Post on 15-Sep-2018
Enseigner pour faire apprendre.
Quelle place faire à l’élève ?
Viviane BOUYSSE
Inspectrice générale de l’Education nationale
Académie de Montpellier, 20 octobre 2015
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Plan du propos
1. Des modèles du fonctionnement de l’élève
2. Un modèle de l’enseignement efficace ?
3. L’activité de l’élève au coeur du problème
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Une précaution : il convient de ne pas faire dire plus qu’il ne faudrait aux « concepts », descriptifs ou explicatifs, issus de recherches. Ils n’ont pas de portée prescriptive.
Un regret : s’en tenir à une approche techniciste.
Si l’enseignement est à la fois instruction et éducation, s’il concourt à l’humanisation des élèves et à l’individuation de chacun, alors il faudrait réfléchir aussi sur une éthique de l’enseignant/ de l’enseignement, sur le sens de ce que l’on fait quand on enseigne, sur l’engagement (et comment le faire durer…) pour éviter de « faire machinalement » .
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1. Des modèles du fonctionnement de l’élève
Modèle piagétien
Accent mis sur les opérations mentales comme actions intériorisées ; penser, c’est exécuter sur le plan symbolique une action/ une transformation sur des objets.
Le problème pour l’enseignant est de faire reconstruire sur le plan symbolique ce qui a été réussi en pratique : cf. notions de reconfiguration, « secondarisation » (décontextualisation ; accès à une autre finalité : ce que l’action vise au-delà de sa mise en œuvre) chez E. Bautier
Importance de
la dialectique Réussir // Comprendre
la primauté de l’action à laquelle la conceptualisation est subordonnée chez les jeunes enfants (cf. du perçu au conçu ; du perceptif au représentatif).
Modèle dépassé par de nombreux aspects.
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1. Des modèles du fonctionnement de l’élève
Modèles issus du courant « culturaliste » (Vygotsky, Bruner) La formation de l’individu est dépendante des interactions avec
les outils matériels et symboliques inventés par l’Homme.
(critique du modèle piagétien qui néglige ces aspects)
Importance du langage, du contact avec les « œuvres ».
Importance des médiations, des interactions avec un « plus
expert » (apprendre = intérioriser, faire sien).
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1. Des modèles du fonctionnement de l’élève
Modèles issus des courants cognitivistes Apprendre = intégrer des informations nouvelles en mémoire
permanente ; d’où l’importance accordée au « cadre assimilateur », c’est-à-dire au fonctionnement du sujet.
Description empruntée à O. Houdé, Le raisonnement, PUF, 2014
Deux systèmes en conflit potentiel : des stratégies heuristiques, rapides, relativement automatiques, c’est-à-dire sans contrôle délibéré ( INNEES ou ACQUISES) // des stratégies analytiques, plus lentes, contrôlées, « attentionnelles » (APPRISES). Cf. D. Kahneman
L’arbitre : un troisième système mobilisant l’inhibition (contrôle inhibiteur). Au niveau cérébral, maturation tardive.
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1. Des modèles du fonctionnement de l’élève
Modèles issus des courants cognitivistes / suite : … « le
réchauffement de la cognition » : relations avec l’affectivité
Développement de l’intelligence perçu comme à l’interface
entre affectivité et cognition : importance des interactions
initiales entre le bébé et son environnement (accordage
affectif; co-construction des capacités d’attention dans les
situations d’attention conjointe).
Plus largement, liens entre l’émotion, l’affectivité et la
cognition (cf. Damasio) : relations entre le système limbique
(centre des émotions) et la structure impliquée dans les
fonctions exécutives (mémoire de travail, gestion de
l’attention, planification, « inhibition »).
Importance de l’expérience métacognitive et affective.
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1. Des modèles du fonctionnement de l’élève
Et la variété des « profils cognitifs » ?
Les « intelligences multiples » (H. Gardner)
Quels fondements ?... Débats très anciens sur le caractère
unidimensionnel ou multidimensionnel de l’intelligence ; pas de
résultat empirique solide étayant l’hypothèse d’une indépendance
de formes différentes de l’intelligence.
Les « visuels » et les « auditifs »
Etudes (cf. Lieury) qui mettent en évidence la très courte durée
(max. 3 s) des mémoires sensorielles ; les informations visuelles
ou auditives sont ré-élaborées sous des formes plus abstraites,
fondamentales, notamment la mémoire lexicale (morphologie des
mots) et la mémoire sémantique (sens des mots), plus la mémoire
iconique (images virtuelles, de synthèse, et non « photographies »).
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2. Un modèle de l’enseignement efficace ?
Contexte des recherches : débats sur l’efficacité comparée des approches centrées sur l’enseignement et des approches centrées sur l’élève (approches dites constructivistes).
Travaux aux USA (vaste méta-analyse) ayant mis en évidence les résultats supérieurs des modèles dits de « direct instruction », notamment pour les élèves issus de milieux défavorisés mais aussi pour les autres, moyens ou performants.
Modèles que l’on pourrait dire d’enseignement explicite et systématique qui se caractérisent par trois phases (ordre) dites « cognitive » (ou « modelage ») puis « associative » (ou « pratique dirigée ») puis « autonome » (ou « pratique autonome), la première en collectif et les deux autres en groupes ou individuellement.
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2. Un modèle de l’enseignement efficace ?
« Instruction directe » (enseignement explicite et systématique) et…
… explicitation dans l’enseignement
Faire de la clarté sur les objectifs et les procédures (lutter contre la « pédagogie invisible ») ne signifie pas nécessairement pratiquer comme dans l’instruction directe (cf. place des « démonstrations », de l’exposé des bonnes démarches vs recherches).
… enseignement traditionnel de type magistral
Ce dernier se limite en général à la transmission des contenus et à une phase d’exercisation au terme de laquelle intervient la vérification des acquis. Il ne propose pas ce qui semble faire la supériorité de l’autre modèle : la deuxième phase, avec les interactions et guidages personnalisés de l’enseignant pour favoriser l’appropriation.
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2. Un modèle de l’enseignement efficace ?
Les critiques adressées aux approches constructivistes
Toute pédagogie de découverte est coûteuse en temps ; le temps qui dure affaiblit souvent la motivation initiale.
Ces approches qui sont valables pour les « apprentissages adaptatifs », dits « naturels » (qui visent des « habiletés cognitives primaires » qui peuvent être acquises par essais et erreurs, observation – imitation de pairs…) ne le sont plus (plus autant ?) pour des apprentissages scolaires qui visent des « habiletés cognitives secondaires » (compréhension de concepts ; maîtrise de procédures, de démarches et de « connaissances conditionnelles »). Ces acquisitions supposent des efforts soutenus et un guidage expert qui permette le traitement profond exigé.
Ces approches ne sont pas réalistes compte tenu du faisceau de contraintes propres aux situations scolaires : temps contraint, programmes imposés, résultats à atteindre, groupe à gérer…
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3. L’activité de l’élève au cœur du problème
Articulation possible entre ces « connaissances » : l’activité du
sujet
Ce qu’il importe de parvenir à mobiliser, c’est l’engagement
actif de l’élève dans les processus de construction de ses
connaissances. Activité cognitive, non limitée à un « agir », non
limitée à une exécution de consignes dans des situations sans
finalité.
« Il [l’enfant] a sa part à faire dans l’acquisition de ce qu’il
reçoit. » C. Fleury, Les irremplaçables. Gallimard, 2015.
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3. L’activité de l’élève au cœur du problème
Articulation possible entre ces « connaissances » : l’activité du sujet / suite
Importance de mécanismes cognitifs clés dont la gestion suppose la coopération d’un enseignant vigilant avec l’élève :
l’attention intentionnelle et réflexive : présence à soi et à son environnement (// attention automatique…) ; classe comme « écosystème attentionnel » (Y. Citton).
Attention = ressource rare (capacités limitées)
la structuration : problématique de l’organisation en mémoire (cartes sémantiques, réseaux conceptuels, plans…) ;
le contrôle métacognitif : apprendre à appliquer / procéduraliser, apprendre à transférer ; apprendre à inhiber (transformation du statut des connaissances + constitution de séquences d’action conditionnelles) .
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3. L’activité de l’élève au cœur du problème
Illustration : zoom sur cinq processus d’apprentissage fondamentaux
Compréhension : processus d’élaboration d’une représentation mentale (d’un texte, d’un fait, d’un objet…) ; toujours fondée sur les connaissances antérieures.
Facteur favorisant (FF) : multiplicité de l’encodage
Conceptualisation : processus d’élaboration d’une connaissance - relativement stable - d’un aspect du monde appréhendé d’abord sous des formes variées. En jeu: repérer des traits communs (catégoriser), intégrer l’étiquette de la catégorie, établir des relations avec d’autres concepts.
FF : multiplicité des liens, profondeur de l’encodage
Prise de conscience : élaboration d’une représentation de quelque chose que l’on sait / sait faire (ou pas) et de son explicitation.
FF : analyse et comparaison explicites ; confrontation avec autrui
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3. L’activité de l’élève au cœur du problème
Illustration / suite
Procéduralisation : processus de transformation de ce que l’on comprend en quelque chose que l’on sait faire : phase associative de l’apprentissage, moment clé (lent et coûteux cognitivement). En jeu : établir une association entre situation et connaissance(s), associer situation et solution, créer des règles d’appariement (pour une possible automatisation).
FF : équilibre entre recherche et guidage ; travail sur situations nombreuses de transfert ; importance du temps
Automatisation : processus de transformation d’une méthode en un automatisme (quelque chose que l’on peut mettre en œuvre sans y penser, donc sans coût attentionnel).
FF : fréquence, répétition ; importance du temps
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3. L’activité de l’élève au cœur du problème
Le problème le plus résistant : faire que l’activité cognitive soit réelle pour chaque élève -----> place du « travail personnel »
Deux traditions fortes en France auxquelles on se heurte :
Le cours magistral : le groupe-classe comme sujet épistémique idéal, la « bonne » didactique vs les modalités et stratégies de diversification / différenciation. Ecole inclusive ?
Mais importance de la classe et du « faire classe » : co-production de soi et co-construction des savoirs avec d’autres.
Le travail personnel : l’affaire de chacun hors du « cours » (depuis longtemps dans le second degré ; de plus en plus fréquent en école élémentaire).
Evolutions attendues pour faire exister
l’accompagnement pédagogique.
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3. L’activité de l’élève au cœur du problème
Variation --- Flexibilité Adaptation --- Modification
Classe ; sous-groupes Elève(s) avec besoins précisés
Formules didactiques et
pédagogiques variées
Formules didactiques et
pédagogiques « sur mesure »
Niveaux d’exigence standards
(programmes)
Niveaux d’exigence
temporairement aménagés
Matériel varié Matériel varié voire adapté
Formalisation : projet personnel,
plan d’intervention
Diversification : de la variation à l’adaptation
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3. L’activité de l’élève au cœur du problème
Faire apprendre = savoir mettre en œuvre une relation d’aide
Importance d’entretiens qui se distinguent nettement du dialogue didactique traditionnel. Objectifs = permettre aux élèves de prendre de la distance, de prendre conscience de leurs succès comme de leurs échecs, d’en percevoir certaines causes pour les reproduire ou, au contraire, éviter de le faire.
Un échange qui aide est un échange qui, progressivement, conduit l’élève à ré-exercer du contrôle sur son travail, à lier effort, stratégies et résultats.
Objectif = construire, en situation scolaire, une relation de confiance et d’encouragement afin de redonner sens à l’effort de l’élève ; l’ordinaire de la classe ne doit pas être discordant par rapport aux moments d’aide.
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3. L’activité de l’élève au cœur du problème
Savoir étayer (guider)
Composantes de l’étayage (cf. Bruner pour cadre théorique précis) :
enrôlement : soutenir l’intérêt de l’élève face aux tâches scolaires ;
orientation : s’assurer que l’élève ne s’écarte pas du but ;
réduction des degrés de liberté : simplifier, prendre en charge certains aspects du travail ;
mise en évidence des caractéristiques critiques de la tâche : attirer l’attention sur des aspects particulièrement importants ;
contrôle de la frustration : éviter la démotivation ;
présentation de modèles : démontrer, détailler les étapes.
Et savoir « desétayer » : la réussite assistée n’est pas la réussite ; phase clé = réduction progressive des aides pour aboutir à la réussite autonome.
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Processus d’étayage (source : M. CRAHAY, 1999, page 330)
3. L’activité de l’élève au cœur du problème
Bruner Cognitivisme
Enrôlement ; maintien de
l’orientation vers le but
Valoriser les buts d’apprentissage
Signalisation des caractéristiques
déterminantes
Donner des indices de structuration préalable
Réduction des degrés de liberté Eviter la surcharge cognitive
Proposer des modèles à mi-chemin entre la
représentation du novice et celle de l’expert
Contrôle de la frustration Eviter les phénomènes de résignation apprise
Démonstration / Présentation de
modèles
Expliquer les quoi, pourquoi, quand et
comment des stratégies à construire
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3. L’activité de l’élève au cœur du problème
Des conditions de mise en œuvre : trois variables en jeu
La mise en groupes / L’encadrement
Les espaces de travail dans l’école ou l’établissement et
l’accès à des ressources pour apprendre
L’organisation du temps favorable (problème différent
dans le premier et le second degrés)
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Un aspect essentiel dès la fin du cycle 2 pour le « travail
personnel » : une maîtrise suffisante de son langage et de
la langue
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3. L’activité de l’élève au cœur du problème
Les dispositifs à mobiliser, actuellement en œuvre ou à venir
« Plus de maîtres que de classes » et ressources à disposition
en éducation prioritaire
Activités pédagogiques complémentaires (en primaire) –
Accompagnement personnalisé Enseignements pratiques interdisciplinaires
et aussi la « classe inversée », ….
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Pour conclure
Penser l’enseignement comme le « déploiement de stratégies cognitives ciblées sur la gestion intelligente et délibérée des contextes d’apprentissage » (M. Crahay)
Travailler avec des équipes de chercheurs ; réduire la place de l’idéologie dans les choix que l’on effectue, dans ceux que l’on offre. Faut-il des « références opposables* » et/ou des « recommandations de pratiques pédagogiques* » pour limiter - et nourrir - la « liberté pédagogique » ?
(*) : dans le monde de la médecine, règles de l’art consensuelles, formalisées en vue d’améliorer la qualité et l’efficience du système de soins. A rapporter à quatre principes : bienfaisance, non malfaisance, respect de l’autonomie, équité.
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Quelques références bibliographiques
Beautier E., Goigoux R. Difficultés d’apprentissage, processus de secondarisation
et pratiques enseignantes : une hypothèse relationnelle. Revue française de
pédagogie, N°148, 2004, pp. 89-100
Bissonnette S., Richard M., Gauthier C. Interventions pédagogiques efficaces et
réussite scolaire des élèves provenant de milieux défavorisés. Revue française de
pédagogie, N°150, 2005, pp. 87-141
Citton Y., Pour une écologie de l’attention. Seuil, 2014
Crahay M., Psychologie de l’éducation. PUF, 1999
Damasio A., L’erreur de Descartes. O. Jacob, 1995
Damasio A., L’autre moi-même : les nouvelles cartes du cerveau, de la conscience
et des émotions. O. Jacob, 2010
Houdé O., La psychologie de l’enfant. PUF, Que sais-je ? 2004
Houdé O, Le raisonnement. PUF, Que sais-je ? 2014
Lieury A., Mémoire et réussite scolaire. Dunod, 1997