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AU CINÉMA LE 1 er FÉVRIER un film de John CASSAVETES « Bouleversant, Gena Rowlands est à son sommet » LES INROCKUPTIBLES « Un film d’une vraie liberté, absolument somptueux. » FRANCE CULTURE LA DISPUTE « Le plus gros succès de John Cassavetes » LOFFICIEL DES SPECTACLES « Une puissance émotionnelle inouïe » LE BLOG DU CINÉMA « Un chef-d’œuvre incontournable » DVD CLASSIK « Un cinéaste incontournable et éternel » ÉCRAN LARGE

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AU CINÉMA LE 1er FÉVRIER

un film de John CASSAVETES

« Bouleversant, Gena Rowlands est à son sommet »

LES INROCKUPTIBLES

« Un film d’une vraie liberté, absolument somptueux. »

FRANCE CULTURE – LA DISPUTE

« Le plus gros succès de John Cassavetes »

L’OFFICIEL DES SPECTACLES

« Une puissance émotionnelle inouïe »

LE BLOG DU CINÉMA

« Un chef-d’œuvre incontournable »

DVD CLASSIK

« Un cinéaste incontournable et éternel »

ÉCRAN LARGE

LOVE STREAMS est le dernier long métrage du réalisateur – bien qu’il ait succédé

à Andrew Bergman sur le tournage de Big Trouble en 1985, à la demande du co-

médien Peter Falk, il n’était pas à l’origine du projet. Au moment du tournage, le

réalisateur atteint d’une cirrhose se savait condamné. LOVE STREAMS, qui reçoit

alors l’Ours d’or du meilleur film et le prix FIPRESCI à la Berlinade en 1984 est

considérée comme une « œuvre somme ». John Cassavetes y développe ses

thèmes de prédilections : la solitude, la mort, la folie mais aussi les fêtes noc-

turnes, l’exutoire trouvé dans l’alcool, le jazz et le couple en perdition. Il fait ain-

si référence à ses œuvres antérieures comme Meurtre d’un bookmaker chi-

nois , Une femme sous influences, Opening night ou encore Faces qu’on re-

connaîtra au détour de certains plans ou scènes.

Robert est un écrivain alcoolique qui puise son inspiration la nuit dans les clubs de

jazz. Fin séducteur il semble bien moins las des questions de l’ivresse et du vertige

de la séduction que de l’amour lui-même. Plus grand chose ne parvient à émouvoir

cet homme, tantôt cynique, tantôt écorché, si ce n’est l’intensité d’un moment fu-

gace, une rencontre éphémère et « le secret des femmes » qu’il cherche à percer

irrémédiablement à travers une multitude de rencontres dont jamais aucune ne

parvient à étancher sa soif d’étourdissement.

Sarah, sa sœur, est quant à elle en plein divorce, débordante d’amour pour son

époux et son enfant, elle oscille en permanence entre excès affectifs et hystérie

compulsive, elle ne parvient pas à retenir son mari, ni même sa fille qui ne souhaite

plus vivre à ses côtés. Pourtant rien ne compte plus pour cette femme fragilisée

que l’amour qu’elle porte à sa famille et au nom duquel elle se dévoue corps et

âmes en un torrent d’amour intarissable (Love Streams) dont le flot s’écoule à l’infi-

ni. Sarah et Roberts, deux âmes rongées par leurs douloureuses et intimes soli-

tudes se retrouvent avec l’espoir de panser les souffrances de l’autre que rien ne

semble pourtant pouvoir apaiser.

Avec LOVE STREAMS, John Cassavetes livre un film plus que jamais autobio-

graphique. Il tourne dans sa propre maison et se réserve un premier rôle (d’abord

prévu pour Jon Voight) aux côtés de Seymour Cassel et de la brillantissime Gena

Rowlands (sa propre femme) qui l’ont accompagné toute sa carrière. Et s’il prend

de nombreuses libertés avec la pièce de théâtre de Ted Allan dont le film est

l’adaptation, c’est pour s’en emparer plus instinctivement, l’imbiber de sa propre vie

et servir son puissant propos.

LOVE STREAMS

de John Cassavetes

par Sarah Benzazon (le 27 janvier 2017)

5/5 Chef-d’œuvre

Le réalisateur y dresse le portraits de deux personnages en fuite. Une fuite contre

leurs mondes dans lesquels ils semblent tous deux inadaptés, mais en premier lieu

contre eux-mêmes. Si dans un premier temps il cherche à opposer formellement

ces deux entités, c’est bel et bien pour mieux les assimiler et les lier aussi intime-

ment qu’intrinsèquement dans la seconde partie du film. Cassavetes et Rowlands

s’y montrent des interprètes magistraux, bruts et éperdument vivants, faisant de

LOVE STREAMS une œuvre fascinante de beauté.

Cassavetes pare ses décors entre un neutralisme discret et une virtuosité de la

mise en scène. Alors que Robert se soûle dans une demeure sombre aux allures

de capharnaüm lugubres, haut symbole du repli sur soi et de la triste et décadente

noirceur de son habitant, dans laquelle le réalisateur l’assigne à résidence (il n’en

sort presque jamais, si ce n’est pour être de nouveau cantonné à la lumière téné-

breuse de la nuit), Sarah est un personnage souriant, ouvert et empathique

que Cassavetes traite dans des plan extérieurs souvent gorgés de soleil dans les-

quels son sourire semble, et semble seulement, donner le change.

Si Robert tente de conserver une effervescence substantielle nécessaire à son

existence vidée de tout sens et de toutes considérations morales et affectives (il n’a

vu son fils que sa mère biologique lui donne à garder qu’à sa naissance, ou encore

il cherche à séduire une jeune femme, puis sa mère), Sarah gorge chacun de ses

actes et chacune de ses intentions d’un don de soi exalté. Elle visite les hôpitaux,

se met en scène dans un spectacle clownesque désespéré dans l’espoir fou de se

réconcilier avec sa famille ou offre à son frère des animaux pour qu’il fasse l’expé-

rience de l’altruisme. Tout deux se débattent avec leurs propres armes, ici leurs

failles immenses, pour tenter d’échapper à leurs conditions et la détresse psycholo-

gique inouïe qui les a enseveli. D’ailleurs, bien que ce ne soit pas le propos

de John Cassavetes, le film flirt avec la psychanalyse, de manière plus ou moins

consciente. Le fait que le réalisateur fasse de ses personnages des frères et sœurs

renvoient à la possibilité d’un événement commun traumatique dans la prime jeu-

nesse expliquant l’enlisement aliéné de leur quête insatiable et asservie de recon-

naissance, d’admiration et de complétude.

L’enfance, c’est aussi cet âge mal traité dans LOVE STREAMS. Sarah écrase sa

fille aussi bien dans le cadre dont le gros plan efface son visage que dans leur vie

commune. Et Robert ne s’occupe guère des questions de l’enfance et enivre scan-

daleusement son fils qui aura bientôt, comme son père dans une séquence précé-

dente, le visage couvert de sang. Ces deux personnages d’enfants s’évadent d’ail-

leurs tour à tour du domicile de ceux qui ne savent pas les « aimer », comme une

tentative de reprendre son souffle in extremis avant la noyade dont Sarah et Robert

ne peuvent, eux, se sauver.

LOVE STREAMS est gorgé de scènes sublimant la fragilité humaine et porte par-

fois ses personnages jusqu’au pathétisme le plus douloureux. John Cassa-

vetes filme la vie, « la vraie vie » dit-on, « sans artifice » et en restitue les errances

sourdes. Le film dégage une puissance émotionnelle inouïe. Pourtant il n’y a ni in-

trigue, ni narration. John Cassavetes capture la fièvre de l’existence. Et l’histoire

(si tant est qu’il y en ait une autre que le désenchantement quotidien) jaillit, lumi-

neuse, de ses personnages, semblable à la pulsion (de vie, destructrice ?) qui les

anime. Le cinéma de Cassavetes épouse la complexité des sentiments humains et

sous le joug d’une improvisation époustouflante de vérité les rend incisifs et vo-

races.

LOVE STREAMS fascine alors par son incandescente vivacité mais nous plonge

aussi dans l’effroyable drame de l’hystérie qui pour le cinéaste n’a pas de sexe.

Les deux êtres à l’affectivité immature sont engoncés dans leur soucis d’eux-

mêmes et du regard qu’on porte sur eux. Ainsi Robert, quasi ivre mort, suivra en

rampant une femme jusqu’à chez elle juste pour ne « perdre » ni sa superbe, ni la

partie. Et Sarah apparaîtra à de nombreuses reprises en femme fragile et perdue,

dans le bureau du juge ou dans le parking d’un aéroport parisien au milieu de ses

valises, ne voulant jamais faillir à ses engagements. Robert ne tient à personne,

pas même à son fils qu’il laisse seul dans une chambre d’hôtel. Et Sarah, elle, ne

peut se séparer de rien et se promène avec une horde de bagages contenant sa

vie et son amour. L’un est libre, l’autre est pieds et poings liés. Mais aucun d’eux

n’est affranchi et tous deux subissent, comme un poison indolore, l’hostilité de leurs

existences et de leurs dérives intérieures.

Alors que Sarah rejoint son frère chez lui, John Cassavetes cesse de traiter leurs

histoires de façon isolées dans un montage dialectique. Enfin réunis sous le même

toit, Sarah et Robert sombrent et le film prend un second départ. Cette réunification

qui semblait salvatrice va en fait inaugurer l’arrivée d’un troisième personnage res-

té discret jusqu’alors, celui de la folie. Cassavetes fait de ses deux figures oppo-

sées un couple à l’attraction fatale.

La maison glauque de John enserre à son tour comme une camisole Sarah et elle

se noie dans la démence entre séquences oniriques cauchemardesques et crises

d’hystéries. Même ses actions les plus nobles sont poussées par Cassavetes dans

leurs limites les plus dramatiques. Ainsi, alors qu’elle cherche un compagnon à son

frère dans une animalerie dont les contours burlesques prêtent à sourire, la

scène se meut dans une tragédie presque effrayante au moment où Sarah dé-

barque exaltée à la maison avec toute une ménagerie. John Cassavetes crée le

malaise et laisse se dessiner à la simple vision d’une situation inadaptée et incon-

grue le visage grave de l’égarement et du délire psychiatrique.

Robert, l’égoïste égocentrique du début du film se change au contact de sa sœur

en amoureux transi. Il lui déclare son amour, personne d’autre ne compte pour lui, il

l’aime, il n’aime qu’elle et veut qu’elle vive avec lui pour toujours. LOVE

STREAMS joue sur la confusion entre la réalité et la fiction. S’il est évident que le

réalisateur souhaite étendre le thème de la folie au puissant désir d’inceste incons-

cient de Robert, le spectateur entend également une déclaration d’amour du ci-

néaste à sa femme, alors qu’au moment du tournage il se sait condamné.

Le film se clôt alors que nous assistons à l’ultime rêve de Sarah, un pastiche de co-

médie musical glaçant. A son réveil elle décide de partir brusquement. La maison

est plongée dans l’obscurité humide et souillon de la nuit, une pluie diluvienne an-

nonciatrice d’une apocalypse symbolique s’abat sur la ville. John supplie Sarah de

rester, mais elle n’en fait pas cas. Elle retrouve ses valises et monte dans la voiture

d’un homme croisé à peine quelques jours avant. Elle part, et Cassavetes nous

laisse le choix de s’approprier son destin. Part-elle propulsée par un dernier sur-

saut de vie, un ultime appel de sa nature contemplative et passionnée qui la pous-

serait à fuir la maison et son habitant sordide ? Ou alors a t-elle définitivement suc-

combé à ses démons se laissant envahir par le tourment qui lui sera fatal ? Le

« secret » de cette femme reste entier pour Robert. Il ne parviendra jamais à ré-

soudre son énigme. Le seul indice du possible destin de Sarah que John Cassa-

vetes feint d’égarer au hasard d’un mot est le destin de sa valise, la même que Sa-

rah traînait de son corps tout entier au début du film. Cette fois-ci elle se fiche

qu’elle ne rentre pas dans la voiture et la laisse sans égard dans la boue, la ba-

layant d’un geste. Tant pis, tant qu’elle part loin…A-t-elle perdu la raison ou l’a t-elle

trouvé ? Notre énigme à nous aussi reste entière.

John Cassavetes filme là une scène finale effroyablement signifiante qui laisse

peu d’alternative au spectateur pris à la gorge par la tristesse. Il laisse peu de

chance à Robert qui, un verre de Whisky à la main, est victime à son tour d’une

hallucination. Il a perdu sa sœur et tente de la regarder s’éloigner par la fenêtre,

mais il n’y parvient pas, sa vision est obstruée par un « torrent » de pluie qui

s’écoule sur la vitre, le séparant irrémédiablement d’elle mais aussi par la folie qui

assurément l’a rattrapé. Robert sombre dans le tumulte de cet amour fraternel in-

cestueux qui restera à jamais inassouvi et inavoué. Son visage disparaît sous les

gouttes d’eau et seule la lumière de juke-box le maintient en survie dans l’image

quelques secondes encore. Robert est John et tous deux tirent leur révérence en

une déclaration d’amour infinie. LOVE STREAMS est un chef-d’œuvre.

ANALYSE ET CRITIQUE

Difficile de s’atteler à la chronique d’une œuvre chérie sans se questionner sur

l’art délicat de la critique. Comment traduire le vacillement intérieur provoqué par

un choc esthétique sans trahir la singularité de cette expérience intime ? On aime-

rait écrire comme John Cassavetes filme les êtres qu’il aime, avec une évidence

réconfortante et sans s’embarrasser de conventions castratrices. Hélas, l’exercice

critique implique une certaine distanciation, nécessaire pour revendiquer la sacro-

sainte objectivité après laquelle courent les exégètes - objectivité qui tient plus, se-

lon l’auteur de ces lignes, de l’arlésienne, que du constat scientifique.

Autopsie, analyse... Autant de termes empruntés aux sciences dures, et molles,

par le critique soucieux de légitimer ses commentaires avisés, qui présupposent

une lecture clinique de l’œuvre (qui dit autopsie suppose cadavre à disséquer).

Toutes les œuvres sont analysables, dissécables à l’infini, du nanar réputé comme

indéfendable au monument qualifié de chef-d'œuvre incontournable. Pourtant, cer-

taines, au-delà de la valeur qu’on leur atteste, se prêtent davantage à ce type

d’exercice ludique ou pédagogique. Pour un critique, Love Streams a tout du bon

client. Dernier "vrai" film d’un cinéaste célébré dans le monde entier (Cassavetes

se contentera de tourner quelques séquences du poussif Big Trouble, en rempla-

cement d’Andrew Bergman), voilà une œuvre dont la genèse, la structure et la por-

tée fournissent une multitude d’entrées potentielles aux commentateurs que nous

sommes tous. Engouffrons-y nous un instant, le temps d’explorer la richesse du

matériau. Une exploration qui ne fera pas l’économie d’une révélation de l’intrigue

et d’une description du "final". Voilà pourquoi nous invitons le lecteur qui n’a pas

encore vu l’œuvre à sauter le paragraphe signalé comme "spoiler" - car s’il n’a rien

d’hitchcockien, le film de Cassavetes pâtirait de ces divulgations - et à acquérir le

DVD ou Blu-ray de Love Streams de toute urgence.

Rétrospectivement, la tentation est grande de parler de "film somme" à propos

de Love Streams. La plupart des thèmes et des figures qui ont nourri le cinéma de

Cassavetes semblent nouer un dialogue souterrain dans cet ultime opus. Le

couple, la famille, le spectacle... Autant de thématiques évoquées avec force par

ce stakhanoviste du septième art. Telle scène de bar, et c’est Meurtre d’un book-

maker chinois qui émerge des méandres de notre mémoire cinéphile, telle crise

de Gena Rowlands, et ce sont les figures d’Une femme sous influence et d'Ope-

ning Night qui nous rappellent à l’ordre, tel plan dans les escaliers, et voilà la sé-

quence finale de Faces qui s’impose.

LOVE STREAMS de John Cassavetes par Cosmo Vitelli (le 27 octobre 2004)

De film en film, Cassavetes parle des choses qu’il connaît et qu’il a pu expérimen-

ter au quotidien. Si l’alcool irrigue ainsi son œuvre, si la famille prend autant de

place dans la fiction qu’il déploie, c’est que ces éléments sont constitutifs de l’iden-

tité du cinéaste. Et si les escaliers de Faces ressemblent à s’y méprendre à ceux

de Love Streams, c’est que le cinéaste a tourné les deux films dans la maison des

Cassavetes. Chez Cassavetes, fiction et réalité s’entremêlent en effet de manière

vertigineuse. Les plans rapprochés de Gena Rowlands prennent, dans ses films,

une dimension particulière puisque la caméra noue un rapport de proximité avec la

propre femme du cinéaste. Dans Love Streams, la communauté qu’a su se consti-

tuer le cinéaste au fil de ses œuvres est représentée ici par sa femme, Seymour

Cassel, Al Ruban, David Rowlands... Cela donne certes une certaine patine à

l’œuvre, mais n’empêche nullement un investissement total du spectateur dans la

fiction, quelles que soient ses connaissances biographiques en la matière.

Au-delà de cette impression d’assister à un "film bilan" - impression qui, encore

une fois, n’est peut être due qu’à notre appréhension d’un film dit "terminal" (il fau-

drait se pencher avec attention sur les critiques émises à l’époque de la sortie du

film, puisque personne ne savait avec certitude qu’il s’agissait de l’ultime film de

John Cassavetes) - l’habitué de l’univers "cassavetesien" devrait stigmatiser ce qui

détonne dans ce Love Streams. D’abord, du strict point de vue formel, la dispari-

tion des plans "à l’arraché", caméra à l’épaule, au profit d’une fixité de la caméra.

Ensuite, l’abondance de références socioculturelles et la tonalité baroque de l’en-

semble. Deux pistes toutes cuites pour le critique : le scénario et la dimension bio-

graphique de l’œuvre. D’abord, le critique sait que Love Streams est l’adaptation

d’une pièce de Ted Allan. Lorsqu’il lit au générique Scénario : Ted Allan et John

Cassavetes, peut être est-il tenté d’attribuer les références religieuses et psycha-

nalytiques à ce dernier, puisque dans l’inconscient collectif Cassavetes est auréolé

d’une réputation de cinéaste instinctif, jamais d’intellectuel. Enfin, le critique a ap-

pris que Cassavetes se savait condamné au moment de la réalisation du film, et

que la mère du cinéaste décéda quelques semaines avant le tournage. Difficile

donc, rétrospectivement, de ne pas conclure que cette appréhension d’une fin

proche ait insidieusement contaminé la fiction.

Légion sont les éléments qui semblent valider ces hypothèses. Le film s’avère ana-

lysable psychanalytiquement parlant. Il illustre peut-être même une fameuse dicho-

tomie révélée par Freud. Pour cela il suffit de se livrer à une lecture "symptomale"

des personnages. Considérer, par exemple, Sarah comme une hystérique. Mal es-

sentiellement féminin, l’hystérie somatise, souvent de manière théâtrale, les

troubles psychiques d’un malade incapable de satisfaire un désir ardent. Sarah

Lawson voudrait tout donner à sa famille. Mais son amour se révèle trop fort pour

qu’il y ait réciprocité. La perte de la garde de sa fille - qui préfère rejoindre son père

- la plonge dans l’hystérie. A l’agitation et aux larmes, se succèdent l’évanouisse-

ment et la perte de connaissance.

De son côté, Robert présente la pathologie du névrosé obsessionnel. Même au mi-

lieu de son "harem", il se trouve isolé. Voilà un personnage incapable d’établir une

relation humaine. Seule Sarah, sa sœur, présente un intérêt à ses yeux. Comme

tout névrosé obsessionnel, il se heurte au "caractère impossible que revêt son dé-

sir" (1) d’ordre incestueux et donc réprimé par la morale. Pourtant il supplie bel et

bien sa sœur de rester vivre définitivement avec lui, chasse le médecin censé

l’ausculter et somme son chien d’attaquer Ken, un amant potentiel pour Sarah.

La distribution du film renforce son côté troublant. Le frère et la sœur sont bien sûr

incarnés par un mari et une femme (John Cassavetes et Gena Rowlands) ; quant

au médecin qui s’interpose momentanément entre les deux êtres, il est interprété

par David Rowlands, le propre frère de Gena. Quel est le poids de Ted Allan sur

ses références psychanalytiques, si références il y a ? La pièce originelle s’ache-

vait-elle également dans un déluge biblique ?

[SPOILERS] Les films de Cassavetes évitent soigneusement la tentation du sym-

bolisme. Pourtant, telle une représentation baroque (à l’instar des pièces du siècle

d’or espagnol, le rêve occupe une place de choix dans le récit), Love

Streams regorge de métaphores et de citations culturelles qui s’intègrent parfaite-

ment au récit. Le film est vaguement inspiré de La Tempête de Shakespeare, la fin

se place même explicitement sous le signe de l’Arche de Noé. Ainsi, tandis qu’un

déluge s’abat sur la maison, Robert réunit sous son toit des canards, un chien, des

poneys, bref toute la ménagerie que sa sœur lui a offerte quelques séquences plus

tôt, pour l’aider à rompre sa solitude (délicieux moment burlesque dans cette

oeuvre jamais avare en moments tragicomiques). Un peu plus tard, un étrange per-

sonnage, qui n’est pas sans rappeler le héros biblique du déluge, viendra lui rendre

visite le temps d’une brève hallucination.

S’agissant de l’aspect biographique du film, beaucoup verront en Love Streams,

un testament cinématographique. Nous l’avons vu, John Cassavetes se sait ma-

lade au moment d’entreprendre le tournage. De là à se demander si ce savoir

oriente, consciemment ou non, ses choix de mise en scène, il n’y a qu’un pas que

nous n’hésiterons pas à franchir, au moins le temps d’une réflexion. Là encore, plu-

sieurs éléments pourraient entériner cette hypothèse. Il n’y a qu’à observer com-

ment les deux personnages principaux sont traités par la caméra. Comme toujours,

le cinéaste prend plaisir à scruter sa femme. A Sarah Lawson les plans extérieurs,

rapprochés, lumineux et ensoleillés, à Robert les plans intérieurs, distants et sous-

exposés. Robert appartient aux ténèbres. Il se tient parfois au seuil de sa demeure,

mais franchit rarement le pas en plein jour. Le corps de Robert semble appartenir à

une logique de la disparition, qui épargne celui de Sarah, non sans l’avoir menacé

le temps d’un rêve, où elle se laisse choir dans une piscine à l’eau noirâtre, « La

patrie des nymphes mortes » aurait dit Bachelard pour qualifier cette eau, puis-

qu’elle est selon le philosophe « la vraie matière de la mort fé-

minine. »

Dans le rêve de Sarah, l’eau est d’abord un « néant substantiel, on ne peut aller

plus loin dans le désespoir » (2) avant de se muer en liquide matriciel, puisque ce

rêve précède celui de la réconciliation, de l’espoir et de la renaissance. Sarah est

bien une survivante. Elle s’extirpe des ténèbres, mais ne peux rien pour son frère.

Le dernier plan où ces deux corps partagent le cadre à lieu quelques minutes avant

la fin du film. C’est l’ultime étreinte avant la séparation. Le temps pour Robert Har-

mon / John Cassevetes de murmurer à Sarah Lawson / Gena Rowlands : « Tu es

la seule que j’aime. » La dernière séquence suit Sarah hors de la maison, agrippé

à Ken - un corps accessible, contrairement à celui de Robert (barré par la menace

de l’inceste). Puis, lorsque la voiture de ce nouveau couple quitte le domaine, la

caméra se focalise sur la baie vitrée derrière laquelle Robert suit le véhicule des

yeux. La pluie, qui coule le long de la vitre, rend flou ce corps quasi fantomatique.

Le corps s’éclipse définitivement, la caméra s’éloigne, abandonnant ainsi ce Noé

des temps moderne avec sa ménagerie. Ainsi s’achève Love Streams, dernière

apparition de John Cassavetes sur un écran. [FIN DES SPOILERS]

Aurions-nous cédé à autant d’emphase, si ce film n’avait été l’ultime œuvre du ci-

néaste de Shadows ? Aurions-nous poursuivi le même cheminement critique ?

Nos arguments paraissent fondés, mais une lecture moins orientée aurait sans

doute été possible. En lieu et place de l’hystérique et du névrosé obsessionnel,

pourquoi ne pas voir le yin et le yang, le pole positif et le négatif. Et si Cassavetes

assimile Robert Harmon aux ténèbres, n’est-ce pas, tout simplement, pour mieux le

différencier de son parfait opposé, sa sœur ? De même, plutôt que de figurer sa

propre mort, ne s’est-il pas contenté de suivre la logique induite par ses person-

nages jusqu’au bout ?

Si nous nous sommes appesantis sur ces quelques exemples, c’est pour tenter de

démontrer la richesse polysémique d’un tel film. Citizen Kane, L’Avventura, Le Cui-

rassé Potemkine... Autant de "classiques" dont le statut aveugle parfois les com-

mentateurs. Ce n’est plus le film, lui-même qui articule la pensée critique, mais les

discours périphériques qui ont fini par l’engloutir. Certes, Love Streams est l’ultime

film d’un cinéaste. Mais il ne faut pas le considérer comme un objet clos sur lui-

même. Il continue à vivre et à travailler dans la conscience de ceux qui sont tom-

bés sous son charme. Les fameux "flux d’amour" du titre constitueraient d’ailleurs

une belle métaphore de l’expérience cinéphile. Un flux s’insinue entre le spectateur

et son film. Aimer un film passionnément, c’est un peu comme tomber amoureux.

Quelque chose d’intraduisible se noue au plus profond de l’être. Vouloir expliquer

cet amour en prônant une distanciation critique, c’est déjà le trahir. Pour quali-

fier Love Streams, on pourrait parler de concentré d’émotions humaines sur cellu-

loïd, d’illustration filmique de la simplicité de la vie et de la complexité de l’exis-

tence, sauf que cela ne traduira jamais le choc inaugural que ce film a pu produire

sur nous. Un choc imperméable aux notions de "film testament" et autres statuts

pesants. Qui a dit que la critique était une "ciné-cure" ?

(1) Roland Chemama, Dictionnaire de la psychanalyse, références Larousse, 1993.

(2) Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves, Essai sur l’imagination de la matière, Librairie José

Corti, 1942.

John Cassavetes : pourquoi c'est un grand cinéaste

incontournable et éternel par Grégory Crété (le 31 janvier 2017)

Le cinéma indépendant américain moderne repose sur un mythe : celui d’un

cinéaste rebelle, iconoclaste, engagé dans une croisade contre l’establish-

ment avec comme seules armes une caméra à l’épaule, ses amis et un ersatz

de scénario gonflé à l’improvisation. Ce n’est qu’à moitié faux.

Comme n’importe quelle Révolution, celle engendrée par John Cassavetes, père

incontesté de cette Nouvelle Vague new-yorkaise, a démarré dans l’intimité et la

nécessité, plus que dans la théorie d’une guerre contre le système. « Personne

d’autre ne faisait ça. Ce n’est pas comme si nous étions contre les studios. Ce

n’est pas vrai. On pensait seulement qu’il y avait bien assez de place pour toutes

sortes de films. A cette époque, tout le monde était tellement excité. On avait l’im-

pression qu’on pouvait tout faire. Alors on l’a fait. » : Gena Rowlands, surmoi et

moteur du cinéaste, érigée au rang d’icône à la manière d’une Monica Vitti ou

d’une Anna Karina. Le cœur de l’œuvre de Cassavetes donc, indissociable de

l’homme et de l’artiste.

« Le film que vous venez de voir était une improvisation »

New York, 1957. John Cassavetes a 28 ans, une carrière en plein essor, et

une classe d’improvisation dans laquelle il forme de jeunes comédiens. De

passage à la radio pour promouvoir le film hollywoodien L’Homme qui tua la peur,

il évoque son envie de réaliser un film sur les gens ordinaires, et demande aux au-

diteurs conquis d’envoyer quelques dollars. En l’espace d’une semaine, il récolte

2500 dollars pour concrétiser ce qu’il appellera un « accident créatif » : « Quand

j’ai commencé, je pensais que ça me prendrait quelques mois. Ca a pris trois ans.

J’ai fait toutes les erreurs possibles et imaginables. » Pas de scénario ou presque,

pas d’autorisations, 40 000 dollars, une équipe à peine complète, une caméra

16mm, et une fougue que Cassavetes partage curieusement avec la Nouvelle

Vague, nommée pour la première fois de l’autre côté de l’océan la même année.

Shadows représente paradoxalement l’essence et l’exception du mythe Cas-

savetes.L’essence, car cette évocation d’un New York monochrome, où des

hommes et des femmes se cherchent entre une rue bruyante et un intérieur enfu-

mé, a marqué au fer rouge le paysage du cinéma américain. Une exception aussi,

car Shadows a établi un principe d’improvisation, énoncé en fin de film, qui ne se-

ra plus utilisé par le réalisateur.

« Le vrai héros des films de Cassavetes »

En 1958, Shadows est présenté pour la première fois dans un cinéma new-

yorkais, qui se vide au fur et à mesure. En 1959, Cassavetes a retourné la moi-

tié du film. Entre les deux, il a réalisé son erreur : « C’était un film totalement intel-

lectuel, et donc, pas humain. J’étais tombé amoureux de la caméra, la technique,

des beaux plans, de l’expérimentation pure. » Dès lors, il emploiera son énergie au

service des acteurs, avec une attention toute particulière à la vie intérieure des per-

sonnages – les déchirements conjugaux, les crises familiales, les souffrances de

l’âme. Mais Cassavetes repousse toute improvisation pure : « Je crois en l’improvi-

sation sur la base d’un travail écrit, et pas en la créativité non disciplinée. Quand

on a une scène importante, on la veut écrite ; mais il y a quand même des mo-

ments où on veut juste que des choses se produisent ». Conséquences tech-

niques : pas de marque au sol, un micro HF, une caméra à la merci des mouve-

ments, une interdiction de stopper la scène en cas d’imprévu. Le film est cadré,

mais la réalité y a toute sa place.

« C'était à la caméra de nous suivre. En fait, le vrai héros des films de Cassa-

vetes, c'était le caméraman » : Gena Rowlands n’est encore qu’une apprentie co-

médienne lorsqu’elle rencontre John Cassavetes à l'Académie d'Arts dramatiques

de New York. « J'étais déterminée à devenir actrice donc à ne surtout pas tomber

amoureuse, me marier et avoir des enfants. Sous le charme de John, j'ai donc tout

fait pour l'éviter. Jusqu'au jour où il est venu me voir jouer au théâtre. Il était avec

un ami et lui a dit : ‘C'est plié : je vais me marier avec cette fille’! Je raconte rare-

ment cette histoire, elle est tellement guimauve. »

Occupée au théâtre lorsqu’est tourné Shadows, elle incarnera l’une des héroïnes

de Faces, première de leur sept collaborations – il joueront aussi dans trois films,

réalisés par d’autres. « Beaucoup de personnes pensent que tout était improvisé,

et c’est simplement faux. Et on pense qu’improviser c’est dire tout ce que vous

voulez, alors qu’en général c’est basé sur une ligne narrative. Vous connaissez la

dynamique de la scène. C’est comme ça qu’ils ont fait Shadows. »

Al Ruban, proche collaborateur et ami, explique : « Shadows était improvisé. Mais

tous les autres films étaient très écrits, à la virgule. John faisait répéter les acteurs

pendant deux ou trois semaines avant le tournage. Mais il récrivait les scènes quo-

tidiennement et il fallait être prêt le jour suivant pour la nouvelle version. »