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Intégration et Identité
Bouddhiste d’origine, convertie à la foi chrétienne à l’âge de 36 ans, réfugiée
politique, naturalisée française en 1989, je fais partie de ces personnes marquées par
deux cultures, deux traditions spirituelles.
À l’heure où l’identité fait débat sur la terre française, je voudrais partager
avec vous mes expériences de femme, femme immigrée, femme citoyenne et femme
disciple de Jésus-Christ.
Pour ce partage, je me placerai uniquement sur le plan existentiel. J’éviterai
toute position moralisante ou politicienne.
L’identité est une réflexion qui touche profondément notre être, elle mérite
d’être partagée dans la sérénité, en dehors de tout discours idéologique ou
religieuse…
J’aborderai en première partie
- la violence de l’immigration,
Je pointerai
- les limites de l’intégration à la française,
Et je terminerai par :
- quel vivre ensemble possible ?
1) – la violence de l’immigration…
L’expérience migratoire est d’abord une expérience d’altération faite de
violences psychologiques. Sur la terre française, l’immigrée que je suis a perdu ce
qu’Albert Camus appelle « l’accord de la terre et du pied ». Tout immigré est
convoqué ainsi à vivre une sorte d’étrangeté de soi-même.
J’ai vécu l’immersion dans la culture française, comme une violence
psychologique. Car « Chaque forme d’émigration produit inévitablement par elle-même une sorte de
déséquilibre. On perd quelque chose de sa verticalité, quand on ne sent pas sa propre terre
sous ses pieds, on perd de sa sûreté, on devient plus méfiant à l’égard de soi-même ».
(Stefan Zweig, philosophe autrichien 1881-1942).
Beaucoup de facteurs vont être sollicités quand on est déplacé de sa culture
native. Ce sont des facteurs qui ne laissent personne neutre ou indifférent, car ils
touchent profondément notre affectif. Des facteurs qui nous affectent…
L’expérience migratoire est toujours une expérience d’altération faite de
violences psychologiques qui font perdre leur verticalité aux migrants.
Cette violence psychologique amène tout migrant à une prise de conscience
très aiguë du sens de la culture. Voici la définition que l’UNESCO lui donne en
1982 : La culture peut aujourd’hui être considérée comme l’ensemble des traits distinctifs,
spirituels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle
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englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être
humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances… La culture donne à
l’homme la capacité de la réflexion sur lui-même. C’est elle qui fait de nous des êtres
spécifiquement humains rationnels, critiques et engagés.
Notre culture d’origine est celle qui nous structure….
Une erreur regrettable de renvoyer les enfants d’immigrés à la culture
d’origine des parents…
Sont-ils Français? Les enfants des immigrés de la 2ème ou 3ème génération,
nés en France, Français par les papiers mais considérés comme étrangers par leur
nom et leur faciès. (Courriers des Lecteurs, le monde du 7/9/2009)…
Fracture d’images : Ces jeunes sont structurés par la culture française, mais ne
se sentent pas acceptés.
La première et la plus courante est la violence de la langue.
Maîtriser la langue française est l’étape essentielle que tout étranger doit
franchir pour retrouver l’équilibre. C’est l’étape nécessaire pour se faire respecter
par les « Français de souche ». Il ne suffit pas de « baragouiner » le français, il faut
le parler jusqu’à pouvoir exposer ses idées et dire le plus profond de soi-même avec
cette langue étrangère. Par conséquent, l’apprentissage de la langue ne peut pas être
approché seulement comme œuvre de charité (réservé au caritatif en France) ; un
certain professionnalisme est nécessaire (cf. le Canada, où cet apprentissage est
confié à l’université).
Il ne suffit pas de connaître la langue mais de faire de cette langue, notre
langage.
Nuance entre langue et langage…
Langue : système d’expression
Langage : désigne la fonction de ce système d’expression; langage est un
corps et une âme, une matière et un esprit.
La deuxième violence relève de l’identité.
Les phénomènes migratoires ont donné naissance à l’identité qui se décline au
pluriel, une identité déstabilisante pour l’être social du migrant. Ce dernier ne sait
plus dans quelle mémoire, quel héritage s’inscrit véritablement sa vie. Il se sent
alors « mal à l’aise » dans son nouveau lieu de vie. Une inquiétude sournoise
l’habite, elle fragilise l’image qu’il se fait de lui-même. Il est ainsi soumis à des
tentations sécuritaires illusoires.
J’ai subi ces tentations sécuritaires. Elles épargnent si peu de personnes à
l’heure du métissage et du brassage des cultures et des religions ! Ces tentations
provoquent des crispations qui s’interpénètrent. Pour les canaliser et les maîtriser,
j’ai pris l’habitude de les classer en deux catégories : les crispations puristes et les
crispations nostalgiques.
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1- Crispations puristes
Le premier souhait de tout arrivant dans un groupe est d’être comme tout le
monde. On veut être « intégré » à tout prix. Il faut arriver à être « comme eux ». Se
conformer sans aucune originalité à la structure d’accueil, qu’elle soit citoyenne ou
religieuse. Hélas, cela relève de la mission impossible pour nous autres, les
Asiatiques.
Sur le plan de la citoyenneté, notre faciès ne nous permet pas d’être français
tout court. Les Français « de souche » ne voient en moi que l’Asiatique ou au mieux
la Cambodgienne. Faut-il crier pour cela au racisme ? au politiquement incorrect ?
Il est certain que le regard des autres remet en question la compréhension que
nous avons de nous-mêmes. Il nous met mal à l’aise car il nous rappelle
constamment notre différence.
Et les crispations puristes deviennent délicates, explosives quand l’identité se
fige sur l’appartenance religieuse.
Les « nouveaux arrivés» dans une religion donnée se révèlent souvent plus
zélés, pour ne pas dire plus fondamentalistes, que les anciens. Psychologiquement,
une personne qui quitte une tradition pour une autre a tendance à rejeter en bloc la
première. Ce déni de son histoire antérieure répond aux désirs très humains de
justifier son choix et de se faire accepter par la tradition d’accueil. Ces désirs
inhibent pour un temps toute différence, toute critique.
2- Crispations nostalgiques
Elles sont à l’inverse des crispations puristes. Elles deviennent des crispations
communautaires par réaction au « nivellement identitaire », selon le concept de
l’intégration à la française.
Mon faciès ne me permettra jamais d’être complètement « comme eux » ? Je
proclame alors haut et fort ma différence. L’immigré est otage de sa nostalgie. Oui
un exil c’est un lieu d’ombre et de nostalgie, nous dit Victor Hugo. « Avant », c’est
toujours mieux. La mémoire est tournée vers le passé. L’héritage se fige comme le
sang face à la peur de la nouveauté. L’identité perd sa qualité d’adaptation comme
l’huile perd sa fluidité en se figeant dans la bouteille.
L’immigré a tendance à idéaliser à outrance les traditions de sa culture
d’origine. Il le fait d’autant plus facilement qu’il n’y est plus immergé.
Lors de mes nombreux séjours dans mon pays d’origine, j’ai pu constater que
nous, les Khmers de la diaspora, avons tendance à être plus attachés à l’héritage de
la tradition que ceux qui sont restés au pays. Les conforts matériel et intellectuel de
notre vie occidentale ont certainement contribué à embellir la mémoire du passé. Cet
embellissement est cristallisé par la nostalgie, les ressentiments, la peur de l’autre.
On s’enferme alors entre semblables, sans oser une curiosité vers la terre d’accueil.
2)- Les limites de l’intégration à la française
Ces crispations suscitées par les tentations sécuritaires sont autant
d’impasses de l’intégration à la française.
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En outre, le mot intégration véhicule des concepts négatifs tels que
l’assimilation, la fusion, l’incorporation.
Suffit-il devant ces problèmes existentiels de proclamer haut et fort des
impératifs moraux ? Pour les uns, les descendants d’immigrés non-européens sont
victimes du racisme de leurs compatriotes blancs. D’autres dénoncent ceux qui
revendiquent la plénitude des droits rattachés au statut de citoyen tout en refusant de
se comporter comme de vrais Français.
Tenir un discours qui se contente seulement de dénoncer le racisme des uns
envers les autres, relève de tartuferie : « Couvrez ce sein que je ne saurais voir ».
Pour construire un vivre ensemble, nous sommes convoqués à nous poser de
vraies questions :
Quel rapport, ceux qui deviennent Français peuvent-ils entretenir avec
l’environnement et les pratiques de leur nouveau pays ?
Il y a là une condition pour qu’ils puissent se sentir pleinement Français
et pas seulement « Français de papiers ».
Ce rapport ne sera pas le même, selon que je ne vois que des obligations
imposées arbitrairement, ou que j’adhère à la vision de la société de mon pays
d’accueil et que j’apprécie les mérites de cette vision : cette seconde perception
m’amène à me les approprier, à les adopter librement…
Mais souvent les codes de la société française restent opaques pour les
nouveaux arrivés. On sent qu’on y est sans cesse jugé, évalué, scruté ; mais on ne
connaît pas vraiment les critères de ces jugements. Il faut ici des passeurs, des
« pontifes » : ceux qui font des « ponts » et qui aident à traverser…
Après plus de trente ans en France, j’ai appris que ce pays est singulier. La
France singulière est tiraillée entre son corps politique et son corps social.
Politiquement, on peut dire que la France a plus ou moins réussi un
accomplissement remarquable. Le suffrage universel fonctionne, la justice est quasi
indépendante, les règles d’accès à la nationalité sont claires. Sur le plan politique, on
peut dire que la France est ouverte sur l’universel de la raison. Mais l’égalité
politique n’a pas mis fin à l’inégalité sociale…
Sur le plan social, la France reste un pays fondamentalement hiérarchique. On
est attentif à mille critères qui distinguent chacun de ses semblables…
J’ai passé quelques années à déchiffrer cette France singulière. La France est
traversée par une faille entre son corps politique et son corps social… entre ce qui
relève du public et ce qui relève du privé.
Exemple, le choix de l’école pour ses enfants : une logique politique voudrait
qu’il soit indifférent à l’origine sociale des élèves que l’on aura à côtoyer, une
logique sociale va accorder une place centrale à ces origines.
Cette dualité entre corps politique et corps social traverse l’être même de
l’immigré. Française « non-souchiste », je me sens plus à l’aise avec des Français de
souche issus de la même classe sociale que moi, bourgeoise, qu’avec les immigrés
Cambodgiens qui n’ont pas la même origine sociale que la mienne.
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3) – Quel vivre ensemble est-il possible ?
Je propose une ouverture au concept de l’intégration. Cette ouverture passe
par l’adoption.
La Française que je suis aujourd’hui préfère parler d’adoption : j’ai adopté la
France et la France m’a adoptée.
Le mot adoption implique un espace de liberté indispensable à l’immigré : il
se sent ainsi respecté dans la totalité de son être. C’est une reconnaissance qui lui
permet de grandir harmonieusement dans cette culture autre que celle de sa
naissance.
L’adoption m’a appris à sublimer ces crispations identitaires. Elle me permet
de poser ma citoyenneté sans complexe, tout en revendiquant mes origines. La
France est mon pays d’adoption, et ma citoyenneté française relève d’un choix libre,
sans contrainte. Faute de pouvoir être un Français originel, j’ai appris à être un
Français original, écrit un jeune en réponse à la polémique sur le délit du faciès.
Si j’ai pointé les tensions comme autant d’impasses pour l’intégration à la
française, je ne crois pas non plus au multiculturalisme. Un multiculturalisme qui
consiste à vivre côte-à-côte sans inter-agir…
Le multiculturalisme amène l’isolement du groupe, et la non-protection de
l’individu dans son groupe.
Je ne peux pas croire à une société où les cultures se contentent de vivre côte
à côte, comme je ne peux croire à une société sans classes, je veux dire niant les
différences.
Le modèle français, qui veut que tous se mêlent et soient solidaires dans un
espace public marqué par une laïcité exigeante, mérite d’être défendu. Ce modèle
n’est pas parfait car il soumet les nouveaux venus à des pressions sociales fortes.
Mais enfin de compte, la liberté que ce modèle offre est plus forte et plus profonde
que le communautarisme…
C’est cette liberté offerte qui est le moteur de ma patience dans
l’apprentissage de la France. J’apprends chaque jour à lire les codes de mon
nouveau lieu de vie. Cet apprentissage demande de la patience, de la compassion…
Mais je veille à ne pas me laisser aller dans la complaisance avec certains qui se
laissent gouverner par leur passion : nationaliste, religieuse ou autre…
Les pressions sociales fortes dans le modèle français peuvent être atténuées
par l’adoption réciproque. Cette adoption réciproque fait naître une identité en
devenir. L’adoption réciproque passe par l’hospitalité spirituelle et culturelle. Pour
vivre cette hospitalité, nous sommes convoqués à :
1. quitter notre territoire,
2. traverser la frontière,
3. entrer dans la maison de l’autre,
4. nous exposer au bon vouloir de l’autre,
5. renoncer à imposer d’emblée notre façon de voir… (Pierre-François de Béthune, l’Hospitalité sacrée entre les religions –Ed. Albin Michel Septembre 2007)
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L’adoption réciproque est à l’image de la mangrove. La mangrove est une
forêt littorale située à l’interface entre la mer et la terre. Vivre à la frontière de
l’océan et de la terre n’est pas une mince affaire
La mangrove est la matrice d’une nouvelle génération où les cultures et les
religions apprendraient à se connaître en vérité et à se féconder les unes les autres.
Ce ne sera pas très facile, mais ce sera passionnant…
La mangrove protège la côte en amortissant les vents, les cyclones, voire les
tsunamis. Les migrants sont bien placés pour amortir le choc des cultures et des
civilisations. Nous avons à inventer une nouvelle façon de vivre ensemble pour que
la rencontre des diverses cultures et religions n’engendre ni une monophonie, ni
une cacophonie, mais une vraie symphonie… (Claire Ly – La Mangrove, À la croisée des cultures et des religions- Éd. Siloë 2011, page 156)