2 - Yannick Souladié - Yannick Souladié

18
5/26/2018 2-YannickSouladi-YannickSouladi-slidepdf.com http://slidepdf.com/reader/full/2-yannick-souladie-yannick-souladie 1/18 La Laideur de Socrate 29  Y  ANNICK SOULADIÉ LA LAIDEUR DE SOCRATE  Abstract:  Warum besteht Nietzsche so sehr auf der Hässlichkeit von Sokrates? Ist er nur grundlos gemein, wie es so oft behauptet wurde? Wäre es nicht denkbar, dass die Physiologie der Kunst dieser Hässlichkeit einen tiefen philosophischen Sinn verleiht? Diese ungeheure Unschönheit ist ein Mittel, die stets unfassbare Figur von Sokrates zu erfassen. Aus dieser Hässlichkeit, und nach der Entschlüsselung seines letzten Wortes: ,,Oh Kriton, ich bin dem Asklepios einen Hahn schuldig“, das auch Nietzsche so sinnvoll erschien, werden wir die doppelte Gestalt – grie- chisch/antigriechisch – der philosophischen Figur von Sokrates untersuchen, um die Rolle, die er in dem Verfall der griechischen Kultur gespielt hat, zu verstehen. Keywords:  Nietzsche, Sokrates, Hässlichkeit, Ästhetik, Selbstmord  Abstract:  Why is it that Nietzsche insists so much upon Socrates’ ugliness? Is it simply gratuitous hatred, as has often been argued? Are there not good grounds to believe that the physiology of art endows this ugliness with profound philosophical meaning? Heavily emphasised, the latter constitutes a valuable tool with which to gain an understanding of the nature of the ever evasive character that Socrates represents. It is from this ugliness, then, and by deciphering his mys- terious last words, “Oh Crito I owe Asclepius a cock”, so rich in meaning in Nietzsche's eyes, that we shall analyse the double Greek/anti-Greek status of the philosophical character So- crates – and in doing so – shed some light upon the role that he played in the decline of Greek culture. Keywords:  Nietzsche, Socrates, ugliness, aesthetic, suicide  Tout ce qui est laid est en disharmonie avec le divin. (Platon, Le Banquet, 206d) «Pas ordinaire cette tête là!» s’exclama Alcibiade au cours de son éloge de Socrate dans  Le Banquet 1 . Peu ordinaire également est apparu le personnage de Socrate à de nombreux philosophes. Sa complexité a intrigué Nietzsche tout au long de son activité intellectuelle, et c’est en se penchant directement sur son cas, que le jeune professeur bâlois aborda la scène philosophique, dans  La Naissance de la tragédie . Il y remarqua immédiatement l’«embarras monstrueux et sans fin 1 Platon, Le Banquet, Traduction Philippe Jaccottet, Paris 1991, 213e.

description

2 - Yannick Souladié - Yannick Souladié

Transcript of 2 - Yannick Souladié - Yannick Souladié

  • La Laideur de Socrate 29

    YANNICK SOULADI

    LA LAIDEUR DE SOCRATE

    Abstract: Warum besteht Nietzsche so sehr auf der Hsslichkeit von Sokrates? Ist er nur grundlosgemein, wie es so oft behauptet wurde? Wre es nicht denkbar, dass die Physiologie der Kunstdieser Hsslichkeit einen tiefen philosophischen Sinn verleiht? Diese ungeheure Unschnheit istein Mittel, die stets unfassbare Figur von Sokrates zu erfassen. Aus dieser Hsslichkeit, und nachder Entschlsselung seines letzten Wortes: ,,Oh Kriton, ich bin dem Asklepios einen Hahnschuldig, das auch Nietzsche so sinnvoll erschien, werden wir die doppelte Gestalt grie-chisch/antigriechisch der philosophischen Figur von Sokrates untersuchen, um die Rolle, dieer in dem Verfall der griechischen Kultur gespielt hat, zu verstehen.

    Keywords: Nietzsche, Sokrates, Hsslichkeit, sthetik, Selbstmord

    Abstract: Why is it that Nietzsche insists so much upon Socrates ugliness? Is it simply gratuitoushatred, as has often been argued? Are there not good grounds to believe that the physiology ofart endows this ugliness with profound philosophical meaning? Heavily emphasised, the latterconstitutes a valuable tool with which to gain an understanding of the nature of the ever evasivecharacter that Socrates represents. It is from this ugliness, then, and by deciphering his mys-terious last words, Oh Crito I owe Asclepius a cock, so rich in meaning in Nietzsche's eyes,that we shall analyse the double Greek/anti-Greek status of the philosophical character So-crates and in doing so shed some light upon the role that he played in the decline of Greekculture.

    Keywords: Nietzsche, Socrates, ugliness, aesthetic, suicide

    Tout ce qui est laid est en disharmonie avec ledivin.

    (Platon, Le Banquet, 206d)

    Pas ordinaire cette tte l! sexclama Alcibiade au cours de son loge deSocrate dans Le Banquet 1. Peu ordinaire galement est apparu le personnage deSocrate de nombreux philosophes. Sa complexit a intrigu Nietzsche tout aulong de son activit intellectuelle, et cest en se penchant directement sur son cas,que le jeune professeur blois aborda la scne philosophique, dans La Naissancede la tragdie. Il y remarqua immdiatement lembarras monstrueux et sans fin

    1 Platon, Le Banquet, Traduction Philippe Jaccottet, Paris 1991, 213e.

  • 30 Yannick Souladi

    qui nous saisit chaque fois que nous faisons face Socrate.2 Le type protiforme lextrme de lAthnien, les mille faades et arrires faades de son me ont, defait, toujours pos problme Nietzsche, et, ses jugements sur le personnage ontsouvent t regards comme contradictoires. Son impitoyable anathme contrelhomme thorique3 responsable de la ruine de la civilisation grecque, se voitainsi, dans La Naissance de la tragdie, immdiatement suivi de lespoir de voir cethomme thorique se transformer en Socrate musicien4, philosophe artistedune civilisation tragique venir. Aprs la rupture avec la mtaphysique dar-tiste5 inspire de Schopenhauer et de Wagner, le personnage de Socrate fait desapparitions rgulires dans les textes de Nietzsche, o il se voit indiffremmentpeint sous des traits positifs ou ngatifs. Dans Humain trop humain, il est ainsiaussi bien admir en tant quesprit libre (dans les aphorismes 433 et 437), queddaign en tant quil est le caillou qui dtruit la civilisation grecque (apho-risme 261). Ce nest que dans le Crpuscule des idoles que Nietzsche va plus spci-fiquement se pencher sur le cas de cet Athnien atypique, au sein du clbre cha-pitre intitul Le Problme de Socrate. Quest ce qui fait rellement problme chez Socrate?Cest ce que nous allons tenter de dterminer, dans cette courte tude, en nouspenchant sur deux aspects du personnage, dlaisss par la plupart des philoso-phes, alors quils semblent fondamentaux aux yeux de Nietzsche: son dernier motet surtout sa laideur.

    Le Problme de Socrate souvre sur la constatation dun consensus sapien-tium6, dun accord tacite de tous les sages pour condamner la vie:

    De tout temps, les plus sages ont port le mme jugement sur la vie: elle ne vaut rien !estaugt n ichts" Toujours et partout, on a entendu sortir de leur bouche le mmeson de cloche, un son plein de doute, plein de mlancolie, plein de lassitude de vivre,plein de rsistance la vie. Socrate lui-mme a dit, au moment de mourir: vivre cesttre longtemps malade: je dois un coq Asclpios le Sauveur. Socrate lui-mme enavait assez. (GD, Das Problem des Sokrates 1)

    Nietzsche reprend ici, en abrg, un problme quil avait plus amplement d-velopp dans laphorisme 340 du Gai savoir:

    Socrate mourant. Jadmire la bravoure et la sagesse de Socrate en tout ce quil faisait,disait et ne disait pas. Ce dmon et preneur de rats !Rattenfnger" dAthnes,moqueur et amoureux, qui faisait frmir et sangloter les plus orgueilleux phbes,

    2 GT 13, KSA 1, p. 90. Tous les textes de Nietzsche seront traduits par nos soins partir de la Kri-tische Studienausgabe in 15 Bnden, Giorgio Colli / Mazzino Montinari (Hg.), Mnchen 1999,exception faite de ceux issus de lIntroduction aux dialogues de Platon et de Les Philosophes prplatoniciens.

    3 GT 15, KSA 1, p. 98.4 GT 17, KSA 1, p. 111.5 GT, Versuch einer Selbstkritik 2.6 GD, Das Problem des Sokrates 2.

  • La Laideur de Socrate 31

    ntait pas seulement le plus sage bavard quil ny eut jamais: il tait galement granddans sa manire de se taire. Jaurais voulu quil fut rest silencieux dans les derniersmoments de sa vie: il aurait peut-tre appartenu par-l un ordre desprits encoreplus lev. Etait-ce donc la mort, le poison, la pit, la mchancet une chose luidlia ce moment la langue et il dit: O Criton, je dois un coq Asclpios. Ce risibleet terrible dernier mot veut dire pour Celui qui a les oreilles appropries: O Criton,la vie est une maladie ! Est-ce possible! Un homme comme lui, qui avait vcu joyeuse-ment et comme un soldat aux yeux de tous tait un pessimiste! Il navait fait quejouer la comdie lgard de la vie, que cacher tout au long de sa vie son ultime juge-ment, son sentiment le plus intime! Socrate, Socrate a souffert de la vie! Et il en a encoretir vengeance avec ce mot voil, horrible, pieux et blasphmatoire! Socrate devait-ilencore se venger? Un grain de gnrosit faisait-il dfaut sa surabondante vertu? Ah, mes amis! Nous devons aussi surmonter les Grecs! (FW 340)

    Cet aphorisme est en maints aspects rvlateur de lattitude de Nietzsche en-vers Socrate. Celui-ci y est reconnu comme un authentique Hellne, en effet, lesurmonter lui, signifie surmonter les Grecs dans leur ensemble. Il se voit ga-lement dcrit comme un Rattenfnger, ce qui signifie littralement preneur derats, mais dsigne en fait ce musicien, qui selon une lgende bien connue Ha-meln, tait capable de sduire et dattirer sa suite rats ou enfants, grce au seulson enchanteur de sa flte. Ce qualificatif, Nietzsche ne la accord qu uneseule autre personne: le gnie du cur de laphorisme 295 de Par-del Bien etMal, autrement dit Dionysos, forme la plus haute dacquiescement la vie7. Tou-tefois, Socrate est, dans ce mme aphorisme, galement rabaiss au rang de pes-simiste, et non de pessimiste tragique, mais de ngateur de la vie. Socrate est rap-proch de Dionysos, summum de laffirmation de la vie, en mme temps quil estcaractris comme un nihiliste.

    Revenons cependant, dans un premiers temps, la manire dont Socrate estcens rcuser la vie. Force est tout de mme de constater que Nietzsche, dans cecas prcis, semble sarrter sur un dtail. Comment peut-il juger aussi catgori-quement Socrate, uniquement partir de ce mystrieux dernier mot. SelonNietzsche, O Criton, je dois un coq Asclpios signifierait pour qui aurait lesoreilles appropries, pour qui saurait entendre, O Criton, la vie est une maladie.Quest-ce qui peut bien permettre au philosophe dinterprter de la sorte cettemystrieuse sentence? Les commentateurs se contentent habituellement de rete-nir la deuxime phrase, cest--dire la traduction de Nietzsche, O Criton, la vie estune maladie, sans rellement prter attention la sentence originale. Mais avantdtendre nos investigations sur le problme de Socrate, interrogeons nous toutdabord sur le rapport entre ces deux phrases. Quel est le code qui permet Nietzsche de traduire O Criton, je dois un coq Asclpios par O Criton, la vieest une maladie? Quest-ce que Socrate sacrifie et au profit de qui accomplit-il cet

    7 GD, Was ich den Alten verdanke, 4 et 5.

  • 32 Yannick Souladi

    acte? Cest dans le Phdon de Platon, o Nietzsche a relev ce dernier mot, quilnous faudra peut-tre chercher un indice:

    Dj presque toute la rgion du bas-ventre tait froide; dcouvrant son visage (car il seltait couvert), Socrate dit et ce furent l les derniers mots quil pronona: Critonnous devons un coq Asclpios. Payez cette dette, ne soyez pas ngligents.8

    Au moment de prononcer cette fatidique dernire phrase, Socrate a dj bu lacigu, il sait quil ne lui reste que quelques instants vivre. Dj ses jambes et sonbas-ventre ne rpondent plus. Ce nest que dans un dernier soubresaut quil laissechapper ce mot avant de steindre. Socrate veut ainsi sacrifier un coq au mdecinAsclpios. Dans sa lecture du Phdon, Pierre Trotignon nous indique que cest ledieu Apollon qui se cache derrire la figure dAsclpios:

    Socrate, parvenu au suprme degr de la sagesse, remercierait Asclpios et traverslui Apollon, pour le dernier secours quil vient de recevoir deux et qui lassure que ja-mais il ne devra prendre part, une nouvelle fois, au cycle des naissances et des morts.9

    Asclpios est effectivement le fils, ainsi que le protg, dApollon, et, par sonintermdiaire, cest le dieu de la connaissance que remercie Socrate. Ayant vcuune vie exemplaire, Socrate serait assur de ne plus voir son me se rincarnerune nouvelle fois, de ne pas avoir vivre de nouveau. Il faut ici noter loppositionabsolue entre cette volont de ne pas vivre de nouveau, que Platon prte Socrate, et la doctrine de lternel retour, telle quelle est prsente dans Le Gaisavoir 10, selon laquelle on doit parvenir vouloir revivre sa propre vie une infinitde fois. Socrate, donc, remercierait Apollon de le dlivrer de cette maladie questla vie. Platon dit en effet que Socrate but le pharmakon cest--dire le remde, ilnemploie pas le mot konion, cigu en grec11. Pour Platon, la cigu semble ainsitre le remde contre le poison que constitue, ses yeux, la vie. En ce quiconcerne lanimal sacrifi, Pierre Trotignon nous indique plus loin que:

    Le coq dans limagerie symbolique du destin des mes, reprsente la sensualit et lasexualit: ainsi sur les peintures murales, aujourdhui perdues, du S-pa--khor-lo et surla fresque des antichambres de la dix-septime cave Ajunta, limpuret du dsir animalest reprsente par le coq.12

    En offrant un coq Apollon, cest ainsi son penchant animal, sa sexualit queSocrate sacrifie sur lautel du dieu de la sagesse.13 On comprend ainsi pourquoi leSocrate mis en scne par Platon prononce cette dernire phrase: loin dtre ano-dine, elle signifie que Socrate renie sa sensualit et la remet symboliquement en-

    8 Platon, Phdon, Traduction Monique Dixsaut, Paris 1991, 118a.9 Pierre Trotignon, Sur la mort de Socrate, in: Revue de mtaphysique et de morale 1 (1976), p. 2.

    10 FW 341.11 Trotignon, Sur la mort de Socrate, op. cit., p. 5.12 Id., p. 2.13 Id., p. 8.

  • La Laideur de Socrate 33

    tre les mains dApollon, dieu de la connaissance. Ne devant jamais plus tre rin-carne, lme de Socrate pourra jamais voguer dans le monde intelligible, sansplus avoir se soumettre au sensible. Suivant la philosophie platonicienne, neplus avoir vivre revient tre guri dune longue maladie, et cest ainsi non seule-ment le disciple dApollon, mais aussi le mdecin de lme que Socrate remercieen Asclpios.

    Mais est-ce bien exactement cela que Nietzsche a entendu dans le derniermot de Socrate. Si cest effectivement un Socrate proche de celui du Phdon dePlaton qui est voqu dans cet aphorisme 340 du Gai savoir, ainsi que dans le Cr-puscule des idoles, cela ne veut pas pour autant dire que Nietzsche va voir dans lul-time phrase de Socrate, lacquiescement de ce dernier la doctrine platoniciennede la transmigration des mes. Dans ses Vorlesungen luniversit de Ble, il criten effet que:

    Ce lien particulier entre la mort et la philosophie semble vrai dire proprementplatonicien et non socratique. Le vrai Socrate suit lopinion populaire sur la possibilitdun au-del, mais non lopinion platonicienne selon laquelle le philosophe aspire lamort.14

    Pour Nietzsche, le vrai Socrate ne remercie pas Apollon parce quil espre neplus prendre part une autre fois au cycle de transmigration des mes, tout cela re-lve dune logique propre au seul Platon. Sil sacrifie sa sexualit au profit de laconnaissance, cest pour une toute autre raison aux yeux de Nietzsche. Socratene fait pas appel Asclpios parce que celui-ci a contribu le maintenir pur mo-ralement, afin que sa conduite soit adquate une thique dicte par un au-del etconditionne par une vie future. Socrate fait appel lui parce quil est mdecin. Il leremercie parce que tout au long de sa vie terrestre, Asclpios lui a permis de luttercontre une maladie physique, qui la poursuivi tout au long son existence. Quelleest donc cette terrible maladie dont Socrate semble avoir souffert toute sa vie du-rant? Dans Le Problme de Socrate, Nietzsche tache de la cerner en abordant un as-pect peu commun du personnage, la laideur:

    Socrate appartenait, par son origine, au plus bas peuple: Socrate tait de la populace.On sait, on voit encore mme quel point il tait laid. Mais la laideur, en soi uneobjection, est chez les Grecs presque une rfutation. Socrate tait-il rellement unGrec? [] Les criminologues au sein des anthropologues nous disent que le crimineltype est laid: monstrum in fronte, monstrum in animo. Mais le criminel est un dcadent. So-crate tait-il un criminel type? (GD, Das Problem des Sokrates 3)

    Ces deux questions ont suivi Nietzsche toute au long de son activit philoso-phique: Socrate est-il un Grec ou non? Socrate est-il un Criminel type? Et cest dans Le

    14 Friedrich Nietzsche, Introduction la lecture des dialogues de Platon, Traduction Olivier Berri-chon-Sedeyn, Paris 1991, p. 30. KGW II 4, !Einleitung in das Studium der platonischen Dialoge".

  • 34 Yannick Souladi

    Problme de Socrate quelles vont trouver leur dernier cho. Cest ici la laideur deSocrate qui, plus encore que dans La Naissance de la tragdie, va donner une in-dication prcise sur le problme pos par ce dernier. Ds une confrence don-ne en 1870, Socrate et la tragdie, Nietzsche avait remarqu quil tait significatifque Socrate ait t le premier grand Hellne qui ft laid15. Nietzsche na ainsijamais regard la laideur de Socrate comme une caractristique secondaire dupersonnage, elle ne lui apparat pas non plus tre un pur produit de la contin-gence. Elle est significative, elle a un sens. Il est ainsi assurment pas anodinque Nietzsche, dans le Crpuscule des idoles, aborde le cas de Socrate en mention-nant sa laideur.16

    Cette laideur, Nietzsche ne laffabule pas: elle avait en effet dj t signalepar tous les contemporains de lAthnien. Si la plus longue description de celle-cise trouve aux livres quatre et cinq du Banquet de Xnophon17, Platon fait, luiaussi, remarquer, par lintermdiaire dAlcibiade, lallure de silne de son matredans son Banquet 18. Aristophane, grand dtracteur de Socrate, mentionne, quant lui, son regard chassieux dans Les Nues 19. Mais ni ces trois auteurs l, ni les phi-losophes qui, par la suite, se sont intresss Socrate (Hegel et Kierkegaard pourne citer queux), nont cru bon de polmiquer sur cette laideur. Seul le physio-gnomoniste Zopyre, dont le tmoignage nous est rapport par Cicron,20 a vudans cette laideur, quelque chose de significatif. Nietzsche fait rfrence au juge-ment de Zopyre dans Le Problme de Socrate:

    Un tranger, de passage Athnes, qui sy connaissait en visages, dit en pleine face Socrate quil tait un monstre, quil abritait en lui les pires vices et apptits. Socraterpondit juste: Vous me connaissez, monsieur! (GD, Das Problem des Sokrates 3)

    Au dbut des annes 1870, et plus particulirement dans La Naissance de la tra-gdie, la laideur de Socrate revtait deux aspects chez Nietzsche, tous deux lis lesthtique schopenhaurienne. Cette laideur pouvait ainsi tre le symbole delincapacit quavait lhomme thorique (Socrate) de pntrer la beaut et lesmystres de lart des anciens, la laideur de Socrate tait symptomatique de la lai-deur de la science. Mais cette difformit, associe une force de la volont

    15 ST, KSA 1, p. 545.16 Au paragraphe 3 du Problme de Socrate. Les deux premiers paragraphes sont en effet consacrs

    aux sages en gnral.17 Xnophon, Le Banquet, Traduction Franois Ollier, Paris 1972, IV 19 et V 5, 7.18 Platon, Le Banquet, op. cit., 215b.19 Aristophane, Les Nues, Traduction Marc-Jean Alfonsi, Paris 1966, p. 168.20 Dans une runion, Zopyre, qui se faisait fort de reconnatre la nature de chaque individu son

    type physique, ayant charg Socrate de tous les vices, mit en gaiet lassistance, laquelle ne re-trouvait point ces vices en Socrate, et ce fut Socrate, lintress, qui tira Zopyre daffaire en disantque ces vices l taient bien inns en lui, mais que la raison len avait dbarrass. (Cicron,uvres philosophiques compltes tome II bis, Traduction Jules Humbert, Paris 1968, Livre IVXXXVII 80.)

  • La Laideur de Socrate 35

    monstrueuse21, avait aussi fait natre en Nietzsche lespoir de voir apparatre, unjour, un Socrate musicien22, disciple de Dionysos, qui aurait pu servir de mo-dle un homme tragique wagnrien. La laideur pouvait ainsi galement repr-senter un pont menant vers une forme de sublime, dart tragique. Pour revenir ce qui nous concerne plus particulirement, cette laideur ne sera, dans le Crpus-cule des idoles, galement pas le fruit du hasard, mais toujours le symptme de quel-que chose fortement charg de sens.

    La beaut nest pas un hasard. Mme la beaut dune race ou dune famille, sa grce etson excellence dans tous les gestes, sont le fruit dun long travail: elle est, comme le g-nie, le rsultat final dun travail accumul sur des gnrations. (GD, Streifzge einesUnzeitgemssen 47)

    Si le beau est la vanit de lespce23, la laideur incarnera, quant elle, exac-tement linverse: la honte de lespce. Elle sera lexpression de la haine et de la honteque pourra ressentir lespce humaine face sa propre dgnrescence:

    Rien nest beau, seul lhomme est beau: sur cette navet repose toute esthtique, elleen est la vrit premire. Acheminons nous immdiatement vers la seconde: rien nestlaid, si ce nest lhomme qui dgnre, cela circonscrit lempire du jugement esthti-que. Cela se vrifie physiologiquement: tout ce qui est laid affaiblit et attriste !be-trbt" lhomme. Cela lui rappelle la dchance !Verfall", le danger, limpuissance; il yperd effectivement de la force. On pourrait mesurer au dynamomtre les effets dulaid. Partout o lhomme est accabl, il ressent la proximit de quelque chose de laid.Son sentiment de puissance, sa volont de puissance, son courage, sa fiert celabaisse avec le laid, cela monte avec le beau Dans un cas comme dans lautre, nous ar-rivons une seule conclusion : les prmisses de cette dernire se sont accumules profu-sion dans les instincts. Le laid est compris comme un signe et un symptme de ladgnrescence. Tout ce qui, mme de trs loin, rappelle la dgnrescence, dclencheen nous le jugement laid. Toute marque dpuisement, de pesanteur, de vieillesse,de lassitude, toute espce de non-libert, comme une crampe, comme une paralysie,et surtout lodeur, la couleur, la forme de la dcomposition, de la putrfaction, neserait-ce que sous sa forme la plus attnue, quen tant que symbole, tout cela enappelle la mme raction, le jugement de valeur laid. Une haine clate ici: qui donclhomme hait-il? Mais il ny a aucun doute: le dclin de son type. Il hait ici de par son plusprofond instinct de lespce; dans cette haine il y a de lhorreur, de la prudence, de laprofondeur, un regard vers le lointain, cest la haine la plus profonde qui soit. Cestpar elle que lart est profond (GD, Streifzge eines Unzeitgemssen 20)

    La notion de beau ne peut, chez le dernier Nietzsche, dsormais plus trepense indpendamment de celle dintrt. Nietzsche raille ainsi souvent Kant etsa volont de voir dans la contemplation esthtique quelque chose de dsint-ress. Dans la Gnalogie de la morale, cette esthtique kantienne est interprte

    21 ST, KSA 1, p. 541.22 GT 17, KSA 1, p. 111.23 GD 19.

  • 36 Yannick Souladi

    comme un penchant morbide: travers le masque dune contemplation dsint-resse, on prend de fait plaisir la cruaut du sacrifice de soi-mme24. Pour Nietz-sche, le jugement beau est indissociable du sentiment que lon peut ressentirface laugmentation et lintensification de sa propre puissance. Ce jugementintgre ainsi un plaisir profondment intress et galement non morbide, dansla mesure o il est corollaire un accroissement effectif des possibilits de vie.Pour dcrire ce jugement, Nietzsche emprunte un mot Stendhal: le beau estune promesse de bonheur25. Il est un symptme de la confiance en soi, de las-surance en sa capacit accrotre sa propre puissance, accomplir ses buts. Tou-tes ces choses sont lapanage de lhomme fort.

    Lesthtique est indissolublement lie ces conditions biologiques: il y a une esthti-que de la dcadence, il y a une esthtique classique, un beau en soi est une chimre,comme lidalisme tout entier. Dans la sphre plus troite des prtendues valeursmorales, on ne peut pas trouver de plus grande opposition !Gegensatz" que celle en-tre une morale de matres et la morale des jugements de valeur chrtiens. [] La pre-mire fait don de son excdent aux choses elle transfigure, embellit, confre de la raison!ver nnft ig t" au monde , la seconde appauvrit, dcolore, enlaidit la valeur deschoses, elle nie le monde. (WA, Epilog)

    Dans la dernire philosophie de Nietzsche, lesthtique se pose ainsi en com-plment de la hirarchisation des diffrents hommes et morales. Seuls les hom-mes accomplis sont assurs dun avenir, seuls eux peuvent promettre et se pro-mettre le bonheur. Seuls ceux qui svaluent eux-mmes comme bons, suivantles critres moraux du couple bon/mauvais, peuvent prtendre au beau. Cest, defait toujours deux types de vie, deux types dhommes qui sopposent dans cesdeux conceptions opposes de lart.

    Tout art, toute philosophie peut tre regard comme un secours ou un renfort pourla vie montante ou dclinante: ils supposent toujours la souffrance et des tressouffrants. Mais il y a deux types dtre souffrants, dun ct ceux qui souffrent dunesurabondance de vie, ceux qui veulent un art dionysiaque, ainsi quun examen !Ein-sicht" et une vision !Aussicht" tragiques de la vie et ceux qui, dun autre ct, souf-frent dun appauvrissement de la vie, qui exigent de lart et de la philosophie le calme,le silence, la plate mer, ou alors livresse, la convulsion, ltourdissement. (NW, WirAntipoden)

    Lexacerbation de la laideur, telle quelle peut paratre au jour dans lart wagn-rien, est toujours un signe que la vie dcline. Le laid Socrate se hait lui-mme etprovoque la honte de lespce chez les autres. Pour la physiologie de lart, la lai-deur va ainsi se faire le symptme dune certaine disposition physiologique ducorps, le laid est lexpression de bien des dclins (dans lorganisme mme)26.

    24 GM II 18.25 GM III 6.26 Nachlass 1887, KSA 12, 9[8].

  • La Laideur de Socrate 37

    La laideur extrieure du visage nest jamais que le reflet de la laideur intrieure delme de Socrate, le monstrum in fronte nest que le reflet du monstrum inanimo27. Anima ne dsigne pas ici une intriorit purement spirituelle, lmeau sens chrtien Car dme, il ny en a point28 , mais une intriorit physio-logique. Principe de vie, souffle vital, vie sont en effet autant de traduc-tions possibles du latin Anima. Le Socrate qui transparat extrieurement estainsi la fidle expression du Socrate apprhend de manire interne. La laideurindique que les instincts les plus basiques de Socrate sont horribles et puis-sants29, comme lavait dj remarqu le physiognomoniste Zopyre. Mais, pourNietzsche, non contente de reprsenter lintensit de ces pulsions, la laideur vaaussi en dsigner lorganisation, lanarchie dans les instincts30. Les instincts sontnon seulement forts, mais aussi dsordonns en Socrate: ils nont plus de matre etse dchirent entre eux. Le combat intrieur, que se livrent ces instincts, laisse desstigmates sur le visage de Socrate, ce sont ces stigmates que Zopyre a reprs etinterprts comme tant symptomatiques de lintensit des passions, alors quepour Nietzsche ils sont aussi la trace de leur agencement interne. Un brouillondit en effet que la laideur indique quil y a contradiction et coordination in-suffisante des pulsions internes [] dclin de force organisatrice, de volontphysiologiquement parlant 31 La laideur, loin dtre quelque chose de contin-gent, est donc avant tout un symptme de dficience dans lorganisation des forcesvitales.

    Paralllement la laideur, Nietzsche va sintresser cette superftationdu cot logique que lon peut dceler en Socrate, ainsi qu cette quation quirsume, ses yeux, la philosophie socratique: raison = vertu = bonheur32. Ladialectique et la superftation du logique, tant dcrites dans La Naissance de la tra-gdie, vont dans le Crpuscule des idoles prendre une nouvelle signification. Elles neressortiront plus dune simple volont de dvaluer lapparence, ne seront pluscomprises comme des abstractions laides sopposant la beaut sensible, maiscomme lexpression dune dficience physiologique33: la superftation du logi-que a en effet contre elle [] tous les instincts des anciens Hellnes34. La logiquesoppose aux instincts, voil une proposition que ne renierait pas Platon. Mais,pour ce disciple de Socrate, la logique se montre suprieure aux instincts car ellea une origine plus noble, car elle est dessence diffrente: la logique appartient au

    27 GD, Das Problem des Sokrates 3.28 NW, Wo ich Einwnde mache.29 Le manque de confiance plbien envers les affects chez Socrate: ils sont laids, sauvages donc

    opprimer. (Nachlass 1883, KSA 10, 7[97])30 GD, Das Problem des Sokrates 4.31 Nachlass 1888, KSA 13, 14[117].32 GD, Das Problem des Sokrates 4.33 EH, Warum ich so weise bin 1.34 GD, Das Problem des Sokrates 4, nous soulignons.

  • 38 Yannick Souladi

    monde intelligible et les instincts au monde sensible. Or pour Nietzsche, la su-perftation du logique socratique repose sur les mmes fondements physiologi-ques, sensibles, que les instincts des anciens Hellnes: elle aussi est volont depuissance et rien en dehors35. Le monde intelligible platonicien nest quant luidcrit que comme une fable36.

    Nietzsche va alors tacher de dterminer de quelle idiosyncrasie a pu natrecette tendance logique effrne, cest dire quel type de corps la produit, queltype de corps a besoin delle. En effet, si lquation socratique soppose effecti-vement aux instincts des anciens Hellnes, elle ne soppose pas pour autant tous les instincts, comme le voudrait Platon, car elle est elle-mme issue dun cer-tain type dinstinct. A travers cette quation, cest une nouvelle forme de vie, quia besoin dun mensonge, suivant lequel vrit = vertu = bonheur, pour survi-vre, cest une nouvelle espce de corps, un corps laid, un corps malade, qui sop-pose au corps sain des anciens. Dans la prface la deuxime dition du GaiSavoir, Nietzsche nous avertit quil connat peu de questions aussi sduisantesque celle du rapport entre la sant et la philosophie, car suivant ltat de sant duphilosophe, ce sont ou bien ses manques ou bien ses richesses [] qui philo-sophent37. La superftation de la raison ne peut, en fin de compte, qutre unsymptme de la dcadence chez un philosophe, car elle indique que lorganismea besoin dun matre extrieur pour tenir les instincts. Elle nintervient en effet quelorsque les instincts nassurent plus le commandement. Cest cette occasionque la raison devient chez le philosophe gale la vertu et au bonheur, car, sansson emprise, les instincts se dchaneraient et mneraient des actions immo-rales, qui plongeraient le penseur dans la tourmente. Le philosophe dont lesinstincts sont drgls, le philosophe laid, doit absolument faire de sa raison undespote absolu, un tyran38, sil veut tre vertueux et avoir accs une certainesrnit. Le philosophe sain et harmonieux, le philosophe beau, na quant luipas besoin de la raison pour diriger son corps, sa vertu et son bonheur reposentsur une pratique instinctive aguerrie.

    La grande raison dans toute ducation morale fut toujours que lon cherchait yatteindre la sret dun instinct. [] Que signifie donc la raction de Socrate, qui recom-mandait la dialectique comme chemin vers la vertu [] Cela signifie exactement ladsagrgation des instincts grecs. (Nachlass 1888, KSA 13, 14[111])

    Le corps de Socrate nest plus capable datteindre cette sret des instincts,ces derniers ne peuvent en effet plus sorganiser entre eux. Cest un manque demesure instinctive qui induit Socrate se jeter sur la raison: sa philosophie est

    35 JGB 36.36 GD, Wie die wahre Welt endlich zur Fabel wurde.37 FW, Vorrede zur zweiten Ausgabe 2, KSA 3, p. 347.38 GD, Das Problem des Sokrates 10.

  • La Laideur de Socrate 39

    donc une philosophie de la pauvret et non de la richesse. Cest ainsi le manquedharmonie naturelle dans les forces vitales, lanarchie des instincts, autrementdit la laideur, qui constitue la maladie, lidiosyncrasie sur laquelle repose la logi-que. Cest pour cela que chez ces hommes ptillants de sant qutaient lesGrecs, la laideur tait presque une rfutation39. Socrate en tant laid nous mon-tre sa malignit, il est un malade jet au milieu dhommes sains. Socrate tait-ilrellement un Grec?, sa laideur, symptme de la dgnrescence de son corps,semble nous prouver le contraire.

    Ainsi, pour revenir cette fatidique dernire parole, Socrate, en sacrifiant lecoq symbole de la sexualit et des passions sensuelles, tire bien vengeance40 dela vie, de ce cot pulsionnel de lexistence qui la toujours fait souffrir. A traversle coq, cest tout le cot sensuel, passionnel de la vie que Socrate renie au profitde la logique. Les dialogues de Platon et Xnophon nous prsentent un Socratequi ne peut sempcher de raisonner jusque dans la tombe. Sil cessait de le faire,serait-ce le monstre qui reprendrait le dessus? Si lon en croit Xnophon, un sim-ple baiser donn un garon est ses yeux plus dangereux que la tarentule41.Cest donc pathologiquement42 que Socrate se fait laptre dune chastet absolue.Sa laideur est en effet toujours dcrite comme extrmement prononce, ce quisemble indiquer que les passions de Socrate sont ce point tyranniques, quilna dautre solution que de leur opposer en permanence la lumire du jour de laraison43?

    Ce nest qu linstant o son bas ventre, qui reprsente le lieu des passionssensuelles44, est anesthsi par le poison, que lorsque sa libido na plus besoindtre tyrannise par la raison, que Socrate peut cesser son bavardage dialectiquequi ne visait qu contrler ses passions, et tre enfin vridique. A cet ultime ins-tant, il te un voile de son visage dans le Phdon, signifiant par l quil peut enfintomber le masque et rendre son vrai jugement sur la vie: elle nest quune mala-die. Il remercie cette occasion lApollon logique de lavoir dot, lui le plus sagede tous les hommes, dune raison capable de matriser les plus forts instincts.Une fois le bas ventre frigorifi, anesthsi, Socrate pourrait enfin se dvoileret donner son jugement sur la vie longtemps tenu secret. Nous avons dsormaisles oreilles adquates pour bien entendre ce mystrieux dernier mot. O Criton,je dois un coq Asclpios signifierait de la sorte: O Criton, en mourant je peux

    39 GD, Das Problem des Sokrates 3.40 FW 340.41 Xnophon, Mmorables, in: uvres Compltes, Traduction Pierre Chambry, Paris 1967, Livre

    premier III 13.42 GD, Das Problem des Sokrates 10.43 GD, Das Problem des Sokrates 10.44 Trotignon, Sur la mort de Socrate, op. cit., p. 9.

  • 40 Yannick Souladi

    enfin me dbarrasser de tous ces apptits passionnels qui mont importun du-rant toute mon existence, par la mme occasion, je rends grce Apollonde mavoir fourni le baume de la connaissance dialectique, qui ma permis dematriser ces apptits, afin que la vie ne me soit pas trop insupportable, car vivrecest tre longtemps tourment par ses apptits. Oui Criton, la vie nest quunemaladie!

    Ainsi, cause de sa laideur, Socrate semble catgoriquement se voir refuserlappartenance au type grec. Mais est-il pour autant un criminel type? Quel pour-rait donc bien tre ce crime dont il se serait rendu coupable envers la socit?Etre souffrant nest en effet pas criminel en soi. Or, nous dit Nietzsche, noncontent dtre malade, Socrate sut aussi se faire laptre de la mdecine dApol-lon: il sut se faire passer pour un mdecin, un Sauveur45.

    Mais Socrate devina bien plus encore. Il regarda derrire ses nobles athniens; il com-prit que son cas, lidiosyncrasie de son cas ntait dj plus un cas exceptionnel. Lamme espce de dcadence se prparait partout en silence: la vieille Athnes allait suc-comber. Et Socrate comprit que tout le monde avait besoin de lui, de son moyen, deson remde, de sa recette personnelle de conservation de soi Partout les instinctstaient en anarchie; partout on tait deux pas de lexcs: le monstrum in animo tait lepril universel. (GD, Das Problem des Sokrates 9)

    Les derniers Grecs se sont tous tourns vers le remde personnel de Socrate.Plus les corps dgnraient, plus les instincts devenaient mauvais, et plus laraison se faisait gale au bonheur. Ces Grecs tardifs navaient plus le choix: treraisonnable tait devenu pour eux, tout comme pour Socrate, un impratif vital.Tous ont ainsi suivi le dialecticien et sa raison libratrice46, et, ici encore, cest salaideur qui ft signe de ralliement:

    Il fascinait en tant quil tait ce cas extrme sa laideur pouvantable tait sonmissaire aux yeux de tous: il fascinait, cela va de soi, encore plus comme rpon-se, comme solution, comme semblant de remde ce cas. (GD, Das Problem desSokrates 9)

    Les Grecs senlaidissaient, et mme si leur laideur navait encore point atteintlintensit de celle de Socrate, ils comprenaient bien que cette dcadence, qui segnralisait pas pas, les mettait tous en pril. La mesure instinctive de la vieilleAthnes47 disparaissait petit petit, les instincts commenaient devenir anar-chiques, les passions mauvaises. Les Grecs se sentaient en danger et cherchaient loigner le pril. A cot deux, Socrate serein, gai comme son habitude, ba-vardait calmement tout en semblant parfaitement tranger leurs inquitudes.

    45 GD, Das Problem des Sokrates 11.46 GD, Das Problem des Sokrates 10.47 GD, Das Problem des Sokrates 9.

  • La Laideur de Socrate 41

    Ils ont d admirer la srnit de ce dernier, sa mesure apparente. Ces Grecssentaient que la laideur allait de pair avec la dcadence, avec ce nouveau mal quirongeait Athnes. Comment un homme aussi laid peut-il tre serein? se sont-ils alors demand, alors que le peu de laideur qui montait en eux les affolait. Ildoit certainement possder un remde secret contre le mal, il a du trouver unesolution en conclurent-ils. Et tous ont vu en Socrate un mdecin.

    Mais la dialectique sest avre ntre, au bout du compte, quune autre faadede la dcadence, et Socrate, en tant que mdecin, un charlatan. Ni lui, ni les Grecsne pouvaient faire quelque chose contre cette dcadence, ils ne le devaient par ail-leurs mme pas, si lon en croit un des derniers brouillons de Nietzsche:

    La dcadence mme nest pas une chose qui serait combattre : elle est absolument n-cessaire, ce chaque poque et dans chaque peuple. Ce qui doit tre combattu de touteforce, cest lintroduction de la contagion dans les parties saines de lorganisme.(Nachlass 1888, KSA 13, 15[31])

    uvrer en faveur de la sant, ce nest ainsi pas vainement tenter de luttercontre une maladie incurable. Une Grande Politique de la Sant consisterait plu-tt duquer, dresser des hommes sains lcart des malades, lgifrer pourfaire en sorte de protger ces types robustes de la contagion pouvant tre occa-sionne par des types plus vulnrables. Le philosophe mdecin doit ainsi se fairelgislateur. Socrate, lui, va, grce au baume de la connaissance dialectique, per-mettre la vie maladive de se conserver, et mme, de contaminer la vie florissante.Tous les Grecs, y compris les plus sains vont finir par tre touchs par cette d-cadence. Ds lors, en tant que mdecin, Socrate nous apparat bien comme uncriminel. La mdecine de Socrate ne rend pas la sant, au contraire, elle rend ma-lade, elle gangrne la vie saine. Tel est le crime perptr par Socrate contre lagrande sant, contre lesprit sain de la vie: il a rendu lexistence dans son ensem-ble synonyme de maladie.

    Socrate a ainsi contribu la destruction de la sant grecque. Il apparat doncbien comme un antigrec48, un criminel type. Mais son cas se limite-t-il celapour Nietzsche? Comment expliquer, suivant cette hypothse, tous les passageso ce dernier exprime son admiration pour ce malicieux ironiste, ceux o il leloue en tant que Grec authentique, ainsi que toutes les questions laisses sans r-ponse au paragraphe sept du Problme de Socrate:

    Lironie de Socrate tait-elle une expression de rvolte? De ressentiment plbien?Profitait-il, en tant quopprim, de sa propre frocit, dans le coup de couteau du syl-logisme? Se vengeait-il des nobles quil fascinait? [] La dialectique nest-elle quuneforme de la vengeance chez Socrate? (GD, Das Problem des Sokrates 7)

    48 GD, Das Problem des Sokrates 2.

  • 42 Yannick Souladi

    Il faut bien noter que Nietzsche ne rpond pas directement ces questions.Le cas de Socrate ne semble dcidment pas vouloir se rsumer celui dun cri-minel type. Si la laideur permet effectivement daccuser Socrate, elle ne parvientpour autant pas effacer la problmaticit du personnage. Si Nietzsche senprend frocement cette fausse mdecine que constitue le socratisme, ainsiquaux enfants spirituels de lAthnien, il reste plus prudent avec Socrate lui-mme. Qui nous dsavoue, ce nest peut-tre pas nous quil blesse, mais coupsr nos disciples, peut-on lire dans Opinions et sentences mles 49. A la diffrence deses successeurs, le matre Socrate sait toujours sentourer de mystre, il ne selaisse jamais entirement cerner. Il pose problme. Socrate semble toujours, parquelque moyen que ce soit, chapper aux enqutes gnalogiques de Nietzsche,qui ne cesse dosciller entre respect et mfiance vis--vis de lui. Certains ont ainsicru dceler une relle dualit dans le personnage philosophique que constitue leSocrate de Nietzsche. Sarah Kofman prtend en effet que notre philosophe est la limite de la contradiction dans son approche du personnage, en tant que, auhasard des textes, il apparente Socrate tantt aux sages prsocratiques, tantt auxdcadents postsocratiques50.

    De fait, Nietzsche rattache assez frquemment Socrate aux anciens philoso-phes grecs. Lors de ses cours luniversit de Ble, il a mme cr un nologismesignificatif pour justifier cette filiation: les anciens Grecs sont ainsi dcrits, noncomme des philosophes prsocratiques, mais comme Philosophes prplatoni-ciens. Dans ces Vorlesungen, cest ainsi Platon qui va se voir considr comme enrupture avec la philosophie grecque, alors que Socrate, lui, sera rattach elle.

    Socrate, celui qui a conjur la peur de la mort, est le dernier type de sage que nousconnaissons: le sage comme vainqueur des instincts grce la upsilonlenistilde. Avec lui spuisela srie des upsilonlenistilde originaux et typiques: que lon pense Hraclite, Parmnide, Em-pdocle, Dmocrite, Socrate. Maintenant souvre un nouvel age des upsilonlenistilde, commen-ant par Platon.51

    Nietzsche semble ici bel et bien se contredire. Socrate serait en rupture aveclhellnit parce quil aurait substitu la raison lharmonie instinctive des an-ciens Grecs, et il serait sain en tant quil aurait russi vaincre les instincts grce la sagesse, la upsilonlenistilde. Que Socrate puisse avoir un ct sain et un cot dcadent,cela peut se concevoir, mais quil soit la fois sain et dcadent pour les mmesraisons, cela semble en revanche quelque peu saugrenu. Le texte prcdemmentcit a t rdig une quinzaine dannes avant le Crpuscule des idoles, et lon pour-rait penser quil est illgitime de mettre en rapport ces deux crits, Nietzsche

    49 MA II, Vermischte Meinungen und Sprche 372.50 Sarah Kofman, Socrate(s), Paris 1989, p. 54.51 Friedrich Nietzsche, Les Philosophes prplatoniciens, Traduction Nathalie Ferrand, Paris 1994,

    p. 249. KGW II 4, Die vorplatonischen Philosophen.

  • La Laideur de Socrate 43

    ayant entre-temps modifi sa conception du personnage de Socrate. Cependant,un peu plus haut dans Les Philosophes prplatoniciens, nous pouvons lire:

    Socrate est plbien, il est inculte et na jamais rattrap par un travail dautodidacte, lesleons perdues dans sa jeunesse. De plus il est dune grande laideur et, ainsi quil la ditlui-mme, a t dot par la nature des passions les plus violentes. Nez camus, lvrespaisses, yeux exorbits. Aristoxne (dont le pre Spinthare connaissait Socrate) rap-porte sa tendance lirascibilit.52

    Et, quelques lignes plus loin:

    La philosophie des sept sages ntait rien dautre que la morale vivante et pratique,transpose en formules et respecte dans toute la Grce. Dsormais on se dtache desinstincts moraux [] puisque la vritable foi socratique est que connaissance et mo-ralit concident.53

    Les reproches faits Socrate et sa philosophie, sont ici sensiblement lesmmes que ceux que lon peut trouver dans le Crpuscule des idoles : ils portentsur sa laideur, son plbianisme, son inculture, ses fortes passions et sa nouvellemorale rationnelle sopposant lantique morale instinctive. Ainsi, cest biendans les mmes textes que Nietzsche met cte cte les deux aspects de Socrate,son ct malade, charlatan, et son ct sain, upsilonlenistilde. Si lon veut rellement d-passer la dualit apparente du Socrate de Nietzsche, et proposer une vision phi-losophique cohrente de ce personnage, il va falloir se pencher plus attentive-ment sur la manire dont Socrate se rapproche des anciens sages. Quelle est donccette upsilonlenistilde grce laquelle il se voit rattach aux prsocratiques en tant quevainqueur des instincts. Navons-nous pas trop prcipitamment assimil cettedernire au remde habituel de Socrate, la connaissance dialectique? Cetteupsilonlenistilde, nous dit Nietzsche, consiste conjurer la peur de la mort. Si Socrateest malade en tant quil abrite des instincts mauvais et dsordonns, et charla-tan en tant quil prne le contrle des instincts par la raison comme remde la dcadence, son courage face la mort le rapproche des hommes sains, desanciens upsilonlenistilde. Etre vainqueur des instincts signifierait-il ainsi tout simplementne pas avoir peur de mourir? Ne pas tre effray de dtruire ses mauvais instinctsen se suicidant? Serait-ce cela qui diffrencierait Socrate des post-socratiques?Cest effectivement ce que semble suggrer le dernier paragraphe du Problmede Socrate :

    A-t-il lui-mme bien compris cela, ce plus avis de tous ceux qui se duprent eux-m-mes? Se lest-il dit finalement, dans la sagesse de son courage vers la mort? Socrate

    52 Id., p. 242. En mentionnant Aristoxne, Nietzsche fait peut-tre ici rfrence Diogne Larcequi crit au sujet de Socrate: Aristoxne, fils de Spinthare, dit quil spculait, jouait de largent,gagnait, dpensait vite son gain, et recommenait jouer. (Vie doctrines et sentences des phi-losophes illustres, Traduction Robert Grenaille, Paris 1965, tome I, p. 110.)

    53 Nietzsche, Les Philosophes prplatoniciens, op. cit., p. 243.

  • 44 Yannick Souladi

    voulait mourir: ce nest pas Athnes, cest lui qui se donna le poison, il fora Athnesau poison Socrate nest pas un mdecin, se dit-il tout bas: la mort seule est ici m-decin Socrate lui-mme fut seulement longtemps malade (GD, Das Problemdes Sokrates 12)

    Nietzsche ne se contredit pas au sujet de Socrate. Dans Les Philosophes prpla-toniciens, il na en effet pas crit que lAthnien se rattachait aux anciens SagesGrecs en tant que vainqueur des instincts grce la raison. Socrate a vaincu sesmauvais instincts grce la sagesse (cest Nietzsche qui souligne), grce cetteupsilonlenistilde dcrite dans Les Philosophes prplatoniciens comme un souffle vivant54.Cette upsilonlenistilde nest ainsi pas la raison, la sagesse dcadente, mais un instinct, un srinstinct grec. Socrate voulait mourir, et cest un instinct, non la raison, qui lapouss la mort. Tous les instincts taient mauvais en Socrate, il ne lui en restaitquun seul de bon: celui qui la pouss au suicide, celui qui la incit mourir enbeaut, ne pas continuer prserver misrablement une vie appauvrie et sefaire source de contagion. Cest ce dernier instinct qui a vaincu les autres en lessupprimant. Etre vainqueur des instincts, cela ne signifie pas ici les domineravec la raison, mais les surmonter grce un autre instinct directeur, leur faire ac-cepter la mort volontaire. La upsilonlenistilde de Socrate consiste affirmer quil ny a au-cun remde la dcadence, la dgnrescence de ses propres instincts, si cenest la mort qui seule est ici mdecin.

    Cest cette sagesse de son courage vers la mort qui a empch Nietzsche dejuger dfinitivement Socrate, mme si elle ne fait pas oublier tous autres instinctsde ce dernier qui, eux, sont mauvais, ainsi que son type profondment maladif etson charlatanisme. Cest cette sagesse qui le rattache aux anciens Grecs et qui faitproblme. Cest ainsi sur elle que se clt Le Problme de Socrate, car elle est le contre-poids de cette laideur qui ouvrait le chapitre. En tant que dcadent, Socrate devaitchoisir entre la mort ou la vie appauvrie. A la fin, en toute dignit, il a choisila mort volontaire. Ses disciples ne lont pas suivi, ils ont refus de mourir,pouss lextrme la volont de conservation de la vie morbide, ou associ lamort lespoir dun au-del. Socrate, lui, est mort par auto-suppression sans es-poir dun monde meilleur. Ce nest pas la vie en gnral quil a condamn commela fait Platon, mais sa vie, son type de vie. Nietzsche fait ainsi dire Socrate: Je doisun coq Asclpios55, alors que Platon crit nous devons56. Socrate est lepremier dcadent avoir voulu mourir pour laisser la place un autre type de vie.A la diffrence de ses disciples, il a prfr sombrer en mme temps que le der-nier bel instinct des Hellnes. Socrate tait beau en mourant.

    54 Nietzsche, Les Philosophes prplatoniciens, op. cit., p. 244.55 FW 340, nous soulignons.56 Platon, Phdon, op. cit., 118a, nous soulignons.

  • La Laideur de Socrate 45

    Socrate nest pas un mdecin, se dit-il tout bas: la mort seule est ici mde-cin Socrate seulement fut longtemps malade 57, telles sont les derniresparoles secrtes du Socrate de Nietzsche, celles quil a prononc tout bas. Toutcomme le Socrate de Platon, celui de Nietzsche est mort en sage, seules les sages-ses respectives des deux auteurs diffrent. Le cas de Socrate tait bien trop com-plexe pour tre assimil celui dun criminel type. Le ton du dernier paragraphedu Problme de Socrate dnote un certain respect de Nietzsche envers lAthnien.Peut-tre un hommage cet homme entour de mystre, ce dcadent qui estmort en homme sain.

    Arrivs ce point, nous pouvons mieux comprendre la fureur de Nietzschevis--vis de lapparemment insignifiante dernire phrase prononce tout haut parSocrate: O Criton, je dois un coq Asclpios. Socrate aurait peut tre appar-tenu un ordre desprits encore plus lev58 sil navait pas laiss chapper cemot. Car non content davoir eu le courage de se suicider, il aurait pu en plus si-gnifier quil aimait cette mort, quil aimait son destin. Il aurait pu trouver grandiosesa destine qui consistait tre le dernier des sages grecs. Mais Socrate na pas par-tag lamor fati de Nietzsche, tat le plus haut quun philosophe puisse attein-dre59. Socrate ne sest pas content de ce qui tait, na pas aim sa destine, napas affirm la beaut de sa vie, et sest veng delle une dernire fois avant demourir. Il na pas assum la totalit de son destin, na pas t en osmose avec savie, na considre cette dernire que comme une maladie. Par cette dernirephrase, Socrate a signifi que, pour rien au monde, il naurait voulu revivre cettevie qui tait la sienne de toute ternit. Socrate ne pourra dcidment jamais trele disciple du philosophe Dionysos60, celui qui enseigne lamor fati et lternelretour. Ne pas avoir aim sa destine tragique, voil peut-tre ce que Nietzschereproche le plus Socrate. Aprs avoir suivi le plus pur instinct des Hellnes quilui enjoignait de se suicider, Socrate a calomni la vie dans un dernier rle. So-crate sest enlaidi une dernire fois avant de mourir.

    Conclusion

    Ainsi la maladie de Socrate ne fait de lui ni un criminel type, ni un antigrec type.Si Nietzsche reste inflexible dans sa condamnation du socratisme en tant quemdecine, il reste plus modr lencontre de lascse que reprsente la vie

    57 GD, Das Problem des Sokrates 12.58 FW 340.59 Nachlass 1888, KSA 13, 16[32].60 EH, Vorwort 2.

  • 46 Yannick Souladi

    de Socrate lui-mme. Il semble que ce dernier, tout comme Platon, enseignaitune chose et rfutait cet enseignement par sa vie. Socrate voulait mourir61,et sest finalement rendu compte que lorsque la vie est maladie, ce nest pas la rai-son, mais seule la mort qui est mdecin. Socrate a en toute dignit prfr cettemort la vie appauvrie. Cest dans ce suicide que repose son unique marque desant, Socrate apparat ainsi comme le dernier des sages, sa mort clt leur dynas-tie. Aprs lui (mais aussi en partie cause de lui ne loublions pas), les dcadentsprfreront vivre misrablement que mourir dignement. La mort est la fois lagrandeur et la misre de Socrate62, note juste titre Yves Le Gal. Sa grandeur entant que Socrate a eu le courage de suivre le dernier bel instinct encore prsent enlui, sa misre car il na pas su, il na pas pu slever au-dessus de sa condition deplbien. Il na pas eu la noblesse de se taire et a condamn sa propre vie dans uneridicule et vengeresse dernire phrase.

    Tel est lternel problme de Socrate, son ternelle dualit, il est mi-Grec,mi-bouffon. Lexistence de Socrate est ironie, dira Kierkegaard63. Si Socrateavait t parfaitement assur du bien fond de son rationalisme, sil avait tvritablement optimiste, aurait-il t ironiste? Il savait peut-tre au fond de luiquel fatidique destin tait le sien: celui dtre la charnire entre deux civilisations,celui de se voir mi-sain, mi-dcadent, de jouer dans lultime acte de la grandetragdie grecque, o les dieux le font prir en tant que dernier des sages, en tenantsimultanment le premier rle dans une nouvelle comdie grotesque. Le dernierdes sages tait laid et dcadent, le dernier des sages ntait en grande partie djplus un sage. En tant que hros de thtre, il ressemblait plus un bouffon quun demi-dieu. De la divinit, il ne lui restait effectivement plus que le couragede mourir. Lironie est la ngativit infinie et absolue rajoute Kierkegaard64. Laseule valeur affirmatrice de la vie de Socrate consistait en sa capacit dautodes-truction. Peut on imaginer un sort plus malicieux? Sa clbre attitude ironiqueest ainsi peut-tre due au fait que sa vie, sa destine, ne lui paraissait pas dignedune tragdie, elle lui paraissait peut-tre sans valeur, risible O Socrate,Socrate, tait-ce peut-tre a ton secret? O mystrieux ironiste, tait-ce peut-trel ton ironie? 65

    61 GD, Das Problem des Sokrates 12.62 Yves Le Gal, Qui est le Socrate de Nietzsche?, in: Revue des sciences philosophiques et tholo-

    giques 1 (1978), p. 57.63 Sren Kierkegaard, Le concept dironie constamment rapport Socrate, Traduction P. H. Tis-

    seau et E. M. Jacquet-Tisseau, Paris 1975, p. 117.64 Id., p. 234.65 GT, Versuch einer Selbstkritik 1.