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1 Les sangs, Audrey Wilhelmy, roman québécois paru en 2013 Résumé 1 De son aïeul grand veneur, Féléor Barthélémy Rü ne reçoit pas seulement une immense fortune; il hérite également du désir de tuer et d’un goût pour la chair crue. Ces plaisirs, il les développe au contact des femmes qu’il croise et qui deviennent, pour certaines, ses épouses et victimes. Car ce n’est pas le daim ni le loup que chasse celui que, dans la Cité, on appelle bientôt l’Ogre, mais des femmes qui, pour étonnant que cela puisse paraître, vont à lui de leur plein gré. D’où viennent ces femmes ? Qui sont-elles et qu’est-ce qui les pousse vers Féléor Barthélémy Ru? Pourquoi se donnent-elles à lui et qu’ont-elles fait pour en être aimées, parfois tuées ? C’est ce qu’elles expliquent dans les carnets qu’elles laissent derrière elles et que Féléor assemble en un curieux livre – celui qu’on va lire – après le meurtre de sa dernière épouse. Mercredi, Constance, Abigaëlle, Frida, Phélie, Lottä, Marie : sept femmes, sept expériences du désir et de la mort, sept écritures qui disent la féminité, la haine de soi, le narcissisme, la soumission tantôt feinte, tantôt amusée. À la lecture des carnets, Féléor commente, rectifie, ajoute des détails ou des épisodes entiers, sans jamais justifier ses meurtres ni exprimer de regrets. Polyphonique et amoral, le roman d’Audrée Wilhelmy interroge les relations de pouvoir, l’établissement des fantasmes et l’assouvissement des envies. Intro - Iniminimagimo (série québécoise pour enfants ayant joué de 1987 et 1990 sur Radio-Canada avec notamment Joël Legendre) ; le conte Barbe bleue marque Audrée Wilhelmy Son projet : s’emparer d’un conte connu (crée ainsi tout de suite un lien avec le lecteur qui a des référents dans cet 1 Résumé tiré du site de l’éditeur Leméac : http://www.lemeac.com/catalogue/1006-les-sangs.html. Isabelle Tremblay

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Les sangs, Audrey Wilhelmy,roman québécois paru en 2013

Résumé 1

De son aïeul grand veneur, Féléor Barthélémy Rü ne reçoit pas seulement une immense fortune; il hérite également du désir de tuer et d’un goût pour la chair crue. Ces plaisirs, il les développe au contact des femmes qu’il croise et qui deviennent, pour certaines, ses épouses et victimes. Car ce n’est pas le daim ni le loup que chasse celui que, dans la Cité, on appelle bientôt l’Ogre, mais des femmes qui, pour étonnant que cela puisse paraître, vont à lui de leur plein gré. D’où viennent ces femmes ? Qui sont-elles et qu’est-ce qui les pousse vers Féléor Barthélémy Ru? Pourquoi se donnent-elles à lui et qu’ont-elles fait pour en être aimées, parfois tuées ? C’est ce qu’elles expliquent dans les carnets qu’elles laissent derrière elles et que Féléor assemble en un curieux livre – celui qu’on va lire – après le meurtre de sa dernière épouse. Mercredi, Constance, Abigaëlle, Frida, Phélie, Lottä, Marie : sept femmes, sept expériences du désir et de la mort, sept écritures qui disent la féminité, la haine de soi, le narcissisme, la soumission tantôt feinte, tantôt amusée. À la lecture des carnets, Féléor commente, rectifie, ajoute des détails ou des épisodes entiers, sans jamais justifier ses meurtres ni exprimer de regrets. Polyphonique et amoral, le roman d’Audrée Wilhelmy interroge les relations de pouvoir, l’établissement des fantasmes et l’assouvissement des envies.

Intro- Iniminimagimo (série québécoise pour enfants ayant joué de 1987 et 1990 sur Radio-Canada avec notamment Joël Legendre) ; le conte Barbe bleue marque Audrée Wilhelmy

Son projet : s’emparer d’un conte connu (crée ainsi tout de suite un lien avec le lecteur qui a des référents dans cet univers, univers qu’on s’amusera à perturber) et réhabiliter un méchant, questionner ses véritables motivations et revisiter les femmes pour ne pas en faire de bêtes victimes.

Réécriture (ou plutôt point de départ) du conte pour enfants Barbe bleue (Charles Perreault, 1697) : Résumé du conte 2 (conte moral visant à enseigner aux jeunes filles qu’il vaut mieux obéir à son époux…) : Il s'agit d'un roturier (un non-noble) très riche (p.122 du roman) dont la barbe est bleue, c'est pour ça qu'on le surnomme « la Barbe bleue ». Celle-ci le rend laid et terrible. Il dégoûte les femmes. De surcroît, il a déjà eu plusieurs épouses (4) et on ne sait pas ce qu'elles sont devenues. Il propose cependant à ses voisines de les épouser, mais aucune ne le souhaite. Finalement, l'une d'elles accepte, Isabelle, séduite par les richesses de la Barbe bleue.

1 Résumé tiré du site de l’éditeur Leméac : http://www.lemeac.com/catalogue/1006-les-sangs.html.2 https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Barbe_bleue

Isabelle Tremblay

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Un mois après les noces, Barbe bleue doit partir en voyage. Il confie à sa jeune femme un trousseau de clefs ouvrant toutes les portes du château (p.124 du roman), mais il y a une petite pièce où elle ne doit entrer sous aucun prétexte. Curieuse, elle pénètre cependant dans la pièce interdite et y découvre tous les corps des précédentes épouses, accrochés au mur. Effrayée, elle laisse tomber la clef, qui se tache de sang. Elle essaye d'effacer la tache, mais le sang ne disparaît pas car la clef est fée, c'est-à-dire magique.

Barbe bleue revient par surprise et découvre la trahison de sa femme. Furieux, il s'apprête à égorger cette épouse trop curieuse, comme les précédentes. Celle-ci attend la visite de ses deux frères et le supplie de lui laisser assez de temps pour prier. Le monstre lui donne un quart d'heure. Pendant ce temps, sa sœur Anne monte dans une tour d'où elle cherche à voir si leurs frères sont sur le chemin. La malheureuse demande à plusieurs reprises à sa sœur Anne si elle les voit venir, mais cette dernière répète qu'elle ne voit que le soleil qui poudroie, et l'herbe qui verdoie. Barbe bleue crie et s'apprête à l'exécuter avec un coutelas, la tenant par les cheveux. Les frères surgissent enfin et le tuent à coups d'épée. Elle hérite de toute la fortune de son époux, aide sa sœur à se marier et ses frères à avancer dans leurs carrières militaires. Elle épouse ensuite un honnête homme qui la rend enfin heureuse.

Or, en actualisant ce conte, on le transforme. On ne restera pas dans une dualité de bon/méchant, bien/mal, bourreau/victime, meurtre/punition, etc.

D’abord, ici, on donne la parole aux femmes mortes. L’Ogre qu’est Féléor et ses femmes ne sont pas dépeints comme le bourreau sanguinaire et ses victimes comme des pauvres créatures fragiles. On comprend au contraire que leurs relations n’est pas aussi simple et dualiste que dans l’histoire pour enfants. L’auteure commente d’ailleurs son projet et ses buts :

« Je cherche, avec mes projets d’écriture, à amener les contes et les mythes plus loin, à les mettre au service du romanesque pour en faire des textes problématiques, moralement ambigus. », mars 2014

« Pour moi, Barbe bleue est un point de départ. C’est un élément qui a marqué mon imaginaire d’enfant. Cette histoire remplie d’une violence inouïe était dérangeante, mais, en même temps, elle me captivait. Il y avait une forme d’“attirance-répulsion”. C’est ce qui m’a ramenée vers ce texte. »

« L’objectif était de permettre aux lecteurs d’avoir une lecture cérébrale de la chose, mais aussi une physique, et que ces deux lectures soient contradictoires. Je voulais leur transmettre ce sentiment d’“attirance-répulsion”, leur dévoiler cette part plus sombre que nous avons tous, les confronter à leurs propres pulsions et à leur propre fascination du sujet. »

"J'aime travailler avec des figures qui font partie de l'imaginaire du lecteur, ça permet de jouer avec son inconscient. Et puis, les contes sont des textes qui, sans être directement érotiques, le sont quand même beaucoup. Je voulais créer un effet sur le rationnel qui s'oppose au pulsionnel", avoue l'auteur.

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« Je voulais pousser plus loin l’idée de la non-victimisation de la femme. Il était important pour moi de mettre en scène des personnages qui choisissent la situation dans laquelle ils se trouvent et de confronter le lecteur à une réalité qui n’est pas celle que l’on entend traditionnellement. À mes yeux, les personnages féminins ont pratiquement un contrôle total, parce que Féléor respecte toujours leur volonté. Ce renversement m’intéressait. »

"Etre intrigué, fasciné par la violence, ça fait partie de l'humain. Si l'histoire s'était déroulée dans un univers très réaliste, ça aurait été plus difficile à recevoir, je n'aurais pas pu en parler avec le même détachement."

Justement, en relisant le récit, on constate que ce sont les femmes qui conduisent à la naissance de l’Ogre et qu’elles choisissent elles-mêmes leur destin, leur mort et la sexualité teintée de violence avec Féléor. Au final, les femmes sont beaucoup plus excessives et moralement instables que l’Ogre! Et lui, il finit par se construire selon le regard qu’elles posent tour à tour sur lui, ainsi que selon la réputation incroyable qui le suit partout peu à peu dans la cité… Il se laisse porter au fond! Moins morbide que dans le conte original : Féléor ne collectionne pas les corps, mais leurs écrits et leurs objets personnels pour en faire des chambres-musées.

Un conte version postmoderne : Du conte traditionnel (un héros et ses femmes; temps et lieux flous; épreuves traversées par le héros – il est éprouvé au fond par chacune de ses femmes, chacune lui propose une sorte d’épreuve; permet aussi de ne pas aborder la question policière et réelle des meurtres : l’enjeu n’est pas de savoir si Féléor sera puni et arrêté, il s’agit seulement de savoir s’il va tuer, s’il va arriver à son but et ce que les femmes vont suggérer et proposer à ce sujet)

Mélangé à du conte postmoderne (pas de dualisme, mais des ambiguïtés et des zones d’ombre; fin ouverte; pas de morale; pas de héros et de victimes; aucune peur d’aborder les tabous et les transgressions, on plonge dans les zones sombres de l’humain, etc.)

Lieux : on parle de Pourvoirie (p.11), de château et manoir (p.12, 57), la Cité (p.14, et sa gare, 55-56), l’Académie de danse, 53, Quartier gris de la Cité et ses rues imaginaires (69); lieux flous de l’univers du conte. Permet de ne pas viser le réalisme et de déployer des personnages sans limites et sans tabous.

Temps : flou également, on parle de l’année du Japon à un moment, mais ça ne désigne rien de concret et précis non plus (56), les religieuses enseignent à l’Académie (58); avocats et compagnies ferroviaires (47).Temps du conte; indices flous non fortuits, on ne peut pas vraiment se situer dans le lieu et dans le temps, permet le non-réalisme; on peut se concentrer sur les faits et gestes et la psychologie des personnages.

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Structure du récit = sept parties identiques; 1. description de la femme par Féléor (des détails liés au charnel, convocation des

sens à chaque fois)2. journal de la femme (parfois plutôt des lettres ou des petits bouts de papier;

destinataires variables)3. retour par Féléor, anecdotes et souvenirs

Que permet une telle construction? (la répétition pour mieux savourer les variantes; le discours sur l’écriture; les motivations des femmes nourries par le journal des prédécesseures; évolution de l’intrigue sans utilisation de narration omnisciente; mosaïque des pensées des femmes sur Féléor; marque l’importance de Féléor qui finit par être le grand organisateur)

Structure du récit (accumulation de journaux), selon l’auteure : « Pour interroger la culpabilité de Féléor, il fallait non seulement que les femmes se soumettent, consentantes, à son désir de les tuer, mais il fallait qu'elles énoncent ce consentement, qu'elles reconnaissent la transgression jusque dans leurs mots. Je ne voulais pas faire des personnages fous, je souhaitais au contraire présenter des femmes fortes. Une narration traditionnelle n'aurait pas permis le détachement nécessaire à cet objectif. Enfin, l'accumulation de journaux était aussi une stratégie littéraire pour que le texte progresse sans l'intervention d'un narrateur. La succession de tous ces écrits m'a permis de faire en sorte que les femmes se lisent les unes les autres, et que les survivantes reprennent le fil de l'histoire là où les disparues l'ont laissée. »

Évolution de Féléor : de jeune homme ordinaire à Ogre sanguinaire en passant par le sensible et dévoué époux…On revisite chaque récit de femme pour montrer son évolution; nom symbolique des femmes à questionner.

Pourquoi les femmes se jettent à ses pieds?

Est-il toujours celui qui domine ses relations?

Que va-t-il chercher chez chacune d’elle? (Pas la richesse ni la condition sociale, car aucune n’est riche ou n’a de rang social particulier; pas le physique non plus, car il semble tout aimer : des jeunes, des vieilles, des athlétiques, des minces, des obèses, des communes, des très belles, des estropiées, des ordinaires…)Il leur permet de se révéler à elles-mêmes, d’assouvir avec lui leurs propres fantasmes (mythe de l’homme riche et beau qui leur permet tout).

Quoi alors? Des relations particulières, des psychologies intéressantes, des jeux pervers, des fantasmes à assouvir

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1. Mercredi Fugère : meurt un mercredi dans son journal; mercredi vient de mercure, le Dieu messager, celui qui annonce, le patron du journalisme aussi (Mercure de France); mercure = la première planète à côté du soleil et la moins massive. 7 = un cycle complet, 7 jours de la semaine, 7 planètes mythiques, 7 couleurs de l’arc-en-ciel; Mercredi ouvre bien le toutMercredi Fugère : celle qui construit l’Ogre ou quand la fiction rejoint la réalitéDescription première (p.9) : impressions seulement (rien sur le toucher, l’odeur; tout est visuel; normal car Féléor n’a jamais rien fait de sexuellement concret avec elle); sa description de ses chevilles et de ses vêtements soulignent tout de même l’attention du détail de Féléor et fait comprendre qu’il l’a beaucoup observée, image obsédante pour lui.

Journal de Mercredi: on apprend après coup que tout n’a été que fabulation par Mercredi, 17 ans, jamais elle n’a côtoyé de très près Féléor et sa mère (elle n’était seulement que la fille du précepteur de Féléor qu’on tenait à distance; elle volait les dessous et ne côtoyait que les « petits » du coin). Le journal ne semble s’adresser d’abord qu’à elle-même, sauf qu’on comprend qu’elle le laisse traîner volontairement pour que Féléor le trouve et le lise… Donc écrit aussi dans le but de troubler Féléor et de lui plaire (p.28), écriture comme premier objet de désir (Mercredi elle-même subit le même attrait pour les écrits de Sade)Tout de même, à travers les lignes de ce véritable journal, on comprend les désirs de Mercredi, la première à avoir été vraiment attirée par Féléor. Elle en fait un portrait plus que flatteur : elle le place comme différent des autres : mange mieux, servi par une jeune fille gracile contrairement à ses frères, assis à part, délicat de manières, jolies lèvres, riche, propre et toujours impeccable, habile, bon escrimeur, adroit, musclé, fait bien l’amour, etc. Sens de la vue fortement évoqué partout (beaucoup de regards, d’observations physiques; la mère de Féléor aime aussi s’exhiber en petite tenue, se décoiffer, être près de son naturel, p.14). Dans la boucherie, distance et différence marquées entre les deux : Féléor attire Mercredi par son immobilité et sa dignité, sa blancheur et sa propreté; elle, elle se sent vivante quand elle se sent regardée par lui, elle est sauvage, pleine de sang, plongée à fond dans la fange et le sale, attirée par la mort, les cris des animaux qui saignent et qu’on égorge, fascination pour le sang, déjà (p.16-18). Beauté dans le mal.Mercredi rêve qu’elle mange comme des ogres de la chair fraiche; symbole qu’elle ne désire pas être une victime, prend les devants, une meneuse (p.18-19). Dans son journal, c’est elle qui prend les devants des ébats sexuels, c’est elle qui propose de se faire étrangler.Beaucoup d’images pour rapprocher la beauté au mal, à des images peu convenues (Mercredi belle dans le sang, 17-18; Mercredi et Mme Ru belles déshabillées et les doigts poisseux de framboises, 20; Féléor beau dans la boue et la saleté, 20; Féléor mord sa peau et elle aime ça, 22; Mercredi belle dans la saleté des insectes écrasés sur ses doigts, 22; et surtout, la jouissance ultime de mourir en faisant l’amour; 22-23; beauté d’être étranglée par l’homme aimé, 23, seule mort souhaitée) Désir comparé à celui des animaux (19, 20, 21), plaisir dans la violence (attachée, 22, torturée par le rire, 21-22, plaisir d’être mordue, 22; Féléor mène le jeu, déjà décrit comme celui qui domine; accepte la volonté ultime de Mercredi – tuer dans une ultime jouissance).Mourra symboliquement un mercredi dans son journal (23)

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Retour de Féléor sur Mercredi : selon la « vérité » de Féléor, leur véritable lien est que Mercredi était vraiment la fille de son précepteur. Tout le reste est faux (aucun lien véritable avec sa mère, aucun rapprochement physique entre les deux). À 15 ans, même s’il était attiré par elle et qu’il lisait son journal en cachette, il était un jeune homme très ordinaire. En fait, à cet âge, il était intimidé par Mercredi, pensant qu’elle était comme dans son journal, libre et sensuelle (26). Il savait qu’elle mentait, mais sentait que sa nature et ses désirs étaient vrais.Avec elle, il comprend ce qu’il veut être. D’abord, ne résiste pas à l’embrasser alors qu’elle est défigurée, en témoigne cet extrait où il aime le goût du sang et le bizarre: « Je m’agenouillai près de son visage écharpé, silencieux, captivé par sa bouche à moitié déchiquetée où l’on voyait les chairs, puis, sans penser à plus, je posai mes lèvres contre ce qui restait des siennes et l’embrassai longuement. Je goûtai son sang, je sentis la chaleur fiévreuse de son souffle, elle se mit à tousser violemment, crachant des caillots rouges et des petits os blanchâtres que je pris pour des dents » avant de s’évanouir à ses côtés. (27) Donc déjà un attrait pour le bizarre, le déformé, la chair sanglante… L’Ogre aime déjà gouter le sang…Mais surtout, il désire devenir le personnage de fiction imaginé par Mercredi. Il sera tel qu’elle l’a décrit : « Je n’étais encore qu’un enfant, assez peu dégourdi, mais à travers ses mots, j’apparaissais droit et supérieur : j’eus envie d’être cet homme qu’elle avait imaginé. Elle posait un regard de femme comme aucune autre ne le faisait encore, j’adorais sa façon de me raconter en ogre raffiné » p.28.Ce qui est le plus monstrueux chez Féléor au fond, c’est le fait que Mercredi est morte près de lui, agonisant près de son indifférence pendant trois semaines. Il s’intéressait déjà davantage à la Mercredi de papier qu’à la vraie… (29).

Symbolique : on dirait que Féléor est un personnage de conte et que la vraie vie l’intéresse moins que ses fictions, ses journaux conservés et les objets collectionnés… D’ailleurs, aimera davantage ses femmes mortes que lorsqu’elles étaient en vie…

Donc, déjà un étrange récit : la vraie Mercredi s’invente une relation ardente avec un Féléor de fiction; puis le vrai Féléor désire plonger dans sa vraie vie dans cette fiction, fera tout pour être pour vrai comme ce personnage délicat d’ogre…

Mercredi = sensuelle, libre et romanesqueÉveil de la sensualité chez Féléor et de ses goûts pour le sang et la violence.

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2. Constance Bloom : porte bien son nom (constance dans sa vie, ses expériences, n’arrêtera jamais ses recherches scientifiques); variété de pomme provenant des États-Unis (pomme, fruit symbolique associé à la connaissance, à la science, à la liberté et même à la magie et à la révélation)Constance Bloom : la femme d’expérience qui éduque l’OgreDescription première (p.31) : image de la blancheur, peu blanche, sarrau blanc (elle qui faisait toujours des expériences); description du sexe et de la peau à l’aide de l’odeur et du goût (on comprend que cette fois, l’amant a goûté à la femme; description amenant donc tous les sens), courbes voluptueuses et plantureuses, une vraie femme mature, plus vieille que Féléor d’ailleurs (71)

Journal de Constance : intègre des dessins de plante, vraisemblablement réalisés par Constance qui était herboriste/botaniste et testait les pouvoirs des plantes pour s’en faire des drogues.Adresse ses (3) lettres à son défunt mari, un général beaucoup plus vieux qu’elle a aimé pendant sa jeunesse. Selon Féléor, Constance ne l’a jamais désiré, elle a seulement désiré la science et le Général (66).

1ère lettre : compare ses deux maris. Elle, femme de 35 ans, mature, était la petite jeune de son premier époux qui lui a tout montré. Elle le décrit comme l’homme d’expérience qui savait quoi faire de son corps et lui donner tous les plaisirs. Féléor, alors âgé de 23 ans, est alors décrit comme inexpérimenté, froid, maladroit. Constance se sent comme une mère avec lui qui doit faire son instruction. C’est la meneuse et celle qui domine, alors qu’elle aimait être dominée par son premier mari. Féléor se soumet à toutes ses expériences; pendant qu’elle se drogue, il doit la prendre selon ses instructions et tout lui rapporter ensuite. Constance ne semble pas y prendre ni plaisir, ni joie; elle aime et s’ennuie du défunt, souhaite qu’il la visite en rêve. Féléor ne semble pas encore l’ogre souhaité. Constance est la femme des plaisirs artificiels (sexe, drogues, ivresse).

2 e lettre : les choses ont changé, deux ou trois ans se sont écoulées depuis l’autre lettre et les rôles se sont inversés : Féléor est devenu l’amant espéré et il surpasse même Constance dans sa domination. On comprend qu’ils ont atteint là un bel équilibre : sous l’effet des drogues dont elle commence toutefois à être dépendante, les deux époux se livrent alors dans des ébats bestiaux, violents, où la lutte et la domination amènent la jouissance ; plaisir de l’instinct, oubli du psychologique, lutte des frontières entre le conscient et l’inconscient. L’ancien époux est encore là – revient en visions cauchemardesques pour faire peur – mais a été dépassé par l’ogre Féléor.

3 e lettre : fin de Constance, 40 ans, qui a atteint la déchéance à force de se droguer et de s’injecter toutes sortes de produits dangereux, l’équilibre est rompu et l’ordre est renversé. Devenue hystérique, presque chauve, tremblante, fatiguée, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Continue les ébats avec Féléor, a même trouvé la substance ultime qui décuple son plaisir, mais qui la détruit à la fois. Sent la fin proche. Le général ne lui rappelle plus de bons souvenirs, mais sa mort et sa laideur dans cette mort, son propre destin qui approche. Elle sous-entend d’ailleurs qu’elle mourra bientôt d’une overdose tout en faisant l’amour avec Féléor…Avec « constance », elle aura cherché toute sa vie les plaisirs, les mélanges drogues/sexe, oubli de soi/plaisir orgasmique violent, etc.

Isabelle Tremblay

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Retour de Féléor sur Constance : on comprend avec le témoignage de Féléor l’évolution dans les lettres : au début de leur mariage, Féléor jouait à l’écolier avec sa femme, veuve de son capitaine. Il se soumettait à tous ses caprices (expérimentations, noirceur, instructions suivies à la lettre puis notées ensuite) avant de se rendre compte qu’il n’en éprouvait aucun plaisir et que sous l’effet des drogues, elle ne sentait rien de toute façon. Il a donc fini par se rebeller (d’abord en faisant de la lumière, en ne faisant plus ce qu’elle demandait, en mentant sur les effets, etc.), ne la touchant plus pendant un moment, puis il finit par découvrir qu’il aimait des choses d’elle hors du commun : ses petites chevilles, ses odeurs de sueur (aisselles, entre les seins, entre les orteils, etc.) et surtout, qu’il n’avait du plaisir que dans l’idée de la prendre pour SON seul plaisir, plus celui imposé par l’autre. Féléor n’est donc pas encore l’ogre ou le monstre : avec sa « première véritable » femme, il a appris à se soumettre, puis à dominer; il a aussi compris la mécanique du corps de la femme et de ses plaisirs. Il a appris à écouter ses propres désirs. Il ne semble pas avoir tué Constance proprement dit, mais l’a tout de même laissée aller dans sa déchéance, la fatigant aussi à l’extrême et la laissant terminer ses jours dans une overdose finale de drogue et de jouissance (p.43)…

Constance = une scientifique attirée par l’inconscient, les plaisirs artificiels et les jeux de domination

3. Abigaëlle Fay : prénom qui vient de l’hébreu et veut dire « source de joie »; son nom de famille est l’homonyme de fée, sa grâce et ses mouvements gracieux étant presque surnaturels, magiques.Abigaëlle Fay : celle qui révèle vraiment l’ogre, qui donne la première vraiment clairement sa vie/mort en cadeauDescription première (p.51) : image du corps recouvert par les étoffes; un corps menu et délicat (seins minuscules, petites mains, petit sexe) en maîtrise dans ses gestes lents et souples.

Journal d’Abigaëlle : journal écrit sur quelques jours, sans manquer une journée – signe déjà de la volonté et de la discipline de la diariste. Femme de danse et de mouvement, Abi a de la difficulté à trouver les mots (57), qu’elle écrit dans son journal, une partie du cadeau commandé par Féléor avant sa mort. Il veut qu’elle écrive sa vie, son parcours, ses désirs, sa mort : « Même en mots, j’arrive seulement à montrer les choses. Ça me fâche, je voudrais que mon journal explique comment la décision de mourir pour le plaisir d’un homme vient de loin, comment elle vient d’avant cet homme-là et même avant les autres. C’est important, le fait que ce soit la seule fin qui puisse arriver », p.58.Son journal, qui selon Féléor ressemble davantage à des mémoires – elle revient sur sa vie plutôt que sur le contenu de ses jours – finit par s’adresser à sa prochaine femme, car tous les deux savent que la fin d’Abi approche, elle la souhaite sans faillir et il lui accordera ce souhait, ils en parlent même plutôt nonchalamment. (64)Abi est une danseuse de ballet depuis toujours. Pauvre, sa grand-mère l’a amenée dans une académie de ballet à cinq ans d’où elle n’est jamais ressortie. Toute jeune, elle a compris qu’elle serait différente des autres, la meilleure danseuse, si elle réussissait à détacher la douleur de son corps (en dansant devant son reflet beau et immobile, elle se projetait dedans en oubliant son corps réel et ses douleurs), ce qu’elle a réussi à faire et lui permettait de faire l’impossible sur scène en souriant. (« La vision du corps comme quelque chose d’extérieur à moi », 55).

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Étrange femme qui a été marquée par son arrivée dans la grande ville, sa gare, ses gens pressés, son état de petite fille minuscule qui se fait avaler par la ville, qui est contente d’en faire partie et qui la voudrait pour elle seule, chose impossible. Sauf que Féléor lui a donné cet impossible en la mariant et l’amenant dans son château (l’opposé des seuls greniers et lits sales qu’elle a connus). Cette émotion de recevoir l’impossible et vaste, elle voudrait le donner en retour à l’homme qu’elle aime, Féléor. Le seul moyen trouvé : lui donner sa vie, donc le contrôle sur sa mort, comme un domaine vaste, impossible et infini, jamais parcouru avant.À force de se regarder, Abi finit par se trouver belle et finit par jouir de son propre reflet en imaginant le plaisir d’un homme en train de la regarder pendant qu’elle a mal sans que lui-même n’ait mal; elle finit par associer jouissance et douleur. Sa première relation sexuelle, car douloureuse, l’a donc fait jouir (59), pas les suivantes qui donnent un peu de plaisir mais pas de véritable douleur, donc de véritable jouissance (60).La rencontre avec Féléor est celle qu’elle attendait. C’est l’unique, le vrai, celui qui réussit à la posséder complètement. Riche, il quitte tout pour la suivre plusieurs mois dès leur première rencontre et apprennent des jeux sexuels violents, cruels, faits de domination, de passion, de retenue, d’abstinence, de blessures physiques, de douleur, apprenant l’un et l’autre à se faire jouir dans les limites supportables physiquement, un genre de ballet sans cesse renouvelé et chorégraphié (60-62). Abi a un désir plus grand que nature pour lui, il l’amène dans des lieux de douleurs insoupçonnés qu’elle aime, allant même près de l’étranglement (63).Après une blessure bête en déplaçant une valise, elle doit renoncer à la danse et part vivre avec Féléor dans son immense manoir, deux fois grand comme l’Académie. Elle apprend la richesse, mais pas à être bourgeoise, c’est cette nature et leurs jeux de corps qui continuent de les unir ensemble (64).Abi sait qu’elle n’aura jamais l’air d’une bourgeoise digne ou d’une femme riche, ou d’une femme bien. Elle se sent inférieure aux nobles (65). Or, son orgueil qui la pousse à se différencier des autres, c’est ce qui la pousse à donner sa vie à Féléor, pour être l’unique : « Mais après qu’il m’aura tuée, aucune femme, ni riche, ni pauvre, ni belle, ni parfaite, ne pourra se mesurer à moi. Même pas vous à qui j’écris. Je serai la seule à occuper ses rêves. Personne n’y arrivera comme moi » (65). Elle en est arrivée là après que Féléor lui ait confié qu’il avait aimé voir Constance mourir, il lui avoue que si elle, Abi, lui procure la première le véritable plaisir de le désirer lui, la mort de l’autre lui a plu encore plus. Elle veut donc surpasser Constance en mourant pour lui et devenir son plus vif souvenir (66-67). Elle dit clairement que son corps lui appartient (66).Elle réalisera ainsi le désir de Mercredi dans son journal…

Retour de Féléor sur Abigaëlle : Féléor ne raconte que leur première rencontre, marquante de tout le reste de leur relation, une belle mise en abyme de leur vie. Un soir de hasard, il se retrouve assis près des musiciens du ballet qu’interprète Abi. D’abord ennuyé, il finit par être séduit par les pieds et les chevilles de la danseuse, sa danse, son rythme, il désire rencontrer celle qui va avec ces pieds et ces pas de danse. Dans sa loge, il se glisse et assiste à l’enlèvement de ses chaussons immaculés et parfaits qui révèlent des pieds totalement estropiés, meurtris et purulents. Il les lèche, lui procurant des orgasmes en croquant ses blessures, tombe amoureux d’elle instantanément à cause de ses pieds. Ils ne se quitteront plus, jusqu’à ce qu’elle se donne à lui. Déjà, leur union est marquée par la douleur physique, les limites du corps et ses marques sur lui, l’attirance/répulsion, etc. Il accepte son cadeau et son journal, ce sera son premier véritable meurtre.

Isabelle Tremblay

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Abigaëlle = une femme contrôlée, orgueilleuse et disciplinée qui finit par se donner entièrement

4. Frida-Oum Malinovski : (titre d’une chanson d’Anne Cordy intitulée « Frida-Oum-papa » qui met en scène une grosse fille allemande joyeuse et aux gros bras se bourrant de bière à l’ivresse et de saucisses; nom de famille russe comptant malin)Frida-Oum Malinovski : celle qui s’est abandonnée à FéléorDescription première (p.75) : image du corps peu flatteur. On décrit une femme qui a sûrement déjà été belle (beaux cheveux longs blonds, courbes plantureuses, expertise sensuelle, traits du visage délicats), mais que l’âge a rattrapé (taille grasse, vêtements longs qui recouvrent le corps, buste vieilli, traces visibles des grossesses, chairs flasques, seins qui doivent être corsetés, visage trahi par l’âge et les traitements).

Journal de Frida-Oum : en une seule et longue entrée, Frida, après sept ans de mariage, s’adresse à Féléor pour rapporter le récit qu’il lui a demandé. Elle parle de sa vieillesse, de sa paresse qui l’a fait se vautrer des semaines durant par terre comme une grosse vache, une loque dont on ne sait que faire. Elle se dégoûte elle-même et semble attendre sa mort. Son seul souhait serait de se faire sortir de cette langueur par la violence, la rage et le sexe de son mari, mais il demeure absent. Il ne la visite que quand ses crises sont un peu passées, après que les bonnes l’aient remise dans un état un peu présentable.Elle avoue son incompréhension face au choix de Féléor. Il l’a mariée elle, une grosse veuve ni riche ni belle, avec encore des enfants à sa charge. En fait, elle, elle souffre de l’aimer et de se vautrer dans son indifférence, sans être capable de le quitter, trop lâche pour partir ou même pour dépenser sa fortune. Elle souffre terriblement d’avoir cru à travers son regard qu’elle pouvait plaire à nouveau. Il se l’est attachée (s’est occupé de liquider ses avoirs, de placer ses enfants) en lui offrant l’oisiveté, mais elle en est devenue paresseuse et complètement dépendante, ne cherchant plus à faire quoi que ce soit pour changer sa situation, celle de l’éternelle attente.Ses dernières forces, elle les prend pour écrire son journal, maintenant qu’il ne lui demande plus de le faire. Elle y avoue sa haine de son corps (sauf de ses seins qui étaient si beaux et qui ont su lui donner tant de plaisirs lors de l’allaitement de ses deux fils) et sa paresse naturelle qu’il lui a fait révéler, puis elle raconte à quel point le journal d’Abi, reçu depuis peu, a achevé de la faire lutter encore dans sa fragile dignité. Elle a compris l’improbable différence entre elles, à quel point ses autres femmes lui ont donné des plaisirs différents et plus puissants que les siens, mais aussi que le souvenir des femmes mortes ne pourrait jamais être déclassé par un amour vivant et actuel. Elle s’abandonne donc à son sort, déjà apathique et presque morte, toujours endormie… Elle souhaite sa délivrance, elle, la morte-vivante…

Retour de Féléor sur Frida : Féléor commence désormais à conserver comme dans un musée plusieurs souvenirs ayant appartenu à ses femmes. Il entre dans la pièce réservée pour chacune pour revivre des moments forts passés avec elles. Dans le cas de Frida, on comprend qu’il l’a choisie comme opposition totale à Abi (elle, menue, musclée et rigide, avec une force de caractère incroyable et en contrôle ; l’autre, grosse, paresseuse, lascive, hystérique, émotives et dépendante, complètement amoureuse de lui) et qu’il aimait sa façon de s’abandonner toute à lui, même dans tout son être répugnant :

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« Frida était entrée dans la salle à manger et, en s’appuyant sur la table, m’avait présenté son prodigieux postérieur, attendant que je lui rende hommage. Cette croupe épaisse, flasque, blanche, livrée à moi avec l’humilité qu’une belle femme n’aura jamais, m’avait fait durcir d’un coup, et, dans la penderie, je me souviens du bonheur que j’avais eu à la posséder ainsi, sachant que, dans les pièces avoisinantes, des domestiques collaient leur œil à la serrure et s’étonnaient du plaisir que ce corps adipeux me procurait » (90). Il aimait aussi voir ses changements corporels quand il enfermait ses graisses dans des corsets pour les libérer ensuite, comme deux femmes différentes à posséder, de là leur dernière union où après l’avoir empiffrée de gâteaux, elle est morte étouffée sans doute pendant qu’il lui faisait l’amour, enfermée comme elle l’était dans un corset trop serré. Elle enviait Abi d’avoir été tuée de ses mains et elle désirait être délivrée, c’est ce qu’il a fait…

Frida = une femme qui s’abandonne, « moulable », hystérique, molle et dépendante

5. Phélie Léanore : (rappelle Ophélie, un personnage tiré du Hamlet de Shakespeare et d’un poème de Rimbaud, un fantôme, une morte-vivante. Mythe d’Ophélie : elle est toujours représentée au clair de Lune, avec des fleurs, sa chevelure et sa robe étalées autour d'elle, flottant sur l'onde, paisible, semblant plus endormie que morte.) Phélie porte d’ailleurs sa mort partout, ne vit finalement que dans l’attente de choisir le bon moment pour s’en aller.Phélie Léanore: celle qui va vers l’ogre, assoit une fois pour toutes sa réputation dans la citéDescription première (p.95) : image d’un corps naturellement athlétique dégageant beaucoup de force et d’énergie (buste masculin, épaules larges, corps athlétique, cuisses, ventre et fesses fermes), mais en même temps ingénue et cérébrale.

Journal de Phélie : pas du tout quelqu’un de porté vers l’écriture, le jeu, l’imaginaire; une jeune femme cérébrale qui cherche les mécanismes et leur fonctionnement, qui veut comprendre rationnellement. Elle rationalise tout et ne semble pas plus émue de parler de l’argent de Féléor, de la guerre, de ses meurtres précédents ou de la façon dont elle va se laisser tuer par lui. Elle n’aime pas écrire, elle le fait seulement pour contenter Féléor, même si elle triche un peu : elle n’écrit pas vraiment sa vie, seulement quelques pensées qu’il ne découvrira qu’après sa mort.Elle a séduit Féléor en allant au-devant de ses désirs, en lui disant qu’un jour elle se laisserait tuer par lui, à la seule condition que ce soit elle qui déciderait du moment. Féléor l’a mariée peu de temps après avoir accepté, et il doit donc attendre le moment. Cela donne du pouvoir et du contrôle à Phélie, elle adore ça, même si c’est lui qui la domine et qui la violente au lit en faisant semblant de l’étrangler constamment.

Retour de Féléor sur Phélie : S’il a choisi Phélie, en plus du fait qu’elle s’était donnée à lui pour qu’il la tue, c’est pour « ses prédispositions érotiques claires et assumées. Elle énonçait ses désirs précisément, sans pudeur ni complaisance » (104), ce qui est très loin de l’attitude de Frida. Patient, il attendait depuis six ans le moment attendu de la tuer et il réussit à réaliser avec sa mort un fantasme présent depuis l’enfance, Phélie ayant imaginé mourir suite à une chasse urbaine.

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Comme Féléor ne voulait pas seulement la pourchasser dans les ruelles et qu’il rêvait à l’époque de ses ancêtres grands chasseurs, l’idée lui vint, au fil des mois, de dresser des chiens pour une chasse à courre (à l’origine, on poursuit une bête traquée avec une meute de chiens, la bête ici sera Phélie, 104). Ayant dressé des chiens dans cette intention, il laisse Phélie prendre de l’avance dans les ruelles et la poursuit à son tour, haletant pendant des heures devant des ruelles et des portes de cafés. Il finit par l’attraper au détour d’une ruelle en pleine nuit et avec l’aide des chiens, il la couche blessée et saignante dans la neige. Ses instincts d’ogre et de bête étant alors à leur plus fort, il lèche avidement ses plaies, la mord, lui fait l’amour juste avant de trancher sa jugulaire pour de bon. Le sang et la cyprine se mélangent dans la neige, mais la dernière phrase de Phélie restera « ça reste du théâtre », comme si elle voulait dire par là que ce n’était pas tout à fait un meurtre, car elle était plus que consentante…

Phélie = rationnelle, cérébrale et assumée

6. Lotta Istvan : évoque le nom d’un poisson – lotte – et sa finale tragique, elle se noie; ou loutre comme la surnomme son père.Lotta Istvan: la princesse qui aime l’Ogre et son conteDescription première (p.111) : image d’un corps très jeune (pieds d’enfant dans des escarpins de grande dame); grande beauté rousse et diaphane habile dans ses arrangements (cheveux longs, jolis accessoires et maquillage); on devine le grand désir qu’elle inspire, l’acte sexuel souvent consommé pendant la description.

Journal de Lotta : dès ses quinze ans, quelques années après la mort de sa mère, Lotta tient son journal (pour elle-même, vraisemblablement, le nourrissant sans cesse de bouts de contes) et tient compte des faits importants arrivés dans l’année, tous liés à la prédiction ultime de sa mère alors folle et démente qui tenait la carte du tarot (celle du diable), en disant que sa beauté serait la perte des hommes. Lotta sait que sa mère et sa grand-mère, toutes mortes pourtant dans le même état de démence, prédisaient à la suivante ce qu’il adviendrait de son destin; Lotta porte en elle son propre sort révélé par sa mère, mais elle est partagée entre le fait d’y croire et de plonger là-dedans et celui de s’en détacher et de na pas y porter attention (« la prophétie de ma mère est mon seul héritage, je la porte en moi comme un mensonge qui m’effraie et qui m’attire par-dessus tout », 114). Depuis, chaque année à sa fête, Lotta pige une carte pour savoir ce que lui donnera son année. Pour ses 15 ans, la Force s’est révélée à elle et à travers la description de cette image (qui se veut une mise en abyme du récit), on comprend que Lotta (la dame blonde pure et bien vêtue qui tient un lion à distance tout en plongeant ses mains dans sa bouche sans être blessée) se trouvera un jour sur le chemin de Féléor sans en être blessée. À 16 ans, le Chariot est venu lui prédire de la richesse (un jeune homme a conquis la ville et possède tout l’or, comme Féléor, 119).Lotta (qui évoque le nom d’un poisson et sa finale tragique; ou loutre comme la surnomme son père, 125) trouve drôle que son père ait dessiné un édifice en forme de bateau pour sa mère (autre lien avec sa fille, 119).

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Pour ses 17 ans, elle a pigé la Lune; elle se voit en elle et pense que les deux chiens qui hurlent pour elle sont son père et son futur amoureux qui se battront pour elle. Elle sait bien que le vainqueur ne sera pas son père, même si elle peut sentir son désir d’homme à son endroit (référence directe au conte de Peau d’âne). Elle vient de rencontrer Féléor, alors marié et du même âge que son père. Elle sait qu’elle lui plait et fera tout pour le séduire un jour, lui qu’elle surnomme Léo et qu’elle imagine comme un personnage de conte. À 18 ans, elle pige la carte du Monde, avec une femme très belle, très sexuée et séductrice; elle s’y projette, elle veut être la femme autour de laquelle graviteront les hommes.À 19 ans, Lotta sait que Féléor est libre, sa dernière femme est morte. Elle le veut, elle s’apaise près de lui, elle est attirée par toutes les rumeurs, sa violence, sa richesse, le danger et surtout sa liberté (124). C’est un Ogre et une légende et elle, la princesse, veut s’y couler.À 19 ans, elle a pigé la Maison-Dieu où on voit un dragon voler dans les airs, alors que deux hommes s’écrasent près de la tour. Elle devine que l’un deux est son père (qui sera anéanti par son mariage), mais ne veut pas que Féléor soit l’autre. De fait, quelques mois plus tard, à l’annonce de ses fiançailles, son père s’est noyé en se jetant à l’eau, ne pouvant survivre à la nouvelle, sachant comment se terminent les histoires de Féléor. Mariée à 20 ans avec Léo, Lotta est heureuse avec lui (sent de plus en plus des poussées de fièvre monter en elle, cette chaleur attirant Léo qui adore alors faire l’amour avec son petit con brûlant). La carte de cette année-là est l’Arcane sans nom, où on voit un squelette et sa faux marcher sur des cadavres; c’est-ce qui reste de la famille de Lotta, de son père qu’elle a tué au fond en épousant Féléor. À 21 ans, elle pige la Tempérance, une femme qui semble se méfier de ce qu’il y a autour d’elle, comme si la folie rôdait désormais autour de Lotta et se nourrit de sa beauté pour grandir.Finalement, sa dernière carte, pigée à 22 ans, est celle de l’Impératrice, une femme vieillie et sage qui semble régner doucement sur tout. C’est elle qui attend désormais la mort, qui sait que le même destin que sa mère et des autres femmes de l’ogre l’attend : elle mourra jeune, encore belle, de folie et d’amour pour l’Ogre. Mourir pour lui serait d’ailleurs la plus belle fin (p.128-129).

Retour de Féléor sur Lotta : Féléor, désormais l’Ogre reconnu comme tel dans sa méchanceté, sa cruauté et sa monstruosité, était comblé aux bras de la jolie Lotta, princesse mythologique qui tenait de l’ange et qui ne se donnait qu’à lui. Ils devinrent admirés, fascinant tout le monde de leur aura magnifique et horrible à la fois (p.131). En plus, il semblait vraiment avoir désiré puis aimer Lotta, adorant la prendre alors qu’elle était brûlante et se débattait entre ses bras avant d’abandonner sa chaleur (134).L’Impensable s’est déroulé un soir de fête de Féléor; il l’a amenée manger au restaurant et pendant le repas, Lotta s’est mise à s’animer, fiévreuse, et à lui demander de la prendre comme ses autres femmes et de la tuer pendant l’amour, elle qui ne voulait pas mourir folle comme sa mère et sa grand-mère. Or, Léo refusa et cela enragea tant Lotta qu’elle sortit. Devant ses autres refus, elle se lança vers le fleuve et même s’il essaya de la retenir, se fut en vain, elle mourut noyée devant Féléor, lui étant un peu coupable de ne pas avoir dit oui à sa demande et de l’avoir échappée dans le fleuve... Il fit ramener le corps chez lui, la conserva sur son lit, la déshabilla, tenta même de lui faire une dernière fois l’amour, mais comme son con était glacé et

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aride, il finit par renoncer. Cette fois, il avait perdu une femme bien malgré lui, mais il en était coupable tout de même d’une certaine manière.

Lotta = une princesse intense, jolie, capricieuse, un peu démente et éclatante

7. Marie des Cendres : Marie, femme et vierge sacrifiée pour la naissance de Jésus; Marie permet en quelque sorte la renaissance de l’Ogre; ironie dans son nom de famille, car elle époussette les cendres constamment dans le récit et les récolte en quelque sorte de la part des autres femmes (elle ramasse les miettes des autres, prend leur place pour plaire). Au niveau symbolique, les cendres évoquent à la fois le rien et la résurrection (l’éternel retour, comme le phénix).Marie des Cendres: celle qui imite les autres et clôt le cycle (ramasse les miettes, les cendres des autres), celle qui répare l’ogre Description première (p.141) : image d’une jeune fille très jeune encore (seins ronds et jeunes, femme pas encore sortie de la jeune fille), qui travaille (robe de travail); on parle de sa peau blanche et de ses taches de rousseur pleuvant en entonnoir sur son dos. Détails plutôt cliniques, peu amoureux ou sexuels.

Journal de Marie : en fait, ce n’est pas un journal que tient Marie. Féléor, après sa mort, trouvera cachés dans ses jupes des tonnes de petits bouts de papier, des pensées qu’il recopiera selon l’ordre qu’il désire. Marie décrit ce qu’elle voit de son maître (car c’est une des servantes qui travaille pour lui). Elle parle de ses femmes tuées et de leurs objets et journaux entreposés un peu partout dans les chambres de la maison. Elle décrit Féléor qui ne semble plus vivre depuis la mort de Lotta, occupant ses journées à regarder le lit où elle a été déposée pour la dernière fois. (143).Marie, qui a lu l’histoire et les journaux des autres, se prend souvent pour elles (sauf Lotta). Elle raconte alors ce qu’elle dit à Féléor, leur vole des phrases ou événements annotés, ce qui semble distraire Féléor, elle désire même qu’il la prenne alors qu’elle joue à être quelqu’un d’autre. Elle note aussi l’évolution de Féléor. D’abord prostré près du lit, il a fini par s’asseoir à son bureau, puis lentement a entrepris de recopier les journaux de toutes ses femmes en ordre chronologique. Marie le regarde faire. Il ne sort plus. Un jour par semaine, Marie n’est qu’elle-même, Marie. Il lui demande alors de nettoyer la cheminée (des Cendres!!!)Comme il ne parle jamais de Lotta, elle lui demande pourquoi; il voudrait que Marie se prenne pour elle, mais c’est la seule qu’elle n’imite pas, incapable d’approcher sa beauté (146). Un jour, il lui parle en premier pour lui demander son âge qu’elle triche un peu, prétendant qu’elle a 17 ans, alors qu’elle en a 15. Féléor la rapproche alors de Mercredi (elle avait 17 ans au moment de sa mort) et les traite toutes deux de menteuses. Il finit par terminer d’écrire les divers journaux. Alors, il se prend à s’intéresser davantage à Marie et l’attend sur le lit. Elle continue de se travestir pour lui, ils font parfois l’amour (150), mais elle lui refuse encore Lotta. Elle finit par y arriver, se trouver assez belle pour visiter Féléor. Marie n’avait jamais consenti à être tuée par l’Ogre en tant que Marie, mais comme elle incarnait alors Lotta au moment du meurtre et que cette dernière le voulait, c’est comme s’il avait indirectement son consentement (et probablement que c’est pour cela que Marie hésitait

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à se mettre dans la peau de Lotta). Quand elle dit non pendant qu’il l’étouffe, c’est qu’elle est redevenue Marie…On dirait que Marie cherchait surtout à plaire à l’Ogre, sans jamais faire toutefois reposer la séduction sur elle-même; toujours en imitant, en se travestissant, comme si elle s’aimait mieux différente. Elle devient seulement intéressante pour l’Ogre au moment où elle lui a permis de revoir un peu Lotta, de la tuer symboliquement de ses mains, et surtout, elle prendra une plus forte dimension quand il trouvera ses écrits.

Retour de Féléor sur Marie : le jour où Marie était devenue Lotta fut le dernier pour elle. Alors travestie en Lotta, sentant la violette comme elle jadis, lui murmurant des « Léo » tout doux, Féléor est sous le charme, il l’embrasse et lui dit qu’il l’aime. Puis il finit par l’étrangler en lui répétant qu’il l’aime, étranglant les deux à la fois finalement, Lotta puis Marie. Marie disait non, mais il fut trop tard. Au fond, au moment où Marie se déguise et devient autre, elle est alors abandonnée aux mains de l’Ogre, se livre alors à lui.Ensuite, il veilla Lotta toute la nuit, cachée sous le chapeau. Le lendemain, l’envie lui prit de faire de même avec Marie, mais en lui retirant sa robe, il trouva tous ses morceaux de papier qu’il se mit aussi à retranscrire, avec ceux des autres femmes.

À propos de ces manuscrits, il dit : « La pile de carnets était là, sur le bureau, et dessous, dans une pochette grise, était rangée une version dactylographiée de chaque texte. J’avais même commencé à écrire sur chacune d’elles quelques anecdotes, des souvenirs, moins pour composer un livre – je n’ai jamais ambitionné être un auteur – que pour réapprivoiser le mouvement, reprendre pied, faire le point. » D’ailleurs, il se disait aussi qu’un jour ou l’autre il lui faudrait sortir de la chambre et retourner prendre en main ses affaires, dans la Cité. L’écriture permet la naissance et la renaissance finalement…On comprend alors que le cycle est terminé (d’ailleurs 7 femmes, 7 meurtres = 7 étant le cycle accompli; donc ici c’est la fin d’un cycle, pour l’instant. Marie aura servi de moteur pour reprendre la route, exorcisant le souvenir de Lotta en redevenant elle un moment, moment où il aura enfin pu la tuer).

Marie = la plus commune, discrète, banale, invisible, imite les autres pour exister

Féléor Barthélémy Rü : qui est-il au fond? Un peu insaisissable et polymorphe, se transformant au contact et dans le regard des femmes. Puissant et riche (ne se « fera manger par personne », car comme dit Mercredi, « personne ne mange le riche » p.15), décrit comme un poète (cheveux noirs, yeux gris, peau blanche, 20) et plus loin comme un personnage de conte (« un conte à lui tout seul» (p.122) et « c’est lui le livre », p.64.)Son nom de famille suggère un grand appétit sexuel (Ru, rut) et une aura très séductrice ; avec lui, les femmes voudront explorer leurs fantasmes les plus cachés.À quinze ans, jeune homme normal et peu dégourdi, se construira un personnage d’ogre délicat et fort à partir du journal de Mercredi et de son attrait pour elle.

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D’abord, cette image sera un peu ratée : auprès de sa première femme Constance, il sera le jeune écolier inexpérimenté qui devra tout découvrir. Mais élève doué, il finit par dominer les mécanismes de sa femme et trouver du plaisir à la posséder, même si elle est droguée lors de leurs ébats. Elle lui offrira une image d’elle marquante dans la mort, contre qui Abigaëlle cherchera à lutter. Comme elle, elle le désire et l’aime plus que tout, elle le fait entrer dans l’amour violent où douleur et plaisir se côtoient sans cesse. Elle lui donnera sa mort en ultime cadeau, pour devenir la femme unique à ses yeux. L’ogre est désormais complètement assumé et commencera à trouver du plaisir dans le meurtre, mais un meurtre désiré et consenti par l’amour.Tient sa richesse de la compagnie ferroviaire de son père (25, 47), parfois très violent (65-66).Il révèle peu de choses sur lui et s’avère peu présent, mais est en même temps partout, dans le corps et le cœur de toutes les femmes.Comme il est riche, on ne se formalise pas de ses meurtres (97); Phélie le dit même meurtrier idéaliste qui voudrait être le seul, ne veut pas traiter la mort banalement et banaliser ainsi ses gestes (98).Jeu avec l’écriture : il veut des traces écrites des pensées de ses femmes avant de mourir, les prie donc d’écrire leur journal. Phélie dit à ce sujet : « les mots font partie du mécanisme de Féléor. » (101) Elle dit aussi au sujet de ses meurtres : « Avant de tuer, il a besoin de se voir comme un personnage de livre, il a besoin de savoir qu’il existe dans les mots de quelqu’un d’autre » (101). Ça lui donne de l’importance et de la puissance.Plus il vieillit, plus il a eu de femmes, plus il a des envies de meurtre et de sang, comme lors de la chasse à courre, rêvant de tuer Phélie telle une bête mystique (106-107).En même temps, il ne ment pas sur son passé et l’assume, tient ses promesses à ses femmes (donne le carnet d’Abi à Frida), est patient devant la demande de Phélie qui le fait languir pourtant six ans (108).N’avait jamais senti de désespoir avant la mort de Lotta (132); il avoue avoir vraiment aimé cette fille (134, 154-155).Ses sept femmes sont très différentes, il pourra avec elles satisfaire toutes ses déviances sexuelles, frôler ses limites, jouer avec la mort; aucune ne le laisse indifférent parce qu’elle est, à chaque fois, très différente de la précédente. Sept regards différents (et tous positifs) sur lui.

L’entièreté du récit tourne autour de la figure de Féléor, alors que les diaristes l’une après l’autre s’éprennent de lui, de son mystère, de sa beauté virile et décrivent leur relation tumultueuse. D’abord jeune et beau garçon sans expérience, appelé à prendre la place qui lui revient dans l’empire familial et dans le cœur des femmes, plus tard industriel moderne et chevalier légendaire dont la fortune n’a d’égal que le charme, celui qu’on appelle l’Ogre surplombe la narration et agit comme un puissant principe organisateur. Construction romanesque oscillant entre l’allégorique et le réalisme, Féléor est un personnage fascinant et paradoxal, dans sa désincarnation mêlée de présence inéluctable : d’une part, il existe à peine, il n’est qu’une machine à assouvir les désirs féminins; d’autre part il s’incruste dans les esprits et dans les corps jusqu’à devenir l’unique considération possible, le point nodal de toutes les attentions. Sa présence perverse et fantomatique relie les différentes narratrices et les soude à un même objet toujours fuyant, qui n’est jamais exactement ce qu’elles croyaient, mais qui est parvenu à canaliser l’ensemble de leurs passions jusqu’à l’offrande ultime. 3

3 Daniel Grenier : http://mamereetaithipster.com/2013/08/25/les-sangs-audree-wilhelmy/

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Titre : Les sangs : au pluriel, car les sangs de toutes les femmes mortes; la vitalité, la violence, la mort, la vie; sang partout dans la boucherie qui rend belle mercredi 16-18, Abigaëlle qui jouit en saignant de douleur (59); instinct sanglant de Féléor, lui venant de ses ancêtres (106, 107, 108), le sang des règles et de la fin de l’enfance de Lotta (115), le sang sur ses cartes de tarot aussi; le sang comme moteur de vie, mais comme image associable à la violence et à la mort aussi.

Discours sur l’écriture et intertextualitéIntertextualitéHistoire/rêve d’un ogre dans le journal de Mercredi (celle-ci est capable de dévorer autant que les trois ogres, désir chez elle de manger de la chair fraîche, ne souhaite pas être une victime, p.18-19) Référence au Marquis de Sade (mort et jouissance, étranglement, 23)Une rue Grimm (107)Amour du père de Lotta pour sa fille : conte Peau d’âne, passages cités (p.118); on cite aussi deux extraits de Barbe bleue (p. 122 et 124).

Métadiscours :Discours sur le théâtre et les rouages avec Phélie; question de la fiction surtout avec Mercredi, Féléor; Abi questionne davantage le mouvement et le paraîtreDiscours sur le conte avec Lotta (c’est une princesse de conte; son père un personnage qui la désire, 118); Féléor est son prince (122)D’ailleurs, Lotta va jusqu’à l’appeler directement l’Ogre et cite Barbe bleue… (124)

L’écriture qui crée l’Ogre et le répare, lui permet d’exister vraiment.Jeu avec l’écriture : il veut des traces écrites des pensées de ses femmes avant de mourir, les prie donc d’écrire leur journal. Phélie dit à ce sujet : « les mots font partie du mécanisme de Féléor. » (101) Elle dit aussi au sujet de ses meurtres : « Avant de tuer, il a besoin de se voir comme un personnage de livre, il a besoin de savoir qu’il existe dans les mots de quelqu’un d’autre » (101).« La pile de carnets était là, sur le bureau, et dessous, dans une pochette grise, était rangée une version dactylographiée de chaque texte. J’avais même commencé à écrire sur chacune d’elles quelques anecdotes, des souvenirs, moins pour composer un livre – je n’ai jamais ambitionné être un auteur – que pour réapprivoiser le mouvement, reprendre pied, faire le point. »

Chaque récit s’adresse à un destinataire en particulier4: Constance Bloom écrit à son ancien amant, Abigaëlle Fay écrit ses mémoires à l’intention de la future femme de Féléor, Frida Malinovski

4 RENAUD, Kiev, « Concert de voix singulières ou récit totalitaire », Salon double, 3 septembre 2013.

Isabelle Tremblay

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s’adresse directement à son mari, Marie des Cendres écrit pour elle-même des notes sur des bouts de papier qu’elle coud sous ses jupes. Certaines des femmes écrivent de leur propre chef, d’autres sont invitées à le faire par Féléor. Dans tous les cas, la prise de parole est justifiée par un contexte d’énonciation précis. Les narratrices se lisent entre elles: Frida a accès au récit d’Abigaëlle, et Marie des Cendres lit tous les écrits des anciennes épouses de Féléor. De cette manière, chaque récit parle à la fois de lui-même et des autres textes qui constituent le roman. L’histoire dépasse le récit qui nous est livré: Les sangs est un univers en expansion, un puzzle que le lecteur doit assembler et compléter.

La cinquième femme, Phélie Léanore, fait de l’écriture l’objet principal de son récit. L’incipit de son carnet parle de l’acte d’écrire, pour lequel elle avoue posséder peu d’habilité: «J’écris. Seulement ça, c’est déjà un geste drôle pour moi. Je ne suis pas quelqu’un qui devrait prendre un crayon et écrire. Je n’ai pas le talent de présenter les choses pour les rendre intéressantes.» (p.97)

Son écriture sans artifices soulève des enjeux littéraires à la lumière desquels on peut analyser tout le roman. Elle note par exemple que «les choses auxquelles on pense trop deviennent fausses. Leur réalité est cachée derrière l'idée qu'on s'en est faite» (p.101), justifiant le projet du livre. En effet, Les sangs s’attaque aux idées reçues, en revisitant un conte dont l’interprétation est bien ancrée dans l’imaginaire occidental.

Phélie renchérit: «il ne faut jamais dire les choses qu'on pense en espérant qu'elles seront logiques pour quelqu'un d'autre» (p.100). Respectant cet énoncé, Wilhelmy n’affirme pas directement ses idées; elle a recours à l’évocation. Plutôt que de nommer les sentiments, elle représente les scènes dans le détail: elle fait appel aux odeurs, aux textures, aux goûts, etc. La richesse des descriptions situe le récit très près de l’expérience sensorielle. À première vue, Les sangs n’est donc pas un roman d’idées, bien que le carnet de Phélie nous permette de comprendre l'ensemble du roman comme le projet de déconstruction d'un mythe univoque «cach[é] derrière l’idée qu’on s’en est faite», celui de Barbe Bleue.  Plutôt que d’énoncer clairement des opinions en «espérant qu’elles seront logiques pour quelqu’un d’autre», Wilhelmy fait vivre à son lecteur une succession de scènes incarnées, semant le doute dans son esprit.

Par ailleurs, la question de la fiabilité des différents narrateurs est centrale dans la reconstitution de l’intrigue des Sangs, puisqu’elle suggère une multitude d’interprétations possibles. Féléor apporte sa version des faits à la suite de chacun des carnets. Féléor est donc un narrateur omniprésent, qui influence la façon dont le lecteur perçoit les femmes. On peut également lui attribuer les portraits précédant les carnets, qui servent à introduire les personnages. En effet, on comprend que c’est Féléor, et non pas un narrateur omniscient, qui est l’auteur de ces textes brefs, quand il écrit qu’«il est agréable d’enfouir le nez dans [la] toison jamais taillée [du pubis de Lottä]» (p.111). Dès son premier commentaire, Féléor apprend au lecteur que «les pages d[u] carnet [de Mercredi Fugère] étaient bourrées de mensonges» (p.28), remettant en doute le propos de la précédente narratrice.

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Le fait que la première épouse soit accusée de mensonge influence la lecture de la suite du roman: le lecteur ne sait plus à qui se fier. Féléor s’immisce jusque dans les récits des autres narratrices: il lit chaque jour les entrées du journal d’Abigaëlle et réagit à ce qu’elle écrit. Cela laisse supposer que son influence s'étend jusqu'à l'écriture même des femmes. Plus encore, c’est lui qui agence en un discours suivi les fragments de texte retrouvés sous les jupes de Marie des Cendres, choisissant dans quel ordre son propos est livré.

À la clausule de l’œuvre, on apprend que c’est Féléor qui retranscrit les carnets de toutes les femmes. Le lecteur, qui croyait jusque-là avoir accès directement aux voix des sept épouses de Barbe bleue, a été berné: au final, Féléor a sans doute filtré le contenu de l'ensemble des carnets . Peut-être qu’il a tourné à son avantage tous les récits; peut-être que les femmes n’ont pas demandé à être tuées; la prétendue liberté de parole de ses victimes était peut-être feinte. Alors que l’œuvre se présentait comme un texte polyphonique proposant différents regards sur une situation, le contrat de lecture est renversé: il est possible de lire Les sangs comme un roman monolithique, totalisant, contrôlé par un narrateur meurtrier qui s’infiltre dans le récit des autres narratrices, ses victimes, pour influencer la perception du lecteur. Mais rien n’est certain: à travers la multitude de récits, l’histoire véritable du roman est inaccessible.

Les sangs est un roman conscient de lui-même, qui place l’écriture au centre de ses enjeux, comme beaucoup de publications contemporaines: il s’agit d’une œuvre ouverte, dont plusieurs interprétations contradictoires sont plausibles. Audrée Wilhelmy exploite les enjeux de l’écriture et de la narration – la fiabilité des narrateurs, la forme du carnet, le métadiscours sur l’écriture –, pour suggérer en subtilité différentes pistes d’analyse et, surtout, sans jamais arrêter le sens de l’œuvre, faisant des idées reçues sa cible principale.

En conclusion, Féléor a-t-il vraiment tué toutes ses femmes? Ou du moins, est-il responsable de leur mort? Impliqué oui (ne serait-ce qu’en témoin), mais pas toujours nécessairement responsable. Mercredi = il la laisse mourir suite à son accident avec le cheval; Constance = il la fatigue et la laisse sombrer dans la drogue, jusqu’à une overdose finale où ils font l’amour en même temps; Abi = il la tue en lui faisant l’amour, mais il répond là à son véritable souhait, bien inscrit et documenté dans son journal ; Frida = il la tue en l’étouffant avec un corset très serré pendant qu’ils font l’amour, mais son abandon pour lui était également avéré dans sa lettre, elle sous-entendait que la mort ne serait que la suite logique de son apathie et de son long repos déjà entamé, elle demandait la délivrance; Phélie = leur contrat de mariage repose sur la promesse qu’il finira par la tuer, mais au moment qu’elle jugera bon, elle le fait attendre 6 ans et il respecte le tout, la tuant dans une chasse à courre convenue avec elle;Lotta = il ne veut pas la tuer comme les autres, mais l’échappe pendant qu’elle se lance du pont, son énervement venant de son refus à lui de la tuer; peut-être pour cette raison qu’il ne se remet pas facilement de sa mort; elle, elle savait qu’elle mourrait ainsi;

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Marie = il l’étrangle sans son consentement, mais puisqu’elle incarnait alors Lotta qui elle le voulait, c’est comme s’il avait eu sa permission)

Est-il vraiment si méchant que cela? Est-ce qu’on l’aime un peu? (respecte ses femmes, n’est pas un méchant de façon innée, il devient le meurtrier et l’Ogre selon le souhait de ses femmes…)

Qu’ont en commun toutes ces femmes?Les femmes ont des points en commun : elles sont intenses (Mercredi dans le mensonge, Constance dans la science, la drogue et les expérimentations, Abigaëlle dans la danse et la douleur, Frida dans sa paresse et son abandon, Phélie dans sa rationalité et son scepticisme, Lotta dans sa fièvre de vivre et sa folie galopante, Marie dans son désir de plaire et de se transformer), recherchent la jouissance dans ses extrêmes (ce qui les conduira souvent à leur mort), vont désirer l’Ogre et en tomber amoureuse, cherchent à tester les limites, vont écrire et réfléchir sur leur destin, cherchent les relations de dominance (dominer ou être dominée) et de violence. Elles se cherchent toutes dans le regard de Féléor et lui offrent en retour un regard flatteur sur lui-même.Chacune cherchera à se détacher de la précédente pour devenir la nécessité présente de l’époux en offrant quelque chose de nouveau. En fait, leur alternance semble nécessaire tant leur opposition est frappante.

Ces femmes sont aussi issues de milieux très divers et présentent des comportements sexuels déviants de plus en plus pressants, souvent à leur grande surprise comme à celle de Féléor. Ces femmes se rendent progressivement compte que pour atteindre la jouissance, il leur faut prendre des risques, et que ces mêmes risques les entraînent inexorablement vers la mort. Une mort qu’elles attendent, planifient et implorent à leur amant. Est-ce que le journal intime qu’elles tiennent est le témoin de cette descente aux enfers ou, a contrario, son déclencheur ? Sans doute, à l’image de Féléor, est-il lui aussi ambivalent.

Féléor a-t-il arrangé le récit à son avantage? Fin ouverte… (récit en U!!!)

Pensez-vous qu’il va sévir à nouveau?7 = un cycle complet (7 jours de la semaine, 7 planètes, 7 couleurs de l’arc-en-ciel); le 7 annonce aussi un changement après un cycle… un cycle s’est accompli (et il est écrit!), quel sera le suivant? Question ouverte.

Ces questions ne gagnent pas forcément à être résolues : le but de l’auteure était de réhabiliter un méchant, de « dévictimiser » ses femmes, de rendre ambiguës les motivations des personnages… C’est ce qui est réussi, non? Peu importe de savoir s’il va encore sévir… Les femmes qui viennent vers lui le font consciemment, elles y prennent goût… L’idée n’est pas de savoir ce qui est moralement acceptable, de savoir que ces crimes seront punis, l’idée est aussi de fouiller les zones d’ombre des humains, de constater que chacun cache des motivations pas

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forcément évidentes, que derrière la beauté se cache aussi la laideur, le moche, le mal apparent, mais tout demeure une question de point de vue!

Éros et Thanatos (pulsions de vie et de mort, contradictoires mais nécessaires pour avancer)

Isabelle Tremblay, Cégep Garneau

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Isabelle Tremblay