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  • Moussons n 24, 2014-2, 127-141

    Cung Gi Nguyn ou lhomme des deux rives 1

    Guillemin Alain *Aix Marseille Universit, CNRS, IrAsia, UMR 7306, 13003, Marseille, France

    Le 10 novembre 2008, douze prtres conclbraient dans la cathdrale de Nha Trang la messe de funrailles de lcrivain vietnamien francophone Cung Gi Nguyn, disparu le 7 novembre, quelques jours de son centime anniversaire. Avec lui disparat lun des quatre grands crivains de la littrature vietnamienne francophone de la premire moiti du xxe sicle, aprs Pierre nh (1907-1970), Phm Duy Khim (1908-1974) et Phm Vn K (1916-1992). Aussi, est-ce dans lorbite de la littrature vietnamienne de langue franaise de sa gnration quil convient de mettre en vidence le rle de passeur jou par Cung Gi Nguyn.

    La littrature vietnamienne de 1862 date de linstallation de la France en Cochinchine 1945 anne du coup de force japonais et de la naissance de la Rpublique dmocratique a connu un bouleversement profond. travers la littra-ture franaise, le modle littraire europen tend se substituer progressivement au modle chinois. Dans une langue assouplie et libre des normes littraires du chinois classique, les prosateurs sinitient des genres inconnus de la littrature ancienne : la nouvelle et le roman loccidentale. Les potes saffranchissent de la mtrique Tang. De nouveaux thmes apparaissent, au premier rang desquels la libration du moi ,

    * Sociologue de la littrature, membre correspondant de lInstitut de recherches asiatiques (IrAsia). galement correspondant de la revue Riveneuve Continents, il y a coordonn un numro spcial sur les relations littraires entre la France et le Vit Nam, Vietnam, le destin du lotus . Traducteur de langlais en collaboration avec Patricia Fogarty dun ouvrage de Natha-lie Huynh Chau Nguyn sous le titre La mmoire est un autre pays. Femmes de la diaspora vietnamienne (Riveneuve ditions, 2013).

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    lexaltation de lindividu en rvolte contre la morale confucenne. Cette rvolution littraire affecte aussi le statut des crateurs et leur relation la socit.

    La littrature vietnamienne francophone est lun des fruits de cette volution. Elle a permis aux crivains vietnamiens qui ont fait le choix de la langue franaise de se familiariser avec les genres et les thmes de la littrature franaise, elle a t le vhicule dune critique moderniste des aspects oppresseurs de certaines tradi-tions vietnamiennes, et enfin elle a port sur la scne internationale les valeurs universelles de la culture vietnamienne. Mais les crivains vietnamiens de langue franaise, nantis dune double culture, sont-ils, ipso facto, de grands passeurs ? Cest loin dtre toujours le cas. Dans un article, inspir de lagir communicationnel de Jurgen Habermas, Jean Foucart dfinit le passeur en ces termes :

    Le passeur essaie de (re)construire des frontires qui ne sont pas des lignes de spa-ration mais plutt des zones de communication. En dautres termes, le passeur vise crer de lurbanit que lon peut dfinir comme une forme de sociabilit valorisant lart de communiquer dans la distance. (Foucart 2009 : 32)

    Or la double culture nest pas une condition suffisante pour crer de lurbanit. En effet, si les crivains vietnamiens dexpression franaise peuvent tre des mdiateurs aptes surmonter les oppositions entre les deux socits, ils peuvent tre aussi des marginaux pour qui le contact Orient-Occident est la fois une rencontre et un choc : enrichis par la rencontre, ils peuvent tre, dun mme mouvement, briss par le choc. Les valeurs individualistes qui les librent du carcan des traditions les coupent aussi des structures familiales et villageoises de leur enfance. Aussi certains dentre eux comme Phm Vn K et Phm Duy Khim deviennent des hybrides, des nomades littraires selon lexpression de Lisa Lowe (1993), et non des passeurs. Dans les uvres comme dans la vie de Phm Vn K, limpossibilit de choisir entre Orient et Occident dbouche sur un conflit impossible rsoudre qui freine son rle dintermdiaire culturel. Phm Duy Khim, mme sil na pas perdu ses racines viet-namiennes, se voit dans la seconde partie de sa vie confin et marginalis en France, ce qui lcarte aussi bien du champ politique que du champ littraire.

    Cung Gi Nguyn, en revanche, possdait au plus au haut point cette capacit durbanit, selon lexpression de Jean Foucart, qui lui a permis dtre un grand pas-seur. Cung Gi Nguyn a t capable de prendre en compte ce quil avait de juste dans les critiques faites par lOccident certains aspects de la culture ancienne du Vietnam sans en ignorer les constantes positives et sans tre dupe du caractre violent et destructeur de la colonisation franaise. Solidement ancr dans sa terre natale, il entretient et enrichit un dialogue constructeur entre Vietnamiens et Franais, non seulement dans le domaine littraire comme Phm Vn K, Phm Duy Khim et bien dautres crivains vietnamiens mais aussi dans lespace politique et social. Cung Gi Nguyn fut en effet lune des figures majeures du scoutisme vietnamien et anima, en collaboration avec son ami locanographe Raoul Serne, une revue dinspiration personnaliste, qui visait runir Vietnamiens et Franais ouverts au dialogue. Nous envisagerons successivement les deux aspects de son activit, mais il convient au pralable, de faire connatre aux lecteurs franais les grands traits de son existence.

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    cenT ans de non-soliTudeCung Gi Nguyn est n le 20 novembre 1909 Hu. Son pre, Cung Quang Bo, dorigine chinoise, tait mandarin de lenseignement, avec la fonction de Doc-Hoc (inspecteur acadmique). Sa mre, Nguyn Phc Th Bt, de famille impriale, tait la fille ane du duc Hng Ngc et la petite fille du Prince Anh Thnh, dernier rgent de la cour dAnnam et fils cadet de lEmpereur Minh Mng. Aprs avoir reu Thanh Hoa, o il suit son pre, une initiation au sino-vietnamien et les premiers rudiments de franais, il poursuit des tudes secondaires, de 1922 1927, au prestigieux col-lge Quc Hc, Hu. Il dbute comme instituteur stagiaire Nh Trng. Il en est renvoy en 1930, par arrt du rsident suprieur de lAnnam quelques semaines avant linsurrection de Yen Bay, sans aucun motif mentionn, mais vraisemblablement pour motif politique. On retrouve sans doute un cho de cet pisode dans un de ses pomes, Vietnam ou le mot paru en juillet 1948 dans la revue France Asie :

    Cest ce mot quil y a dix-huit ansMoururent treize personnes dans une petite ville,Seulement pour que sonne haut un doux mot.Elles tombrent sur lchafaud de fortuneDress devant la force range et le triste silenceDes foules sans nom, victimes, complices des bourreaux.Le sang chaque anne repeint la bannireSous laquelle fleurissent lesprance et la colreDenfants cartels entre une sagesse et la libert 2

    Aprs son licenciement, il se lance dans une carrire de journaliste et crit notam-ment dans la Gazette de Hu avant de fonder en 1936 avec Raoul Srne, un savant ocanographe, Les Cahiers de la jeunesse. En 1939, il quitte Nh Trng pour devenir rdacteur en chef dun journal de Saigon, Soir dAsie. Cest dans Soir dAsie quil publie ses Notes marginales , longues chroniques qui prenant prtexte de lac-tualit, dveloppent dans une langue alerte et raffine, une observation aigu de la socit vietnamienne.

    Rintgr en 1945 dans les rangs de lducation nationale, il mne de front sa carrire de journaliste et devient en 1954 rdacteur en chef de La Presse dExtrme Orient, tout en continuant sexprimer dans La tribune et France Asie. De 1955 1972, il est professeur lcole secondaire semi-publique de L Qui Dn, puis directeur du lyce Vo Trang Nh Trng. De 1972 1975, il est professeur invit de langue et de littrature franaise luniversit de Nh Trng. cart de lensei-gnement aprs 1975, il retrouve de 1989 1999 un poste de professeur invit de langue et de littrature franaise lcole suprieure de Pdagogie de Nh Trng.

    Cung Gi Nguyn a sjourn en Angleterre et en France, visit, notamment Hong Kong, lInde, la Birmanie et les Philippines. Officier dAcadmie, il tait membre soci-taire de lAssociation des crivains de langue franaise (ADELF). Cung Gi Nguyn, qui a adopt ds 1933 le franais comme mode dexpression, sans pour autant aban-donner le vietnamien, a pratiqu tous les genres : articles de presse, essais, rcits, romans, nouvelles, pomes. De 1928 1995, on recense, dans les deux langues, 258 rfrences dans sa bibliographie, sans compter 43 uvres indites.

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    Cest en 1954, avec un recueil dessais, Volont dexistence, paru aux ditions France Asie, que Cung Gi Nguyn commence tre connu en France et ltranger. Volont dexistence qui analyse le comportement moral des Vietnamiens et la constitu-tion de lidentit nationale travers la littrature, reoit un accueil flatteur de la presse franaise et internationale. Son premier roman en franais, Le Fils de la baleine (Fayard, 1956), qui voque, travers la chronique dun village de pcheurs vietnamiens, les conflits entre structures traditionnelles et libert, collectivit et individu, reoit les louanges de critiques franais. Une traduction vietnamienne de Le fils de la baleine due Nguyn Thanh Tng et Lu Huy Nguyn a paru Hano en 1995.

    En 1961, Cung Gi Nguyn publie un second roman, galement chez Fayard, Le Domaine maudit, dont la figure centrale est une femme, Lon, mtaphore du Vietnam et qui dresse le portrait dun pays en guerre, cartel entre deux idolo-gies et deux conceptions du devoir. Cest en franais, entre 1976 et 1980, quil a rdig ce quil estime tre son uvre majeure, Le Boujoum, dont un extrait, Le chant dAmdo, Pome extrait de Le Boujoum , a t publi en 1980 dans la revue Fer de lance-Rythmes et Couleurs (n 111-112, juillet-dcembre 1980). Il faut attendre 2002 pour que Le Boujoum soit publi dans son intgralit aux tats-Unis (Cung Gi Nguyn 2002). Paralllement, Le Boujoum a t traduit en vietnamien par lauteur et galement publi en 1994 aux tats-Unis.

    En raison de son loignement des grandes capitales culturelles et du confinement auquel lont condamn les guerres et les contraintes politiques, Cung Gi Nguyn na pu publier quune partie de ses uvres. Cest en particulier le cas de celles quil a rdiges en franais. Sont ainsi indits un recueil de nouvelles Le Gnie en fuite (1953) ; des chroniques et rcits, Notes marginales (1953), Journal de Kanthara, Une ville entre deux noms, La robe de papier, Lactualit vieillit vite (1975), Et lamandier est en fleur, Journal dune exprience (1986) ; des romans, Le Serpent et la couronne (1985), Un certain Tsou Chen (1972), La Tche de vermillon vol. 1, Rcit de Tsao Chao (1990) ; un pome, Texte profane rdig entre 1979 et 1983, dont un extrait a t publi dans le n 12 (automne 2010) Vietnam, le destin du lotus de Riveneuve, Continents. Revue de littrature de langue franaise. Cependant, un certain nombre de manuscrits circulent dans le cercle des interlocuteurs et des amis de Cung Gi Nguyn qui, par sa correspondance, est rest troitement en contact avec le reste du monde. La publication de certaines de ses uvres indites permettrait non seulement denrichir notre connaissance de luvre de lauteur mais encore de porter tmoi-gnage de vie quotidienne des Vietnamiens, sous la plume dun intellectuel catholique, non violent mais toujours lucide, qui, sans se dpartir de son humanisme et de son humour a su affronter les alas de la socit sud-vietnamienne daprs 1954, de la guerre amricaine et de la rpression qui succda la victoire de Hano aprs 1975.

    Pour mettre en vidence le talent de passeur littraire de Cung Gi Nguyn, cest--dire sa capacit de matriser un genre nouveau pour la littrature vietnamienne, le roman loccidentale, et en retour de faire connatre aux lecteurs franais la socit vietnamienne, travers la socit villageoise et ses coutumes, nous centrerons notre analyse sur le premier de ses romans Le Fils de la baleine.

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    Le FiLs de La baLeineEn avril 1956, les ditions Arthme Fayard publient Le Fils de la baleine, premier roman dun jeune professeur de vietnamien et de franais dans un collge de Nha Trang, 400 km de Sagon. Lauteur, Cung Gi Nguyn, est un parfait inconnu, nouveau venu dune zone priphrique du champ littraire franais, lIndochine, pour employer le vocabulaire de lpoque. Nanmoins, cet ouvrage bnficie dans la presse franaise dune trs bonne rception critique. Entre le 3 mai et le 16 sep-tembre 1956, on recense 16 articles, tous logieux des degrs divers. La cheville ouvrire de ce succs critique est Daniel Rops, crivain catholique de grand renom et membre de lAcadmie franaise, qui connaissait lauteur pour lavoir rencontr, lors de la parution en 1954, de son essai, lui aussi favorablement accueilli, Volont dexistence. Daniel Rops conclut par ces mots un article publi successivement dans trois journaux (Echo-Libert, Lyon, 8 mai 1956, Le Nouvel Alsacien, Strasbourg, 6 juin 1956, Nice-Matin, 15 juillet 1956) :

    Voil donc que nat, sur ce sol lointain une littrature originale qui se situe dans le cadre de la littrature franaise, mais a ses caractres propres, son accord unique. Jusquici nous avions lu des pomes dIndochine, dont certains pleins de talent, des essais, des ouvrages dtudes ; notre connaissance, il nexistait encore aucune grande uvre dimagination digne dtre place sur le rayon de nos bibliothques ct de ses mules franais. Quun Cung Gi Nguyn puisse rivaliser avec un Pourrat, un Ramuz, un Giono, une Monique de Saint-Hlier, voil qui est nouveau.

    Au-del de la reconnaissance du talent particulier dun nouvel auteur, ce qui fait sens dans ces quelques lignes de Daniel Rops est la prise en compte par la critique mtropolitaine de lexistence dune nouvelle branche de la littrature francophone, la littrature vietnamienne dexpression franaise.

    Lintrigue du Fils de la baleine est simple. Dans un village ctier du centre du Vietnam, la vie quotidienne suit son cours. Les habitants sont dans leur quasi-totalit de simples pcheurs, mais il y a aussi larmateur Trn, un picier, un mdecin et, videmment, les notables : le maire, linstituteur, lancien chef de canton, le matre des cultes. La mer rejette un jour sur la plage le corps dun jeune inconnu. On russit ranimer le noy, on le soigne, on le gurit sans quil retrouve toutefois la mmoire de son pass. Si bien que personne ne sait do il vient et qui il est. M est aussi simple que le nom qui lui est donn, faute de connatre sa vritable identit (en vietnamien, M est une formulation populaire du terme moi , mais il signifie aussi, un tel , un certain , X ). Pour les villageois, notables en tte, il reste et restera un tranger au village, bien quil ait dcouvert sur le rivage une baleine choue et soit devenu, de ce fait, le Fils de la baleine, avec tous les honneurs rituels que ce statut lui accorde. Inapte au travail de la pche, il est la rise de tous, mme des enfants. Mis en prison pour des vtilles, il ne trouve accueil et chaleur humaine que chez les marginaux et les rprouvs. la fin du roman cest avec Lin, la fille adoptive de lpicier, conquise par sa douceur, quil fuira ce village hostile et retrouvera sa mmoire.

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    Au fil du rcit, Cung Gi Nguyn nous apporte une srie de donnes ethnogra-phiques trs documentes sur un village de pcheurs du centre du Vietnam. Nous sommes ainsi renseigns sur la topographie gnrale du village :

    Lorgueil du village tait lensemble ddifices, de cours, de jardins, de portiques que comprenait la maison commune o sigeaient le conseil des notables et le temple consacr aux dieux de la mer et des eaux, aux esprits des cinq lments, aux gnies du village, fondateurs de la communaut. Situ sur les hauteurs avoisinant des collines demi boises, ce centre administratif et religieux se trouvait lcart des maisons que les habitants, par ncessit, avaient bties en dsordre prs de la mer et du cours deau paresseux qui sy jetait. (1956 : 23 3)

    Quelques passages donnent des dtails sur les techniques de pche et la rparation des filets, les courses de barque. Mais ce qui est mis le plus souvent en scne ce sont les rituels lis aux crmonies et ftes qui rythment chaque anne la vie du village, au premier rang desquels, le nouvel an lunaire, le Tt :

    Le Nouvel an pouvait venir. Depuis des semaines, le village stait prpar laccueillir et le fter. Les maisons en brique avaient arbor leur nouveau visage ocre et rose. De la paillote frachement arrache des bois recouvrait, rapiait certains toits []. Les tailleurs professionnels ou improviss cousaient jour et nuit pour livrer chacun son costume de printemps. Lunique salon de coiffure ne dsemplissait pas et, jusquau dernier jour de lanne, le barbier, de son antique rasoir, polissait les crnes. Sur la place du march, une maison de jeux avait t dresse et on pouvait entendre, avant les jours prescrits pour les loisirs, le bruit des sapques que des croupiers faisaient sauter dans des bols et des soucoupes, pour donner aux amateurs un avant-got de la chance. (Ibid. : 127)

    Autre fte calendaire, celle des mes errantes :

    On tait au quinzime jour du septime mois lunaire. Les familles devaient le soir clbrer un culte aux mes errantes. Au march du village, les talages se couvraient de papier dor et dargent, de bougies, de paquets dencens. M, pour faire quelques emplettes, faisait le tour des ventaires. Il se plaisait observer les paysannes mal vtues qui marchandaient, sou par sou, quelques robes en papier destines habiller les morts. (Ibid. : 103)

    Cung Gi Nguyn nous offre dautre part la description particulirement vocatrice dun enterrement au village :

    Le village eut un divertissement supplmentaire avec les obsques du chef de canton. Une nombreuse foule, en habits de fte, assista la leve du corps la maison mor-tuaire. On avait lou des pleureuses et les sanglots taient dimportance, entrecoups dloges haute voix ladresse du dfunt. Les pleurs se renouvelaient au rythme des respirations, mouraient dans le vacarme des gongs et des cymbales, ressuscitaient avec plus de force quand un pieux silence se fit brusquement. Le blanc de deuil dont se couvrait la famille du disparu, le noir de rigueur qui simposait aux notables et aux personnes distingues formaient des taches insolites ct du catafalque recouvert de papier vermillon, sur le dcor bariol de fleurs, de candlabres aux bougies rouges, de panneaux commmoratifs aux multiples couleurs. (Ibid. : 155)

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    Enfin, lauteur nous fournit aussi des renseignements suggestifs sur le culte de la baleine. Sur la plage, juste aprs la dcouverte du cadavre de la baleine, le matre des cultes dclare : Cest M qui a dcouvert le Seigneur. Il en sera le fils et ce titre portera le deuil, assistera toutes les crmonies qui seront clbres la gloire du seigneur. (Ibid. : 65)

    Dans ses grands traits, cette description dun village vietnamien est exacte. Cung Gi Nguyn possde, en commun avec lethnologue ou le sociologue, une connais-sance solide du milieu o il a vcu dans son enfance et son ge adulte, ainsi que la distance critique prise avec cette socit villageoise. Mais comme tout crivain, Cung Gi Nguyn est moins en qute dune vrit du monde social que de vraisemblance romanesque. Aussi les notations ethnographiques sont-elles mises au service dune intrigue et dune cohrence esthtique. En ce sens, Le Fils de la baleine, comme toute uvre de fiction pose au sociologue un problme spcifique : dans quelles conditions et sous quelles formes le procs littraire peut-il produire une forme de rel susceptible de figurer vraisemblablement le rel et dagir sur lui en proposant aux lecteurs une vision du monde social quil met en scne.

    Les romanciers ncrivent pas seulement partir de la ralit, mais aussi partir dautres livres. Ils y trouvent dj l des genres littraires, des thmes, des structures formelles, qui contribuent informer leur intrigue et influencer les caractres de leurs personnages. ce titre, Le Fils de la baleine relve dun genre attest de la littrature occidentale, le roman dducation, associ au thme du refus de ltranger. Parmi les nombreux romans dducation de la littrature occidentale, on peut citer : David Copperfield de Charles Dickens (1849-1850), Dominique dEugne Fromen-tin (1863), La montagne magique de Thomas Mann (1924), ducation europenne de Romain Gary (1945) et, ce qui nous ramne au Vietnam, Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras (1950). Ce nest qu la fin du roman, aprs une srie dpreuves que M sera devenu un homme et retrouvera la mmoire. Les expriences de M au village sapparentent une suite ininterrompue dchecs : il rentre le plus souvent bredouille de la pche ; les enfants dont il cherche devenir lami se moquent de lui et lui jettent des pierres ; lhonneur de se voir institu Fils de la baleine ne lui attire que des moqueries ; Trn larmateur qui lavait accueilli le chasse et le maire le gifle ; il est injustement emprisonn pour un vol suppos ; les pcheurs refusent quil se joigne un quipage ; les notables rejettent sa demande de devenir citoyen du village, avec droit de vote. M ne rencontre de la sympathie que chez ceux que le village rejette : lancien maire, qui lass de ltroitesse desprit de ses administrs sest rfugi sur un lot voisin, un voleur, la petite Lin, fille adoptive de lpicier qui la bat tout propos, Ho, fille de larmateur Trn, que sa laideur empche de trouver un mari.

    M est donc un solitaire, libre de toutes les attaches par lesquelles la socit impose chacun sa place : famille, mtier, ducation et affection. Hros sans mmoire, il jette sur la socit villageoise des yeux innocents qui refltent la vision de lenfance. Il est celui qui ne vient de nulle part, qui na mme pas de nom. Cet innocent ne cesse donc dtre en but lhostilit de ces hommes du village, boursoufls de haine, qui ne pardonnaient pas quelquun dtre aim (p. 32). Aussi M ne peut-il, la fin du roman, que partir en abandonnant le village, mais pas le Vietnam. Si toute une srie de clivages structurants spare le monde du village de celui de M : la raison

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    oppose la folie, la tradition labsence de mmoire, linjustice la justice, lidentit labsence didentit, lintgration lexclusion, cest ailleurs, mais dans son pays quil trouvera se raliser. Le Fils de la baleine est un monde virtuel, mais qui nous parle du monde rel. Plus prcisment, il est un possible dun monde rel particulier, un village vietnamien. Ce vraisemblable nous parle du vrai.

    Pour des lecteurs franais, les aperus que fournit Le Fils de la baleine sur la socit vietnamienne sont singulirement riches et significatifs. En dpit de sa vise esthtique ce roman fourmille de notations justes, de descriptions clairantes sur laspect physique et vestimentaire, le mode de vie, les mentalits des diffrents groupes sociaux dun village vietnamien, que lon peut confronter dautres sources. Il nous renseigne ensuite sur cette cristallisation de limaginaire social que constitue la littrature et sur la capacit de cette dernire mettre en scne dans limaginaire social la socit de leur temps et de la faire connatre des lecteurs dautres cultures.

    Mais le rle de passeur de Cung Gi Nguyn ne se limite pas au champ littraire. En effet, contrairement Phm Vn K, Phm Duy Khim et Pierre nh, Cung Gi Nguyn vcu le plus souvent au Vietnam, plus particulirement Nha Trang, ce qui lui a permis dtre lartisan dune collaboration fructueuse entre Vietnamiens et Franais, dune part en animant une revue Les Cahiers de la jeunesse, dautre part en jouant un rle minent dans la mise en place et le dveloppement du scoutisme vietnamien.

    Les Cahiers de La jeunesseDe septembre 1935 octobre 1938, Cung Gi Nguyn anime avec Raoul Serne (1909-1980), ocanographe, spcialiste des crustacs qui dirigera lInstitut ocanogra-phique dIndochine de 1946 1954, la revue Les Cahiers de la jeunesse. Du premier numro (septembre 1935) au numro 12 (aot 1936) le titre de la revue, publie Nha Trang, est Lectures avec deux sous-titres : Documents et Cahiers de la Jeunesse. La direction est confie Raoul Serne, ladministration Cung Gi Nguyn. De sep-tembre 1935 octobre 1938, 21 numros paratront encore. partir du numro 12 (septembre-octobre 1937) cest Cung Gi Nguyn qui prend la direction de la revue.

    Les animateurs des Cahiers de la jeunesse sinspirent du courant personnaliste, plus prcisment du groupe Ordre nouveau. Organis partir de 1930 par un jeune journaliste Alexandre Marc, Ordre nouveau va crer en 1933 une revue du mme nom, dans le comit de rdaction de laquelle figurent Robert Aron, Daniel Rops, Denis de Rougemont, un an aprs la cration dEsprit par Emmanuel Mounier. Ce courant personnaliste, que lhistoriographie du xxe sicle rassemble sous le terme de non-conformistes des annes 1930 , se donne pour but une rvolution spirituelle oppose la fois, selon leurs propres termes au dsordre capitaliste , l oppres-sion communiste et un nationalisme homicide , en essayant de dvelopper une organisation personnaliste et communautaire des rapports sociaux inspire par des philosophes comme Kierkegaard, Proudhon, Nietzche et lcrivain Charles Peguy.

    Cette filiation est tout fait explicite dans la revue. Ainsi, on peut lire dans ldi-torial du n 1 de septembre 1936 :

    Rvolution, le mot est crit. Nous sommes avec ceux qui veulent travailler llabo-ration dun ordre nouveau, appuy sur des valeurs humaines []. Nous voulons nous

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    occuper de lhomme tout entier, pas seulement de lhomo economicus et de lhomo politicus de nos idologies mais de lhomme tout entier.

    Ce personnalisme, comme le prcise Raoul Serne, est dinspiration chrtienne :

    Il sagit de runir de jeunes Franais et Annamites par la cration en Indochine dun certain climat spirituel qui doit faciliter lclosion dune renaissance, dun rveil. Le contact de lOccident est la base de cette renaissance, de ce rveil. On oublie ou lon cache que le meilleur, lessentiel de lOccident (je ne dis pas tout) cest le christianisme. ( Rflexion autour des cahiers , Cahiers de la jeunesse, 14, dcembre 1937 : 67)

    Et lon constate que les crivains et penseurs le plus souvent cits, comments et donns en exemple appartiennent la mouvance personnaliste et/ou catholique : Charles Peguy, Daniel Rops, Denis de Rougement, Emmanuel Mounier, tienne Gil-son, Nicolai Berdiaeff, Georges Bernanos, Jacques Maritain Jean Guitton.

    La ligne de la revue formule sur la deuxime de couverture, dfend sans qui-voque, lgalit et la collaboration entre Franais et Vietnamiens, dans une perspective humaniste :

    Cette revue est lorgane dune quipe et dun groupe de Franais et dAnnamites quunit un mme sens de leffort mener, du bonheur conqurir.Mais nous mettons au-dessus de tout notre amour les uns pour les autres. Huma-nistes , nous sommes avec ceux qui aiment la vie et qui y croient, avec ceux qui gardent au cur le dsir non pas seulement de sauver mais dpanouir certaines valeurs humaines.Lhomme constitue une valeur en soi qui dpend uniquement de sa qualit dhomme. Lhomme est matre de sa destine envers et contre toutes les conditions sociales et matrielles et non pas un produit des conditions du milieu.Chaque homme quelque civilisation quil appartienne, en quelque position que le situe lhistoire a droit ce quon le considre pour lui-mme. Et sur ce plan, on peut parler galit avec nimporte quel homme. Cest sur ce plan que nous voulons nous situer.

    Les collaborateurs vietnamiens de la revue se recrutent dans le vivier des crivains vietnamiens francophones. Phm Vn K, Pierre nh et Phm Duy Khim qui donnent rgulirement des articles. noter la participation dedeux fameux lexico-graphes et historiens de la littrature et de la culture vietnamienne, o Duy Anh (1904-1988) auteur du Dictionnaire franais-vietnamien avec transcription en carac-tres chinois des termes sino-vietnamiens (1936) et o ng V (1908-1997) qui publia en 1952 un Dictionnaire franais-vietnamien, considr comme une uvre de rfrence. o Duy Anh, donne un article intitul Bilan de la culture confu-cenne en Annam. Ses possibilits davenir dans les circonstances actuelles dans le no 11 daot 1937. o ng V, dans le mme volume de la revue, traite du sujet Lamour et la mort du point de vue de la personnalit humaine .

    Pour quil y ait change de valeurs entre deux cultures, encore faut-il quil y ait rencontre. En effet, les contacts personnels suivis entre Franais et Vietnamiens, taient assez rares, la plupart du temps limits au minimum impos par les conve-nances et lutilit des affaires et ce que revendiquent les animateurs des Cahiers de la jeunesse est la proximit et mme lamiti :

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    Lamiti est la grande force qui nous unit, Phm Vn K crit : Quimporte le Gougal (Gouvernement gnral de lIndochine), La France agit par rayonnement. Un Annamite qui a six bons amis franais voit la France travers eux et laime en eux. Nous pensons que la collaboration franco-annamite a t torpille par la persistance de la mfiance entre Franais et Annamites. (ditorial, 1, septembre 1936 : 14-15)

    Ce dsir damiti est bien sr aussi une revendication dgalit. Ce que les animateurs de la revue ressentent cruellement cest le mpris affich par trop de colonisateurs :

    Mais plus encore quils ne souhaitent une participation effective aux affaires du pays, les Annamites ambitionnent se voir traits avec davantage dgards. Ils voudraient quon les mette sur pied dgalit avec les Franais et que le rgime abolisse la division blessante de tous les citoyens de lUnion Franais-Annamites en catgories sociales. (Cahiers de la jeunesse, 18, avril 1938 : 301)

    Pour les responsables des Cahiers de la jeunesse, cette galit est la condition dune Renaissance du Vietnam qui trouve son inspiration dans une mouvance philosophique et politique occidentale, le personnalisme quils cherchent implanter dans leur pays. Mais quelle est la place de la tradition culturelle vietnamienne dans cette renais-sance ? Ils la revendiquent et dsirent en faire connatre les richesses aux Franais, mais au prix dune distance critique. Il ne sagit pas de ressusciter la socit ancienne :

    [] nous ne voulons pas non plus dune Renaissance qui ne serait quune rechute, une Renaissance qui ne serait que la rsurrection de nobles choses mortes, ce quil nous faut, cest une Naissance qui ne copie pas ses temples sur des tombeaux et ne ressuscite pas les dieux morts dans leur linceul de pourpre. (Cahiers de la jeunesse, 3, novembre 1935 : 6)

    Le Fils de la baleine de Cung Gi Nguyn comme Frres de sang de Phm Vn K sont de bonnes illustrations littraires de ce regard critique sur les aspects ngatifs de la culture vietnamienne ancienne.

    Cependant, Cung Gi Nguyn et ses compagnons des Cahiers de la jeunesse se sentent aussi partie prenante et fiers de la culture vietnamienne. Ils veulent la mettre en valeur et la faire connatre aux Franais. Dans cette perspective, la revue publie de nombreux articles sur la culture vietnamienne : le bouddhisme vietnamien, le taosme et le confucianisme, la socit ancienne, notamment la socit paysanne, la littrature ancienne, les coutumes comme le Tt, la musique et le thtre. Il nest pas sans intrt de souligner que la reconnaissance du thtre vietnamien traditionnel saccompagne du dsir de rnover le thtre vietnamien contemporain, en sinspirant du modle europen comme le suggre Raoul Serne :

    Le thtre traditionnel fut chinois, le thtre moderne sera franais disent certains. Le thtre moderne sera annamite ou ne sera pas. La jeunesse annamite difiera son thtre, celui de ses aspirations et de ses besoins. Elle y bafouera ses ridicules et y exaltera ses grandeurs. (Cahiers de la jeunesse, 1, septembre 1936 : 55)

    Cette rnovation se fera dans le cadre du thtre routier dont Raoul Serne est lanimateur au Vietnam :

    En thtre nous participons au travail de cration. En France lun de nous fut li avec quelques camarades Comdiens routiers une tche assez ambitieuse qui nest

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    moins rien quune rnovation du jeu dramatique : un des innombrables rejets du Vieux Colombier de Copeau. (Ibid. : 11 [ditorial])

    Pierre nh prconise mme de mettre la culture vietnamienne au centre dun enseignement rnov :

    Mais il importerait encore plus de recrer un enseignement secondaire et suprieur annamite. Je rverais dun enseignement littraire et philologique dans le secondaire, philosophique au bout. Histoire dAnnam, histoire de Chine, littrature annamite, littrature chinoise et 800 caractres chinois en six ans []. (Cahiers de la jeunesse, 7, mars 1936 : 44)

    La renaissance prne par Cung Gi Nguyn et Raoul Serne ne passe pas seulement par lesprit mais encore par le corps :

    Toute ducation doit aboutir lhomme de caractre. Pour former ce caractre, notre corps est notre meilleur instrument, toute ducation physique ne doit nous permettre que den prendre en main les commandes. Notre corps un instrument quon a bien en main, qui vous obit, qui lorsque votre volont commande, excute. (Cahiers de la jeunesse, ditorial, 1, septembre 1936 : 16)

    Ce souci davoir non seulement une me saine, mais aussi un corps sain, se traduit, au-del des Cahiers de la jeunesse,par linvestissement de Raoul Serne et Cung Gi Nguyn dans les mouvements de jeunesse et surtout le scoutisme.

    Cung gi nguyn eT le scouTismeLe dveloppement du scoutisme et plus gnralement des mouvements de jeunesse favorisant lducation physique a t impuls par les autorits coloniales en Indo-chine pour duquer des hommes de caractres forms difier les marches de lEmpire (Bancel, Denis & Fates 2003 : 7). Comme le fait juste titre remarquer Agathe Larcher-Goscha : la pratique de lducation physique va lencontre de toute lducation confucenne qui enseignait lhumilit du corps, loubli du moi hors de tout collectif (Agathe Larcher-Goscha 2003 : 15). Cette politique rencontre donc des rsistances, mais trs vite un certain nombre de Vietnamiens sen emparent dans la mouvance du mouvement de modernisation des annes 1930, pour une part en raction contre le dnigrement systmatique du corps vietnamien mis nu par le regard colonial (ibid. : 20).

    Cest sous lamiral Decoux que le pouvoir colonial accentua cette politique pour dvelopper un patriotisme vietnamien qui ne sortirait pas du cadre colonial et qui serait en quelque sorte la contrepartie lgale une solidarit franco-indochinoise ren-force face loccupation nippone (ibid. : 28). Mais cette politique va se retourner contre lui, en particulier dans les rangs du scoutisme qui encourage la connaissance du pays indochinois et construit une identit locale affirme (Verney 2012 : 325). Pierre Brocheux, qui a t lui-mme scout, confirme cette analyse de Sbastien Ver-ney : Cest pourquoi jaffirme que le moment Decoux a t un moment important pour le nationalisme vietnamien. Il a confort le nationalisme vietnamien en faisant natre tous ces mouvements et associations de jeunesse (Brocheux 2003 : 43).

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    Le scoutisme, qui apparat dans les annes 1930 dans les tablissements densei-gnement qui rassemblent des enfants franais et des enfants des classes suprieures vietnamiennes, dabord dans les tablissements privs puis dans lenseignement public, va connatre un grand dveloppement. En 1941, selon les statistiques du Conseil fdral indochinois, parmi les 7 010 jeunes Franais et Indochinois dans les mouvements de jeunesse 5 200 appartiennent au scoutisme (Verney 2012 : 320). Le scoutisme est trs vite infiltr par les nationalistes et notamment les militants du Viet-Minh. Agathe Larcher Gosha cite David Marr :

    Selon David Marr les organisations scoutes de lIndochine taient lorgnes depuis 1935 par le Parti communiste indochinois qui, cette date, se plaignaient de navoir que peu de succs auprs delles malgr leur approche . (Larcher-Goscha 2003 : 29 ; Marr 1984 : 801)

    Les choses vont voluer et, ce titre, le tmoignage de Hong o Thy est prcieux. Hong o Thy (1900-1994), instituteur dans la province de Cao Bng en 1925, aprs la lecture dun livre sur les claireurs de France, face la rpression des activi-ts politiques pense que les patriotes doivent consacrer leurs efforts lducation de la jeunesse (Hong o Thy 2003 :54). En 1931 il cre la premire meute de louveteaux L Loi, du nom dun hros national du xve sicle, librateur du Vietnam et fondateur de la dynastie des L. En 1933 il dirige le premier groupe de Routier Lam Son (lieu de dpart de la rvolte du paysan devenu le roi L Loi). En aot 1945, Hong o Thy participe la convention nationale de Tn Trao prside par H Chi Minh. Il sera le premier directeur de lcole nationale des officiers, lcole Trn Quc Tun, cre le 16 mai 1946 dans la Rpublique dmocratique du Vietnam (ibid. 55). Il fera une carrire militaire et politique aprs 1954. Hong o Thy nest pas une exception. Un certain nombre de figures qui joueront un rle important dans la vie politique vietnamienne sont venues du scoutisme, aussi bien du Nord comme Ta Quang Buu leader politique et pdagogue et Trn Duy Hung, maire de Hanoi, que du Sud, Trn Van Tuyn vice Premier ministre de la Rpublique du Vietnam.

    Cun Gi Nguyn na pas fait de carrire politique. Nanmoins, en 1954, il par-ticipe la Confrence de Genve qui vise trouver une issue politique la guerre du Vietnam aprs la dfaite de larme franaise. Trois chefs scouts y participent T Quang Bu, alors vice-ministrede la dfense de la Rpublique du Vietnam, ancien commissaire national des scouts dans la dlgation du Viet-Minh, Cung Gi Nguyn et Trn Vn Tuyn dans la dlgation du gouvernement Bo i. Cung Gi Nguyn, aprs cette exprience, sloignera de la carrire politique mais jouera toute sa vie un rle central dans le scoutisme vietnamien. En 1944, il dirige le dernier Camp de formation des chefs de troupes scoutes Nha Trang. Il est Commissaire national du Scoutisme Vietnamien de lAnnam de 1938 1944. En 1958, il cre le camp national dentranement Tung-Nguyn . Cest l quont t forms tous les chefs scouts vietnamiens entre 1958 et 1975. En 2007, 98 ans, doyen des chefs routiers, il dirige encore les groupes Alpha et Bta de Nha Trang.

    Cette activit, il la mne en troite collaboration avec Raoul Serne. Ce dernier, rdacteur principal de la rubrique Note scoute dans les Cahiers du Vietnam et qui, nous lavons signal, joue un rle moteur dans le thtre scout est aussi un des animateurs des Camps de jeunesse. Responsable des activits Sport jeunesse

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    de Cochinchine, il organisera trois camps Nha Trang de 1941 1943, runissant 399 garons et 284 filles (Verney 2012 : 353-355). Mais linfluence exerce par les militants communistes sur les mouvements de jeunesse, et notamment du scoutisme, amnera Raoul Serne prendre des distances avec ses positions antrieures et envoyer un rapport dnonant ces pratiques dinfiltration aux autorits coloniales (ibid. : 362).

    Cung Gi Nguyn est un passeur, mais pas un collaborateur, leur refus de la vio-lence et de la voie communiste ne signifie en aucun cas approbation de la domination coloniale. Cung Gi Nguyn, comme le rvle la lecture des Cahiers de la jeunesse, de ses essais et de ses uvres littraires, est un nationaliste. Il souligne la condam-nation unanime du colonialisme franais par les intellectuels vietnamiens, quelques soient leurs divergences politiques et cite Trn c Tho qui crit dans Les Temps Modernes du 1er fvrier 1946 Dans un pays capable de se gouverner lui-mme, et cest le cas pour le Vietnam, il (le colonialisme) constitue une absurdit contre laquelle les habitants ne peuvent pas ne pas se rvolter , avant den appeler un dialogue bas sur un respect mutuel entre le Vietnam et une France qui serait celle des valeurs rpublicaines, celle de Voltaire, de Rousseau et non plus celle du mpris et de lexploitation coloniale (Cung Giu Nguyn 1954 : 38). Dailleurs, comme le souligne Agathe Larcher-Goscha, il est difficile dopposer brutalement collaboratio-nistes et nationalistes, compte tenu de la fragilit des catgories historiques qui ne laissent en rien voir la complexit et la porosit des rapports coloniaux faits aussi dimbrications culturelles et leur influence sur une identit vietnamienne coince entre une civilisation patriotique et orgueilleuse et la tentation relle des ides occi-dentales (1995 : 414).

    conclusionSi Cung Gi Nguyn a pu jouer un rle de passeur cest quil choisit, sans rompre avec ses racines, de dpasser le conflit par le haut en sinspirant de valeurs universelles, en loccurrence, un christianisme nourri par le personnalisme et la philosophie de Berdiaef. Ce quil exprime en ces termes dans Volont dexistence : Lessentiel nest pas dans lordre social, mais la place et la dignit des hommes dans la communaut. (1954 : 25.) Cette phrase pourrait servir dexergue Le Boujoum. Face ladversit, la tyrannie ou la tentation du pouvoir qui saisit Amdo, le personnage principal, cest dans lacceptation dune certaine solitude, dans la qute de lamour et dans le ressourcement dans son monde intrieur que lhomme puise raison de vivre et desprer.

    Ce quil refuse, cest aussi bien la violence et la poursuite de la colonisation quun retour aux valeurs traditionnelles. En dautres termes, si on le situe dans les trois voies possibles du post colonialisme restauration, conciliation, rvolution , il nest ni du ct de la rvolution, ni du ct de la restauration, mais du ct de la conciliation, avec un double souci, ne pas revenir une socit prcoloniale essentialiste, ne pas reproduire lordre colonial. En dautres termes, pour pouvoir transmettre la parole, il la revendique :

    Vous hommes dExtrme Occident, vous avez commenc parler en arrivant chez nous, mais cette poque, nos lettrs fiers de leurs propres idoles staient tus. Puis vint

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    un moment o certains dentre nous se mirent parler en faisant, certes beaucoup de fautes, mais vous ne les avez pas couts parce que vous tiez distrait par vos propres songes. (Ibid. : 2)

    Notes1. Une premire version beaucoup moins dveloppe de cet article (Cung Gi Nguyn o

    lhomme de parole) a t publie sur le site de lAssociation des Amis de Dalat (AD@LY, http://www.adaly.net/), le 20 octobre 2007, loccasion dune journe de la francophonie.

    2. Allusion aux vnements de Yen Bay. Dans la nuit du 9 au 10 fvrier 1930, 5 officiers et sous officiers franais de la garnison de la forteresse sont excuts. Les insurgs, 200 tirailleurs annamites de la garnison, soutenus par une soixantaine de partisans venus de lextrieur semparent de la place. Dnoncs, de nombreux militants et leur chef, Nguyn Thai Hoc sont arrts. Ce dernier et 12 de ses camarades sont guillotins Yen Bay le 17 juin 1930 aux cris de Que vive le Vit Nam ! Que vive le Vit Nam ! (Brocheux & Hmery 2004 : 306)

    3. La pagination renvoie la premire dition de louvrage de Cung Giu Nguyn, Le Fils de la baleine (1956). Ds 1957, il est traduit en allemand : Der Sohn des Walfischs, bersetzung S. Stahlman, Verlag Helmut Kossodo, Genf und Frankfurt. En 1978, il est rdit au Canada, dans sa version franaise, par les ditions Antoine Naaman, Qubec. Enfin, en 1995, Le Fils de la baleine est traduit en vietnamien : K Tha t ca ng Nam Hi, Nh Xat Bn Vn Hc, H Ni.

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  • 141Cung Gi Nguyn ou lhomme des deux rives

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    Rsum : Disparu le 10 novembre 2008, la veille de ses cent ans, Cung Giu Nguyn tait le dernier survivant des quatre grands crivains de la littrature francophone du dbut du xxe sicle, avec Pierre nh, Phm Duy Khim et Phm Duy Khim, qui, en dpit de leur double culture, ont t, des degrs divers, plus des hybrides, des nomades littraires, que des passeurs. En revanche Cung Giu Nguyn a enrichit le dialogue culturel entre la France et le Vit Nam, non seulement dans le domaine littraire, mais encore dans le domaine conomique et social. Figure majeure du scoutisme vietnamien, inspir par le modle franais, il a cr et anim avec Raoul Serne, Les Cahiers de la jeunesse, revue dinspiration personnaliste, qui runit intellectuels vietnamiens francophones et Franais ouverts au dialogue.

    Cung Nguyen Giu or the Man of the Two Banks

    Abstract: Disappeared Nov. 10, 2008, on the eve of its centenary, Giu Cung Nguyen was the last survivor of the four major writers of the French literature of the early twentieth centuryPierre Do Dinh, Pham Duy Khiem and Pham Van Kywho despite their double culture, were, to varying degrees, most hybrids, literary nomads, than conveyors. However Giu Cung Nguyen has enriched the cultural dialogue between France and Vietnam not only in literature but also in the economic and social field. A major figure of the Vietnamese Scouting, inspired by the French model, he created and animated with Raoul Serne, Les Cahiers de la jeunesse, journal inspired by personalist philosophy, which brings together Vietnamese intellectuals francophone and French open to dialogue.

    Mots-cls : Cung Giu Nguyn, Vietnam, dialogue interculturel, littrature francophone, scoutisme vietnamien, Les Cahiers de la jeunesse.

    Keywords: Giu Cung Nguyen, Vietnam, intercultural Dialogue, Francophone Literature, Vietnamese Scouting, Les Cahiers de la jeunesse.