur l’autobus, quand le feubleu et jaune a jailli, que leshommes se sont mis à hurlerpoussant contre les tôles, que lessoldats brusquement silencieux

regardaient ces hommes mourir, j’aibondi, je me suis mis à gesticuler,secouant les uns après les autresces jeunes Russes fascinés, sentantqu’ils étaient en train d’êtrecontaminés eux aussi par la guerre,qu’ils allaient devenir des bêtes àvisage d’homme comme ces SS. Ilétait trop tard. L’autobus étaitentouré de flammes et de fumée.Les soldats ne m’ont pas résistémais ils se sont mis à tirer sur lefoyer. Quand nous sommes partis,l’autobus achevait de brûler. Lavengeance est amère.

Le soir nous entrions enAllemagne, traversant des villages

détruits où erraient au milieu desflammes et des poutres calcinéesdes vieillards, des chiens. Notrecamion s’est arrêté devant ce quiavait dû être la mairie. Une vieillefemme était assise sur une pierre, latête entre les mains. Dès que nousavons sauté à terre elle s’estredressée, levant ses mains :

– Hitler, kaputt, a-t-elle dit.

J’ai pensé aux vieilles du ghetto,elles aussi les mains levées devantles SS.

– Baissez vos bras, ai-je dit.

Mais elle secouait la tête,gardant ses mains ouvertes.

– Les gars ne sont pascommodes, a dit notre chauffeur.Ils en ont vu. Ils attendentl’Allemagne depuis longtemps.

Moi aussi j’attendaisl’Allemagne, mais pas cetteAllemagne-là qui montrait le visaged’une mère. J’attendais l’Allemagnedes bourreaux, c’est elle que j’étaisvenu chercher et détruire.

Nous sommes allés plus loin,nous enfonçant dans ce paysterrorisé. La race supérieure n’étaitpas fière. Partout, tous, ils criaient« Hitler kaputt ». Qu’auraient-ilsfait, qu’auraient-ils dit, si nous lesavions enfermés dans un ghetto ?

Ils auraient tout accepté, tout renié.

À Dramburg où nous venionsd’arriver, j’ai cherché unimprimeur. Tolek marchait à mescôtés, dans les rues jonchées degravats.

– Qu’est-ce que tu veux faire,Miétek ?

J’entrais dans les boutiques auxportes défoncées, toutes pillées.Dans ce qui avait dû être une petiteusine de parfum, au milieu desbouteilles brisées, allongés sur lesol, le visage plongé dans unréservoir dont le liquide affleuraitau niveau du plancher, trois soldats

soviétiques étaient immobiles. Jeles ai secoués : ils étaient morts,ivres d’avoir bu tout cet alcoolindustriel, à même le réservoir,ivres puis noyés dans l’alcool. J’airamassé un récipient, je l’ai remplid’alcool, donné à Tolek :

– Pour notre cantine, nous enferons de la vodka.

Je voulais être seul. J’ai regardéces trois soldats morts pour rien,eux aussi par la faute desbourreaux, morts ici et venus de siloin. Dans une petite rue j’ai enfintrouvé un imprimeur qui se cachaitau fond de son atelier.

– Tu peux imprimer desaffiches ?

Il secouait la tête, montrait lesmachines.

– Il me faut des affiches pourdemain matin. Et tu les afficherastoi-même. Toute la population doitles lire. Écris.

Il a tenté de parler, puis il a prisdu papier et j’ai dicté. D’où venaientces phrases auxquelles je n’avaispas réfléchi et qui surgissaientcomme si j’avais pensé à ellesdepuis le ghetto ? « Ordre estdonné à tous les habitants de raceallemande de plus de seize ans

circulant en ville de placer sur leurbras droit un brassard à croixgammée. Ce brassard estobligatoire. »

L’imprimeur m’a regardé.

– De grandes affiches blanches,pour demain. Tu signeras :l’autorité soviétique.

Puis je suis rentré, Tolek avaitmélangé l’alcool et de l’eau et celadonnait un liquide blanchâtre quiressemblait à du lait, brûlait lagorge et l’estomac comme la plusmauvaise des vodka. Quelquescamarades sont venus et nousavons bu en laissant, contrairement

aux règlements de l’Armée rougequi interdisent l’alcool, notrebouteille sur la table au lieu de ladissimuler à nos pieds. Notre alcoolc’était du lait. Bu, bu, jusqu’à roulerles uns sur les autres. Le matin, unsoldat est venu me réveiller :

– Lieutenant, lieutenant, c’esturgent.

J’avais le cou brisé par unedouleur aiguë, les jambes nouées.Je suis quand même descendu dansnotre bureau. Des hommes de toutâge étaient là, les bras levés, collésau mur par deux soldats soviétiquesqui les tenaient en joue. Tousavaient le brassard à croix gammée

sur le bras droit. Les soldats étaientfous furieux, ils avaient déjà frappéles civils et parlaient de les abattre.Heureusement, nous étions assezloin du front. J’ai éloigné lessoldats, libéré les civils, puis Toleket moi nous avons obligél’imprimeur à arracher les affiches.Tolek riait.

– Tu as fait comme au ghetto, etils l’ont mis, comme nous, ils l’ontmis.

Toute la journée, j’ai erré dans laville pour être sûr que l’imprimeuravait bien enlevé toutes les affiches,pour prévenir les violences dessoldats à l’égard des civils qui

s’aventuraient dans les rues. Avecou sans brassard les soldatsn’étaient pas tendres. Ilss’intéressaient aux montres, auxstylos et à bien d’autres choses. Lesfemmes se terraient. Je n’airencontré aucune victime de maplaisanterie. Le soir avec Toleknous avons parlé, sans boire, deVarsovie, de notre révolte.

– Il faut faire attention, Tolek,maintenant nous sommes les plusforts. Il faut être deux fois unhomme.

Toute la nuit, je suis resté lesyeux ouverts : je revoyais les civils,leurs visages marqués par les coups

donnés par les soldats. Il y avait leregard de ces hommes qui necomprenaient pas ce qui leurarrivait, victimes d’avoir obéi,connaissant ce cercle de terreur etde folie où les bourreaux nousavaient enfermés. Miétek, Miétek,attention. On devient vite unbourreau.

Alors, j’ai essayé d’être prudent.Je n’en avais pas à tout un peuplemais à des bourreaux. Je me suissouvenu de ces soldats allemandsque j’avais croisés, ce soldatvieillissant qui, la première foisdans le tramway n’avait pas voulume découvrir ; cet officier interprète

qui m’avait conduit jusqu’au campde Zambrow après m’avoir sauvé lavie, prenant mes mains dans lessiennes et murmurant : « Évade-toi ». Je ne traquais pas tout unpeuple, seulement les bourreaux.

Arrivant dans les villes, jeprenais contact avec lebourgmestre, parfois mes chefs medonnaient les noms d’ancienscommunistes, parfois j’exigeais dubourgmestre qu’il me désigne ceuxqui avaient subi les persécutionsdes nazis. À Reppen, j’ai vu devantmoi une femme aux cheveuxblancs, édentée, qui sortait deprison. Son fils avait été pendu à la

poutrelle d’un pont, condamné àmort par un tribunal militaireitinérant qui jugeait les déserteurs.

– Il avait dix-sept ans, il nesavait rien, murmurait-elle.

Elle m’a guidé dans la ville,m’indiquant ceux qu’ellesoupçonnait d’être des nazis. Je lesinterrogeais, tentant de décelerleurs responsabilités, me fiant àleurs yeux.

– Et puis, il y a l’Ukrainien, m’a-t-elle dit.

J’ai pensé à Ivan, à ceux dughetto, ces tueurs barbares, leschiens des bourreaux.

– Il arborait toujours lebrassard, il saluait le bras tendu, ilhurlait, Heil Hitler, continuait-elle.Un nazi, un vrai.

Nous l’avons recherché. Iltravaillait déjà à laKommandantura soviétique,comme mécanicien. Je l’ai surprisalors qu’il était penché sur lemoteur d’une voiture.

– Tourne-toi.

Je ne le connaissais pas, il auraitfallu un miracle. Des soldatssoviétiques s’étaient groupés autourde nous. Il les regardait, effrayé, levisage rouge, les mains

tremblantes. L’homme nem’inspirait pas confiance.

– Il a été nazi, ai-je dit.

Les soldats ont commencé à lebousculer : « Traître », criaient-ils.« Soldat de Vlassov, Vlasovietz ! »

– Je suis juif, je suis juif,lieutenant.

– Parle-moi en yiddish.

Il ne savait pas. Il avait oublié,disait-il ! « Il faut le liquider tout desuite », demandaient les soldats. Jel’ai protégé et je suis alléperquisitionner chez lui. La petitepièce était décorée d’un immenseportrait de Hitler qui couvrait toute

une cloison.

– Beau Juif, ai-je dit.

Il parlait mais je ne l’écoutaisplus, le conduisant à nos bureaux.Notre capitaine l’a interrogé.L’homme pleurait, répétant qu’ilétait juif ukrainien, qu’il s’étaitcaché en Allemagne, jouant au nazipour mieux dissimuler sa situation.Je l’écoutais, le doute naissant.Prudence, Miétek. Le capitaine ahaussé les épaules quand j’aidemandé à voir si l’Ukrainien étaitcirconcis.

– Écoute, Micha, même s’il estjuif, tous les bons Juifs sont morts,

répétait-il.

J’ai vérifié quand même :l’homme était circoncis. Bs’essuyait les yeux du revers de lamain, humilié, craintif.

– L’enfer, expliquait-il, il mefallait lever le bras, saluer, pensertoujours à leur mentir.

J’ai dû convaincre le capitaine dele relâcher, il hésitait.

– Il peut y avoir des Juifs nazis,Micha, tu ne dois pas te laisseraveugler. Les Juifs sont comme lesautres.

Je l’écoutais. Comment pouvait-il imaginer ce que cela signifiait être

juif sous les nazis ? D’ailleurs pourlui, comme pour beaucoupd’officiers, nous n’étions pas tout àfait comme les autres, un petit cranau-dessous. Je le savais, je l’avaisdécouvert peu à peu dans lesplaisanteries qu’ils échangeaient enme clignant de l’œil et où des Juifsavares mesuraient toute chose aumètre de leur profit. Un soir, uncamarade et moi nous nous étionsfâchés et comme mon camaradeétait un géant il avait pris un petitcapitaine par sa veste de cuir etl’avait tenu au bord de la fenêtre,près du vide.

– Nie Budu, nie Budu, criait le

capitaine, je ne recommenceraiplus, je le jure !

Le géant, un caucasien auxcheveux noirs, à la poigne de fer, àmoitié ivre ce soir-là, hurlait :

– Tu laisseras les Juifstranquilles, tu les laisseras ?

Et l’autre jurait. Je savais toutcela, mais l’Armée rouge allait àBerlin.

J’ai insisté, le capitaine a cédé etMoniek l’Ukrainien est sorti avecmoi. Quand nous sommes repartisvers l’ouest, Moniek était devenuchauffeur dans notre unité.

Nous roulions vers Berlin, mon

but était proche. Au bord de l’Oderen crue notre camion a dû s’arrêter.Sur un pont provisoire fait de largesbateaux rassemblés deux colonnesse croisaient. Les soldats quirevenaient du front levaient leursbras ; je voyais des bras couverts demontres jusqu’à la hauteur ducoude. Les deux colonnes s’étaientpresque immobilisées, des échangess’organisaient entre ceux qui« montaient » et ceux qui« descendaient ». Tout à coup troisavions allemands, les premiers quej’apercevais depuis Varsovie, ontsurgi du ciel bas et ont commencé àmitrailler le pont. Ils sont passés

une fois, leurs rafales déchirantl’eau, mais sur le pont les camionsn’accéléraient pas, les échangescontinuaient. Avec un officier, je mesuis précipité vers les camions,criant, montrant le ciel, les avionsdont on entendait le bruitcroissant : les colonnes se sont àpeine déplacées, alors je me suisjeté sous mon camion. Je ne voulaispas mourir ici, mon but était Berlin.Il y a eu deux nouveaux passagesdes avions, des cris, desdétonations, l’eau a giclé ; puis lesilence du ciel. Je suis sorti : sur laberge un camion brûlait, des soldatss’affairaient autour des blessés,

d’autres continuaient de monnayerleurs montres. J’ai pris un de cessoldats par le bras, hurlant,montrant les blessés à terre. Il s’estdégagé d’un geste brusque,haussant les épaules, continuant àdiscuter. Tolek est venu : « Laisse,a-t-il dit, laisse. » Des hommesmorts ou blessés, qui pouvaitencore s’indigner pour si peu ?

Enfin, nous sommes repartis,roulant vers Berlin. Nous avonscroisé des colonnes de réfugiés, desprisonniers qui avançaient en rangpar trois, silencieux, courbés surleur fatigue et leur désespoir. Nousroulions, la canonnade devenait

proche, les tanks plus nombreux.De grands panneaux étaient placésde temps à autre au bord de laroute : « En avant, ceux deStalingrad, la victoire est à nous. »Moi, j’étais du ghetto et la victoirenous appartenait aussi, à nous quiavions survécu, à nous qui avionsconnu les fosses, elle appartenaitaux nôtres morts là-bas, à Treblinkaou dans les égouts. J’arrive au but,père.

Le jour de mon anniversaire, levendredi 27 avril 1945, à dix-neufans, je suis entré dans Berlin.

Qu’elle a été longue cette routejusqu’à ces ruines, jusqu’à ces

pierres, mais père m’y voilà, debout.M’y voilà debout, frères, vous tousmes camarades, ceux du ghetto etde la forêt, toi Zofia et toi Janusz,toi mon camarade aux cheveux rouxbattu à mort pour un hareng, je mesouviens de toi, de vous tous,hommes nus de la place du tri,vieillards du Lazaret encoretremblants de vie et que j’allongeaissur le sable jaune. Voici Berlin enruine, voici Berlin comme unsquelette, bourreau mort auxorbites béantes, aux os nus,éparpillés.

Pour toi père, pour Julek, pourtoi aussi Mokotow, voici Berlin.

Vendredi 27 avril 1945 on nous anous aussi lancés dans le combat.Na Berlin ! J’ai marché avec Tolek,Wladek et Moniek, sauté de mur enmur. Comme au ghetto : maisc’était la victoire du ghetto, nousmarchions derrière les tanks. Dansles rues avec nous des soldats detoutes les unités, comme si l’Arméerouge avait délégué tous les sienspour participer à la dernièrebataille. J’avançais, tiraillant. Ilfallait vivre : j’étais là, je ne voulaispas mourir, je ne prenais pas derisques. J’attendais que les canonsbalaient les barricades de tramwayset de véhicules bourrés de pierres.

Les rues étaient barrées par lescanons et les Katioucha qui setouchaient, tirant sans interruption.La première nuit, au-dessus deBerlin, les incendies éclairaient lesquartiers du centre, Berlin brûlait.Tolek, Moniek, Wladek et moi, nousnous sommes installés dans unjardin. Au milieu de la nuit dessoldats sont arrivés nousdemandant s’il y avait des femmesdans la maison. Nous n’avions pasregardé. Ils ont enfoncé les porteset ils ne sont ressortis qu’au matin,nous saluant de la main, riant entreeux. La bataille a recommencé. J’aivu mourir des enfants en uniforme,

accrochés à leur panzerfaust. J’aivu des drapeaux rouges pendre auxfenêtres des ruines de certainsquartiers et partout des drapeauxblancs. J’ai vu le pillage, la folie dela guerre, les blessés, les mortsinnombrables.

La deuxième nuit les incendiesont redoublé, éclairant les ruines,les rues dévastées. J’ai dormi dansune cave avec un groupe de soldats.L’un d’eux est sorti, un coup de feua claqué et il s’est effondré,retombant à l’intérieur.

– Les partisans, ont crié lessoldats.

Nous avons rampé, tenté dedénicher ces tireurs isolés qui nousvisaient depuis les ruines. Il ne fautpas mourir ici, Miétek, il ne fautpas. Et pourtant il y avait ces tireursà réduire au silence. Avec Tolek etMoniek nous les avons contournés,longeant les murs, butant sur dessoldats, nos camarades, quivenaient de tomber. J’ai bondi,poussé une porte de cave. Des genssont là, peut-être des tireurs : ilserait facile de lâcher une rafalesans risques. Je crie :

– Dehors !

Il y a du bruit : des femmessortent les bras levés, un jeune

homme avec elles, maigre, lescheveux noirs cachant ses yeux.Peut-être est-ce lui le tireur ? Lessoldats qui étaient avec nous sontarrivés, malmenant les femmes,poussant le jeune homme contre unmur.

– Partisan, criait un soldat, il atiré.

Déjà ils levaient leurs armes. Jeme suis mis devant l’Allemand.

– Il faut le juger, camarades. Onne peut pas le tuer comme ça.

Dehors, les tireurs isolés, les« loups-garous » du Wehrwolfharcelaient les patrouilles. Nous

avons, en avançant courbés,parcouru des rues, guidés par lessoldats. Je m’en voulais, je serraisles dents, il ne faut pas mourirMiétek, mourir ici, avant la fin,quelle folie, pour protéger unAllemand ! Souviens-toi deTreblinka. Tu prends des risques.Laisse-le, Miétek. Est-ce qu’ils onthésité, eux ?

Nous arrivons devant un châteaud’eau dont la coupole défoncée estéclairée par les incendies. Lessentinelles ont installé un fusilmitrailleur devant la porte de fer, jepousse la porte. Des officiers sontlà, quatre derrière une table, l’air

est chargé de fumée, des bougiessont plantées dans des bouteillesplacées sur une longue table.

Il a tiré, a lancé l’un des soldats.

– On l’a arrêté dans une cave, lescoups de feu venaient d’ailleurs, ai-je dit

Les officiers m’ont regardé,cherchant à comprendre.

– Je crois que ce garçon n’y estpour rien, colonel, mais leshommes voulaient l’exécuter, toutde suite, j’ai pensé…

– Ça va, lieutenant, ne nousfaites pas perdre notre temps.

Les officiers hésitaient. Ilsfixaient le jeune homme muet, sescheveux noirs couvrant une partiedu visage.

– Considérez-le comme unprisonnier de guerre, a dit lecolonel.

On a emmené le jeune homme.Là-bas, devant une cellule de laKommandantur de Zambrow, unofficier interprète, en quelquesmots, m’avait sauvé d’uneexécution sommaire. J’avais payéma dette. Je n’aime pas devoir.

Le lendemain, j’ai marchéderrière les chars vers le centre de

Berlin. Leurs obus transformaientles murs en nuages de poussièregrise qui montaient vers un ciel bas,envahi par les fumées desincendies. J’ai aperçu des soldatsrusses qui d’étage en étageréduisaient des nids de résistance,d’autres qui de cave en cavetraquaient les filles, d’autres quiallaient à la chasse aux trophées.J’ai retrouvé Moniek, Wladek etTolek et nous avons dormiensemble, enroulés dans noscouvertures, l’un d’entre nousmontant la garde.

Notre guerre était presque uneguerre de partisans : j’ai croisé des

Mongols, des Cosaques à cheval etdes soldats à bonnets de fourrure.L’Armée rouge avec ses tanks, sesKatioucha, était aussi cette vastetroupe hétéroclite qui venait detraverser toute l’Europe pourparvenir jusqu’ici. Et j’étais là, avecelle, échappé du ghetto, des forêtsde Pologne, courant derrière leschars le long de cette large avenued’Unter den Linden. Au bout il yavait la porte de Brandebourg, sonattelage orgueilleux que j’avais vusur les affiches qui nous criaient :« En avant, ceux de Stalingrad, lavictoire est à nous. » Au milieu del’avenue, les arbres étaient abattus,

les soldats s’élançaient en hurlant.Ils balayaient aux fusils mitrailleursles façades béantes. De temps àautre, une explosion plus fortefaisait trembler le sol : un dépôt demunitions ou un pont devaientsauter.

Une nouvelle nuit a commencé,avec des tireurs isolés, ces « loups-garous » perdus dans les ruines.Puis au matin la bataille a continué.Les tanks étaient parvenus jusqu’àla porte de Brandebourg. J’ai vu lessoldats grimper sur l’attelage depierre, y planter le drapeau rouge.Mur après mur, j’ai progressé avecles autres vers le Reichstag derrière

les tanks et, dans la fumée desincendies et des explosions, j’ai vucourir vers le bâtiment défoncé parles obus des hommes quibrandissaient un drapeau rouge. Ilsont disparu dans les ruines, dans lefracas des mitrailleuses etl’éclatement des grenades. Puis ilsont surgi au sommet du bâtimentagitant leur drapeau, le drapeau quiétait pour moi celui de la victoiresur les bourreaux. D’en bas, j’ai criéavec les autres, tirant une rafale demitraillette en l’air, j’ai hurlé,hourra ! Hourra ! Je venais de siloin. Tolek s’est précipité vers moiet nous avons dansé.

Voilà, nous avions crevé le murqu’ils avaient construit autour denous, un jour d’octobre, nousavions franchi les barbelés qu’ilsavaient tendus autour de nostombes, nous avions brisé les portesdes wagons, soulevé l’épaissecouche de sable jaune qu’ils avaientjeté sur nous et nous étions là, dansleur capitale en ruine, là, vivants.

Voilà, père, voilà, frères.

10 La vengeanceest amère

Dans les rues pleines de gravats,entre les façades crevées, ilsdéfilent : certains sont nu-tête,d’autres portent encore leur casque,la plupart une casquette ou uncalot ; ils sont chargés de sacs, leursgamelles battent leurs flancs. Ilsmarchent en silence, soldats duReich vaincu. Je reste là, avecTolek, je les regarde passer : ils neressemblent pas à nos bourreaux,entrant, orgueilleux, invincibles, unmatin de septembre dans Varsovie.

Ceux-là sont trop vieux, trop jeunes,ils ont déjà les yeux baissés desvictimes. N’y a-t-il donc que desbourreaux vainqueurs et les vaincusdeviennent-ils si vite innocents ? Jevoudrais presque que le combatcontinue : tout était simple.Maintenant, la vérité se brouille,une ville morte, des femmes qui sebattent autour du cadavre d’uncheval pour en arracher la viande,ces vieilles, ces enfants, cesinfirmes qui s’agglutinent prèsd’une pompe pour avoir de l’eau ;ces hommes courbés qui ramassentdans les ruines des morceaux debois et ces soldats qui les

bousculent, qui font descendre lescyclistes de leur vélo et sel’approprient ; ces patrouilles quiréquisitionnent les passants pourles faire déblayer la rue. Tout cela,je l’ai vu, il y a des siècles, là-bas. Etvoici que je suis le vainqueur.

Je marche, je découvre la villemorte pour me connaître etm’emparer de ma vengeance. Là,devant l’entrée de la Chancellerie,leur repaire, un soldat est assis, sonfusil sur les genoux dans un largefauteuil recouvert de soie verte. Mavengeance, ma victoire. Plus loin,des civils surveillés par un soldatdégagent dans le Tiergarten jonché

d’arbres abattus des cadavresrecouverts d’une mince couche deterre. L’odeur est insupportable. Lesmorts sont jetés sur des chariotsque des hommes traînent, lescadavres sont recouverts d’unpapier noir de camouflage, placésdans des caisses de carton. Il y avaitsur nos trottoirs des corpsdissimulés par des feuilles de papierblanc, ces corps marquésqu’emportaient les hommes dePinkert. Le long de laCharlottenburger Chaussee, deschevaux morts achèvent de pourrir,à demi dépecés par ceux qui ontfaim. Dans la chaleur, entre les os

blancs, les viscères semblent encorepalpiter. C’était un jour deseptembre, quand ils bombardaientVarsovie, que j’avais vu ce chevalmort couché dans les décombresencore attelé à sa droshka.

Ma vengeance est amère. Je sensla peur autour de moi, je connaisces yeux baissés qui m’observent,ces files d’hommes et de femmesqui attendent un peu d’eau et quibrusquement se figent, se taisent,parce que je passe. Moi aussi j’aifait la queue pour un peu d’eau aubord de la Vistule, moi aussi j’ai vuvenir vers moi cet inconnu enuniforme qui était le pouvoir absolu

et la loi nouvelle. Vieilles en noir,immobiles, votre récipient à lamain, hommes penchés sur lesruines, je vous connais. Je teconnais, ville morte, qui a faim,peur, je sais distinguer les victimesdes bourreaux. Ils nous ont frappésd’abord, nous, et vous avez laisséfaire, puis ils vous ont poussés enavant, comme un bouclier.Aujourd’hui, c’est votre tour. Nousavons les mêmes bourreaux.

À la Kommandantura, j’essaiede les reconnaître. Les membres duparti nazi doivent se présenter lematin. Ils viennent, disciplinés, seranger devant les anciens bureaux

de placement. Certains ont descertificats prouvant leur bonne foi,ils ont aidé des Juifs, desprisonniers, des antinazis. D’autresse taisent, subissent. Ils partent pargroupes dégager une rue, déterrerles cadavres et leur donner unevraie sépulture, nettoyer les égouts.Notre vengeance est légère. Il n’y aici ni mur ni Umschlagplatz, ilstravaillent pour leur ville. Puis unmatin l’ordre est venu me chargeantde l’interrogatoire des membres duWehrwolf. Ils étaient rassemblésdans un immeuble qui nous servaitde prison, du côté de Pankow. J’aicirculé dans les couloirs ouvrant les

pièces où ils attendaient ; ils étaientlà, assis par terre, des jeunes gensmaigres dont certains paraissaientn’avoir même pas quinze ans.Quand j’ouvrais la porte ils levaientla tête, m’observaient en silence,leurs coudes posés sur les genoux ;certains appuyés au mur meregardaient avec ironie. La plupartparaissaient épuisés.

Ce sont des partisans, m’a dit unsoldat de garde.

Il a soulevé sa mitraillette.

– Pas besoin de jugement.

Il balayait un groupe imaginaire.

Je me suis installé dans une

petite pièce. J’avais une longuesérie de questions à poserauxquelles ils devaient répondre paroui ou par non. Parfois il était prévuqu’ils pouvaient donner quelquesdétails. J’ai lu. Je me souvenais decet officier qui m’avait interrogé àLublin : l’Armée rouge était l’arméedes interrogatoires. Mais ici deshommes qui étaient encore desenfants risquaient leur vie. Lepremier est entré malingre, petit,brun, s’essuyant le nez d’un gestemachinal.

– As-tu juré de ton plein gréfidélité absolue à Hitler ?

Il a baissé la tête.

– As-tu juré de combattre partous les moyens les ennemis duFührer, même après lacapitulation ?

Il approuvait, il approuvait : lesquestions s’enchaînaient etl’enchaînaient. Je me suis levé.Dans ces nuits durant la bataille deBerlin, des « loups-garous » nousavaient tiré dessus. J’avais vutomber des camarades. Mais quiavait tiré ? Il répondait oui, oui, à lafin, j’ai crié :

– Mais as-tu fait quelque chose,toi, sais-tu te servir d’un fusil ?

Sa candeur, son innocence

illuminaient des yeux.

– Rien, rien, je suis resté dansnotre cave, avec ma mère.

J’ai ajouté ma question et saréponse, puis je l’ai fait signer.

Tous ils étaient comme lui,arrêtés au hasard des patrouilles,après la fin de la bataille, suspects,coupables pour d’autres. Ils sontpassés, l’un après l’autre i tousavaient prêté serment de fidélitéabsolue au Führer, tous étaiententrés volontairement dans leWehrwolf, tous s’étaient engagés àla résistance, tous étaient descriminels de guerre et tous étaient

innocents. Un colonel est venu. J’aitenté de lui expliquer, mais il ahaussé les épaules.

– Coupables, innocents. Ils nousauraient achevés d’une balle. Tu asgagné tes médailles au feu,lieutenant ?

Il soulevait mes décorations.

– Tu sais qu’on ne fait pas laguerre avec des agneaux. La paixnon plus. Il faut les obliger àcomprendre qu’ils sont battus,lieutenant, leur enlever l’envie derecommencer, à jamais. On lesdressera.

Le soir, quand je sortais du

bâtiment, des groupes de femmesstationnaient assez loin de la porte :femmes silencieuses avec de petitspaquets à la main. Étais-je venujusqu’ici pour cela ? J’essayaisd’oublier, rentrant à Berlin, mais lesroutes étaient encombrées deréfugiés qui venaient de l’Est, deSilésie, de Poméranie. Jereconnaissais des paysans à leursvêtements de velours, à leurschapeaux ; souvent dans lescharrettes les vieilles étaientcouchées sur des bottes de paille,les hommes tiraient, attelés,avançant sans un regard, desenfants suivaient. Quel saccage,

quelle folie ! La gangrène que lesbourreaux avaient inoculée aumonde ne finissait pas des’étendre : interrogatoires, réfugiés,exécutions, n’y aurait-il donc jamaisautour de moi la paix, le bonheur ?

C’était le début du mois dejuillet. Berlin était toujours soumisau couvre-feu, cependant oncommençait à voir, le soir, dans desfins de journées rouges, descyclistes en groupe qui paraissaientrevenir de promenades, l’électricitéavait été rétablie dans certainsquartiers. Et puis, brusquement, onapercevait au détour d’une rue, desinvalides qui rentraient, soldats en

guenilles ayant perdu leurs bras,leurs jambes, se tirant assis dansdes boîtes de bois. Je sortais peu, jebuvais, éclairé par une bougie puispar une petite ampoule électrique.Moniek l’Ukrainien un soir m’a prispar le bras :

– Viens, a-t-il dit.

Il insistait. Nous avons marchédans les rues désertes où l’oncroisait de temps à autre des soldatsen maraude.

– Les Américains sont arrivés,m’a-t-il dit. Je les ai vus.

Que m’importait !

– Je vais chez eux, Micha, cette

nuit. Je passe là-bas.

Nous avons parlé, marchant bienaprès le couvre-feu dans la nuitlourde, nos pas résonnant sur lachaussée. Il n’avait plus personneen Ukraine, les siens étaient touscouchés avec des milliers d’autresdans les fosses.

– Je connais la Russie, lesRusses, Micha. Ils ne nous aimentpas.

– Qui m’a sauvé, qui ?

Ils étaient venus sur la route, aubord de la forêt, avec leurscouvertures roulées autour de leurpoitrine, ils avaient été les partisans

du général Alexis FeodorovitchFeodorov, et ils avaient planté ledrapeau rouge sur le Reichstag.

– La guerre est finie, Micha.Moi, je veux vivre. Je n’aime pas lesuniformes. La Russie est pleined’uniformes.

Je l’ai quitté brusquement, sansun mot, le laissant au milieu de lachaussée, n’écoutant que mon pas,oubliant le sien. Nous l’avionssauvé des bourreaux et il nousabandonnait.

Moi aussi, je voulais vivre, moiaussi je n’aimais ni les uniformes niles interrogatoires, moi aussi j’avais

découvert que beaucoup de Russesne nous appréciaient guère. Etj’avais là-bas, à New York, le dernierarbre de ma forêt, la mère de mamère, ma souche, la tante de Julek.Mais je n’aime pas devoir et j’avaisdes dettes à payer à cette armée, àce pays, qui m’avaient conduitjusqu’à Berlin. Il fallait les payertoutes. Un homme doit allerjusqu’au bout. Mais Wladek adisparu aussi comme Moniek.

Quelques jours plus tard j’aiquitté Pankow pour Postdam. Laville était déjà en état de siège. LaConférence des Trois Grands devaits’y tenir et on attendait Churchill et

Truman. Je ne croisais que dessoldats, occupant les parcsimmenses, les châteaux, les longuesavenues droites. J’ai interrogé dessuspects, arrêté d’anciens nazis, ceSS dénoncé par sa femme et qui secachait dans une cave où nousl’avons trouvé entouré de bouteillesde cognac, baignant dans l’alcool,un pistolet à portée de main et toutautour de lui des photos à demiconsumées où l’on apercevait desgibets avec leurs grappes de corps,des charniers. Celui-là était unbourreau, un vrai, une longuebalafre barrant sa joue, les yeuxblancs, insolent quand il s’est

dégrisé dans la cellule, il avait desdettes à payer, et moi j’en avais àleur réclamer, Moniek et Wladeklaissaient cela, ce travail inachevé.Moi, pour pela aussi je voulais allerjusqu’au bout, puis un matin, nousavons pris notre service le longd’une allée du parc : un officier tousles dix mètres. Staline arrivait. J’aivu sa limousine noire, une vaguesilhouette, un profil vite disparu.C’était cela, un G ran d . Deboutdepuis des heures au bord de cetteallée, j’ai rêvé à un monde où,comme dans les forêts de Pologne,parmi les partisans, comme dans leghetto, au bunker de Mila 18, les

chefs n’eussent été que deshommes simples, pareils auxautres, mêlés aux camarades.

Après Postdam, mon unité estpartie pour Leipzig. Sur les rentes,j’ai croisé les colonnes de camionschargés de matériel, de machines,les groupes de réfugiés, desprisonniers encore. Tout un peupleparaissait en mouvement, fourmiscomme nous l’avions été, essayantde retrouver leur chemin, une vie.Les villes étaient en ruine, les voiesferrées coupées. À Leipzig, tout unsecteur avait été évacué pour nous,dans le quartier de Go-lis, face à unvaste parc. Il y avait eu, là-bas, ce

quartier de Zoliborz où j’avais pourl’officier aux yeux blancs dégagé laneige devant les villas occupées parles Allemands. Celle que j’occupaisà Leipzig était immense, avec desmeubles massifs en bois sculpté.J’étais seul dans les deux étages,privilège des officiers, prisonnier dece décor qui n’était pas le mien, enproie aux cauchemars. Je m’étaisinstallé dans une petite pièce prèsde l’escalier, dormant sur unmatelas, dans un désordre fait debouteilles posées sur le sol etd’uniformes jetés sur les chaises. Jetraversais te hall, je montaisl’escalier en courant, je

m’enfermais, je buvais, je tentais dedormir. Mais ils étaient toujours là,les miens. Le matin, je les appelaisà moi, le soir ils surgissaient d’eux-mêmes. Je revoyais la rueSenatorska, notre maison. Jetais levainqueur vaincu, seul, dépouillé.

Un jour, lies propriétaires de lavilla se sont présentés. La femmed’abord, une lourde bourgeoise tropprévenante, qui demandait àprendre du linge, puis l’homme,âgé, mutilé, qui arborait sa manchevide comme un manifeste : une filleaussi, venue la dernière avec sesparents. Ils frappaient à leur porte,ils regardaient leur maison, ils la

reprenaient des yeux.

– Nous ne savons guère où aller,a dit l’homme, Leipzig est plein deréfugiés.

– Ils ont peur de rester dans lescampagnes, a ajouté la femme.

– Certains viennent de Pologne.On les a chassés de là-bas,continuait l’homme, agitant samanche vide.

Ils m’acculaient : j’aurais pu leurlancer tant de mots au visage, tantde faits couverts de sang etd’horreur, j’aurais pu parler duplâtre enfoncé dans les bouches dePolonais exécutés sur une place, de

ces trois enfants qui, les bras levés,pleuraient au milieu du village, deVarsovie, toute Varsovietransformée en désert. Ma maison,toutes les maisons, et tous lesmiens. Ils m’obligeaient à êtrebrutal, violent, ils voulaient faire demoi un bourreau.

– Installez-vous ici, ai-je dit, jen’occupe qu’une pièce. Personned’autre ne viendra.

J’avais cédé. Ils triomphaient,méprisants. « Nous sommes cheznous », disaient leurs visages.« C’est notre droit. » Dupe oubourreau, n’y avait-il que ce choix ?

Je les ai évités, rentrant tard lesoir, partant à l’aube, m’enfonçantdans mon travail.

À Leipzig, je traquais le grosgibier. La ville était sur la route duSud, vers l’Autriche, les Alpes,l’Italie, la liberté. Nous apprenionssouvent trop tard que des officiersSS ou des SA venaient de filer, versles montagnes.. Les informateursarrivaient après coup, nazis quivoulaient effacer par unedénonciation tardive et inutile unpassé trouble. Ils quémandaient depetits avantages, ilsm’enveloppaient de leur Tovaritchlieutenant. Ils juraient sur leurs

enfants, sur leur mère. Ils avaientpeur et faim. Ils étaient serviles.

Walter, lui, est resté debout etdès ce premier matin je lui ai faitconfiance : grand, maigre, lescheveux blancs coupés très court, ilparlait peu, avec difficulté.

– Je ne vous demande rien pourmoi, a-t-il dit. Je n’ai besoin de rien.J’ai l’habitude.

Dans un mouchoir qu’il alentement déplié il gardait unmorceau de carton brun qui sentaitla terre.

Première, a-t-il dit.

C’était une carte du parti

communiste de l’année 1921. Jetenais ce petit carton anodin quipour cet homme, voulait dire sonhonneur. Je lui ai tendu sa cartequ’il a enveloppée à nouveau.

– Nous sommes sur une piste, a-t-il dit. Quelqu’un d’important. Est-ce que ça vous intéresse ?

Par tout un jeu de relations ilsavait qu’un suspect se cachait dansla vieille ville et cherchait à gagnerle Sud, peut-être laTchécoslovaquie.

– De quoi avez-vous besoin ?

Il ne voulait que quelquescigarettes pour arracher les

informations. Avec une demi-cigarette, en Allemagne, en cetemps-là, on payait une femme. J’aidonné ce que j’avais.

– Je reviendrai.

Quelques jours plus tard, j’airevu Walter. Il n’était plus seul, soncompagnon, petit, maigre commelui, appartenait aussi à cette espèced’hommes indestructibles quej’avais rencontrés dans le ghetto, lescamps, les forêts. Ceux quisurvivent parce qu’ils ont un blocd’acier en eux. Battus à mort, ils selèvent. J’en avais vus au bord desfosses. Je savais les reconnaître.

– Peut-être Martin Bormann, adit Walter. Il a filé vers Grimma.

Je ne connaissais pas avecprécision l’importance de Bormann,mais la radio en avait parlé àplusieurs reprises.

– Il se méfie, a dit le compagnonde Walter.

Il souriait.

– Ce serait une belle pièce, maisici les gens ont peur.

J’ai rassemblé mes cigarettes, jem’en suis procuré auprès descamarades. J’ai essayé d’obteniru n e Kommandirovka, un laissez-passer pour gagner Grimma. En

vain. J’ai harcelé le capitaine, lecolonel. Tous deux riaient. Lecolonel qui avait toujours unebouteille au pied de son bureautapait du poing sur la table :,

– Micha, Micha, tu as dénichéBormann, pourquoi pas Hitler !Bormann !

Il riait en me regardant.

Walter est revenu. Le suspectavait encore filé, vers Chemnitz. J’airegardé une carte : il voulait seperdre dans les villages de lamontagne, gagner les forêts. Walter,avec minutie, m’expliquaitcomment il lui avait fallu passer des

heures avec les paysans et depuisZambrow je connaissais ces longuespalabres avant que les langues sedélient. Je savais ce qu’est laprudence têtue des paysans.

– Qu’est-ce que vous allez faire ?m’a demandé Walter. Ça va êtrelong de le retrouver à Chemnitz. Ilfaudrait pouvoir payer.

Tolek m’a donné sa ration decigarettes, elles étaient rares,précieuses, la vraie monnaied’échange. Walter l’a retrouvé àChemnitz. Je suis retourné chez lecolonel, lui demandant d’accepterde recevoir Walter, un communisteallemand.

– Il a vécu ici, en Allemagne,pendant le nazisme ?

Oui, Walter avait survécu.

– Impossible, Micha, impossible.Tu vas nous ridiculiser. Laisse cetteaffaire. Si Bormann est par là,d’autres sont sur sa piste. Fais tontravail, respecte tes limites.

J’ai insisté.

– Respecte tes limites, a crié lecolonel.

Un lieutenant, dans le couloir,m’a pris par l’épaule.

– Laisse faire, Micha, qu’est-ceque tu y peux ? Malchi, tais-toi.

Walter a suivi le suspect jusqu’àAue, au pied de l’Erzgebirge. Làcommençaient les montagnes, lesforêts. La Tchécoslovaquie,l’Autriche n’étaient pas éloignées,puis Walter a perdu sa trace.

– Je crois que nous l’avonsmanqué, a-t-il dit. Si c’étaitBormann, c’est dommage. Salut,camarade lieutenant.

Je me suis enfermé dans monbureau, j’ai bu. Ils m’avaient voléma vengeance par bêtise,indifférence. Bormann : le colonelriait : « Micha, Bormann ? Etpourquoi pas Hitler ! » disait-il. Lesincapables voient l’impossible

partout. Impossibles, les projetsd’extermination de tout notrepeuple, impossible le ghetto,impossible l’Umschlagplatz,impossible Treblinka, impossible des’enfuir de Treblinka, impossiblesles déportations à Zambrow,impossible de fuir par les égouts.Ma vie était pleine de leur chœur :partout, j’avais rencontré letroupeau de ceux qui crient« impossible ». Et j’étais là, vivant,eux étaient morts. Moi j’avais cru àl’impossible possible, toujours. Et jecroyais Walter, pourquoi ce suspectn’aurait-il pas été vraiment »comme Walter le pensait, Martin

Bormann, pourquoi ? Ce tempsétait celui de l’incroyable vrai.Pourtant le colonel et les siens,prétentieux, bornés, ne savaient querépéter et obéir.

Ils m’ont envoyé à Rosswein, àDoebeln : là les prisons étaientpleines de jeunes du Wehrwolf,innocents comme ceux de Berlin.Mais c’étaient les ordres et ils lesexécutaient, platement. J’ai dû ànouveau arpenter les couloirs desprisons, subir les regards de cesgarçons qui ne comprenaient paspourquoi on les avait raflés, jetés là.Un colonel est arrivé de Berlin, l’unde ces officiers gras à la peau rose

qui débarquaient après lesbatailles ; deux jeunes secrétairesétaient avec lui.

– Lieutenant, vous me servirezd’interprète.

Ils défilaient devant lui, perdus,avec leurs gestes et leurs yeuxd’enfants et le colonel, suffisant, lesmains bien à plat sur la table,souriait.

– Vous avez juré fidélité àHitler ? répétait-il sans fin.

À chaque oui, son visage sedilatait, il tapotait la table.

– Bien, bien. Il vous faudrapayer pour cela. Juste, n’est-ce pas ?

Si le jeune prisonnier refusait derépondre, il se levait, il criait :

– J’ai posé une question, salaud.Juste, n’est-ce pas ?

Ses yeux étaient blancs. J’aiperdu le sommeil. J’ai vécu devodka mais l’alcool brûlant etfraternel de la forêt, l’alcool quinourrissait, la Bimber râpeuse, étaitdevenu un liquide saumâtre quiachevait de me dissoudre. J’étaisdans le camp des bourreaux. Jetentais de rejeter cette conclusion :la justice est difficile, Miétek, maisje m’arrêtais vite de raisonner.Depuis des années, ma raisonc’était ma peau, mon instinct.

J’avais appris à savoir sans avoirbesoin de penser. Je savais que cesjeunes gens étaient des victimes. Jesavais que dans la prison deDoebeln j’étais dans le camp desbourreaux. Je buvais, il me fallaitfuir, mais pourquoi fuir ? Et chaquematin, je retrouvais le colonel, jeclaquais des talons devant lui, sessecrétaires se plaçaient derrière luiet recommençaient une journée.J’étais dans la fosse, comme àTreblinka, coincé, j’aurais vouluchanger de peau, devenir l’un de cesjeunes, retrouver le sentimentd’être debout contre l’injustice, laforce que donne ce combat. Mais

j’étais l’interprète de cet officier auxyeux blancs.

Un soir, Tolek qui était resté àLeipzig est venu me voir. Nousavons parlé, marchant le long de larivière. Il pleuvait, nos capotess’alourdissaient.

– Il faut peut-être partir, ce n’estpas notre armée, disait-il.

Je l’écoutais. Si je quittais ceshommes en qui j’avais cru, que meresterait-il ? J’avais vécu pour lavengeance, ils la défiguraient, ils mel’interdisaient. Ils la pervertissaient.Vivre pour quoi ?

– On ne peut pas vivre

seulement pour soi, Tolek. On nepeut pas.

Il y avait la Palestine, leskibboutzim, disait-il.

– Et puis, tu as bien quelqu’un, aconclu Tolek.

Tolek est reparti et j’ai marchétoute tout la nuit sous la pluie,m’enfonçant dans la campagnehumide, obscure. Le froid, la pluie,la marche : je redevenais moi en meheurtant choses, à la fatigue.

Peu à peu, pas après pas, jeremontais de la fosse, je refusais deme coucher. Je sortais peu à peu,pas après pas, de Doebeln.

Oui, j’avais quelqu’un et s’il yavait des bourreaux dans chaquecamp je ne serai jamais avec eux. Etsi aucun des systèmes organisés parles hommes, dirigés par les Grandsqu’on voyait passer en limousinenoire ne me convient, je fonderaimon système, mon organisation mafamille, une femme, des fils autourde moi, tous groupés comme dansune forteresse, liés entre nous parle sang et l’amour. Je construiraima forteresse, mon château, poureux.

Je me suis allongé dans l’herbe,la pluie me couvrait, maisqu’importait la pluie ? J’avais

trouvé ma route. Au ghetto, j’avaisinventé seul ma méthode, àTreblinka j’avais découvert seul lemoyen de sortir du camp d’en bas,et seul encore j’allais élever maforteresse. Pour eux, les miens,cette femme, ces fils. J’avaisquelqu’un là-bas, à New York, unarbre de ma forêt. Là-bas, j’élèveraima forteresse. Venger les miens,tout mon peuple, c’était faire surgirune autre famille, jeter d’autresgraines dans le sol et les protéger ;

J’ai dormi dans l’herbe, apaisé,sous la pluie puis le soleil. Tarddans l’après-midi, je me suisprésenté à la caserne. L’une des

secrétaires du colonel m’attendait,hautaine, hostile.

– Il est très en colère, a-t-elle dit.

– Je suis malade, je pars pourl’hôpital de Leipzig.

J’ai traîné à l’hôpital deconsultation en consultation.Allongé dans une vaste salle aumilieu des blessés convalescentsqui jouaient aux échecs, je rêvais. Jeme laissais porter par le tempscomme jamais je ne l’avais encorefait, j’imaginais : ces enfants, lesmiens, ressemblaient à mes frères,cette femme, c’était ma mère,Rivka, Zofia, Sonia, elles étaient

toutes les femmes. Nous avions desarbres autour de nous, des étenduesvertes. Je rêvais : mon père, mamère, tous mes camarades, ilsétaient là avec nous, au milieu desarbres.

Un matin, le major m’a jugéguéri. Un général de Leipzigdemandait un officier parlantallemand : quelques heures plustard, j’étais à table avec lui, safemme, ses enfants, je buvais savodka.

– Encore un verre, Micha ?disait-il déjà.

Il prenait la bouteille placée sous

la table comme s’il avait craint, chezlui, une inspection, pareil à un petitlieutenant dans une cantine. Cettearmée, ce peuple, quel curieuxmélange ! Le général ne paraissaitavoir qu’une seule préoccupation,procurer à ses amis généraux desmanteaux, des fourrures, desvêtements de toute sorte.

– Tu es juif, Micha, un Juif, c’estmalin. Tu vas me trouver tout ça.

Ce n’était rien, qu’une phraseamicale. J’ai parcouru la vieille villede Leipzig, découvert des échoppes,joué de ma qualité d’officier de la N.K. V. D., réquisitionné.

– Vous connaissez la couleur dema casquette ?

Ils la connaissaient. Ilsacceptaient mes prix. J’ai acheté, jesuis devenu l’hommeindispensable.

– Micha est unique, disait legénéral, unique.

Les femmes des officierssupérieurs me poursuivaient.

– Micha, Micha, nous n’avonsrien.

Les généraux en inspection etqui avaient laissé leurs épouses enU. R. S. S. me convoquaient et mepassaient de longues listes de

« cadeaux » à trouver avant demain.Je jouais, le temps passait,j’attendais, me regardant agir :avais-je vécu le ghetto, Treblinka,notre révolte, pour fournir enmanteaux de fourrure des femmesd’officier ? Moi, Miétek, moi quiavais lancé des sacs de blé, moi, ilsme réduisaient à cela ? Folie. Eteux-mêmes, avaient-ils fait laguerre pour en arriver là ? Je lesécoutais, je les observais, ceshommes chamarrés qui avaientconduit d’autres hommes aucombat, ces chefs qu’on saluait etqui avaient droit de vie ou de mort.Quelle tristesse que de les voir ainsi

tendus vers ces quelques peauxcousues ensemble. Pour m’affirmerdifférent je ne portais plus mesgalons, un long manteau de cuircachant mes insignes, mesdécorations. J’étais Miétekl’irréductible, Miétek le différent.Le commissaire politique, unhomme jeune, nerveux, sombre, quiparaissait avoir sur ses supérieursle même jugement que moi, meprenait souvent à part.

– Micha, ta place est au Parti. Tues d’un bon métal. Si tu entres auParti tu auras un grand avenir. UneAcadémie militaire.

D’un geste de la main, il

m’ouvrait des perspectives. Jel’écoutais. Je ne croyais plus, j’avaisun autre rêve déjà qui grandissaiten moi. Mais je, n’agissais pas, jeme laissais porter par les jours.J’avais rencontré une jeunePolonaise qui devait rentrer àVarsovie, je vivais avec elle desheures douces. J’étais comme uncoureur qui se détend avant lesprint.

Tolek, le soir où elle partait, m’arejoint sur le quai de la gare. Ilparaissait hors de lui.

– Miétek, j’ai pris Schultz.

Je l’ai saisi par les épaules.

Schultz du ghetto, l’homme quiparlait d’un balcon, promettant auxtravailleurs dans ses camps dePoniatow et de Trawniki, la viesauve. Schultz pour qui nous avionsété des esclaves. Avec Tolek, nousavons couru jusqu’à la prison. Leghetto renaissait, la rue Leszno et lecri de père, son dernier cri rueSwientojerska. Nous étions de la N.K. V, D., on nous a laissés entrer etun soldat nous a guidés vers sacellule. Il était assis sur un tabouretde bois, Schultz le profiteur,l’endormeur, le complice. Il a levéles yeux, Tolek et moi nous étionscollés aux barreaux. Il s’est

redressé.

– Qu’est-ce que vous voulez ?

Je voyais les gouttes de sueursur son visage. Nous n’avons pasbougé.

– Qu’est-ce que vous mevoulez ?

Sa voix s’était faite plus aiguë.

– Te revoir, Schultz. Je t’ai vu,là-bas, du côté de la rue Leszno.

– Je veux être jugé, vous n’avezpas le droit sans jugement.

Une bête qui a peur, voilà cequ’il était, contre le mur de cettecellule glaciale, en sueur.

– Schultz, ici ce n’est pasTreblinka. Je voulais te voir. Temontrer que nous sommes là.

Tolek a craché le premier.

– Je vous ai toujours protégés, acrié Schultz, j’ai toujours essayé.

J’ai craché aussi.

Cette nuit-là, Tolek et moi nousavons bu en silence dans machambre jusqu’à tomber, la tête surla table. Les jours ont passé, j’aiacheté des manteaux de fourrurepour les femmes des généraux. J’airêvé. Souvent j’écoutais la radioaméricaine en allemand, j’essayaisde comprendre ce qu’était ce monde

où elle vivait, cette vieille damedont j’étais issu. Elle était là-bas del’autre côté de ta vie. Des semainesencore, puis Tolek est entré unmatin dans mon bureau.

– Ils ont libéré Schultz, a-t-il dit.Libéré. Ils veulent même l’utiliser,le faire parler. Il répète qu’il veutles aider.

Il fallait prendre les chosescalmement, essayer de les changer,de savoir. Le général était amical,paternel.

– Micha, au fond, Schultz, cen’était qu’un opportuniste, pas uncriminel. Pour les Juifs, peut-être,

mais pour nous Soviétiques, tucomprends Micha, il fautdistinguer. Ici, il peut nous êtreutile. C’est la vie, Micha. C’est lapolitique.

Je n’ai pas discuté. À quoi bon ?Le général venait d’un pays où lesfosses que les bourreaux avaientcreusées étaient profondes. Kiev,Karkhov, Smolensk, Leningrad, tantde villes rasées, des morts parmillions. Il ne servait à rien de luiparler de Varsovie, de Treblinka. Àrien. J’ai revu l’orgueilleux Schultz,quand il passait dans les rues dughetto, qu’il donnait la vie ou lamort en attribuant ou en refusant

une carte de travail dans sesusines ; le roi Schultz, maîtred’esclaves du ghetto de Varsovie,faisant de l’or avec les dernièresforces d’hommes et de femmesaffamés. Allons, frères, je néréussirai jamais à vous vengercomplètement et même si j’yréussissais vous ne revivriez pas.C’est ma défaite. La mort ne serachète pas. Seule une autre viepeut l’effacer. D’autres vies.

Tolek a disparu un jour. « Je vaispartir », m’avait-il dit. Nous nousétions embrassés. Bonne chance,frère. J’ai attendu quelquessemaines encore : des enquêtes à

achever. Je devais aller jusqu’aubout. L’armée soviétique m’avaitconduit à Berlin, je m’étais battuavec elle, je l’avais servie. Elle avaitfavorisé puis détourné mavengeance, elle l’avait mutilée.Nous étions quittes.

Merci à vous, soldats venus surune route de Pologne, un jour dejuillet, et qui criaient Na Berlin !Merci à vous, combattants des ruesde Berlin couchés sur la chausséepar les bourreaux si près de lavictoire. Je pars. Nos routes seséparent. Chacun sa vie, chacun saroute. Votre rêve n’est pas le mien.

Merci, combattants, camarades.

Cela faisait des mois que je neprenais plus de repos. Quand j’aiobtenu mes galons de capitaine, lecommissaire politique m’a faitappeler :

– Micha, tu vas réfléchir, il y aça.

Il me montrait une grosseenveloppe couverte de cachets.

– Les Polonais voudraient bient’avoir avec eux. Ils ont desproblèmes. Les fascistes résistent.Ils tiennent, dans les forêts, lesmontagnes. Tu es polonais, si tu leveux tu peux retourner là-bas, aiderles camarades.

Il s’est levé.

– Mais réfléchis, tu es aussi desnôtres. Je tiens à toi. Alors, nous oules Polonais, choisis.

Il m’a fait accorder une longuepermission. Je suis parti en voiturepour Berlin. Je n’étais pas russe,j’étais polonais, mais qu’est-cequ’un pays désert, un sol où pas undes vôtres n’est vivant ? Ma patrie,ma seule patrie, c’était les miens,tous ceux pour qui j’avais vécu,ceux du ghetto et de Treblinka, monpeuple, ma patrie de chair et dedouleur. Au nom de tous les miens,je ne pouvais faire qu’un seul choix.

Je pars, camarades de combat.Maintenant le temps de lavengeance s’achève et commenceun autre temps, celui d’un nouvelordre, peut-être fraternel pour vousmais qui n’est pas le mien.

Je pars, camarades de combat,nos routes se séparent. Quel seraitmon avenir parmi vous ? Policier,soldat ? Ce n’est pas pour cela quej’ai survécu.

Je n’avais qu’un seul choix.Souvent avec Tolek j’avais discutédes moyens de partir. Une fois àBerlin, il suffisait de prendre lemétro dans le secteur soviétique etde descendre dans le secteur

occidental.

Quand je suis arrivé dansl’ancienne capitale du Reich, la villeétait encore sombre, sinistre avecses pans de murs qui se détachaientsur le ciel comme les éléments d’undécor. Je me suis garé dans unecour déserte puis, vêtu d’uncostume civil, je me suis mêlé à lafoule du métro. J’ai eu du mal à meglisser dans l’un des wagons. À lapremière station dans le secteuraméricain, je suis descendu.

Dehors, c’était le bruitassourdissant des klaxons, des jeepsfonçaient. La foule sur les trottoirsétait dense, les vitrines brillaient,

éclairées en jaune et rouge. Je mesuis appuyé à un mur. Personne nese souciait de moi, je regardais ceshommes, ces femmes, ces soldats.Un vendeur de journaux criait encourant. J’étais entouré de bruits,plongé dans un nouveau monde oùj’allais devoir construire maforteresse.

Troisième PartieUn nouveau

monde

11Un jour,

m’élèverai maforteresse

– Donc vous êtes né à Varsovie,et votre père ?

A Lublin, un officier soviétiquem’avait posé la même question. J aichangé de monde et voici un officierqui m’interroge aussi. Il estbienveillant, las, indifférent. Devantmoi, derrière moi, tant de visages,toute l’Europe de la misère, Juifs en

marche vers une patrie, Silésiens,Hongrois, Tchèques, Sudètes,Polonais, rescapés de l’horreur,chassés par la peur, épuisés,démunis, avec un seul espoir :l’Amérique. Cet officier c’est déjàl’Amérique à portée de voix et deregard. C’est elle, c’est lui qu’il fautconvaincre. Je le guette, je tente desavoir ce qu’il y a derrière ces yeux,dans cette tête ronde.

– Vous êtes arrivé à Berlin,comment ?

Il parie polonais, il me regarde àpeine, les mains posées à plat sur lamachine à écrire.

– A pied, seul, j’ai marché.

L’Armée rouge, la vengeance,c’était mon affaire, mon passé déjà.Ils n’avaient pas à savoir, peut-êtren’auraient-ils pas compris,m’enchaînant à ce passé alors queje voulais renaître, commencer,neuf, libre, là-bas.

– J’ai une grand-mère à NewYork. Tous les miens sont morts.

Ses yeux se lèvent. Cet hommeest un homme.

– Je veux la voir, construire unevie, une famille. Je suis seul, il n’y aqu’elle.

Il approuvait par de brefs

mouvements de tête, notant lesrenseignements que je donnais, cenom de Feld, ce quartier de NewYork dont mon père m’avait parlé.

– On trouvera, a-t-il dit. Il fautattendre.

Je ne savais pas attendre, j’avaisappris qu’attendre c’est mourir.Maintenant que j’avais décidéd’aller là-bas je ne me laisserai pasenfermer dans Berlin. J’aicommencé à le harceler.

– Je suis seul, ai-je répété. Ellene sait même pas que je vis. Ellepeut mourir. Il faut faire vite.

Je parlais, des phrases que je

n’avais jamais prononcées et quisurgissaient comme si elless’étaient déjà mises en place,silencieusement, au fond de moi,jour après jour.

– Il faut que j’aille là-bas, jepeux lui donner un peu de vie. Ellene m’a vu qu’une fois. Je suis leseul survivant.

J’avais la voix cassée : ces mots,ils venaient d’une nuit du ghetto,, lanuit où mon père m’avait annoncéla mort de Julek Feld. Ces motsétaient à lui. L’officier me regardait,secouant toujours la tête :

– Vous êtes tous pareils, a-t-il

dit, vous croyez tous…

J’ai failli hurler : oui, je croisavoir ce droit d’insister, de montrerles plaies qu’ils nous ont faites,qu’on leur a laissé nous faire, jecrois avoir le droit d’être impatient.

– Les autres, je ne sais pas, ai-jedit. Pour moi, il faut comprendre.

– Je n’ai pas beaucoup de temps,a-t-il dit.

Je savais : dans le couloir, assissur des bancs, debout, ilsattendaient d’être reçus, les errants,les Displaced Persons.

– Vous pouvez comprendre, trèsvite.

Il a allumé une cigarette, arepoussé sa chaise. Il était solide,gras déjà, l’uniforme bien repassé.

– Je vous donne cinq minutes, a-t-il dit, je ne peux vous accorderdavantage.

Cinq minutes, voilà ce qu’ilst’offrent, mère, ce qu’ils vousoffrent, frères, Rivka, vous tous.Cinq minutes pour que je dise votremort et ma souffrance et mesdroits. J’ai parlé, ne le regardantpas, parlé en leur nom, j’étais leurdélégué en cette vie et je devaisaller là-bas, pour eux aussi. Il nem’a pas interrompu, laissant quandj’en ai eu terminé un long silence

entre nous.

– Vous êtes si jeune, a-t-il dit.Revenez demain, demandez-moidirectement.

Maintenant j’étais sûr qu’il feraittout pour moi. Cet homme était unhomme. Dans ce nouveau mondeoù j’hésitais encore comme unaveugle au bord du trottoir, mais unaveugle têtu, décidé à m’élancermalgré tout, cet homme m’a pris lamain. Grâce à lui j’ai trouvé maplace dans un camp de D. P. et j’aipu aussi en sortir, traînant danscette ville divisée, aux ruinesordonnées, cachées derrière despanneaux ou entassées comme les

cubes bien rangés d’un jeu deconstruction. Grâce à lui, j’airetrouvé Tolek, su que Wladek avaitaussi gagné l’Ouest.

La première nuit, nous avonsvoulu fêter notre rencontre.L’enseigne d’un bar clignotait au-dessus des ruines et nous noussommes enfoncés dans la fuméegrise, la musique, les rires, les cris.Des soldats buvaient, dansaient,échangeaient leurs dollars. Lesfilles de nos bourreaux passaient,nous frôlaient de leurs jambesnues. Je fuyais leur regard, leurpeau brûlante, je regardais cebarman hilare aux oreilles rongées

par le gel et qui avait dû bondird’arbre en arbre dans une forêt dePologne ou de Russie, hurlant luiaussi comme les SS de la divisionViking qui était montée à l’assautdans les bois de Ramblow.

Nous buvions une lourde bièreblonde mélangée d’alcool, la Weissemit Schuss.

– C’est la paix, répétait Tolek, lapaix. Il faut s’habituer.

Je ne m’habituerai jamais à cesvies futiles qui tournaient

autour de nous, sans projets,sans raison, c’était précieux la vie.

– Nous n’allons pas rester là,

Tolek.

Tolek est passé devant moi, toutà coup le barman a surgi, essayantde nous retenir à coups de clind’œil, de geste. J’ai lancé ma têtecontre sa poitrine, brutalement, ilest allé s’étaler au milieu desvêtements du vestiaire et nousavons filé, nous perdant dans lesruines. Une pluie glacée balayait lesavenues dégagées, luisantes.

– Tu es nerveux, camarade, m’adit Tolek en riant.

J’ai éclaté de rire puis nousavons marché, échangeant nossilences fraternels. J’étais

comptable devant les morts, lesmeilleurs d’entre nous, père, Julek,Mordekhai. Ils avaient réussi leurvie, la couronnant du sacrifice. Jedevais la réussir aussi, tenter d’êtrepareil à eux. Cette nuit-là, nousavons parlé, de la Palestine oùTolek hésitait à partir car il avaitretrouvé un oncle à Berlin. Ildécrivait la vieille terre nue, aride,morte, que nous allions retourner,ranimer. Je l’écoutais, je voyaismon peuple debout dans ce désert àconquérir, à transformer, monpeuple pour qui je m’étais battu,avec qui j’avais souffert. Et parceque j’avais souffert, je me sentais

juif jusqu’au plus profond de moi.Fier et heureux d’être juif car nousétions restés vivants et deboutmalgré la rage des bourreaux etl’indifférence du monde. Un jour, jerejoindrai là Palestine mais j’avaisaussi d’autres devoir.

– J’ai un plan, Tolek,

– Tu as toujours un plan.

Nous avons ri, nous donnant desbourrades, courant dans les mesdésertes, gais tout à coup. C’est vrai,j’avais depuis les temps cruelstoujours tracé des perspectives,toujours tenté de penser avant lesautres pour forcer les choses, ne pas

être entraîné par elles, mais seservir d’elles, A Tolek, j’ai dit tousmes rêvés, ce plan que je devaisréaliser, ma Palestine :

– Ma grand-mère, l’Amérique, letravail, le travail, et quand j’auraiassez, une femme, des enfants, mafamille, et nous irons quelque part,tous.

J’élèverai ma forteresse,entourée d’arbres.

Enfin la paix, Tolek, des enfantsqui deviendront des hommes. Jeleur expliquerai, ils ressembleront àpère, aux nôtres. Tu entends, je leurdonnerai la paix, ce que nous

n’avons pas connu.

Mes frères silencieux, muets,enfermés dans cette pièce,condamnés à ne pouvoir sortir, quiréclamiez le soleil, mes frètescachés derrière l’armoire truquée etqui vous accrochiez à moi, le soirquand enfin je vous retrouvais. Mesfrères qui n’aviez connu que lesmurs, le ciment, les wagons, lamort, je vous ferai renaître.

Un matin, l’officier américain estvenu lui-même me chercher dans lecouloir du baraquement : il agitaitune lettre.

– Vous n’avez pas attendu

longtemps. Ça marche ici, nous nesommes pas des brutes. La voicivotre grand-mère.

Je me suis assis sur un banc.Autour de moi, c’était le croisementdes langues, le polonais, l’allemand,le yiddish, le russe le tchèque, lespleurs d’un enfant, l’appel desnoms, le bruit des machines àécrire. Mais je n’entendais, je nevoyais que ces mots écrits par elle,la mère de ma mère, une voixlointaine et frêle, une écrituretremblée, aux lettres mal formées,qui répétait de cent façons : « Viens,Martin, viens. »

Peu après, j’ai quitté Berlin pour

Bremerhaven. Sur le quai, devant leM arin-M arlyn, un liberty-shiptrapu, nous étions une foulefouettée par le vent humide,encombrée de valisesqu’entouraient des ficelles ou desceintures, de sacs, une foule calme,passive, comme si toute son énergies’était dépensée à venir jusque-là.Puis, quand l’ordre d’embarquer aété donné, ça a été brusquement lacohue vers la passerelle, la violence,la peur de rester sur cette terre quiemprisonnait tant de corps chers.Tolek m’a embrassé.

– Tu sautes un nouveau mur,m’a-t-il dit. Il faut toujours que tu

files.

Je l’ai pris à nouveau auxépaules. Cette terre où j’avaissouffert, il faudrait bien que je laretrouve un jour, j’étais lié à elle parle sang et la mort, l’espoir et lecombat. J’étais de ce sol, vieux,crevé, rempli de fosses, je le savaisau moment de le quitter. Ce sol oùdormaient les miens je nel’oublierai pas.

– A bientôt, Tolek.

Je suis resté sur le pont mais lebrouillard nous a rapidementenveloppés. J’apercevais à peine lesrives plates, grises, entre lesquelles

nous glissions. En face de nouss’étendait un champ verdâtre etoscillant où nous allions noustraîner jour après jour. J’ai vécudans un coin, dormant, vomissant ;parfois, quand je montais sur lepont, j’étais trempé par un paquetde mer et je redescendais dans cetteodeur de sueur et d’aigreurs. Lescauchemars me submergeaient : jeme réveillais dans un wagon pourTreblinka, ce balancement c’étaitcelui de mon corps tenu à bout debras et qu’on allait jeter dans unefosse avec les autres, l’Océan étaitune étendue de sable jaune. J’ai àpeine bu, à peine mangé, je

m’enfonçais dans un désespoirmouvant, nauséeux : pourquoi les avais-je laissés là-bas, pourquoiétais-je encore vivant, en route,pourquoi, comme l’avait dit Tolek,fallait-il toujours que je « file » ? Jevomissais, la mer n’en finissait pas,l’inaction me terrassait, elle melaissait seul avec ce passé gluantd’horreur et de malheur et quim’entraînait comme un remous.Autour de moi les autres nerésisteraient pas. La guerre nousavait déracinés et nous avait jetés àla dérive.

Puis l’Océan s’est calmé et enfinj’ai pu rester sur le pont, à me

nourrir d’air vif et d’embruns, àguetter cette côte nouvelle, l’issuede ma longue route. Les autres sontpeu à peu montés sur le pont etnous restions tous, épaule contreépaule, tendus vers notre avenir,silencieux, regardant venir versnous ces murailles de béton, deverre et d’acier, cette forêtpuissante et hautaine où nousallions entrer. Le bateau glissait surl’eau grise, bleue par plaques.J’apercevais en arrière du dock debois vers lequel nous nous dirigionsdes voitures, quelques silhouettes.Brusquement, il y a eu un légerchoc : le Marin-Marlyn a cessé de

vibrer. Des policiers sont montés àbord et nous nous sommes alignéssans hâte. J’étais arrivé, jeregardais. C’était un autre combatqui commençait : il fallait rester soi,ne pas se laisser entamer, demeurerfidèle. Vaincre encore, survivred’une autre façon, garder vivants ensoi le souvenir, la volonté deconstruire sa forteresse, méritervotre confiance, vous qui n’étiezplus.

J’ai montré mes papiers, vidédevant un douanier mon petit sacde toile : je n’avais rien. Le passé nem’avait laissé que des cauchemars,quelques photos où j’apparaissais

en officier de l’Armée rouge, encombattant des maquis et quej’avais gardées pour expliquer plustard à mes enfants comment j’avaisvengé les miens. Nous avonstraversé Je dock, subi une nouvelleinspection, et marché entre deuxbarrières métalliques qui créaientun long couloir. De part et d’autre,accoudés aux barrières, deshommes et des femmes nousdévisageaient. Parfois un crinerveux éclatait, un bras se levait,des mains s’accrochaient et ne sequittaient plus, serrées au-dessusdes barrières, quelqu’un se mettaità courir. J’ai marché sans regarder

vers l’issue de ce couloir, la têteimmobile, devinant les questions deces yeux, l’angoisse de leur attente ;j’ai jeté mon sac par-dessusl’épaule. Elle ne peut être là,Miétek, tu prendras un taxi jusquelà-bas, à Washington Heights, 186eRue, 567 Ouest ; je marchaisrépétant cette adresse.

Droite, les mains crispées,blanches, serrées sur un sac noir,elle était au bout du couloir, vêtuede noir, elle était en face de moi etje marchais vers elle depuis que jem’étais enfoncé dans cette cave,près de la place Muranowski, quej’avais couru dans cet égout,

m’arrachant au ghetto dévasté, àmon père, pierre parmi les pierres,je marchais vers elle depuis quej’étais seul. Elle était au bout ducouloir, maigre et droite, derrièreelle je reconnaissais mère, JulekFeld, leurs yeux, ce sourire. Je mesuis arrêté devant elle et elle m’aserré dans ses bras,m’emprisonnant : elle tremblait,elle pleurait. Je sentais ses épaulesosseuses sous ma main, la fragilitéde cette vie. Nous étions immobiles,au milieu de la foule qui débarquait,l’un contre l’autre. Un policier nousa poussés sur le côté, tous les deuxattachés l’un à l’autre :

– Please, please, disait-il.

Nous sommes restés là, ellemurmurait mon nom.

– Je savais, répétait-elle, jesavais, tu ressembles tant à ta mère,toujours sur ces photos qu’ellem’envoyait.

Elle avait pris mon visage dansses mains, elle caressait mes joues.Je me taisais : un seul mot auraitouvert une brèche béante, les mursse seraient effondrés et j’aurais crié,sangloté de désespoir et de joie, etje me serais blotti contre elle,l’appelant mère, demandant qu’elleme serre encore plus fort, qu’elle

me cache entre ses bras. Il y avaittant d’années que je retenais en moice torrent de tristesse et de peur, lebesoin de ces mains douces etmaternelles, mère, mère. Mais jeme suis tu étouffant ce tumulte,elle était si frêle, tendue vers moi,elle se serait noyée dans monangoisse, brisée contre monmalheur, mes souvenirs. C’est moiqui devais la protéger, lui donner unpeu de vie. Elle était là, encorevivante, je ne pouvais rien luideman-der de plus. Je l’ai prisecontre moi, l’enveloppant de monbras.

– Mama, mama.

Je la consolais, découvrant cemot au fond de moi : « Mama,mama. »

– Ils les ont tués, répétait-elle,Jamais plus, ta mère. Julek, Fela,eux tous…

Elle était recouverte par sondésespoir, elle sanglotait, elles’appuyait à moi et il me semblaitque sa vie tenait du miracle, simaigre, ses os qui me paraissaientprêts à se briser. La protéger, laprotéger.

– Mama, mama, je suis là.

Nous sommes partis, elle voulaitporter mon sac de toile, elle mêlait

ses larmes à des exclamations surma taille, ma force :

– Tu es un homme, Martin.

Et tout de suite, elle m’a dit :

– Tu vas te marier, avoir desenfants. Je veux voir tes enfants,être une vieille arrière-grand-mère.

Elle riait, je la serrais contremoi, puis elle éclatait en sanglots.

– Je n’ai pas vu tes frères, ils lesont tués.

J’avais mal, il fallait tenir, metaire, la forcer à remonter la pente,alors que j’étais bien plus loinqu’elle, au fond. En taxi, elle m’a

parlé de Varsovie, des vieillesmaisons, des rues pavées, deséchoppes,

– Tout est trop grand, ici, tropneuf.

Je regardais, j’essayaisd’entrevoir les lois de ce monde quijaillissait autour de moi de longuescolonnes de voitures, en muraillesverticales qui emprisonnaient leciel, en un éclatement de lumières,Tout paraissait mouvement,tourbillon de vies, de rues, debruits, de couleurs. Il me faudraitcomprendre pour ne pas êtreemporté. Ici aussi, certains devaientse laisser guider et d’autres

choisissaient leur route, se frayantun chemin vers leur but. Comme aughetto, à Pawiak, à Treblinka, lesuns se mettaient docilement enrangs et d’autres allaient au-devantdu destin pour s’en saisir, il fallaitêtre de ceux-là.

Ma grand-mère a ouvert la porte.Elle est entrée la première, affairée,inquiète, joyeuse. « Tu as faim »,répétait-elle. Devant moi, il y avaitune maison, une tiédeur douce, jeme suis avancé lentement, jevoulais découvrir peu à peu ceroyaume.

– Ta chambre est là, criait magrand-mère depuis la cuisine.

J’entendais le bruit descasserole », j’écoutais legrésillement du beurre, j’ai aperçuune table mise, une nappe blanche.

Je vais me laver, ai-je dit.

Je me suis enfermé dans la sallede bains, j’ai ouvert les robinets etj’ai sangloté, la tête dans les mains.Puis j’ai lavé mes yeux à grandeeau.

Pendant plusieurs jours je nesuis qu’à peine sorti del’appartement. Je mangeais, jedormais, je parlais. Ma grand-mèreétait devant les fourneaux, ellepréparait le tcholent ; je la regardais

coudre l’un des bouts du cou d’oie,hacher la viande, l’ail, casser l’œufd’un coup sec, mélanger. Elle avaitdes gestes précis et sûrs quisemblaient venir du fond des siècleset me donnaient une joie tranquilleet sereine. Assis près d’elle, j’étaishors du temps ; rien n’avait eu lieu,cette cuisine était notre cuisine,mes frères allaient surgir, pèresonner de deux coups brefs. Mèreétait là, glissant dans le cou àpetites cuillerées la farce que j’avaisgoûtée. Le soir, mon oncle arrivait.Quand il avait quitté la Pologne, magrand-mère l’avait suivi avecl’intention de retourner à Varsovie

mais le temps avait passé puis étaitvenue la guerre. Après le dîner, ilsme forçaient à parler. Ma grand-mère, Un mouchoir serré entre sesdoigts, me posait toujours la mêmequestion ;

– Ont-ils souffert, ont-ilssouffert ?

Je secouais la tête. J’effaçais dema mémoire les cris, les enfants àla tête éclatée, je disais une vieseulement difficile, qu’elle pouvaitcomprendre, sans imaginerl’horreur de là vérité. Pourtant elleéclatait en sanglots, répétant ;

– Mais pourquoi, pourquoi ?

Je la prenais contre moi, jetenais ses épaules.

Je suis là, mama, je suis là.

Elle se levait, me proposait unmorceau de gâteau de vermicellequi sentait la cannelle :

– Mange, disait-elle, tu doismanger.

Parfois sans m’en avertir, elleme préparait après le repas desbeignets. Je l’entendais battre lesœufs. Je n’avais plus faim maispourquoi lui refuser la joie dedonner ? Elle venait avec le plat debeignets chauds, ces lanières depâte grasse et douce qui craquaient

sous les dents. Je l’embrassais.

– J’apprendrai à ta femme,disait-elle. Plus tard, tu t’ensouviendras, de ta mama.

Je ne me lassais pas de la voir,de l’écouter, de vivre près d’elle.J’avais été traqué, j’avais connu lahaine, le malheur. Là, dans cettecuisine de Washington Heights, jepouvais enfin poser mes armes,mon bouclier. Le matin, elle selevait avant moi, je l’écoutais, jesouriais seul, les yeux fermés, jem’accordais un jour de répit encore,je lui donnais la joie, la grande joie,la seule joie qui est de rendreheureux. Mais le temps approchait

où il faudrait reprendre le bouclieret les armes.

– C’est dur, l’Amérique, disaitmon oncle. Il faut se battre.

Je ne craignais pas l’Amérique,je connaissais les pays où l’on tue,où l’on paie de sa vie la fatigue,l’inattention, où toute défaite veutdire mort. Je ne craignais pas cepays. J’y tracerai ma route,j’élèverai ma forteresse.

– Je suis prêt, ai-je dit à mononcle.

Le repos et la paix avaient duréquelques jours, beaucoup des miensne les avaient jamais connus. Alors,

j’ai pris l’Amérique à bras-le-corps.Nous sommes partis un matin. Jene parlais pas l’anglais, jedécouvrais la ville, le métro, lespiétons pressés, j’avais tout àapprendre. Mais il n’y avait ni SS, niUkrainiens, ni fosses, ni mur :l’Amérique était ouverte devantmoi. Mon oncle était manager del’un des magasins d’une chaîne àsuccursales multiples. Il m’aprésenté au directeur desapprovisionnements. Je les écoutaisparler : le directeur souriait à mononcle, il me souriait. Je necomprenais rien. Mon oncle atraduit : j’ouvrirai les emballages,

puis plus tard, quand j’aurai apprisla langue, je pourrai devenirvendeur, acheteur, directeur d’unservice, plus haut peut-être, plustard. Je l’écoutais : plus tard ? le neconnaissais pas cette dimension dutemps. J’ai vu les jeunes hommesen blouse blanche ouvrir lespaquets du coup sec d’un couteaurecourbé.

– Je vais rester ici un ou deuxjours, ai-je dit à mon oncle. Pourcomprendre, gagner quelquesdollars.

Il secouait la tête. Le directeurs’était écarté, donnait des ordresd’une voix autoritaire.

– C’est un bon job pour undébut, répétait mon oncle. Tuprogresseras.

Je ne pouvais pas lui expliquerpourquoi il me fallait faire vite, nepas m’enfoncer dans une routine,pourquoi je voulais sauter d’uneactivité à l’autre pour comprendrel’Amérique, jouer un numéro puisl’autre jusqu’à découvrir la case quime donnerait la clé, le moyen d’êtreindépendant comme je l’avais étédans le ghetto, avec des billets dansles poches, ces dollars que j’avaisdéjà connus là-bas et qui donnent laliberté d’être ce que l’on veut. Alorsj’élèverai ma forteresse, alors je

n’aurai plus dans les oreilles la voixautoritaire de ce directeur desapprovisionnements.

J’ai passé deux jours aumagasin, arraché quelques dollars,quelques mots. Le soir, je suisrentré avec des gâteaux, des fleurs.Mon oncle se taisait mais il medésapprouvait d’un haussementd’épaules. J’ai soulevé ma grand-mère de terre.

– Les premiers dollars, ai-je dit.Demain je multiplie.

Je suis sorti tôt, dans la brumegrise du matin ; les rues s’offraient,vides, droites, se perdant à l’infini,

la marche, l’immensité étaient monalcool : j’étais Miétek le découvreur,je m’enfonçais dans un monde àexplorer, à conquérir. Ici, jelaisserai ma trace. J’ai marché desheures sans lassitude, traversantCentral Park, Broadway. Mon onclem’avait donné quelques adresses,une carte de recommandationexpliquant ma situation. Au bout dela Septième Avenue, vers WestBroadway, je suis entré dans unatelier de confection. J’ai tendu macarte à une jeune fille, qui s’estmise à rire parce que je necomprenais pas sa réponse.

– Chief, chief Goldman, ai-je

répété.

Je désirais voir le directeur, lechef. Goldman est enfin venu, unpetit homme chauve en gilet quiparlait allemand. Il voulait toutsavoir de la guerre, là-bas dans cequi avait été son Europe. Il écoutait,grave, accablé : bien sûr, il medonnerait du travail. Je l’ai suivi : ilpoussait du pied des portes à doublebattant qui ouvraient sur des piècesbaignant dans un éclairage bleuté,des hommes et des femmes courbésy cousaient à la machine.

– Si vous voulez, a-t-il dit, en memontrant une machine. Vousapprendrez vite.

J’ai secoué la tête. Je voulaisl’air, le mouvement, l’action. Jesavais bien qu’on ne peut jouer lebon numéro derrière une machine àcoudre, comme des milliersd’autres, pour quelques dollars.Pour réaliser mon plan il faudraitcomme dans le ghetto prendre desrisques, sauter des murs, trouver cequi était rare, choisir ce qued’autres ne pouvaient ou nevoulaient pas faire. J’ai accepté untravail de nettoyage, à la fin de lajournée. Le jour, je marchais,apprenant les rues, la ville. Jedécouvrais le Subway, descendantdans une station au hasard,

repartant vers Uptown, parcourantun quartier, descendant en courantles escaliers de la station versDowntown. Cette ville était maliberté, immense comme une forêt,sauvage comme elle. Je dévisageaisles passants, les voyageurs dumétro, je lisais dans les yeux, lesattitudes, la fatigue et la lassitude.Ils se laissaient conduire, d’un boutà l’autre de leur vie, ils étaientenchaînés aux horaires, aux lieux,mais moi je ne me laisserai pasprendre, j’inventerai mes lois, mescartes, je serai dans la ville unpartisan, surgissant là où on nem’attendait pas. Je ne pouvais vivre

que libre, sans entraves autres quecelles que j’avais choisiesd’accepter.

Ne jamais subir, Miétek.

J’ai porté des paquets, j’ai passédes semaines dans les cuisines d’unrestaurant, à laver la vaisselle,apprenant d’autres mots, écoutant,questionnant, découvrant les Noirs.Peu à peu, la ville me devenaitfamilière. Le soir mon oncle meguettait.

– Si tu décides de revenir,Martin, tu as toujours ta place.

Je secouais la tête. Il voulaitm’enfermer. Je voulais explorer,

comprendre. J’ai marché des nuitsentières, répétant les mots quej’avais appris, aux aguets comme siautour de moi avaient pu surgirtout à coup les SS de la divisionViking. Je faisais entrer la ville,l’Amérique en moi, m’ouvrant toutentier à elle, pour mieux la deviner.J’ai travaillé chez un boucher de la110e Rue, j’ai appris à découper laviande, à appuyer sur une pédalequi truquait le poids quand on jetaitle paquet sur la balance. Le boucherpayait bien pour éviter lesdénonciations, mais je ne suis restéchez lui que quelques jours : lesfemmes étaient devant moi,

souriantes, parlant souventallemand, yiddish, russe. Quandj’appuyais sur la pédale au-dessousde la balance je savais que je lesvolais et je ne pouvais regarderleurs sourires, affronter leurconfiance. Alors souvent je donnaisun

juste poids. Un jour, au momentde partir, je suis allé voir le patron :

– Payez-moi, ai-je dit, je nereviendrai pas.

Il a juré en allemand, mauditcelui qui m’avait recommandé à lui.

– Si tu parles…, a-t-il commencé.

Je l’ai pris par le tablier, je l’ai

secoué.

– Vous êtes un voleur, un petitvoleur, et je ne suis pas unmouchard.

Des garçons sont venus, quim’ont bourré le corps de coups etpoussé sur le trottoir. Je me suisdéfendu, mais ils étaient quatre quifrappaient de leurs grosses mainshabituées à soulever les masses dechair rouge. J’ai dû fuir, essuyer lesang autour de mes lèvres, marcherpour me calmer. Ils étaient lâches.Ici, au cœur de New York, ilscontinuaient cette race debourreaux que je connaissais bien :elle était partout, à Varsovie, à

Zambrow, à Zaremby, elle prenait lemasque d’un SS, d’un maire devillage polonais, d’un colonelsoviétique, de ce boucher voleur. Ilne fallait jamais pactiser avec eux, àaucun prix, et savoir renoncer àsurvivre, à construire sa forteresse,plutôt que d’être leur complice.Avec eux, quels qu’ils soient, cedevait être toujours la guerre. Unefrontière passait au sein de chaqueville, partout, au cœur de chaquepeuple, elle séparait les hommesdes bourreaux.

J’ai fait cent métiers, allantd’atelier en cuisine de restaurant,montant les paquets, portant les

caisses dans les entrepôts. Le soir,je rentrais épuisé, je dormais unpeu puis je ressortais, marchantdans Broadway, me noyant dans lalumière vibrante. Comprendre cetteville, ce pays. J’ai vu débarquer sousles flashes les hommes en smokinget les femmes aux robesmiroitantes, j’ai vu les chauffeurscassés en deux, la casquette à lamain. Je rentrais, retrouvant leslongues rues vides, les clochards,les Noirs, ceux que la ville écrasait.Ici aussi il fallait se battre pour nepas succomber, ne pas être rivé àune machine, se battre et vaincrepour pouvoir choisir sa vie,

échapper à ces ateliers sombres, auxentrepôts poussiéreux. Il fallaitl’emporter vite, accumuler unefortune, non pas pour recevoir lescoups de casquettes des chauffeursmais pour avoir le droit de donnerla vie et pouvoir protéger les siens.

Un soir, en rentrant, ma grand-mère m’a montré tout un lot demouchoirs, de chemises, qu’elleavait achetés dans l’après-midi à uncolporteur.

– Et tu l’as laissé entrer ici,protestait mon oncle.

Il examinait les articles,contestait la qualité, comparait avec

les prix de magasin. Finalement, magrand-mère s’est mise à pleurer

– C’était un jeune homme,disait-elle. Il ressemblait à Martin.

Mon oncle a haussé les épaules,j’ai pris ma grand-mère dans lesbras, je l’ai faite tourner, lasoulevant de terre à mon habitude.J’allais être dans la ville unpartisan, libre. J’ai crié :

– Merci, mama, merci, mama. Jevais t’acheter ces mouchoirs, ceschemises.

Elle riait, joyeuse, étourdie,replaçant une épingle dans sescheveux.

J’ai peu dormi cette nuit-là : je lesentais, j’en avais terminé avec ladécouverte de l’Amérique,maintenant venait le temps del’action.

Très tôt, je suis parti vers laSeptième Avenue. J’ai retrouvél’atelier de confection mais la jeunefille ne riait plus en m’accueillant,je baragouinais l’anglais, j’avaisacheté un costume à l’américaine,je portais une chemise blanche etune cravate à gros pois bleus. J’ai ànouveau traversé les pièces àl’éclairage bleuté, poussé les portesà double battant. Goldmanm’attendait, les pouces dans le gilet.

Je voulais des adresses defabricants de mouchoirs, je voulaislui acheter des vêtements pourfemmes qu’il avait en stock. Jeretrouvais la joie qu’il y a àconvaincre, à arracher ce que l’onveut à l’interlocuteur. Dans lespièces, courbés sur les machines, ilscousaient toujours, ces hommes,ces femmes que j’avais vus. Ilsn’étaient plus libres, peut-être parcequ’ils avaient des enfants, qu’ils nepouvaient plus prendre de risques.Voilà pourquoi il fallait les couriravant, jouer, jouer tant qu’on lepouvait et donner la vie après,fortune faite, liberté assurée. J’ai

payé comptant une partie desmarchandises, obtenu un créditd’une semaine pour le restant.

– Il faut donner la chance, m’adit Goldman.

Il risquait à peine quelquesdollars mais j’ai aimé sa main surmon épaule, son clin d’œil. Je suisrentré avec deux valises pleines àcraquer : ma grand-mère effarée mevoyait élever des piles de chemisiersaux couleurs vives, de foulards entissu imprimé.

– Martin, mais qu’est-ce quec’est ?

– Je vais vendre à toutes les

petites mamas de New York.

J’ai couru de fabrique enfabrique, me recommandant deGoldman, achetant des mouchoirsroses, bleus. Le soir ma chambreétait envahie par les piles. Grand-mère riait, emportée par monenthousiasme. Elle avait mis lechemisier que je lui avais offert etun foulard sur la tête, elle seregardait dans un miroir.

– Tu me rends la vie, Martin, a-t-elle dit tout à coup en me prenant lamain. Merci d’être venu.

Puis elle s’est mise à pleurer etje n’ai pas pu la consoler, moi-

même entraîné par une vague detristesse sans fin. Mais il fallaitserrer les dents, s’appuyer au passéet ne pas se laisser étouffer par lui,avancer. Le matin j’avais préparémes deux valises, avec les différentsarticles parfaitement rangés, lesprix, quelques phrases apprises parcœur. Mon oncle m’avait aidé, ensecouant la tête, en me mettant engarde. Je n’avais aucuneautorisation, la police ne plaisantaitpas.

– Les Bleus ne plaisantaient pasnon plus.

Il a haussé les épaules : quiétaient les Bleus ?

– Des policiers polonais.

– New York n’est pas Varsovie,a-t-il dit gravement.

Je savais. Grand-mère est venueprès de la porte, comme je partais.

– Tu es fait pour réussir, Martin,a-t-elle dit. Tu le mérites.

J’ai mordu mes joues, bêtementj’avais envie de pleurer. Je neméritais rien de plus que tous lesmiens qui avaient succombé, quipeu à peu disparaissaient au fondde leurs fosses, sous le sable jaune.Simplement, j’étais demeuré vivantet je me battais. J’ai marché dansles rues du Bronx, le long de la

Webster Avenue. Les grandsimmeubles formaient des blocsimmenses, crevés de milliers defenêtres, bourrés de milliers de vies,comme une ville dans la ville. J’airegardé ces façades grises, avec destraînées noirâtres, je suis entrédans les cours dominées pard’autres façades. Il n’était paspossible que je ne réussisse pas àvendre le contenu de mes valises.Les clients étaient là, derrière leursportes, il fallait qu’ils ouvrent,seulement qu’ils ouvrent. J’aicommencé : les escaliers étaient descages sombres dont on ne voyaitpas la fin, les paliers poussiéreux

s’ouvraient sur de nombreuxdédales. A chaque étage, il y avaitdes dizaines de portes le long descouloirs. Derrière chaque porte unacheteur, un mouchoir vendu, unepierre pour ma forteresse, un pasvers la liberté et le bonheur. J’aisonné, vu le regard soupçonneuxdes femmes seules, réussi à glissermon pied, à lancer mes phrases.Parfois on m’a répondu en italienou en polonais, en russe, enallemand, en yiddish. Alors lesportes s’ouvraient, je montrais mamarchandise. Parfois on me faisaitasseoir, je parlais de Varsovie, desvieilles femmes pleuraient, J’ai

grimpé des milliers de marches,sonné des centaines de fois. Endeux jours j’avais vendu tout ce quej’avais acheté. Je suis rentré couvertde poussière et de sueur, les mainssales : ma grand-mère avait déjàpréparé le bain. Quand elle a vu lesvalises ouvertes, vides, sur le lit,elle s’est précipitée vers moi :

– Tu as réussi, Martin..

J’ai fait mes comptes. Je gagnaispeu. Trop de refus : les femmes duBronx craignaient les agressions. Jesuis retourné là-bas, copiant desheures durant les noms deslocataires, puis sur la table de lacuisine j’ai rédigé des dizaines

d’enveloppes. Grand-mère pliait lesmouchoirs et la circulaire quej’avais fait imprimer. J’envoyais unspécimen, j’annonçais le jour de mavisite. Les ventes se sontmultipliées : j’avais un mot depasse, « Je vous ai écrit », j’avais unprétexte pour entrer. « Bien, vousne voulez rien m’acheter, maisrendez-moi donc le mouchoir que jevous ai envoyé. » Les portess’ouvraient, on allait chercher lespécimen mais j’avais déjà ouvertmes valises dans l’entrée, mes prixétaient bas, la marchandise debonne qualité, je faisais crédit :.

– Je repasserai dans une

quinzaine, vous me paierez à cemoment-là.

En quelques semaines, j’avaisune clientèle, des fournisseurs quime faisaient confiance, desennemis. Un concierge m’a coincédans une cage d’escalier, il criait :

– Il est là, là.

Un policier est arrivé, relevantmon nom, m’entraînant. Jeregardais cet homme à la nuquerasée, sa matraque au côté, cettenouvelle espèce de policier que jerencontrais après tant d’autres. Leconcierge gesticulait près de lui, jecomprenais mal son débit rapide :

– Les locataires se plaignent,disait-il parmi une foule de motsjetés avec hargne.

Lui, je le reconnaissais, ilappartenait à la race desmouchards, de ceux qui aboientavec les puissants, pareils à cesnazis repentis qui venaient vers moidans mon bureau de laKommandantura., à Leipzig, àRosswein, et qui tentaient d’unsourire d’établir avec moi unecomplicité que je refusais d’un mot.New York aussi avait sesmouchards.

Le policier m’a conduit au jugedes flagrants délits, j’ai attendu,

mes valises près de moi. Le juge,énorme sur son estrade, meregardait avancer, secouant la tête.

– Vous n’avez pas le droit devendre, a-t-il commencé.

– Je n’ai même pas le droit devivre, ai-je lancé, et pourtant je vis.

Je n’avais pas réfléchi, les motsavaient jailli malgré moi : te mondeavait-il le droit de nous laisserégorger ? Le juge a gardé le silence,hésitant, m’examinant.

– Expliquez-vous, a-t-il dit,qu’est-ce que vous voulez dire ?

Je n’ai pas parlé longtemps,quelques mots ont suffi.

– C’est bon, c’est bon, nerecommencez pas.

Je suis parti avec mes deuxvalises. Il me fallait recommencer,perfectionner encore mon système :j’étais comme au temps du ghetto,pris par l’action, la joie de vendrequi était pour moi la joie de réussirce que j’avais commencé, d’allerjusqu’au bout. J’avais déjà quelquescentaines de dollars : j’ai décidé dem’acheter une voiture, mes valisesétaient lourdes à porter. Des soiréesentières j’ai répété devant magrand-mère le code de la route,l’apprenant par cœur parce que maconnaissance de l’anglais était

encore incertaine. Pourtant j’airéussi, répondant à l’examinateur àune vitesse folle, le déconcertant,me posant moi-même d’autresquestions et y répondant aussitôt.

– Vous avez une bonnemémoire, m’a-t-il dit.

J’ai pris le papier qu’il metendait. Je venais d’un pays où uneerreur de mémoire conduisait à lamort.

Un dimanche matin, je me suisarrêté 186e Rue 567 Ouest : j’avaisdit à ma grand-mère de se tenirprête. Elle était devant la porte, unchapeau à large bord couvrant ses

cheveux blancs, son sac serré sousson bras. J’ai ouvert la porte de laPlymouth bleue, modèle 1940, quej’avais achetée la veille 400 dollars,

– Voilà, ai-je dit, voilà mama.

Elle m’a embrassé.

– Tu es un Américain,maintenant.

Je n’étais qu’un homme enmarche, qui avait un but àatteindre, un homme pour qui cettevieille dame douce était le seulbonheur, le seul témoin. Et j’avaisla chance qu’elle existe, qu’ellem’ait tendu la main et fait venirdans cette Amérique qui

m’accueillait et me laissait libred’agir, d’inventer ma vie commebon me semblait.

J’ai roulé lentement, traversantl’Hudson, entrant dans le NewJersey, longeant le sable blanc oùnaissait l’Atlantique. Il faisait beau,je revoyais des forêts de pins, lesprairies, le ciel, je respirais. Lesarbres étaient nobles, fiers, hauts :je redécouvrais la nature, ma grand-mère se taisait, assise très droite,son sac posé Sur les genoux,j’écoutais les chants qui montaienten moi, qui venaient des clairièresde la Pologne quand le soir nousnous serrions autour du foyer et

qu’un accordéon étirait ses notes.C’était alors la fraternité, leshommes comme les doigts de lamain ; le temps d’une œuvre justeet commune à laquelle tous nousdonnions nos vies. Pourquoil’espoir s’était-il réduit, les discoursde Gregor étant seulement desrêves ? Pourquoi fallait-il décider deconstruire une forteresse pour lessiens seuls alors qu’il y avait tousles hommes ? Mais telle semblaitêtre la loi.

Nous avons atteint Atlantic City,déjeuné là dans un restaurant prèsde la jetée.

– Tu fais des folies, Martin.

La folie, c’était de ne pas donnertout ce que l’on pouvait aux siensquand ils étaient vivants, la foliec’était de ne pas comprendre que lamort peut les saisir et qu’elle nelaisse rien. Je suis reparti vers lepays des lacs, des forêts,m’engageant sur des routes quilongeaient les rives. Ainsi noussommes arrivés à Lakewood. Je mesuis arrêté et nous avons marché,découvrant de nouvelles forêts, lechapelet des lacs, les constructionsde bois. Les hôtels étaient pleins.Quand nous sommes entrés dans lehall de l’hôtel Post lespensionnaires jouaient aux cartes,

bavardaient, on entendait desphrases en yiddish, en polonais, enallemand. J’avais découvert unenouvelle clientèle.

J’ai échafaudé mon plan le longde la route du retour alors que lesoleil d’hiver illuminait l’Océan.Dans la semaine j’ai vendu avecacharnement et le samedi je suisparti pour Lakewood, la voiturechargée de valises. Le week-endétait sacré dans le Bronx, la venteimpossible, les maris sommeillaientchez eux. J’ai garé ma voiture assezloin de l’hôtel Post, je suis rentrédans l’hôtel, repérant les lieux, leportier, le bureau du propriétaire et

la vaste salle pleine de clients quibâillaient. Il faisait gris, froid, letemps me servait. J’ai pris unevalise et je suis passé, clientanonyme me dirigeant vers lagrande salle, ouvrant ma valise dansun coin alors que personne nem’avait encore remarqué, étalantmes articles, les foulards, leschemisiers, les mouchoirs, et tout àcoup dans mon anglais hésitant,mêlant le polonais au russe,l’allemand et le yiddish, j’ai levémes mains pleines de foulards, lesagitant au-dessus de ma tête. Il y aeu un silence d’étonnement, puisdes rires bienveillants, j’ai parlé ; il

fallait agir vite, mettre les clientsavec moi avant qu’ils nesurviennent. Je les ai sentis autourde moi, de chaque côté, je ne mesuis pas arrêté, les rires ontredoublé.

– Achetez, achetez, je viens deloin, achetez, achetez.

Alors le patron m’a pris par lebras, tentant de m’entraîner et

le portier me poussait.

– Antisémite, ai-je crié enplaisantant.

La salle s’est mise à rirefranchement. Les deux hommeshésitaient, ne sachant plus quelle

contenance prendre. Alors, desclients sont venus vers moi et j’aiété entouré de vieux messieursdignes qui discutaient avec lepatron et mon stock s’est épuisé enquelques dizaines de minutes. Maisj’avais beaucoup d’articles dans lavoiture.

Maintenant je savais commentoccuper mes week-ends. Je filaisvers Lakewood, je m’installais dansles halls d’hôtels, je jouais lesclowns, la clientèle était avec moi etles propriétaires étaient contraintsde m’accepter. A Lakewood jevendais non seulement desmouchoirs et des foulards mais un

peu ma personne, aussi avais-jeaugmenté mes prix. En semaine, jecontinuais d’explorer le Bronx,toujours les deux ou trois mêmesblocs où j’avais maintenant meshabitudes. Je garais ma voiture, jeguettais les concierges et je courais.Un jour l’un d’eux, un Italien, estvenu vers ma voiture avant mêmeque je descende. Il s’est penché versmoi, hochant la tête d’un air las :

– Ecoutez, allez plus loin, je vaisêtre obligé de vous faire arrêter.

Il m’a cligné de l’œil.

– Et je ne veux pas, seulementles autres paient et paient bien.

Laissez votre marchandise, venez.Je vais vous dire.

Il y avait près de l’immeuble unrestaurant italien. Nous avons budu vin rouge. Le conciergem’expliquait :

– Vous comprenez, lescommerçants vous ont repéré. Ilsme paient, ils paient les autres. Unjour vous allez recevoir des coups,voilà.

C’est lui qui a réglé la bouteillede vin.

– Question d’honneur, a-t-il dit.Je vous dis cela parce que je suispour les petits.

Ce jour-là, j’ai mal vendu : ilsavaient déclenché la guerre contremoi. Les concierges, la police, lesprix. Je ne risquais pas ma vie,comme au ghetto, mais les mêmesrègles s’appliquaient ici. Je me suisobstiné. J’ai dû m’enfuir, perdreune valise de marchandise ; despoliciers m’ont guetté, je les aisemés ; un jour j’ai trouvé mavoiture avec un pneu crevé ; lelendemain, les quatre roues étaientdéchirées. Bientôt, viendraient lescoups. Ils ne m’effrayaient pas maisje voyais les bénéfices tomber.Alors, à quoi bon ? M’obstiner dansle Bronx ne servait à rien.

J’ai regardé ces vastes blocs,tristes, ces milliers d’alvéoles où sedéroulaient les vies : j’aurais pupasser des années à parcourir cescouloirs, j’aurais développé mesaffaires, j’imaginais tout unsystème de vente parcorrespondance, mais c’était long.Et puis maintenant, la guerre.L’Amérique n’était pas le ghetto, jepouvais changer de terrain, commeen Pologne, avec les partisans,quand nous quittions une forêtpour une autre. L’essentiel était detrouver mieux, d’accumuler encorequelques centaines de dollars pourensuite tenter une grosse mise. J’ai

décidé d’abandonner le Bronx.

L’été venait, la chaleurcommençait à écraser New York, jepensais aux arbres et aux lacs. Jesuis parti, roulant lentement le longde l’Hudson, pénétrant les hautesforêts que dominent les CatskillMountains. J’apercevais entre lesarbres les demeures blanches, uncheval qui allait au trot près d’unchalet, et des enfants blonds quicouraient derrière lui. J’étais àpeine à quelques heures du Bronx,des rues nues, dures, de ces couloirssombres qui s’enfonçaient entre lesportes au cœur des blocs, de cesescaliers qui s’élevaient dans le

grouillement des vies. Je roulais :ma forteresse serait ainsi, isolée,entourée d’arbres. Là, loin deshommes, mes enfantsdeviendraient des hommes.

Je suis arrivé à Fallsburg : lasaison s’ouvrait. Des peintress’affairaient encore, accrochés auxfaçades des hôtels. Goldmanm’avait parlé de cette station, de laBortsch belt où se retrouvaient lesJuifs de Russie et d’Europecentrale, les mangeurs de bortschqui venaient peupler pour quelquessemaines les hôtels. Je lesconnaissais, ces hommes chauvesaux visages sculptés dont la graisse

peu à peu dissimulait les traitsvolontaires. Ils avaient fait fortunedans la confection, ils travaillaientcomme Goldman dans la SeptièmeAvenue. Ils étaient fabricants,confectionneurs, marchands,tailleurs, antiquaires. Avec eux, jeretrouvais un peu le climat dePologne.

Je me suis arrêté devant l’hôtelPremier. Mon plan était simple : ilsétaient en vacances, ils avaient desdollars à dépenser, il fallait qu’ilsles dépensent avec moi. Leursdollars devaient passer de leurspoches dans la mienne.

J’ai commencé à travailler dans

les cuisines, j’ai lavé des verres,regardant les garçons qui couraientdans la salle, raflaient lespourboires. Je devais être dans lasalle avec eux. J’ai assiégé lepropriétaire, un homme fort auxmanières douces qui était né àVarsovie.

– Donnez-moi ma chance.

M. Berg hésitait : je neconnaissais rien au métier, jeparlais mal anglais.

– Vous allez voir, ai-je dit.

Il a vu : j’ai débuté comme bus-b o y , apportant les desserts, lessuppléments, débarrassant les

tables. Je courais entre les clients,portant les plateaux à bout de bras,je faisais le pitre, j’aimais ces riresqui naissaient sur mon passage.Commande passée, commandeservie, telle était ma devise. Unesemaine plus tard, j’étais garçon entitre, servant huit tables à moi seul.A la cuisine je donnais despourboires et je recevais le premiermes 32 plats : commande passée,commande servie. Les clients ontcommencé à me connaître.

– Une table avec Mendie,disaient-ils.

Mendie, c’était moi. J’avais unefois encore changé de prénom :

Martin, Miétek, Micha, Mendie,mais j’étais toujours moi, enmarche, inchangé, avec un plan àréaliser. Huit jours encore et jedevenais chef des garçons. Laplupart étaient des étudiants, qui semoquaient de moi, de ma frénésie :

– -Mendle, Mendle, tu es népour l’Amérique, disaient-ils. Tuferas fortune, tu veux des dollars, tuen auras. Ne t’excite pas tant, tu vascrever.

Que m’importaient les dollars :j’avais une forteresse à construire,vite parce que j’attendais la paixdepuis des siècles. J’étais pressé,condamné à l’être : eux, avec leurs

diplômes, leur vie devant eux, ilsavaient le temps, ils étaient lessoldats d’une armée régulière. Onles avait préservés, on avait préparéleurs étapes : ils n’avançaient pas àl’aventure. Moi, je n’étais dans lavie qu’un partisan. Entre lesservices, ils lisaient, ils jouaient dupiano : moi, je pensais aux dollars.Il le fallait : j’aurais voulu melaisser aller, m’asseoir aussi,marcher dans la forêt aux heureschaudes quand les clients jouentaux cartes, marcher avec Margaret,une étudiante brune qui mesouriait. Je n’avais pas le temps.

Je suis retourné à New York, j’ai

chargé dans ma voiture lesmouchoirs, les foulards, leschemisiers qui me restaient et, dansle hall de l’hôtel, j’ai commencé àvendre. Mais aux trois services,j’étais à nouveau Mendie le garçonet le soir le Bell-Hop qui courait,portant les valises. Puis j’ai rachetéla concession des jeux : je louais descartes, je vendais les friandises, lessuppléments de toute sorte.

« Mendle, Mendle. » Bergmaintenant ne jurait que par moi :j’avais fait venir des acteurs, jedistribuais des journaux, j’animaisles soirées. Les jours de pluie, jetriomphais : j’élargissais encore

mon étalage. Les cartes postales, lescravates, les stylos : je vendais,j’écoutais, je racontais. Les dollarsrentraient. Mais cela n’expliquaitpas toute ma joie : il y avait ceshommes et ces femmes autour demoi qui me connaissaientmaintenant, avec qui j’échangeaisdes clins d’œil. Les dollars qu’ils medonnaient, ces objets que je leurtendais, c’était aussi une sorte decomplicité, d’amitié.

A la fin d’une saison lesétudiants ont monté une revue pourles clients : j’y jouais, tenant monpropre rôle, Mendle qui prenait enmain un couple de clients et les

dépouillait en leur offrant tout cequ’ils ne désiraient pas et qu’ilsachetaient quand même. Jechantais, nous sautions bras dessus,bras dessous : Mendle, Mendle,Mendle, la salle applaudissait, criaitmon nom. C’était une forme debonheur. Je n’étais pas seul. Ilsm’entouraient, amis, clients,dollars, activité, travail, ils mesaoulaient de bruits, de mots, dequestions et c’était aussi une façond’oublier. Je restais dans la sallejusqu’à ce que le dernier couple sesoit levé, j’étais là dès le matin,avant même que les petitsdéjeuners soient prêts à être servis,

j’évitais le silence de la chambre, lescauchemars. Quand je n’avais pasassez couru, assez tendu mes brassous les plateaux, assez gesticulé, lesommeil ne venait pas : jem’immobilisais, essayant de mecalmer, mais j’étais contraint de melever, d’aller à la fenêtre.

Parfois, ainsi, j’ai marché dans lecouloir, frappé à la porte d’unefemme qui m’ouvrait, j’ai bu aussi,fumé. Mais le passé venait parvagues noires, Varsovie, Mila,Leszno, mes rues, les colonnesd’enfants en route versl’Umschlagplatz, le sable jaune. Lesmiens .Ma vie, mes plans, tout alors

me paraissait futile, il me semblaitqu’en vivant, qu’en riant, j’insultaisles miens.

Alors je m’effondrais pourquelques heures, le désespoir queces bourreaux avaient laissé en moi,dans mes yeux, submergeait tout.C’étaient de sombres nuits.

Au cours de l’une d’elles je mesuis senti si seul, enveloppé par lamort, incapable de rester là, danscette chambre ano-nyme, que j’aipris ma voiture et roulé vers NewYork, les vitres baissées, respirantl’air salé qui remontait la vallée del’Hudson. Je suis entré chez magrand-mère, m’étonnant de trouver

les lampes allumées, mon oncledebout :

– J’allais te téléphoner, a-t-il dit.

La terre s’ouvrait, le sableenvahissait ma bouche.

– Ce n’est rien, un petitavertissement.

Elle était assise dans un fauteuilcouvert d’une dentelle blanche, sesmains posées sur les genoux ; elleme souriait.

– Tu as fait si vite, Martin, tu asfait si vite.

Au milieu de la nuit elle avait eul’impression d’étouffer, réussissant

à avertir son fils.

– L’âge, disait-elle. Lesémotions.

J’ai saisi ses mains. Il me fallaitme dépêcher, lui donner d’autresjoies, elle vivrait avec moi, avec eux,dans ma forteresse au milieu desarbres. Je l’ai veillée puis, quandl’aube s’est levée, je suis reparti,conduisant vite. La vie est unecourse, Miétek, tu dois courir. J’aimultiplié mes activités, les jeux, lesventes, le service, les spectacles.J’accumulais les dollars. Le soir jetombais épuisé sur mon lit. Dansl’après-midi, il m’arrivait de nouerune intrigue avec une femme, mais

souvent je renonçais à la voir,épuisé, ne songeant qu’à dormir,tuant mes cauchemars par lafatigue. Une fois par semaine jeretournais à New York. De l’une descabines dans la 186e Rue, jetéléphonais à ma grand-mère. Ellerépondait vite, je reconnaissais savoix inquiète, dans ce premier motil y avait toute la fragilité de la vie.J’imitais l’un des médecins quil’avait vue, un spécialiste qui à mademande était venu enconsultation.

– Comment allez-vous, madameFeld, ici le professeur

Waser.

Elle commençait à se plaindreun peu.

– Je crois que tout va bien, trèsbien, madame Feld. Ne vousinquiétez pas. Je vous téléphonerairégulièrement.

Je raccrochais, traversais La rueen courant et, montant les escaliersd’un seul élan j’ouvrais ; elle étaitencore près de l’appareil,rayonnante.

– Le professeur Waser m’atéléphoné, disait-elle. Il s’inquiètepour moi, je ne vais pas si bien quetu crois.

Elle mentait si mal, recherchant

ma tendresse.

Je l’embrassais, je la serraiscontre moi, je maudissais ceprofesseur que je n’avais jamaisl’occasion d’entendre.

– C’est à moi qu’il veut parler,disait-elle. Il ne m’oublie pas.

Elle était fière, heureuse, droiteet claire comme une enfant. Je laregardais préparer le repas, répétantce que le professeur Waser lui avaitdit.

Mes mensonges, c’était uneforteresse que j’élevais autour d’ellepour la défendre. Je l’écoutais : elleme donnait confiance. Si en chaque

homme brillait un diamantsemblable à celui qui était en elle, sien chacun restait cette douceur,alors un jour finirait le temps desbourreaux.

A l’hôtel, les mois passaient.J’étais devenu General Manager,Berg me laissait faire. Pour lafondation de l’Etat d’Israël j’aiorganisé avec les premiers clientsde la nouvelle saison une fêteendiablée, jamais plus on ne nousenfermerait entre les murs d’unghetto, là-bas avait surgi uneforteresse pour tout un peuple. J’aicrié, j’ai applaudi avec la foule,versé régulièrement à l’United

Jewish Appeal, mais je ne suis pasparti. C’était pour moi un nouveaucauchemar que je maîtrisais mal,qui me brûlait avec les autres. J’enparlais à Goldman : malade, ledirecteur de l’atelier de la SeptièmeAvenue était arrivé à l’hôtel pour unlong séjour. L’après-midi, ilm’entraînait en forêt.

– Je te dédommagerai de tondéficit, disait-il en riant.

Parfois nous prenions unebarque et je ramais cependant

qu’il me parlait de sa jeunesse etm’interrogeait. Il gardait ses poucesdans le gilet.

– Tu es quelqu’un, Mendle, tu asvite fait ta place. J’ai compris ça dèsle premier jour.

Je racontais le ghetto, je parlaisd’Israël.

– Je me sens coupable, je leslaisse se battre sans y aller.

– Vis un peu, disait-il, tu t’estoujours battu. Apprends à vivre. Tune sais pas.

Je n’avais jamais eu le temps, jen’avais toujours pas le temps.

– Tu aimes parler, jouer. Tulances des défis. Tu voulaissurvivre, tu as survécu. Maintenant,tu veux la fortune.

J’ai secoué la tête : les dollars,les zlotys, ce n’était que du papier,du métal, des objets morts.

– Je veux une famille, pour moi,pour eux.

Je ramais. Il allumait un cigare.

– Je n’ai pas le droit de fumer,mais enfin. Une famille ? Plusdifficile que les dollars, Mendie. Ilfaut une femme.

Un jour, il m’a demandé de leconduire à New York. Nous noussommes arrêtés dans la TroisièmeAvenue. Le métro aérien passait,grinçant, entre les immeubles sales.J’ai suivi Goldman dans une

boutique où s’entassaient lesporcelaines allemandes et lesfaïences françaises.

– Ma passion, a dit Goldman.

Il s’est assis dans un fauteuil,regardant les marques au dos destasses, les dentelles au bord desplats. Je l’ai vu faire un chèque de500 dollars. Chez lui, j’ai découvertles lustres de cristal, les vitrines oùs’alignaient les pièces rares., Puis safille est entrée, lourde, souriante.

– Voici Mendie, a dit Goldman.

J’ai tenu sa main : elle ne vivaitpas dans la mienne, restant inertecomme un objet indifférent. Nous

sommes rentrés seuls à l’hôtel enfin d’après-midi, silencieux.

– Tu pourrais être un fils pourmoi, a dit Goldman peu avantd’arriver. Je vais mourir.

Il m’offrait une forteresse touteconstruite, une. femme, et pourtantje savais que je n’accepterais pas.C’est moi, pierre après pierre, quidevait élever mon mur, moi quidevait trouver celle qui serait à mescôtés, moi qui ne pouvait m’unirqu’avec quelqu’un dont la mainvivrait dans la mienne, commeavaient vécu dès le premier jourcelles de Zofia, de Rivka, là-bas àVarsovie. J’ai secoué la tête.

– Je ne l’espérais pas, Mendie.Tu es quelqu’un qui invente saroute. Comme moi, il y alongtemps.

Les arbres défilaient, le soleilderrière eux incendiait le ciel,Goldman aussi était un homme.

– Cinq cents dollars, ai-je dit,pour quelques tasses.

Goldman a éclaté de rire :

– Sacré Mendle, tu veux telancer dans les antiquités ?

Déjà, parmi la clientèle del’hôtel, j’avais remarqué le groupedes antiquaires, qui restaient entreeux, loin des confectionneurs. Ils

louaient les meilleures chambres,ils donnaient de généreuxpourboires. Certains portaient degrosses bagues aux doigts.

– Tu es bien capable de réussir, acontinué Goldman.

La première chance, répétaitmon père. C’est elle qu’il faut saisir.Les idées sont comme la chance : ilfaut les agripper quand ellespassent. Le soir, je suis restélongtemps à bavarder avec deux denos clients : Jack et Joe Ellie, desantiquaires de la Troisième Avenue.Je n’étais que Mendie pour eux, unemployé de l’hôtel. Ils me parlaientdes marchandises qui arrivaient

d’Europe, de la passion des clients.

– Ils se battent pour une pièce,disait Jack. Depuis que les boyssont allés là-bas, il n’y a plus quel’Europe, l’Europe. Nous en venons,d’Europe, n’est-ce pas, Mendle ?

Je les écoutais. L’Atlantique,c’était le nouveau mur, l’Europe laVarsovie aryenne, l’Amérique leghetto, et dans ce ghetto deshommes les poches bourrées dedollars qui voulaient non pas du blémais des porcelaines anciennes.J’écoutais Jack et Joe Ellis et. je mevoyais franchissant ce nouveaumur, achetant là-bas, vendant icices objets aussi précieux que du blé.

Rien ne changeait : et je n’avaismême pas à risquer ma vie. J’aiacheté un livre sur les porcelaines,je l’ai appris par cœur ; j’ai comptéet recompté mes dollars : j’en avaisquelques milliers. J’ai vendu, je mesuis dépensé au point que Berg m’aproposé de m’associer avec lui. Jen’ai même pas hésité à refuser : jetenais une bonne carte, ma carte, ilme fallait la jouer.

Un soir, à la fin de la saison, j’aireçu un coup de téléphone de NewYork. Une voix que je neconnaissais pas.

– Je suis Shirley Goldman, lafille de M. Goldman. Il vient de

mourir. Il faut venir.

Jamais je ne m’habituerai à lamort. Jamais je n’accepterail’injustice qu’est la fin d’une vied’homme. Jamais. Je conduisaisvers New York, je pensais à père, àGoldman, à Rivka, à Janusz, auxmilliers d’autres : ceux qui étaientdéracinés trop jeunes, encorechargés de sève et dont onn’imaginait pas comment ilsallaient pouvoir fleurir, jusqu’où ilss’élèveraient ; ceux qui tombaient,brisés en pleine force, commeJanusz, alors que leur moisson étaitencore sur pied ; ceux qui secouchaient, vieux, mais avec dans la

tête un univers de souvenirs et depensées, une foule d’êtres encorevivants en eux, grâce à eux et quiallaient disparaître avec eux,laissant le monde mutilé. Goldmanme racontait Berlin de 1920, assisdans la barque, un cigare entre lesdents. Berlin, ses parents, sajeunesse maintenant enfouis aveclui. Shirley m’a reçu, elle avait lesyeux rouges, elle disait les motsqu’il faut, mais sa main pour moiest restée inerte. Elle m’a tendu uneenveloppe.

– Pour vous, a-t-elle dit.

Je suis sorti presque aussitôt, nepouvant supporter l’obscurité de ce

salon où j’avais vu Goldman. J’ailaissé ma voiture, j’ai marché,l’enveloppe à la main. Je suis arrivéainsi au bout de Manhattan, àBattery Park. Je me suis assis. Celafaisait près de deux ans déjà quej’avais débarqué, sur ce solmaintenant familier. J’avais apprisheure après heure à le connaître :j’y avais rencontré des mouchardset des hommes qui auraient pudevenir des bourreaux s’ils avaientété là-bas, en Pologne. Mais tantd’autres aussi, Berg, Goldman, tantd’autres dans ce pays qui s’étaitouvert à moi, moi qui ne possédaisrien.

J’ai déchiré l’enveloppe. Il yavait un chèque à mon nom et unecarte sur laquelle d’une écrituretremblée Goldman avait écrit :

De Joseph Goldman à Mendle,antiquaire, avec la chance.

Et le mot « antiquaire » étaitsouligné.

Tant que je vivrais, Goldmanvivrait avec moi.

12J’allais, j’allais,

droit devant moi

Alors j’ai parcouru la TroisièmeAvenue. Pas à pas, depuis TheBowery jusqu’à la 57e Rue, pas àpas depuis la 57e Rue jusqu’à TheBowery. Le vent prenait l’avenue enenfilade, cette longue avenue droite,grise et sale comme un fossé : ilsoulevait des tourbillons depoussière au-dessous du métroaérien, il sentait le mauvais café etla viande grillée. J’ai retrouvé

l’antiquaire de Joseph Goldman, unvieillard élégant que j’avais vuamical, empressé, tournant autourde Goldman : « Bien sûr, monsieurGoldman, bien sûr. » Il meregardait à peine, continuant àécrire, dissimulé derrière des objets,de petites statuettes blanches qu’ilexaminait l’une après l’autre.Parfois il levait les yeux par-dessusses lunettes, ennuyé, ironique.

– Acheter ? J’achète tout et rien.L’art, ça ne se pèse pas. Vousvoyez…

Il me montrait une statuette,m’en demandait le prix, il me tenaità distance avec un mépris amusé,

mais je n’étais pas là pourl’écouter : il me fallait apprendre cequ’il vendait, connaître par lui lemarché, ces clients de la TroisièmeAvenue qui payaient avec deschèques de 500 dollars. J’ai montréune vitrine, désigné une ou deuxpièces :

– Oui ou non, seriez-vousintéressé ?

Il s’est arrêté d’écrire.

– J’ai tout un stock en Europe,mon père là-bas avait un fond.Goldman nous a beaucoup acheté.Il m’a donné votre nom.

Il était vieux, habile, hautain,

mais c’est moi qui le tenais, moi quine connaissais rien aux porcelainesmais qui savais le goût de l’or quibrûle les hommes. Il s’est levé.

– Cela dépend des prix, a-t-il dit.

– Vous verrez la marchandise.Mais dites-moi ce que vous voulez,

– Bon, bon, je crois que nousallons nous entendre.

Il souriait, il allait et venait, ildéposait des pièces sur la table.

– Ça, ils aiment ça. Ils cherchentà étonner. Ils paient, vous savez. Cesont de nouveaux riches, souvent.J’oubliais les encriers, les encriersXVIIIe...

Je ne pouvais plus le détacher demoi : il me répétait son numéro detéléphone, il me parlait de sonamitié pour M. Goldman.

– Vous m’appelez, n’est-ce pas,dès votre retour ?

À lui, à beaucoup d’autres dansla Troisième Avenue j’ai promis :mot après mot ils me livraient lesgoûts de leurs clients, leurs secrets.Désormais, je savais ce qu’il mefallait acheter en Europe.

– Je compte fermement survous, m’a dit le dernier que j’avaisvisité, un jeune homme fluet,parfumé et qui portait une chemise

rose.

Ils pouvaient tous avoirconfiance. Ils reverraient Miétekdans la Troisième Avenue.

Mais il y avait l’Atlantique, cemur, à franchir. Je suis alléd’agence en service officiel : levoyage coûtait cher, je n’étais pascitoyen américain, personne nepouvait me garantir le droit desortie et de rentrée. En Corée, leschars du Nord fonçaient vers le Sud,l’Europe paraissait être la prochaineproie de Staline. Ma grand-mèrepleurait :

– Tu vas te trouver en pleine

guerre, tu ne reviendras pas.

Mon oncle répétait qu’une placem’était toujours offerte, commevendeur, maintenant que je parlaisanglais.

– Tu ne vas pas me quitter,disait ma grand-mère. Tu as tout ici.Je mourrais avant ton retour.

Parfois il fallait aussi écarterceux qui vous aimaient : ilstentaient, comme père dans leghetto, de vous enfermer dans leuramour, leurs idées, leurs bras. Ils necomprenaient pas.

– Mama, tu m’attendras, ai-jedit. Tu ne veux pas que je sois

malheureux ?

Elle essuyait ses yeux : pourquoifallait-il que chaque pas del’homme lui coûte si cher, pourquoila tentation est-elle toujours des’arrêter de lutter contre le courant,de glisser avec les autres, d’accepterl’Umschlagplatz et la fosse, et cetemploi de vendeur de magasin ?

– J’ai raison, raison, mama, j’aitoujours raison.

Je voulais me convaincre aussi.

Au bureau des passeports, onm’a rendu ma demande. L’employésecouait la tête avec satisfaction :

– Je vous l’avais dit, vous ne

pouvez pas sortir des États-Unis.Faites d’abord votre servicemilitaire.

J’ai marché dans une rue que jene voyais plus : j’étais au fond d’unecellule, toujours ; chaque fois que jefranchissais un obstacle, un autres’élevait, inattendu, plus hautencore. Il fallait toujours se battre,s’agripper comme à Zambrowcontre le bois glissant, tenterd’atteindre le haut du mur,retomber, grimper à nouveau, sansfin. J’ai recommencé mesdémarches, harcelé les politiciens,les bureaux de recrutement, lesservices des passeports, j’ai déposé

des requêtes, des suppliques, desprotestations, demandé la réuniond’une commission spéciale, juréque j’allais me coucher devantl’entrée, mourir là s’il le fallait. Ilsn’avaient pas réussi àm’emprisonner au camp d’en basd’où on ne s’évadait jamais, j’avaisfranchi le mur, les barbelés, lespalissades du camp de Zambrow,j’avais fui du siège de la GestapoAllée Szucha et de la prison dePawiak, et ils espéraient me garderici ? Pour m’envoyer combattre enCorée dans une guerre qui n’étaitpas la mienne ? Ils ne connaissaientpas Miétek. Si l’Amérique avait été

attaquée sur son sol je l’auraisdéfendue. Je savais ce que je luidevais et j’aurais donné ma vie.Mais ces combats lointains ne meparaissaient pas mettre le sort dupays en question. J’avais déjà payépour la barbarie des hommes.J’avais le droit d’accomplir matâche. Pour les miens.

Enfin j’ai été convoqué devantune commission. Dans leurscostumes civils les trois officiers enretraite qui la composaient avaientl’air paisible d’hommescompréhensifs. J’étais assis face àeux, je les dévisageais ;

– Je dois partir, ai-je commencé.

J’ai raconté que j’avais mafamille à retrouver là-bas, dans lescamps de D. P. en Europe ; j’ai ditquelques épisodes de ma vie aughetto.

– Je dois partir.

L’un des officiers feuilletait mondossier, levant de temps à autre lesyeux sur moi. Comprendrait-il queje jouais ma vie : pour eux, cen’était qu’un mot sur un imprimé,pour moi la chance, la paix au bout,ma forteresse. Je regardais ceshommes qui parlaient entre eux àvoix basse. Tant de fois j’avais ainsitout misé, comme si je neconnaissais qu’une règle du jeu ;

tout perdre ou tout gagner. L’und’eux, aux cheveux gris coupés enbrosse, a donné un coup de tampon.

– À vos risques et périls, a-t-ildit, en me tendant un imprimé.

J’avais gagné. Le combat paie,Miétek, toujours. Je n’avais plusqu’à attendre le départ.

J’ai revu Fallsburg et Lakewood,j’ai roulé dans les forêts, entraînantma grand-mère dans mes courses.

– Tu veux te faire pardonner,disait-elle. Mais tu pars, je le savaisbien.

Je la prenais par les épaules :

– Tu vas m’attendre, sagement,quelques voyages et je t’emmènerai,tu verras.

– Je serai morte.

Je criais pour masquer monangoisse. Je lui montrais des ;

photos de jeunes femmes, liaisonsd’une nuit ou de quelquessemaines. Elle m’entourait decommentaires, passionnée, joyeusetout à coup d’être au cœur de messecrets.

– Laquelle vas-tu épouser ?

– Fortune d’abord.

Je conduisais, je marchais,incapable de rester enfermé : je suis

retourné dans la Troisième Avenue,j’ai liquidé mes derniers articles deconfection en vendant dans leBronx, rencontrant le conciergeitalien tout heureux de me revoir.

– Ils vous ont oublié, allez-y,allez-y.

Il se frottait les mains, medonnait des conseils.

– Vous avez la tête dure, disait-il.

Les escaliers, les couloirs, lesportes, les mêmes enfants, lesmêmes regards de femme : rienn’avait changé. Je sonnais, elleshésitaient, elles étaient là,

immobiles derrière leurs portes,depuis des années, chaque jour,pourquoi ? Pourquoi acceptaient-elles ? Je proposais mes derniersfoulards, je bousculais leurs refus,j’insistais. Elles étaient là,immobiles, peut-être la fatigue,l’âge ou le bonheur ? Peut-être mesparis, ma règle, tout gagner ou toutperdre était-ce ma folie, ma façonde fuir, l’aveu que j’étais condamnéà l’impatience. Elles entrouvraientla porte : je voyais les piècessombres, les enfants agrippés àleurs jambes. « Mendle, tu ne saispas vivre », répétait Goldman. Jedevinais la tristesse et la peur dans

leurs yeux ternes, leurs épaulesrésignées. Qu’est-ce vivre ? Leshommes s’entassaient ici dans laliberté d’un week-end avant des’enfoncer à nouveau dans leursemaine, dans leur vie, puis ilsretrouvaient le Bronx. Ils nesavaient pas, ils ne pouvaient pasou plus aller jusqu’au bout, engluésdans leurs marécages. Vivre, vivre,c’était courir d’arbre en arbre, allerjusqu’au bout, risquer, partir, toutperdre ou tout gagner, comme dansun assaut, dans les bois deRamblov.

Mais ce n’était pas facile. Ilfallait accepter d’être seul, souvent.

Et la fatigue et l’angoisse étaienttoujours en embuscade. Elles nem’ont pas quitté, elles m’ont assaillidès que j’ai posé le pied sur le pontdu paquebot. Les passagers heureuxétaient autour de moi, ils formaientdes groupes animés, ils riaient avecles officiers de l’Ile-de-France. Déjàj’étais atteint, seul, malade, et latraversée venait à peine decommencer. Nous étions partisdepuis deux ou trois heures, dans labrume, retrouvant la houle longueque je haïssais depuis mon premiervoyage en liberty-ship, déjà ilsdansaient, ils reprenaient desrefrains en chœur, ils formaient des

tables de bridge. J’étais seul, j’étaisun homme amputé de la joie, alorsj’aurais donné l’avenir pour unefemme du Bronx, pour la chaleurd’un de ces appartements tristes,pour Shirley Goldman, pour la placed’un vendeur. Au bar, je me suisapproché d’une femme, j’aicommencé à parler pour qu’aumoins il y ait le bruit de ma voix.Elle souriait puis elle est partie avecun autre et j’ai dû affronter lasolitude, l’inaction, j’ai dû retrouverles questions, les années passées,les visages, mes cauchemars. J’aibu, j’ai vomi, dormi pour oublier letemps, pour fuir.

Enfin, après des jours, noussommes entrés dans la rade deCherbourg.

J’ai sauté un des premiers sur lavieille terre, mon sol, j’ai marchésur les pavés ronds, usés par lespas, pareils à ceux de la rue Mila, àceux de la vieille ville, Stare Miasto,là-bas à Varsovie, à ceux de Lublinou de Bialystok. J’ai retrouvé desruelles, des maisons trapues,gonflées par le temps ; des caféssales aux odeurs de cuisine : j’étaisrue Dluga, c’était mon sol, mavieille terre, l’Europe, j’en avais dudésespoir et de la joie. Ici étaient lesmiens. Cherbourg, Paris, Francfort :

j’ai réappris les paysages, je mêlaisles lieux aux souvenirs, la Seineétait le Bug, le Rhin la Vistule. Jereconnaissais l’Europe, ses paysansderrière leurs charrues, les clochersde pierre, les villes ramassées, jem’enfonçais dans mon passé. Jen’ai pas dormi, pensant à cesenfants que j’aurais un jour, pourqui j’étais ici, préparant leurforteresse. Peut-être faudrait-il queje les élève sur la terre où les miensétaient nés, où ils reposaient, où ilsavaient souffert, où j’avaiscombattu. Alors, sur ce sol vieux,glorieux et humilié, crevé de fosses,ils comprendraient mieux ce que

nous avions été.

Le matin, je suis arrivé àFrancfort. Autour de la gare oncommençait à reconstruire : desesplanades dégagées rappelaient leschamps de ruines. J’ai hésité, neconnaissant pas la ville, pris par cesvoix allemandes, la guerre quisurgissait. Un jeune homme estvenu vers moi, brun, des cheveuxcachant à demi ses yeux, ilressemblait à ce jeune homme queles soldats russes, un soir à Berlin,voulaient fusiller et que j’avaissauvé.

– Dollars, change ?

J’hésitais encore, pris entre laprudence et l’intérêt.

– Six cinquante, a-t-il dit.

C’était un cours très avantageux.Je l’ai regardé : il a rejeté sescheveux en arrière d’un coup detête, me fixant dans les yeux. J’aisorti 20 dollars.

– Je vais chercher les marks.

Il a pris les 20 dollars.

– Je ne suis pas un voleur,monsieur. Attendez-moi.

Je l’ai vu partir lentement,tourner le coin de l’une des rues quis’ouvraient en face de la gare et

avant même de l’avoir perdu de vuej’ai compris que j’avais été vaincu.J’ai attendu quelques minutes sansillusion : moi, Miétek, du ghetto etde Treblinka, dépouillé comme lepremier touriste venu, vaincu, enAllemagne ! J’avais fait confiance,j’avais baissé ma garde, j’avais eutort. Mais je suis têtu. J’ai marchéle long du Main, regardant à peinele fleuve, tout à ma colère, à mahargne, contre moi, contre eux. Ces20 dollars, c’était toute ma vie, mavengeance, Berlin vaincue qu’ilsavaient regagné d’un seul coup. Jesuis retourné à la gare, rentrant surles quais, attendant encore, le

temps de les convaincre que j’avaisabandonné. Vers le soir, je suis sortiavec un groupe de voyageurs : ilétait là, à l’écart, guettant une autreproie. Je l’ai pris par derrière,serrant son cou, l’attirant contreune palissade dans la nuit. J’aiserré :

– Mes 20 dollars, ai-je dit enallemand.

Il étouffait, il se débattait. Je l’ailâché un peu.

– Dépêche-toi.

Il n’avait rien sur lui, les autresavaient gardé l’argent. Nous avonsmarché, je lui tenais le poignet, il

baissait la tête. Sa sœur, sa mère,son père, il m’expliquait, il tentaitde me convaincre. Enfin, nousavons monté des escaliers dans unimmeuble sombre : je l’ai repris parle cou.

– Je t’assomme, ai-je dit, aumoindre danger.

Mais ce n’était que de petitstruands : un vieil homme au sourirede mouchard à demi couché sur unlit, une fille maigre. Je tenais l’autrepar le cou, au creux de mon bras.

– Mes 20 dollars.

Ils se sont regardés, le vieuxs’est redressé.

– Je l’assomme, ai-je dit, sanshésiter.

Je n’avais pas l’air de quelqu’unqui plaisante. Le vieux a fouillésous le matelas. Il y avait une liassede dollars.

– Donne tout.

Je l’ai poussé d’un coup de pied,lui arrachant de ma main libre lesbillets. J’ai compté quatre billets decinq dollars et j’ai jeté les autresbillets dans la pièce. Puis j’ai envoyéle jeune homme dans leur directionet j’ai bondi vers la porte, courudans l’escalier. J’étais toujoursMiétek. J’allais gagner ma guerre.

J’ai parcouru Francfort : lesboutiques étaient pauvres, lamarchandise venait de Berlin. Deuxjours plus tard, je volais versTempelhof : il fallait toujoursprendre l’eau à la source.

À Berlin, j’étais chez moi : lesrues, le ciel, tout me parlait. J’airetrouvé Tolek qui vivait mal depetits métiers, pensant à la Pologne,à Israël, fixé à Berlin par devoirfamilial.

– Travaille avec moi, ai-je dit.

Je reconstituais une bande,comme au temps de Mokotow-la-Tombe. J’ai visité les antiquaires, je

me souvenais des objets de laTroisième Avenue. Ils étaientdevant mes yeux. J’ai discuté lesprix, essayé de comprendre,cherchant à savoir comment tournela pensée d’un antiquaire, commenton peut l’arrêter, entrer en elle.J’avançais avec prudence : c’étaientdes gens rapaces, habiles. Je restaissur mes gardes, les laissants’avancer, puis je lançais un chiffre,très en dessous de leurs prix.

– Mais vous êtes fou, mon cher.

Alors nous recommencions, jesuis têtu. J’arrivais à leur faireabandonner quelques-unes de leursexigences. Ils n’étaient pas de taille

à lutter : ils parlaient bénéfices etmoi je jouais ma vie, des années detravail dans ce premier voyage. Ilme fallait réussir, j’avais commejadis au ghetto, un mur à franchir.Et c’était plus facile. Partout, jelaissais mon nom, des commandes,pour d’autres voyages.

– Je reviendrai.

C’était mon mot de passe. EtTolek était sur place qui mereprésentait. Nous entassions lesobjets chez lui et toutes les nuitsnous emballions, nousnumérotions. Tolek riaitsilencieusement en s’essuyant lefront.

– Que tu chasses le nazi ou lesencriers, tu es toujours le même,Miétek, on ne te changera pas. Tuas la fièvre.

– Je suis en retard, toujours.

J’étais en retard d’une enfance,du bonheur ; je courais après eux.Je ne pouvais pas m’arrêter.

La douane, les transporteurs, lebateau : déjà ce premier voyages’achevait. Je n’avais plus un dollarquand j’ai débarqué à New York,mort de fatigue. J’ai pris le métropour rentrer. La ville était sous laneige, les voitures enseveliesformaient des masses blanches.

J’étais comme ivre : je regardais lesvisages, ces gens qui remontaienttranquillement la 186e Rue et queje croisais. Quel est le monde réel ?Le leur, immobile, le mien quidéfile ? J’ai sonné. Ma grand-mèreétait contre moi, prenant mes jouesentre ses mains tièdes.

– Mais tu es gelé, Martin, toutgelé.

Je riais de fatigue et de joie :j’étais là, j’avais franchi le mur. Pèrem’attendait devant la porte, je luiexpliquais, le pain que j’avais achetéet vendu, les gâteaux de lapâtisserie Gogolevski, le tramway.

– Je suis de retour, ai-je dit, tuvois mama, je suis là.

J’avais à peine le temps deprendre un bain. Déjà j’arpentais lesdocks, les poches vides, sans argentpour dédouaner ma marchandise,sans argent pour la fairetransporter. Et il me fallait lavendre vite, pour repartir acheter ànouveau, revenir, vendre, acheter.J’ai demandé à voir le directeurd’une maison d’expédition qui avaitson siège à Battery Park.

– Mais qui êtes-vous, monsieur,répétait la secrétaire ? M. Clark nereçoit que sur rendez-vous.

– Je ne partirai pas. Je suisimportateur. Vous allez fairemanquer une grosse affaire à votremaison, une grosse affaire.

J’ai été reçu par M. Clark.

– Avec moi vous allez prendreun petit risque, ai-je dit, avantmême de m’asseoir. Parce que jevous donne des garanties et que jevais devenir un gros client. Je suisimportateur.

J’étais importateur : le mot arésonné en moi, brutalement,comme une secousse. Importateur.Tu as gagné, Miétek. Ils ne t’ont pastué, et maintenant tu es là :

importateur…

Le directeur m’examinait, nesachant trop comment m’accueillir.J’ai souri :

– Je n’importe pas du blé ou despommes de terre, mais des objetsd’art.

J’ai parlé, raconté le temps dughetto : au bout d’une heure, contrela garantie de mes marchandises, ilacceptait de prendre en charge ledédouanement, le transport,l’entrepôt. Je paierai à la vente. Ilfallait vendre. J’ai retrouvé laTroisième Avenue, proposant un oudeux objets : les antiquaires avaient

sorti leurs griffes. Le jeune hommefluet et parfumé, en chemise rose,rognait mes prix, l’un après l’autre,croyant me tenir.

– Bien sûr, il y a les acheteurs,mais nous sommes dans unepériode difficile.

Je n’ai pas discuté : il fautparfois contourner les obstacles.J’ai repris mes objets, négocié avecun commissaire-priseur d’unegrande salle des ventes : au-dessousd’un certain prix d’enchère, c’estmoi qui rachetais sans payer decommission. J’ai dû convaincre lecommissaire-priseur. J’ai répété,argumenté :

– Je serai là, je pousserai lesprix. Vous ne risquez rien, regardezces faïences, ils vont se battre, jevous jure.

Il hésitait. Tous, ils hésitaienttoujours, au ghetto, à Zambrow, àNew York, j’avais toujours dû forcerles hommes à agir. À chaque fois, ilme fallait arracher les décisions.Finalement, il a dit d’un ton las :

– O. K., allons-y, pour une fois.

À la première vente, j’étais aumilieu de la salle, observant mesclients, ces femmes en chapeaux,aux cheveux blonds ondulés venuesavec une amie, ces antiquaires du

Middle West, du Sud ou de laCalifornie pour qui New York étaitBerlin. J’ai levé le premier la mainpour lancer les mises, puis de tempsà autre je donnais de la voix, faisantmonter les enchères. Elles sebattaient. Mes objets défilaient.Trois jours, trois jours fastes : lesdollars s’accumulaient, je doublais,je triplais parfois. J’ai payé Clark. Lesoir, dans la cuisine, j’ai fait devantma grand-mère, sur la table, entreles plats, des petits tas : deschèques, des dollars, des chèques.Elle secouait la tête, ravie, inquiète,heureuse et angoissée :

– Tu ne vas pas repartir, a-t-elle

demandé.

Je repartais deux jours plus tard.J’en avais fini avec le bateau : jesautais le mur. Un bond en avionjusqu’à Francfort, un autre jusqu’àBerlin. Tolek m’attendait àTempelhof, nous nous embrassions.

– Ça marche, Tolek, ça marche.

En taxi, je faisais le tour desantiquaires, Tolek avait fait passerdes annonces dans les journaux :des particuliers téléphonaient.Maintenant je ne discutais plus lesprix. Mon principe : acheter etvendre vite. Un petit bénéficemultiplié donne un gros bénéfice.

La marchandise arrivait. Berlindevenait pour moi une lointainebanlieue de New York, l’avion étaitmon tramffay. Des mois durant j’aitourné ainsi, d’un continent àl’autre. J’avais découvert le goûtpour la marchandise française : jem’arrêtais à Paris. Dès le vendredi,avant l’ouverture, j’étais au Marchéaux puces, je recherchais lamarchandise pour « Américains »,les objets gais chargés de dorures.De Paris, j’apercevais rapidementles rues, le ciel, j’achetais sansmarchander, la vitesse était maforce. Time is money. Le lundi, jefilais vers Francfort et Berlin.

Bientôt j’ai ajouté Londres à monpériple. J’achetais, je téléphonais, jesautais d’un taxi dans un avion, jedormais. Parfois, je traînais dans unbar pris entre la fatigue et le besoinde parler à quelqu’un. Il m’arrivaitde rencontrer une fille. Mais je melevais, déçu. À New York, j’avaisrevu Margaret, l’étudiante qui avaittravaillé avec moi à l’hôtel deFallsburg. Elle était douce, elle meregardait fumer, assis au bord du lit,à demi rhabillé.

– Prends le temps de vivre,Mendle, disait-elle. Ne cours pastoujours.

J’essayais de m’allonger près

d’elle. Le jour se levait : j’avaistoutes ces marchandises àl’entrepôt à contrôler. Je préféraisle travail à la paix qu’elle m’offrait.Peut-être un jour une femmeréussirait-elle à ralentir ma course,peut-être un jour trouverais-je legoût du repos. Alors, avec cettefemme-là, seulement avec elle, jeconstruirais ma forteresse.Margaret me laissait partir.

– Apprends à être heureux,Mendle, tu fuies toujours.

Je l’embrassais, je la quittaismais ces mots cheminaient,troublaient mon sommeil. Lesphrases de Goldman revenaient.

Quand donc arriverait-il ce jour oùje déposerais les armes ? Puis letravail m’enveloppait à nouveau. Unaprès-midi, dans une des salles devente, alors que je levais le braspour pousser une enchère, on m’afrappé sur l’épaule. Jack Ellis, undes clients de l’hôtel de Fallsburg.La chance. Il tenait avec son frèreJoe un magasin tranquille, vieillot,dans la Troisième Avenue. Je suisrentré avec lui : j’ai visité les caves,je voyais déjà mes caisses en place,les clients se pressant autour demoi. La chance : Jack et Joe Ellisont accepté. J’étais l’importateur, jevendais chez eux et ils touchaient

un pourcentage sur les ventes.

Alors mon travail a pris encoreun rythme plus rapide : New York,Londres, Paris, Francfort, Berlin,Francfort, New York, les rues de cesvilles, les visages de ces villes. Lesantiquaires qui parlaient russe oupolonais au Marché aux puces, lesAllemands de Berlin, lesdécorateurs qui se succédaient dansla boutique de la Troisième Avenue,Tolek qui m’accueillait à Berlin, lestaxis, le sommeil qui tombait d’unseul coup sur moi, ces minutes lematin, quand immobile, les yeuxfermés, je les retrouvais, les miens,père, mère, mes frères, Rivka, que

je n’oubliais jamais, eux, tous lesautres. Puis un bond, le téléphone,les entrepôts. Souvent, pouréconomiser, je déchargeais seul lecamion dans la Troisième Avenue :80 caisses à descendre, à porterjusqu’à la cave, 80 caisses à placerl’une sur l’autre jusqu’au plafond.80 caisses qu’il fallait ouvrir. Lesclients étaient là, ils venaient de LosAngeles, de Houston, de Memphis :décorateurs, antiquaires,marchands qui achetaient en gros.Ils tendaient leurs mains : « Pourmoi, vous m’aviez promis. » Jeclignais de l’œil, je posais l’objetdans un coin. J’étais encore sur la

plate-forme du tramway, soulevantmoi-même les sacs de blé, lestendant aux porteurs. Puis jerepartais : New York, Londres,Paris, Francfort, Berlin, Francfort,New York.

J’arrivais toujours à Paris levendredi matin. Je filais aux puces :marché Vernaison, marché Paul-Bert, marché Biron. J’avais achetéune bicyclette qu’une concierge megardait et pour aller plus vite jel’enfourchais, la laissant à quelquedistance des boutiques car j’étais unantiquaire important, un antiquaireaméricain. Parfois, le dimanche,avant de partir pour Francfort, je

traînais dans les rues, guidé par lehasard, par une femme qui passait.J’aimais cette ville, ce fleuve, cesponts. Je m’asseyais au soleil, jefermais les yeux, c’était la douceurde mai, ce pont était le pontPoniatowski et j’allais rencontrerZofia. À Paris seulement j’avaisenvie de flâner. Mais je n’avais pasle temps.

À Berlin, le marché devenaitdifficile.

– Il n’y a plus rien, Miétek.

Tolek maintenant m’accueillaitpar cette formule et elle devenait àchaque voyage plus vraie. Tous les

antiquaires d’Amérique s’étaientabattus sur Berlin, vidant la ville etl’Allemagne de ses porcelaines.Tolek me montrait une série deplateaux aux dessins d’or effacés.

– C’est tout, dit-il. Il n’y a plusrien. Simplement ce que les autresne veulent plus.

– Achète, Tolek, achète tout.

J’ai vu s’entasser les encriersébréchés, les soucoupes délavées.

– Tu es fou, Miétek, répétaitTolek.

Je l’ai entraîné et au bout dedeux jours de recherche nous avonstrouvé un vieil artisan peintre prêt à

remettre nos porcelaines en état.Dans la Troisième Avenue, lesacheteurs étaient de plus en plusnombreux, mais Tolek a de nouveaulevé les bras.

– Il n’y a vraiment plus rien.

C’était vrai. Je suis resté près dedeux semaines en Allemagne. Tolekrépétait :

– Retirons-nous, Miétek. Celasuffit.

Je n’avais pas atteint mon but,pas encore. Et je ne voulais pasabdiquer. Jamais. J’ai cherché etfinalement j’ai trouvé la K. P. M., laManufacture Royale de Porcelaine,

une mine d’or.

Tolek riait.

– Tu es fou Miétek, fou, la K. P.M., mais c’est officiel, seulementpour les Rois, les présidents.

Je valais bien son fondateur, leRoi de Saxe, nous valions bien,nous tous, mon peuple, cesEmpereurs, ces Rois, ces Princesallemands pour qui la K. P. M. avaitexclusivement travaillé depuis ledébut du XVIIIe siècle.

– Moi Miétek, moi, un petit Juifdu ghetto, la K. P. M. travaillerapour moi.

Ça été long, difficile. J’ai vu le

directeur, j’ai négocié, payé,soudoyé. Puis, un jour, les grosfours cylindriques de la K. P. M. sesont mis à chauffer pour mesporcelaines, pour moi le rescapé deTreblinka. Cela aussi c’était unerevanche. Et un coup de génie.

L e s antiquités que la K. P.M . f a b r i q u a i t , étaientauthentiques ! Et les dollarss’accumulaient et chaque millier dedollars c’était un mur de maforteresse qui s’élevait.

Mais la vitesse était ma loi et laK. P. M. travaillait comme au XVIIIe

siècle. Après quelques mois, ànouveau, je ne pouvais plus

satisfaire la demande : il me fallaitd’autres solutions.

J’ai su qu’il y avait des usines enBavière et à l’un de mes voyages,j’ai loué une voiture, roulé vers lesud. Les bois, les vallées, le ciel : larégion ressemblait à celle deRosswein, de Doebeln. Mais jeroulais dans un autre monde et àquelques kilomètres à l’est j’avaislaissé des camarades, ces soldatsqui étaient apparus sur une routede Pologne en criant Na Berlin !Depuis, qu’étaient-ils devenus cessoldats fraternels ? Moi j’avaisessayé de vivre ce que je pensais,d’être juste avec les hommes,

d’acquitter ce que je devais, deréclamer mon dû. Je ne voulais êtreque du côté des hommes, et ilsétaient partout, de chaque côté desfrontières. Comme les bourreaux.

Je me suis arrêté à Moshendorf,puis à Hof. J’apercevais lamontagne toute proche, les grandsarbres, les prairies. Ici j’étais à lasource. J’ai visité une manufactureà Moshendorf, vu les ouvriers enblouse blanche courbés sur lesporcelaines, surveillant les fours. Iciétait la source. J’ai demandé à voirle directeur. Il m’a reçu dans unbureau qui ouvrait sur la campagne.

– Vous avez une grande

tradition, ai-je dit.

Il souriait, hochant la tête. Jepensais à Schultz qui, au ghetto,nous faisait travailler commeesclave, Schultz marchant dans lesshops, satisfait, prospère, Schultzpris, libéré. Maintenant ils allaienttravailler pour moi.

– Vous serez sûrement capablesde faire ça.

J’avais des modèles, desphotographies, je les ai posés sur lebureau. Il s’est défendu pied à pied.Je coupais ses phrases :

– Je paye, j’achète tout.

Finalement, nous avons conclu

un marché. À Hof aussi j’ai gagné.Maintenant, je n’étais plusseulement importateur ou fabricantde vraies antiquités, mais aussicopiste ! J’ai roulé lentementjusqu’à Francfort, apaisé : j’avaismis une machine en route, elletournait. Le plus difficile c’étaittoujours le premier saut, quand letramway file, qu’il faut s’agripper etqu’on ne sait pas comment va réagirle Bleu sur la plate-forme, qu’on n’ajamais franchi le mur. Après toutest simple : on risque sa vie, maisc’est la routine. J’avais passé le cap,sauté les obstacles, le courantm’emportait.

Je me suis arrêté à Nuremberg :ainsi c’était là la ville où ils serassemblaient, là qu’il avait surgipour la première fois, ce mal quiavait saccagé des millionsd’hommes. Je roulais dans les ruesessayant de comprendre, de devinerce qu’avait dû être ce temps-là,quand les hommes d’ici s’étaientlaissés entraîner. La ville étaitnoble, belle malgré les destructions.J’ai traversé des ponts sur laPequitz, regardé ces églises depierre sombre, marché dans lesvieilles rues, là Hauptmark. Iciaussi les pavés usés, comme àCherbourg ou rue Mila. J’ai observé

ces hommes pareils aux autres, cesenfants : il y a des années le mal lesaurait emportés, ils se seraientrassemblés sur le stade dans lesprojecteurs et les cris. Il ne fallaitjamais laisser renaître ce mal.

J’ai pris l’avion à Francfort,retrouvé New York, ma grand-mère,Jack et Joe Ellis : les commandesaffluaient. Bientôt sont arrivées lesmarchandises fabriquées àMoshendorf et à Hof. À peinedébarquées, elles étaient vendues ;j’entassais les dollars, j’investissais,je plaçais.

Un soir, comme je rentrais trèstard ayant quitté Margaret, j’ai

trouvé ma grand-mère dans machambre. Elle s’était allongée surmon lit et elle dormait, les épaulesenveloppées dans un châle, sescheveux blancs tombant en tressesautour de son visage. Sa respirationsoulevait à peine sa poitrine. Je suisresté là, à la regarder, si maigre, sifrêle ; elle s’est réveillée tout àcoup. Je lui ai tendu la main pourqu’elle se redresse.

– Je t’attendais.

– Tu es folle, mama.

– Il faut que tu te dépêches,Martin.

Je n’ai pas compris.

– Si tu veux que je voie tesenfants. Tu es riche, maintenant.

Mama, mama.

L’angoisse me balayait : ce corps,c’est vrai, il ressemblait à ceux deces vieillards que je recevais dansmes bras, là-bas à Treblinka, auLazaret.

– Chaque jour, Martin, chaquejour, demain, ça peut arriver. Jesuis vieille.

Je l’ai prise contre moi,caressant ses cheveux : « Mama,mama », mais elle secouait la tête.

– Chaque jour, dépêche-toi.

J’ai plaisanté, juré que je memariais dès le lendemain, puis jesuis allé l’embrasser dans son lit.Dans le visage je n’ai vu que lesyeux bleus qui ressemblaient à ceuxd’une enfant.

– Dépêche-toi, a-t-elle répété.

Je n’ai pas pu dormir :maintenant, j’étais riche, citoyenaméricain, importateur, fabricant,j’ouvrais une succursale au Canada,une autre à la Havane. J’étaispropriétaire d’immeubles, je plaçaismon argent en bourse. J’allais decapitale en capitale, mes banlieuess’appelaient Paris et Berlin. Et jen’avais rien de ce pourquoi j’avais

construit tout cela : j’étais seul.Mama pouvait mourir chaque jour.J’étais seul entouré d’objets inertes,ces dollars, ces caisses, ces biens. Etje ne m’imaginais plus que cela pûtchanger. Je passais de femme enfemme, de lit en lit ; aucune neréussissait à faire taire en moi lesvoix, les noms, les visages, les lieuxqui me hantaient. Le temps d’uneétreinte, j’étais avec elles puis, àleurs côtés, allongé, une cigaretteentre les lèvres, je les perdais, je meperdais, elles n’existaient plus.Rivka ou Zofia, ma mère, mesfrères, le sable jaune, voilà ce quim’étouffait près d’elles après

l’amour.

Dans l’aube qui se levait j’aitéléphoné à Margaret. C’était laseule que je voyais régulièrement :mais pourquoi la lier à ma vie ? Elleaussi avait si peu d’existence.Pourquoi l’enchaîner à mescauchemars, la contraindre à cettetorture de me savoir toujoursailleurs ? Je suis allé la retrouverdans son petit appartement deBrooklyn, du côté de FlatbushAvenue. Elle s’y était installéedepuis que j’avais réussi à luitrouver un job de décoratrice chezWolker, un antiquaire, un ami. Àdemi réveillée, en peignoir, une

tasse de café à la main, elle m’aouvert en secouant la tête :

– Alors, Mendle, ça ne va pas ?

Je l’ai embrassée distraitement.

– Viens ici, a-t-elle dit.

Elle m’a forcé à enlever maveste.

– Assieds-toi, parle. Tiens.

Elle m’a tendu sa tasse.

– Bois, c’est chaud.

J’avais un long discours à faire,sur moi. Qu’est-ce que j’étais,pourquoi cette course, ce vide tout àcoup, cette impossibilité à sortir demoi avec une femme ?

– Même avec toi, Margaret.

– Je sais, je sais.

– Je t’épouse, ai-je dit tout àcoup. Nous aurons des enfants.

– Bois, Mendle.

Elle s’est penchée vers moi, mecaressant les cheveux.

– Tu cherches, tu cherches. Maisça viendra tout seul, ou jamais. Tutrouveras une femme ou tu n’entrouveras pas. Mais ce n’est pasmoi, Mendle, sûrement.

– Pourquoi pas toi ?

– Ça te tombera dessus, d’unseul coup. Tu n’es pas de l’espèce

raisonnable, tu n’es pas fait pour lesmariages comme ça, par raison.

Elle parlait comme Goldman.Elle m’a embrassé.

– Tu mérites de trouver, Mendle.

Je l’ai serrée contre moi, c’étaitune douce amie, une camarademais elle ne pouvait pas combler cegouffre de malheur qui s’ouvrait sisouvent en moi. J’ai dormi un peu,près d’elle puis à nouveau j’airetrouvé les choses inertes dont jeremplissais ma vie. À Hof, àMoshendorf, les manufacturestravaillent pour moi ; à Paris, àLondres, à Berlin, je continuais mes

achats. J’ajoutais d’autresimportations à mes caisses d’objetd’art ; l’engrenage tournait, desdollars naissaient d’autres dollars.On m’apportait des idées ; j’aiacheté et revendu des voitureseuropéennes par centaines ; j’ai faitfabriquer des lustres anciens à Pariset depuis la côte Ouest, du Sud etdu Middle-West, les antiquaires mesuppliaient de les leur réserver.J’étais riche et contraint detravailler de plus en plus pourtenter de combler le gouffre, derefouler les cauchemars. Mesvoyages devenaient plus rapidesencore. Tolek répétait :

– Tu es un cheval emballé,Miétek. Un jour tu vas avoir de labave à la bouche.

J’allais, j’allais, droit devant moi.

En arrivant un soir à IdlewildAirport, devant la douane, unehôtesse m’a tendu un message,mais avant même que j’aie pul’ouvrir deux hommes jeunes auxcheveux courts m’ont encadré :

– Monsieur Gray ? S’il vousplaît, contrôle des douanes.

Marchant entre eux, je suis sortide la colonne des passagers.

Dans une pièce isolée j’ai subiun long interrogatoire, puis une

fouille complète. Ils avaient faitapporter tous mes bagages.

– Mais que cherchez-vous ?

Ils ne répondaient pas. Je savaisseulement qu’ils étaient du F. B. I.Ils m’ont obligé à les accompagneraux entrepôts : les caisses étaientdéjà ouvertes.

– Bien, ont-ils dit enfin.

Puis j’ai dû me rendre aumagasin, dans la Troisième Avenue.Montrer mes chéquiers, lacomptabilité. Je subissais. Je metaisais. Ils étaient la puissancesouveraine, silencieuse,indifférente. Ils n’ont rien trouvé.

– Un simple contrôle de douane,ont-ils répété en partant.

C’était banal, sans conséquence,et pourtant j’étais épuisé : à chaqueinstant, il pouvait surgir ainsi desforces anonymes qu’un concurrentjaloux mettait en branle et quivenaient dans la constructiondifficile d’une vie jeter le désordre.Parfois ces forces, c’était l’armée, laguerre. Quand serais-je à l’abri,libre ? En fouillant dans ma poche,j’ai retrouvé le message quel’hôtesse m’avait tendu et quej’avais oublié.

Passer d’urgence 186e Rue 567Ouest. Monsieur Feld.

Je suis tombé dans la fosse desable jaune.

13Je la connaissaisdepuis toujours

Elle était sur son lit, déjàhabillée, les mains croisées sur sapoitrine. Mon oncle était assis prèsd’elle. Elle était sur son lit mais seslèvres ne bougeaient plus, ellesétaient serrées, minces, commeaspirées vers l’intérieur, comme sielles avaient voulu donner undernier souffle, jusqu’au bout. Elleétait maigre, si maigre, vêtue de sesvêtements de fête, ceux qu’elle

portait sur le dock, le premier jour,au bout du couloir entre la foule etj’avais marché vers elle depuis laplace Muranowski, depuis cemoment où mon père m’avait parléd’elle, la nuit, dans le ghetto laveille de notre combat. Ceux qu’elleportait quand, toute droite, elle étaitassise près de moi, quand nousroulions vers Atlantic City dans maPlymouth bleue. C’étaient desvêtements de deuil, c’étaient desvêtements de fête, une mince étoffeà bas prix que je sentais sous mesdoigts, une pauvre étoffe quienveloppait sa richesse, sa vie. Oh !Mama, mama, toujours le deuil.

J’avais touché tant de morts, vutant de corps. Oh ! Mama, mama,toi aussi. Je suis allé pleurer dans lacuisine. J’ai crié. Avec elle, toutétait mort, j’étais mort aussi, oh !Mama. J’ai touché les objets, lesplats, la table, je suis retourné danssa chambre. Elle était sur son lit, etje ne pourrais plus rien lui donner,jamais. Je l’avais quittée, j’avaisvendu, acheté, sauté d’avion en taxi,j’étais riche, j’avais vécu pour moi,comme un sauvage, je l’avaislaissée. J’aurais dû rester prèsd’elle, vivre avec elle, pour elle : lavoir, la prendre contre moi, simaigre, si frêle, une enfant.

Je ne pouvais pas : je suis parti àla dérive dans les rues, les snacks, lemétro. Je l’ai laissée. Adieu, mama,adieu. J’ai marché des heures dansla poussière et le bruit. Au milieu dela nuit, peut-être la deuxième nuit,je suis arrivé chez Margaret. Je n’airien expliqué, me remettant àpleurer, par grandes vagues.

– Mendle, Mendle.

C’est tout ce qu’elle pouvait diremais sa voix me faisait du bien.Parfois je m’entendais pleurer,j’écoutais mon propre désespoir, jesortais de moi et je voyais ce Miétekqui frappait sur ses genoux, quireniflait, qui se noyait. Alors, j’ai

repris un peu le contrôle de moi.

– Je ne fais plus rien ici,Margaret. Je ne peux plus.

Elle ne comprenait pas.

– Pourquoi la vie ?

– Tu es fatigué, a-t-elle dit. Tuoses dire ça ? Penser ça ? Toi,Mendle.

Oh ! Mama, toute sa vie, sonsourire, ces mains qui pétrissaientla pâte, ces questions qu’elle meposait avant de sortir avec moilorsque je l’emmenais à Lakewood,à Fallsburg :

– Ce chapeau, crois-tu qu’il va,

Martin ?

– Petite jeune fille, mama, unevraie jeune fille.

Tout cela, une éternité desouffrance, de joie, d’amour, desavoir, tout cela dilapidé d’un seulcoup, dispersé dans la terre. Je nem’habituerai jamais à la mort. Et lamort de mama rouvrait toutes lesfosses, elle était à nouveau la mortde tous les miens, ilsm’entraînaient.

– Tu n’as pas le droit, Mendle, ettu le sais bien, répétait Margaret.

Elle était ma douce amie, macamarade. Nous sommes partis

pour quelques jours à Fallsburg,puis elle m’a laissé seul, là-bas,dans l’hôtel entouré de forêts. J’airamé sur le lac, j’ai marché, marchéà en crever de fatigue. C’était lemoment du grand examen : jem’étais battu pour survivre, pourtémoigner, pour venger les miens,les continuer, bâtir une forteresse,avoir des enfants. J’étais allé toutdroit, de but en but, j’avais sautépar des fenêtres, dans des caves, jem’étais accroché sous un camion, jem’étais enfoncé dans la merde,j’avais tué, chassé les bêtes à visaged’homme, choisi le risque, changécent fois de vie. Et puis j’étais seul.

J’avais toujours dit adieu ; adieu lesmiens, adieu camarade auxcheveux, roux, adieu mama. J’étaislas : toujours debout Miétek, maiscomme un arbre rongé, l’écorce estbelle et l’arbre est vide. J’étaismalade de trop de solitude et detrop de malheur. Pourquoienchaîner une femme à ma vie,pourquoi donner la vie, une vie quetout menaçait ? Pourquoiconstruire une forteresse, pourqui ? Pour qui ?

J’ai marché sous la pluie et laneige. Fallsburg était désert, balayépar un vent froid du nord. Certainsjours le soleil brillait paraissant

geler le ciel au lieu de le chauffer.Pour qui, ma forteresse ? Je n’avaispas le droit d’en finir avec la viemais je n’avais pas le droit, avec cegouffre en moi, de donner la vie. Jene pouvais que durer, aller au jourle jour, comme ces fourmis quirecommencent sans fin leurchemin. Père, j’irai jusqu’au boutmais maintenant le jeu m’échappe.Ce que je devais faire je l’ai fait : j’aisurvécu, je me suis battu, je vous aivengés. J’ai retrouvé mama, je l’aiaidée à vivre, mal mais comme j’aipu, j’ai entassé les pierres pour maforteresse, j’étais prêt. Mais lemalheur est en moi, le vide est

autour de moi. Une forteresse pourqui, pourquoi ?

Je suis devenu une mécanique,une horloge exacte qui donnait cequ’on attendait d’elle : des rendez-vous aux décorateurs, des coups detéléphone à Clark, des télégrammespour Moshendorf ou Hof. J’agissais,efficace, je ne ratais ni les avions niles ventes. Jamais mes affairesn’ont mieux marché : je n’étais quecela, un importateur, un fabricant,un rouage du monde des affairesque rien ne paraissait perturber,ponctuel, actif, inventif. J’aurais putourner ainsi jusqu’au bout de mavie : j’encaissais, j’investissais,

j’achetais, j’encaissais. Cela a durédes semaines, des mois. Puis j’aicommencé à ressentir des douleursdans le dos, une fatigue diffuse quinaissait à la base du cou etrayonnait vers les épaules. L’œilque j’avais blessé depuis ce tempsde Varsovie me faisait souffrir. Lescauchemars ont rongé mes nuits. Lematin je me levais avec difficulté.J’ai continué, j’encaissais,j’investissais, j’achetais. Puis unautre grain de sable est venu dans lamachine, irritant. Le F. B. I. ne melaissait pas en paix : à chaquevoyage j’étais fouillé, je perdaisheures. Mes caisses étaient

ouvertes, je retrouvais des plateauxde porcelaine brisés. Ilss’excusaient, on me dédommageait,mais ils revenaient, persuadés – parqui ? – que je transportais de ladrogue ou que je volais le fisc. Jeme suis habitué à ce grain de sable :à la douane, à Idlewild Airport, jedevançais le policier qui feuilletaitles pages du grand livre àcouverture noire :

– Je suis dans le livre, je suisprêt.

Mais il y a eu d’autres grains,inattendus, douloureux, comme desavertissements. J’avais pris l’avionà Montréal pour Londres. Les

passagers dormaient, jesommeillais regardant la nuit.Brusquement, j’ai senti que l’avionamorçait une courbe et j’ai aperçudes flammes jaune et bleu quis’échappaient de l’un des moteurs.L’hôtesse est venue vers moi, tirantle rideau devant le hublot, mettantson doigt sur la bouche, montrantles autres passagers. Je me suis tu,gardant les poings serrés de nepouvoir rien faire, d’être contraintde m’en remettre à d’autres. Enfin,nous nous sommes posés sansdifficulté à Montréal. Et je suisreparti quelques heures plus tard,oubliant de télégraphier à Tolek qui

m’attendait à Berlin. J’allaiscertainement avoir du retard, peut-être un jour ou deux. Je lui aitéléphoné dès mon arrivée àTempelhof. J’étais heureuxd’entendre sa voix, je lui racontaisl’accident.

– Je ne peux pas te voir avant cesoir, a-t-il dit. Mais ce soir je tiens àte voir.

Il a raccroché sans explication.Toute la journée j’ai été repris par lemécanisme des affaires et quand jesuis rentré chez lui j’avais oubliécette colère qu’il avait eu du mal àdissimuler. Il était assis, une fillequ’il connaissait depuis quelque

temps auprès de lui.

– Miétek, il faut qu’on discutesérieusement.

Nous avions été des frères, nousavions couru ensemble dans lesrues de Berlin, nous nous étionsembrassés alors que les soldatsbrandissaient le drapeau de lavictoire. Il savait tout de moi, j’étaislui. Et brusquement il balayait cela,d’un revers de main.

– Tu ne penses qu’à toi, Miétek,tu es un dictateur, tu donnes desordres... Je ne peux plus travailleravec toi, réglons tout ça.

– Si tu veux, Tolek.

Nous nous sommes assis l’un enface de l’autre. La fille présente,indiscrète, bruissante » nousempêchait de dire ces mots quiréconcilient, de faire ces gestes oùl’on retrouve une épaule, un frère.

J’étais englué dans la fatigue, latristesse, la surprise. Je m’accusais :j’avais plongé dans le travail, neprenant pas le temps d’interrogerTolek et nous nous étions éloignésl’un de l’autre sans autre raison quela fatigue et le poids du monde.

– Mettons de l’ordre dans lesaffaires, a-t-il dit.

Jamais nous n’avions compté,

nous étions frères. Maintenant il lefallait. Peut-être un jour, plus tard,si venait la paix, nousretrouverions-nous. Adieu Tolek.Tu restes en moi comme une partvivante de moi. Adieu Tolek.

J’allais, j’allais tout droit et j’iraijusqu’au bout. Tout a continué : lesmédecins diagnostiquaient chezmoi une grande fatigue.

– Vous payez vos effortsmaintenant, disait l’un d’eux.

Je pouvais à peine lever le bras,souvenir de Pawiak, quand ilsm’avaient pendu par les poignets,les mains dans le dos. Je payais.

N’étais-je pas encore quitte ? Unjeudi, Margaret m’a téléphoné. Elleriait.

– Je suis tout heureuse, Mendle,je vais t’offrir un joli cadeau. « Tonami » Wolker me fait faire untravail très intéressant.

Il copiait mes modèles, ceux quivenaient de Moshendorf, de Hof etde Berlin, et il avait trouvé auJapon, pour lui, des fabricants dontles prix étaient de soixante pourcent inférieurs aux miens. Margaretriait :

– Tu copies les Allemands, et lesJaponais te copient ! Justice,

Mendle, justice.

J’avais de la chance en affaires :j’ai liquidé presque tout mon stocken quelques jours avant quen’arrivent les porcelainesjaponaises. Mais j’étais seul : jeréussissais, mais sans Tolek, sansWolker. La terre sous mes piedsétait friable. Je réussissais et lesmiens mouraient. J’avançais et mesfrères m’abandonnaient. Jem’enfonçais comme dans cesmarécages que je craignais tantdans les forêts de Pologne.Seulement je restais une bonnemécanique. Je réagissais vite. J’aitélégraphié en Allemagne, stoppé

les fabrications. Là-bas, àMoshendorf, dans son grand bureaudonnant sur la campagne, ledirecteur de la manufacture devaitmaudire cet Américain qui lui avaitpromis d’immenses marchés.

C’était un samedi. Il faisait untemps sans joie, gris et froid.Depuis que mama était morte jevivais au-dessus du magasin, dansla Troisième Avenue. Je campaisdans un appartement encombré decaisses, de meubles vides, dedésordre. Je craignais les week-ends, la solitude. J’étais allongé surle lit défait et brusquement je mesuis souvenu des modèles que

j’avais laissés, là-bas à Moshendorf,de très belles pièces qui valaientune petite fortune et qu’il me fallaitrécupérer. Je ne pouvais pas partiravant le mardi. Je devais écrired’urgence à Moshendorf, préciser cepoint, avertir de mon arrivée.J’écrivais mal l’allemand. Lessecrétariats, ce samedi, étaientfermés. Margaret peut-être pouvaitconnaître quelqu’un. J’ai téléphoné,elle ne répondait pas. J’ai insisté,recommencé le numéro. Dans masolitude, la possibilité d’écrire cettelettre ce samedi devenait l’enjeu detoute ma vie. Tout perdre ou toutgagner. J’ai téléphoné encore.

Finalement, je suis sorti, fonçantvers Brooklyn, carillonnant à laporte de Margaret, laissé un mot.Elle m’a téléphoné en fin dejournée.

– Ce sont bien des idées à toi,Mendie. Tu as le temps.

Je n’avais pas le temps : cettelettre c’était ma vie. Elle s’est miseà rire.

– J’ai une blessée avec moi, je nepeux pas la quitter. Elle parle unpeu allemand.

– J’arrive.

J’ai refait la route. Il s’était mis àneiger, des flocons gris, rares, qui

tournoyaient longtemps avant detomber. Devant chez Margaret, j’aiglissé sur le trottoir, me relevantcouvert de boue. J’ai sonné, et j’airencontré Dina. Elle était devantmoi, la vie, elle souriait, puis elle acligné de l’œil :

– Vous êtes dans un drôle d’état,a-t-elle dit.

Elle souriait et nous ne bougionspas. J’ai senti monter le rire en moi,comme une houle, prenant monventre et ma nuque. La vie. J’étaisen face de la vie. Je me suis mis àrire, j’étais à ce moment où ladouleur cesse, brusquement, quandle fer se desserre autour des

tempes. Je riais. Margaret estarrivée, souriante, douce,inexistante.

– Tu es fou, Mendle, a-t-elle dit.

– Il est gai, je suis comique.

Dina a fait une grimace et s’estmise à rire avec moi. Puis elle asautillé jusqu’à un fauteuil,soulevant sa cheville entourée deplâtre.

– Je ne vous ai pas présentés, adit Margaret.

– Nous sommes déjà de vieuxamis, a dit Dina.

Je la connaissais depuis toujours

même si je ne savais rien d’elle :âge, religion, nom, des mots morts,des signes plats. Elle était là, assise,grave tout à coup, soulevant sescheveux au-dessus de sa nuque :pour moi, elle était la vie, la force, lajoie, la confiance. Depuis que jel’avais vue, j’étais à nouveau unarbre plein de sève. Je me suis misà parler, des éclats de rire brisaientmes phrases. Le temps a passé.

– Et ta lettre, a dit Margaret.

– Dina va venir avec moi, je luimontrerai.

Elle s’est levée.

– Je peux marcher.

Elle s’est accrochée à monépaule. Il neigeait encore, j’aimaisson poids, sa peau, elle était desmiens, depuis toujours.

– Nous ne sommes pas pressés,ai-je dit.

Le temps avait cessé de compter.Les rues de New York étaient vides,les pneus soulevaient des gerbes deboue. Je parlais sans retenue, jepouvais tout lui dire, ma voixs’appuyait sur elle. De temps àautre, elle m’interrompait ; elle meposait une question précise, deuxou trois mots qui ouvraient en moiune nouvelle écluse. Nous avonsstationné dans la Troisième

Avenue, devant chez moi, et jeparlais toujours, la neige recouvrantpeu à peu le pare-brise, nousenfermant. J’avais dit le ghetto,j’avais dit la forêt, j’avais dit lesfosses et puis père, Zofia, Rivka,tous les miens, j’avais dit mon rêve,cette forteresse. Pour qui ? Alorselle a parlé, à son tour, ce divorce,son mari, un ancien des camps deconcentration, sa famille disperséeen Hollande, en Australie, enAfrique, elle était protestante.

– Il est très tard, a-t-elle dit.

Elle devait rentrer. Je suis sortienlever la neige. Nous avons encoreparlé puis lentement j’ai roulé dans

les rues. Elle habitait dansManhattan. Je l’ai raccompagnéejusqu’à sa porte. Nous sommesrestés appuyés l’un près de l’autre.Elle devait partir pour la Hollande,moi pour l’Allemagne. J’ai griffonnémon adresse sur un morceau depapier.

– Et votre lettre ?

– De la porcelaine, qu’est-ce quec’est ?

Nous avons ri ensemble. Puisnous sommes restés silencieux. Lesvoitures défilaient lentement, nouséclairant à intervalles réguliers.J’écoutais sa respiration, il me

semblait entendre son cœur, voir sapoitrine se soulever.

– Chez moi, si vous voulez allezvoir pendant mon absence ?

Tout perdre ou tout gagner.

Je lui ai tendu mon adresse etmes clés. Elle a hésité, puis elle lesa glissées dans son sac, déchirant lemorceau de papier.

– L’adresse, c’est inutile. J’aiune bonne mémoire.

Nous ne savions pas comment etpourquoi nous quitter.

– Avec un homme comme vous,j’aimerais bien avoir des enfants, a-

t-elle dit tout à coup.

Elle m’a cligné de l’œil et elle estentrée dans son immeuble ensautillant.

Elle était la vie.

Ces jours ont été les plus longs :j’avais la fièvre. Les heures n’enfinissaient pas. Je ne savais plusécrire, je ne voulais pas téléphoner.J’ai été à Paris, à Berlin, àMoshendorf, à Hof. J’ai récupérémes modèles, discuté avec ledirecteur, liquidé des contrats,passé des commandes. J’étaisdouble, l’un arpentant les rues deMoshendorf, marchandant des

lustres à Paris, et l’autre, là-bas,avec elle dans la Troisième Avenueet à Manhattan. Tout perdre ou toutgagner. Peut-être étais-je quitte,peut-être ces derniers mois avaient-ils été la dernière épreuve, comme àZambrow quand j’avais renoncé àfranchir la palissade, glissant contrele bois, et que tout à coup j’avaissenti les planches sous la main quipermettaient de me hisser. Ledernier obstacle avant la forêt.

J’ai envoyé de Paris, la veille demon départ, un télégramme 364 àson prénom, seul, à mon adresse :je ne connaissais pas son nom. ÀIdlewild Airport, j’ai subi la fouille

habituelle, je plaisantais, puis j’aipris un taxi.

Il faisait nuit. Le magasin étaitfermé. Devant la porte, sur letrottoir, j’ai pris mon trousseau declés, j’ai détaché les clés de monappartement et je les ai envoyéestrès loin, dans la rue déserte. Toutperdre ou tout gagner. Le palierétait silencieux. Pas un son demusique, pas un rai de lumière.

J’ai frappé.

Elle était devant moi, la vie. Ellesouriait, puis elle a cligné de l’œil.Derrière elle, j’apercevais desmeubles nouveaux.

– Je me suis installée, a-t-elledit. Tu m’avais donné les clés. Jen’aime pas Uptown.

Je suis entré, il y avait une odeurdouce, j’avais une maison. J’avaiscessé d’être seul.

Quatrièmepartie

Le bonheur

14Enfin, enfin, la

paix, la joie

Depuis vingt ans je courais, pourun sac de blé, pour sauver ma vie,pour venger les miens, pour vendre,de palier en palier du Bronx mesfoulards, mes mouchoirs, pourgagner ces dollars, de New York àParis, de Berlin à Londres. Il mesemblait que ma vie avait été unelongue route en pente, la vitesseaugmentait, les tournants étaient deplus en plus raides, je ne savais pas

freiner, je ne pouvais pas, je nevoulais pas, j’avais de plus en plusde mal à diriger ma vie, ellem’échappait, j’allais de plus en plusvite, parfois il me fallait luttercontre le désir de quitter la route,d’exploser, d’en finir avec cettecourse où, après chaque tournantalors que je croyais voir la plaineplate et droite je n’apercevaisqu’une nouvelle pente, plus forte,un nouveau virage. Et puis, alorsque j’allais peut-être vraimentperdre le contrôle, voilà que j’airencontré Dina.

C’était le fleuve, large, paisible,puissant, tranquille. Elle

m’apprenait à vivre, elle était la vie.Je la regardais sans me lasser,choisir un tableau, lire à haute voixdes vers de Rilke ou de Rimbaud,placer un disque et me prendre parle bras, me murmurant : « Écoute,ferme les yeux, écoute lamusique. »

J’avais vécu dans un monde dehurlements, de grincements, unmonde saccadé et sauvage ; j’avaisfait le pari qu’il devait exister uneautre vie, celle des hommes vrais.Je découvrais cette vie. J’avaistraversé les années, brisant lesjours, les mois, comme une pierrelancée avec rage, maintenant il y

avait le matin, quand elle se levait,l’odeur des toasts et du café. Dinapassait près de moi, belle, et jepouvais la prendre sans craintecontre moi, elle n’était pas menacéepar la guerre, Treblinka nel’attendait pas. Je l’arrêtais toujoursquand elle passait, je voulaistoucher la vie, la découvrir encore,savoir qu’elle était là, souple etbelle, vivante. Maintenant, il y avaitle jour, la nuit, sa vie pour moiouverte. Elle parlait, je suivais lemouvement de ses lèvres, je parlaisavec elle, j’étais elle. Elle avait eu sapart de malheur, ce mari, un anciendéporté, avec qui elle ne s’était pas

entendue et pour qui elle avaitquitté la Hollande. Le divorce enfinaprès une longue usure, la solitudedu métier de mannequin, et lanostalgie de l’Europe, d’une viesimple et calme : la lecture, lamusique, des enfants, des arbres.Elle aussi rêvait d’une forteresse.

Le téléphone sonnait et jelaissais sonner le téléphone.

– Je te veux pour moi, disait-elle. Tu as bien assez de dollars.Liquidons tout et partons.

Je me cachais dans ses bras, ellese cachait dans les miens, j’étaisson père, elle était ma mère, nous

étions frère et sœur, sa tête étaitfaite pour mon épaule et tout soncorps pour le mien. Quand jetouchais sa peau, que jem’allongeais près d’elle, j’avaisenvie de crier : « Enfin, enfin » ;elle me donnait la paix et la vie. Jenaissais. Tout s’ordonnait, la vieavait un sens, j’avais eu raison deme battre, de m’obstiner à refuserla mort, de croire qu’un jour, pourmoi, viendrait le temps de la paix. Ilétait venu tard, alors que je nel’espérais plus, quand mama nepouvait plus rire de mon bonheur.Mais Dina était là, je la voyais, jel’entendais, je la touchais, je

l’aimais. Elle était ma paix, douce etjoyeuse, et je riais près d’elle, moncorps apaisé, détendu.

Elle me guidait, elle me faisaitexplorer un nouveau monde. Jedécouvrais les livres et ces voixécrites qui chantaient pourl’homme. Je découvrais la musique.Je découvrais ses amis, Grosz,Jacobi, d’autres, tous cesintellectuels berlinois qui avaientfui l’Allemagne nazie en mêmetemps que Brecht et qui vivaient enmarge à Huntington. Je lesregardais, j’apprenais un nouveauvisage de l’homme : pour eux lemonde n’était ni violence ni argent ;

ils créaient les idées, ils senourrissaient d’elles.

Dina s’asseyait près de Jacob.Elle faisait partie du clan : elleparlait sans fin de Bach, ellecommentait la peinture de Jacobi.Je les écoutais : elle lançait desmots, des idées, des rires. « DinaChampagne », disait Jacobi en meclignant de l’œil. Elle était la vie.

Nous avons décidé de nousmarier, sans cérémonie. Notre fête,elle était chaque jour entre nous.J’ai téléphoné à mon oncle, Dina àMargaret. Nous les avons attendusen marchant lentement dans CityPark. Les pelouses étaient

recouvertes de neige, les arbresbrillaient, nous nous tenions par lataille.

– Tu te souviens, le premier soir,j’avais parlé des enfants. Avec toi,de tout petits Martin, obstinéscomme toi.

Et nous aurions aussi des fillesqui ressembleraient à Dina. Unedemi-heure plus tard, nous étionsmariés, puis nous sommes rentrésau magasin, Troisième Avenue.

Jusqu’à Dina, j’avais été unsolitaire : n’ayant confiance qu’enmoi, j’avais vécu dans un temps oùse tromper sur un visage signifie

mourir. Je n’aimais pas devoir, agiravec d’autres : même dans les forêtsde Pologne j’avais souventcombattu seul, et plus tard, avecl’Armée rouge, j’avais conduit maguerre personnelle. Avec Dina, jepartageais tout, elle était moi. Nousavons fait nos dernières affairesensemble : elle dessinait desmodèles de lustres ques’arrachaient les amateurs de tousles États-Unis ; elle reconnaissait lapièce rare, elle faisait naître labeauté. Avec elle, j’aurais pudévelopper mes affaires, sans fin.

– Mais pourquoi, Martin ? Sinous avons assez ? Pourquoi ?

Bien sûr : pourquoi, maintenant,alors que je connaissais Dina ? Lafortune n’avait été pour moi qu’unmoyen. Peu à peu, je me suisdégagé de mes contrats, de mesassociations, organisant notreretraite. Personne autour de moi necomprenait. Wolker, monconcurrent, croyait à de subtilesmanœuvres.

– Ce n’est pas possible, répétait-il à Margaret, on ne se retire pas àtrente-cinq ans, avec les atouts qu’ila dans ses mains. Il doit y avoirquelque chose.

Il y avait le bonheur.

Nous sommes partis pour laFrance, un dernier voyaged’affaires. Paris, avec Dina, étaitune autre ville, claire sous le soleil.Nous nous sommes installés dansun hôtel du boulevard Saint-Michel,là était la jeunesse et nous étionsjeunes. Dina refusait le luxe, leshommes et les femmes cuirassésd’or, de manières et d’orgueil. Nousnous tenions par la main, ellem’entraînait vers des vitrines, ellepoussait des cris de joie, et je lasoulevais de terre. À Paris aussi j’aimis de l’ordre dans mes affaires,conclu des contrats, pour après, quinous assureraient des revenus

suffisants.

Puis nous avons roulé vers lesud, Dina rêvait de soleil et de mer.J’aimais cette campagne française,mesurée et régulière, ces forêtscernées par l’effort des hommes,cette géométrie des champs, ledamier des couleurs. Nous aimionsces villes trapues derrière leursremparts, la démarche lente desvieilles dans les rues pavées, lespaysans aux visages rouges, lesfontaines couvertes de mousse, lessculptures au-dessus des porches, lapierre usée par l’homme. Nousnous sommes assis sous lesplatanes, tentant de comprendre le

pourquoi des rires et des éclats devoix mais les six leçons de françaisque nous avions suivies à l’Alliancefrançaise, boulevard Raspail, étaientinsuffisantes. Pourtant, nousaimions ces voix, nous aimions cepays.

Après Aix-en-Provence acommencé la joie du soleil ; labarrière presque bleu sombre desmontagnes fermant les planscouverts de lavande, puis lesrochers rouges de l’Esterel.

– C’est ici, Martin, ici, répétaitDina.

Nous nous sommes installés

dans un petit hôtel à Nice, partantchaque matin, parcourant la Côte etles collines caillouteuses. Dina riait,chantait, ses cheveux dénouésflottaient autour de son visage etelle s’allongeait dans la voiture.

– Je bois le soleil, disait-elle, jevis, je vis.

Je vivais aussi. Nous roulionslentement, nous vagabondions dansle paysage et dans nos rêves.Parfois, dans un éclair, il mesemblait que tout cela étaitincroyable, qu’un cercle de fer allaitme saisir à nouveau, me jeter dansune fosse et que j’allais ouvrir lesyeux au moment où tomberait sur

moi le sable jaune. Mais non,j’entendais la voix de Dina, ellepassait son bras autour de mon cou.

– Nous allons trouver, disait-elle. Ce sera une maison, commeune forteresse, presque un château,noble, fière, mais simple, isolée. Il yaura de l’espace, des arbres, un airvif, et le soleil.

Je riais. Elle donnait la vie avecson assurance tranquille dans lebonheur possible et réalisé. Nousavons visité des dizaines et desdizaines de villas, de mas. Dinan’hésitait jamais.

– Ça n’est pas ça, disait-elle. Je

sais ce que nous voulons.

Un matin, nous avons quitté laNationale 7 après Cannes, àMandelieu ; au-dessus de la plaines’élevait un massif aux formeslourdes, comme une tache jaunedans le paysage, le Tanneron. Noussommes montés lentement aumilieu des mimosas, dans leurodeur légère, nous élevant vite,découvrant peu à peu la plaquebrillante de la mer, la côte, les îlescomme des roches sombres.

– C’est beau, répétait Dina, c’estnoble.

Nous nous sommes arrêtés,

marchant au bord de la routeétroite. La mer était là, à quelquesminutes, et ici la montagne, lespins, la forêt et par places desétendues vertes et jaunes, leschamps, les mimosas. Etbrusquement au milieu d’une zoneplane nous avons vu la maison,solidement plantée sur la terre,basse et forte, trapue comme uneforteresse, large, puissante. Dinam’a serré le bras.

– Voilà, a-t-elle dit, voilà.

Ce ne pouvait être que là, prèsdes arbres, à l’écart, dans une vieilledemeure où la vie avait depuislongtemps laissé sa trace, là entre la

mer, la terre et l’espace du ciel. Lamaison paraissait inhabitée.

– Il faut vite savoir, a dit Dina.

Nous sommes redescendus àCannes. Je connaissais unantiquaire : il nous a renseigné. Cedomaine des Barons avait failli êtrevendu déjà, mais il appartenait à sixpropriétaires, il y avait eu desdifficultés.

– Est-il toujours ?… a demandéDina.

Pour la première fois je lasentais anxieuse. Mais le domainedes Barons était encore en vente.Alors j’ai recommencé à courir, tout

perdre ou tout gagner, il nous fallaitce domaine et nous l’aurions. Jesuis allé d’un propriétaire à l’autre,arrachant leur promesse de vente,passant au suivant, buvant le verrede l’accord : Dina me suivait,m’embrassait.

– Nous y arriverons, Martin, j’ensuis sûre. C’est notre maison, je lesais.

Nous ne parlions même pasfrançais et pourtant, en cette seulejournée, en traitant avec sixpropriétaires, nous avons acheté lesBarons. Notre maison, notre destin.Le soir, nous sommes retournés lavoir, marchant pour la première fois

sur cette terre où nous allions vivre,entrant dans ces pièces aux mursénormes qui allaient nousaccueillir.

– Notre forteresse, Martin, noussommes arrivés.

Dina parcourait les petiteschambres, elle parlait, parlait, lesmurs tombaient et là s’étendraitune grande salle avec unecheminée, là des escaliers, là uneautre pièce.

– Une salle de musique, Martin.

Je la prenais contre moi, jevoyais dans son rêve mon rêve.

– Je me mettrai à la peinture,

c’est moi qui décorerai, tut’occuperas des arbres, des plantes.

Je l’ai soulevée, la gardant dansmes bras, regardant le ciel à traversle toit crevé.

– Nous allons vivre, Martin,vivre enfin.

– Il manque les enfants, ai-je dit.

– Ne t’inquiète pas, les Baronsseront pleins de petits Martin.

Pourtant je m’inquiétais. Jevoulais ces enfants : ils seraient larevanche de tous les miens, lesourire de mère et de mama, laforce de père, je voulais ces enfantsà l’image de Dina, pour la retrouver,

les retrouver, pour nouer la chaîneentre les miens, elle, moi, l’avenir.

Nous sommes restés encorequelques jours sur la Côte : chaquematin nous montions aux Barons,nous imaginions, nous découvrionsle ciel qui change, l’air chargé desodeurs de la mer ou des pins, lesouffle brutal du mistral, chaud etsec, le coup de vent glacial venantde l’arrière-pays. Déjà nous aimionsces murs, cette terre. Dina étaitinfatigable, rencontrant les paysans,cherchant un maçon, dressant desplans. Mais il a fallu regagner NewYork : on ne change pas de vie sifacilement, je devais préparer

toutes ces années que nouspasserions aux Barons. À New York,avec Dina, nous avons vu le docteurKugel.

– Des enfants, disait-il, ce n’estpas impossible, mais il y a untraitement, une opération peut-être.

Dina était optimiste, moi je nevoulais pas qu’on touche à elle. Unsoir, Margaret est venue nous voiravec des clients. Quand ils sontentrés dans le magasin de laTroisième Avenue, Dina et moinous avons regardé la petite fillequi les accompagnait. Grande,brune, il semblait impossiblequ’elle ait pour parents ce couple

lourd de bourgeois âgés. Une enfantadoptée, sans doute. Mais Dinas’obstinait : elle voulait toutconnaître de ce couple. Elle atéléphoné à Margaret, su qu’ilsavaient attendu cette fille treize ansdurant et puis, un jour, ils avaientdécouverts le docteur Gross. Ilsoignait par le jeûne, le recours àune nourriture exclusivementvégétarienne.

– Voilà, a dit Dina.

J’étais un habitué de Manny’ sWolfe Steak House, je dévorais deshamburgers chez P. J. Clark Saloon,le restaurant célèbre de laTroisième Avenue, je m’étais nourri

de vodka, j’avais bu de l’alcool deparfumeur. J’étais un mangeur deviande rouge. Tout a changé enquelques jours. Dina m’a entraîné àdes conférences, elle lisait à hautevoix le matin les livres desnaturistes, des végétariens.

– La nature, Martin, ayons unevie naturelle.

Nous avons cessé de fumer.Nous étions joyeux, ivres de notresolidarité, de notre union, nousconstruisions notre vie à nous, nousla découvrions ensemble, nousabandonnions ces petits plaisirs quiavaient été nos maigres bonheurssolitaires pour communier

ensemble, dans notre certitude.Nous avons renoncé à la viande, ausel, nous nourrissant de noix, depamplemousses, de bananes.

– Je vais bien, Martin, je mesens légère.

Nous renaissions l’un et l’autre,l’un par l’autre. Dans la clinique dudocteur Gross, Dina a fait un jeûnede quinze jours. J’étais près d’elle,lui tenant le verre rempli de jus depamplemousse, je la regardaisdormir, je la voyais rajeunir. Puis,un mois plus tard, elle a étéenceinte.

– Tu vois, disait-elle.

Elle était contre moi, douce, lapeau si lisse.

– Il faut faire confiance. Je croisà la nature.

Je l’embrassais, je caressais sonventre : là était la vie, sa vie, ma vie.Moi aussi, je voulais, je devais mepurifier, devenir différent. J’aicommencé dans la clinique deGross un long jeûne. Étendu, lesyeux demi-clos, je me sentais sibien, léger, autre. Le docteur Grossme demandait de dormir, maiscomment pouvoir alors que jamaismon esprit n’avait été aussi vif,aussi tournoyant. Je comprenais lesens des choses, je voyais notre vie,

là-bas aux Barons, dans le soleil, cesenfants autour de nous qui allaientdevenir des hommes vrais. Trente-huit jours de jeûne. Mes associéstéléphonaient à Gross, à Dina :« Arrêtez-le, disaient-ils, il vamourir. »

Non, je renaissais.J’abandonnais la poussière dughetto, je me débarrassais du sablejaune et de la sueur de Treblinka, jerejetais la boue des forêts dePologne et le sang sec collé à mesmains, je quittais la gangue et lamort. J’ai maigri de 17 Kilos. Jamaisje ne m’étais senti aussi jeune : mesos, mes muscles qu’ils avaient

frappés, tordus tant de fois, avaientretrouvé une nouvelle souplesse.

– Tu es tout maigre, m’a ditDina, propre, tout neuf.

Nous étions neufs l’un pourl’autre, l’un par l’autre.

Nicole est née le 27 novembre1960. Nous avions choisi ce prénomen pensant aux Barons, à la Franceoù elle allait vivre. Nous voulions lavoir naître chez nous, par nous,mais à New York c’était impossible.Plus tard, quand viendraient nosautres enfants, dans notre maison,nous agirions seuls, parce que lanaissance est l’acte le plus simple et

le plus miraculeux de la vie.

Je n’ai pas vu naître Nicole,j’attendais avec d’autres dans lagrande salle du Doctor’ s Hospital àManhattan. Hedy et FélixGluckselig, les grands antiquairesviennois que Dina m’avait faitconnaître plaisantaient.

– Tu es comme tous les maris,disait Hedy.

Elle me prenait les mains, elletentait de me calmer, mais ellesavait bien que cette naissance étaitpour moi plus que pour n’importequi. Par elle les miens allaientrevivre.

J’espérais la vie au nom de tousles miens.

Enfin une infirmière est venueme chercher, avec un grandsourire :

– Une fille, a-t-elle dit.

Merci Dina, pour eux, pour moi.

J’ai suivi l’infirmière, répétant ceprénom, cette vie nouvelle, Nicole,et cet autre prénom, Ida, que nousavions aussi choisi de lui donnerpour qu’avec notre premier enfantmère renaisse. J’ai vu Nicole, cettevie livrée aux hommes, ce corps quine grandirait que par les autres :Dina, moi. Je ne pouvais plus

quitter la chambre, cesser de lesvoir, Dina, Nicole. Elles étaient machair et en Nicole étaient toutes lesvies, mère, Zofia, Rivka, mama,vous toutes, enfin sauvées. MerciDina, pour eux, pour moi.

J’ai vécu ces jours dansl’agitation et la joie : il y avait tout àfaire pour que cette nouvelle viesoit protégée. Il aurait fallu changerle monde et si je l’avais pu je m’yserais employé. Mais je n’avais lesmoyens que de lui préparer maforteresse, là-bas, aux Barons.

Au bout d’une semaine lemédecin-chef du Doctor’ s Hospitalm’a convoqué. Il secouait la tête.

– Votre femme va sortir, il fautla forcer à manger de la viande,sinon votre enfant va mourir.

J’ai rassuré le médecin : Dinasavait, Dina avait raison et Nicolevenait de trop loin, elle ne risquaitrien. Dina a continué de se nourrirde pamplemousses et de noix, etnotre enfant était si belle, ronde,vivante, comme une part de Dinaaccrochée à son sein.

Je n’avais pas survécu pour rien.

Voici votre témoin, vous tous lesmiens, voici votre prodige, vous quiavez succombé, voici la vie.

15Alors j’ai pris lavie neuve entre

mes mains

Nous sommes retournés auxBarons. Le mimosa sauvageenvahissait notre terrain, venantjusqu’aux murs. J’ai commencé àdégager les voies ; Dina avec Nicoledans les bras allait de pièce enpièce. Je taillais, je creusais : le rêveétait entre mes mains, elle était là,ma terre, ma forteresse, ilschantaient, ils criaient, ils riaient,

les miens. André, le maçon, unjeune Italien, a commencé sontravail, abattant les murs intérieurs,plaçant un nouveau toit : nousvoulions une maison qui soit de cepays, une maison couverte de tuilesanciennes, une maison quiappartiendrait tout entière à ce soloù elle avait surgi. Nous avonsdormi dans des pièces d’où chaquejour à l’aube le maçon nouschassait : alors je partais couper dubois, débroussailler une nouvelleportion de notre domaine ; j’airecruté une équipe d’hommeshabitués à la terre, puis j’ai loué unbulldozer et nous avons égalisé le

terrain, repoussé la terre, nivelantles planches. Le moteur haletaitmais ici, ce ronflement saccadé, lebruit de ce moteur, c’était la vie.

Là, nous aménagions un verger,là un jardin qui nous donnerait ceslégumes, notre seule nourriture,fraîche et pure. J’ai planté mespremiers pêchers, découvert dansun angle du terrain une source.Nous nous asseyions près d’elle,tous les trois : je regardais Nicole etDina, elles étaient bien là, sur notreterre et ce bruit c’était le maçondans notre forteresse.

De l’aube à la nuit nous avonssuivi les travaux, de l’aube à la nuit

nous avons guetté les variations duciel, nous nous sommes perdusdans cet horizon, dans cet espacequi nous enveloppait. Nous avonscommencé à connaître les visagesdes paysans du Tanneron : hommesprécis, prudents, calmes. Ilsappartenaient à la mer et à lamontagne. Ils avaient la ville à boutde bras et de regard, Cannesopulente, mais ils restaient sur leurterre, au-dessus de ce bruit, de cespectacle. Et nous étions parmi eux.

Avec Dina et Nicole noussuivions la route jusqu’au village,nous étions « les Américains »,mais Dina désarmait toutes les

timidités, elle était la vie, « DinaChampagne », elle faisait rire, elleriait, elle vivait. Quand je la prenaispar l’épaule, qu’elle serrait contreelle, contre moi, Nicole, je voyaisl’amitié dans les regards despaysans du Tanneron.

– C’était bien ici, disait Dina.

Ici qu’il fallait vivre, ici notreforteresse, notre destin. Le matin,quand nous nous réveillions dans lapièce où nous campions, nousécoutions Nicole, couchée près denous et nous restions là, immobiles,épaule contre épaule, à regardernotre fille, notre vie. Parfois, avantde nous lever, Dina murmurait :

– Parle-moi, je veux savoir, jeveux tout savoir de toi.

Alors je faisais surgir de mamémoire cette préhistoire barbareque j’avais traversée. Je parlais,elles étaient là, j’avais vaincu lesbourreaux, les miens vivaient parelle, cette enfant vigoureuse, parnous, ma famille.

– Chaque jour, disait Dina, je teconnais mieux, et je t’aime plus,mieux, chaque jour.

Peu à peu notre forteresseprenait vie : nous voyions naître lagrande pièce et l’immensecheminée ; nous voyions les larges

baies vitrées que Dina avaitdessinées. Le menuisier posait lesportes en vieux chêne : mais jevoulais peu de portes, je voulais unemaison ouverte où nos voix, lamusique, pourraient aller de pièceen pièce et que seuls les murs et lesportes extérieures fermeraient.Nous avons vu surgir les escaliers,la haute cheminée conique dans lasalle de musique, une pièce quis’élançait jusqu’au toit, d’un seultenant. Dina avait voulu supprimerl’étage :

– Ici, disait-elle, c’est l’art quirègne. Ce doit être noble, grand,comme dans un château, un temple.

Là nous écouterons les géants.

Nous suivions le maçon dans lespetites chambres du premier. Dinaétait partout :

– Il faut pouvoir un jouraccueillir les enfants, s’ils leveulent, plus tard, quand ils serontmariés.

Dans une pièce tout était prêtdéjà pour aménager une nouvellecuisine pour les enfants. Le maçon,les ouvriers, l’écoutaient, riaientavec elle.

– Elle sait ce qu’elle veut,madame Gray, elle sait tout faire.

Je la regardais, je ne cessais pas

de la regarder : j’aimais lemouvement de ses bras, sa voix, lemouvement de ses lèvres, le gestequ’elle avait pour soulever sescheveux au-dessus de la nuque. Elleétait la vie, forte, saine, marchantpieds nus, se lavant à la source,belle sans fard, vraie comme unarbre.

À la fin de l’été, nous avonsregagné les États-Unis. Il le fallait :les Barons n’étaient pas encorehabitables et puis je devais liquidermes dernières affaires, organisernotre avenir, investir, placer,prévoir. Mais dès le premier jourNew York nous a oppressés : nous

n’étions plus des habitants de lagrande ville fébrile, nous ne savionsplus nous quitter, Dina et moi.Nous ne pouvions vivrequ’ensemble dans notre paix, sousnotre ciel, dans notre forteresse, àsuivre Nicole dans ses premiers pas,à rire de ses chutes. Je ne savaisplus que planter des arbres, cueillirdes légumes et des fruits. Nous nepouvions plus nous nourrir commeles autres, vivre comme les autres.Nous avions inventé notre vie. Cesmois à New York ont été longs.Souvent, nous partions vers lesforêts, vers Fallsburg et Lakewood,dans le New Jersey : mais ce n’était

pas nos arbres. Nous avions lanostalgie des Barons, de notreespace, des mimosas et de la mer.Dina, en m’annonçant qu’elle étaitenceinte, a ajouté :

– Il faut qu’il naisse là-bas, cheznous.

Nous sommes arrivés auprintemps. Le vert des arbres et del’herbe était léger, doux ; la routegrimpait dans les mimosas ; nousnous taisions, nous vivions de cetair, de ce silence, de ce cielconfondu avec la mer. Après letournant, encaissés entre les arbres,nous avons vu les Barons. Je mesuis arrêté : notre forteresse était

devant nous, avec son toit auxcouleurs pâles, les pierres des mursparaissant blanches dans l’éclat dusoleil.

– Il va naître ici.

Dina a placé ma main sur sonventre.

– Je veux que ce soit toi, toi dansnotre maison.

Nous nous sommes installésdans les chambres du premier,Nicole près de nous. Nous avons luquelques livres sur l’accouchement,décidé qu’il valait mieux pour cepremier enfant que je verrais naître,que je ferais naître, avoir

l’assistance d’une sage-femme.Jusqu’au dernier moment Dina atravaillé, déplaçant des meubles,conseillant les carreleurs,inspectant la cuisine. Déjà, auprèsdes ouvriers, elle avait sa légende,comme si elle avait toujours faitpartie de cette nature, Dina issuedes arbres, se nourrissantuniquement de fruits et de légumes.Le maçon la regardait préparer lessalades dans le plat de bois. Ilfaisait chauffer son ragoût.

– Ce n’est pas possible, disait-il,jamais de viande.

– Mais c’est mort, la viande, ilfaut tuer pour en manger.

Il ne comprenait pas, il necroyait pas.

Un soir, la sage-femme estvenue et nous sommes montésdans la chambre. Dina s’estallongée.

– Je veux que ce soit mon mari,a-t-elle dit, lui seul.

Alors j’ai pris la vie entre mesmains, la vie neuve et palpitante,alors j’ai senti entre mes mains cemouvement, j’ai entendu avec mesdoigts ce cri qui allait naître, j’ai vuce visage, le nouveau visage fait decelui des miens, de tous les miens.La mort, les morts n’existaient plus,

jamais on n’avait creusé de fossesdans le sable jaune.

Le 18 mai 1963, j’ai pris la vieentre mes mains.

Suzanne, en naissant auxBarons, avait achevé de donner lebonheur à notre forteresse. Il necessait jamais : il y avait l’aube roseet violette, nos conversations avecDina dans le silence de la maison,sa voix chuchotée, nos corps côte àcôte comme un seul corps, il y avaitl’attente du cri des enfants, Suzannequi réclamait le sein, Nicole quiaccourait, ses pieds nus claquantsur le carrelage, elle s’enfouissaitentre nous, nous étions un corps et

quatre cœurs serrés l’un contrel’autre. Il y avait les fruits du matin,la fraîcheur, l’air vif, les arbres,Nicole qui avait pris ma main et qui,grave, inspectait les arbres ; il yavait la musique, ces géants quej’avais découverts et quiaccompagnaient nos voix. J’avaisinstallé dans le jardin des haut-parleurs et la musique se mêlait auvent. Puis c’était le soleil brûlant demidi, explosant de force et de joie,les grands saladiers de légumescrus ; Nicole mordant à pleinesdents dan6 la pastèque rouge ; puisla mer, Nicole sur mes épaules,Suzanne dans mes bras, Suzanne

que je plongeais dans l’eau et quipoussait des cris de joie, la montéevers notre silence, vers notre cielbleu sombre, ces traînées d’étoileset Nicole qui près de sa mère jouaità qui surprendrait la première étoilefilante tombant vers nous, seperdant dans la mer. C’était le feudans notre cheminée, les pommesde terre cuites sous la braise,comme là-bas, dans les forêts dePologne. La musique encore, Nicoleque je portais endormie jusqu’à sonlit, abandonnée entre mes bras,s’accrochant à mon cou, enfin lanuit fraîche, nos corps renaissantl’un à l’autre, l’un pour l’autre.

Chaque jour était semblable etdifférent : Dina décorait la maison,inventait avec la même salade, lesmêmes fruits, des plats nouveaux.Je l’entendais parler avecMme Lorenzelli qui venait nousaider. Elle essayait de la convaincrede renoncer aux graisses, auxviandes.

– Je ne peux pas, madame Gray,je ne peux pas, vous, vous êtesdifférente, vous savez tout, vouspouvez si vous décidez de quelquechose, moi je…

Les enfants s’accrochaient àMme Lorenzelli, ils criaient :

– Lelli, Lelli, écoute maman.

Elle était des nôtres, douce,bonne.

Dina insistait : elle voulait lebien des autres. Elle aidait despaysans, elle donnait, leur achetantce dont elle n’avait pas besoin. Jel’écoutais, je ne la quittais jamaisdes yeux ; elle cousait, elleaccrochait les rideaux, elle plaçaitdes fleurs, chacun de ses gestesétait un acte d’amour. Elle aimaitles êtres, les choses, elle faisaitnaître la beauté. Elle parlait àNicole, elle lui montrait lespremiers pas de danse. Nicolerépétait avec gravité, recommençait

jusqu’à imiter parfaitement Dina.J’aurais pu rester là, immobile, à lesvoir vivre, les miens.

Parfois je pensais à monenfance, j’essayais de faire surgirles années d’avant l’enfer mais ilme restait si peu de souvenirs,l’ouragan barbare avait balayé mafamille, la rue Senatorska. Ilsrecommençaient à vivre, enfin, avecnous ici, par ces enfants.

– Martin il faudra, plus tard,raconter pour tes enfants, tu le dois,disait Dina, à ta famille, à tesenfants.

Plus tard seulement, quand ils

seraient forts. Pour le moment jeme taisais : nos amis de France etles paysans du Tanneronimaginaient que j’étais l’un de cesriches Américains qui n’ont connuque le bonheur et qui ont trouvé lafortune en héritage. Je les laissaisimaginer : maintenant, nousfaisions tous partie de leur légende.

Ils ont su que le 10 octobre 1964j’avais accouché seul Dina deCharles, notre premier garçon. Ilsont su que quelques heures après,Dina était déjà dans le jardin, sonfils dans les bras. Ils savaient quenous refusions la viande, le sel, lessucres, les graisses, les vaccins, les

médicaments, les médecins. Ilsparlaient de nos salades de midiassaisonnées d’herbes multiples etde citron. Ils savaient notrebonheur : ceux qui venaient cheznous ne nous oubliaient plus. Ilsentendaient notre musique, ilsécoutaient Suzanne qui maintenantjouait sur le piano de la grandesalle. Nicole dansait.

– Est-ce que vous êtesvégétariens ? demandait Nicole ànos invités.

Ils riaient.

– Mais vous tuez pour manger ?

Nous ne voulions pas tuer. Nous

étions dans la nature, elle entrait ennous, nous marchions pieds nus,dans le soleil, nous parcourionsnotre terre, nous regardionspousser nos arbres, nous cueillionsles pêches et les fraises. Nousdescendions vers la mer ; à Cannes,chez Rosella Hightower, Nicole etSuzanne ont commencé à danser etDina, pour pouvoir suivre leursprogrès, a pris elle aussi des leçons.J’aimais Dina : au milieu de cesjeunes filles elle était la plus jeune,la plus belle, la plus vivante etNicole notre fille dansait près d’elle.Nous remontions le soir, vite lasdes autres, parce qu’ils nous

empêchaient d’être entre nous,dans notre forteresse, à écoutervivre notre bonheur.

Chaque année, pour près dedeux semaines, il me fallait quitterles miens, regagner les États-Unis,retrouver les affaires, les coups detéléphone, la vie heurtée, lasolitude. C’était un calvaire. Ilsm’accompagnaient jusqu’àl’aéroport de Nice, nous nousembrassions puis j’étais seul : laterreur de ne plus les revoirm’étreignait, je vivais le cauchemarde leur disparition. À New York, jetravaillais seize heures par jour,accomplissant en deux semaines le

travail d’un mois, je me noyais dansle travail pour étouffer l’angoisse.Je rencontrais Hedy Gluckselig et jeparlais des miens, sans fin. À 8heures, le dimanche matin, j’allaisdans East-Side acheter auxboutiques juives ouvertes desvêtements pour eux tous :j’achetais, j’accumulais, deschemisiers, des jupes, des robes,des jouets. J’achetais, j’étais aveceux, je vivais pour eux. Enfin, c’étaitle retour, Nicole qui courait versmoi, Suzanne derrière elle, Dinaavec Charles dans les bras. Ilsrefermaient leurs bras autour demoi, je les serrais, nous étions un,

reconstitué enfin.

Quand j’arrivais aux Barons lamusique m’accueillait. Nicole etSuzanne chantaient des passages dela IXe Symphonie, Nicole esquissaitdes pas de danse : ils avaient tous àme montrer ce qu’ils avaient fait,appris. Suzanne, ce dessin où unepetite fille tendait les bras, Nicole cecahier corrigé où le maître répétaitqu’elle était la meilleure élève del’école de Tanneron. Puis jereprenais ma tenue de liberté etpieds nus je retrouvais ma terre,mes arbres, Charles agrippé à moncou, Nicole et Suzanne autour demoi. Je racontais New York,

j’ouvrais mes paquets, je faisaisjaillir les étoffes de couleur, lesdentelles, mais tout cela, ici, auxBarons, n’avait pour moi plusd’importance. Ils étaient là, lesmiens, j’étais avec eux, nous étionsheureux. Darling, Lady, Yellow,sautaient autour de nous : Nicoleles repoussait mais les trois chiensaussi voulaient entrer dans notrecercle. Notre bonheur, ilsl’éprouvaient, Yellow surtout quej’avais arraché à sa propriétaire lorsd’un voyage à Berlin. Je l’avais vutriste, rageur, et il s’étaitimmédiatement attaché à moi, mesuivant dans cet hôtel où il vivait

enfermé jusqu’à ma chambre, neme quittant plus. Après des heuresde discussion sa propriétaire mel’avait cédé et depuis Yellow vivaitavec nous aux Barons, jouant avecles enfants, énorme masse demuscles et de violence qui selaissait chevaucher, et qui savaitmesurer sa force. Quand je rentrais,Laïtak aussi revenait, comme s’ilavait appris la date de mon arrivée :c’était un gros chat, indépendantcomme celui des bords de la Vistulequi disparaissait pour de longuescourses dans la campagne puissurgissait, superbe, hautain. Ilrestait à distance mais si on

l’oubliait, il miaulait et il fallait quel’un de nous le caresse, le prennedans les bras, jusqu’à ce que Laïtakmanifeste qu’il avait assez prouvéson attachement. Alors ilbondissait, et se perdait pourquelques heures ou quelques jours.

Ainsi les années ont passé : lebonheur glisse vite. Autour de lamaison, dans les champs, sur lesplanches, les pêchers avaient grandiet les cyprès, en bordure de la route,étaient vigoureux, serrés. Nousétions vigoureux : Charles se battaitavec moi, Charles courait près demoi, il s’asseyait sur la moto etnous partions faire de longues

promenades dans les champs.C’était mon fils : le jour viendraitoù je lui parlerais de père, de JulekFeld, de notre lutte, du ghetto,pierre à pierre défendu, deTreblinka et des forêts. Je sentaisautour de ma taille ses bras qui meserraient, il appuyait sa tête contremon dos : oui, mon fils, tu peuxavoir confiance, oui mon fils, je suislà.

Nous nous arrêtions devant lamaison, j’entendais Suzanne quijouait du piano. Je faisais taireCharles, j’écoutais les notes nettesqui battaient ma joie, la joie deshommes à travers le temps,

l’indestructible grandeur deshommes qui avaient survécu à tousles bourreaux. Et c’était ma fille quiredonnait la vie sous ses doigts, mafille que j’avais prise entre mesmains, tout humide, encore liée à samère qui me la tendait, de tout soncorps. C’était ma fille, j’étais fier.

Puis Richard est venu, le 9décembre 1968. Nous étions tous là,autour de Dina, à la regarder naître,cette nouvelle partie de nous quicriait déjà. Dina en sueur souriait,Nicole a coupé le cordon.Maintenant il était lié à nous pourtoujours. Peu après, Dina s’est levéeet elle est sortie dans le jardin, le

baptisant de soleil et de vent. Il mesemble qu’elle n’a pas cessé de legarder dans ses bras. Il grandissaitvite, il gesticulait, il rampait àquatre pattes, dans l’herbe, lesjoues rouges de jus de cerise maisDina l’arrachait au sol et lereprenait contre elle. Je laregardais : jamais elle n’avait étéaussi belle, aussi jeune.

Les semaines ont passé. Chaquejour, nous partions avec Dina etRichard chercher les enfants àl’école où ils ne pouvaient déjeuner.

– Les autres sont carnivores,répétait Suzanne. Ils mangent desanimaux morts, qu’ils tuent.

– C’est comme ça, disait Dina.Ils ne savent pas.

Un jour, nous sommes partispour l’Italie, le pays de Lelli, Nicolevoulait un cartable qu’elle puisseaccrocher à son dos et peut-êtrepouvait-on en trouver un àVintimille. Il faisait beau, Charlessautait dans la voiture : l’Italie pourlui c’était un lointain pays ; puis,quand nous avons passé lafrontière, il est retombé sur sonsiège.

– Je ne vois pas la différence, a-t-il dit.

Il répétait sa phrase, obstiné : il

ne connaissait pas des hommes,leurs violences et leurs guerres, lescicatrices qu’ils laissent sur le sol etqui les divisent. Il parlait comme unenfant, comme un homme vrai.Nous avons déjeuné d’unminestrone et nos enfants ontdécouvert les aliments salés quileur emportaient la bouche.

– Mais pourquoi papa, disaitCharles, pourquoi se brûler leslèvres ? C’est si bon, le goût deslégumes. Il faut vite retourner cheznous.

Ils étaient neufs, préservés. Maisje devais aussi prévoir qu’un jour illeur faudrait affronter la vie. Alors

j’ai acheté du terrain autour desBarons pour eux, là ils pourraientplus tard vivre, près de nous,architectes, bâtisseurs. Nousimaginions avec Dina leur avenir,notre avenir. Nous avonscommencé pour leur préparer lavoie, Dina dessinant les plans, moisurveillant les travaux d’un premierchantier. Charles venait avec moivoir creuser la roche, monter lespremiers murs. Un jour, plus tard,lui et Richard, sur cette terre où ilsétaient nés, près de cette maison oùauraient vécu leurs parents, leurssœurs, visiteraient les chantierspuis rejoindraient notre forteresse.

Le matin, à l’aube, avec Dina, j’aiparlé, je me souvenais de mesfrères, cloîtrés dans cette pièce de larue Mila, guettés par la guerre et lamort : mes fils, c’étaient aussi mesfrères, tous les enfants du ghetto,sauvés.

– Il faudra que tu écrives tout ça,a répété Dina.

Je suis parti aux États-Unis pourmon voyage annuel. Il faisait beauet sec depuis des mois. Là-bas àNew York j’ai comme à l’habitudetué le temps par le travail. Auretour, ils étaient là à m’accueillir.Puis Dina m’a entraîné vers une ailede notre maison.

– Je t’ai fait une surprise, a-t-elle dit.

Dans une pièce claire elle avaitaménagé un bureau.

– Pour toi, pour que tu écrives ceque tu as vu, pour eux, pour nous.

Je l’ai prise contre moi, lesenfants tapaient et s’écrasaientcontre la grande baie vitrée quiouvrait sur la campagne et la forêt.Dina a montré un fauteuil blanc,dehors, à l’abri du vent.

– Je serai là, près de toi,toujours. Je te verrai, mais je ne tedérangerai pas.

Des jours ont encore passé. L’été

ne finissait pas. Les enfants sontrentrés à l’école du village.

Les paysans se plaignaient :depuis des semaines, certainsdisaient six mois, il ne pleuvait passur le Tanneron.

Cinquièmepartie

Le destin

16Adieu les miens

Samedi 3 octobre 1970. Lemistral s’est levé, un vent sec quiclaque entre les arbres, qui fouetteles pêchers, qui plaque l’herbejaunie sur la terre craquelée. Auloin, la mer est grise et striée debandes blanches.

Ce n’était qu’un jour de vent,comme il y en avait souvent,balayant le ciel, dessinant la côte etl’Esterel.

– Il y a partout des feux, a dit

Mme Lorenzelli, à Toulon, à LaGarde. Avec ce vent…

Elle parlait. Dina chantonnait,elle voulait descendre à Cannes. Jeregardais par-dessus son épaule lacarte qu’elle écrivait pour fêter lanaissance du fils d’un ami :

« Salut, Michel, welcome en cemonde de fous. J’espère que tu ferasquelque chose de bien à ce monde-là et peut-être tu ajouteras encore àsa folie. Welcome. Dina. »

Nous sommes partis pourCannes. Il fallait tenir fermement levolant tant le vent était fort. Versmidi, nous étions de retour.

– Quel vent, a dit Mme Lorenzelliavant de rentrer chez elle.

Ce n’était qu’un jour de vent.

Nous avons commencé àdéjeuner, Richard sur les genoux desa mère ; Nicole posait desquestions autour d’elle. Suzannetentait de répondre, Charlesrefusait :

– Toujours Mozart, pourquoi pasTchaïkovski, disait-il, répétant cenom dont il aimait la prononciationchantante.

Ils avaient l’habitude d’éprouverleurs connaissances et Dinaarbitrait. Brusquement, par la

fenêtre ouverte est entré un soufflechaud qui sentait le bois brûlé. J’aibondi : derrière la maison, la collineétait embrasée, des colonnes defumée chargées de flammèchesfusaient vers le ciel, des flammestournoyaient, jaunes, rouges, jevoyais les pins prendre d’un seulcoup, un front de flammesdescendre vers la maison. Le ghettobrûlait, je revoyais ces flammes, lafemme qui tenait son enfant à boutde bras et je criais pour qu’elle ne lelaisse pas tomber, j’entendais lesmurs s’écrouler. Je voyais unhomme, les vêtements en feu quis’élançait le torse nu, les bras levés :

le ghetto était là, l’enfer venait versnous, le cauchemar recommençait.

Les enfants se sont mis à crier,Dina allait de l’un à l’autre. J’ai toutà coup pensé à la voiture dans legarage, au réservoir qui allaitexploser, à la cuve pleine demazout, située à quelques mètresde là. Les enfants criaient. Leurscris déchiraient ma tête, l’ouraganbarbare recommençait, je n’avaisjamais quitté l’enfer, le revoici,Miétek autour de toi.

J’ai crié :

– Le mazout.

– Je pars avec les enfants, m’a

lancé Dina.

Elle les entraînait vers la R 8,Yellow s’est engouffré derrière eux,Dina m’a fait un geste de la main.J’ai crié deux fois.

– Mandelieu, Mandelieu.

J’ai couru vers le garage, tentéde mettre la voiture en route, envain. Je suis ressorti : le front desflammes s’était rapproché, jesentais sur mon visage la chaleurintense, cette chaleur du ghetto enfeu qui avait collé à mes pieds, àmes joues. La colline paraissait neplus être qu’un brasier. Là-bas étaitla maison des Lorenzelli. Ici, aux

Barons, il n’y avait que des pierres,mes pierres, mais rien ne valait lavie. J’ai pris la moto, m’enfonçantdans un petit chemin à traverschamps, vers le barrage desflammes. Le souffle brûlantm’enveloppait, la fumée crevait mesyeux, j’ai foncé puis un coup de venta rabattu sur moi la fumée :j’étouffais. Le ghetto, Miétek, leghetto : j’ai couché la moto, creuséun trou dans la terre, j’y ai enfouimon visage, attendant quelquessecondes. La fumée avait disparu, iln’y avait plus que la chaleur. J’airepris la moto, atteignant la maisondes Lorenzelli. Lorenzelli avait été

gravement brûlé au bras, à l’épaule ;il secouait la tête :

– Je suis aveugle, répétait-il, jesuis aveugle.

J’ai tenté de le rassurer : cen’était que la fumée. J’entendais lefeu qui crépitait, je voyais lesflammes se courber vers le sol sousla violence du vent, se dresser d’unseul coup, jaunes, vives, avec desreflets bleutés et rouges provoquéspar les essences de mimosa. C’étaitle retour de l’ouragan barbare noussurprenant ici en pleine paix.

– Il faut aller à l’hôpital, je vaisvous descendre.

Je criais, Lorenzelli hésitait,acceptait, refusait. J’ai vu tout àcoup le front des flammes qui avaitpresque atteint mon garage.

Je suis parti, la moto bondissait,sautant de bosse en bosse. Dans legarage les cageots entasséscommençaient à brûler. Je me suisremis au volant : la voiture a rugienfin. Je l’ai conduite devant lamaison puis comme je n’arrivaispas à la recapoter j’ai repris la moto.

Là-bas, sur l’autre colline, lesflammes progressaient, cernant unmas. J’ai roulé, recevant lesbranches chaudes sur les épaules,flagellé par un câble électrique

brûlant qui m’a cisaillé à la base ducou. J’étais à nouveau dans la folierevenue. J’ai enfin rejoint le mas :

– Coupez par les champs, ai-jecrié aux habitants, descendezm’aider. Je vais chercher du secourspour Lorenzelli.

Il fallait voir les Magnemaintenant. Je me suis lancé sur laroute, poussant la moto à plein gazpour franchir un barrage de fuméeet de feu, profitant d’un coup devent, recommençant pour qu’enfinla moto projetée en avant passe. LesMagne étaient là, épargnés euxaussi. J’ai demandé qu’on dégage laroute pour permettre de porter

secours à Lorenzelli. Magne estparti chercher des hommes. J’étaisépuisé, brûlé, au cou, aux doigts,aux épaules, les vêtements déchirés.J’ai soufflé et brusquement le fer aserré mes tempes, mon cœur, toutmon corps. Non. Non, Miétek. Tu esfou, Miétek. Calme-toi, Miétek.Mais le fer m’avait empoigné d’unseul coup, il ne me lâchait plus.J’étais Miétek du ghetto voyant toutà coup mère et Rivkha dans lacolonne qui attendait de marchervers l’Umschlagplatz. J’étais là-basà Treblinka et c’était les miens queje couchais dans la fosse. Un cri mecoupait le corps. Non. Miétek.

Mme Magne ne les avait pas vuspasser. J’ai pris la moto, j’ai tentéde desserrer le fer : ils avaientatteint Mandelieu, ils étaient ensécurité, ce n’était qu’uncauchemar. Peut-être Dina et lesenfants m’attendaient-ils,imaginant eux-mêmes que j’avaispéri ?

Je fonçais dans la fumée sur laroute où s’abattaient les branches,je criais, je criais, ce non à monangoisse, je longeais les vallonscouverts de troncs noirs, jecherchais. J’ai vu la maison quenous avions commencé àconstruire, les volets fermés : Dina

avait dû les repousser en passant.J’ai repris espoir, mais devant cesarbres morts, ce saccage, le sablejaune envahissait ma bouche, lafosse s’ouvrait sous moi, je sentaisleurs corps autour de moi, sur moi,je criais : « Non ! »

Je hurlais comme si quelqu’unavait pu m’entendre.

– Aidez-moi, aidez-moi !

Je suis reparti prenant la routede Mandelieu. L’air était chargé desfumées lourdes, d’odeur d’arbresmorts, un vent de ghetto, un soufflevenu de Treblinka. J’étais enterrédans un bunker, sous les ruines, au

milieu des miens. J’ai aperçu unevoiture au fond d’un ravin. Je suisdescendu en courant, tombant surla terre et les souches brûlantes,rampant sur le sol. Les portièresétaient ouvertes, la voiture chaude.C’était notre voiture, avec sa galeriesur le toit, cette paire de lunettesdans la boîte à gants. J’étais dans lafosse. La nuit tombait, je n’ai rienvu, pas un corps. Peut-être avaient-ils fui, peut-être la voiture avait-elleroulé seule jusqu’au fond de ceravin. J’ai remonté la pente, lespierres déchiraient mes mains, jecriais :

– Aidez-moi, aidez-moi !

Je suis enfin arrivé sur la route :je m’acharnais sur la moto dont lemoteur refusait de démarrer ; alorsj’ai couru vers notre forteresse : lefeu au loin barrait le ciel rouge. Desgendarmes sont venus à marencontre :

– Aidez-moi, aidez-moi. Il fautles chercher.

Je les ai conduits près du ravin.Avec son battement qui déchiraitl’air, un hélicoptère est venu seposer sur la route. Le moteurbattait, battait comme autrefois là-bas l’excavatrice. C’était à nouveauTreblinka, la guerre sans fin. Unvieil autocar rempli de SS brûlait,

adieu les miens, adieu père, adieuRivka, adieu frères, je tentais derepousser ce sable qu’Ivan jetait surmoi. Tu es mort, camarade, auxcheveux roux, sous les coups,devant moi.

Le moteur de l’hélicoptèrehaletait puis il s’est mis à frapperfort, à hurler et l’engin s’est soulevéglissant vers le fond du ravin. Detemps à autre un gendarme medisait quelques phrases puis l’und’eux a commencé à descendre lapente, vers la voiture.

J’entendais ce moteur quifrappait, j’entendais l’excavatrice.

– Je n’ai rien trouvé a répété legendarme.

Il venait de remonter du fond duravin. Il ne me regardait pas.

– Un mouton mort, un mouton,seulement un mouton. Je n’ai vuque cela.

J’ai voulu le croire. Ils devaientêtre à Mandelieu.

Je suis descendu là-bas. À lamairie de Mandelieu c’étaitl’angoisse, les groupes d’hommes,le visage noirci par la fumée. Ils nesavaient rien. Je les interrogeai, ilsdétournaient la tête.

Alors je suis reparti vers le ravin,

là-haut.

Au bord de la route il y avait ungroupe de gendarmes qui meregardaient m’avancer, quis’écartaient. Je ne criais plus, moncri était en moi, mes hurlements,seule ma tête les entendait. Non.Non, Miétek. Les gendarmess’écartaient, j’avançais, je disaisavec mes yeux : « Aidez-moi, aidez-moi », et je m’enfonçais dans lesable jaune de Treblinka.

Un homme a fait un pas versmoi : j’ai reconnu Augier unmimosiste du Tanneron. Il m’a prispar les épaules, il a commencé àparler :

– Monsieur Gray, monsieurGray…

Je voyais les larmes dans lesyeux, j’entendais, je ne voulais pascomprendre ce que je savais. J’aicrié pour moi, pour eux : « Non,non », et j’ai voulu arracher à ungendarme ce revolver qui feraittaire les hurlements en moi, cettevoix qui répétait depuis tantd’années, tant de fois : « Adieu lesmiens, adieu les miens, adieu. »

Jour après Jour

Je me suis pas tué. J’ai voulu. Jen’ai pas pu : on a veillé sur moi.

D’eux il ne me reste que desobjets morts. Ces trois accordéons,ces jouets, ces cahiers. Ce dessin depetite fille aux bras tendus. Leursvêtements à eux tous, les miens. Ilme reste les photos, plates, mortes.

Qui me rendra leur vie ? Qui merendra la vie ?

Je ne me suis pas tué. Je parle,je mange, j’agis. J’ai traversé letemps où l’envie de mourir était maseule amie. J’ai traversé le temps où

la seule question était : « Pourquoi,pourquoi moi ? Pourquoi deux foisles miens, n’avais-je pas assez payémon tribut aux hommes, audestin ? Pourquoi ? »

Je parle : je dis le récit de ma viepour comprendre cet enchaînementde folie, de hasards, ces malheursm’écrasant.

Et je suis vivant, et je mange, etj’agis. J’ai voulu savoir. Je viensd’un monde, ma préhistoire, quim’a habitué à regarder la mort tellequ’elle est. Je n’écoute même pasceux qui me disent : ils n’ont passouffert. Je sais qu’ils ontatrocement souffert, quittant la

voiture, s’enfuyant devant lesflammes, Dina arrachant les talonsde ses souliers pour mieux courir,enveloppant ses enfants agrippés àelle, gagnant quelques mètres sur lafournaise. Et tous d’un seul coupabattus par le feu. Il me reste cestalons, ces quelques boutons dontle feu a arraché la couleur, le collierde Yellow.

Je suis vivant, du sable jaunedans la bouche, du sable au goût demort. Pourquoi ?

Ce n’est pas ma douleur qui meterrasse : je connais la douleur.C’est pour eux, mes enfants, Nicole,Suzanne, Charles, Richard : que

savaient-ils de la vie, rien, je lesavais tenus entre mes mains, leurmère me les tendait de toute saforce, elle les poussait vers moi. J’aisuivi leurs pas, j’ai vu grandir ceshommes vrais, ces femmes bellestuées avant de vivre. Les miens. J’aivu s’épanouir Dina. J’avaiscombattu pour tout cela, j’avaisparcouru des siècles de barbarie etvoici que je crie encore : « Adieu lesmiens. »

Je parle, j’essaie de comprendre.Leur mort a rouvert toutes lesfosses ; ils étaient les miens, vivantsà nouveau. Morts, les miens sontmorts une nouvelle fois. Je parle, je

marche, je rôde dans ma maison,ma forteresse vide comme un fruitcreux, je regarde les arbres, lanature saccagée. C’était notreforteresse : la forteresse est morte.Ma chienne Lady s’est enfuie : ellenous aimait, elle aimait notrebonheur. Pourquoi resterait-elle ?Laïtak, le chat, ne revient plus.Pourquoi reviendrait-il ?

Je marche, j’écoute ces cris enmoi, ma tête éclate. Mais je vis. Jesuis redevenu un homme double,présent au monde et mort en moi.Je regarde les photos, je feuilletteleurs cahiers, je m’assieds face à cesurnes de bois, posées devant la baie

vitrée qu’avait dessinée Dina.

Je pleure. Je ne pleure pas surmoi. Que suis-je ? Un hommeencore vivant. Je pleure pour eux,en eux, je suis eux, leur souffrance,leur vie brisée, cet avenir qu’ils neconnaîtront pas. Je les vois, je lesentends, ô vous les miens, tous lesmiens, Suzanne première vie quej’ai tenue entre mes doigts, Nicole,Charles, Richard. Je vais dans lachambre où ils sont nés. Je n’ai pasà fermer les yeux : je les vois, corpstremblants de vie. Je les vois, corpsmorts.

Adieu, les miens.

Je suis monté sur la terrasse, j’airegardé la mer, la forêt saccagée. Ily avait encore dans un coin l’étui dufusil avec lequel j’avais voulu,quelques jours après ce samedi 3octobre en finir une nouvelle foisavec moi. Maintenant les amis sontpartis : ils me font confiance.

Je marche, je parle, je ne dorsplus, ma tête éclate. Mais je vis. Lemaire est venu. C’est lui qui aremonté les corps. Il sait. C’est unhomme juste et droit. Il ne fait pasde phrases. D’autres sont morts, cesamedi. Il cherche les causes, lesresponsabilités.

Je me suis terré des jours entiers

au fond de mon malheur. J’étais àTreblinka, dans la baraque, j’étaissur la place de tri, au Lazaret. Je mesouvenais de tout, ma mémoireavait éclaté sous la douleur en millefaits. Je me souvenais de l’odeurdes fosses, du bruit de l’excavatrice,du regard de l’officier aux yeuxblancs. Je me souvenais de père, deJulek Feld, d’eux tous, les miens,les camarades. D’eux, mes fils, mafemme, mes filles. Je vivais leurrire, cette course vers la maisondans les prés quand les cartablesvolaient en l’air et que gambadaientDarling, Yellow et Lady. J’avaisconnu la barbarie et le bonheur, la

mort et la vie. Je savais dans machair, dans mes yeux, que tout iciest possible, les bourreaux et leshommes. La paix et le feu. Que rienn’est jamais définitivement gagné.Qu’un mur franchi un autre s’élève.Qu’un ghetto brisé un autre seconstruit.

Je savais. Les miens n’étaientplus là pour apprendre, pourécouter ma voix et ce bureau où jem’asseyais seul, ouvrait sur unenature morte, un fauteuil blanc quiresterait vide, une baie vitrée oùmes enfants ne viendraient pluss’appuyer. Je savais. Mais tantd’autres ne savaient pas. Tant

d’autres enfants qui ignoraient quela terre peut tout donner, qu’unarbre peut sauver la vie ou fairemourir, que le feu prend vite etsaccage.

Tant d’enfants qui ne savaientpas. Père dans le ghetto disait qu’unhomme est celui qui va jusqu’aubout et je disais à mes enfantsqu’un homme se juge à ce qu’il fait.Voilà ce que je voulais leurapprendre, voilà ce qu’ilsn’entendront pas. Mais j’étaiscomptable devant eux, devant tousles miens, devant moi. J’avaisrenoncé au fusil, il me fallait doncvivre, jusqu’au bout.

À nouveau je suis sorti deTreblinka. Je me suis jeté avec monmalheur au poing à la face des gensde ce pays où j’avais trouvé la paixet qui m’avait accueilli. Tout perdreou tout gagner. J’ai recommencé uncombat, ma guerre, pour les miens,au nom de tous les miens pour quejamais je ne puisse me dire : « Tusavais et tu n’as pas clamé. » J’airéuni des maires, j’ai parlé du feu,de l’inconscience et de l’ignorancedes hommes, de ce qu’il fautapprendre aux enfants pour lesmettre en garde. J’ai vu lesministres et les bureaux, j’ai faitimprimer des brochures, des

affiches. J’ai parlé à la télévision,visité les principales villes deFrance. Oui, j’ai montré mes morts,oui, j’ai jeté dans l’encre et sur lesécrans les miens, oui, j’ai osé criermon deuil et m’appuyer sur lui. Jene veux pas que Dina, mes enfants,soient morts pour rien, je ne veuxpas qu’on les oublie, je veux queleur avenir soit de mettre en garde,de sauver. Tel est mon combat.

Il y a d’autres fléaux, d’autresluttes. Je les ai subis aussi, je les aimenés, pour les miens, mapremière famille. Aujourd’hui c’estce combat qui m’importe car c’est lefeu qui brutalement m’a atteint.

Je vis, j’agis, je vais. Je m’étaisévadé de Treblinka, j’avais survécu,j’avais construit ma forteresse. Maistoutes les forteresses sont fragiles,provisoires. Je marche encore : jene veux pas vivre pour moi. À quoicela sert-il ? Hier j’ai vécu pour lesmiens, contre les bourreaux.Aujourd’hui je vis encore pour lesmiens, par eux, ma famille, et loin,bien au-delà d’elle, je pense à cepeuple inconnu, mon peupleimmémorial devant qui je suiscomptable de mes actes. Je mêletous les visages. Je ne suis rien quece qu’ils m’ont fait, que ce qu’ilsm’ont donné ; je n’existe que par ce

que je leur ai donné.

Seul, je suis vide.

J’agis. J’ai fait sortir de terre laFondation Dina Gray, en quelquesmois. J’ai rassemblé les journalistesaux Barons. J’ai parlé. Les miensvivent, ma femme, mes enfantscombattent : qu’est-ce vivre sinonagir pour les autres ?

J’agis, je vais, je dis : cettelongue histoire, ma vie. Quand jeme regarde je me répète : pourquoi,pourquoi ? Mais je veux encoredire, encore continuer, être fidèle.Vivre, jusqu’au bout et un jour, sivient le temps, donner à nouveau la

vie pour rendre ma mort, la mortdes miens impossible, pour quetoujours, tant que dureront leshommes il y ait l’un d’eux qui parleet qui témoigne au nom de tous lesmiens.

J’ajoute unephrase encore…

Ces mots que j’ai écrits il y a desannées déjà, voici qu’ils continuentà vivre grâce à vous, lecteur. Ce livreque vous allez fermer est unenouvelle édition. Depuis, j’ai moiaussi continué à vivre, à travailler, àécrire. Il y a quelques mois j’aipublié un autre livre. Le livre de lavie. Si j’ajoute une phrase encore àAu nom de tous les miens c’est queje voudrais que vous alliez vers Lelivre de la vie et Les Forces de lavie.

J’essaie d’y dire pourquoi il fautvivre et comment on peut atteindrele bonheur, le courage et l’espoir,malgré tout. Trouver aussi, et c’estl’objet des Forces de la vie tous lesmoyens du bonheur quotidien.

Je sais qu’il n’est pas dans leshabitudes de prolonger, comme jele fais, un livre, mais je ne suis pasun auteur comme les autres.

Vous le savez maintenant aprèsavoir lu le récit de ma vie.

Martin Gray

Photos et plans

PLAN ET SITUATION DUGHETTO DE VARSOVIE

Le ghetto tel qu’ il fut délimitepar les Allemands en 1940,comprenait le « ghettotraditionnel » de Varsovie et unepartie de la ville « aryenne ».

INSURRECTION DU GHETTODE VARSOVIE (19 avril – 8 mai

1943)

Emplacements des bunkers,actions des insurgés, progressiondes troupes allemandes,emplacement du domicile deMartin Gray rue Mila, emplacementdu bunker de commandement deMordekai Anielewitz rue Mila.

Régions de Pologne que MartinGray parcourt après son évasion deTreblinka (région de Zambrow et deBialystok) puis après l’insurrection

du ghetto de Varsovie (région deLublin).

Table des matièresPréface 6Première partie Survivre 27

1 Je suis né avec la guerre 282 La force qu’un homme peutavoir en lui 52

3 Le jeu de la vie et de la mort 1514 Les bourreaux ont parlé. 4045 Ici, il me faudrait une autrevoix 511

6 Je dirai l’Umschlagplatz, leswagons et les fosses 635

7 Nos vies avaient larésistance de la pierre. 785

Deuxième partie Lavengeance 883

8 Salut à toi, camarade 8849 Voilà père, voilà frères 95810 La vengeance est amère 1041

Troisième Partie Unnouveau monde 1103

11 Un jour, m’élèverai maforteresse 1104

12 J’allais, j’allais, droitdevant moi 1215

13 Je la connaissais depuistoujours 1285

Quatrième partie Lebonheur 1318

14 Enfin, enfin, la paix, la joie 131915 Alors j’ai pris la vie neuveentre mes mains 1353

Cinquième partie Le destin 139116 Adieu les miens 1392Jour après Jour 1411J’ajoute une phrase encore… 1426

Photos et plans 1428