29 - Justice
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Justice
Olivier DEVOS
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Justice
25 dĂ©cembre 2016 Ă Lille, sur la place de la Nouvelle AventureâŠ
Le jour se levait à peine sur la place de la Nouvelle Aventure, lieu emblématique de ce
quartier de Wazemmes, qui ne lâest pas moins pour les Lillois. Une petite pluie fine,
froide et pénétrante, mouillait le macadam et ceux qui y déambulaient en ce petit matin.
Et tout indiquait quâelle Ă©tait partie pour rester prĂ©sente tout au long de la journĂ©e.
Histoire sans doute de démoraliser encore un peu plus ceux qui ne croyaient pas ou
plus en la magie de Noël.
Dâailleurs, en observant par leurs fenĂȘtres les fĂȘtards qui rentraient chez eux, gais
comme des pinsons dâavoir beaucoup trop bu, les SDF pas encore totalement dĂ©grisĂ©s
de leur consommation ordinaire, et lâagitation qui rĂ©gnait en bas de chez eux, les
quelques habitants dĂ©jĂ levĂ©s en ce jour de fĂȘte avaient plutĂŽt lâimpression de se trouver
plongĂ©s au cĆur de la cour des miracles chĂšre Ă Victor Hugo que dans lâambiance soi-
disant magique de Noël.
En effet, si les vitrines illuminées, les guirlandes électriques et les décorations
multicolores tentaient de donner, avec plus ou moins de succĂšs, un air festif Ă la place,
protĂ©gĂ©e par lâimposante masse de lâĂ©glise Saint-Pierre Saint-Paul, et le marchĂ©
couvert, ce qui sây Ă©tait dĂ©roulĂ© ne tenait ni du roman historique, ni du rĂ©cit biblique de la
naissance du Sauveur de lâhumanitĂ©, le contenu de la poubelle encore fumante pourrait
en tĂ©moigner sâil Ă©tait encore en capacitĂ© de le faire.
Autour du container calciné, des agents de police en tenue, des sapeurs-pompiers et
des flics dâun des groupes Crime de la PJ sâagitaient comme si cela pouvait encore
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servir Ă quelque chose, tandis quâun peu plus loin, les Ă©quipes de la Police Technique et
Scientifique sâinquiĂ©taient de voir la scĂšne de crime, leur scĂšne de crime, ĂȘtre polluĂ©e
par le ballet incessant de cette armĂ©e en dĂ©route. DĂ©jĂ que leur tĂąche nâallait pas
sâavĂ©rer facile, vu le contexte. Alors lĂ , ils nâosaient mĂȘme pas imaginer.
- Vous croyez que câest le dĂ©but dâune sĂ©rie ? demanda soudain la jeune mĂ©tisse Ă
son chef de groupe en train dâobserver le dĂ©roulement des opĂ©rations, dâun
regard morne et Ă©teint.
- Comment veux-tu que je le sache, AdĂšle ? Je ne suis pas voyant extralucide.
Deux scĂšnes presquâidentiques le mĂȘme jour, câest troublant, mais cela peut ĂȘtre
le hasard. Et sâil te plaĂźt, arrĂȘte de me vouvoyer⊠cela fait trois mois que lâon
bosse ensemble, on est suffisamment intime pour que tu me tutoies, non ?
Pas autant que je le voudrais, songea un instant la lieutenante AdelaĂŻde NâDiaye, avant
de se rappeler que lâhomme qui lui faisait face, Ă©tait son chef et quâelle sâĂ©tait jurĂ©e de
ne jamais coucher avec sa hiĂ©rarchie. Mais ça, câĂ©tait avant de rencontrer ce type qui lui
semblait malheureux comme les pierres, et qui ressemblait de plus en plus Ă Franck
Sharko avant quâil ne retrouve lâamour dans les bras de Lucie Henebelle.
Son supérieur, quant à lui, était bien loin de ces considérations. Avant de débarquer
avec ses troupes, dâastreintes en ce jour de fĂȘte, sur la place de Wazemmes, il avait
déjà dû se rendre place Mendes-France, dans le centre-ville de Lille.
PrĂšs du Nouveau-SiĂšcle, la salle de concert qui accueillait les brillantes prestations de
lâOrchestre National de Lille, une poubelle calcinĂ©e, appartenant Ă la brasserie « Au
Fossile », avait attirĂ© lâattention dâune bande de jeunes sortant du Box Club, lâune des
nombreuses discothĂšques animant le secteur.
Au dĂ©part, ils nâavaient pas trouvĂ© cela surprenant. Ce nâĂ©tait ni la premiĂšre fois, ni sans
doute la derniĂšre, la chose Ă©tant courante dans le coin, comme dans dâautres quartiers
lillois. Ils allaient donc passer leur chemin et rentrer au bercail, lorsque lâun dâentre eux
fut attirĂ© par lâodeur de viande brĂ»lĂ©e qui sâen Ă©chappait. Il sâen approcha et il vit. Avant
de rendre tout ce quâil avait dans lâestomac aux pieds de sa copine du moment.
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Au fond du container, recroquevillé et rabougri, gisait un corps brûlé aux trois-quarts.
Seul le crùne et le bas des jambes avaient échappé au travail des flammes.
Les flics de la police judiciaire Ă©taient encore prĂ©sents sur le site lorsquâun appel
provenant du standard de la DIPJ les prĂ©vint quâune scĂšne similaire avait Ă©tĂ© dĂ©couverte
Ă Wazemmes.
- On va bientĂŽt pouvoir intervenir, capitaine ? interrogea soudain le responsable de
lâĂ©quipe scientifique. On voudrait bien rentrer chez nous pour manger la dinde
avec belle-maman !
- Ne vous inquiĂ©tez pas, les gars ! Encore quelques minutes et le macchabĂ©e est Ă
vous. Le temps quâon finisse les premiĂšres constatations. AdĂšle, tu prends la
déposition et les coordonnées du jogger qui a découvert la scÚne. On ne va pas
le retenir plus longtemps. DĂ©jĂ que dĂ©couvrir ça, le matin de NoĂ«l, câest pas top !
Mais bon, quelle idĂ©e aussi de courir un jour comme aujourdâhui, il nâa rien dâautre Ă
foutre, se dit intĂ©rieurement le capitaine, tout en songeant que câest peut-ĂȘtre aussi ce
quâil aurait fait sâil nâĂ©tait pas de service.
Il Ă©tait en train dâadmirer le corps souple et longiligne dâAdelaĂŻde NâDiaye se diriger vers
le sportif du dimanche, lorsque son téléphone vibra au fond de sa poche.
Il redouta un nouveau cadavre. Il ne fut pas déçu.
- Capitaine Kolski ? On a trouvĂ© une autre poubelle calcinĂ©e le long de la DeĂ»leâŠ
Avec un corps Ă lâintĂ©rieur !
18 ans plus tĂŽt, un soir de mai, Ă Roubaix, cimetiĂšre ChaptalâŠ
La jeune femme se tenait immobile devant la tombe, silencieuse. De temps en temps,
on voyait sa silhouette trembler sous sa robe légÚre. Comme si elle avait froid, alors que
les tempĂ©ratures, en dĂ©pit dâun ciel gris comme seul le Nord sait en produire, Ă©taient
douces en ce mois de mai 1998. Elle avait froid, oui, mais Ă lâintĂ©rieur de son corps, de
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sa tĂȘte et de son cĆur surtout. Et contre ce froid-lĂ , le plus Ă©pais des vĂȘtements ne peut
rien.
Elle se taisait encore, mais les larmes qui coulaient doucement le long de son visage
pour venir mourir à ses pieds, trahissaient ses tourments intérieurs. Et sa douleur aussi.
Le pire, câest quâelle aurait dĂ» ĂȘtre heureuse puisquâelle Ă©tait en train de briser ses
chaĂźnes pour enfin se libĂ©rer. Et quâimporte si câĂ©tait pour en passer dâautres Ă ses
poignets. Quâimporte si elle ne connaissait que trop peu celui Ă qui elle allait lier son
destin, ni ce que ce dernier lui rĂ©servait. Un garçon comme lui ne pourra que mâaimer,
espérait-elle.
Pourquoi es-tu partie si tĂŽt ? demanda-t-elle soudain Ă la femme qui reposait sous la
dalle de bĂ©ton, sur laquelle reposait une simple plaque de marbre oĂč figuraient un nom,
une annĂ©e de naissance, et une autre de dĂ©cĂšs. Jâavais encore tant besoin de toi, moi.
Jâavais besoin de ta prĂ©sence pour tout mâapprendre. Pour mâaimer. Pour me protĂ©ger
encore et toujours.
Elle songea avec amertume que son bonheur avait duré dix ans. Dix petites années
durant lesquelles sa mĂšre lui avait prodiguĂ© tout lâamour quâil lui Ă©tait possible de lui
offrir. MalgrĂ© ses propres tourments. MalgrĂ© sa souffrance. MalgrĂ© tout ce quâelle
endurait en silence et quâelle ne pouvait confier Ă quiconque.
Elle se souvint avec Ă©motion des cadeaux que celle-ci lui faisait avec les maigres
moyens dont elle disposait, et de ceux quâelle confectionnait souvent elle-mĂȘme, faute
de mieux. Et qui nâen avaient que plus de valeur. Des histoires, toujours les mĂȘmes,
quâelle lui lisait pour sâendormir. De ses mots dâamour et de leur complicitĂ©, lorsque le
pĂšre Ă©tait absent. De ses silences, lorsquâil rentrait. Et des jours quâelle passait parfois
couchée, pendant que celui-ci était présent au domicile familial. Maman est souffrante,
lui disait-il pour la rassurer. Et elle le croyait. Au début. Car trÚs jeune, elle avait
constatĂ© quâelle nâĂ©tait jamais souffrante lorsquâil nâĂ©tait pas lĂ .
Malgré cela, elle était heureuse, car les enfants sont capables se contenter de peu
lorsquâils savent quâils ne peuvent attendre plus de la vie, et quâils ont cette capacitĂ©
dâignorer ce quâils ne veulent pas voir ou accepter.
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Et puis sa mÚre était partie. Brutalement. Emportée par un cancer foudroyant, en trois
mois Ă peine. Et sa jeunesse sâĂ©tait enfuie avec elle.
Le pĂšre, dâabord effondrĂ© de douleur, câest ce quâelle crut en tout cas, ne mit pas
longtemps Ă sâen remettre. Six mois aprĂšs le dĂ©cĂšs de son Ă©pouse, il amena une autre
femme à la maison, puis une autre, et encore une autre. Des Françaises, des
Roumaines, des Africaines⊠Jâai besoin de tendresse, disait-il pour se justifier. Elle
nâosa pas lui avouer quâelle aussi en avait besoin. Mais comment aurait-il pu la
comprendre, puisquâil ne la connaissait quâĂ peine, ne sâĂ©tant jamais, ou presque,
occupĂ© dâelle.
Alors, elle grandit comme une fleur sauvage, au milieu des ronces. Silencieuse.
RenfermĂ©e sur elle-mĂȘme.
Et puis un jour, alors que rien ne le laissait présager, un an aprÚs la mort de sa mÚre,
les premiers coups commencÚrent à tomber⊠Une fois de temps en temps, puis plus
souvent. Au point que le pĂšre lâobligea Ă quitter le collĂšge pour ne pas que les
enseignants sâaperçoivent de quelque chose. Le directeur de lâĂ©tablissement ne sâen
inquiĂ©ta pas, tandis que les fonctionnaires des services sociaux ne sâen souciĂšrent que
trop peu. Elle nâĂ©tait pas la seule dans ce cas. AlorsâŠ
Et puis, il y eut le reste⊠La peur, la honte et lâincomprĂ©hension. Cela avait durĂ© six
longues années.
Fort heureusement, il y a neuf mois de cela, elle avait rencontré un garçon. Et depuis, le
pĂšre lâavait laissĂ©e tranquille, craignant sans doute de se prendre des coups de la part
de lâami de sa fille, si elle se mettait Ă lui raconter ce quâelle subissait.
Le garçon nâĂ©tait ni beau, ni intelligent, et semblait porter en lui le germe de la violence,
nâhĂ©sitant pas Ă user de sa force animale pour se faire respecter. Son amour pour lui,
pourrait-il le changer ? Lâaimait-elle dâailleurs ? Elle avait beau rĂ©flĂ©chir Ă ces questions,
elle ne trouvait pas la rĂ©ponse. La seule chose quâelle savait, câest que ce quâelle vivrait
avec lui ne pourrait ĂȘtre pire que ce quâelle avait vĂ©cu avec le pĂšre.
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A 18 ans, malgré les aléas de la vie, et les coups reçus, on est parfois naïfs.
1er janvier 2017 Ă Lille, dans les locaux de la PJâŠ
En ce jour de lâan, le calme rĂ©gnait dans les bureaux de la police judiciaire de Lille.
Lorsquâil y Ă©tait arrivĂ© trois heures plus tĂŽt, Kolski nâavait croisĂ© quâune petite dizaine de
personnes, alors que le lieu grouillait de vie habituellement.
Meilleurs vĆux, bonne annĂ©e, lui soufflĂšrent quelques-unes dâentre elles en le croisant
dans le couloir. Elles Ă©taient visiblement aussi peu enthousiastes que lui, mais par
politesse, il leur rĂ©pondit, du mĂȘme ton dĂ©sabusĂ©, pareillement pour toi et tes proches.
Les fĂȘtes de fin dâannĂ©e ne lâavaient jamais fait rĂȘver. Feindre lâenthousiasme et la joie,
se sauter dans les bras et sâembrasser encore moins. Comme sâil suffisait de changer
de millĂ©sime pour que tout aille mieux dans le monde, nâimporte quoi, disait-il souvent
pour justifier son dĂ©sintĂ©rĂȘt. Aussi, travailler en ces jours fĂ©riĂ©s ne le dĂ©rangeait pas.
Bien au contraire. Cela lui permettait dâĂ©viter les repas interminables avec sa belle-
famille, les conversations creuses et inutiles qui finissaient inévitablement en dispute,
car les parents et les frĂšres de son Ă©pouse et lui ne partageaient pas les mĂȘmes idĂ©es,
dans un tas de domaines, du plus futile au plus grave, et que son métier de flic les
révulsait encore plus que tout le reste.
Cela le dĂ©rangeait dâautant moins cette annĂ©e, puisquâil les aurait passĂ©es seul, Manon,
son Ă©pouse, Ă©tant repartie vivre chez ses parents, il y a trois mois, emmenant avec elle
leurs enfants Franck et Lucie.
Lorsquâil entra dans son bureau, il ne put sâempĂȘcher de penser aux absents : la
capitaine Julie Costa en arrĂȘt-maladie depuis plus de six mois, et qui semblait avoir
disparu de la surface du globe, le lieutenant Marceau Lenoir en rééducation à Berck-sur-
Mer depuis septembre et la capitaine Sara Montel qui avait quitté Lille et la police aprÚs
lâaffaire du boucher des Flandres qui avait secouĂ© la mĂ©tropole durant le premier
semestre 2016.
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La plaquette « Capitaine Gabriel Kolski » était fixée sur la porte du bureau. Est-ce que je
mérite vraiment ce grade et cette promotion ? se demandait-il parfois, se jugeant en
partie responsable du bain de sang qui avait conclu lâenquĂȘte et surtout de ses
consĂ©quences sur la carriĂšre et la vie mĂȘme de ses collĂšgues.
Il regarda par la fenĂȘtre et vit que dehors, le ciel Ă©tait au moins aussi sombre que son
moral. Il Ă©tait Ă peine midi, on aurait pu penser pourtant que la nuit allait bientĂŽt tomber
sur la ville.
Perdu dans ses pensĂ©es, il fit un bond lorsque la lieutenante NâDiaye entra Ă son tour
dans la piĂšce.
- Je tâai fait peur, chef, dit-elle en riant.
- Mais non, jâĂ©tais en train de rĂ©flĂ©chir, rĂ©pondit-il en essayant de prendre le mĂȘme
air enjouĂ© quâelle. Je ne tâattendais pas, câest tout. Dâailleurs, quâest-ce que tu fais
lĂ ? Tu nâes pas avec ton chĂ©ri ?
- Y a personne en ce moment. Enfin, pas de fixe. Alors, faut bien que je mâoccupe.
Pourquoi ? Ăa te dĂ©range que je sois lĂ ?
Kolski ne rĂ©pondit pas, mais constata avec plaisir quâAdĂ©laĂŻde NâDiaye avait enfin rĂ©ussi
à le tutoyer, et cela lui fit du bien. Il devait avouer que sa présence dans le bureau
illuminait ses journĂ©es. MĂȘme si au dĂ©but, il avait eu du mal Ă lâaccepter comme co-
Ă©quipiĂšre, ayant lâimpression quâelle occupait une place qui nâĂ©tait pas la sienne. Mais sa
jeunesse, son sourire, sa bonne humeur constante et contagieuse⊠sa beauté aussi
avaient fini par briser ses réticences. De toute façon, il ne pouvait travailler seul, alors
autant que ce soit avec quelquâun dâagrĂ©able et de compĂ©tent⊠et si en plus, câest avec
une jolie fille, pourquoi ferait-il le difficile ? Qui sait, dâailleurs, si un jour, nos relations
professionnelles ne vont pas Ă©voluer vers quelque chose dâautre ? sâinterrogeait-il
parfois, avant de se rappeler quâil Ă©tait encore mariĂ© Ă Manon.
- Tu as eu le temps de lire les rapports dâautopsie, dit-il soudain Ă la lieutenante,
aprÚs quelques instants de réflexion.
- Non, Gabriel. Ils sont arrivés trop tard. Et puis franchement, me taper ça avant le
rĂ©veillon ! MĂȘme si je nâai pas beaucoup dormi, je nâavais pas envie de faire des
cauchemars. Tu me fais un résumé ou je me les coltine vite fait.
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Bon prince en ce premier de lâan, Kolski opta pour la premiĂšre option.
- Je te fais la version courte. Trois hommes. Une soixante dâannĂ©es pour deux
dâentre eux, la quarantaine pour le troisiĂšme. Tous les trois sont morts le 24
décembre vers 23 heures, minuit. Ils ont donc été déposés dans les containers
durant la nuit. A priori, tous les trois ont été empoisonnés avant de se prendre
des coups de briques ou de marteau sur la tĂȘte. Câest ce qui a achevĂ© les deux
plus ĂągĂ©s, avant dâĂȘtreâŠ
- Ne me dis pas que le troisiĂšme vivait encore lorsque le meurtrier a mis le feu Ă la
poubelle !
- Ben si, AdĂšle. Câest exactement ce que jâallais te dire.
- Putain, mais câest horrible ! Heureusement que je nâai pas lu cela hier soir, ça
mâaurait coupĂ© lâappĂ©tit et lâenvie de faire la fĂȘte !
- Eh oui, câest la dure rĂ©alitĂ© de notre mĂ©tier. Tous les tueurs ne sont pas
romantiquesâŠ
- Je mâen doutais un peu, mais lĂ , câest le truc le plus dĂ©gueulasse que jâai
entendu. Enfin, bref⊠ça ne change pas grand-chose pour eux, au final.
- Non, câest sĂ»r, mais cela laisse songeur tout de mĂȘme, mĂȘme quand on a dĂ©jĂ
cĂŽtoyĂ© lâhorreur, crois-en mon expĂ©rience.
AprĂšs quelques secondes de silence, la lieutenante NâDiaye reprit la parole.
- Tu ne trouves pas ça bizarre ? Trois types retrouvés morts, calcinés, en trois
endroits de la ville. Perso, cela me fait penser Ă un rĂšglement de comptes.
- Tu as peut-ĂȘtre raison. Quand on aura lâidentitĂ© des victimes, on en saura peut-
ĂȘtre un peu plus sur la motivation du tueur, mais vu lâĂ©tat de leurs visages, va
falloir ĂȘtre patient, je pense. En tout cas, câest certain que lâassassin sâest
acharnĂ© sur eux, comme sâil avait vraiment quelque chose de grave Ă leur
reprocher.
- Pourquoi les avoir déposés dans trois endroits différents aussi ?
- Je ne sais pas AdĂšle. Tu sais, les criminels ont leur propre logique, et la
comprendre nâest pas toujours facile. Mais lorsquâon a dĂ©couvert ce qui les fait
agir de telle ou telle maniĂšre, cela nous amĂšne souvent Ă eux.
Il avait Ă peine fini de parler quâun agent entra dans le bureau, comme sâil Ă©tait poursuivi
par le Diable.
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- Capitaine Kolski, y a un garçon en bas qui insiste pour vous parler. Il dit que câest
rapport avec les cramés du 25 décembre.
Gabriel regarda sa coéquipiÚre avec surprise avant de répondre.
- Ok, tu le fais patienter. Jâarrive.
4 ans plus tĂŽt, un soir de novembre Ă Tourcoing, rue du Blanc SeauâŠ
Quatorze ans ! Cela faisait quatorze ans quâelle partageait la vie de ce garçon devenu
un homme, et elle avait encore lâimpression de ne rien connaĂźtre de lui. Mais sait-on
vraiment qui est celui ou celle avec qui on partage ses jours et ses nuits ?
Ce soir encore, comme de plus en plus souvent, il avait déserté le domicile conjugal et
elle ne savait pas pour quoi ou pour qui. Sans doute, était-ce préférable finalement. Ne
pas savoir lui permettait encore dâespĂ©rer que ce ne soit pas pour dâautres bras que les
siens. Encore, quâau final, cela ne lâaurait sans doute pas dĂ©rangĂ©e plus que cela.
Au dĂ©but de leur histoire, il avait su se montrer, et Ă sa grande surprise, car ce nâĂ©tait
pas vraiment lâimage quâelle avait de lui, tendre, doux et attentionnĂ©, comme si il sentait
quâelle avait besoin de calme, de sĂ©rĂ©nitĂ© et dâamour pour oublier tout ce quâelle avait
connu avant lui. Tout ce quâelle avait endurĂ© durant des annĂ©es, sans jamais se
plaindre. Non quâelle nâen avait pas lâenvie, mais vers qui aurait-elle pu se tourner pour
le faire, puisque le pĂšre lâavait patiemment isolĂ©e du reste de sa famille, de ses amis
pour profiter de la situation, se défouler et se laisser aller à ses plus bas instincts avec
elle. Comme si elle était une poupée de chiffon entre ses mains.
Il avait fallu quâelle rencontre ce garçon presque par hasard, comme si la chance, pour
une fois, avait dĂ©cidĂ© de lui tendre la main afin de lâaider Ă sâen sortir, pour que tout
sâarrĂȘte enfin. Du moins, eut-elle la faiblesse de le croire, car le conte de fĂ©es ne dura
pas et se transforma trop rapidement en cauchemar.
Il y avait un peu plus dâun an quâils Ă©taient ensemble lorsquâun soir, pour une broutille, il
leva, pour la premiĂšre fois, la main sur elle.
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Pour se faire pardonner, il prĂ©texta la fatigue, et un peu trop dâalcool dans le sang, et
jura que cela nâarriverait plus, quâil ne voulait pas ĂȘtre cet homme-lĂ . Quâil ne voulait pas
ressembler au pĂšre. Elle lui pardonna comme une idiote et ils firent lâamour pour sceller
leur réconciliation.
Elle aurait dĂ» savoir pourtant quâil recommencerait et sâen voulait, depuis lors, de ne pas
en avoir pris conscience ce jour-lĂ , et de ne pas avoir fui tout de suite, car il
recommença de plus en plus souvent. Pour une soupe trop chaude, un steak trop cuit,
ou une chemise mal repassĂ©e. Et sâil lui faisait ensuite lâamour, ce nâĂ©tait plus pour se
faire pardonner, mais pour prolonger son plaisir de lui faire mal encore et encore et de
lâhumilier chaque fois un peu plus. Bien sĂ»r, elle aurait pu le quitter, mais pour aller oĂč.
Elle nâavait pas de famille, ce nâest pas le pĂšre qui lâaurait dĂ©fendue de toute façon,
dâautant quâil sâentendait Ă merveille avec son nouveau bourreau, pas dâami, pas de
boulot. Et il lâavait privĂ©e de ressources, confisquant chĂ©quier et carte bleue. Elle Ă©tait
seule, désespérément seule.
Alors, sâil nâĂ©tait pas lĂ ce soir, en fait, elle sâen fichait bien. Au contraire mĂȘme. Au
moins, il ne la toucherait pas. Du moment quâil nâaille pas brutaliser une autre femme, il
pouvait faire ce quâil voulait⊠mĂȘme ne plus revenir, cela lui importait peu.
Elle regarda la pendule. Il Ă©tait 19 heures 30. Câest sĂ»r, ce soir, il ne rentrera pas. Alors,
elle prit sa voix la plus assurĂ©e pour crier du bas de lâescalier. Les enfants ! Il est lâheure.
Vous descendez mettre la table. On va manger !
Ses enfants. Sa chair. Son sang. Le fruit de ses entrailles qui par leurs rires et leur
insouciance lui donnaient la force de se battre encore.
En quatorze ans, elle avait juste traversé le canal qui sépare Roubaix de Tourcoing,
quittant un monstre pour un autre, mais elle Ă©tait prĂȘte Ă tout supporter, Ă tout endurer
pour protĂ©ger ses enfants contre la bĂȘte fĂ©roce qui vivait avec eux. MĂȘme Ă tuer comme
une louve peut le faire pour protéger ses petits.
1er janvier 2017 Ă Lille, dans les locaux de la PJâŠ
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Dâabord Ă©tonnĂ© par la prĂ©sence de ce jeune garçon de 17 ans Ă peine, dans les locaux
de la PJ, Gabriel Kolski lâavait, sans trop savoir pourquoi, fait patienter une bonne demi-
heure avant de le faire monter dans les Ă©tages. Histoire peut-ĂȘtre de voir ce quâil avait
dans le ventre. Par souci de confidentialitĂ© et afin de ne pas lui inspirer la crainte, mĂȘme
si câĂ©tait lui qui avait demandĂ© Ă ĂȘtre reçu, il lâemmena alors dans une des piĂšces qui
servait tout à la fois de bureau de dépannage et de petite salle de convivialité.
Il ne savait pas trop Ă quoi sâattendre en ayant acceptĂ© de le recevoir. Il se mĂ©fiait
toujours de ces témoins qui venaient spontanément vers lui pour lui raconter leurs
vĂ©ritĂ©s, jurant sur la tĂȘte de leur femme ou de leurs enfants, quâils aimaient plus que tout
au monde, que câĂ©tait juste par souci dâaider la justice. Il ne mettait souvent que peu de
temps pour dĂ©couvrir quâen fait, ils rĂȘvaient surtout dâĂȘtre celui ou celle qui avait permis
Ă une enquĂȘte dâaboutir et de profiter ainsi dâun moment de gloire. OĂč plus frĂ©quemment
dâassouvir une vengeance personnelle contre la personne quâil accusait alors dâĂȘtre
responsable de tous les maux de la terre, et accessoirement du dernier crime dont ils
avaient entendu parler. Il avait en horreur cette derniĂšre catĂ©gorie de tĂ©moins, quâil
traitait intérieurement de délateurs et de collabos, dignes de ceux qui avaient aidé les
troupes dâAdolf Hitler dans leur sale besogne, durant la seconde guerre mondiale. Il
nâhĂ©sitait pas alors Ă les menacer de poursuites pour faux tĂ©moignages, voire mĂȘme
dâune longue peine de prison. Brutalement dĂ©masquĂ©s, il ne fallait souvent que
quelques minutes pour quâils deviennent aussi blancs que la cornette dâune nonne, et
avouent quâils ne savaient absolument rien, avant de sâenfuir comme des voleurs, aprĂšs
quâil les ait mis Ă la porte, en leur conseillant de rĂ©flĂ©chir avant dâagir la fois prochaine.
Pourtant, lorsquâil vit le jeune homme qui lui faisait face, assis sur le bord de sa chaise
comme un enfant pris en faute, il sut tout de suite que celui-ci ne faisait pas partie de
cette catégorie de personnes. Il paraissait trop jeune, trop pur, trop sérieux, tout en
ayant dans le regard une lueur qui lui faisait craindre le pire, comme sâil avait Ă avouer le
plus grave des crimes et quâil ne savait pas comment le faire.
Se pourrait-il que⊠se dit-il, aprÚs quelques secondes, avant de se reprendre, non, ce
nâest pas possible, il a un visage dâange, tout en sachant que cela ne voulait absolument
rien dire, le mal enfilant souvent les plus beaux costumes pour apparaĂźtre Ă la face du
monde.
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Le garçon, quant Ă lui, commençait aussi Ă se demander ce quâil venait faire lĂ . Les
trente minutes passĂ©es Ă attendre Ă lâaccueil lui avait laissĂ© largement le temps de
rĂ©flĂ©chir. Aussi, il se disait quâil aurait peut-ĂȘtre mieux fait dâĂ©couter sa sĆur et de ne
pas se rendre chez les flics.
Plusieurs fois, il avait failli se lever pour quitter le bĂątiment, mais il sâĂ©tait alors dit que
cela aurait vraiment lâair suspect. Si encore, le planton Ă lâaccueil sâĂ©tait Ă©clipsĂ© lâespace
de quelques instants. Mais non, cet imbécile était resté là , scotché devant son écran
dâordinateur.
Il Ă©tait de toute façon trop tard pour reculer. Peut-ĂȘtre que je peux simplement raconter
que jâai tout vu, songea-t-il en observant le capitaine Kolski qui le regardait
silencieusement. AprĂšs tout, ils nâont encore rien trouvĂ© de probant. On en aurait parlĂ©
dans les médias.
Il venait juste de décliner son identité aprÚs avoir répondu à quelques questions tout ce
qui il y avait de plus banal, lorsque la lieutenante NâDiaye dĂ©boula dans la piĂšce, comme
une fusée.
- Gabriel, on a du nouveau ! Et câest du lourd, crois-moi !
- Jâarrive, lui rĂ©pondit Kolski, avant de sâadresser au garçon, vous mâattendez lĂ ,
jâen ai pour quelques minutes.
Silencieusement, il suivit la lieutenante jusquâĂ leur bureau, certain que si elle Ă©tait
venue le chercher, câest que cela en valait la peine. Bien que plus jeune que lui dans le
mĂ©tier, AdelaĂŻde NâDiaye avait, en effet, depuis longtemps dĂ©jĂ intĂ©grĂ© les rĂšgles en la
matiÚre et cerné les priorités. Il en avait déjà eu la preuve à maintes reprises.
Il avait à peine refermé la porte que la jeune flic prit la parole pour expliquer son
empressement.
- VoilĂ , Gabriel, on sait qui sont nos trois victimes !
Kolski ne put masquer sa surprise, mais resta pourtant silencieux, pressentant déjà que
ce quâil allait apprendre, nâallait pas lui plaire.
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- Tu Ă©tais Ă peine parti pour entendre le gamin que ton tĂ©lĂ©phone a sonnĂ©. CâĂ©tait
Mercier, le lĂ©giste⊠Jâai Ă©tĂ© un peu surprise dâailleurs⊠Il ne fĂȘte pas le nouvel
an, non plus ?
- Tu sais, AdĂšle, il y a des gens pour qui les fĂȘtes ravivent de vieilles blessures. Et
câest son cas, crois-moi. Je te raconterai cela un jour⊠mais en attendant, dis-
moi tout.
- Oui, donc, Mercier appelait pour te prĂ©venir quâil venait de tâenvoyer par mail un
complĂ©ment Ă son rapport dâautopsie. Visiblement, il a bossĂ© jusque tard hier soir
Ă lâIML avec les collĂšgues de la scientifique, et ils ont rĂ©ussi Ă identifier lâune des
victimes grĂące Ă son dossier mĂ©dical. Le plus vieux avait Ă©tĂ© opĂ©rĂ© du cĆur il y a
cinq ans, et sâĂ©tait pris une balle dans le buffet, neuf mois plus tĂŽt. Ils ont aussi
rĂ©ussi Ă isoler une trace dâADN, quâils ont comparĂ©e Ă celle rĂ©cupĂ©rĂ©e sur le
deuxiÚme cadavre⊠Et ça a matché ! Ce sont deux frÚres ! Quant au troisiÚme,
ils ont réussi à retrouver un morceau du numéro de série de son téléphone
portable qui Ă©tait dans sa poche de veste. Il nâavait pas entiĂšrement cramĂ©. Un
coup de bol monstre quoi !
- Heureusement quâon en a de temps en temps, rĂ©pliqua Kolski.
- Ouais, tu as raison⊠Et du coup, je peux te dire, roulement de tambours, que les
plus ùgés, ce sont les frÚres Oliveira, Diégo et Armando⊠et le plus jeune, un
dénommé⊠Thierry Merlin.
Les noms Ă©voquĂšrent quelques vagues souvenirs Ă Kolski, sans quâil puisse dĂ©finir
exactement lesquels. Une nouvelle fois, NâDiaye vint Ă son secours pour lui rafraĂźchir la
mémoire.
- Comme jâavais les noms, jâai jetĂ© un Ćil dans le fichier de traitement
dâantĂ©cĂ©dents judiciaires et vĂ©rifiĂ© sâils Ă©taient connus au casier judiciaire. Et lĂ ,
bingo, on a tiré le gros lot ! Ils ont un pedigree long comme mon bras, tant pour
les deux frĂšres que pour Merlin : coups et blessures, extorsion de fonds, trafic de
drogues, proxĂ©nĂ©tisme⊠et jâen passe. A un moment, on a mĂȘme soupçonnĂ© un
des frangins de meurtre mais on nâa jamais trouvĂ© de preuves de sa culpabilitĂ©.
Bref, la totale. Tu vois que mon idĂ©e de rĂšglement de comptes nâĂ©tait peut-ĂȘtre
pas si mauvaise aprĂšs tout.
- Je ne tâai jamais dit ça, rĂ©pondit doucement Gabriel. Et je suppose que tu as
imprimé les fiches de ces joyeux drilles, continua-t-il en souriant à la lieutenante.
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- Tout Ă fait, les voici, fit NâDiaye en lui rendant son sourire, assez satisfaite de son
travail et certaine dâavoir contribuĂ© Ă faire avancer la recherche de la vĂ©ritĂ©.
Gabriel parcourut rapidement les fiches de Diego et Armando Oliveira, se rappelant quâil
les avait dĂ©jĂ croisĂ©s lors dâune enquĂȘte prĂ©cĂ©dente, avant de prĂȘter plus dâattention Ă
celle de Thierry Merlin.
Lorsquâil prit connaissance des Ă©lĂ©ments concernant sa vie personnelle, son cĆur
sembla sâarrĂȘter lâespace dâun instant. Putain, câest pas vrai ! sâĂ©cria-t-il avant de se
laisser tomber dans son fauteuil, sous le regard Ă©bahi dâAdĂšle.
6 mois plus tĂŽt, un soir de juillet Ă Lille, dans le quartier des Bois BlancsâŠ
Les gouttes de pluie martelaient les vitres de la chambre, avant de glisser le long des
fenĂȘtres pour venir mourir dans la gouttiĂšre en zinc. Il Ă©tait Ă peine 18 heures. Le soleil
aurait encore dû briller de milles feux, il faisait pourtant presque déjà nuit. Comme si le
ciel et la mĂ©tĂ©o sâĂ©taient mis au diapason du moral en berne de la jeune fille. Et comme
dans son esprit, des coups de tonnerre éclataient, suivis par des éclairs venant déchirer
le ciel, la faisant sursauter Ă chaque fois.
La maison était vide, elle le savait puisque tout était silencieux⊠comme dans un
tombeau pensa-t-elle. Pourtant, malgré cela, elle avait fermé la porte de sa chambre
avec le verrou. On ne sait jamais, sâil revient plus tĂŽt que prĂ©vu, il me laissera en paix,
songea-t-elle.
Cela faisait trois mois que sa mÚre était partie. Trois mois déjà , et jamais pourtant, elle
ne sâĂ©tait sentie aussi proche dâelle.
Elle avait longtemps hĂ©sitĂ© avant dâaller fouiller dans ses affaires. La colĂšre dâabord. Et
la peur ensuite. La peur dâĂȘtre surprise par lâautre⊠La peur de dĂ©couvrir des choses
qui ne lui plairaient peut-ĂȘtre pas⊠Et puis sa mĂšre lui avait toujours interdit de rentrer
dans la chambre conjugale. Comme si celle-ci devait rester un territoire interdit.
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Pourquoi ? Elle ne savait pas. Mais lĂ , tout Ă©tait diffĂ©rent⊠Et puis elle nâavait plus six
ans non plus, elle en avait plus que le double⊠et dans sa tĂȘte peut-ĂȘtre mĂȘme le triple.
Il avait juste fallu attendre le bon moment, et faire preuve de prudence pour que ses
fouilles restent invisibles, surtout que lâautre nâavait pas mis longtemps Ă ramener une
pouffe Ă la maison. Ils avaient de lâallure tous les deux. Lui, dĂ©jĂ vieux Ă quarante ans Ă
peine. Et sa blondasse décolorée et décérébrée vingt ans plus jeune que lui. Mais au
moins, lorsquâil sâoccupait dâelle, il lui foutait la paix. Alors, elle prenait son mal en
patience, certaine que la fille ne mettrait pas longtemps Ă voir Ă qui elle vendait son Ăąme
et son corps.
Couchée sur son lit, au-dessus duquel étaient accrochés des posters de Beyoncé et
Justin Bieber, elle relisait avec attention des passages du journal que sa mĂšre avait
cachĂ© sous une latte du plancher et quâelle avait dĂ©couvert presque par hasard, deux
jours plus tĂŽt.
En dĂ©pit du fait quâelle connaissait certaines phrases presque par cĆur, elle ne
parvenait pourtant pas à détacher son regard des lignes que sa mÚre avait tracées
dâune Ă©criture maladroite. Chaque mot sâenfonçait dans son cĆur et dans son esprit,
comme la pointe dâun couteau dans une chair trop tendre. Et dire quâelle lui avait pourri
lâexistence pendant quâelle Ă©tait encore lĂ , quâelle lâavait dĂ©testĂ©e lorsquâelle avait dĂ©cidĂ©
de partir, persuadĂ©e quâelle ne lâaimait pas puisquâelle lâavait abandonnĂ©e. Elle
comprenait mieux maintenant ce qui lâavait poussĂ©e Ă agir ainsi.
Abusée, humiliée, battue par son pÚre et son oncle durant son adolescence, puis par
son compagnon ensuite, elle avait traversĂ© toutes ces annĂ©es avec si peu dâespoir et
tant de souffrances, luttant de toutes ses maigres forces contre le destin. A croire que
tous les dĂ©mons de la terre sâĂ©taient liguĂ©s pour faire de son existence un enfer. Alors
quâaurait-elle pu faire dâautre que sâen aller, au final ?
Depuis la lecture de ce journal, elle comprenait mieux aussi les regards que lâautre lui
lançait depuis un peu plus dâun mois. Cet air malsain qui sâaffichait sur son visage
lorsquâil lâobservait. Ses gestes et ses paroles dĂ©placĂ©s, mĂȘme si elle se doutait dĂ©jĂ un
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peu de ce que cela cachait. Elle nâĂ©tait pas naĂŻve au point de ne pas comprendre
lâintĂ©rĂȘt quâelle commençait Ă susciter chez lui. Elle aurait juste souhaitĂ© se tromper.
La nuit, la vraie cette fois, Ă©tait tombĂ©e depuis longtemps lorsquâelle entendit soudain du
bruit dans la chambre parentale. Elle prit alors brutalement conscience quâil fallait quâelle
parle de tout cela Ă son frĂšre. Lui saurait quoi faire. Il avait toujours su quoi faire pour la
protĂ©ger. Elle devait lui parler avant quâil ne soit trop tard. Et surtout parce que le suicide
de leur mĂšre ne pouvait rester impuni.
1er janvier 2017 Ă Lille, dans les locaux de la PJâŠ
Gabriel Kolski prit quelques minutes pour rĂ©flĂ©chir Ă ce quâil venait de lire et Ă ce que
cela impliquait.
Sans savoir pourquoi, ni comment, il savait déjà ce que le jeune homme allait lui dire. Et
en retournant vers la piĂšce, oĂč celui-ci lâattendait, il avait pris conscience aussi quâil ne
voulait pas lâentendre. LâexpĂ©rience peut-ĂȘtre. Un pressentiment Ă©trange aussi et surtout
qui lui faisait peur, certain que la dĂ©cision quâil allait alors devoir prendre aurait des
implications pour la vie de lâadolescent, mais aussi pour sa propre carriĂšre.
Arrivé devant la porte, il respira longuement comme un apnéiste avant de plonger, puis il
entra dâun pas dĂ©terminĂ©.
- Tu peux rentrer chez toi, je nâai pas le temps de tâentendre, dit-il dâune voix ferme,
à peine entré dans la piÚce.
Le garçon resta interdit quelques secondes, comme pĂ©trifiĂ©, avant de reprendre dâune
voix tout aussi décidée que celle du policier.
- Pas question, monsieur. Je suis venu pour vous dire que câest moi qui ai tuĂ© ces
trois hommes. Mon grand-pĂšre, son frĂšre et mon propre pĂšre.
- Je sais. Ne me demande pas comment je le sais, mais tu tâĂ©tais Ă peine assis
devant moi que je savais déjà ce que tu allais me dire. Je viens de prendre
connaissance du nom des victimes, et cela a confirmé mon intuition⊠mais je ne
veux rien savoir de plus que ton identité⊠câest mĂȘme dĂ©jĂ tropâŠ
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Le jeune homme coupa Kolski.
- Taisez-vous, sâil vous plait et Ă©coutez-moi, je vous en prieâŠ
Le capitaine, impressionnĂ© par la dĂ©termination de celui qui lui faisait face sâexĂ©cuta et
Ă©couta silencieusement ce quâil avait Ă lui dire. Avec des sanglots dans la voix, et les
larmes aux yeux, il raconta alors tout ce quâil avait dĂ©couvert en lisant le journal intime
de sa mÚre : le calvaire vécu par celle-ci, et par sa grand-mÚre avant elle. Les coups
reçus, les humiliations, les viols à répétition, les violences psychologiques, la solitude
affective et morale. Les comportements ignobles de son grand-pĂšre, et de son grand-
oncle, puis celui de son propre pÚre, qui avaient provoqué le décÚs des femmes de la
famille. Lâune Ă©tait morte de maladie sans avoir trouvĂ© la force de se battre, le chagrin
ayant Ă©tĂ© plus fort que lâespoir, lâautre avait choisi le suicide pour Ă©chapper Ă son destin.
Et la peur que sa sĆur finisse par subir les mĂȘmes horreurs.
Il fallait que tout cela sâarrĂȘte, dit-il au bout dâune demi-heure dâune confession
bouleversante, alors jâai dĂ©cidĂ© de les tuer tous les trois, et de les faire disparaĂźtre de la
surface de la terre. Ils ne méritaient plus de vivre ces salauds !
Kolski, Ă©treint par lâĂ©motion, ne sut quoi dire. Quâaurait-il pu dire, dâailleurs ?
- Câest moi, le coupable. ArrĂȘtez-moi, reprit le jeune homme.
- Je nâai rien entendu, lui rĂ©pondit Gabriel. Dâailleurs, tu ne mâas rien dit. Et cet
entretien nâa rien dâofficiel.
- Vous ne me croyez pas ?
- Oh si malheureusement. Tu nâas pas pu inventer tout cela ! Mais que veux-tu que
je fasse ? Te mettre en garde Ă vue ? Tâinculper pour que tu passes la moitiĂ© de
ton existence en prison ? Et ta sĆur aussi. Parce que tu nâas pas pu faire cela
tout seul. Les empoisonner, les achever, pourquoi pas ? Mais transporter les
corps, les déposer dans ces poubelles puis y mettre le feu, je ne crois pas. Alors,
je vais te raconter une autre vérité. Ces trois types étaient connus de nos
services. Ils ont trempĂ© dans pas mal dâaffaires louches, et ils ont Ă©tĂ© victimes
dâun rĂšglement de comptes. On va mener notre enquĂȘte, mais on ne trouvera
rien. Et cela ne dérangera personne, car on sera débarrassé de trois ordures. Et
tout cela finira par tomber dans les oubliettes.
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- Et pourquoi, vous feriez cela ? Personne ne nous a jamais aidés !
- Parce que je sais que ta sĆur et toi, vous avez dĂ©jĂ purgĂ© votre peine et que
vous allez porter le poids de la culpabilitĂ© jusquâĂ la fin de vos jours. Et ce sera
dĂ©jĂ assez lourd comme cela. Ces hommes ont eu ce quâils mĂ©ritaient. Câest tout
ce qui compte au final. Jâai juste une question : pourquoi le 24 dĂ©cembre ?
- Parce que chaque année, ma mÚre organisait un réveillon pour ces trois
ordures⊠et quâils ont voulu poursuivre cette tradition. Je les avais tous les trois
sous la main, lâoccasion Ă©tait trop belle⊠Et aussi parce que maman sâappelait
NoĂ«lla⊠Câest con, hein ?
Gabriel sourit au jeune homme et se leva doucement.
- Je vais quitter cette piĂšce et laisser la porte ouverte. Il y a une sortie de secours
au bout du couloir sur la droite. Tu es libre de partir. Tu fais ce qui te semble
justeâŠ
Le capitaine Kolski sortit du bureau comme il lâavait dit et se dirigea lentement vers celui
quâil partageait avec AdelaĂŻde NâDiaye. Il Ă©tait serein, en paix avec sa conscience. Il
avait rendu justice Ă cette femme quâil ne connaissait pas. Et Ă travers elle, Ă toutes
celles qui succombent sous les coups de leurs conjoints ou qui se suicident pour
Ă©chapper Ă la violence.
Lorsquâil sâinstalla devant son ordinateur, un rayon de soleil commençait Ă poindre Ă
travers les nuages. Comme si le ciel lui donnait raison.
Lille, le 26 janvier 2020
Olivier Devos
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Selon lâAFP, au moins 126 femmes sont mortes, assassinĂ©es par leurs conjoints en
2019.
Chaque année, environ 210 000 femmes adultes sont victimes de violence physique,
sexuelle, ou morale. Combien dâentre elles mettent fin Ă leurs jours parce quâelles ne le
supportent plus ?
PrĂšs de 300 000 enfants sont aussi victimes de violences et de maltraitance de la part
de leurs proches. Un enfant serait tué par ses parents tous les 5 jours.
Je leur dédie cette histoire.
Pour lâĂ©crire, je me suis inspirĂ© du fait divers imaginĂ© par le quotidien « La Voix du
Nord » Ă lâoccasion de la publication du recueil de nouvelles « De Sang » par les
éditions Ravet-Anceau en novembre 2015, et des livres de Jacques Saussey « Du
poison dans la tĂȘte » (French Pulp Editions) paru en octobre 2019 et de Niko Tackian
« Celle qui pleurait sous lâeau » (Calmann-LĂ©vy) paru en janvier 2020.
Photo de couverture trouvée sur internet sur le site http://www.diarioeldia.cl