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Promenades littraires /Remy de Gourmont
Source gallica.bnf.fr / Bibliothque nationale de France
Gourmont, Remy de (1858-1915). Promenades littraires / Remy de Gourmont. 1913-1929.
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REMY DE GOURMONT
Promenades LittrairesQuatrime srie
Souvenirs du Symbolisme
et autres tudes
PARIS
MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE COND, XXVI
PROMENADES LITTRAIRES
DU MME AUTEUR
Roman, Thtre, PomesSIXTINE.LE PLERIN DU SILENCE. Le Fantme. Le Chteau singulier
Thtre muet. Le Livre des Litanies. Pages retrouves.LES CHEVAUX DE DIOMDE.
T
D'UN PAYS LOINTAIN.
LE SONGE D'UNE FEMME.lilith, suivi de THODAT.
UNE NUIT AU LUXEMBOURG.UN cur VIRGINAL. Couverture d G.
d'Espagnat.COULEURS, suivi de CHOSES ANCIENNES.
HISTOIRES MAGIQUES.DIVERTISSEMENTS, posies compltes, 1912.
Critique, Littrature
LE LATIN MYSTIQUE (Etude sur la posie latine du moyen-ge(Crs, diteur).
LE LIVRE DES MASQUES (Ire et Ile), gloses et documents sur lescrivains d'hier et d'aujourd hui, avec 53 portraits parF. Vallotton.
LA CULTURE DES IDES.
LE CHEMIN DE VELOURS. Nouvelles dissociations d'ides.LE PROBLME DU STYLE. Questions d'Art, de Littrature et de
Grammaire.PHYSIQUE DE L'AMOUR. Essai sur l'instinct sexuel.PILOGUES. Rflexions sur la vie, 1895-1898; 1899-1910
(2 srie); 1902-1904 (3e srie); 1905-1912 (volume compl-mentaire) 4 vol.
ESTHTIQUE DE LA LANGUE FRANAISE, dition revue, corrigeet augmente.
PROMENADES LITTRAIRES (lte, 2, 3e, 4e, 5 6e et 7e sries) 7 vol.PROMENADES PHILOSOPHIQUES (1", 2e et 3 sries) 3 vol.DIALOGUES DES AMATEURS SUR LES CHOSES DU TEMPS (pi-
logues, 4' srie, 1905-1907).NOUVEAUX DIALOGUES DES AMATEURS SUR LES CHOSES DU TEMPS
(Epilogues, 5e srie, 1907-1910).DANTE, BATRICE ET LA POSIE AMOUREUSE.PENDANT L'ORAGE.LETTRES A L'AMAZONE.PENDANT LA GUERRE.LETTRES D'UN SATYRE,LETTRES. A SIXTINE. "LETTRES INTIMES A L'AMAZONE (in-8 CU). ^kpages CHOISIES, avec un portrait (in-8 cu).
REMY DE GOURMONT
Promenades Littraires
Quatrime Srie
Souvenirs du Symbolisme
et autres tudes
DIXIME DITION
PARIS
MERCVRE DE FRANCEXXYI, RVE DE COND, XXYI
MCMXXVH
Droits de traduction et de reproduction rservs pourtous pays.
ISOUVENIRS DU SYMBOLISME
STEPHANE MALLARM
En vingt ans, le monde des hommes s'est renou-
vlj et mme celui de la nature. Quand on regardeautour de soi, un jour de recueillement, on ne
retrouve presque plus rien de ce qui charmait et de
ce qui orientait notre jeunesse. O sont ceux quenous appelions nos matres et dont nous coutions
avec ferveur la parole enchante? J'ai vu Henri de
Rgnier rougir un compliment discret de St-
phane Mallarm, et c'est lui maintenant qui suscite
de telles motions dans l'me et sur les joues des
jeunes potes. O est le petit salon de la rue de
Rome, o le cri des locomotives venait se mler
nos effusions esthtiques ?2
Stphane Mallarm tait un contemporain de
Villiers de l'Isle-Adam; de Gopp, de Verlaine, de
PUOMENADES LITTRAIRES6
Mends, de cette gnration parnassienne dontM. Lon Dierx est aujourd'hui le dernier reprsen-tant et le dernier prince. Vers i885, je crois, il
commena de runir autour de sa parole quelquesjeunes crivains de tendances assez diverses, quiadmiraient en lui le plus parfait des potes et le
plus sage des hommes. Aucun autre ne m'a donncomme Mallarm l'illusion d'couter un nouveau
Socrate et de m'y enrichir pareillement l'intelligence.Son verbe tait mesur, fin, doucement ironique,mais pour ses auditeurs, habilement bienveillant,sans banalit, car il savait retenir la vraie louange eet la distribuer avec soin et avec tact. Il n'avaitrien du ton sarcastique que Leconte de Lisle, beau-
coup plus g, garda jusqu' la fin et qui lui valutbien des inimitis. Mallarm, mais plus tard, eutaussi ses ennemis. On lui reprocha comme uncrime l'obscurit de quelques-uns de ses vers, sanstenir compte de toute la partie limpide de sonuvre et sans essayer de chercher comment la lo-
gique mme de son esthtique symboliste l'avaitamen ne plus exprimer que le second terme dela comparaison. La posie classique, si claire cause de cela, mais si monotone, les exprime tous,les deux. Victor Hugo et Flaubert les unissent enune seule mtaphore complexe. Mallarm les dsu-nit nouveau et ne laisse voir que la seconde
image, celle qui a servi clairer et potiser la
STEPHANEMALLARM 7
premire. Il en rsulte une langue nouvelle, impr-
j cise comme le rve mme qu'elle voque et dontelle ne veut s'astreindre cerner les contours. Les
mots, dans cette seconde manire du pote, sont.
t choisis pour leurs qualits complmentaires, peuI prs comme les couleurs par le peintre. Aussi ne
L faut-il pas analyser la phrase selon la mthodel grammaticale, encore moins selon la mthode logi-1 que ordinaire, de mme qu'il ne faut pas regarder
de trop prs les tableaux impressionnistes, mmeceux de Claude Monet. L'ducation de l'il est
f plus avance en France que celle du sens potiqueon fera un peu comprendre la manire de Mal-larm en disant que c'est le Claude Monet de la
posie. Ni ses vers, ni les taches lumineuses du pein-t tre ne peuvent servir l'enseignement de la gram- maire ou celui du dessin, et cependant celui qui a
senti ces deux expressions d'art pensera qu'ellesservent tout de mme quelque chose, rjouirquelques regards et quelques sensibilits.
Surgi de la croupe et du bondD'une verrerie phmre,Sans fleurir la veille amre,Le col ignor s'interrompt.
t Est-ce vraiment obscur, vraiment nigmatique ?r Si le pote nous dcrivait avec des mots directs leI vase la panse tourmente, au col aigu, qu'oii a
8 PROMENADES LITTRAIRES
oubli d fleurit* et qui semble* faute d'une rs
brusquement rompu, le verrait-on mieux et avec j
plus de mlancolique plaisir? Il semble que toutes
les choses de la vie ayant t dites mille et mille
fois, il ne reste plus au pote qu' les montrer du
doigt en murmurant quelques mots pour ccmp'-
gner son geste, et c'est ce qu'a fait Mallarm. Bien -(
plus, il a l'air parfois de se parler lui-mme avec
des paroles lies par une simple juxtaposition, en
apparence illogique et sans ciment, et vraiment
ces moments-l, l'ellipse l'a enivr; nous ne sommes
plus capables, sans le secours de son commetairejde renouer les bouts du fil casss par les gestes d
son rve, et nous ne comprenons pas du tout, ou
trop peu et avec trop de mal. Champollin are-
trouv la langue des hiroglyphes grce une iris- jcription bilingue. C'est avec cette seconde langue
que nous dchiffrons les pots,qtiaiid ils ont l'art
de la laisser transparatre sous la premire. M&llf'
m en a effac toutes les traces, et cela a rendu
malaise la tche des dchiffreurs. Cette seconde lan-
gue, qui court sous la premire, est faite de locu-
tions connues et banales, de clichs immdiatement t
clairs et dont la clart, bte mais indispensable, il-
lumine les parties neuves du discours. Mallarm a
voulu crire sans clichs; autant vaudrait n'em-
.ployer que des mots forgs mesure. Shobscu-
rite ne semble pas avoir d'autre mystre; il y a t i
StEPHAHE MALLARM 9
men par un excs de dlicatesse, unexcs d'art. Sdn
exemple, aprs avoir t suivi dansles premires
annes du symbolisme, est devenu assez vite une
svre leon, et les potes ont rappris doser, dans
leurs vers, le connu et l'inconnu. Il est bon, peut-
tre, d'avoir pass par cette cole, d'avoir ressenti
l'orgueil de l'obscurit spontane du style* pour
jouir pleinement des joies d'une clart tempre.Il
n faut pas qu'un style soit trop illuminla phrase
toute faite, la locution convenue n'y doivent tenir
qu'une place strictement mesure.Le gnie de l'-
criture est peut-tre d'en connatre la proportionet
de ne pas savoir qu'on la connat.
Stphane Mallarm n'atteignit pas du premier
coup aux limites de son art, qu'il dpassa,et aprs
lesquelles il trouva l'abme. Ses vers de dbut,avec
dj quelque recherche et quelque prciositbien
riillarmennes, furent nettement parnassiens,mais sans rien de l'impassibilit promulgue parl'cole. Il y laisse, au contraire, transparatre
une
sensibilit qui fut toujours vive, quoiqu'il sesoit
efforc, dans la suite, d'en voiler l'aveu. Au reste*
disciple de Baudelaire, bien plus que d Banville,
vivant trs l'cart, en province, il n'tait pasl'homme qui se plie une discipline, et c'est en
cela
seul qu'il se rapproche oihtainemerit de Verlaine.
Comme Verlaine, cpehdant,mais plus fervemment
encore, il resta fidle au vers romantique etn'c-
10 PROMENADES LITTRAIRES
cepta qu'en paroles les nouveauts techniquesapportes par les symbolistes; rien n'aurait plusrpugn que le vers libre sa manire un peurigide, un peu hiratique.
Ces premiers pomes, qui ont quelque chose de
plus rassurant, de plus ternel, qui offrent un meil-leur accord entre la pense et l'expression, il fautassurment les mettre parmi les plus beaux de la
posie franaise. Baudelaire, en qui se rsumaitalors la tradition potique,put en lire quelques-unsavant de mourir l'intelligence, et il s'inquita,dit-on, de ce pote surgi de ses ruines et tout d'un
coup si beau et si fort. Je ne sais si ce sont lesFentres, les Fleurs, Azur ou Brise marine, picesparues dans l'Artiste, dans le premier Parnasse,dans les recueils rares de ce temps,mais Baudelaires'en pouvait croire l'inspirateur, au moins indirect,et constater en mme temps qu'il avait un succes-seur vers qui dvierait bientt l'admiration des jeu-nes gens. Victor Hugo, sans le ressentir beaucouppeut-tre, avait compris ce que Baudelaire appor-tait et, dans un de ces mots que seuls trouvent les
potes, il avait averti les hommes du frisson nou-veau mal contenu dans les Fleurs du mal.-Bau-delaire, moins gnreux, et qu'avaient laiss impas-sible les tentatives des contemporains de Mallarm,reconnut celui-l et le dsigna par son inquitudemme. Ainsi se noue,de gnration en gnration,
STPHANE MALLARM 11
la tradition de la pense et de la sensibilit fran-
aises, et ceux mme qui s'en croient en dehors nesont en ralit qu'un des chanons de la chaneternelle. 11 est bien inutile aujourd'hui d'amassercontre Baudelaire le tas des critiques raisonnables.11 est encastr dans les admirations qui se sont
leves autour de lui la hauteur d'une montagneet les dblais du plus ingnieux et du plus fcond denos critiques ne monteront jamais une telle hau-teur. Il en est de mme de Mallarm,dont le paral-llisme de destine avec Baudelaire est singulire-ment frappant. Comme lui, c'est un pote respec-tueux des anciennes formes et qui les pousse une
rigueur encore inconnue comme lui, c'est un pro-sateur du premier rang, plus recueilli, plus repli sur
soi-mme, mais pareillement assez matre del'expres-sion pour faire avec de la simple prose,etsur le tonde la prose, des pomes mmorables comme lui,nourri de Poe, et sachant merveille l'anglais rarede la posie comme lui, vivant et mort,bafou par lafoule sense laquelle onl'exhibe de loin comme unhaillon d'extravagance comme lui, enfin, et malgrtout,l'un des dieux dela jeunesse et bientt de toutamant de la vie et de la beaut. Mais si Baudelaireest encore contest, n'est-il pas honorable qu'il ensoit de mme de Mallarm? Ni de l'un ni de l'autre
je ne propose les uvres compltes,encore qu'ellessoient dj des oeuvres choisies on rserve cela
II PROMENADES LITTRAIRES
pour ceux dont l'art est la moiti de la vie; mais>etc'est de Mallarm qu'il s'agit, je voudrais que l'on
mditt quelquefois, ayant la main l'anthologie il recueilli lui-mme ses pages les plus pures,Vers et prtis. J'en transcris ici, choisi pour sa
brivet, un morceau intitule Soupir, ce qui n'est
gure sotrique
Mon me vers ton front, o rve, calme soeur,Un automne jonch de taches de rousseur,Et vers le ciel errant de ton il anglique,Monte comme dans un jardin mlancolique;Fidle, un blanc jet d'eau soupire vers l'azur IVers l'azur attendri d'octobre ple et pur,Qui mire aux grands bassins sa langueur infinie,Et laisse^ sur l'eau morte o la fauve agonieDes feuilles erre au vent et creuse un froid sillon,Se traner le soleil jaune d'un long rayon.
Comment cette posie limpide, et tant de prosesexquises, n'ont-elles pas prserv Mallarm du
reproche d'obscurit sinon de fumisterie sous
lequel pouvait sombrer sa rputation, c'est ce qu'ilest facile d'expliquer. Les hommes d'abord sont
simplificateurs. Un crivain, pour qu'on en retiennel nom,ne doit avoir qU*Une qualit, et quand il ftconnu que Mallarm avait crit ses sonnets, qui nesont en apparence que de la musique verbale, d-
nus de sens prcis et, privs de cette clart diplo-
matique qu'il est convenu d'attribuer aux chefs-
d'uvre franais, sa posie ft classe toute dni
SPHANE MALLARM A l3
la catgorie des nigmes. Lui-mme ensuite parutestimer davantage ses morceaux les plus difficile-ment orchestrs, et les jeunes gens qui cherchaient tdu nouveau le cherchrent l et crurent l'avoirtrouv. Il n'y a pas de doute que c'est moins pourson gnie potique que pour le caractre mystrieuxde ce gnie abstrus qu'il fut lu le matre d'un.efraction de la nouvelle cole. Il se trouva, que l'au-tre consul, Paul Verlaine, usait au contraire d'une
langue parfois un peu molle et nglige. Les ten-dances et les volonts contraires se trouvrent
satisfaite^, et le gouvernement du symbolismeinstitu, mme avant qu'il et trouv son nomdfinitif.
Ce mouvement, que la presse dcouvrit en 1 885 (i)>remontait, en ralit, prs de vingt ans. Arrt
par la guerre, il acquit toute sa force le jour o des
jeunes potes, dcouvrant la fois, guide par un
chapitre fameux d'A Rebours de Huysmans, Mal-larm et Verlaine, s'en 4rouvrent enthousiasmset pour ainsi dire fconds sur l'heure, Ils recon-naissaient dans ces deux hommes la ralisationcontradictoire de leurs confuses, aspirations ils
prirent soudain confiance en eux-mmes. Il fallait
aussi, pour que le mouvement clatt au grand j jour,la venue en France d'un jeune tranger hardi, un
peu brutal, mal au courant de nos prjugs litt-
(i) Chronique de Paul Bourde dans le Temps du 6 aot i885.
l4PROMENADES LITTERAIRES
raires, ou les ddaignant, Jean Moras. Il publia AUL VERLAWtS *3
quaire de Franois Coppe, n'eut naturellement
aucun succs. On le vit en vain, longtemps, la
vitrine de Lemerre, passage Choiseul, parmi les
eucologes du successeur de Percepied, marchand
de chapelets. Un jour, aprs le Passant, le Reli-
quaire (marchand parfois, cause de son titre)s'enleva. Les Pomes saturniens restrent, atten-
dant leurs surs, les Ftes galantes, qui vinrent
les rejoindre trois ans plus tard, en 1869, et n'eu-
rent pas un destin meilleur. Verlaine, malgr queses amis le missent au premierrang des potes nou-
veaux, devait rester inconnu du public jusqu'eni884 ou i885, anne de Jadis el Nagure.
Pauvres Ftes galantes, qu'elles tombaient mal
en ce moment de dbats politiques, d'meutes, la
veille de la guerre et de la Commune 1 En 1871 une
mentalit nouvelle avait surgi. Etait-ce le moment
de songerAu calme clair de lune triste et beau,Qui fait rver les oiseaux dans les arbresEt sangloter d'extase les jets d'eau,Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres? R
Etait-ce le moment de se redire, sous les hori-
zons encore sanglants et enflammsf
Le soir tombait, un soir quivoque, d'automneLes belles, se pendant rveuses nos bras,Dirent alors des mots si spcieux tout bas
Que notre me depuis ce temps tremble et s'tonne?
24 PROMENADESLITTRAIRES
Tout au plus aurait-on pu murmurer, frisson-nant encore de la peur ancienne
Dans le vieux parc solitaire et glacDeux formes tout l'heure ont pass.
Mais on ne murmurait rien de tel, et pour que
PAUL VERLAINE >5
la premire des lgendes qui pesrentsur sa vie,
et la plus grave, celle qui, le jetant dansune sorte
d'errance et de misre, le prdisposa aux mauvai-
ses aventures. Les annes de bureau de Verlaine
furent les seules bonnes annes de sa vie. Appuy
sur une scurit mdiocre, mais tout de mme une
scurit, il s'tait mari par amour. Tout ce que
sa jeune posie avait de plus divin,il croyait en
avoir trouv la ralisation mme dans Mathilde
Maut de Fleurville, la demi-sur du musicien
Charles de Sivry
En robe grise et verte avec des ruches,Un jour de juin que j'tais soucieuxElle apparut.
Le coup de foudre fut rciproque. Agr, Verlaine
vcut dans une ferie, en attendant l'heure. C'est
l'expression de son attentif ami et biographe,M. Edmond Lepelletier. Verlaine, n'avait encore
connu ni l'amour, ni la liaison,ni le caprice.Sa jeu-
nesse, farouche comme celle d'un dieu, mais moins
chaste, n'avait bu qu'aux sources duhasard,soudain
jaillissantes au coup de pied du dsir. La jeunefille
l'enivrait d'une ivresse inconnue qui se suffisait
elle-mme. Il en oubliait les alcools, il redevenait
lui-mme, l'tre naturellement doux, rveur, un
peu craintif, un cur d'enfant. Si timide, qu'ilfit
sa cour par lettres, par lettres qui taient des vers,
2*> PROMENADES LITTRAIRE
qui devinrent la Bonne Chanson Comme un SullyPrudhomme, il y chantait la posie du devoir:
Ce sera le devoir heureux aux gais combats.
II se maria au bruit des premiers coups de canon,encore lointains, et l'anne terrible fut pour luil'anne heureuse.
Cependant, favoris par le dsuvrement dusige, la vie du corps de garde, le dmon de l'al-cool reprit possession de Verlaine, en mme tempsqu'un autre dmon, plus terrible encore peut-tre,entrait dans son existence Arthur Rimbaud. Cefut la sparation Verlaine s'loigna de la femmequ'il avait tant aime et qu'il ne devait plus revoir.En 1872 il emmenait Rimbaud. Qu'tait-ce doncque ce Rimbaud ? Hlas Rimbaud tait sinon ungrand pote, lui aussi, un des potes les plus vi-dents entre ceux qui parurent alors. Ce gamin degnie qui n'crivit qu'entre seize et vingt ans, puisdisparut si bien qu'on le crut mort, fut un jeu dla nature, lusus naturoe, comme on disait autrefoisdes cailloux biscornus ou des ptrifications folles.Sortant du collge de Charleville,il dbarqua frau-duleusement Paris, en fvrier 187 1, et pntraindment dans l'atelier d'Andr Gill de l, gros-sier, mal lev, impertinent, brutal et sauvage,s'introduisit dans le monde littraire o il provo-
PAUL VERLAINE ?
quait une sorte de stupeur. On pouvait le har, non
le mpriser, car l'enfant vicieux rcitait des posiesd'une nervosit incroyable, d'une hardiesse mira-
culeuse, d'un intense coloris, les Premires commu-
nions, les Assis, le Bateau ivre. Ces morceaux et
les autres furent publis trop tard pour avoir une
relle influence littraire, mais ils tmoignent d'une
singulire, d'une mre prcocit. Un de ces vers
s'est redit longtemps en manire d'ironie
Avec l'assentiment des grands hliotropes.
Ceux-ci sont plus vrais qui rvlent la profondemlancolie de ce mauvais garon de gnie
Mais vrai, j'ai trop pleur. Les aubes sont navrantes,Toute lune est atroce, et tout soleil amer.
Son fameux sonnet des Voyelles, qu'on cita dans
le temps comme un type de posie dcadente, rv-
la aux praticiens de la psychologie physiologiquele phnomne, pas trs rare, de l'audition colore.
Il s'est lev, depuis vingt ans, une montagne d'-
crits sur cette question.Est-ce Verlaine qui enleva Rimbaud, ou Rimbaud
qui enleva Verlaine, le Verlaine aux nerfs de
femme? J'ai mon ide l-dessus, mais passons. Ils
restrent ensemble, Londres, prs d'une anne.
Verlaine se lassa le premier, s'enfuit vers Bruxelles
o Rimbaud, rappel par lui, le rejoignit. Il y a l
a8 PROMENADES LITTRAIRES
des faits et une psychologie galement obscurs,d'autant qu' cette intimit se joint, dans les quel-ques lettres de Verlaine dates de cette priode, unsouvenir constant de sa femme qu'il voudrait re-
conqurir. Enfin, une demanded'argent de Rim-baud, Verlaine rpondit par le revolver. Cela tran-chait une situation sans l'expliquer. Verlaine a-t-ilt victime de la vanit affreuse de Rimbaud, quiparadait alors de tous ses vices? Peut-tre, maisVerlaine cachait sous sa lgre navet d'enfantune nature complique, triple et quadruple, si bien
qu'on s'y perd. Il fit deux ans de prison Mons.On a propos rcemment de poser sur la gele une
plaque commmorative. Je crois que le silencevaudrait mieux encore, si le silence tait possible.Pourtant on ne peut oublier que c'est l qu'il cri-vit le livre qui fait de lui un des plus grands potescatholiques de la France, Sagesse. Les Romancessans paroles avaient paru, dans le temps mme desa prison, par les soins de M. Edmond Lepelletier;c'est l que se trouve la fameuse ariette, tant aime,tant rpte
Il pleure dans mon curComme il pleut sur la ville.Quelle est cette langueurQui pntre mon cur?
Sa conversion, qui avait t trs sincre et qui
paul vhlinb ag
devait transparatre jusqu'en ces derniers beauxlivrs, Amour, Bonheur, si elle modifia quelquefoisla nature de son inspiration potique, n'eut aucuneinfluence sur sa vie et ses moeurs- De l on a con-clu qu'elle tait surtout littraire. Je ne le crois
pas. Verlaine tait peu capable de dissocier la rai-son du sentiment, mais il fut toujours l'esclave dela sensatiorr et ne sut jamais rsister un dsir
physique. Ses ivresses, ses colres, ses amours fu-rent galement terribles. Soumis ses sens, c'taitun homme affreux; ds qu'il chappait leur tyran-nie, il redevenait le pote pur et doux, le causeur l'ironie fine, le bon camarade, le promeneur durve et du sourire. Malheureusement, mesure
que les jours passaient, il perdait le peu d'empirequ'il avait sur lui-mme, et ses dernires anness'coulrent en une sorte de noce populaire o
l'encouragrent, pour son malheur et leur honte,des jeunes gens, aujourd'hui bien assagis, et dontlu seule gloire aura t d'avoir bu avec Verlaine.Du moins, lui qui y semblait vou, eut-il le bonheur
d'chapper l'hpital des derniersjours,etde mou-rir en un petit logis d'ouvrier rang, soign par sadernire matresse, qui pour cela il a t beaucouppardonn.
Verlaine est un grand pote et il a eu une grandeinfluence sur la posie franaise. On peut dire
que, quelle que soit la forme matrielle qu'elle ait
30 PROMENADES LITTRAIRHS
affecte,vers libre,
vers libr, vers romantique,
elle a t tout entire et est encore sous la dpen-
dance de Verlaine. Les potes les plus rcemment
clbres, comme Mm de Noailles, sont verlainiens
encore par une certaine manire de briserle rythme
en lui conservant sa fluidit, de fuir l'apparat d
l'loquence, de ngliger volontairementla rime. Ce
n'est qu'assez tardivement, dans Jadis et^Nagure
(i885) et en termes la fois pittoresques et un peu
sibyllins, qu'il adressait M. Charles Morice,des-
tin entre tous bien pntrer son gnie, cet Art
potique o des gnrations de potesont trouv
leur appui De la musique avant toutechose.- Ne
sois point trop prcis,crains la trop grandeclart.
Pas la couleur, la nuance. Crains la pointe,
l'esprit, le rire. Pas d'loquence, trangle-la.
La rime ? C'est un bijou d'un sou qui sonne creux
et faux sous la lime.
Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crisp du matin,Qui va fleurant la menthe et le thym.Et tout le reste est littrature.
1 Malgr certaines licences, ainsi que disait encore
Thodore de Banville, c'est par la langue mme,
bien plus que par la prosodie,que Verlaine innove.
Sa phrase monte et descend de ton, tout coup
bifurque, s'oublie comme dans une suspension de
PAUL VKRLAINI 3l
la pense distraite, repart, arrive enfin au but queson caprice ne perd pas de vue. Jamais le vers deVerlaine ne sent l'effort, ia rature,le recommence-ment. Le petit pome,souvent un sonnet,se drouleavec une parfaite certitude,selon une franche unitde rythme, selon une musique qui chante intrieu-rement en lui. La posie de Verlaine, forme et
pense, est toute spontane; c'est fondu la cire
perdue; elle est ou n'est pas. Rien n'y indique laretouche. La manire ne change pas,qu l'inspira-tion soit religieuse ou libertine, c'est la mme flui-dit pure, que le ruisseau roule sur des herbes ousur du gravier, et sa voix dit toujours la mmechanson amoureuse,que son amour rie aux femmesou aux anges, et c'est presque la mme sensualit.Lui-mme a fondu en un recueil, Paralllement,ces deux nuances de son rve, rotisme et mysti-cisme.
De bonne foi, Verlaine, rnovateur du sentiment
potique, crateur de son verbe et de son vers, secrut le type du pote dcadent. Il a exprim cela
magnifiquement
Je suis l'empire la fin de la dcadence.
L'ide et le mot venaient de Huysmans, qui des-
sina, en des Esseintes, fantoche fameux, le typemme de l'amateur de toutes les dcadences. Cela
32 PnOMSNADBS LITTRAIRES
eut des suites. Une bonne partie de la jeunesse se
voulut dcadente. C'est un chapitre amusant de
l'histoire littraire de notre temps, mais il y faut (des dtails que l'on dira une autre fois, mainte-
4
nant que sont achevs les portraits de matres qui J
doivent se dresser en frontispice ces souvenirs,comme des patrons et 'des protecteurs.
i
1
3JEAN MORAS
Dans l'laboration des coles littraires qui se-ont rgulirement succd depuis un sicle, lesDetites revues ont toujours jou un rle important.Dn a conserv ou retrouv le souvenir du Mercurele France que rgissait Chateaubriand,du Conser-
vateur, organe de Victor Hugo, du Globe (unournal, la vrit), o domina Sainte-Beuve. LaHevue des Deux Mondes fut, en ses beaux jours,une petite revue. Les seconds romantiques eurentta Revuefranaise, o parut Baudelaire; les Par-
lassiens, la Rpublique des Lettres; les no-Par-
lassiens, la Revue du monde nouveau; les natura-istes, la premire Revue indpendante. J'abrge-ette nomenclature, qui n'intresse que les curieuxle livres; pourtant l'histoire littraire ne peut'crire sans le secours des petites revues et qui1e les connat pas demeure dans l'ignorance etlans le vague. Ce sont les vraies et les seules sour-
ces, comme au dix-septime sicle,les recueils ;3ans presque tous les cas, du moins, le livre ne:e prsente qu'en second tmoignage. Les petites
34 PROMENADES LITTRAIRES
revues ont une importance particulire pour le
potes, dont elles accueillent d'abord les uvres
par fragments, et pour la critique littraire, qui n
parat souvent que l. Elles sont donc indispensables pour l'histoire du symbolisme, qui fut surtou
une oeuvre de potes et de critiques on ne peusaisir que l son expression originelle,sa significtion esthtique.
J'tais rest assez tranger au mouvement des
sin par mes contemporains, vivant trs solitair
en de peu littraires quartiers, ne connaissant qdes noms qu'un cho parfois me renvoyait) ne lisai
que ds uvres anciennes, lorsque, tel aprs-midisous les galeries de l'Odon, je me mis feuillete
la Vgue,dont le premier numro venait de paratre. A mesure, je sentais le petit frisson esthti
que et cette impression exquise de nouveau, qia tant de charmes pour la jeunesse. Il me sembl
que je rvai encore plus que je ne lus. Le Luxem
bourg tait rose d'avril naissant, je le tfaverss
vers la rue d'Assas, pensant beaucoup plus 1
littrature nouvelle qui concidait pour moi avec 1
renouveau des choses qu' l'affaire qui m'appelaide ce ct d Paris. Ce que j'avais crit jusqu'alor
m'inspira 'soudain un profond dgot. Je pensaussi avec amertume au petit journal o, baud
lairien innocent, j'avais envoy des vers, du fon
d'un collge de province; et je me disais que,
jan MORAS 35
j'avais pefSvrs j'aurais pu crire dansune de
ces mouvantes petites revues et participer direc
temetit aux joies que je venais d'entrevoir. J'y par-
vins, car mon orientation littraire se trouva, en
moins d'une heures radicalement modifie et qua-
tre ans plus tard je publiais Thodat dans laRevue
indpendante.Cependant, il ne faut pas oublier les prcurseurs,
ceux qui tracent les premiers croquis qued'au-
tres souvent n'auront qu' modeler pour donner
aux figures leur forme et leur vie dfinitives. Bien
avant ces recueils, dont la qualit et la dure ont
fait la force, bien avant la floraison de 1 885-86, un
petit journal, ds 1882, avait inquit l'opinion
littraire, agit le boulevard Saint-Michel, veill
des esprances confuses. Il avait assez mald-
but sous le nom peu sduisant de Nouvelle Rive
gauche et, ds les premiers numros, pris partidoitre Verlaine et l posie nouvelle. Chose singu-
Hre,c'tait le futur admirateur le plus dvou et
le plus clairvoyant d l'oeuvre verlainienne quise
livrait au plus cruel dpeage des thories esth-
tiques du grand pote. Sous un pseudonymetrans-
parent, Charles Mofic y bafouaitl'Art potique
dont il n sentait aucune des dlicieuses et rvolu-
tionnaires imprcisions. Chose plus singulire en-
core, Verlaine rpondit par une lettre navrante de
lchet o il abandonnait peu prs tous ses prin-
36 PROMENDKS LITTflAmES
cipes, trahissant sa nature et son gnie pour unaccord et quelques applaudissements momentans.Peu aprs, Verlaine publiait, dans la Nouvelle rive
gauche, des fragments de Jadis et nagure, desPotes maudits, des Mmoires d'un veuf. Entre
temps le journal avait pris un titre plus gnral,Lutce, et sa notorit avait assez grandi pour quevinssent y collaborer Franois Coppe,Lon Cladelet que Barbey d'Aurevilly se ft aperu de son exis-tence. Lutce fut clbre pendant trois ans, et
taya quelques rputations dont la plus clatantefut celle de Moras, qui domina d'abord toutes lesautres.
Le jeune Hellne, venu d'Athnes Paris pourtre pote franais, ne diffrait gure que par lenombre des annes du Moras que nous avons vumourir hier dans la gloire. Sa nave vanit tait
pareille, pareils ses clats de voix, sa manire deformuler en syllabes rythmes de brefs et cruels
jugements, pareil son noctambulisme et son besoinde traner de brasseries en cafs son inexprimableennui, pareil, lui si ordonn et si mesur dans sesvers et dans sa pense, son ddain, dans la vie pra-tique, de tout ordre, de toute mesure, de tout bonsens. Ce dsordre peut-tre n'tait tel qu'au regarddes habitudes gnrales. Rien dans sa vie n'est
comparable celle de Verlaine. C'est fort rguli-rement et l'esprit fort libre qu'il rentrait chez lui
MAHMOniAS if
I sur les huit heures du matin et se mettait sa table
r de travail, quand le sommeil ne le pressait pas. Il
i aimait donner ses aprs-midi la Bibliothque
nationale, o toute la posie franaise, de la Can-
tilne de Saint-Eulalie Victor Hugo lui passa m-
L thodiquement par les mains. Il y faussa, pour un
P temps, du moins, le fil de son originalit, mais ac-
quit ce commerce une connaissance profonde de
la langue franaise qu'il avait d'abord traite un
peu en barbare. Ses petits volumes de vers mar-
quent chacun une tape de cet tat d'espoir et de
science linguistique la dernire fut celle des Stan-
ces, o le pote enfin dpouille le vtement compli-
qu de l'rudit et montre l'homme tel que l'ont
faonn les mornes pripties de la vie. C'est
l'heure du regret et aussi celle du stocisme et peut-tre celle de la vraie beaut, celle o l'me s'pa-nouit riche et lourde fleur, aux dpens de la tige
qui dcline et penche.
r Au temps de Lutce, Moras s'tait impos
l'attention moins peut-tre par son gnie potique,encore incertain comme sa langue mme, que par
l'tranget de son verbe, son attitude insolente, son
fracas de chef d'cole. Est-ce lui qui cra le mot
symbolisme, est-ce lui, veux-je dire, qui l'imposa
la littrature nouvelle? La question est obscure,comme la signification mme du mot dont il semble
que l'on se soit peu souci dans les premiers jours.
38 PftOMENADKS LITTERAIRES
II apparat, je crois, pour la premire fois, dansun article o Moras (Le XIX* Sicle, naot 1885)rpondante la chronique de M. Paul Bourde, essaie
d'expliquer les tendances des jeunes potes. Jus-
que l le rare public qui s'intressait ces bats les
qualifiait de Dcadents et ils ne semblaient pas au-trement froisss du terme, dont mme ils se mon-traient assez fiers. Malgr un petit journal ph-mre, le Symbolisme, lanc cette poque par Mo-ras lui-mme, avec Paul Adam et Gustave Kahn,l'pithte de dcadent prvalut longtemps et eut
mme son heure de gloire avec la Dcadence, et avecle Dcadent, surtout, qui semble un instant avoircentralis le nouveau mouvement littraire. Selon
que l'on donne ce mouvement tel ou tel nom, son
importance crott ou dcrot singulirement. Dca-dent, il n'est que l'amusement de jeunes gens quiprolongent jusqu'au malaise l'tat d'esprit de Bau"delaire et, au lieu de suivre leur propre gnie, s'a-
harnent de laborieuses imitations, confondentl'obscur avec le beau, l'inconnu avec le nouveau, le
singulier avec l'original. Symboliste, ce mme mou-
vement va prendre une toute autre apparence. Uexhibe du coup de hautes prtentions esthtiques etmrne philosophiques. Les formes littraires vont
peut-tre se trouver renouveles. Cela en valait la
peine et on comprend le dsir de Moras, qui, ce
jouivl, du moins, fit preuve d'une belle perspica-
JB41?MOB*A *9.
cit. Il s'agissait de ragir contre la platitudenatu-
raliste qui bornait la littraturede tout ordre ne
plas tre qu'un inventaireet, selon le mot de Zola
lui mme, un proe^verbal d'huissier.C'est peut.
tre ce qu'ils appelaient saisirla nature. Or, di-
saient les futurs symbolistes qu'est-ce qu'unrcit,
qu'est-ce qu'un pome quine contient que des faits,
que des descriptions?Rien du tout. 11 faut pour
tre valables, qu'ils enserrent enleur tissu une
ide, une signification,un symbole, que, par cela
mme, ils s'lvent peu peu parle dploiement
de leur dessin, du particulier au gnral,du relatif
l'absolu. C'tait le plan d'unelittrature de chefs-
d'oeuvre, puisque ce queles hommes appellent
ainsi, c'est l'oeuvre littraire quiau moyen des faits
les plus ordinairescomme aussi les plus rares de
la vie se ralise de telle sorte qu'ellesemble avoir
atteint l'absolu, et qu'on ne puisse y ajouterni en
retrancher rien.
Sile symbolisme ne ralisa pasune profusion de
/Telles uvres, il vit au moinsnatre de belles inten-
tions et la qualit de la productionlittraire en fut
singulirement rehausse, cependantque le natu-
ralisme en recevait une telleblessure qu'il se mit,
lui-mme, chercher, assezmaladroitement, une
orientation nouvelle. Le symbolisme,mal compris,
a laiss des traces profondesdans les dernires
oeuvres d'Emile Zola et l'ondcouvrira peut-tre
4PROMENADES UTTHAmns
un jour que c'est lui qui en a tent la ralisationla plus large et aussi la plus inquitante.
Mais nous voil fort loin de Moras qui, teintce premier feu de polmiques, retourna ses tu-des et ne ralisa plus rien avant d'avoir abjurl'esthtique du Plerin passionn, avant d'avoirenfin dcouvert Ronsard, Malherbe et Racine qu'ilrconc.I,a dans les Stances et dans Iphignie. S'ilreste quelque chose de lui, et la supposition con-traire semblerait bien injurieuse sesadmirateurs,c'est dans les Stances qu'il faut le chercher. Il y al vraiment quelques morceaux qui, quoique unpeu brefs, un peu trop serrs, donnent l'impres-sion du dfinitif. C'est au dclin prcoce de sa viequ'il chanta de la voix la plus ferme, encore quela plus dsabuse
Quand reviendra l'automne avec les feuilles mortesQui couvriront l'tang du moulin ruin;Quand le vent remplira le trou bant des portesEt l'inutile espace o la meule a tourn;Je veux aller encor m'asseoir sur cette borneContre le mur tiss d'un vieux lierre vermeil,Et regarder longtemps, dans l'eau glace et morne,S'teindre mon image et le ple soleil,
Aprs cela, il n'y a plus que la mort. JI l'alten.dait, elle l'atteignit, et plus d'une semaine ils seregardrent face face, sans que ses paupires eus-
JEAN MORAS 41
sent trembl un instant. Irrit de la lenteur des
jours et du dlai, il s'entretenait avec ses amis, r-
citait des vers de Ronsard, regardait le ciel ple et
les arbres sans feuilles,sr que sa mmoire surna-
nagerait au fleuve d'oubli ,n'ayant pas d'autre esp-rance et aucun regret de sa vie, dont les dernires
annes lui avaient t amres. C'est peut-tre le
plus beau spectacle qu'il ait donn, son plus beau
pome, et le plus digne de sa race, dernier des
Homrides. Comme il avait sauv le symbolisme sa naissance en lui trouvant un nom digne de
lui, il en sauvait la mmoire, compromise dans les
aventures de mysticisme, par l'exemple philoso-
phique de sa mort.C'est ce moment l que la position littraire
de Moras fut le plus inconteste; il y eut un con-
cert d'exaltations dont la musique n'est pas encore
retombe des sons, comme des tincelles de feu
d'artifice, flottent encore dans l'air et le moment
n'est peut-tre pas encore venu d'un jugement d-
finitif. Cela importe peu d'ailleurs, le but de ces
Souvenirs et la manire de leur auteur tant beau-
coup plus de faire connatre les choses que de les
apprcier, doctoralement. Tout jugement littraire
est revisable et d'abord celui des contemporains,
suspect de prventions amicales ou d'inimitis
personnelles. Il est bon tout de mme qu' d-
faut de sentence ceux qui ont un peu vcu dans
4j ritOMENApES LlfTJSnAIKS
l'atmosphre d'un crivain apportent sur l'uvreet sur l'homme leur tmoignage. Tmoignage*c'est prcisment le titre qu'a donn ses tui.de littrature contemporaine un nouveau et ingrnieux critique, M. Marcel Coulon. On y trouveraun chapitre fort document, un peu enthousiaste
peut-tre, mais qui reprsente bien l'opinion quel'on a pu se faire de Moras quand on l'a beau-
coup frquent et connu par ses conversationsautant que par ses livres. Sous la confusion desrsultats il y eut en lui une remarquable unitd'efforts, un sens certain de la continuit.Trs peusoumise l'inspiration, beaucoup moins domine
qu'il n'est ordinaire, par l'ide de la femme et de
l'amour, la posie de Moras rappelle plus qu'au-cune autre celle des grands artistes volontaires etlettrs du xvi* sicle, JI n'tait pas de ceux qui sefient leurs dons naturels pour exprimer leurssentiments selon l'esthtique la mode et s'iltrouva un jour l'instrument parfait qu'ils rcla-
maient ce fut aprs avoir essay tous les autres eten avoir vrifi Je? sons et les cordes. Il y eut en luidu du Bellay, son amour d'une langue pure aussibien que renouvele en fait foi, mais il ne sut pastoujours vaincre les incertitudes d'un verbe mo-del sur trop de formes et tels de ses pomes du
Plerin pQ9$ionn rappellent plutt les pastiches deClotilde de Surville que }a langue de la Pliade, Il
JEANMORAS 4.3
y a un mauvais Moras, qui semble un mosasteempruntant ses petits cubes colors tous les si-cles et toutes les manires avec plus de souci del'elfet que du got. Quand il se mit en tte d'treparfait, et il y russit, il tait arriv Malherbeet mme Racine et c'est l qu'il s'arrta lesStances sont la dernire tape d'un long voyage.
Pour tout cela, Moras, est un phnomne uni-que dans l'histoire de la posie moderne spontaneet improvise, et si les potes sont toujours desphnomnes, les phnomnes uniques sont jasgezrares pour qu'on ne les oublie pas.
DE BAJU A REN GHIL
M. Brunetire est le seul critique franais qui
prit la peine, dans un petit article de la Revuedes
Deux Mondes, de discuter la doctrine littraire d'A-
natole Baju. Cela fit plus d'honneur son bon vou-
loir qu' sa perspicacit, car Baju, cet Anatole (si
Baju!), comme s'exprimait M. Laurent Tailhade,
tait trop pauvre pour en acqurir aucune la
foire aux ides. Pendant sa trop courte vie publi-
que, il rdigea tous les mois, en langage anodin,
une chronique o l'on voit bien qu'il vitupre quel-
que chose, sans que l'on sache exactement quoi.Dans la mesure que son journal prosprait cepen-
dant, il se sentit plus enclin aux formeslaudatives,
si bien que l'motion dont il tait plein lui dicta
cette formule originale et dfinitive Le progrsest lent, mais ternel. J'augure qu'il songeait au
Dcadent, car tel est le titre du petit journal heb-
domadaire qu'il avait fond, on n'a jamais bien su
pourquoi, peut-tre pour obir son obscure et
nigmatique destine, le 10 avril 1886. La vie pu-
blique d'Anatole Baju fut sans clat; il en estde
DS BAJUA RKN2GIIIL 45
mme de sa vie prive, dont la modestiefait tout
le charme. Je n'en connais pas l'histoire,mais seu-
lement la lgende. On dit qu'ilfut instituteur, et
je le croirais volontiersau manque de culture
fon-
damentale que dclent sescrits. Mais on dit
aussi qu'il tait piqueurde meules, et ceci me tou-
cherait beaucoup plus, car c'estun mtier pour
lequel j'ai toujourseu beaucoup d'estime. C'est
l'ouvrier, une manire d'artiste,en son genre, qui
rhabille les meules, qui leur refait cevtement de
rugosits prcises entre lesquellesle grain de bl,
happ, s'arrte, se dpouille, puiss'crase. Baju
n'apporta pas dansles lettres le doigt du piqueur
de meules. La plume sans douteoscillait dans ses
mains bleuies par les tincelles- d'acier,habitues
au lourd marteau deux pointes. Il n'ya que lui
qui ait pu crire sans rire, parlantd'Adam au para-
dis terrestre
Les roses, il avait un faible pour les roses 1
Les parfums qu'manaient leurscorolles mi-closes
L'attrayaient. Et quand lesfroides journes d'automne
Revenaient, amenant la sombreur monotone,Il pleurait, demandant l'immarcescion
des fleurs.
Dieu, plus commode alors, fut touchde ses pleurs.
Mais Anatole Baju ne riait jamais.Il s'tait fait
imprimeur pour rnoverla littrature franaise par
le dcadisme, et rien ne pouvait le distrairede son
PROMBfUbS LlTtiRAIftS
oeuvre. Qui dira les mystres de cette vocation sau-grenue ?q
Cet tre singulier n'en russit pas moins mettresur pied une petite gazette qui fut un temps, aumilieu des rises, le seul et vridique organe de lanouvelle tendance littraire. Au vingt-cinquimenumro du Dcadent, presque tous y crivaient;qui avaient ou devaient se faire Un nom symbolisteC'est le moment ou les deuxpithtes luttent poufla suprmatie. Moras lui-mme abdique celle qu'ila cre et se rallie au Dcadent, avec Mallarm,Verlaine, Laforgue, Gustave Kahn, Ren Ghil,Jean Lorrain, Stuart Merrill et le vieux Barbeyd'Aurevilly, qu'on retrouve partout o pleuvintles injures des sots et des lches. Il y publia un deses plus beaux pomes, la Haine du Soleil; Ver-laine, sa fameuse ballad, Sapho; Mallarm, unde ses pomes les plus ariens, cet Eventail, tant dfois reproduit depuis. Ce fut l'apoge. Puis le Dca-dent, pour obir sans doute la loi incluse dansson nom, dclina et mourut sous la forme suprmed'une petite revue bi-mensuelle. C'est que desconcurrents rdoutables avaient t suscits par sonsuccs mme. La Dcadence avait essay de luiprendre son titre, sous lequel, ironie 1 Baju se vitbafou, trait d'illettr et d'intrus.
La Vogue vmt achever le dsarroi du rhabilleurde meules. Il ne lui resta de fidles que Laurent
DS BAJU A. REN GHIt 4?
Tailhde et Ernest Raynaud, qui profitrent d'ail-
leurs de sa candeur pour lui faire imprimer d'ex-
tfordinires pomes qu'ils attribuaient tantt
Rimbaud, le disparu, tantt, qui le croirait? au
gnral Boulanger, dont ils imaginrent un Sonnet
nuptial qui gaya un instant cette lamentable ago-nie. Aprs avoir connu la gloire et ses revers,
Bai, comme un exemple historique, disparut, et
on n'a plus jamais entendu parler de lui. Cet homme,
dont le nom restera associ un curieux chapitrede l'volution littraire, mriterait peut-tre une
plus longue tude que celle que je suis dispos
lui consacrer. Le mystre d sa vocation compor-ttait aussi plus d'un enseignement. L'on y ver-
rait la force sur une me franaise ingnue., d'une
bonne nouvelle littraire mal comprise, mais pro-fondment sentie. On dit que la voix qui suscita
cet obscur saint Paul fut entendue par Baju,un jour qu'il lisait un article de journal intitul
Dcadence >>,et quey laissant aussitt son mtier,il partit, esclave de son hallucination, dcid rno-
ver le monde des sonnets et celui des symboles.deux qui ont propag cette lgende n'en ont pasvu la grandeur exemplaire. Qu'il y ait lgende,mme ironique, autour de Baju, cela montre bien
que l'homme$ en dehors de tout talent littraire,valait quelque chose, beaucoup plus probablement
que ceux que l'envie et la jalousie ligurent contre
4' PROMENADES LITTRAIRES
lui et qui accomplirent, moins bien, une besognede ralliement, devenue moins ingrate. M. Ernest
Raynaud, le pote des Cornes du faune et de
l'Apothose de Moras, est, parat-il, l'homme
d'aujourd'hui qui pourrait dire le dernier mot,s'il y en a un, sur l'me innocente et croyanted'Anatole Baju.
Vers la mme poque, lass du Dcadent, de laDcadence et des autres petits journaux o il avaitmanifest un talent assez sr de lui-mme, impa-tient surtout de conduire un orchestre, M. RenGhil fonda les Ecrits pour l'art, publia le Traitdu verbe et ordonna le Groupe symbolique et ins-trumentiste. Ces diverses activits devaient tre
pour le monde littraire une source de joies peucommunes. Mallarm crut retrouver dans le Traitdu verbe quelques-unes de ses ides sur l'indpen-dance du vers, considr comme un mot uniqueet nouveau, form de vocables qui perdent, ainsi
associs, leur sens originel, telles des couleursassembles et fondues deviennent paysage, ou fleur,ou visage. Il voulut donc bien, condescendance uni-
que, rdiger pour cet vangile dont il ne certifiait
pas tous les versets, une prface que, pour s'loi-
gner davantage de la manire vulgaire, il appela Avant-dire . Du jour au lendemain, M. RenGhil fut clbre dans les cnacles,et je ne sais quelsrestes lumineux de rayons flottent encore autour
iili SA-'U A JlEN I,I]1I. ijjj
4
de sa tte, car aprs avoir t le disciple de Mallar-
m, il en devint comme le rival, et sut, ce que Mal-larm mme n'avait pu faire, grouper autour de sadoctrine presque tous les poles de ce temps quiavaient une destine et qui l'ont ralise. Ghil, un
moment, fut le matre de Henri de Rgnier, de
Verhaeren, Viel-Griffin, Stuart Merrill. Je ne dirai
presque rien de la doctrine, d'ailleurs dfunte, deRen Ghil et peu de chose de sa, manire, qui. enest l'illustration.
La doctrine veut tre une explication mthodiquedu vers de Baudelaire. Les parfums, les couleurset les sons se rpondent, oui, mais il fautcompren-dre cela selon le sentiment et non pas selon la science.
Or, le sentiment, comme l'a fort bien montr le phi-
losophe Th. Ribot, est ce qu'il y a de plus profonden nous et de plus personnel.Les concordances entreun son et une couleur ne sont pas des rapports fixes,mais des impressions individuelles, et chacun,
quand il les unit, le fait sa guise et cette guiseest infiniment variable. Une potique base surdes concordances aussi fugaces ne peut tre priselongtemps au srieux. D'ailleurs, dans les vers m-mes de Ren Ghill, il est difficile de jouir d'uneharmonie qui, thoriquement, devrait tre merveil-leuse. Il comptait que par ses pomes l'hallucina-tion de l'oeil voquerait des couleurs, mesure queles sons frapperaient l'oreille. J'ai le regret de lui
50 PROMENADES LITTERAIRE
dire que tout reste noir, que le rugueux agence-ment de ses mots n'voque rien du tout. M. Ghiln'a pas os compter sur l'hallucination de l'odorat.C'est une faiblesse. Ils ne sont pas trs rares ceux
qui, en entendant nommer un parfum connu, le
peroivent et sont mme quelque temps poursuivispar son odeur. Un autre pote, M. P.-N. Roinard,
plus confiant dans la sensation que dans l'hallucina-
tion,entreprit, quelques annes plus tard,de ralisertotalement le vers de Baudelaire, et il nous donnaau Thtre d'art une reprsentation du Cantiquedes cantiques o la mlodie des vers, la couleurdes dcors et l'odeur des parfums, vaporiss foi-son dans la salle, devaient provoquer une concor-dance parfaite. Malheureusement les lvres dubien-aim (labia ejus lilia) distillrent une telle abon-dance de lilas blanc que nos sens en furent troubls.
N'importe, c'taient de nobles amusements, deceux qui laissent un beau souvenir. C'est ce quenous donna de plus douxlathorie instrumentiste,
qui, d'autre part, ne fut pas absolument vaine,encore qu'elle ait surtout servi striliser, mtal-liser le talent naturel de M. Ren Ghil.
LesEcrits pour l'art avaient mis en lumire lesnoms que j'ai cits et qui sont aujourd'hui parmiles gloires certaines de la posie franaise. A vrai
dire, ces potes n'taient plus tout fait mconnus.Tous avaient publi le volume de vers qui n'a
DE BAJU A RKNB GHIL 5l
point pass inaperu et tous y montraient le
caractre et l'originalit que les annes. devaientaccentuer si fortement. Le plus navement instru-mentiste, si on peut appeler ainsi ce sens de l'alli-tration qui ne manque presque aucun pote an-glais, c'tait Stuart Merrill. D'instinct, il runissaitdans ses sonnets des Gammes les sonorits qui luisemblaient le mieux assorties au ton gnral dusujet trait et son expression symbolique. Lesmots nouveaux rajeunissent les ides anciennes etquelquefois les renouvellent un peu. L'instrumenta-tion, en ce qu'elle a de clair, n'est pas tout faitl'harmonie imitative et ne se confond pas avecl'alli-tration, mais ces trois procds, qui partent dumme principe musical, aboutissent en somme auxmmes effets matriels. Il me semble qu'ils proc-dent assez nettement de la musique dominante l'poque de leur cration ou de leur emploi. L'ins-trumentation symboliste, telle qu'on la peroitmme dans les vers des potes qui nirent l'colede M. Ghil, a quelque chose dewagnrien,au moinsdans l'intention. Chaque fois que l'on fait des versde musique et non des vers d'ides, on se rattache la musique en vogue. Est-ce que le fameux versde Saint-Lambert Et la foudre en grondantroule dans l'tendue , ne pourrait pas tre unthme de Gluck? Il y a du ronron de la musiqueitalienne dans cette allitration de Sainte-Beuve
6j PROUENADKS LITTRAIRES
Sorrente m'a rendu mon doux rve odorant.
Voyez combien, tout de mme, est diffrente, parladiffrence des musiques, la phrase de StuartMerrill
Et le rire, et le rire, -et le rire des brises 1
Le pote qui venait ainsi jouer avecla langue
franaise arrivait de loin, de New-York; et si l'on
s'tonne qu'un tranger soit si familier avecnotre
langue et plus matre d'elle que nous-mmes,c'est
qu'il eut depuis l'enfance une ducation toutefran-
aise et qu'il naquit l.bas dans l'amour dela
France et de ses ides. Il faut noter propos de
Merrill et de Viel-Griffin, son compatriote, la part
que des trangers ont prise la formationet l'-
volution du symbolisme. Ils sont accourusde tous
les points de l'horizon ceux-ci d'occident,Moras
de Grce, Verhaeren des Flandres, et tous ont
apport avec eux quelque ferment potique, quelqueodeur spciale dont l'atmosphre littraire
s'est
imprgne. La part de Stuart Merril,ce fut
une manire grave de jouer avec les mots, uns-
rieux o l'on sentait un dtachement de tout. Puis,
son me s'agrandissant peu peu, il a fait redire
son vers toujours sonore les confidences reues
des paysages, des rves et des lgendes jusqu'ce
ce qu'une voix plus mue, sortie enfin dufond de
lui-mme, nous fit participer la noblesse des dou-
KBAJUA RENGHIL 53
leurs consenties. Et son vers toujours trs pur,
mais quelquefois un peu prcieux, a trouvenfin la
simplicit riche, toujours musicale,des vrais po-
tes chez lesquels l'motion la plus profonde nefait
*pas trembler la voix ou fausser lesaccords
Les heures passent sous la pluieEt dans le bruit du vent d'hiver,Ma joie est jamais enfuieSur l'aile des oiseaux d'hier.
Il y a vingt ans de discipline dans ces vers par-faits.
M. Viel-Griffin apparat, malgr l'origine, en
contraste vident avec Stuart Merrill. Il n'a jamais
aim les mots pour eux-mmes,pour les caprices de
leurs arabesques musicales, et on se demande vrai-
ment ce qu'il venait faire en un groupement de
potes proccups d'abord d'artverbal. Mais il n'est
pas bien sr qu'il en ait fait partie,mme tempo-
rairement pourtant, il a collabor aux Ecrits pour
l'art. C'tait d'ailleurs l'homme le plus impatient
du joug, celui qui se vantait de n'avoir jamaisimit
personne, fier de l'originalit de sa penseindivi-
dualiste et de son vers aux harmonies lentes et rel-
lement nouvelles. Sa posie est une femme voile,
mais pas assez pour qu'on ne puisse admirerles
traits de son visage et se rendre compte qu'onne
54 PROMENADES LITTERAIRES
l'a pas encore rencontre. Elle ne participera ni auxdanses,ni aux jeux trop bruyants,mais elle les con-
templera volontiers d'un air souriant et grave. Elle
mdite, elle se plat aux douces promenades soli-taires et rve de longs pomes aux rythmes singu-liers et mystrieux comme elle-mme. M. Viel-Griffin est le matre du vers libre qui allonge ou r-duit le vieil alexandrin selon le dessein de la penseet sait attnuer propos ou supprimer les vieuxgrelots de la rime, afin que, pareille la vie mme,la phrase chante,pleureou se taise et meure dans lesilence. Mieux que l'autre, le vers libre sait dire les
pauses et les lassitudes. Cela n'empche que la po-sie de Viel-Griffin ne respire une vritable nergieet qu'elle ne soit varie comme la vie mme, dontelle a voulu exprimer toutes les nuances et tous lessecrets et tous les rves. Son dernier recueil, Plusloin, est fait d'amertume c'est celui peut-tre au-quel je participe le plus pleinement. L'me y crie.Il est un peu honteux pour nous que Viel-Griffinne soit pas mieux lu, mieux aim. Mais demain estfait pour lui. Je le crois, son uvre est en train dedevenir son tour une des pierres de touche desesprits dlicats.
Emile Verhaeren est un gnie plus rustique, bienque l'apparence de ce Flamand soit plutt frle ettimide. Quand il fut de gr ou de force enrl dansla phalange de M. Ren Ghil, il avait dj publi
DS BAJU A REN GHIL 55
les Flamandes, il prparait les Flambeaux noirs,
qu'ont suivis de nombreux recueils aux titres sou-
vent symboliques et singuliers les Villes tentacu-
laires, les Apparus dans mes chemins. Verhaeren
est l'homme de toutes les audaces de langue et de
pense il ne lui a manqu qu'un gotun peu plus
sr pour tre le grand pote denotre poque. On
se dit quelquefois Ah s'il tait n Compigneou Sen'lis Mais c'est en vain. Il vient d'Anvers
et sa nature indpendante a mal su se plier nos
strictes disciplines syntaxiques. Laissons cela. Aussi
bien, Verhaeren est aujourd'hui, pour l'Europe,ce-lui qui reprsente l'art dans la posie et
dans l'ima-
gination franaises. Peu de personness'en doutent
surle boulevard,mais c'est ainsi. Avec Maeterlinck,
il tmoigne plus haut que tout autre pour la France
l'tranger. Ne pas l'admirer, ce serait renier
une partie de notre rayonnement; mais qui s'avi-
serait de ne pas admirer Verhaeren? C'est le sen-
timent qu'il inspire tout d'abord, en dpit de ses
manquements, qui ouvre ses livres. Une vie fou-
gueuse, criante, s'y dmne. Vues par lui,dites par
lui, les choses,les moindres, vont prendre des attitu-
des d'pope o apparaissent, forces tumultueuses,
des foules humaines puissamment bestiales. Tout
prend dans ses vers un aspect nouveau, trange
et fantastique. On y devient hallucin. Les fleurs y
sont des soleils, les herbes, des arbres, et les ar-
56 PROMENADES LlTTnAlRS
bres, dmesurs, escaladent le ciel. S'il y avait des
montagnes dansles Flandres,jusqu'o ne serait pasmonte la posie de Verhaeren? Cet homme terri-ble a crit aussi de douces choses, comme les Pau*vres, car il y a aussi en lui une me ingnue, por-te la tendresse humaine,auxbeaux rves sociaux.Verhaeren est* en somme, le seul pote que l'on
puisse sans ridicule, ni pour lui, ni pour nous, aumoins selon quelques-uns de ses dons, confronteravec Victor Hugo.
Et nous voici arrivs au dernier des clbres
compagnons de M.Ren GhIjHenri de Rgnier.Il est trop connu pour que je prtende dcouvrirun trait nouveau dans sa physionomie, que l'on
pense au pote, au romancier, l'essayiste^ au cri-
tique dramatique. Je dirai seulement que si Ver-hereh reprsente la posie franaise l'tranger,c'est lui qui la symbolise en France dans ce qu'ellea de plus pur et de plus traditionnel. Son passagepar le vers libre n'a fait qu'assouplir sa manirenaturellement dlicate, et mme j'entendais reem*ment l'homme qui connat peut-tre le mieux la
posie contemporaine me dire que le vers libreavait pris entre ses mains une valeur particulireet peut-tre la plus haute. II est certain que si lvers libre pouvait s'acclimater dfinitivement enFrance, on le devrait cet excellent jardinier. Des
jeunes gens, Georges Duhamel, Charles Vildrac,
DE BAJU A' MN& OHIL5y
pour citer les derniers venus,continuent l'expriencedlicate, aprs bien d'autres, auxquels je m'arr-terai dans un prochain article, autant que me lepermettra l'indiffrence du public pour ces ques-tions thoriques. Il a peut-tre raison. Je vais fairecomme lui et relire dans les Ecrits pour l'art, pourme reposer de ces vains jugements,les Mains belleset justes d'Henri de Rgnier,en les comparant auxMains de Verlaine dans Sagesse et aux Mains deGermain Nouveau, le bon pote qu'on vient deredcouvrir et qui voudrait se cacher sous le nomd'Humilia. Cependant, cela ne m'expliquera pas ceque faisait Henri de Rgnier, en 1887, l'cole deRen (ihih Je ne le saurai peut-tre jamais, ni luinon plus.
LA VOGUE
iEn 1890, au cours d'une polmique trs vive
entre moi et Henry Fouquier, journaliste abondant
et redoutable, j'avais voqu, l'appui d'ides par-ticulires, le nom de Jules Laforgue. Jules Lafar-
gue, que j'ignore , avait rpondu cet homme un
peu trop fier de son ignorance, mais qui m'en
crasa. Cela fit rire quelques-uns mes dpens;cela en fit rire quelques autres aux dpens de mon
heureux adversaire, heureux puisqu'il russit me
faire rvoquer, ce qui arrive rarement aux appren-tis bibliothcaires, et c'est ce quej'tais. Ce ne fut
pas, bien entendu, propos de Jules Laforgue,mais c'est tout ce que j'ai retenu de l'aventure. La
rponse de Henry Fouquier serait toujours bonne,car la rputation de Laforgue n'a gure largi soncercle d'action. Il est mort au moment mme o
il allait atteindre la gloire, et quand on meurt si
mal propos, la gloire,dpite comme une femme,vous le pardonne rarement. Je ne veux pas dire,que l'uvre de Laforgue soit tout fait mconnue.Elle a ses amis, qui sont des fidles et des fervents,
LA VOGUE 59
rLaforgue n'est pas aim demi. Je veux dire quetous ceux qui pourraient jouir de sa pense ne la
h connaissent pas encore, et c'est pour venir leur
tsecours que je le mets dans ces souvenirs, quoique
lje ne l'aie pas connu. Il a vcu si peu de temps, et
j presque toujours si loin de Paris 1C'est la Vogue qui le rvla et qui le montra d'un
4 coup presque tout entier, sous les espces du poteet sous celles du prosateur, en moins d'une anne,l'an 1886. L'anne suivante, il crivait sa sur,
1 au mois de juin Il y a longtemps que tu ne saisplus rien de mes affaires littraires. Ce serait troplong dtailler, mais sache d'un mot que j'ai ledroit d'tre fier; il n'y a pas. un littrateur de magnration qui on promette pareil avenir. Tu doispenser qu'il n'y a pas beaucoup de littrateurs quis'entendent dire . Vous avez du gnie. Un moisplus tard il tait mort. Il y a des exemples d'unecarrire aussi brve, il n'y en a pas d'une appari-tion la fois aussi rapide et aussi clatante. Ses amisavaient raison le gnie fleurit dans les moindrescrits de Jules Laforgue, si le gnie, au lieu d'treune longue patience, se marque par l'originalit del'esprit. A la vrit, il y a peut-tre des gnies dedeux sortes l'un tout spontan, l'autre plus lentet plus perfectible; mais peut-tre aussi que desnatures comme celle de Jules Laforgue, qui parti-cipent des deux autres, on n'a jamais vu la pleine
60 PROMENADES LlTT^RAmiS
mesure, lies qu'elles sont un tatmaladif qui
arrte brusquement leur panouissement.Aussi
bien il ne s'agit pas de juger Laforgue sur ce qu'ilserait devenu, mais sur ce qu'il fut il fut le gniede l'ingnuit ironique. Deux tendances luttaient
en lui l'amour de la vie et le mpris de la vie. Il
savait,unge oon ne rflchit gure ces choses,
que la vie n'est rien et qu'elle est tout, qu'elleest
absurde et magnifique, que son infini est contenu
dans une matire grise et dans un tissu muqueux
qui portent en eux-mmes leurnant. Ce ne sont
pas ses expressions, c'en est l'essentielet le pitto-
resque impitoyable et gouailleur.Nul ne fut plus
tendre que Laforgue et nul n'analysa plus dsesp-
rment les sentiments qui le consolaient d'tre trop
intelligent et de voir et d'entendre,au del descho-
ses, ce qui prouve leur inconsistance.C'est ainsi
qu'il voyait constamment lamort travers la vie,
qu'il entendait le rle dansle rire
Il rit d'oiseaux, le pin dopt mon cercueil viendra 1
L'ironie est une clairvoyance. C'est pourquoi elle
ne semble jamais prendre rientout fait au s-
rieux, car ce qui a une face triste a uneface comi-
que, et c'est dans le mlangedes deux sensations
qu'elle trouve sesteintes troubles. Il faut beaucoup
de got pour doserles deux couleurs, et plus de
LA VOGUJK 6l
dtachement encore que n'en avait Laforgue. Aussi
son ironie a-t-elle toujours inclin vers la mlanco-
lie, surtout quand il pensait lui-mme, et il n'eut
gure le temps de penser autre chose. Comme les
potes, les enfants et les femmes, c'est le meilleur
de l'humanit, il croyait que le monde, cr pourlui seul, nevivait que pour lui, destin de toute
ternit ses sentiments et son intelligence.Ceci est plus visible dans Jules Laforgue que dans
tout autre; parce que, clair tout coup par ses
facults ironiques, il se mettait rire de lui-mme
et de ses belles imaginations. Sans en avoir l'air,sur un ton mme de gavroche l'occasion, il phi-
losopha perdument; tout lui est sujet mtaphy-
sique, mais sans que jamais il perde pied,toujoursramen vers les choses sensibles par le poids de
son ironie, pourtant bien lgre et la fuse quimontait vers les^ toiles retombe terre et clate
en blague. Pendant qu'il raille les choses qui lui
sont l plus chres, sa bouche, parfois, se crispe
pour un sanglot; on croit qu'il va pleurer c'est
un sourire sarcastique qui achve le dessin.
Comme versificateur, il a, selon moi, un grand
mrite, c'est d'avoir, mieux que Verlaine encore,
disloqu la roideur du vers parnassien, d'avoir
fait qu'il se modle sur la pense, au lieu que la
pense s'enroule son fil de fer, d'avoir rduit la
rime une assonance, une intention, rien. Se
62PROMENADES LITTHAIRKS
moquer du ciel et de la terre, railler l'infini lescosmogonies et les destines, et rvrer la rime ri-che Il n'tait pas de ceux-l. Ses vers sans douteapparaissent fort ngligs; mon il sait jouir deceux qui sont au contraire en tenue degala,commede belles et honntes mondaines; mais qu'ils sontcharmants, les autres, dans leur simplicit si rare 1J'ai toujours retenu entre tous ses pomes une des-nombreuses petites pices qu'il a intitules Di-manches et o il notait la mlancolie des jours defte. Cela donne une ide assez exacte de sa ma-nire, encore qu'elle ne soit peut-tre qu' l'tatd'esquisse trouve dans ses papiers. La voici
Le ciel pleut sans but, sans que rien l'meuve,Il pleut, il pleut, bergre, sur le fleuve.Le fleuve a son repos dominicalPas un chaland, en amont, en aval.
Les vpres carillonnent sur la ville.Les berges sont dsertes, sans idylles.Passe un pensionnat ( pauvres chairs)Plusieurs ont dj leurs manchons d'hiver.Une qui n'a pas ni manchon ni fourrures;Fait, tout en gris, une pauvre figure.Et la voil qui s'chappe des rangsEt court O, mon Dieu, qu'est-ce qu'il lui prend ?REt va se jeter dans le fleuve.Pas un batelier, pas un chien de Terre-Neuve t
LA VOGUE 63
Le crpuscule vient le petit portAllume ses feux. (Ah 1connu l'dcor 1)
La pluie continue mouiller le fleuve,Le ciel pleut sans but, sans que rien l'meuve.
a a l'air d'une parodie. Toute la posie de
Laforgue est cela la parodie de sa sensibilit pro-fonde. Ironie, parodie jusqu'en ses notes de carnet
Le bonheur est une convention, comme le sys-tme des poids et mesures. Ou bien Les fem-
mes me font souvent l'effet de bbs, de bbs
importants, monstrueusement dvelopps. Ou
encore Une femme aime qui a la consolation
et la distraction d'une magnifique chevelure soi-
gner est par cela mme moins encombrante dans
notre vie. Toutes ne sont pas de ce ton. Quelques-unes sont de pures inspirations d'amour, car l'a-
mour, toucha cet ironiste, et un Laforgue allait
renatre, peut-tre diffrent d'avoir mieux connu la
vie, quand il mourut. Il avait vingt-sept ans.
Il faut tenir compte de cela devant ses vers
esthtiquement imparfaits, il faut bien le recon-
natre devant ses contes, ses Moralits lgen-
daires, ses essais de tout genre. Que les Moralits.racontent l'histoire de Pan et la Syrinx, de Perse
et Andromde, celle d'Hamlet, ou de Lohengrin,ou de Salom, elles ont ce caractre commun, l-
gendes du paganisme ou des temps bibliques ou
64 PROHENADIS LITlillAIRES
chrtiens, de parodies transcendantes et anachro-
niques. Les unes comme les autres ont pour thmemoins le rcit traditionnel que la sensibilit mmede Laforgue, aux prises avec de fabuleux vne-ments parmi lesquels elle se trouve parfaitement l'aise. C'est difficile expliquer sans exemples, etcomment n'en donner que de partiels qui augmen-teraient, plutt que de les. illuminer, les tnbresde ces conceptions folles, pourtant si sduisantes?C'est de Laforgue que l'on peut dire coup sr,comme on l'a dit de Meredith Il conoit, il voit,il pense, il crit en Laforgue. Dire qu'Andromdeappelle le Dragon Monstre et qu'il lui rpond:Bb! A quoi bon? Faire hausser les paules ?
Pourtant quand on sait un peu le Laforgue, onne tarde pas trouver cela trs raisonnable. Carrflchissons bien, la parodie et l'anachronismesont peut-tre les formes qui conviennent le mieux l'incertaine Histoire. J'ai un exemplaire presquegothique avec figures sur bois de l'Histoire de lanoble cit de Troie la Grande o on lit des chosescomme Jupiter, ayant desconfit Apollo et occis
Esculapus qui combattait contre le basilic, s'en re-tourna en Crte grand gloire et triomphe, o iltrouva Neptune et Pluto, ses frres, et Juno, sa
sur, qui lui firent grand chire. Y demeura un
espace de temps bien son plaisir, conversant fa-
milirement avec la belle Juno, de laquelle tantt
LA VOGUS 65
5
il devint amoureux. Et l'image explicative nousmontre Jupiter, en galant du quinzime sicle, et
Juno, en longue robe, se donnant la main par-de-vant le prestre du temple de Cyble , qui, mitreen tte, les unit. Tout fait le mariage de la Vier-
ge, selon Prugin ou Raphal. Parodie et ana-chronisme. S'il y avait de l'esprit, de la fantaisie,du style et de la philosophie, on penserait aux
Moralits, o Laforgue, par subtilit, retrouvel'tat d'esprit o la navet et l'ignorance avaientmis le vieux chroniqueur. Et puis n'est-il pas per-mis de jouer avec ces vieilles lgendes? Et puisqu'est-ce que l'anachronisme ? Notre science est-elle sre d'elle-mme. Il me suffit, pour ma part,que les sentiments soient humains, c'est--dire detous les sicles. Les histoires les plus vraies seront
toujours celles qui se passent au temps o les b-tes parlaient. Les Moralits lgendaires de Lafor-
gue se passent au temps de l'ternel fminin, au
temps de l'ternel sanglot.Si Gustave Kahn ne fut pas le premier directeur
de l Vogue, il en fut le crateur vritable, luidonna sa forme1* pittoresque, l'inspira, la soutint
jusqu' la fin de sa brve et mmorable carrire.A un rcent banquet littraire offert au plus char-mant des potes de la seconde gnration symbo-liste, Paul Fort, l'auteur des merveilleuses bal-lades franaises qui vont bientt tre clbres, un
5
66 PROMENADES Lm'inAIRE
autre pote, Saint-Pol-Roux, le jongleur aux m-
taphores, porta ce. toast Gustave Kahn Au
librateur du vers franais 1 Propos de' table,mais qui contient beaucoup de vrai. Je crois bien
que c'est Gustave Kahn qui pratiqua le premierle vers libre avec assiduit et en connaissance de
cause. Il y a des prcurseurs pour toutes les inven-
tions, mais elles ont aussi leurs inventeurs vri-
tables et conscients, non de hasard. Le vers libre
symboliste, trs diffrent du vers libre classique,du vers libre de La Fontaine, devait tre introduiten France par quelqu'un de cespotes d'origine an-
glaise qui en trouvaient le modle dans leur litt-rature. M. Viel-Griffin n'eut qu' se souvenir pourfaire en franais des vers libres comme il en avaitlu en anglais, et il n'y a probablement rien lui
contester sur ce point. Je ne voudrais point rveil-
ler les vieilles querelles, mais il n'en est pas moins
certain que la thorie du vers libre et aussi les
exemples les plus dcisifs appartiennent l'auteur
des Palais nomades. Gustave Kahn est une des
figures dominantes du symbolisme, et il en est
rest, avec Charles Morice, tant que dura la ferveur,le thoricien le plus cout, sinon le plus suivi,ceux qui avaient de la route faire ayant dans la
suite choisi chacun leur chemin. Sans doute, sa
dfinition confronte du vers classique et du
vers libre serait bien conteste aujourd'hui que
H LA VOQUB 1 67
Henri de Rgnier et d'autres, son imitation,ont opr une heureuse fusion entre les deuxformes, mais dans toutes les hrsies nouvel-
les, il faut d'abord des opinions violentes. Laviolence seule fait rflchir les peureux, qui sontla majorit des hommes. Appeler ddaigneusementl'ancien vers des lignes de prose coupes par desrimes rgulires , quelle irrvrence! 1 Et pourtantrien ne nous paraissait plus vrai en 1891. Mainte-
nant, nous croirions volontiers l'gale lgitimitdes deux genres. D'ailleurs, en lisant tels jolis versde Gustave Kahn, on se proccupe fort peu de
compter les syllabes ou de vrifier les rimes
Sur les jardinets dfleuris,Sur des carrousels de folioles
Un peu folles,Octobre verse ses mlancolies,
Il revt les heures jolies,Peureuses au tomber du soir,D'un mantelet d'or terni,D'un capuce de velours noir.
Les folioles dont la vie s'achveUne fois encore dansent les menuetsDmods, en leurs robes fanes;
Une rvrence encore et puis le vent.Au rythme de son fifre strident,Les emmne par la nuit et la grve,
Les folioles mi-folles.
68 PHOMBNADBS LITTRAIRES
Gustave Kahn avait pourcompagnon la VogueM. Charles Henry, savant esthticien qui donna
cette petite revue littraire une nuance d'rudition
scientifique assez rare. C'est l seulement qu'on
peuttrouverune rimpression au moins partielledes
Voyages de Monconnys, ce curieux de toutes les
connaissances, ce reprsentant au dix-septimesicle de l'esprit de recherche en tous les domai-
nes, cet homme qui rapportait aussi bien d'Orient
une recette magique que de Londres le rcit d'une
exprience digne de Pasteur ettout fait analogue
celles qui devaient essayer de dmontrer la vani-
t de la gnration spontane. La Vogue nous don-
na encore du Casanova et du Stendhal indits, les,
Illuminations de Rimbaud, toutes sortes de nou-
velles et de curiosits qui ne purent assurer son
existence, car elle mourut aux premires neiges de
l'anne mme de sa naissance, mais en laissant un
souvenir qui dure encore. Et la Vogue, c'est Gus-
tave Kahn, c'estson esprit riche et divers, ingnieux
et paresseux..11 me reste encore parler des rapports du natu-
ralisme et du symbolisme, qui furent plus troits
que l'on en croit gnralement quandon ne consi-
dre que les formes extrmes des uvresls plus
connues des deux coles. Je tenterai ensuite une
histoire des destines du Mercure de France et de
son influence de coordination. Ce n'est donc pas le
LAVOGUE 69
lieu, mais c'est le moment de noter, en vridiquehistorien de cette phase littraire, et sans autres
commentaires, que le symbolisme, si longtemps
moqu et bafou a fait quelque chemin en ces der-nires annes dans l'estime publique. En la per-sonne d'Henri de Rgnier, l'Acadmie franaise lui
vient d'ouvrir ses portes et avec lui sont entrs,
qu'on le sache bien, et Mallarm, dont il fut tou-
jours le disciple prfr et de qui il tient peut-trela solidit de son vers harmonieux, et Verlaine, dont
il a mieux qu'un autre ralis l'Art potique. On
ne peut le dtacher de ses matres et je crois qu'iln'y consentirait pas: ceux qui ont aim et admir
ne le regrettent jamais. Ainsi, avec celui de la tra-
dition la plus ancienne, je vois dans le succs dunouvel acadmicien le triomphe de la tradition la
plus rcente. Rien ne pourrait mieux lgitimer, s'ille fallait, l'opportunit de ces Souvenirs ni leurdonner une plus nette actualit.
VILLERS DE L'SLE-ADAM
Les mouvements littraires, qtiel que soit l'clat
qu'ils tirent de la posie, sont toujours domins,en France du moins, par le gnie des prosateurs. Le
lyrisme le plus complexe et le plus divers, celuimme d'un Hugo, est toujours lmentaire* II fautaux esprits d'autres patrons, la pense d'autres
formes, la, plastique d'autres moules. Le poten'est le guide que de ses pareils le prosateur seulcrit poiif tous et peut veiller les curiosits les
plus vastes et les plus difficiles. C'est lui qui, leur
insu, miie l's plus ddaigneux potes et qui jette leur sensibilit les quelques ides dont elle be-soin pour prendre tournure intellectuelle. Chateau-briand dtermina la couleur du romantisme; Vil-liers de l'Isle-Adam imposa la sienne aux premiresmanifestations symbolistes, dont il rgit encore lesderniers et les plus fidles lments. Aventure
peu prs unique la publication de ses uvres
compltes, dont les droits sont disperss, a t
rclame, presque exige ( navet des admira-
tions 1) par une sorte de ptition de la jeunesse aux
VILL1ERS DB i/lSLE-DAM 71
diteurs littraires; et il s'agit moins peut-tre d'enfaciliter la lecture, puisque tous ses livres sont dans
le commerce, que d'lever un monument l'un ds
grands prosateurs franais. Elles paratront, et pro-bablement dans le mme temps que la correspon-dance de Chateaubriand, ce qui'facilitera des rap-
prochements entre le premier et le dernier venu
des romantiques, l'heure mme ou l'on essaye de
prsenter le romantisme comme un principe d'a-
narchie. Ns de la mme race, dans la mme caste,sur le mme coin de terre, deux pas l'un de l'au-
tre, leurs destines, en apparence si diverses, ont
bien des points de contact. Villiers devait devenir,
aprs la dtresse et l'incertitude des mauvaises
annes, le restaurateur de l'idalisme littraire,comme Chateaubriand avait t celui du sentiment
religieux, l'un parti de Hegel comme l'autre de
Jean-Jacques. Je n'ai pas l'intention de juger ici
de la valeur absolue de ces deux restaurations .
Il suffit d'indiquer que si l'un nous dlivra de la
petite littrature du dix-huitime sicle, l'autre con-
tribua extrmement nous purger du naturalisme.
Et comme on put, dans la suite, tre romantiquesans participer au catholicisme, on put galementtre symboliste sans participer l'idalisme reli-
gieux dont il dcoulait; mais il tait bon de s'tre
baign dans le lac fleuri de lotus; pour ma part, jene le regretterai jamais. A vrai dire, notre ducation
7* PROMENADES LITTRAIRES
philosophique, quelques-uns, avait dj t faite
par le Schopenhauer de M. Bourdeau et celui deM. Ribot. Nous avions dj dcouvert, et avec quelleivresse, la fois que le monde tait mauvais et qu'iln'existait que relativement nous-mmes. L'uni-vers est ma reprsentation (i), la formule avaitpntr dans toutes les cervelles o il pntrequelque chose, mme dans celle de Huysmans, sin-
gulirement rebelle aux ides abstraites, et qui le
premier avait compris Vera, l'un des Contes cruels, ila plus saisissante mise en uvre de cet aphorismephilosophique.
Les Contes cruels parurent en i883. A reboursest du mois de mai de l'anne suivante; mais ilest visible que Huysmans connaissait dj Villiersavant ce volume, dont presque toutes les pagestaient anciennes; il cite Tribulat Bonhomet sousson premier titre, Claire Lenoir, la premire des Histoires moroses , insres dans la Revue deslettres et des arts. Villiers me cda ironiquement,sur la fin de sa vie, le dernier mot de ce tilre en
(i) Ceci crit, et comme si le hasard voulait vrifier mes souvenirset mes dires, je trouve, de T. de Wyzewa,un ancien numro de laRevue indpendante (dcembre 1887), citant le Temps du 7 novem-bre :
Que l'minent M. Caro avait encourag ses lves combattre,lorsque leur tour ils seraient professeurs, le pessimisme, et sur* tout les funestes doctrines qui nient la ralit du monde ext-a rieur.
VILLIERS DE I,']SLE-ADAM 'ji
1
m'avertissant qu'il n'tait pas trs heureux et n'a-
vait gure attir les lecteurs. J'ai voulu faire l'ex-
prience, et ce fut mon dtriment. De fait, ces contes et d'autres avaient paru plusieurs annes
avant la guerre, et, en i883, Villiers tait un peumoins connu qu'au temps o,compagnon de Catulle
Mends et des autres parnassiens, il frquentaitl'entresol du passage Choiseul. La vie, dans l'inter-
valle,lui avait t cruelle, au point qu'il est bien-
sant de ne pas en dire les dtails devant les indif-
frents,et un moment il disparut mme dans les
bas-fonds de la misre et dans les mtiers excen-
triques dont, revenu la lumire, il gardait un amer
souvenir. Dans ces preuves, qui avaient singuli-rement altr sa sant, son caractre, naturellement
expansif et non exempt d'une certaine jovialit bi-
zarre et grandiloquente, s'assombrit et lui prsenta-la vie sous un aspect dnu de tout espoir. Huys-mans fait bien le dpart entre les contes de purrve, analogues la Ligia d'Edgar Poe, mls
seulement de quelque fantastique, et ceux qui sont
vraiment cruels, o l'ironie, quelquefois excessive,voile mal des rvoltes contre la socit, des col-
k res contre la vie. Les succs des dernires annes,F d'ailleurs modestes et peu productifs, ne russirent
pas l'amadouer. Il sentait qu'il avait eu une des-
tine et qu'il l'avait manque. Son gnie, faute de
conditions propices, s'taitmal dvelopp, sans suite,
74 PBOM*NADS LITTRA1RBS
sans rconfort que celui qu'il trouvait dans son
imagination que les rves dus n'arrivaient pas
dcourager. Son pre tait un leveur de chimres,un chercheur de trsors, qui perdit ce travailfabuleux les dbris dj restreints de sa fortune,sans jamais trouver dans ses mains fivreuses quedes feuilles sches, comme au temps des pactesdiaboliques. Villiers l'inverse dterra quelquescoffres, qui d'abord lgers et presque fallacieux,prirent peu peu le poids et la forme de loyalesmonnaies d'or. La premire invention mmorablefut l'histoire de Claire Lenoir, le principal pisodedes prouesses du lgendaire docteur Tribulat Bon-liomet* Fils du docteur Amour Bonhomet, il est
professeur de diagnose, philanthrope et hommedu monde , spcialiste des infusoires. C'est unesinistre caricature du positivisme scientifique, ol'on reconnat quelques traits de Littr peut-tre,ou de tel savant clbre sous le second Empire. Mes ides religieuses, dit Bonhomet, se bornent cette-absurde conviction que Dieu a cr l'hommeet rciproquement. Il ne prononce pas le nomd'un savant ou d'un philosophe sans ajouter monmatre bienaim , que ce soit Spallanzani ouMachiavel. Il y a en lui du monstre et du JosephPrudhomme. Il profre La science, la vritablescience est inaccessible la piti ,et quand sa
btise> sournoisement mchante, a provoqu quel-
YILLIEHS DK t'iSLE-ADAM 7~5
que catastrophe, il se rjouit, pour peu qu'il yait
trouv augmenter ses connaissances scientifiquestoutes de l'ordre le plus baroque et le plus vain.
Claire Lenoir, qui il ne manque qu'un peu plusde lgret pour tre un ehef-d'tieuvre d'ironie et
qui pourrait bien tre l'uvre capitale de Villiers, a
t bien rsume dans le mmorable chapitre d'A
rebours-.u Sur un fond de spculations empruntesau vieil Hegel s'agitent des tres dmantibuls, un
docteur Tribulat Bonhomt, solennel et puril, une
Claire Lenoir, farce et sinistre, avec des lunettes
bleues, rondes et grandes comme des pices de cent
sous, qui couvraient ses yeux peu prs morts.
Cette nouvelle roulait sur un simple adultre et
concluait un indicible effroi, alors que Bonho^
met, dployant les pruiielles de Claire* son lit de
mort, et les pntrant avec de monstrueuses son-
des, apercevait distinctement rflchi le tableau du
mari qui brandissait au bout du bras la tte coupede l'amant, en hurlant, tel qu'un Canaque, un chant
de guerre. Huysmans apparente Claire Lenoir
aux contes d'pouvant d'Edgar Poe. Peut-tre il
faut tout de marne faire observer que Poe tire ses
effets de peur du rcit trs srieux d'une aventure
extraordinaire, mais possible, tandis que Villiers,
pour le mme but, mle ensemble l'impossibleet
le grotesque, la farce et l'invraisemblable. Dans
Edgar Poe, on admire le rcit sans prendre garde
PROMENADES LITTKRA1RKS76
au dtail, et on ne pense l'admirer qu'en arrivantau bout, tant ses parties se suivent et s'emmlentavec logique; dans Villiers, l'pisode vous retient,la phrasemme, la manire dont elle est construite:on admire au passage, et la fin, quoique attendue,est moins une satisfaction logique qu'une surprise.Ceci est d'ailleurs plus vrai de Claire Lenoir quede ses autres contes, dont beaucoup sont merveil-leusement construits, comme la Torture par l'es~
prance, qui date de ses dernires annes.Je ne suivrai pas Villiers le long de sa carrire
incertaine. Je renvoie pour cela au livre de M. de
Rougemont, qui a dit provisoirement, car il restebien des obscurits, le dernier mot sur cette vie quia ses pertes, comme le Rhne ou la Valserine.U y aencore des parties de sa vie si peu connues qu'elleslaissent supposer des excentricits beaucoup plusredoutables que celles que l'on sait; c'est dans la direc-tion de l'idalisme que se font les pires folies. Cettevie, couverte de nuages en dsordre, laisse aper-cevoir des coins de ciel clairs d'toiles. De 1870 i88o, il publie, dans des petites revues aussi pro-blmatiques que le Spectateur ou la Croix et l'F,
pe, peu prs un conte par an, gardant souventle silence pendant deux et trois ans, et cela durantles plus belles et les plus fortes annes de sa vie.Ses dbuts, pendant les dix annes prcdentes,avaient pourtant t prodigues, et la dernire p-
U.LISBS DEl'iSI.E-ADAM 77
riode le fut encore davantage. Il serait intressant
de savoir si ces silences doivent tres imputs
son caractre insouciant, des occupations serviles
ou la mauvaise organisation de la littrature, quine compta dans cette priode que de rares revues,
et peu durables.Ceux qui suivaient alors le mouvement littraire
(il y en a toujours quelques-uns) purent croire qu'la suite d'Isis, roman plus que balzacien, des His~
toires moroses dont la seconde avait t Vlntersi
gne, une des choses les plus grandement crites de
la langue franaise, aprs ses posies et ses dra-
mes, de la Rvolte enfin, cet acte saisissant queDumas, qui l'admirait, fit jouer, ceux-l donc pou-vaient croire qu'ils allaient assister au magnifiqueet logique dveloppement d'un gnie nouveau,mais la guerre brisa tout. Quand Villiers reparut,
aprs dix annes de silence peine ponctu de
quelques clats, ce fut avec un drame o il n'y a
que des intentions et des phrases et qui n'est pasune uvre. Le Nouveau monde, crit pour un con-
cours, dit par un imprimeur, renouvela la vieille
destine des livres l'dition fut achete, tout
comme au grand sicle, par un ptissier, et l'on putlire sur un sac de petits fours les rpliques de Geor-
ges Washington et de l'Homme-qui-march