Post on 22-Jun-2022
THEgraveSE
Pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE LrsquoUNIVERSITE GRENOBLE ALPES
Speacutecialiteacute Lettres et arts speacutecialiteacute Recherches sur lrsquoimaginaire
Arrecircteacute ministeacuteriel 25 mai 2016
Preacutesenteacutee par
Andreacutea RANDO MARTIN Thegravese dirigeacutee par Philippe WALTER Professeur eacutemeacuterite preacutepareacutee au sein du Laboratoire Arts et pratique du texte de lrsquoeacutecran et de la scegravene dans lEacutecole doctorale Langues litteacuteratures et sciences Humaines
Des jeux de miroirs au miroir du prince Le traitement des savoirs dans le Roman de Perceforest
From games of mirrors to mirrors for princes Treatment of
knowledge in the Roman de Perceforest
Thegravese soutenue publiquement le 19 juin 2017 devant le jury composeacute de
Madame Anne BERTHELOT Professeur Universiteacute du Connecticut Preacutesidente du jury
Madame Christine FERLAMPIN-ACHER Professeur Universiteacute de Rennes 2 Rapporteur
Monsieur Jean-Claude MUumlHLETHALER Professeur eacutemeacuterite Universiteacute de Lausanne Rapporteur
Madame Danielle JACQUART Directrice de recherche eacutemeacuterite Ecole Pratique des Hautes Etudes de Paris Examinatrice
Monsieur Philippe WALTER Professeur eacutemeacuterite Universiteacute Grenoble Alpes Directeur de thegravese
2
SOMMAIRE
SOMMAIRE 2
INTRODUCTION 5
PREMIERE PARTIE MEDIATION DES SAVOIRS LrsquoINTEGRATION DES SAVOIRS A LA FICTION 17
1 LA THEORIE DES ELEMENTS ET LA THEORIE DES SPHERES 18
11 La theacuteorie des eacuteleacutements 18
12 La theacuteorie des sphegraveres 50
2 LA PRATIQUE MEDICALE 61
21 Un lexique technique ou approximatif 61
22 Mire maistre et cirurgienne des cateacutegories poreuses 77
3 ILLUSIONS ET PHENOMENES OPTIQUES 94
31 Eau et reacuteflexion 95
32 Lumiegravere et miroir 102
33 Lumiegravere et couleur 109
DEUXIEME PARTIE CHRISTIANISATION DES SAVOIRS MERVEILLES PHENOMENES NATURELS ET
MIRACLES 115
1 LES HUMEURS ARTHURIENNES INTERTEXTUALITE CHRISTIANISME ET MOTIFS MYTHIQUES 116
11 Le Roi Pecirccheur et le roi peacutecheur 117
12 Le coleacuterique et le Carnaval 151
2 LIBER MONSTRORUM ET MIRABILIS LES MONSTRES ET LA NATURE 171
21 La Becircte et les bestiaires 172
22 Le monstre et la merveille rationaliseacutes 201
23 La naissance de heacuteros monstrueux 225
3 DE VENUS A JESUS LA FIN DU PAGANISME 244
31 La fabrique des dieux deacutemystification et deacuteification 245
32 La magie des femmes et la magie naturelle 260
33 La magie reacuteveacuteleacutee et la Reacuteveacutelation 280
TROISIEME PARTIE RATIONALISATION ET POLITIQUE NATURE NOBLESSE ET ROYAUTE 297
1 PATRONS ET PATRONAGES LES PROTECTEURS DE LA LIGNEE 298
11 Zeacutephir patron de la Bretagne 298
12 Ourseau et la ligneacutee arthurienne 322
13 Gallopin et le chant meacutemoriel 335
2 LA LIGNEE ET LA NATURE ARISTOCRATIQUE 355
21 La Nature et la leacutegitimation du pouvoir aristocratique 355
3
22 La conciliation de la Norreture et de la Nature 374
23 La construction drsquoune socieacuteteacute courtoise 395
3 LrsquoAVENEMENT DrsquoUN NOUVEAU ROI 417
31 Lrsquoeacuteducation du prince 417
32 Rex in regno suo princeps est 437
33 La naissance drsquoun roi chreacutetien 463
CONCLUSION 479
ANNEXES 485
ANNEXE 1 LA MELANCOLIE ET SES TRADUCTIONS 485
ANNEXE 2 LE LEXIQUE MAGIQUE 490
ANNEXE 3 LES REcircVES DANS LE ROMAN DE PERCEFOREST 500
ANNEXE 4 LES METAMORPHOSES DE ZEPHIR 503
ANNEXE 5 LES ATTAQUES DE BRUYANT SANS FOY 508
BIBLIOGRAPHIE 510
1 Textes du corpus 510
2 Etudes sur Perceforest 515
3 Etudes geacuteneacuterales 524
4 Sciences et savoirs 528
5 Magie et feacuteeries 534
TABLES DES MATIERES 536
4
REMERCIEMENTS
Je remercie Philippe Walter pour son travail drsquoencadrement pour sa disponibiliteacute et ses
conseils qui mrsquoont permis de ne pas mrsquoeacutegarer dans la reacutedaction de cette thegravese
Je remercie tout particuliegraverement Franccedilois-Ronan Dubois dont lrsquoaide permanente et les
(nombreuses) relectures attentives agrave la moindre virgule ont eacuteteacute essentielles
Je remercie Jonathan Fruoco pour ses bons offices drsquoastrologue de coursier et de conseiller
Je remercie Fleur Vigneron et Valeacuterie Meacuteot-Bourquin pour avoir consideacuterablement aideacute agrave
lrsquoameacutenagement de mes cours lors de mes deux anneacutees drsquoenseignement agrave lrsquouniversiteacute
Je tiens agrave remercier mes parents pour leur aide preacutecieuse tout au long de ces anneacutees passeacutees
agrave lrsquoeacutetranger ainsi que ma sœur pour son assistance en numeacuterisation
Chciałabym podziękować Adamowi Tulewiczowi ktoacutery był najlepszym wsparciem i
najlepszą kurą domową
Chciałabym podziękować Maciejowi Tomaszewskiemu za udostępnienie mi swojej
wspaniałej biblioteki
Chciałabym roacutewnież podziękować Sylwii Sawickiej Magdalenie Krawczyk Katarzynie
Kozłowskiej Justynie Piątek oraz Marzenie Ekier za codziennie okazywaną pomoc
5
INTRODUCTION
Si la conception moderne des savoirs distingue tregraves nettement religion et science
lrsquoeacutetymologie du mot laquo science raquo le met en rapport eacutetroit avec la religion Le terme du latin laquo
scientia raquo signifie laquo connaissance raquo et speacutecialement laquo connaissance scientifique raquo mais il
deacutesigne aussi degraves lrsquoeacutepoque classique des connaissances theacuteoriques Apregraves en avoir donneacute
lrsquoeacutetymologie le Dictionnaire historique de la langue franccedilaise drsquoAlain Rey explique
lrsquoeacutevolution de son sens
Le mot avant le XIVe s concerne la connaissance notamment un savoir
pratique (notion proche drsquoart laquo technique raquo) au service de la religion
Drsquoailleurs le mot srsquoemploie en religion (v 1120) agrave propos de la
connaissance profonde de Dieu et de ses creacuteatures drsquoougrave lrsquoesprit de science
laquo lrsquoesprit de Dieu en tant qursquoil donne la science agrave lrsquohomme raquo (1553) et aussi
de la connaissance transcendante que Dieu a des ecirctres et des choses (v
1165)1
On a donc bien ici un double sens avec drsquoun cocircteacute une science tourneacutee vers la connaissance
scientifique et de lrsquoautre une science tourneacutee vers la connaissance divine Ces deux
significations entre lesquelles le mot oscille jusqursquoau XIVe siegravecle peuvent-elles alors se
retrouver dans un roman comme celui de Perceforest De cette œuvre immense en moyen
franccedilais diviseacutee en six livres il ne nous reste que des manuscrits reacutedigeacutes au milieu du XVe
siegravecle2 que Gilles Roussineau a eacutediteacute entre 1987 et 2015 et qui est la seule eacutedition complegravete Ce
travail colossal drsquoeacutedition de textes explique en partie lrsquointeacuterecirct croissant pour ce roman
En effet eacutecrire une thegravese sur Perceforest crsquoest drsquoabord participer agrave un mouvement drsquoeacutetudes
toujours grandissant autour de ce roman Sur une bibliographie qui seacutetend de 1836 agrave 2016 les
premiers ouvrages ne font que des mentions du roman et Gaston Paris qui eacutetudie le Conte de
la Rose dans un article en 1894 relegraveve les diverses opinions des preacuteceacutedents chercheurs en
geacuteneacuteral peu favorables au roman3 Pourtant lrsquointeacuterecirct pour cette œuvre a eacuteteacute grandissant puisque
le nombre de publications sur Perceforest ces trente derniegraveres anneacutees est bien plus eacuteleveacute quil
1 REY Alain Dictionnaire historique de la langue franccedilaise Paris Le Robert 1992 t2 p1895 2 Pour plus de deacutetails concernant lrsquoeacutedition de ce texte se reporter agrave lrsquoarticle
Perceforest Quatriegraveme partie eacutedition critique avec introduction notes et glossaire par G Roussineau Genegraveve
Droz 1987 1 t en 2 vol in-8deg CXXVIII-1417 pages (Textes litteacuteraires franccedilais 343) - Perceforest Troisiegraveme
partie eacutedition critique par G Roussineau Genegraveve Droz 1988-1991 2 vol in-8deg XXXVII-532 pages et LVIII-
588 pages (Textes litteacuteraires franccedilais 365 et 409) Bibliothegraveque de leacutecole des chartes 1992 vol 150 ndeg 2
p364-367 eacutedition eacutelectronique httpwwwperseefrwebrevueshomeprescriptarticlebec_0373-
6237_1992_num_150_2_450661_t1_0364_0000_000 3 PARIS Gaston laquo Le conte de la Rose dans le Roman de Perceforest raquo Romania XXIII (1894) p80
6
ne la eacuteteacute sur lrsquoensemble de la peacuteriode qui preacutecegravede alors que celle-ci srsquoeacutetend sur plus drsquoune
centaine drsquoanneacutees La parution de ces ouvrages reacutecents insuffle une nouvelle dynamique aux
eacutetudes sur le roman et inspire de plus en plus de chercheurs et de doctorants franccedilais (par
exemple les thegraveses reacutecentes drsquoAnne Delamaire4 et de Noeacutemie Chardonnens5) mais eacutegalement
internationaux comme en teacutemoigne louvrage de Sylvia Huot Postcolonial Fictions in the
Roman de Perceforest Cultural Identities and Hybridities publieacute par luniversiteacute de
Cambridge en 2007 et la traduction partielle de lrsquoœuvre en anglais par Nigel Bryant en 2011
De plus on ne saurait passer agrave cocircteacute des tregraves nombreux ouvrages reacutedigeacutes ou dirigeacutes par Christine
Ferlampin-Acher qui contribuent agrave deacutemecircler les multiples motifs preacutesents dans un texte agrave la
richesse ineacutepuisable Crsquoest drsquoailleurs le livre Feacutees Bestes et Luitons croyances et merveilles
qui nous a fait deacutecouvrir le Roman de Perceforest jusqursquoagrave nous conduire pas agrave pas et eacutetudes
apregraves eacutetudes agrave la reacutedaction de la preacutesente thegravese
En effet lrsquoouvrage qui se veut une synthegravese des motifs merveilleux dans la litteacuterature
meacutedieacutevale deacutetaille de nombreux eacutepisodes de Perceforest mettant notamment en valeur
plusieurs figures importantes comme celle de la Becircte Glatissant ou drsquoAroegraves Ces exemples
eacutetaient particuliegraverement marquants non seulement par lrsquoeacuteblouissement que provoquent pour le
lecteur la profusion de couleurs et drsquoimages produites par ces personnages mais aussi par la
reacuteveacutelation des meacutecanismes de ces illusions un eacutetonnant pheacutenomegravene de reacuteflexion de la lumiegravere
naturel pour la Becircte artificiel pour Aroegraves
Cet eacuteleacutement de rationalisation dans un eacutepisode merveilleux srsquoest aveacutereacute tout particuliegraverement
inteacuteressant et ce drsquoautant plus que drsquoautres chercheurs ont eacutevoqueacute des savoirs utiliseacutes par
lrsquoauteur tentant drsquoidentifier des sources possibles du texte Ainsi Jane H M Taylor voit des
similitudes entre le cercle de fer mis en place par lrsquoenchanteur et le laquo major circulus raquo de
Guillaume drsquoAuvergne entre les ampoules remplies drsquoeau suspendues agrave ce cercle et les
laquo ampullas mirabiles raquo des 88 experiences naturelles ou encore entre les illusions produites
pour tromper le peuple de la Roide Montagne et les proprieacuteteacutes multiplicatrices du prisme
deacutecrites par Robert Grosseteste et du miroir expliqueacutees par Vitello dans lrsquoOptique6
Ces eacuteleacutements Ch Ferlampin-Acher en a fait une synthegravese qui permet de replacer
lrsquoutilisation des savoirs dans Perceforest dans son contexte historique Œuvre tardive le roman
4 DELAMAIRE Anne Dictes hardiement bons motz nespargnent personne Approche typologique estheacutetique
et historique du comique dans Perceforest thegravese de doctorat Universiteacute de Rennes II 2010 eacutedition eacutelectronique
httpstelarchives-ouvertesfrtel-00551562document 5 CHARDONNENS Noeacutemie Lrsquoautre du mecircme emprunts et reacutepeacutetitions dans le Roman de Perceforest Genegraveve
Droz 2015 6 TAYLOR Jane H M laquo Aroegraves the enchanter an episode of the Roman de Perceforest and its sources raquo dans
Medium Aevum t 47 1978 p 34
7
beacuteneacuteficie en effet de la multiplication des ouvrages encyclopeacutediques au XIIIe siegravecle7 et ce
processus srsquoavegravere extrecircmement important pour expliquer le traitement des savoirs dans le
Roman de Perceforest
Les savoirs de lrsquoencyclopeacutedie agrave lrsquoœuvre fictionnelle
Pourtant lrsquoencyclopeacutedie ne semble pas avoir les mecircmes buts que lrsquoœuvre fictionnelle
comme on peut le voir dans la deacutefinition du genre encyclopeacutedique que donne Carmen Codontildeer
laquo ensemble des connaissances qui constitue lrsquoaspiration eacuteducative drsquoun secteur de la
populationraquo dont le but est laquo transmettre un ensemble de connaissances de nature diverse sous
une forme preacutetendument litteacuteraire et agrave des fins non litteacuteraires8 raquo Bernard Ribeacutemont dans un
article esquissant une premiegravere approche de ce genre montre que lrsquoencyclopeacutedie srsquoarticule
autour de trois vecteurs une reacuteflexion agrave caractegravere philosophique et physiologique sur le
systegraveme du monde inteacutegrant les rapports hieacuterarchiseacutes entre lrsquohomme et la nature une
interrogation sur les modes de fonctionnement de la penseacutee humaine ainsi qursquoune conscience
que le livre est un lieu de meacutemoire et un miroir des pheacutenomegravenes naturels9 B Ribeacutemont affirme
eacutegalement en srsquoappuyant sur Vincent de Beauvais que lrsquoeacutecriture encyclopeacutedique permet un
laquo accegraves aux lsquorsquoauteursrsquorsquo10 raquo Or si Aristote apparaicirct furtivement nommeacute agrave deux reprises dans
Perceforest et que Macrobe est citeacute une fois au livre V comme laquo lrsquoexposeur de songes11 raquo les
auteurs sont absents du roman mis agrave part ceux qui peuvent permettre agrave lrsquoauteur de Perceforest
de preacutesenter son roman comme une chronique historique comme Orose et Daregraves12
7 FERLAMPIN-ACHER Christine laquo Roman et vulgarisation encyclopeacutedique du char drsquoAmphiaras au charme
drsquoEstienne raquo La transmission des savoirs au Moyen Age et agrave la Renaissance Du XIIe au XVe siegravecle [eacuted P Nobel]
Besanccedilon Presses Universitaires de Franche-Comteacute 2005 p164-172 8 CODONtildeER Carmen laquo De lrsquoAntiquiteacute au Moyen Acircge Isidore de Seacuteville raquo Lrsquoencyclopeacutedisme Actes du colloque
de Caen [eacuted A Becq] Les Amateurs de livres Paris 1991 p19 9 RIBEMONT Bernard laquo Les encyclopeacutedies meacutedieacutevales une premiegravere approche du genre raquo Comprendre le XIIIe
siegravecle [eacuted P Guichard et D Alexandre-Bidon] Presses Universitaires de Lyon 1995 p243 10 Ibid p252 11 V 1 par96 33
Toutes nos reacutefeacuterences au texte de lrsquoœuvre sauf mention contraire renvoient agrave lrsquoeacutedition de G Roussineau des livres
I agrave VI Les reacutefeacuterences sont faites de la faccedilon suivante numeacutero du livre du tome du paragraphe et de la ligne
Dans les livres III et IV lrsquoabsence de paragraphe nous oblige agrave renvoyer agrave lrsquoœuvre de cette faccedilon numeacutero du
livre du tome de la page et de la ligne 12 Voir par exemple la synthegravese de ces sources explicites ou implicites faite par Noeacutemie Chardonnens dans
CHARDONNENS Noeacutemie Lrsquoautre du mecircme emprunts et reacutepeacutetitions dans le Roman de Perceforest Op cit
p295 Voir eacutegalement FERLAMPIN-ACHER Christine laquo Perceforest et le roman Or oyez fable non fable
mais hystoire vraye selon la cronique raquo De lusage des vieux romans [eacuted U Dionne et F Gingras] Eacutetudes
franccedilaises 421 2006 p41 Cette derniegravere analyse renvoie agrave lrsquoeacutedition de Perceforest de Jane H M Taylor et aux
articles de Louis F Flutre Romania t 70 1948-1949 p 474 et suivantes Romania t 71 1950 p 374 et suivantes
et Romania t 74 1953 p 482 et suivantes Voir aussi la thegravese de Geacuteraldine Veysseyre Translater Geoffroy de
Monmouth trois traductions en prose franccedilaise de lHistoria regum Britannie XIIIe-XVe siegravecles
8
Lrsquoeacuteducation du lecteur ne semble pas ecirctre le but de Perceforest drsquoautant plus qursquoil manque
agrave lrsquoœuvre un lexique plus technique plus savant qui permettrait de voir un speacutecialiste derriegravere
celui qui eacutecrit Ch Ferlampin-Acher note agrave plusieurs reprises cette absence drsquoun vocabulaire
scientifique notamment lors de la description de la pratique astrologique de Darnanon ougrave
laquo aucun vocabulaire technique ne se laisse remarquer nacion et nativiteacute eacutetant tregraves courants et
ne suffisant pas agrave identifier un speacutecialiste13 raquo Au contraire le roman accorde une place
remarquable agrave lrsquoartisanat allant mecircme jusqursquoagrave eacutevoquer le mateacuteriel utiliseacute (laquo XII ouvriers qui
sembloient bien estre machons car chacun portoit ou hauel ou levier de fer14 raquo) mais surtout il
met en valeur des chefs-drsquoœuvre de reacutealisation artisanale dont les effets sont comparables aux
enchantements des magiciens comme la couronne drsquoor que Lidoire offre agrave Gadiffer au tournoi
organiseacute entre Sydrac et Tantalon ou lrsquoaumocircniegravere que Norgal2 reccediloit des mains habiles de
Gorloeacutes Or ce domaine nrsquointeacuteresse absolument pas les encyclopeacutedistes et Denis Huumle souligne
qursquo laquo il est caracteacuteristique en revanche qursquoagrave aucun moment le discours ne srsquointerroge sur la
neacutecessiteacute de parler du meacutetier des artisans ou des gestes techniques15 raquo Crsquoest pourquoi dans le
tableau qui syntheacutetise les thegravemes abordeacutes par les encyclopeacutedies reacutealiseacute par Denis Loreacutee16
aucune cateacutegorie lieacutee agrave lrsquoartisanat nrsquoapparait
Diffeacuterant par la matiegravere qursquoils traitent et la faccedilon dont ils lrsquointegravegrent crsquoest sans doute par la
progressive deacutefinition drsquoun lecteur qui leur est commun que se lient le genre fictionnel et le
genre encyclopeacutedique En effet ces synthegraveses des savoirs antiques et meacutedieacutevaux ne sont pas
exclusivement destineacutees agrave un public savant et apregraves la forte production de tels ouvrages au
XIIIe siegravecle crsquoest leur traduction qui permet un eacutelargissement consideacuterable du lectorat Bernard
Ribeacutemont donne lrsquoexemple de Jean Corbechon qui traduit au XIVe siegravecle les livres de
Bartheacuteleacutemy lrsquoAnglais Tout en restant proche du texte original qursquoil nrsquoheacutesite pas agrave citer Jean
Corbechon srsquoillustre par une volonteacute de reacutesumer simplifier et corriger lrsquoouvrage en y ajoutant
notamment les reacutefeacuterences qui ne sont pas explicitement donneacutees et qui pourraient manquer au
lecteur17
13 FERLAMPIN-ACHER Christine Feacutees bestes et luitons croyances et merveilles dans les romans franccedilais en
prose (XIIIe-XIVe siegravecles) Presses Paris Sorbonne Paris 2002 p70 14 I 1 par212 3-5 15 HUumlE Denis laquo Preacuteface raquo Encyclopeacutedies meacutedieacutevales discours et savoirs [eacuted B Baillaud J de Gramont D
Huumle] Cahiers Diderot PUR ndeg10 1998 p19 16 LOREE Denis laquo Le statut du Secret des Secrets dans la diffusion encyclopeacutedique du Moyen Acircge raquo
Encyclopeacutedies meacutedieacutevales discours et savoirs Presses Universitaires de Rennes Rennes 1998 p164-165 17 RIBEMONT Bernard laquo Jean Corbechon un traducteur encyclopeacutediste au XIVe siegravecle raquo Vulgariser la science
les encyclopeacutedies meacutedieacutevales Cahiers de recherches meacutedieacutevales ndeg6 1999 p75-108
9
Tableau des thegravemes des encyclopeacutedies Denis Loreacutee
Dans un autre article B Ribeacutemont affirme qursquoun encyclopeacutediste ne preacutetend pas enseigner
les matiegraveres qursquoil aborde mais qursquoil laquo transpose ce qui est neacutecessaire au lecteur qui accepte la
deacutemarche qui lui est proposeacutee18 raquo Le public de lrsquoencyclopeacutedie nrsquoest donc pas un public savant
et lrsquoencyclopeacutedie joue un rocircle de meacutediateur entre les textes sources et le lecteur Si le De
Proprietatibus rerum de Bartheacuteleacutemy lrsquoAnglais est explicitement adresseacute aux laquo petits et aux
simples19 raquo le lecteur que vise Jean Corbechon semble ecirctre avant tout le prince Les savoirs
contenus dans lrsquoencyclopeacutedie jouent un rocircle drsquoeacutedification participent agrave son eacuteducation et agrave
travers le prince crsquoest eacutegalement son entourage qui est la cible privileacutegieacutee20 Le changement de
destinataires des savoirs du lecteur savant au lecteur de cour provoque peut-ecirctre ce que D Huumle
appelle un deacuteplacement du projet encyclopeacutedique crsquoest-agrave-dire un projet dont la viseacutee est
davantage le divertissement que lrsquoaccegraves agrave une synthegravese drsquoauteurs et drsquoinformations21
18 RIBEMONT Bernard laquo Lrsquoeacutetablissement du genre encyclopeacutedique au Moyen Age raquo Lrsquoentreprise
encyclopeacutedique Litteacuterales ndeg21 1997 p196 19 LOUIS Sylvain laquo Le projet encyclopeacutedique de Bartheacuteleacutemy lrsquoAnglais raquo Lrsquoencyclopeacutedisme Op cit p149 20 RIBEMONT Bernard laquo Jean Corbechon un traducteur encyclopeacutediste au XIVe siegravecle raquo Opcit p92-93 21 HUumlE Denis laquo Structures et rheacutetoriques dans quelques textes encyclopeacutediques du Moyen Age raquo
Lrsquoencyclopeacutedisme Opcit p316
10
Ainsi de lrsquoutilisation de savoirs encyclopeacutediques et de la citation drsquoauteurs pour drsquoapregraves
Chantal Connochie-Bourgne donner de la valeur agrave la fiction et eacuteveiller lrsquointeacuterecirct du lecteur22 ou
pour selon B Ribeacutemont affirmer son autoriteacute on passe agrave lrsquointeacutegration diffuse de ces savoirs
dans le reacutecit fictionnel En effet comme le signale Ch Ferlampin-Acher les connaissances
preacutesentes dans le Roman de Perceforest sont masqueacutees et il nrsquoest pas eacutevident drsquoidentifier les
reacutefeacuterences utiliseacutees par lrsquoauteur23
Foi Nature et Histoire dans Perceforest
En parcourant attentivement lrsquoensemble du roman il est ainsi possible drsquoidentifier les
cateacutegories du savoir traiteacutees dans les encyclopeacutedies utiliseacutees de faccedilon plus ou moins
approfondies comme le montre le tableau suivant
22 CONNOCHIE-BOURGNE Chantal laquo Lancelot et le tempeacuterament coleacuterique raquo De la science en litteacuterature agrave la
science-fiction [eacuted D Jacquart] Edition du CTHS Amiens p11 23 FERLAMPIN-ACHER Christine laquo Roman et vulgarisation encyclopeacutedique du char drsquoAmphiaras au charme
drsquoEstienne raquo Opcit p168
Thegravemes Passages du roman Reacutefeacuterences
Dieu la creacuteation Le sermon de Perceforest IV 1 p73
Les 4 eacuteleacutements Le reliquaire du Dieu Souverain III 3 p1-2
La meacuteteacuteorologie Les pheacutenomegravenes de mareacutee en Hollande III 3 p59-61
Les planegravetes La position de Jupiter IV 1 p2
Le firmament les eacutetoiles Le firmament I 1 par373
Le zodiaque Les constellations contraires agrave Norgal2 V 1 par241
Les 4 saisons Les changements de saisons IV 1 p651-652
Le volucraire Les oiseaux de la couronne de Lidoire I 2 par1155
Le bestiaire La Becircte Glatissant III 2 p215
Les humeurs La meacutelancolie (cf annexe 1)
Lhomme physique Les changements physiologiques III 2 p268
Lacircme Lacircme dEstonneacute IV 2 p760
Le lapidaire Les images dairain IV 2 p727
Les plantes Les plantes meacutedicinales II 1 par241
Les poissons Licircle aux poissons III 2 chap XLIV
11
La grande varieacuteteacute des savoirs inseacutereacutes dans le roman le degreacute varieacute de preacutecisions et
drsquoimportance avec lequel ils sont utiliseacutes et la difficulteacute qursquoil peut parfois y avoir pour identifier
les sources laissent deux perspectives drsquoeacutetude des savoirs La premiegravere serait une eacutetude globale
sur le mode drsquoinsertion des savoirs dans le roman qui ne tenterait pas de tous les reacuteunir mais
qui analyserait des pheacutenomegravenes globaux La seconde serait une eacutetude preacutecise de chaque type
de savoirs et de leur utilisation particuliegravere dans lrsquoœuvre Ces deux meacutethodes preacutesentent
chacune des difficulteacutes et des manques Une eacutetude globale permettrait en effet drsquounifier les
diffeacuterents eacuteleacutements agrave notre disposition mais elle resterait trop superficielle au sens ougrave elle ne
pourrait pas rendre compte de la richesse des modes drsquoutilisation de chaque savoir La seconde
favoriserait cette mise en valeur mais peinerait agrave preacutesenter les connaissances utiliseacutees autrement
que de faccedilon eacuteparse et deacutesordonneacutee Crsquoest pourquoi il nous a sembleacute judicieux de suivre une
troisiegraveme voie qui concilierait les deux premiegraveres meacutethodes Il srsquoagissait alors de seacutelectionner
les savoirs les plus repreacutesentatifs du roman ceux qui sont traiteacutes avec le plus de preacutecisions par
lrsquoauteur et en les analysant rigoureusement de montrer comment ils srsquoinscrivent dans le
mouvement geacuteneacuteral du roman
Pour cela il a fallu choisir des savoirs que les encyclopeacutedistes consideacuteraient comme faisant
partie drsquoun mecircme ensemble Lrsquoencyclopeacutedie se caracteacuterise non seulement par la classification
des savoirs en cateacutegorie mais eacutegalement par son mode drsquoorganisation lequel reacutepond drsquoapregraves
D Huumle agrave un laquo ordre logique ordre du logos qui est aussi lrsquoordo naturalis des traiteacutes de
rheacutetorique24 raquo hieacuterarchisant les savoirs selon la Foi la Nature et lrsquoHistoire Les eacuteleacutements lieacutes agrave
la Foi apparaissent tout au long du roman et de plus en plus au greacute du mouvement geacuteneacuteral de
christianisation de lrsquoœuvre Il srsquoagit en fait pour lrsquoauteur de montrer comment un royaume
ceacutelegravebre pour ses enchantements ses feacutees et ses merveilles est repris en main par des rois non
chreacutetiens comme Betis et Gadiffer qui sont tous deux couronneacutes par Alexandre lequel honore
tout particuliegraverement Mars Veacutenus et Diane avant drsquoecirctre peu agrave peu christianiseacute et de donner
naissance au royaume chreacutetien du roi Arthur Afin de montrer ce processus le roman commence
par une traduction de lrsquoHistoria Regum Brittaniae de Geoffroy de Monmouth et fait une brusque
digression de plusieurs milliers de pages agrave la fin du premier chapitre qui correspond agrave la fin du
regravegne du roi Pir Lrsquoauteur change alors la geacuteneacutealogie des rois bretons en faisant deacutebarquer en
Angleterre le roi Alexandre qui srsquoest eacutegareacute sur le chemin qursquoil parcourait entre lrsquoInde et
Babylone accompagneacute des jeunes seigneurs Betis et Gadiffer agrave qui il donne la couronne
drsquoAngleterre et drsquoEcosse De ces rois dont les enfants srsquoallieront aux descendants des Troyens
24 HUumlE Denis laquo Preacuteface raquo Encyclopeacutedies meacutedieacutevales discours et savoirs Opcit p16
12
et au fils drsquoAlexandre viendront des ligneacutees qui seront reacuteunies au livre VI par le mariage
drsquoAlexandre Fin de Liesse petite-fille drsquoAlexandre et Betis et de Gallafur petit-fils de Gadiffer
Crsquoest drsquoailleurs cette insertion drsquoAlexandre le Grand dans la geacuteneacutealogie du roi Arthur qursquoAnne
Berthelot considegravere comme laquo lrsquoinnovation la plus spectaculaire du Perceforest raquo en ce qursquoelle
laquo fusionne la matiegravere antique et la matiegravere de Bretagne dans un no manrsquos land historique eacutetireacute
sur trois geacuteneacuterations25 raquo
Le premier chapitre du roman traduction de chroniques montre ainsi la volonteacute de lrsquoauteur
de preacutesenter lrsquoouvrage comme lrsquoauthentique histoire des ancecirctres drsquoArthur ce qursquoil maintient
mecircme pendant sa digression en racontant la deacutecouverte du manuscrit par le comte Guillaume
de Hainaut De cette faccedilon lrsquohistoire des chroniques rejoint celle des rois anglais (puisque le
chapitre 2 srsquoouvre sur le mariage drsquoEdouard II et drsquoIsabelle de France) et de la maison de
Hainaut Le personnage du clerc Cresus chargeacute de mettre par eacutecrit les aventures des chevaliers
de Perceforest est preacutesenteacute comme lrsquoauteur de ce manuscrit retrouveacute par le comte ce qui permet
drsquointeacutegrer lrsquoinnovation litteacuteraire aux chroniques et de donner agrave cette invention geacuteneacutealogique une
plus grande leacutegitimiteacute Comme un Speculum historiale le Roman de Perceforest rapporte ainsi
les faits et gestes glorieux et dignes de meacutemoire des membres de la cour du roi drsquoAngleterre
Cependant lrsquoeacutevangile de Nicodegraveme au livre VI26 semble faire eacutecho agrave lrsquoHistoria Regum
Brittaniae du livre I alors que le deacutebut du roman creacutee un lien avec lrsquoHistoire en traduisant
lrsquoouvrage de Geoffroy de Monmouth la fin montre lrsquoaccomplissement du processus de
christianisation en srsquoappuyant sur lrsquohistoire des eacutevangiles Le roman srsquoappuie donc sur une triple
translatio imperii studii et fidei27
Entre la Foi et lrsquoHistoire il semblait inteacuteressant de bacirctir cette eacutetude sur la deuxiegraveme
cateacutegorie du savoir citeacutee par D Huumle la Nature
Drsquoapregraves la Physique drsquoAristote la Nature doit ecirctre consideacutereacutee comme un ensemble qui
comprend tout ce qui porte en soi-mecircme un principe de mouvement Il faut comprendre ce
principe de deux faccedilons soit lrsquoecirctre naturel est mu par un mouvement dans lrsquoespace soit par un
mouvement de creacuteation et de destruction ou encore drsquoalteacuteration De sorte que les objets qui sont
des produits de lrsquoart ne peuvent pas ecirctre consideacutereacutes comme naturels puisque crsquoest par une cause
25 BERTHELOT Anne laquo De la geacuteneacutealogie comme systegraveme hermeacuteneutique raquo dans Perceforest un roman arthurien
et sa reacuteception raquo [eacuted Ch Ferlampin-Acher] Rennes Presses universitaires de Rennes 2012 p239 26 Sur lrsquointeacutegration de lrsquoEvangile de Nicodegraveme agrave Percforest voir CHARDONNENS Noeacutemie laquo De laprocryphe agrave
la fiction linteacutegration de lEacutevangile de Nicodegraveme dans le Perceforest raquo Perceforest un roman arthurien et sa
reacuteception Opcit p 87-100 27 Sur cette triple translatio reacutesumeacutee par DELAMAIRE Anne Op cit p6 voir lrsquoouvrage de FERLAMPIN-
ACHER Christine Perceforest et Zeacutephir propositions autour drsquoun reacutecit arthurien bourguignon Genegraveve Droz
2010
13
exteacuterieure qursquoils sont mis en mouvement (par lrsquoaction drsquoune main par exemple) et qursquoils ne
changent pas par eux-mecircmes Seuls les mateacuteriaux dont ils sont faits peuvent ecirctre soumis au
changement comme la pourriture Crsquoest pourquoi Aristote considegravere la Nature comme laquo un
principe et une cause de mouvement et de repos pour lecirctre ougrave ce principe est primitivement et
en soi et non pas par simple accident raquo28
Dans son article sur laquo The Ancient and Medieval conception of Nature raquo Jean-Luc Solegravere
montre que cette deacutefinition aristoteacutelicienne quoique elle ait eacuteteacute inteacutegreacutee agrave la conception
chreacutetienne du monde pose problegraveme en ce qursquoelle montre la Nature comme laquo the Great Whole
and the principle which animates this whole and its parts a sort of vital force diffused among
natural beings29 raquo Un monde naturel certes creacuteeacute par Dieu mais dans lequel il nrsquoy aurait plus
aucune intervention divine ne pouvait convenir agrave la theacuteologie chreacutetienne Crsquoest donc par des
miracles qui vont agrave lrsquoencontre des lois naturelles que se manifestent ponctuellement la volonteacute
et la puissance divines
Pourtant dans le roman nombreux sont les pheacutenomegravenes qui semblent avoir une origine
surnaturelle qursquoil srsquoagisse de monstres comme la Becircte Glatissant ou les lions du royaume de
lrsquoEstrange Marche ou bien des enchantements produits par les magiciens et les feacutees qui ont
rendu lrsquoicircle de Bretagne ceacutelegravebre pour ses merveilles Lrsquoeacutetude des savoirs dans Perceforest
permettra de montrer que tous les eacuteleacutements que le monde paiumlen consideacuterait comme non naturels
et qursquoil attribuait soit agrave une nature divine soit agrave une nature magique font en fait partie du monde
naturel
Il srsquoagira ainsi de montrer que crsquoest en rationalisant ce que le monde paiumlen consideacuterait
comme surnaturel que lrsquoauteur de Perceforest ramegravene monstres enchanteurs et diviniteacutes dans
la Nature et trace la stricte deacutelimitation entre la sphegravere naturelle et la sphegravere divine en ce que la
premiegravere est contrairement agrave la deuxiegraveme accessible agrave lrsquohomme et agrave ses connaissances
Le savoir et la magie rapprochements et confusion
Comme le souligne Joeumllle Ducos une partie du savoir qui fait lrsquoobjet de la preacutesente eacutetude
celui de la nature est geacuteneacuteralement laquo lrsquoapanage des magiciens devins ou feacutees auquel il faut
ajouter la cateacutegorie des clercs30 raquo Cette attribution srsquoexpliquerait par lrsquoajout de la magie dans
28 ARISTOTE Physique [eacuted J Bartheacuteleacutemy-Saint-Hilaire] Paris A Durand 1862 livre II chap1 par4 29 SOLERE Jean-Luc The ancient and medieval conception of nature The Concept of Nature in Science and
Theology [eacuted N Gregersen M Parsons et C Wassermann] vol3 1995 p40 30 DUCOS Joeumllle laquo Science magie et roman meacutedieacuteval de lrsquoinsertion du savoir dans le fictif raquo Texte 4344
2008 p67
14
la classification des savoirs agrave cocircteacute de lrsquoastronomie et de la divination J Ducos suppose alors
que la creacuteation du personnage du clerc magicien repreacutesente un personnage au statut eacuteleveacute porteacute
par le savoir qursquoil maicirctrise plus que tout autre31 Lrsquoermite Dardanon dans Perceforest est la
parfaite repreacutesentation du personnage de noble clerc magicien chevalier de Priam il suit
Cassandre fuyant la guerre de Troyes jusqursquoagrave arriver sur lrsquoicircle de Bretagne avant mecircme ses
premiers rois Srsquoil srsquoest converti au Dieu Souverain dont il garde jalousement le temple il nrsquoen
est pas moins expert en magie et apregraves avoir gueacuteri Perceforest de sa longue meacutelancolie il use
exceptionnellement de ses anciens pouvoirs pour faire venir jusque dans son temple lrsquoeacutecu que
le roi avait laisseacute dans son chacircteau Il est eacutegalement le meilleur astrologue de lrsquoicircle puisqursquoil est
le seul vers qui la Reine Feacutee experte elle-mecircme dans cet art peut encore se tourner pour
interpreacuteter des signes apparus dans le ciel apregraves avoir consulteacute les meilleurs astronomiens de
son royaume
La preacutesence des savoirs dans les eacutepisodes merveilleux et faisant intervenir la magie qui
eacutetait frappante agrave la lecture de Perceforest est eacutegalement releveacutee par J Ducos dans les romans
arthuriens laquo les insertions du savoir dans les romans arthuriens srsquoinstallent lagrave ougrave il semble le
plus absent dans les passages marqueacutes par le fantastique et le merveilleux autour des deacutemons
ou des scegravenes relevant de lrsquoau-delagrave ou du surnaturel32 raquo Ce lien entre le savant et le magicien
peut se voir notamment dans les noms des personnages Darnant et de Nardan Le premier nom
hante le roman et est celui drsquoun enchanteur chef du lignage qui tient les forecircts anglaises en
dehors de lrsquoautoriteacute royale et qui srsquoillustre par des violences et des exactions inouiumles notamment
agrave lrsquoencontre des femmes Le second est celui drsquoun philosophe qui gracircce agrave sa science sauve de
la calomnie la megravere du Bossu de Suave accuseacutee drsquoadultegravere Le rapprochement entre les deux
personnages est ici tregraves tentant non seulement agrave cause de la tendance de lrsquoauteur agrave jouer sur les
noms comme lrsquoa bien montreacute A Berthelot33 mais aussi parce que la proximiteacute entre leurs noms
serait justifieacutee par celle de leurs pratiques
Ainsi comme le savant et lrsquoenchanteur se reacutevegravelent eacutetrangement proches celles que le peuple
de Bretagne appelle des feacutees se voient attribuer comme aux meacutedecins des connaissances dans
lrsquoutilisation des simples et le traitement des maladies et des blessures qursquoelles portent parfois
agrave un degreacute extrecircmement eacuteleveacute Crsquoest cette proximiteacute entre les savoirs et la magie qui va parfois
jusqursquoagrave la confusion qui a permis de deacutefinir plus preacuteciseacutement le corpus de la preacutesente eacutetude
31 Ibid p68 32 Ibid p76 33 BERTHELOT Anne laquo Eacutetymologies deacuterivations et connaissances tours et deacutetours de lonomastique dans le
Roman de Perceforest raquo Le langage figureacute [eacuted G Di Stefano] Le moyen franccedilais 60-61 2007 p 51-61
15
Il srsquoagira drsquoeacutetudier les savoirs qui participent agrave la confusion entre nature et magie et ceux
qui permettent de rationaliser et drsquoexpliquer la pratique magique crsquoest-agrave-dire la theacuteorie des
eacuteleacutements et des sphegraveres la meacutedecine ainsi que lrsquooptique En montrant que lrsquoenchanteur ou la
feacutee ne sont que drsquohabiles praticiens ou savants qui excellent dans leur domaine ces savoirs
participent agrave la deacutelimitation de la sphegravere naturelle et de la sphegravere divine ainsi qursquoagrave la progressive
instauration drsquoun royaume chreacutetien deacutebarrasseacute de ses croyances populaires et paiumlennes
Meacutethodes et approches
Cette disparition des illusions et des feacuteeacuteries du merveilleux au profit des miracles et des
reacuteveacutelations du christianisme montre que le roman opegravere un changement drsquoimaginaire Jacques
le Goff en effet montre que le Moyen Acircge chreacutetien a fait un veacuteritable travail drsquointeacuteriorisation
privileacutegiant la perception interne des choses divines aux perceptions sensorielles externes
relieacutees au paganisme34 Crsquoest ce passage drsquoune sensibiliteacute externe agrave une sensibiliteacute interne qui
voit le roman se christianiser en eacutevoluant progressivement drsquoun imaginaire scientifique et
merveilleux agrave un imaginaire chreacutetien Ce pheacutenomegravene srsquoaccompagne eacutegalement de la
construction drsquoune repreacutesentation ideacuteologique drsquoun pouvoir royal fort incarneacute par un roi
chreacutetien qui srsquoappuie sur la noblesse Il nrsquoest pas alors inutile de rappeler la distinction que fait
J Le Goff entre lrsquoimaginaire et lrsquoideacuteologique En effet consideacuterant limaginaire comme faisant
partie du champ de la repreacutesentation il lui attribue une fonction creacuteatrice et poeacutetique lrsquoopposant
en cela agrave lrsquoideacuteologique
Lrsquoideacuteologique est investi par une conception du monde qui tend agrave imposer
agrave la repreacutesentation un sens qui pervertit aussi bien le laquo reacuteel raquo mateacuteriel que
cet autre reacuteel lrsquo laquo imaginaire raquo Ce nrsquoest que par le coup de force qursquoil reacutealise
par rapport au laquo reacuteel raquo contraint agrave entrer dans un cadre conceptuel preacuteconccedilu
que lrsquoideacuteologique a une certaine parenteacute avec lrsquoimaginaire35
Cette parenteacute entre les deux concepts permet un glissement de lrsquoimaginaire scientifique et
du merveilleux chreacutetien agrave la repreacutesentation ideacuteologique drsquoun roi savant et chreacutetien comme le
sera Arfasen heacuteritier agrave la fois de la Reine Feacutee et du roi converti Perceforest
34 LE GOFF Jacques laquo Preacuteface raquo LrsquoImaginaire meacutedieacuteval Essais Paris Gallimard 1991 35 LE GOFF Jacques LrsquoImaginaire meacutedieacuteval Essais Op cit p2
16
Puisque le Roman de Perceforest integravegre agrave la fiction le discours scientifique il joue le rocircle
de meacutediateur entre deux types de discours Cette meacutediation est eacutetroitement lieacutee agrave la creacuteation
litteacuteraire puisquelle produit un nouveau discours qui est propre au roman Cette eacutetude devra
alors analyser les diffeacuterentes structures et les nombreux dispositifs de meacutediation mis en place
dans loeuvre en mecircme temps que la question de sa reacuteception Si de nombreuses remarques ont
eacuteteacute faites sur lrsquoabsence de preacutecisions lexicales de lrsquoauteur elles ne srsquoattachent pas agrave deacutemontrer
preacuteciseacutement lrsquointeacuterecirct de lrsquoutilisation de ces termes et la faccedilon dont ils sont utiliseacutes en eacutetant
inteacutegreacutes agrave la fiction Il nous semble alors que souligner ce processus qui srsquoopegravere sur des milliers
de pages ne peut se faire sans une approche rigoureuse qui doit passer par une analyse lexicale
preacutecise Crsquoest pourquoi la premiegravere partie de cette eacutetude sera consacreacutee agrave retrouver les sources
auxquelles certains passages du roman font reacutefeacuterence en passant notamment par une eacutetude
lexicologique
La seconde partie tentera plus particuliegraverement de montrer comment ces mecircmes savoirs
permettent de deacutefinir la sphegravere naturelle et comment la rationalisation opeacutereacutee par les savoirs
qui permet de reacuteunir tous les pheacutenomegravenes paiumlens agrave lrsquointeacuterieur de cette sphegravere participe agrave la
christianisation du roman
Cette rationalisation permet ensuite la reacuteutilisation de ces savoirs dans la sphegravere politique
Apregraves avoir inteacutegreacute ces savoirs dans son œuvre fictionnelle lrsquoauteur de Perceforest renoue en
effet avec la viseacutee eacuteducative des encyclopeacutedies en construisant progressivement au greacute de
lrsquoeacutevolution de la repreacutesentation de lrsquoHistoire et de la Foi dans son roman le portrait du roi ideacuteal
synthegravese du savant du chreacutetien et du souverain et crsquoest ce qui fera lrsquoobjet de notre derniegravere
partie
17
PREMIERE PARTIE
MEDIATION DES SAVOIRS Lrsquointeacutegration des savoirs agrave la fiction
18
1 La theacuteorie des eacuteleacutements et la theacuteorie des sphegraveres
11 La theacuteorie des eacuteleacutements
111 Les eacuteleacutements et la creacuteation du monde
Dans son livre sur la Meacutetaphysique Aristote affirme que la vue est le plus important de tous
les sens parce qursquoil est le plus utiliseacute par lrsquohomme pour acceacuteder agrave la connaissance et que le deacutesir
de cette connaissance est quelque chose qui qualifie lrsquohomme par nature Pour connaicirctre une
chose lrsquohomme a besoin de connaicirctre sa cause premiegravere Or selon Aristote les causes que
recherche lrsquohomme dans sa quecircte de savoir laquo se disent en quatre sens raquo
En un sens par cause nous entendons la substance formelle ou quidditeacute (en
effet la raison drsquoecirctre drsquoune chose se ramegravene en deacutefinitive agrave la notion de cette
chose et la raison drsquoecirctre primordiale est cause et principe) en un autre sens
la cause est la matiegravere ou substrat en un troisiegraveme sens crsquoest le principe du
mouvement en un quatriegraveme qui srsquooppose au troisiegraveme la cause crsquoest ce
pourquoi ou le bien (car le bien est la fin de toute geacuteneacuteration et de tout
mouvement)36
Cette recherche des causes eacutetant une preacuteoccupation essentielle de lrsquohomme Aristote
rappelle les tentatives de ses preacutedeacutecesseurs pour identifier le principe des choses comme
relevant de la nature de la matiegravere
Ce dont tous les ecirctres sont constitueacutes le point de deacutepart de leur geacuteneacuteration
et le terme final de leur corruption pendant que la substance persiste sous
la diversiteacute de ses deacuteterminations tel est pour eux lrsquoeacuteleacutement tel est le
principe des ecirctres aussi estiment-ils qursquoil nrsquoy a ni geacuteneacuteration ni
destruction eacutetant donneacute que nous ne disons pas que Socrate est engendreacute au
sens absolu quand il devient beau ou musicien ni qursquoil peacuterit quand il perd
ces maniegraveres drsquoecirctre parce que le substratum demeure savoir Socrate lui-
mecircme Crsquoest ainsi que ces philosophes disent qursquoaucune des autres choses
ne naicirct ni ne se corrompt car il doit y avoir une reacutealiteacute quelconque soit une
soit multiple drsquoougrave tout le reste est engendreacute mais demeurant elle-mecircme
toujours37
36 ARISTOTE Meacutetaphysique [eacuted J Tricot] Paris Librairie Philosophique J Vrin 2000 A 3 983 a l28-33 37 Ibid A 3 983b l7-20
19
Cette substance qui laquo demeur[e] elle-mecircme toujours raquo et qui peut ecirctre laquo une raquo ou laquo multiple raquo
peut ecirctre identifieacutee aux quatre eacuteleacutements dans le Roman de Perceforest Ceux-ci y sont preacutesenteacutes
comme la base de toute chose et de lrsquoensemble de la creacuteation divine
Mais il convient ainccedilois que je la vous donne que vous me promectez que
vous aourerez doresnavant dessus tous dieux le Dieu souverain celluy qui
fist le ciel et les IIII elemens de nient desquelz il fourma depuis toute
creature38
La nature primitive de ces eacuteleacutements est souligneacutee par lrsquoauteur du Perceforest qui les place
agrave la base de tout (laquo desquelz il fourma depuis toute creature raquo) ainsi que leur nature primordiale
puisqursquoils sont creacuteeacutes agrave partir du neacuteant (laquo de nient raquo)
En plus de lrsquoexistence des quatre eacuteleacutements Aristote affirme qursquoEmpeacutedocle consideacuterait les
eacuteleacutements comme diviseacutes en deux groupes bien distincts le Feu dans un premier groupe les
autres eacuteleacutements dans un second
Cependant il ne srsquoen sert pas comme srsquoils eacutetaient quatre mais comme srsquoils
eacutetaient deux seulement drsquoune part le Feu pris en soi et drsquoautre part ses
opposeacutes consideacutereacutes comme une seule nature savoir la Terre lrsquoAir et lrsquoEau
On peut srsquoen rendre compte agrave la lecture de son poegraveme 39
Ce passage fait sans doute reacutefeacuterence au fragment 62 drsquoEmpeacutedocle
62 Allons eacutecoute maintenant comment le Feu quand il fut seacutepareacute fit surgir
les rejetons des hommes neacutes de la nuit et les femmes aux larmes abondantes
car mon discours ne seacutecarte pas du but et nest point deacutepourvu de sagesse
Des types entiegraverement formeacutes naquirent dabord de la terre ayant une
portion agrave la fois deau et de feu Ces types ce fut le Feu qui les fit surgir
deacutesireux datteindre son semblable mais ils ne montraient encore ni la
forme charmante des membres feacuteminins ni la voix et les parties qui sont
propres aux hommes40
Il y aurait donc une hieacuterarchie des eacuteleacutements en haut de laquelle se trouverait le Feu Dans
un bref mais remarquable article intituleacute laquo Les quatre eacuteleacutements dans un roman de la fin du
38 Traduction laquo Mais il faut avant que je ne vous la donne que vous me promettiez que vous honorerez doreacutenavant
plus que tout autre dieu le Dieu souverain celui qui fit le ciel et les quatre eacuteleacutements du neacuteant agrave partir desquels il
forma toutes les creacuteatures raquo (II 2 par461 7-11) 39 ARISTOTE Op cit A 4 985b 40 EMPEDOCLE Fragments LrsquoAurore de la philosophie grecque [eacuted J Burnet trad A Reymond] Paris
Hachette 1919 fragment 62
20
Moyen Acircge41 raquo Olivier Lafont eacutetudie la theacuteorie des quatre eacuteleacutements dans un passage de
Perceforest expliquant la construction drsquoun reliquaire agrave la gloire du Dieu Souverain par le roi
drsquoAngleterre La conclusion indique notamment agrave quel point les ouvrages drsquoAristote sont
connus des auteurs meacutedieacutevaux42 et nous souhaiterions approfondir ces analyses pour voir agrave
quel point la theacuteorie aristoteacutelicienne influence le Roman de Perceforest
Le reliquaire que le roi Perceforest fait fabriquer se compose de plusieurs parties sur
un laquo piet [qui] estoit rond43 raquo repose un pilier en cristal44
surmonteacute drsquolaquo une ampoule a maniegravere
drsquoune pinte drsquoestain atachie a lrsquoor45 raquo La particulariteacute du pilier est drsquoecirctre laquo creux raquo ce qui va
permettre agrave Perceforest drsquoy deacuteposer la relique La suite de ce passage montre le choix des
eacuteleacutements et de lrsquoordre de leur disposition dans le reliquaire
Car il print premierement de la terre qui est le plus pesant des quatres et en
mist dedens le creux du pillier de cristal Apregraves il y mist de lrsquoeaue et
consequamment il y encloiumlt de lrsquoaer puis mist de lrsquooelle especiale dedens
lrsquoampoulle qui estoit sus le pillier En ceste oille mist de la mesche puis
lrsquoaluma Ce fait il srsquoeslonga ung petit puis regarda le riche reliquiaire car
il lui pleut a merveilles car lrsquoen y veoit assez clerement les quatres
elements46
Comme le souligne O Lafont cette eacutenumeacuteration fait reacutefeacuterence agrave la theacuteorie des quatre
eacuteleacutements et surtout agrave leur masse (laquo le plus pesant raquo) telle qursquoelle est eacutevoqueacutee par Aristote dans
Du ciel ou De la geacuteneacuteration et de la corruption En effet le philosophe grec eacutelabore un
classement de ces eacuteleacutements le feu eacutetant lrsquoeacuteleacutement le plus leacuteger et la terre le plus lourd
laquo ainsi lrsquoair est leacuteger par rapport agrave lrsquoeau et par rapport agrave la terre crsquoest lrsquoeau qui est leacutegegravere47 raquo
Cependant dans cet extrait du roman seule la terre est deacutecrite comme lrsquoeacuteleacutement le plus lourd
tandis que les autres ne sont pas deacutecrits Une des variantes du livre III permet drsquoavoir davantage
de preacutecisions
41 LAFONT Olivier laquo Les quatre eacuteleacutements dans un roman de la fin du Moyen acircge raquo Revue drsquohistoire de la
pharmacie 83e anneacutee ndeg304 1995 p44-45 42 Ibid p45 43 III 3 p1 l12 44 laquo Ung pillier de cristail de la longueur de demi brace raquo (III 3 p1 l19-20) 45 III 3 p1 l21-22 46 Traduction laquo Alors il prit drsquoabord de la terre qui est le plus pesant des quatre et en deacuteposa dans le creux du
pilier de cristal Apregraves il y versa de lrsquoeau et ensuite il y enferma de lrsquoair puis il mit de lrsquohuile speacuteciale dans
lrsquoampoule qui eacutetait sur le pilier Il ajouta une megraveche dans cette huile puis lrsquoalluma Cela fait il srsquoeacuteloigna un peu
puis regarda le riche reliquaire qui lui plut infiniment parce qursquoon y distinguait nettement les quatre eacuteleacutements raquo
(III 3 p2 l32-40) 47 ARISTOTE Du ciel [eacuted P Moraux] Paris Belles Lettres 1965 livre I chap 3 p6
21
Car des quatre elemens apparoit parmy le cristal tout en bas la terre qui est
la plus ville et la plus pesante et dessus elle estoit lrsquoeaue clere et nette qui
est mains pesante et au plus hault estoit lrsquoair qui est ancoires plus legier et
plus cler que lrsquoeau ne la terre Et comme le plus noble et le plus leger des
quatre elemens estoit le feu qui srsquoamoustroit en lrsquoampoule a dessus des
autres trois Tantost que le roy eut regardeacute le joiel ung espace sans dire mot
en pensant en son cœur le grant mistere qui estoit en cel ouvrage et aussi
que la ramembrance en estoit belle car du mendre des quatre crsquoest la terre
il nrsquoest homme tant soit sage qui eust sceu a dire de quelle digniteacute le
reliquiaire estoit enricy ne dequoy les quatre elemens furent premierement
fais sinon de neant Pourquoy le hault Dieu qui les fist tous quatre de neant
fait moult a recommander et qui crea toutes aultres choses comme le soleil
la lune les estoille et toutes choses terriennes mesmes ses creatures qui sont
de tant de manieres de faccedilons 48
Dans cette variante on peut voir en effet une hieacuterarchisation des eacuteleacutements tregraves claire terre-
eau-air-feu avec pour facteur discriminant leur masse et la seacuteparation en deux groupes terre-
eau-air et feu puisque ce dernier est le seul eacuteleacutement qui nrsquoest pas mis dans le pilier de cristal
il est deacuteposeacute dans lrsquoampoule qui le surplombe montrant ainsi agrave la fois son statut particulier et
sa supeacuterioriteacute sur les autres eacuteleacutements Comme le souligne G Roussineau dans ses notes du livre
IV cette classification est non seulement conforme agrave la cosmologie aristoteacutelicienne mais elle
est aussi communeacutement admise au Moyen Acircge puisqursquoon peut la retrouver dans des ouvrages
comme le De Imagine Mundi drsquoHonorius drsquoAutun
Ex his (quatuor elementis) terra ut puta gravissima imum ignis ut puta
levissimus supremum obstinet locum alia duo medium quasi quoddam
soliditatis vinculum Quorum aqua gravior terrae proximum aer levior igni
primum possidet locum49
48Traduction laquo Car des quatre eacuteleacutements apparaissait tout en bas agrave travers le cristal la terre qui est lrsquoeacuteleacutement le
plus vil et le plus pesant et au-dessus drsquoelle on pouvait voir lrsquoeau transparente et pure qui est moins pesante Plus
haut encore se trouvait lrsquoair qui est encore plus leacuteger et transparent que ne le sont lrsquoeau et la terre Et en tant
qursquoeacuteleacutement le plus noble et le plus leacuteger des quatre on trouvait le feu qui eacutetait visible dans lrsquoampoule au-dessus
des trois autres eacuteleacutements Quand le roi eut regardeacute le joyau lrsquoespace drsquoun instant sans dire un mot il songea en son
cœur au grand mystegravere qui entourait une telle œuvre et aussi que rappeler cette creacuteation eacutetait beau car le moindre
des quatre eacuteleacutements la terre il nrsquoy a homme aussi sage soit-il qui aurait pu dire comment elle avait eacuteteacute creacuteeacutee ni
de quelle digniteacute le reliquaire eacutetait enrichi ni de quoi les quatre eacuteleacutements furent premiegraverement formeacutes sinon de
neacuteant Crsquoest pourquoi le haut Dieu qui les fabriqua tous les quatre agrave partir du neacuteant doit ecirctre grandement loueacute lui
qui creacutea toutes les autres choses comme le soleil la lune les eacutetoiles et toutes les choses sur Terre mecircme ses
creacuteatures qui sont si diverses raquo (III 2 Variante 238 p238) 49 Traduction laquo Parmi eux (les quatre eacuteleacutements) crsquoest la terre qui est supposeacutee ecirctre la plus lourde et la plus basse
crsquoest le feu qui est supposeacute ecirctre le plus leacuteger il se tient agrave lrsquoendroit le plus eacuteloigneacute les deux autres sont au milieu
presque comme srsquoils avaient un certain lien de soliditeacute De ces deux eacuteleacutements lrsquoeau est la plus lourde elle est la
plus proche de la terre et lrsquoair le plus leacuteger il occupe le lieu le plus proche du feu raquo
22
Cette seacuteparation du feu drsquoavec les trois autres eacuteleacutements nrsquoest cependant justifieacutee que par le
fait que sa masse est la plus leacutegegravere ce qui nrsquoexplique pas pourquoi ce nrsquoest pas par exemple
la terre qui comme la plus pesante ne pourrait pas ecirctre mise agrave lrsquoeacutecart tout en bas du pilier Une
explication plus preacutecise est donneacutee lors drsquoune autre description du reliquaire au livre IV
Car comme veoir poueacutes en cestui reliquiaire il y a tout au dessoubz de la
terre comme il appert parmi le cristal qui est le plus trouble et le plus pesant
de tous les quatre ellemens Et sur ceste terre a de lrsquoeaue qui est le plus cler
et le plus legier Et apregraves celle eaue ay mis de lrsquoair qui est aincoires plus
legier et plus cler que lrsquoeaue Et dessus ces elemens vous poueacutes voir en celle
lampe du feu qui est le plus legier des quatre car lui par sa force puet les
autre trois convertir en lui par samblance de couleur mais nul des trois
aucunement ne le puet faire du feu50
Si Empeacutedocle considegravere les eacuteleacutements comme srsquoils nrsquoeacutetaient que deux avec le Feu drsquoun
cocircteacute et les autres eacuteleacutements laquo consideacutereacutes comme une seule nature raquo cet extrait de Perceforest
nrsquoen pose pas moins problegraveme Qursquoest-ce qursquoen effet que cette ideacutee que le feu laquo par sa force
puet les autre trois convertir en lui par samblance de couleur mais nul des trois aucunement
ne le puet faire du feu raquo En fait la supeacuterioriteacute du feu est fondeacutee sur lrsquoideacutee qursquoil est seul capable
de laquo convertir raquo les eacuteleacutements en lui ce que lrsquoon peut retrouver chez Galien dans Sur les Eleacutements
selon Hippocrate
Drsquoautres disent de mecircme que crsquoest le feu qui est lrsquoeacuteleacutement Ils srsquoappuient
sur le fait que crsquoest la condensation et lrsquoeacutepaississement du feu qui
engendrent lrsquoair que lorsque le feu subit la mecircme action sous une forme
encore plus forte et est tasseacute encore plus fortement il se transforme en eau
et que sous lrsquoeffet drsquoune plus grande compression encore il devient terre
Drsquoougrave ils concluent drsquoeux-mecircmes que crsquoest bien le feu lrsquoeacuteleacutement51
Texte original citeacute par G Roussineau dans Le Roman de Perceforest IV 2 p1147-1148 note 762280 50 Traduction laquo Car comme vous pouvez le voir en ce reliquaire il y a tout en bas de la terre ainsi qursquoil apparaicirct
agrave travers le cristal qui est le plus trouble et le plus pesant de tous les quatre eacuteleacutements Au-dessus de cette terre il y
a de lrsquoeau qui est plus claire et plus leacutegegravere Apregraves cette eau jrsquoai mis de lrsquoair qui est encore plus leacuteger et plus clair
que lrsquoeau Au-dessus de ces eacuteleacutements vous pouvez voir dans cette lampe du feu qui est le plus leacuteger des quatre
car lui par sa seule force peut convertir les trois autres en lui par identiteacute de couleur mais aucun des trois ne peut
le faire avec le feu raquo (IV 1 p76 2266-2280) 51 GALIEN Sur les Eleacutements selon Hippocrate eacutediteacute dans Les Preacutesocratiques [D Delattre J-P Dumont J-L
Poirier] Paris Gallimard 1988 p136
23
Lrsquoideacutee que cette conversion se fait par laquo samblance de couleur raquo peut faire reacutefeacuterence agrave
lrsquoanalogie entre la lumiegravere et le feu puisque crsquoest la lumiegravere qui eacuteclaire les objets et qui les rend
visibles ce que les autres eacuteleacutements ne peuvent faire pour le feu Crsquoest cette ideacutee de non
reacuteciprociteacute que lrsquoon retrouve notamment chez le Pseudo-Aristote dans le De Coloribus
Que la lumiegravere est la couleur du feu cela est montreacute par le fait que lon ne
lui reconnaicirct aucune autre couleur que celle-ci et parce que lui seul est
visible par lui-mecircme et les autres objets gracircce agrave lui 52
La conversion des eacuteleacutements telle qursquoelle est soutenue par Empeacutedocle et par Galien montre
que ceux-ci ne se deacutetruisent ni ne se creacuteent et qursquoils ne sont pas non plus immuables Le principe
du mouvement des eacuteleacutements se retrouve dans le fragment 17 drsquoEmpeacutedocle dont Aristote parle
dans sa Meacutetaphysique53 Empeacutedocle deacutegage deux mouvements un mouvement de seacuteparation
qursquoil nomme la Haine et un mouvement de reacuteunion appeleacute lrsquoAmitieacute Ceux-ci sont agrave lrsquoorigine
de lrsquoengendrement et de la destruction des choses puisqursquoils permettent drsquoassembler et de
seacuteparer les eacuteleacutements
Mon discours sera double car tantocirct lun a grandi pour subsister seul par la
reacuteunion des plusieurs tantocirct il sest diviseacute pour leur donner naissance Ils
sont donc mortels et double est leur genegravese double leur fin 65 car dun
cocircteacute la reacuteunion de toutes choses engendre et tue de lautre leur deacutesunion
produit et dissipe Or il ny a jamais de terme au changement perpeacutetuel car
tantocirct lAmitieacute rassemble toutes choses en une tantocirct elles se seacuteparent
entraicircneacutees par la Haine 70 Ainsi en tant que lun naicirct des plusieurs et quagrave
leur tour ceux-ci se constituent par sa division en ce sens lun et les autres
commencent et ne durent pas eacuteternellement Mais en tant que jamais il ny a
de terme au changement perpeacutetuel en ce sens ils subsistent toujours dans
un cycle immuable 54
Les notions de Haine et drsquoAmitieacute se retrouvent elles aussi dans le roman sous les noms
de Discorde et drsquoAmour
52 PSEUDO-ARISTOTE De coloribus [trad C Hugonnet] 2000 eacutedition eacutelectronique
httpwwwacademiaedu5671704Traduction_du_De_Coloribus_du_Pseudo-Aristote 53 ARISTOTE Meacutetaphysique OpCit A 3 984a 6-12 54 EMPEDOCLE Fragments De Thalegraves agrave Empeacutedocle [eacuted A Diegraves] Paris Gauthier-Villars et Cie 1930 fragment
17
24
Extrait 1
laquo Et vous sccedilavez que deux contraires choses ne se peuent accorder ne anouer
ensemble ainccedilois y a tousjours discorde et ne puent approuchier lrsquoun
lrsquoautre55laquo
Extrait 2
laquo Car le createur a cy endroit les quatre ellemens mys sy drsquoacort que les
ungs ne guerroient les autres ains sont paisibles enssamble comme lrsquoamant
avecq lrsquoamie56 raquo
La meacutetaphore amoureuse de lrsquoextrait 2 montre bien cette notion drsquoAmour tandis que le
verbe laquo guerroier raquo renvoie agrave celle de Discorde explicitement nommeacutee dans lrsquoextrait 1
112 Les humeurs et le corps humain
Puisque les eacuteleacutements agissent les uns sur les autres mus par Discorde et Amour et que les
eacuteleacutements sont les matiegraveres qui forment le corps humain ainsi que toute chose comme nous
lrsquoavons dit ces changements et ces destructions se retrouvent eux aussi dans le corps Le livre
IV par exemple marque lrsquoapogeacutee du regravegne du roi qui eacutetait en plein deacuteveloppement dans les
trois premiers livres
Au gentil mois que le roy des planettes monte en son plus hault signe pour
degaster toutes mauvaises moisteurs tant ou poeuple humain comme en tous
fruits par sa tres grande challeur qui a tant de vertus que tout seroit perdu et
pourri se par ses rais nrsquoestoient resusciteacute a celle heure estoit le noble roy
Perceforest aux fenestres de son Franc Palais rendant graces au Dieu
Souverain pour lrsquoattemprance des cieux et de lrsquoaer qursquoil veoit si ordonneacute et
disposeacute qursquoil sambloit que le createur de toutes choses lrsquoeust pourvu par
especial pour exaulcier sa feste afin que personne ne se peust plaindre de sa
challeur57
55 Traduction laquo Et vous savez que deux choses contraires ne peuvent srsquoaccorder ni srsquoentendre ce qui fait qursquoil y
a toujours discorde entre eux et qursquoils ne peuvent approcher lrsquoun de lrsquoautre raquo (I 1 par234 7-10) 56 Traduction laquo Car le creacuteateur a ici mis les eacuteleacutements dans une telle harmonie qursquoaucun ne guerroie lrsquoautre ce qui
fait qursquoils vivent paisiblement ensemble comme un amant aime son amie raquo (IV 2 p1006 816-818) 57 Traduction laquo Au noble mois ougrave le roi des planegravetes monte en son plus haut signe pour faire srsquoeacutevaporer toute la
mauvaise humiditeacute tant du peuple humain que des fruits par sa grande chaleur qui a tant de vertus que tout serait
perdu et pourri si le monde nrsquoeacutetait ressusciteacute par ses rayons agrave ce moment-lagrave donc le roi Perceforest se tenait aux
fenecirctres du Franc Palais rendant gracircce au Dieu Souverain pour la douceur des cieux et de lrsquoair qursquoil voyait dans
un ordre et une disposition si parfaites qursquoil semblait que le creacuteateur de toutes choses avait speacutecialement œuvreacute
pour embellir sa fecircte et que personne ne puisse se plaindre de sa chaleur raquo (IV 1 p2 1-15)
25
Si le passage fait intervenir lrsquoeacuteleacutement de lrsquo laquo aer raquo le reste du texte ne fait que citer deux
qualiteacutes laquo moisteurs raquo et laquo challeur raquo Les qualiteacutes sont selon la theacuteorie aristoteacutelicienne au
nombre de quatre ndash le froid le chaud lrsquohumide et le sec ndash et chaque eacuteleacutement est ainsi associeacute agrave
deux qualiteacutes le feu est chaud et sec lrsquoair chaud et humide lrsquoeau froide et humide et la terre
froide et segraveche Les saisons sont elles aussi associeacutees agrave chacun des eacuteleacutements le printemps eacutetant
la saison de lrsquoair lrsquoeacuteteacute celle du feu lrsquoautomne celle de la terre et lrsquohiver celle de lrsquoeau On voit
ici que ces diffeacuterents points sont reacuteunis dans le texte puisque la fecircte se situe agrave la fin du printemps
chaud et humide que le soleil de lrsquoeacuteteacute vient asseacutecher Les saisons sont associeacutees non seulement
agrave des qualiteacutes mais aussi agrave des acircges de la vie de lrsquohomme Ici la fin du printemps saison de
lrsquoenfance et le deacutebut de lrsquoeacuteteacute saison du jeune homme marquent dans le livre IV le deacutebut de la
peacuteriode des mariages des jeunes chevaliers et des jeunes filles On voit que ce passage se situe
agrave un moment ougrave lrsquoeacutequilibre des eacuteleacutements est parfait comme le montre le mot laquo attemprance raquo
que nous avons traduit par laquo la douceur raquo parce que la chaleur modeacutereacutee est la manifestation
meacuteteacuteorologique de lrsquoeacutequilibre des eacuteleacutements ndash Perceforest remercie drsquoailleurs le Souverain Dieu
drsquoavoir eacuteviteacute la chaleur trop forte de lrsquoeacuteteacute ndash mais crsquoest aussi le moment ougrave les jeunes chevaliers
sont agrave lrsquoapogeacutee de leur puissance physique et ont accompli leurs plus grands exploits Le
deacuteseacutequilibre entre les quatre eacuteleacutements devient alors plus prononceacute agrave mesure que ces chevaliers
avancent en acircge et la vieillesse va ecirctre le theacuteacirctre du combat des eacuteleacutements quand la jeunesse
repreacutesentait lrsquoeacutequilibre parfait Ainsi quelque temps apregraves cette grande fecircte du Dieu Souverain
crsquoest un Perceforest fatigueacute par lrsquoacircge qui explique agrave son peuple lrsquoaffaiblissement de son corps
ducirc au combat des eacuteleacutements qui le composent
Car je voy en moy que les quatre elemens dont je suis fait maintenant
sont en discorde lesquelz furent jadis en moy paisibles car la
challeur qui est en moy et qui proucede du feu si guerroie et hait a
mort la moisteur qui est en moy laquelle vient de lrsquoeaue pourquoy
mes membres mrsquoen sechent et amoindrissent et la peau de dessus
moy qui ce a couvert en restraiche et noirchist et traist prez des os et
la moisteur si le deffent ce qursquoelle puet et destruit la challeur tant
qursquoil convient que lrsquoune et lrsquoautre sy amoindrisse en moy dequoy je
diminue cascun jour comme il appert58
58 Traduction laquo Car je vois en moi que les quatre eacuteleacutements dont je suis fait maintenant sont en discorde ces
mecircmes eacuteleacutements qui eacutetaient jadis en moi paisibles car la chaleur qui est en moi et qui provient du feu guerroie et
voue une haine mortelle agrave la moiteur qui est en moi laquelle moiteur provient de lrsquoeau crsquoest pourquoi mes
membres srsquoassegravechent et srsquoamoindrissent la peau qui me recouvre a battu en retraite a noirci srsquoest retireacutee pregraves des
os la moiteur la deacutefend autant qursquoelle peut et deacutetruit la chaleur au point qursquoelles finissent lrsquoune et lrsquoautre par
srsquoamoindrir en moi agrave cause de quoi je diminue chaque jour comme on peut le voir raquo (IV 1 p506-507)
26
La meacutetaphore guerriegravere qui a deacutejagrave eacuteteacute utiliseacutee pour signifier la Discorde entre les eacuteleacutements59
est reprise ici pour montrer la destruction progressive du corps du roi Dans le discours de
Perceforest on note que les deux conseacutequences de la discorde entre les eacuteleacutements sont
lrsquoassegravechement apregraves lrsquoattaque du feu sur lrsquoeau et la froideur provoqueacutee par la laquo moisteur raquo qui
tue la chaleur Or le froid et le sec sont les deux qualiteacutes qui sont associeacutees agrave la terre qui
correspond drsquoapregraves la theacuteorie des eacuteleacutements agrave lrsquoacircge de la maturiteacute Quant agrave la vieillesse si elle
voit dominer les qualiteacutes froide et humide le roman insiste davantage sur le froid de la
vieillesse60 puisque crsquoest lrsquoabsence totale de chaleur qui va signifier la mort Lrsquoeacutetat de
deacutecomposition du corps mort est lui aussi traiteacute dans le passage qui raconte la momification
drsquoun chevalier de lrsquoeacutepoque de Perceforest
Extrait 1
Et tant y demoura que les humeurs de son corps secherent dont il ala a
neant si qursquoil chei en entroubliance Et au vouloir de son Createur il vesqui
en ceste chaiere seant un an entier sans boire et sans mengier fors de la
roussee du ciel qui sur lui cheoit par une raiere Et quant la challeur eult tout
degasteacute et consumeacute et que le cœur senti la deffaulte il estaindy car morir
convient61
Extrait 2
Quant lrsquoame fut hors du corps il demoura si sec et si vuit que pourreture ne
sceult a quoi aherdre ne nature ne peult en lui engendrer vers sicques
oncques flaireur de puanteur de son corps nrsquoissi anchois fut tout parsechieacute
que nature nrsquoy peult faire mauvaise engendrure62
Le texte insiste particuliegraverement sur un aspect lrsquoassegravechement total du cadavre du chevalier
(laquo secherent raquo laquo si sec raquo laquo parsechieacute raquo) sans doute afin de mettre en valeur son caractegravere
exceptionnel En effet lrsquoextrait 2 montre bien que la conseacutequence normale de la mort sur le
corps humain est la deacutecomposition et la pourriture que la seacutecheresse extrecircme et inhabituelle du
59 IV 1 p568 586-589 60 laquo Par la froideur et amoindrissement de viellesse raquo (IV 1 p481-482 14-15)
laquo Si se coucha sur son lit et se fist couvrir comme celluy qui cuidoit avoir froit si comme il avoit de froidure de
vieillesse qui reschauffer ne se pouoit raquo (VI 1 par729 14-17) 61 Traduction laquo Il resta lagrave si longtemps que les humeurs de son corps seacutechegraverent il perdit conscience et la raison
Gracircce agrave la volonteacute de son Souverain Creacuteateur il veacutecut assis sur cette chaise pendant un an entier sans boire ni
manger agrave part la roseacutee du ciel qui gouttait sur lui par une fente Quand la chaleur eut tout deacutetruit et brucircleacute et que son
cœur sentit sa faiblesse il srsquoeacuteteignit car son heure eacutetait venue raquo (V 1 par558 41-47) 62 Traduction laquo Quand lrsquoacircme fut sortie du corps il resta si sec et si vide que la pourriture ne sut ougrave srsquoimplanter et
que Nature ne pouvait pas faire naicirctre de vers ce qui fait que jamais ce corps nrsquoexhala aucune puanteur car il eacutetait
complegravetement desseacutecheacute au point que Nature ne pouvait y faire naicirctre des vermines raquo (V 1 par559 1-5)
27
corps empecircche de deacutevelopper A partir de cet exemple on peut deacuteduire que lrsquoeacutetat normal du
corps cadaveacuterique est certes lrsquoabsence de chaleur mais aussi la preacutesence drsquohumiditeacute ce qui
correspond au passage de la terre froide et segraveche agrave lrsquoeau froide et humide de la vieillesse La
chaleur vitale srsquoeacuteteignant et laissant la place au froid et agrave lrsquohumide permet agrave la laquo pourreture raquo
de se deacutevelopper et aux vers de prolifeacuterer sur le corps devenu sans vie A partir de cet exemple
on peut voir la volonteacute de lrsquoauteur du Perceforest de montrer que lrsquoaction des eacuteleacutements sur le
corps humain se fait agrave travers ces quatre qualiteacutes eacutenonceacutees par Aristote Les effets et actions de
ces qualiteacutes deacutependent de leur eacutequilibre ou deacuteseacutequilibre comme on le voit dans le discours du
roi Perceforest Elles sont lieacutees aux humeurs ces fluides produits par le corps correspondant
chacun agrave un eacuteleacutement et agrave deux de ces qualiteacutes qui vont deacuteterminer le caractegravere de lrsquohomme
Ainsi si lrsquohumeur dominante dans un corps est le sang qui est chaud humide et associeacute agrave
lrsquoair alors lrsquohomme aura un tempeacuterament sanguin Lrsquohumeur bilieuse associeacutee au feu
correspond au tempeacuterament coleacuterique lrsquohumeur produite par la rate la bile noire est celle du
tempeacuterament meacutelancolique associeacute agrave la terre et le flegme celle du tempeacuterament flegmatique
associeacute agrave lrsquoeau Par exemple quand le jeune Perceforest sombre dans la meacutelancolie au livre II il
est deacutecrit comme laquo sy anienty et non challant63 raquo Or le terme non challant est un emprunt au
verbe latin calere qui signifie laquo ecirctre chaud raquo Cette absence de chaleur contraire agrave la jeunesse
du monarque montre un soudain deacuteseacutequilibre des humeurs de son corps et sa nonchalance est
donc un symptocircme de sa maladie meacutelancolique
En effet la qualiteacute qui est lieacutee agrave la jeunesse est la chaleur au livre III le jeune Nestor sur
la puberteacute duquel le texte insiste particuliegraverement agrave ce moment-lagrave est laquo chault et hardy64 raquo tout
comme Passelion au livre IV65 et on nous dit drsquoEstonneacute au livre III eacutegalement que laquo de sa
propre nature il estoit chault et hastif66 raquo De fait si les trois chevaliers sont deacutecrits comme
chault il est remarquable que le premier Nestor soit hardy quand Estonneacute est hastif Car la
hacircte contrairement agrave la hardiesse est lieacutee agrave lrsquoexcegraves et elle est en cela consideacutereacutee comme un
deacutefaut un emportement de celui qui srsquoy laisse aller Nestor repreacutesente sans doute la jeunesse
sanguine aux complexions chaudes et bien eacutequilibreacutees tandis qursquoEstonneacute est tregraves nettement
drsquoun tempeacuterament coleacuterique il est toujours domineacute par une complexion chaude mais son
tempeacuterament bascule souvent dans lrsquoexcegraves et il est tregraves facile de provoquer ce chevalier ce qui
explique pourquoi le faceacutetieux Zeacutephir en a fait la cible privileacutegieacutee de ses farces Pour parfaire
63 Traduction laquo Complegravetement aneacuteanti et abattu raquo (II 1 par434 14) 64 III 2 p258 46 65 laquo Lui qui estoit chault de sa nature raquo (IV 2 p878 25-26) 66 III 3 p118 870-871
28
le tempeacuterament coleacuterique du personnage drsquoEstonneacute celui-ci est toujours repreacutesenteacute au mecircme
acircge si lrsquoon voit Nestor nouveau-neacute au livre I enfant et jeune homme aux livres II et III puis
jeune adulte au livre IV Estonneacute lui est toujours repreacutesenteacute en un homme adulte puisqursquoil est
deacutejagrave chevalier au service de Gadiffer avant mecircme la naissance de Nestor et qursquoil meurt neuf
mois seulement apregraves son mariage Nous nous sommes eacutegalement demandeacute si lrsquohyperactiviteacute
sexuelle drsquoEstonneacute nrsquoavait pas un lien avec son tempeacuterament coleacuterique et donc bilieux En effet
lrsquoexcegraves de chaleur produit par le tempeacuterament coleacuterique du comte eacutecossais pourrait expliquer
son caractegravere particuliegraverement libidineux et peut-ecirctre aussi pourquoi Zeacutephir apregraves lui avoir fait
croire qursquoune jeune fille allait combler ses deacutesirs lui lance toujours de lrsquoeau (ou le fait tomber
dans lrsquoeau) puisqursquoelle repreacutesente lrsquoeacuteleacutement aux qualiteacutes opposeacutees (froide et humide) agrave celle du
feu (qui est chaud et sec) Ainsi au livre III Estonneacute est le parfait repreacutesentant du tempeacuterament
coleacuterique du jeune adulte tandis que Nestor encore tout jeune chevalier reste associeacute au
tempeacuterament sanguin
Le tempeacuterament se retrouve agrave plusieurs reprises dans le roman sous le terme de
complexions Lorsque le terme est utiliseacute comme adjectif il montre lrsquoagencement entre les
humeurs du corps voire un eacutequilibre quand il est preacuteceacutedeacute de bien
Adont fut la nourriche appellee qui estoit ancienne a merveilles Touteffois
estoit elles ancoires forte et bien a elle aussi elle estoit bien
complectionnee67
laquo Complectionee raquo vient marquer principalement lrsquoideacutee de proportion comme crsquoest le cas
dans la description de Gallafur au livre V laquo Nature qui habondoit en lui bien
complexionnee68 raquo Ainsi lrsquoecirctre bien complectionne sera soit un jeune homme ou une jeune
femme ndash la jeunesse eacutetant lrsquoacircge de lrsquoeacutequilibre des humeurs ndash soit une personne drsquoun acircge plus
avanceacute mais en excellente santeacute
Quand Neroneacutes deacuteguiseacutee administre agrave son pegravere les traitements adeacutequats agrave sa maladie celui-
ci srsquoeacutetonne de la maicirctrise de ce jeune garccedilon inconnu qui se justifie ainsi laquo jrsquoay longtemps
servi ung noble homme assez samblable a voz complexions69 raquo Et lrsquoon nous explique la
diffeacuterence de caractegravere entre Olofer et Gallafur2 comme venant du fait laquo qursquoils furent de diverses
complections70 raquo Le pluriel du terme dans le cas de Neacuteroneacutes fait reacutefeacuterence agrave lrsquoagencement
67 Traduction laquo Alors la nourrice qui eacutetait extraordinairement acircgeacutee fut appeleacutee Cependant elle eacutetait encore forte
et eacutenergique et elle eacutetait eacutegalement de constitution robuste raquo (VI 1 par468 11-14) 68 V 1 par284 27-28 69 III 2 p255 416-417 70 VI 2 par980 3
29
speacutecifique des diffeacuterentes humeurs du corps de son pegravere sans preacutecision quant agrave lrsquohumeur
dominante Dans lrsquoexemple drsquoOlofer et Gallafur2 le terme de complections vient deacutesigner
lrsquoensemble des humeurs qui deacuteterminent non plus lrsquoeacutetat de santeacute mais les goucircts de ceux dans
les corps desquels ces humeurs dominent la complexion drsquoOlofer en fait un grand chasseur
quand celle de Gallafur2 le preacutedestine agrave ecirctre un maicirctre en astrologie
113 Les manifestations de la meacutelancolie
Apregraves avoir tenteacute de deacutefinir ce qursquoeacutetaient les humeurs et les eacuteleacutements nous voudrions
particuliegraverement nous arrecircter sur le champ lexical de la meacutelancolie dans le roman Au cours de
nos recherches nous avons en effet proceacutedeacute au releveacute de toutes les occurrences du mot
melancolie Sur un total de 99 occurrences releveacutees dans le texte on retrouve en grande majoriteacute
(76 occurrences) la forme substantiveacutee laquo merancolie raquo laquo melancolie raquo mais aussi les formes
verbales laquo merancolier raquo (15 occurrences) laquo merancoliant raquo (une seule occurrence) et plus
rarement lrsquoadjectif laquo merancolieux raquo (7 occurrences) Le terme melancolie est donc
extrecircmement preacutesent dans le texte surtout si on le compare avec les autres humeurs qui ne sont
eacutevoqueacutees que par une des qualiteacutes qui les caracteacuterisent ce qui les rend parfois difficiles agrave
distinguer comme nous lrsquoavons montreacute notamment pour la nature chaude du coleacuterique Estonneacute
et du sanguin Nestor Parmi les termes releveacutes seuls 4 drsquoentre eux sont utiliseacutes avec un sens
geacuteneacuteral le reste des occurrences srsquoappliquant agrave plus drsquoune trentaine de personnages71 Le
problegraveme que posent ces termes est la richesse du mot melancolie qui peut tout aussi bien avoir
une signification meacutedicale et renvoyer agrave un excegraves de bile noire ou un sens tregraves atteacutenueacute et qui ne
vient que souligner la recircverie drsquoun personnage Il sera donc inteacuteressant dans un premier temps
de deacutegager les diffeacuterents sens du mot laquo meacutelancolie raquo et drsquoessayer de montrer que le terme eacutevolue
tout au long du roman ce qui permettra par la suite drsquoutiliser ces classifications lorsque nous
eacutetudierons le mouvement geacuteneacuteral du roman Pour cela nous avons repris les diffeacuterentes
acceptions noteacutees dans le Dictionnaire du Moyen Franccedilais72 qui contient une notice diffeacuterente
pour le substantif le verbe et lrsquoadjectif
71 Pour plus de preacutecisions se reporter agrave lrsquoannexe 1 laquo la meacutelancolie et se traductions raquo 72 Dictionnaire du Moyen Franccedilais (DMF 2015) httpwwwatilffrdmf ATILF - CNRS amp Universiteacute de
Lorraine httpwwwatilffrdmfdefinitionmeacutelancolie
30
Maladie et meacutelancolie
Le terme de melancolie nrsquoest jamais pris dans son premier sens de laquo bile noire raquo en tout cas
jamais clairement Lors drsquoun tournoi qui oppose les jeunes chevaliers de lrsquoicircle de Bretagne
Exilleacute frappe son adversaire
Le sang lui devalloit du chief au long de la face qui doubloit sa melancolie
dont il estoit moult doulant73
Il semble qursquoon puisse voir deux significations agrave ce passage melancolie peut avoir un sens
extrecircmement atteacutenueacute et venir signaler le deacutepit du chevalier qui augmente lorsqursquoil constate sa
blessure Cependant la construction syntaxique de la phrase ne semble pas aller dans ce sens
la relative laquo qui doubloit sa melancolie raquo fait reacutefeacuterence au sujet laquo sang raquo tandis que la seconde
relative laquo dont il estoit moult doulant raquo fait reacutefeacuterence agrave la laquo melancolie raquo Ainsi ce nrsquoest pas la
vue du sang qui deacutepite le chevalier mais bien lrsquoaugmentation de sa meacutelancolie Or cette
augmentation est provoqueacutee par un deacuteseacutequilibre drsquohumeurs conseacutequence de la perte du sang
humeur opposeacutee agrave la bile noire de par ses caracteacuteristiques A partir de lagrave on pourrait consideacuterer
que le terme de melancolie ici fait reacutefeacuterence agrave la bile noire et a donc un sens tregraves fort
On peut eacuteventuellement trouver une acception qui reacutepond agrave celui drsquo laquo une des humeurs
cardinales raquo au livre III lorsque Pernehan le maicirctre de Nestor lequel se fait nommer Tarquin
srsquoinquiegravete drsquoavoir eacuteteacute provoqueacute en duel par un geacuteant laquo quant Tarquin vey son seigneur en telle
melancolie adont comme chault et hardy il lui dist74 raquo Le passage dans lequel srsquoinscrit cette
citation insiste comme nous lrsquoavons dit sur la jeunesse de Nestor que le texte montre en pleine
puberteacute ce qui nous permet de faire le rapprochement entre la qualiteacute laquo chaleur raquo et le
tempeacuterament sanguin Si le premier sens est bien sucircr lrsquoangoisse de Pernehan agrave lrsquoideacutee de se battre
contre un geacuteant le parallegravele avec les qualiteacutes du tempeacuterament de Nestor nous permettrait
drsquointerpreacuteter le terme melancolie comme reacutepondant agrave ce premier sens drsquo laquo une des quatre
humeurs cardinales raquo mais il srsquoagit lagrave du seul exemple que nous avons pu relever dans
lrsquoensemble du roman
Les exemples relevant du sens assez proche drsquo laquo eacutetat psychique caracteacuteriseacute par des aspects
maladifs pouvant aller jusqursquoagrave la folie dus agrave des accegraves de bile raquo sont plus nombreux Le chevalier
Peacuteleacuteon au livre I agrave la suite drsquoune blessure qursquoil considegravere comme une humiliation devient fou
73 Traduction laquo le sang lui coulait de sa tecircte deacutevalant son visage ce qui doublait sa meacutelancolie dont il eacutetait fort
en peine raquo (V 1 par42 16-18) 74 III 2 p258 45-46
31
et part dans la forecirct au grand galop Le terme de meacutelancolie nrsquoest cependant pas utiliseacute pour
deacutesigner son eacutetat et la seule occurrence que nous avons pu relever est au livre II ougrave lrsquoon nous
dit que Peacuteleacuteon laquo vint en melancolie de soy armer75raquo mais on voit que le sens ne peut ecirctre plus
atteacutenueacute et renvoie ici agrave une lubie bizarre un comportement qursquoil est difficile drsquoexpliquer et qui
srsquoaccorde bien avec le qualificatif de laquo sot76 raquo Cependant cette signification du mot
melancolie est aussi utiliseacutee dans le mecircme sens lorsque le roi Perceforest refuse de prendre les
armes (laquo telle fut sa merancolie que oncques ne se voulut armer77raquo) De plus la sottise du
chevalier Peacuteleacuteon nrsquoest pas sans importance puisque la longue meacutelancolie du roi Perceforest le
fait aussi se comporter comme un ydeote
La mort du roy Alexandre qui du tout lavoit embatu en subite merancolie
qui luy avoit tollu joye et confort tellement que tous ceulx qui le veoient le
tenoient pour ydeote et rassoteacute78
Le terme laquo rassoteacute raquo qualifie un comportement enfantin qui srsquoil peut ecirctre associeacute agrave la sottise
renvoie aussi agrave la folie Quant agrave ceux qui qualifient le roi drsquoydeote et qui se livre agrave beaucoup de
laquo nicetez raquo79 ils correspondent eacutegalement agrave ce que dit Bernard de Gordon lorsqursquoil montre que
la maladie meacutelancolique est agrave lrsquoorigine drsquoun comportement enfantin et sot parce que la bile
noire de la meacutelancolie obscurcit agrave la fois lrsquoentendement et la raison du malade
Et crsquoest ce que dit G[alien] en la fin de la quinte partie du livre De morbo
ce nrsquoest pas merveille si les meacutelancolieux se doutent car ils portent
continuellement avec eux la cause de peur car leur acircme est enveloppeacutee en
obscuriteacute teacutenegravebreuse et lrsquoacircme ensuit les passions du corps et pour ce il se
doute ainsi que font les enfants et les fols et ont peur en teacutenegravebres et de nuit
les hardis nrsquoont point de peur en teacutenegravebres 80
Au deacutebut de la maladie du roi celle-ci ne semble ecirctre consideacutereacutee que comme un eacutetat de
profonde tristesse plutocirct que de folie puisqursquoil nrsquoy a aucun meacutedecin preacutesent pour le soigner et
75 Traduction laquo Eut la manie de srsquoarmer raquo (II 1 par63 6) 76 laquo Or avint ung jour que le chevalier aloit par la salle esbanoiant comme celluy qui estoit tout sot raquo (II 1 par63
1-2) 77 II 1 par402 10 78 Traduction laquo La mort du roi Alexandre qui lrsquoavait subitement fait sombrer dans une profonde deacutepression lui
avait enleveacute toute joie et tout reacuteconfort au point que tous ceux qui le voyaient le prenaient pour un sot et un
gacircteux raquo (II 1 par266 7) 79 laquo Du roy nestoit nouvelles fors en toutes nicetez raquo (II 1 par328 17) 80BERNARD DE GORDON Citeacute par DANDREY Patrick Anthologie de lhumeur noire eacutecrits sur la meacutelancolie
dHippocrate agrave lEncyclopeacutedie Paris Gallimard 2005 p422
32
seul lrsquoentourage du souverain reste agrave ses cocircteacutes dans les premiers temps pour tenter drsquoen appeler
agrave sa raison en lrsquoadmonestant81
La seule occurrence qui srsquoaccorderait au sens fort du mot melancolie serait celle du
paragraphe 434 du livre II lequel montre les demoiselles des forecircts qui tentent de soigner
Perceforest
Et sy devez savoir que les dames et les damoiselles des forestz furent
merveilleusement courroucees de son ennuy et en especial Sarra Fraze
Cicora Falize Gloriande du Chastel Darnant et Sibille du Chastel Vermeil
Ces VI damoiselles vindrent visiter le roy et mirent paine par doulces
parolles et par toutes les medecines qursquoelles sceurent a ce que le roy revenist
a sons sens Mais il estoit sy anienty et non challant qursquoil ne respondoit a
chose que on luy deist ne nrsquoavoit saveur ne entendement82
Ce terme de laquo non challant raquo dont nous avons parleacute plus haut renvoie directement agrave la
maladie meacutelancolique et ce drsquoautant plus qursquoil est utiliseacute dans un contexte meacutedical ougrave les
femmes de la forecirct eacutechouent agrave prodiguer leurs soins au souverain
Si la meacutelancolie de Perceforest est un eacutetat drsquoabattement profond et drsquoapathie elle peut ecirctre
eacutegalement une folie furieuse lorsqursquoelle touche Estonneacute Ce personnage que nous avons deacutecrit
comme le type mecircme du tempeacuterament coleacuterique est parfois lui aussi sujet agrave des accegraves de
meacutelancolie qui au livre III se traduisent par une violence extrecircme comme quand le comte
eacutecossais voit approcher les navires romains de lrsquoicircle de Bretagne laquo lors il cuida que ce fussent
les Rommains dont il eut tel despit et melancolie qursquoil en eust bien lrsquoun mengeacute aux dens83 raquo
Le chevalier est clairement pris drsquoun accegraves de rage provoqueacute par un excegraves de bile mais cette
reacuteaction ne ressemble pas agrave celle de Perceforest ou de Peacuteleacuteon qui ne sont pas posseacutedeacutes par une
folie furieuse ndash quoique lrsquoeacutetat de Peacuteleacuteon soit parfois violent puisqursquoil blesse gravement le petit-
fils de lrsquoermite Pergamon qui lrsquoavait recueilli On peut penser que crsquoest le caractegravere coleacuterique
drsquoEstonneacute qui donne agrave sa meacutelancolie une manifestation extrecircmement violente agrave ce moment-lagrave
81 laquo Quant le roy entendy ceulx qui ladmonnestoient de laissier sa merancolie pour son bien et pour son honneur raquo
(II 1 par268 1)
laquo Or advint ung jour par la voulenteacute de Nostre Seigneur que le gentil roy gisoit lez sa mouilliere la royne qui
tousjours le preschoit et admonnestoit qursquoil se voulsist adviser sur la merancolie qursquoil avoit et qursquoil la voulsist
laissier raquo (II 1 par400 1-5) 82 Traduction laquo Et vous devez savoir que les dames et demoiselles des forecircts furent effondreacutees de son mal et
particuliegraverement Sarra Fraze Cicora Falize Gloriande du Chastel Darnant et Sibille du Chastel Vermeil Ces six
demoiselles vinrent rendre visite au roi et srsquoeacutevertuegraverent par de douces paroles et par toutes les meacutedecines de leur
connaissance agrave faire retrouver au roi sa raison Mais il eacutetait tellement aneacuteanti et nonchalant qursquoil ne reacutepondait agrave
rien de ce qursquoon lui disait qursquoon nrsquoapercevait en lui aucune lueur de plaisir ni drsquointelligence raquo (II 1 par434 7-
16) 83 III 1 p346 300-303
33
Au livre I par contre trois occurrences de la meacutelancolie sont utiliseacutees pour illustrer son eacutetat de
profond abattement face agrave la perte de son compagnon Claudius
Et il srsquoassiet dessoubz ung arbre et met sa main a sa mascelle et commence
penser a son compaignon comment il porroit oyumlr nouvelles de luy Et ainsi
pensa jusques a soleil esconsant sans membre remouvoir Tandiz qursquoil
pensoit et qursquoil estoit en telle merancolie ung garccedilon passa pardevant luy
qui gardoit moutons et les menoit pardevers son hostel Quant le garccedilon veyt
le chevalier il le salua mais le chevalier ne luy respondy riens84
La position du chevalier dont la main soutient le menton rappelle cette fois tregraves exactement
celle du roi Perceforest lorsqursquoon lui annonce la mort du roi Alexandre
Sy tost que le roy Percheforest entendy que le roy Alexandre estoit mort il
baissa le menton et mist la main a sa masselle appoyant de son couste sur
son genouil et fut en ce point sans mot dire lrsquoespace de deux lieues
anglesches sy nrsquoestoit homme vivant qui osast parler a luy85
Lorsque Perceforest apprend cette nouvelle il baisse immeacutediatement la tecircte (laquo sy tost
raquo) et la laisse reposer sur sa main ce qui explique pourquoi on parle de laquo subite merancolie86 raquo
Cette position est typique du meacutelancolique comme on peut le voir dans lrsquoouvrage drsquoIshacircq
IbnrsquoImracircn
Certains accidents sont diffeacuterents dans chaque cateacutegorie Les accidents des
patients dans toutes les cateacutegories du mal sont les insomnies le mal de tecircte
le fait drsquoavoir les yeux brillants drsquoerrer et de souvent baisser les yeux87
Un autre symptocircme se manifeste tregraves clairement chez Estonneacute le mutisme et lrsquoabsence de
reacuteaction quand quelqursquoun essaie de lrsquoaborder
84Traduction laquo Il srsquoassit sous un arbre le menton appuyeacute sur la main et commenccedila agrave penser agrave son compagnon et
agrave la faccedilon dont il pourrait avoir des nouvelles de lui Il continua agrave reacutefleacutechir jusqursquoau soleil couchant sans broncher
Alors qursquoil eacutetait plongeacute dans ses penseacutees et sa meacutelancolie un garccedilon qui gardait des moutons et les ramenait passa
devant lui Quand le garccedilon vit le chevalier il le salua mais le chevalier ne reacutepondit rien raquo (I 1 par349 7-14) 85Traduction laquo Degraves que le roi Perceforest entendit que le roi Alexandre eacutetait mort il baissa le menton et mis la
main sur sa joue appuyant son coude sur son genou et resta dans cette position sans dire un mot aussi longtemps
qursquoon aurait mis agrave parcourir deux lieues anglaises et il nrsquoy eut acircme qui vive qui osacirct lui parler raquo (II 1 par177
1-6) 86 II 1 par266 7 87 ISHAcircQ IBNrsquoIMRAcircN citeacute par DANDREY Patrick Op cit p313
34
Par ma foy dist elle venez veoir merveilles car vecy ung chevalier qui est
en une sy grande et sy fiere merancolie qursquoil ne veult parler a moy pour
parler que je face88
De la mecircme faccedilon outre la position du corps du roi drsquoAngleterre ce sont son mutisme et sa
misanthropie qui marquent le deacutebut de sa maladie Contrairement agrave Estonneacute Perceforest nrsquoest
pas tombeacute dans ce mutisme animal qui lrsquoempecircche de reacutepondre totalement et il reacutepond agrave ceux
qui le supplient de deacutelaisser sa meacutelancolie Cependant le texte insiste sur le silence dans lequel
il srsquoenferme agrave lrsquoannonce de la mort de lrsquoempereur (laquo et fut en ce point sans mot dire lrsquoespace
de deux lieues anglesches89 raquo) et apregraves chacune de ses prises de paroles (laquo quant il eut dit ces
parolles il se teut a tant une grant piece90 raquo laquo adont se teut le roy a tant91 raquo) qui ne sont
motiveacutees il faut le remarquer que par les sollicitations de la reine le roi ne prend pas
lrsquoinitiative de la parole il reacutepond La misanthropie du meacutelancolique qui srsquoajoute agrave ce mutisme
est drsquoabord tourneacutee contre sa famille puisque Perceforest repousse son fils Beacutetideacutes geste
particuliegraverement significatif puisque le texte souligne bien la grande affection du souverain pour
son fils unique qursquoil laquo aimoit dessus toutes autres creatures92 raquo Lagrave encore il srsquoagit drsquoune
reacuteaction qui montre la meacutelancolie du souverain
De lagrave leur acircme raisonnable se fait une image glaceacutee drsquoeffroi et horrifiante
de leurs fregraveres et de leurs parents se deacuterobe aux choses familiegraveres qursquoelle
doit aimer est accableacutee de ce qursquoelle doit voir93
Sa misanthropie srsquoeacutetend agrave tout lrsquoentourage du malade et se manifeste par lrsquoattitude
solitaire du meacutelancolique (laquo ja nrsquoyssist de sa chambre se la royne ne le fist yssir aussi comme
a force94 raquo) attitude qui est deacutecrite par Bernard de Gordon comme caracteacuteristique de cette
maladie
La proprieacuteteacute des meacutelancoliques crsquoest qursquoils fuyent chemin droit et
compagnie drsquohomme et sont en tristesse continuelle95
88 Traduction laquo Par ma foi dit-elle venez voir comme crsquoest curieux il y a ici un chevalier qui est plongeacute dans
une meacutelancolie si profonde et si intense qursquoil ne veut pas me parler quoique je fasse raquo (I 1 par349 40-43) 89 II 1 par177 4-5 90 II 1 par178 1-2 91 II 1 par178 14 92 II 1 par177 7-8 93 ISHAcircQ IBNrsquoIMRAcircN citeacute par DANDREY Patrick Opcit p300 94 II 1 par178 16-17 95 BERNARD DE GORON citeacute par DANDREY Patrick Opcit p 422
35
Si la forme de meacutelancolie de Perceforest semble moins violente que celle qui touche
Estonneacute elle preacutesente un symptocircme suppleacutementaire En effet avant de tomber malade
Perceforest fait une seacuterie de trois recircves qui lui annoncent les malheurs agrave venir Apregraves lrsquoannonce
du deuxiegraveme malheur celui-ci se rappelle de son songe de la veille et srsquoeffraie de la troisiegraveme
catastrophe agrave venir96 Or la peur de lrsquoavenir et des songes est justement une caracteacuteristique de
la meacutelancolie
Crsquoest pourquoi ils soupccedilonnent lrsquoavenir drsquoecirctre funeste Leur imagination
srsquoobscurcit effectivement sous lrsquoeffet de la fumeacutee meacutelancolique en se
figurant des choses effrayantes et dangereuses97
Ces premiers symptocircmes de la maladie annoncent la meacutelancolie de Perceforest qui se
deacuteclare immeacutediatement lorsque lui parvient la nouvelle de la mort drsquoAlexandre Ainsi si le mot
melancolie quand il concerne Perceforest nrsquoest pas accompagneacute de termes extrecircmement preacutecis
qui permettraient de comprendre le mot au sens drsquolaquo eacutetat psychique caracteacuteriseacute par des aspects
maladifs pouvant aller jusqursquoagrave la folie dus agrave des accegraves de bile raquo diffeacuterents indices et notations
qui concernent lrsquoeacutetat de santeacute du souverain nous permettent de voir qursquoil srsquoagit bien drsquoun eacutetat
maladif grave
Les diffeacuterences et similitudes dans le deacuteveloppement de la maladie chez Estonneacute et
Perceforest nous amegravenent agrave consideacuterer lrsquoexistence de deux formes de meacutelancolie lrsquoune
apathique et lrsquoautre furieuse En effet il parait peu probable que des complexions aussi
opposeacutees que celles drsquoEstonneacute et de Perceforest puissent provoquer la mecircme maladie Si les
deux personnages sont effectivement toucheacutes par un excegraves de bile noire celle-ci engendre deux
types de manifestations qui se retrouvent dans les Problegravemes drsquoAristote comme le souligne
Gwenaeumllle le Person dans son article laquo Le Portrait du meacutelancolique dans les Problegravemes du
Pseudo-Aristote et les traiteacutes aristoteacuteliciens raquo Un excegraves de bile noire qui est froide ralentit les
fonctions du corps et fait des meacutelancoliques des ecirctres laquo nonchalants (νωθροὶ) et heacutebeacuteteacutes
(microωροὶ) raquo Lorsque cette mecircme bile est chaude elle provoque des comportements
complegravetement diffeacuterents chez ceux dont le corps en produit agrave lrsquoexcegraves laquo ces hommes sont
emporteacutes (microανικοὶ) doueacutes en de nombreux domaines (εὐφήεῖς) enclins agrave lrsquoamour (ἐρωτικοὶ)
changeants (εὐκίνητοι) au greacute de leurs impulsions (πρograveς τοὺς θήmicroοὺς) et de leurs deacutesirs (λάλοι)
96 II 1 par172 11-24 97 ISHAcircQ IBNrsquoIMRAcircN citeacute par DANDREY Patrick Opcit p314
36
et parfois bavards (τὰς ἐπιθήmicroιάς)98 raquo A partir de ces deux types drsquoexcegraves de bile qui provoquent
des complexions atrabilaires opposeacutees deacutefinies par le Pseudo-Aristote G le Person explique
que lrsquoauteur dresse le portrait de deux types de malades laquo Les premiers sont des microωροὶ des
individus faisant preuve drsquoune certaine sottise tandis que les seconds preacutesentent de bonnes
dispositions (εὐφήεῖς)99 raquo Ces seconds malades sont certes caracteacuteriseacutes par de nombreux talents
mais aussi par une sorte de folie et de deacutelire dus agrave la chaleur de cette bile qursquoils possegravedent agrave
lrsquoexcegraves Le deuxiegraveme type drsquoatrabilaire est ainsi celui qui ne peut que difficilement maicirctriser
ses eacutemotions et ses pulsions sexuelles100 Cette seconde description pourrait expliquer le
comportement ponctuellement meacutelancolique drsquoEstonneacute dans le roman alors mecircme qursquoil est
drsquoune complexion coleacuterique Lorsqursquoil perd la trace de son compagnon Claudius son mutisme
et son absence de perception du monde exteacuterieur le ramegravene au type 1 du meacutelancolique tandis
que sa reacuteaction extrecircmement violente lors de son accegraves de meacutelancolie au livre III correspond au
type 2 de lrsquoatrabilaire Il serait alors probable que la complexion coleacuterique drsquoEstonneacute si elle ne
lrsquoempecircche pas de sombrer dans une meacutelancolie de type 1 lorsqursquoun grand chagrin le saisit
favorise par sa chaleur son basculement dans le type 2 drsquoatrabilaire dans le cas drsquoun excegraves de
meacutelancolie puisque sa complexion expliquerait lrsquoexcegraves de bile chaude
Au contraire on reconnaicirct bien Perceforest dans la description du type 1 du meacutelancolique
notamment parce que celle-ci souligne la laquo sottise raquo des laquo microωροὶ raquo Plus loin dans lrsquoarticle G
Le Person fait reacutefeacuterence au passage des Problegravemes (925b) qui montre la peur et la couardise
saisissant le meacutelancolique apathique
La grande variabiliteacute des eacutetats (ἕξις) du meacutelancolique soumis aux
deacuteregraveglements de la bile noire engendre une inconstance (ἀνωmicroαλία) des
reacuteactions face agrave des eacuteveacutenements ou agrave des eacutemotions comme la peur Le sujet
dont le meacutelange est froid devient lacircche (δειλoacuteς) face au danger car laquo il a
frayeacute la voie agrave la peur et la peur refroidit raquo La faible tempeacuterature du corps
a creacuteeacute les conditions ideacuteales pour que la peur srsquoempare de lrsquoindividu puisque
celle-ci est consideacutereacutee comme le fait drsquoun refroidissement de lrsquoorganisme101
98 LE PERSON Gwenaeumllle laquo Le portrait du meacutelancolique dans les Problegravemes du Pseudo-Aristote et les traiteacutes
aristoteacuteliciens raquo Langages et meacutetaphores du corps dans le monde antique Rennes Presses Universitaires de
Rennes 2008 p207-220 eacutedition eacutelectronique httpbooksopeneditionorgpur5441lang=frbodyftn29 par9 99 Ibid par10 100 Idem 101 Idem
37
Or lorsque Perceforest reacuteveilleacute par une vision part agrave cheval dans la forecirct il fuit tout ce qui
lui semble ecirctre un danger102 comportement exactement opposeacute agrave celui qursquoil a lorsqursquoil est en
pleine santeacute
Ainsi si la nature coleacuterique drsquoEstonneacute peut expliquer lrsquoespegravece de folie furieuse qui se
manifeste lorsqursquoil est briegravevement atteint de meacutelancolie le roi Perceforest semble lui ecirctre
preacutedisposeacute agrave la maladie meacutelancolique Crsquoest en effet Perceforest alors appeleacute Betis qui est au
livre I le premier personnage du roman agrave ecirctre atteint de meacutelancolie
Le roy demoura tout merancolieux en visant comment il pourroit abatre sy
fait oultraige Quant ce vint apreacutes disner le jour commenccedila a eschauffer sy
commenccedila la chevalerie par les tentes a avoir grant sommeil et se
commencerent a endormir par les tentes Le roy Betis entra en sa chambre
pour luy ung pour reposer Quant il eut ung pou reposeacute sur son lit il rentre
en merancolie pour ses forestz ou nul nosoit entrer Adont sala endormir et
luy fut advis en son dormant que le nayn qui enseigna le lieu de son
couronnement estoit devant luy et luy disoit laquo Roy recreans cest grant
honte que tu ne vas sccedilavoir en la forest qui sy pres de toy est quelz merveilles
il y a raquo103
Dans cet extrait le sens des deux acceptions est extrecircmement atteacutenueacute au point qursquoil soit
possible de traduire le terme laquo merancolieux raquo par laquo pensif raquo et laquo il rentre en merancolie raquo par
laquo il se mit agrave penser avec inquieacutetude raquo Cependant on retrouve tout de mecircme le motif du recircve et
de lrsquoillusion qui apparaicirct devant le meacutelancolique Apregraves sa longue maladie Perceforest est
encore plusieurs fois sujet agrave la meacutelancolie Dans la seconde partie du livre II Perceforest
rencontre un jeune homme dont le nom ou plutocirct lrsquoabsence de nom puisque lrsquoeacutecuyer est destineacute
agrave srsquoappeler Remanant de Joie jusqursquoagrave ce qursquoil entende de la bouche de quelqursquoun drsquoautre son
veacuteritable nom lrsquointrigue agrave tel point qursquoil laquo avoit grant merancolie sur les parolles qursquoil avoit
dit de son nom104 raquo Le sens ici est tregraves atteacutenueacute puisqursquoil deacutesigne simplement le fait de reacutefleacutechir
profondeacutement Ce qui est inteacuteressant par contre crsquoest que cette acception est la premiegravere qui
apparaicirct apregraves la gueacuterison du souverain et qursquoelle est provoqueacutee par Remanant de Joie qui est
102 II 1 par406-407 103 Traduction laquo Le roi demeura pensif se demandant comment il pourrait mettre fin agrave un tel outrage Quand vint
lrsquoapregraves-midi et que la chaleur commenccedila agrave monter la chevalerie fut prise de torpeur et commenccedila agrave srsquoendormir
sous les tentes Le roi Betis entra dans sa chambre pour se reposer un peu A peine fut-il allongeacute sur son lit qursquoil
se mit agrave penser avec inquieacutetude agrave ses forecircts ougrave nul nrsquoosait entrer Alors il srsquoendormit et il lui sembla dans son
sommeil que le nain qui avait montreacute le lieu de son couronnement eacutetait devant lui et lui disait lsquorsquoRoi lacircche crsquoest
une honte infacircme que tu nrsquoailles pas explorer cette forecirct si pregraves de toi et les merveilles qui srsquoy trouventrsquorsquo raquo (I 1
par178-179 20-21 et 1-11) 104 Traduction laquo Reacutefleacutechissait profondeacutement agrave ce qursquoil avait dit agrave propos de son nom raquo (II 2 par324 8)
38
en fait le fils de Seacutebille la feacutee et drsquoAlexandre le Grand dont la mort a fait sombrer le roi dans
la plus profonde meacutelancolie Crsquoest justement Perceforest qui nommera le jeune homme en
srsquoeacutecriant apregraves ecirctre tombeacute de cheval sous le coup de Remanant laquo cest des coupz
Alexandre105 raquo Mecircme si le sens du mot merancolie est tregraves nettement atteacutenueacute le personnage de
Remanant permet de faire le lien entre la reacuteflexion meacutelancolique du roi et sa reacutecente maladie
comme si la seule preacutesence de lrsquoheacuteritier drsquoAlexandre dont la mort a eacuteteacute le deacuteclencheur de la
meacutelancolie du roi suffisait agrave en reacuteactiver les symptocircmes Apregraves cet eacutepisode on ne trouve plus
aucune occurrence du mot melancolie qui se rapporte agrave Perceforest jusqursquoau livre IV ougrave trois
acceptions apparaissent La premiegravere a le sens le plus atteacutenueacute puisque le roi veut simplement
savoir ce que son chevalier Margon regarde sans cesse en secret pour laquo oster sa merancolie106 raquo
autrement dit laquo dissiper son inquieacutetude raquo Les deux derniegraveres occurrences sont plus inteacuteressantes
car elles apparaissent agrave la suite de prodiges qui ont lieu pendant le mariage de Beacutetideacutes le fils
du roi et qui laissent entrevoir la destruction du royaume et la mort des chevaliers de Perceforest
Le souverain est alors laquo tout merancolieux107 raquo et laquo merancolioit108 raquo sur ces merveilles ce qui
pourrait se traduire par laquo pensif raquo et laquo se demandait avec inquieacutetuderaquo autrement dit le sens ne
paraicirct pas extrecircmement fort en tout cas il ne semble pas lieacute au sens meacutedical Pourtant un peu
plus loin la description de Perceforest montre agrave nouveau des symptocircmes de maladie
meacutelancolique puisqursquoil entre dans de profondes reacuteflexions (laquo commenccedila depuis mout a penser
aux mervelles qui estoient apparues aux nopces de son filz109 raquo) qui ont un impact sur son
humeur (laquo pourquoy oncques depuis ne fut tant joyeulx comme il avoit esteacute paravant110 raquo) et le
plongent dans un eacutetat angoisseacute qui se caracteacuterise par la crainte des temps futurs (laquo ainccedilois
doutoit tousjours le tamps advenir111 raquo laquo ceste vision et les ans qui passez estoient lui faisoient
redouter le tamps advenir112 raquo) Perceforest reste dans cet eacutetat pensif sans joie et angoisseacute
plusieurs anneacutees (laquo Sy demoura en celle pensee plusieurs ans113 raquo) ce qui rappelle son premier
eacutepisode meacutelancolique La crainte des temps futurs est alors un symptocircme de la meacutelancolie
royale preacutesent de faccedilon encore plus prononceacutee qursquoau livre II puisqursquoil est lrsquounique manifestation
de sa maladie Contrairement agrave lrsquoeacutepisode meacutelancolique du livre II Perceforest continue agrave
exercer la fonction royale pour eacuteviter que sa belle-fille la romaine Cerse nrsquoy accegravede agrave travers
105 II 2 par327 3 106 IV 1 p340 398 107 IV 1 p401 652 108 IV 1 p401 662 109 IV 1 p404 757-749 110 IV 1 p404 749-751 111 IV 1 p404 751-752 112 IV 1 p404 755-757 113 IV 1 p404 757-758
39
son eacutepoux Cependant le texte du livre IV insiste agrave plusieurs reprises sur la permanence de
lrsquoangoisse du roi avec laquo commenccedila depuis raquo et laquo oncques depuis raquo le premier marquant une
rupture entre lrsquoeacutetat tranquille du souverain et son inquieacutetude constante et le second soulignant
lrsquoimmuabiliteacute de cette angoisse De plus tout comme sa maladie au livre II cette anxieacuteteacute du
livre IV dure laquo plusieurs ans raquo et comme on lrsquoa vu avec laquo oncques depuis raquo ne cesse jamais
jusqursquoagrave la reacutealisation des malheurs que les preacutesages laissaient supposer Si le terme de
laquo meacutelancolie raquo nrsquoapparaicirct pas on ne peut douter de lrsquointensiteacute de lrsquoangoisse qui touche le
souverain agrave cause de la preacutesence de multiples adverbes lieacutes aux verbes de penseacutee laquo mout a
penser raquo laquo doutoit tousjours raquo laquo moult pensa114 raquo laquo moult le redoubta115 raquo laquo trop lui sambloit
contraire116 raquo Ainsi mecircme si le terme melancolie nrsquoapparaicirct pas au paragraphe 404 ce passage
permet de redonner aux occurrences laquo merancolieux raquo et laquo merancolioit raquo du paragraphe 401
un sens meacutedical fort
La nature meacutelancolique du roi est donc affirmeacutee degraves le deacutebut du roman et jusqursquoagrave la fin de
son regravegne et il est inteacuteressant de remarquer que sur les 99 occurrences que nous avons releveacutees
concernant plus drsquoune trentaine de personnages 13 environ concernent uniquement
Perceforest et qursquoelles sont les plus proches du sens meacutedical
Ainsi la merancolie lorsqursquoelle concerne Perceforest renvoie presque toujours au sens
meacutedical Les sens de merancolie quand ils deacutesignent Estonneacute sont plus complexes agrave deacuteterminer
et il est difficile drsquoaffirmer que lrsquooccurrence qui apparaicirct au livre III appartient au type du
meacutelancolique furieux ou bien simplement agrave un sens plus courant releveacute par le DMF laquo Sens B
Dans le langage courant deacutesigne des eacutetats psychologiques qui ne sont pas dus uniquement agrave la
complexion meacutelancolique 1 Colegravere deacutepit ressentiment raquo Au livre I son abattement se
rapproche de lrsquoeacutetat du roi Perceforest comme nous lrsquoavons dit mais la briegraveveteacute de la meacutelancolie
drsquoEstonneacute ainsi que le caractegravere limiteacute des symptocircmes (absence de reacuteactions mutisme et
tristesse) nous fait preacutefeacuterer un sens plus atteacutenueacute et non meacutedical qui correspond agrave un laquo eacutetat de
profonde tristesse humeur sombre abattement deacutepression inquieacutetude raquo
Meacutelancolie et tristesse
Les occurrences qui reacutepondent agrave ce second sens sont nombreuses en particulier dans les
livres IV et V ougrave ce sens est le plus freacutequent Lrsquoune des acceptions du mot meacutelancolie est
114 IV 1 p404 753 115 IV 1 p404 754 116 IV 1 p404 754-755
40
particuliegraverement inteacuteressante parce qursquoelle se situe agrave la frontiegravere des sens 1 et 2 au livre III un
grand tournoi est organiseacute pour ceacuteleacutebrer les noces drsquoEstonneacute et Priande Le comte eacutecossais
rassemble ses hommes soutenus par les heacuteritiers et les vassaux du roi Gadiffer pour affronter
au tournoi le lignage de Lyonnel suivi par les chevaliers anglais Apregraves une conversation avec
la jeune marieacutee Lyonnel est deacutesespeacutereacute drsquoavoir agrave affronter les Ecossais de peur de deacuteplaire agrave
Lidoire reine drsquoEcosse et megravere de Blanche la jeune fille dont il est amoureux Il feint alors la
maladie pour rester aliteacute et disparaicirct ensuite de sa tente pour pouvoir revenir jouter dissimuleacute
sous des armes teinteacutees de noir Inquiets de son eacutetat Nestor et Gadiffer2 se rendent dans sa tente
et constatent sa disparition Son eacutecuyer qui eacutetait parti agrave sa recherche leur raconte ce qursquoil srsquoest
passeacute
Il me commanda daller voir laquelle des deux parties avoit le meillieur
Adont je y alay et perceus incontinent que les Escos estoient reculez et quil
en y avoit grant partie de desmontez Sy revins a lui bien joyeulx puis je lui
dy comment sa contre partie en avoit du pire et que le Chevalier Doreacute qui
tenoit son lieu faisoit tant darmes que merveilles Mais quant il me eut
entendu il tourna sa face a lautre lez et ne dist mot en grant piece puis il
me appella et dist que je allasse voir comment la chose se continuoit Sy
alay avironner le tournoy Mais quant je eus veu lestat et je fus revenu en
sa tente pour lui dire de mes nouvelles je ne le trouvay point Sy me mis a
le querre mais ce fut pour neant Et voyant que je ne trouvoye personne qui
men sceut parler je menfuy en la forest doubtant que par aucun argu ou
melancolie il fust entreacute en vuideur de chief qui leust fait partir dicy raquo117
La coordination du mot laquo melancolie raquo avec laquo argu raquo facilite la traduction des deux termes
qui ici renvoient agrave un grand chagrin une tristesse extrecircme Il est inteacuteressant de voir qursquoici la
meacutelancolie nrsquoest pas une maladie ou folie provoqueacutee par la tristesse elle est la cause de la folie
(laquo vuideur de chief raquo) qui a probablement saisi Lyonnel drsquoapregraves son serviteur Ainsi si le seul
mot melancolie ne correspond pas au sens meacutedical il reste inscrit dans un contexte meacutedical la
117 Traduction laquo Il mrsquoordonna drsquoaller voir quel camp avait le dessus Jrsquoy allai et vit immeacutediatement que les
Ecossais perdaient du terrain et qursquoun bon nombre avait eacuteteacute deacutesarccedilonneacute Alors je revins tout joyeux dans la tente
et lui dit que le camp adverse eacutetait domineacute et que le Chevalier Doreacute qui le remplaccedilait accomplissait un nombre
incroyable de faits drsquoarmes Mais apregraves mavoir entendu il deacutetourna le visage et ne prononccedila pas un mot pendant
un long moment puis il mrsquoappela et mrsquoordonna drsquoaller voir ougrave le tournoi en eacutetait Jrsquoallai donc observer le tournoi
Quand jrsquoeus vu la situation je revins agrave la tente pour lui en apporter les nouvelles mais je ne le trouvais point Alors
je me mis agrave le chercher mais en vain Voyant que je ne trouvais personne qui pouvait me renseigner je me
preacutecipitai dans la forecirct craignant que quelque peine ou chagrin lui ait fait commettre une folie raquo (III 3 p124 54-
69)
41
vuideur de chief nrsquoeacutetant drsquoailleurs pas sans rappeler la folie qui saisit Yvain dans le Chevalier
au Lion (laquo Lors se li monte uns torbeillons El chief si grant que il forsane118 raquo)
Tout au long du roman le terme lorsqursquoil correspond au sens de laquo tristesse raquo passe par
toutes sortes de degreacutes drsquointensiteacute Au livre V par exemple il traduit le deacutesespoir de Clamidette
qui doit ecirctre marieacutee contre son greacute agrave un vieillard extrecircmement riche et peut aussi bien deacutesigner
le deacutesarroi (laquo grant melancolie119 raquo laquo droite melancolie120 raquo laquo melancolie121 raquo) que sa
manifestation (laquo tres fort merancoliant122 raquo) Ici le sens semble nrsquoecirctre presque pas affaibli par
rapport au sens meacutedical puisque le deacutesespoir est lagrave encore associeacute agrave une alteacuteration de lrsquoesprit
comme on peut le voir dans les extraits suivants avec lrsquoutilisation du verbe laquo srsquoentroublier raquo
Extrait 1
Par droite melancolie je mrsquoentroubliay tellement que je ne sccedilavoye qursquoil
mrsquoestoit advenu123
Extrait 2
Je la vey seoir en ung praiel toute seulle et tres fort melancoliant sur le
contenu drsquounes lettres qui lui estoient envoyees du royaume de Sycambre a
cause de son mariage lequel peut estre ne lui estoit point agreable Et tant
se bouta en celle melancolie qursquoelle srsquoy entroublia124
Cependant il est inteacuteressant de comparer ce deacutesespoir de la jeune fille avec celui ressenti
par Lyonnel dans le livre II
Se prist a merancolier de la mesadventure qui advenue luy estoit apreacutes ce
que sy bien luy estoit advenu de toutes ses emprinses () Sy mena celle
merancolie jusques bien avant en la nuyt Adont fut si courroucieacute et a tel
meschief quil ala dire tout haulthellip125
118 CHRETIEN DE TROYES Yvain ou le Chevalier au lion [eacuted PhWalter] Œuvres complegravetes [eacuted D Poirion]
Paris Gallimard 1994 v2806-2807 119 V 1 par186 14 120 V 1 par186 29 121 V 1 par211 35 122 V 1 par211 30 123 Traduction laquo Je me laissai aller agrave un si violent deacutesespoir que jrsquoen oubliai ce qui mrsquoeacutetait arriveacute raquo (V 1 par186
29-30) 124 Traduction laquo Je la vis srsquoasseoir seule dans une clairiegravere et se lamentant avec deacutesespoir sur le contenu de lettres
qui lui eacutetaient envoyeacutees du royaume de Sicambre au sujet de son mariage lequel sans doute ne lui eacutetait pas
agreacuteable Elle se laissa tant aller agrave ses lamentations qursquoelle sombra dans le deacutesespoir raquo (V 1 par211 30-35) 125Traduction laquo Il commenccedila agrave se lamenter sur la meacutesaventure qui lui eacutetait arriveacutee apregraves tant de succegraves dans toutes
ses entreprises (hellip) Il poursuivit ses lamentations jusqursquoagrave tard dans la nuit Alors il fut si courrouceacute et dans un tel
deacutesespoir qursquoil srsquoeacutecria tout hauthellip raquo (II 1 par180-181)
42
La souffrance de Lyonnel est non seulement exprimeacutee par le verbe laquo merancolier raquo et le
substantif laquo merancolie raquo mais il est compleacuteteacute par les termes laquo courroucieacute raquo et laquo meschief raquo
Nrsquoexprimant pas le mecircme degreacute de souffrance que laquo merancolie raquo ces deux termes doivent ecirctre
compleacuteteacutes par des adverbes drsquointensiteacute laquo si raquo laquo tel raquo
Or le passage consacreacute agrave Estonneacute au livre I utilise lui des adverbes drsquointensiteacute et des
adjectifs pour qualifier son eacutetat meacutelancolique (laquo une sy grande et sy fiere merancolie raquo) peut
ecirctre pour montrer qursquoil ne srsquoagit pas simplement de deacutesespoir mais drsquoune meacutelancolie au sens
meacutedical du terme Ou alors ils viennent traduire le grand eacutetonnement de la dame qui ne
comprend pas lrsquoabsence de reacuteaction du chevalier qursquoelle rapporte agrave Claudius En tout cas cet
eacutepisode mis agrave part toutes les occurrences concernant la meacutelancolie et qui viennent signifier le
deacutesespoir ou la tristesse sont utiliseacutees sans ajout drsquoadverbe ni drsquoadjectif jusqursquoau livre IV A
partir du livre V comme on peut le voir avec lrsquoextrait qui concerne Clamidette dans lequel 3
occurrences sur 4 sont preacuteceacutedeacutees drsquointensifs le mot melancolie ne suffit plus pour exprimer
seul lrsquointensiteacute Ainsi lrsquoauteur souligne que Nero voit Clamidette laquo tres fort melancoliant raquo
lrsquoajout de lrsquointensif eacutetant devenu neacutecessaire pour exprimer la violence du sentiment de la jeune
fille
Meacutelancolie et inquieacutetude
Lrsquoun des cas les plus inteacuteressants est celui de la megravere du Bossu de Suave qui nous semble
faire le lien entre ce que nous avons deacutefini comme le sens 1 et le sens 2 du mot melancolie
Cette femme tregraves belle et marieacutee agrave un homme tregraves beau donne naissance agrave un enfant contrefait
De colegravere son mari lrsquoaccuse de rapports adulteacuterins avec son nain Un savant appeleacute pour
prouver lrsquoinnocence de la femme lui demande de lui raconter en deacutetails le moment de la
conception de lrsquoenfant
Or me dictes a quoy vous pensiez et ou vous aviez fichieacute vostre merancolie
ou point que vostre mary eust affaire a vous quant vous conceustes la
creature126
La megravere du Bossu de Suave a en fait eacuteteacute effrayeacutee par la preacutesence du nain dans la chambre
conjugale pendant ses eacutebats avec son mari de retour de voyage et impatient de retrouver son
eacutepouse Lrsquoimagination qui fait redouter lrsquoavenir agrave Perceforest est un symptocircme de sa meacutelancolie
126 Traduction laquo Maintenant dites-moi agrave quoi vous pensiez et ougrave vous avez fixeacute votre penseacutee au moment ougrave vous
eacutetiez avec votre mari pour concevoir cet ecirctre raquo (I 1 par450 20-23)
43
alors qursquoici crsquoest la meacutelancolie qui est utiliseacutee pour deacutesigner le fait de voir ou drsquoimaginer
fortement quelque chose Ainsi le terme de melancolie deacutesigne ici agrave la fois la penseacutee
lrsquoinquieacutetude et lrsquoimagination Lrsquoimpact physique de la meacutelancolie se traduit dans ce cas par la
deacuteformation de lrsquoenfant qui ressemble au nain que la megravere repreacutesente dans son esprit pendant
la conception sous lrsquoeffet de lrsquoinquieacutetude
Dont je vous prouve par la grande merancolie et la paour que elle avoit de
vostre nayn elle conceut de vous fruit semblant a luy sy que vous pouvez
veoir que lrsquoymaginacion que la femme a en concepvant sur quelque chose
que ce soit est sy forte que la tendreur de la concepcion le sent127
Le sens du mot laquo merancolie raquo est ici agrave la fois tregraves diffeacuterent de celui qui est utiliseacute pour
deacutesigner la maladie du roi puisque la femme est simplement saisie par la peur mais ne tombe
pas malade et agrave la fois tregraves similaire puisqursquoil implique un recours agrave lrsquoimagination et que srsquoil
nrsquoy a pas maladie il y a pourtant un fort impact sur le corps avec la malformation du fœtus128
Le reste des occurrences que nous avons releveacutees et placeacutees en annexe preacutesente un sens
beaucoup plus atteacutenueacute ce qui rend parfois difficile la distinction entre le sens 3 laquo inquieacutetude raquo
et le sens 4 laquo reacuteflexion profonde raquo Lorsque Zellandine donne au jeune Troyumllus un eacutecu sur lequel
figure une inscription qursquoil est incapable de deacutechiffrer celui-ci entre en meacutelancolie agrave force de
reacutefleacutechir agrave leur signification
Quant Troyumllus les eut assez regardees il ne peult sccedilavoir que crsquoestoit a dire
sy prist une forte merancolie a sccedilavoir qursquoelles vouloient dire et sur ce musa
jusques a nonne129
Cette profonde reacuteflexion est interrompue par un ermite qui interpregravete les lettres comme des
insultes agrave lrsquoencontre du jeune chevalier130 Celui-ci retombe ensuite dans sa meacutelancolie
127 Traduction laquo Ainsi je peux vous prouver que crsquoest la meacutelancolie et la peur qursquoelle avait de votre nain qui ont
fait que le fruit qursquoelle a conccedilu de vous ressemble au nain et vous pouvez voir que ce que la femme imagine en
concevant a un impact si fort que le tendre objet conccedilu en est affecteacute raquo (I 1 par454 54-59) 128 Pour une analyse plus complegravete de ce passage nous renvoyons agrave lrsquoarticle de GRIFFIN Miranda laquo Animal
Origins in Perceforest raquo Cahiers de recherches meacutedieacutevales et humanistes v21 2011 eacutedition eacutelectronique
httpcrmrevuesorg12438 129 Traduction laquo Apregraves les avoir longtemps regardeacutees Troyumllus ne put savoir ce qursquoelles voulaient dire Il se mit
alors agrave reacutefleacutechir profondeacutement agrave leur signification et resta silencieux jusqursquoau soir raquo (II 2 par381 5-8) 130 Une analyse inteacuteressante du personnage de lrsquoermite est drsquoailleurs faite par Anne Delamaire Voir DELAMAIRE
Anne Opcit p70-75
44
Sy regardoit les lectres de son escu si ententivement qursquoil nrsquoentendoit a rien
fors a regarder lrsquoescu Et quant Lyonnel veyt ce il fut tout esbahy de sa
merancolie131
La mauvaise interpreacutetation de lrsquoermite inquiegravete le jeune Troyumllus qui est tombeacute reacutecemment
amoureux de Zellandine et il est ici difficile de savoir si le terme signifie une profonde tristesse
ou simplement une angoisse extrecircme agrave lrsquoideacutee que lrsquoermite ait pu dire vrai
Meacutelancolie et fantaisies
Le dernier sens qursquoil est possible de donner agrave la meacutelancolie est nous semble-t-il le plus
inteacuteressant de tous puisqursquoil peut parfois correspondre dans le roman agrave une version tregraves atteacutenueacutee
de la meacutelancolie ou au contraire srsquoapprocher drsquoun sens extrecircmement physique et fort En effet
il srsquoagit des cas ougrave le terme est associeacute agrave une fantaisie et renvoie ainsi agrave lrsquoimagination agrave la
recircverie voire au deacutelire
Au livre IV par exemple Estonneacute refuse drsquoecirctre effrayeacute par la reacuteputation de la Fontaine
Boulant et ne veut pas srsquoen eacuteloigner malgreacute les recommandations de son cousin le Tors Sa mort
est alors ineacutevitable comme le montre Ch Ferlampin-Acher
Le destin drsquoEstonneacute est conforteacute et en mecircme temps partiellement masqueacute
par ces indices qui suscitent des lectures plurielles la fontaine eacutetant
diabolique mais peut-ecirctre aussi simplement empoisonneacutee Estonneacute
invoquant Fortune contraire la voix conteuse Dieu malaventures et le
diable quy jamais ne dort (p 167-170) Trois lectures Dieu (et le Diable)
lrsquoaventure Fortune132
Le caractegravere ineacuteluctable de la mort prochaine drsquoEstonneacute est repreacutesenteacute par un accegraves de
meacutelancolie qui lrsquoempecircche de quitter la Fontaine en le faisant tomber dans une sorte de demi-
sommeil au cours duquel il sera assassineacute
Et sans aucunement penser a ce quil avoit a faire il commenccedila a
merancolier en pesantes fantasies telles qursquoil sambloit qursquoil voulsist dire
laquo Fortune contraire je te atens et ne me partiray drsquoicy srsquoavras sus moy ta
131 Traduction laquo Il regardait si intenseacutement les lettres de son eacutecu que rien ne pouvait lrsquoen distraire Quand Lyonnel
vit cela il fut stupeacutefait de sa meacutelancolie raquo (II 2 par395 5-8) 132 FERLAMPIN-ACHER Christine laquo Les morts violentes de Darnant Estonneacute et Bruyant dans Perceforest raquo
Cahiers de recherches meacutedieacutevales et humanistes 22 2011 p293-305 eacutedition eacutelectronique
httpscrmrevuesorg12549 par4
45
voulenteacute accomplye raquo Se le preu Estonneacute ne le disoit ou pensoit sy en
monstroit il le samblant si evidamment quil sambloit quil fust cause de sa
mesadventure 133
Ici le sens du mot laquo merancolier raquo est difficile agrave traduire Si on srsquoattache uniquement agrave la
premiegravere phrase il semble se rapprocher du terme laquo deacutelirer134 raquo notamment parce qursquoil est
associeacute agrave laquo fantasies raquo Ce terme est plusieurs fois utiliseacute dans le roman pour deacutesigner une
illusion creacuteeacutee par un acte de sorcellerie mais il a des sens plus geacuteneacuteraux qui renvoient agrave
lrsquoimagination et peut aussi signifier laquo lubie raquo laquo fantasme obsessionnel raquo On pourrait alors
penser que le chevalier parle seul et tient des propos incoheacuterents que le narrateur traduit
approximativement par une interpellation de la Fortune Pourtant la seconde phrase le dit
clairement Estonneacute ne prononce ni ne pense ces paroles il laquo sambloit raquo vouloir le dire
simplement Un autre sens du terme fantasie pourrait nous aider agrave traduire ce passage puisqursquoon
peut trouver eacutegalement dans le DMF135 le sens drsquolaquo eacutetat second raquo comme lorsque le Chevalier agrave
lrsquoAigle drsquoOr est captureacute par un ennemi de Perceforest
Le povre chevallier estoit tellement endormy que avant quil fut esveilleacute il
fut mis jus de son cheval et desarmeacute puis mis en une forte prison Et ne
demoura gaires apreacutes quil se trouva hors de celle fantasie et sesveilla Mais
quand il se trouva ainsi emprisonneacute il fut moult esbahi136
Seulement dans ce passage il nrsquoest pas question de meacutelancolie le malheureux Chevalier
agrave lrsquoAigle drsquoOr srsquoest endormi sur un perron enchanteacute qui lui a fait voir en recircve la jeune fille dont
il est amoureux et qursquoil essayait de suivre pendant son sommeil Plusieurs diffeacuterences
apparaissent entre le cas drsquoEstonneacute et ce second extrait On notera premiegraverement la diffeacuterence
entre lrsquousage du singulier dans le second texte et du pluriel dans le premier qui laisse penser agrave
un emploi plus vague du terme dans le cas drsquoEstonneacute alors que la fantasie du Chevalier agrave
lrsquoAigle drsquoOr peut ecirctre identifieacutee agrave la vision de la jeune fille qursquoil aime provoqueacutee par
lrsquoenchantement De plus les fantasies drsquoEstonneacute apparaissent avant lrsquoeacutetat de demi-sommeil
133 Traduction laquo Sans penser agrave rien de ce qursquoil devait faire il sombra dans un eacutetat second qui semblait vouloir
dire lsquorsquoFortune qui mrsquoest contraire je trsquoattends et je ne partirai drsquoici qursquoune fois que tu auras accompli ta volonteacute
sur moirsquorsquo Si Estonneacute ne disait ni ne pensait cela son attitude semblait aller si eacutevidemment dans ce sens qursquoon
avait lrsquoimpression qursquoil scellait lui-mecircme son destin raquo (IV 1 p170 220-224) 134 La premiegravere traduction que nous en avions donneacute eacutetait drsquoailleurs laquo commenccedila agrave deacutelirer en tenant des propos
incoheacuterents raquo 135 Dictionnaire du Moyen Franccedilais (DMF 2015) Op cit httpwwwatilffrdmfdefinitionfantaisie 136 Traduction laquo Le pauvre chevalier eacutetait si profondeacutement endormi qursquoil ne srsquoeacuteveilla pas quand on le fit descendre
de son cheval ni quand on le deacutesarma et qursquoon le mit dans une forte prison Peu de temps apregraves il sortit de son eacutetat
second et se reacuteveilla Mais quand il se vit ainsi emprisonneacute il fut stupeacutefait raquo (III 1 p23 37-42)
46
alors que la laquo fantasie raquo du Chevalier agrave lrsquoAigle drsquoOr deacutesigne agrave la fois le sommeil profond et
magique dans lequel celui-ci est prisonnier et lrsquoimage illusoire qui apparaicirct pendant ce sommeil
Ainsi on peut penser que le terme le plus important pour la compreacutehension du passage sur
Estonneacute est laquo merancolier raquo puisque cela expliquerait pourquoi les laquo fantasies raquo preacutecegravedent
lrsquoendormissement la meacutelancolie eacutetant lieacutee comme nous lrsquoavons dit agrave une alteacuteration de
lrsquoimagination De plus dans le passage qui concerne Estonneacute lrsquoadjectif laquo pesantes raquo vient
montrer lrsquoinfluence physique de cette meacutelancolie sur le chevalier Il ne srsquoagit pas ici drsquoun deacutelire
mais plutocirct drsquoune impossibiliteacute de bouger lieacutee agrave une cause physique la meacutelancolie Par ailleurs
le narrateur eacutecarte lui-mecircme drsquoembleacutee un sens qui ne serait pas physique puisqursquoEstonneacute ne
pense ni ne parle agrave ce moment-lagrave et que crsquoest son attitude corporelle qursquoil interpregravete (laquo sy en
monstroit il le samblant si evidamment raquo) Cet extrait est donc extrecircmement inteacuteressant
puisqursquoil lie deux termes (laquo fantasies raquo et laquo merancolier raquo) par le segraveme laquo imagination raquo et qursquoils
se traduisent par un impact physique un eacutetat second pendant lequel le chevalier immobile puis
endormi attend la reacutealisation de son destin
Si lrsquoune des conseacutequences de la meacutelancolie peut ecirctre une alteacuteration de lrsquoimagination on
trouve eacutegalement des passages ougrave le sens de melancolie est identifieacute agrave lrsquoimagination Apregraves la
mort du comte Estonneacute le Tors accompagne le corps jusqursquoau chacircteau de lrsquoeacutepouse de son
cousin quand il croise la route de plusieurs chevaliers dont Lyonnel Le groupe regarde passer
le convoi quand lrsquoun des chevaliers propose agrave Lyonnel de srsquoapprocher pour demander quel
chevalier repose sur la litiegravere
Se mon pere estoit maintenant mort entre mes bras il ne me samble point
que jeusse le courage moins destroit Je ne sccedilay sil me proucede
dentendement ou de folles merancollies mais je sccedilavroie voulentiers au
chevalier aucun pou de son estat137
Le questionnement du chevalier sur lrsquoorigine de son sentiment de malaise lorsqursquoil voit
passer la litiegravere met en opposition la meacutelancolie et le jugement rationnel Lrsquoadjectif laquo folles raquo
vient renforcer bien sucircr cette opposition tout comme le fait que le terme laquo merancollies raquo soit
au pluriel ndash ce qui est drsquoailleurs assez rare puisque seules 5 occurrences de ce type ont pu ecirctre
releveacutees dans le roman138 A la lecture de cet extrait il semble eacutevident que lrsquoangoisse du
137 Traduction laquo Si mon pegravere eacutetait mort agrave lrsquoinstant dans mes bras il me semble que je nrsquoaurais pas le cœur moins
serreacute Je ne sais si cette ideacutee vient de mon jugement ou de folles imaginations mais je me renseignerais volontiers
sur lrsquoeacutetat de ce chevalier raquo (IV 1 p187 328-333) 138 III 2 p241 (sens malheurs) IV 1 p302 (sens tourments) V 1 par281 (sens inquieacutetude) VI 1 par520
(sens penseacutees tristes)
47
chevalier peut trouver sa source ou dans son Jugement ou dans son Imagination ce qui montre
lrsquoidentification totale de la meacutelancolie agrave lrsquoImagination
A partir du livre V apparaicirct un nouveau sens la meacutelancolie devient une illusion provoqueacutee
par lrsquoamour et qui se traduit soit par un recircve soit par une corruption des sens Ainsi au livre V
crsquoest la vue qui est affecteacutee
Mais touteffois en celle merancolie ou jrsquoestoie entreacute jrsquoaloie fachonnant son
viaire au vif ou fons de la fontaine selon lrsquoondoiement de lrsquoeaue et les raiz
du soleil qui flamboioit entre le gravier Ainsi mrsquoestoit advis en ma fantaisie
et me delitoie cuidant veoir le viaire de la pucelle vraiement139
Si le mot laquo veoir raquo apparaicirct et montre une perception sensorielle du visage de la jeune fille
il est lieacute agrave laquo cuidant raquo Or la construction du verbe cuidier suivie de lrsquoinfinitif vient montrer
lrsquoimminence contrecarreacutee et peut se traduire ici par laquo presque raquo Cette construction souligne la
presque confusion entre le reacuteel (laquo vraiement raquo) qui est lieacute agrave la vue (laquo veoir raquo) et lrsquoillusion
(laquo fantaisie raquo) qui est lieacutee agrave lrsquoimagination (laquo mrsquoestoit advis raquo) Il est alors inteacuteressant de relever
la proximiteacute lexicale entre laquo veoir raquo laquo viaire raquo et laquo advis raquo En effet si veoir vient du latin
videre (laquo percevoir par la vue raquo) viaire vient de visus (laquo action de voir sens de la vue aspect
apparence raquo) lui-mecircme deacuteriveacute de videre et advis est une agglutination de la preacuteposition ad avec
lrsquoancien franccedilais vis qui vient du latin visum participe passeacute de videre et qui prend ici le sens
de laquo ce qui semble bon raquo La derniegravere phrase de notre extrait entretient donc eacutegalement une
confusion lexicale entre la reacutealiteacute perceptible que lrsquoon peut laquo veoir raquo et lrsquoirreacuteel qui relegraveve de
lrsquoimagination (laquo advis raquo) ce qui fait qursquoon ne sait plus si le laquo viaire raquo est perccedilu ou imagineacute En
plus de la confusion creacuteeacutee par les jeux de mots eacutetymologiques srsquoajoute lrsquoopposition entre
lrsquoexpression laquo au vif raquo qui renvoie agrave une ideacutee drsquoeacutevidence ou agrave un modegravele vivant et le pheacutenomegravene
de reacutefraction de la lumiegravere suggeacutereacute par lrsquoeau et la lumiegravere qui est exploiteacute agrave plusieurs reprises
dans le roman lors drsquoeacutepisodes consacreacutes agrave lrsquoillusion que nous deacutevelopperons plus tard Tous
ces eacuteleacutements deacutecoulent drsquoune chose la merancolie du chevalier et viennent ainsi parfaitement
illustrer lrsquoalteacuteration de lrsquoimagination de la personne atteinte de ce mal qui en vient agrave confondre
lrsquoimage reacuteelle et lrsquoimage repreacutesenteacutee
La confusion atteint son comble quand lrsquohistoire reacutevegravele au lecteur que ce que voit le
chevalier amoureux en sa meacutelancolie est tregraves souvent vrai Lrsquohistoire de Clamidette et Nero en
139 Traduction laquo Et pendant ce temps sous lrsquoinfluence de cette meacutelancolie ougrave jrsquoeacutetais entreacute jrsquoallais formant son
visage drsquoapregraves nature au fond de la riviegravere au greacute de lrsquoondoiement de leau et des rayons du soleil qui brillaient au
milieu du gravier Voilagrave ce que me preacutesentait ma fantaisie et ce dont je me deacutelectais croyant presque voir
veacuteritablement le visage de la jeune fille raquo (V 1 par508C par11 11-16)
48
est une parfaite illustration la jeune fille dont nous avons preacuteceacutedemment parleacute est deacutesespeacutereacutee
agrave lrsquoideacutee drsquoecirctre marieacutee agrave un vieillard et son chagrin est exprimeacute deux fois avec intensiteacute au
paragraphe 186 du livre V avec laquo grant melancolie raquo et laquo droite melancolie raquo Pendant ce temps
Nero voyage en mer en direction du royaume ougrave regravegne le fregravere de Clamidette et son compagnon
Thorax lui deacutecrit la beauteacute de la jeune fille Troubleacute par cette description le jeune homme fait
un recircve (laquo Thorax lui avoit tant prisieacute la beauteacute de Clamidette qursquoil en entra en une fiere
ymaginacion140 raquo) dans lequel il rencontre la jeune fille en pleurs qui lui donne ses gants
Lrsquoillusion est marqueacutee par les termes laquo fantasye141 raquo et laquo ymaginacion raquo et ce dernier terme
justement est remplaceacute par laquo melancolie raquo plus loin lorsque Nero eacutevoque son recircve
Sy la prins merveilleusement a enamer et tant que trop tost jrsquoen entray en
une fiere melancolie telle qursquoil me fut advis que je la veoie devant moy142
Ici encore on retrouve lrsquoopposition entre ce qui semble ecirctre vu (laquo me fut advis raquo) et ce qui
lrsquoest (laquo veoir raquo) et encore une fois cette vision est provoqueacutee par la meacutelancolie Plus tard Nero
rencontre la jeune fille qui lui dit laquo la premiere nuit que vous jeustes en sa chambre entrastes
en la melancolie drsquoune pucelle143 raquo Le terme est lrsquoexact synonyme drsquoimagination comme on
peut le voir dans lrsquoextrait preacuteceacutedent (laquo jrsquoen entray en une fiere melancolie raquo) qui utilise la mecircme
construction et le mecircme adjectif et peut se traduire par laquo recircve raquo eacutetant donneacute le contexte Or crsquoest
dans ce recircve que Nero aperccediloit la jeune fille qui se plaint (laquo tres fort melancoliant raquo
laquo melancolie raquo) La similariteacute de ce recircve avec lrsquoeacutepisode de la plainte de Clamidette et le fait que
la jeune fille elle-mecircme ait recircveacute qursquoelle donnait ses gants agrave un chevalier144 font douter le lecteur
qursquoil srsquoagisse bien drsquoun recircve Clamidette envoie drsquoailleurs des jeunes filles au sortir de son recircve
pour chercher le chevalier agrave qui elle a parleacute mais qursquoelles ne trouvent pas ce qui laisse penser
qursquoil srsquoagit de recircves partageacutes par les amants mais qui restent de lrsquoordre de lrsquoimagination
Pourtant Nero preacutesente agrave la Clamidette reacuteelle les gants donneacutes par la jeune fille de son recircve ce
qui porte agrave son comble la confusion entre le reacuteel et le recircve drsquoautant plus que le jeune chevalier
identifie la scegravene reacuteelle et la scegravene recircveacutee comme eacutetant la mecircme (laquo Lors lui souvint des gants et
des fantasies qursquoil avoit eus par avant par quoy il dist que crsquoestoit celle mesmes qui lui estoit
venue au devant en son dormant145 raquo)
140 V 1 par169 15-16 141 laquo Tant maintint Nero celle fantasye en dormant raquo (V 1 par169 28-29) 142 Traduction laquo Alors jrsquoen devins passionneacutement amoureux au point que je tombais immeacutediatement dans une
grande meacutelancolie qui fut telle qursquoil me semblait la voir devant moi raquo (V 1 par190 41-43) 143 V 1 par211 13-15 144 V 1 par189 145 V 1 par170 26-29
49
Cette confusion est entretenue par le jeu sur les significations du terme merancolie qui au
cours de lrsquoeacutepisode est utiliseacute autant pour signifier la deacutetresse et le chagrin que pour remplacer
le terme drsquoimagination
Apregraves avoir releveacute toutes les occurrences de la meacutelancolie et avoir eacutenumeacutereacute et analyseacute leurs
diffeacuterentes significations nous avons tenteacute drsquoeacutetudier la freacutequence drsquoapparition des divers sens
du terme
Ainsi au livre I domine le sens 2 dont la signification est extrecircmement forte et se traduit
geacuteneacuteralement par une profonde tristesse srsquoexprimant agrave travers des symptocircmes physiques Les
sens faibles (comme lrsquoinquieacutetude et la reacuteflexion) sont tregraves rares et on nrsquoy trouve aucune
occurrence ayant un sens meacutedical ou en rapport avec lrsquoimagination Au livre II on trouve
principalement le sens 1 (meacutedical) qui est extrecircmement fort et se traduit par la maladie ou la
folie Le second sens le plus preacutesent est le sens 4 (reacuteflexion) qui est relativement faible Crsquoest
au livre III qursquoon relegraveve le plus petit nombre drsquooccurrences et la preacutesence des sens les plus
faibles Au livre IV on trouve une nette domination du sens 3 (inquieacutetude) et le sens 5
(imagination) apparaicirct pour la premiegravere fois Au livre V ce sont les sens 2 (tristesse) et 5
(imagination) qui dominent tregraves nettement quand au livre VI on voit une tregraves large majoriteacute du
sens 4 (reacuteflexion) Il est donc inteacuteressant de constater que les sens plus geacuteneacuteraux et plus atteacutenueacutes
sont majoritairement preacutesents agrave la fin du roman tandis que les sens les plus forts preacutesentant des
symptocircmes physiques se trouvent uniquement aux livres I et IV ce qui correspond pour le
0
2
4
6
8
10
12
livre I livre II livre III Livre IV Livre V Livre VI
Les diffeacuterentes traductions du terme merancolie
Sens 1 meacutedical Sens 2 Tristesse Sens 3 Inquieacutetude
Sens 4 Reacuteflexion Sens 5 Imagination Sens 6 autressens faible
Sens 7 autressens fort
50
sens 1 agrave la maladie du roi Il y a donc une atteacutenuation du sens du mot melancolie et surtout un
glissement lexical du terme qui passe de la maladie mentale agrave une reacuteflexion intense qui
provoque des recircves pour finalement devenir lrsquohallucination provoqueacutee par le deacutesir amoureux
Il est aussi inteacuteressant de constater que les occurrences concernant la meacutelancolie sont
particuliegraverement nombreuses au livre II (avec un sens fort) et au livre V (avec des sens faibles)
et que les adjectifs et adverbes qui viennent accompagner le terme deviennent eacutegalement
nombreux agrave partir du livre V Sur les 55 occurrences du mot merancolie des livres I agrave IV 13
seulement sont compleacuteteacutees par un intensif soit 23 alors que dans les livres V et VI on trouve
44 occurrences dont 48 utilisent un intensif
Il semblerait donc que lrsquoaffaiblissement seacutemantique se traduise par la neacutecessiteacute drsquoutiliser
davantage drsquoadjectifs et drsquoadverbes drsquointensiteacute pour rendre au terme le sens fort qursquoil a perdu
12 La theacuteorie des sphegraveres
Ainsi comme nous lrsquoavons montreacute la theacuteorie des eacuteleacutements est extrecircmement preacutesente dans
le Roman de Perceforest et tout particuliegraverement la theacuteorie des humeurs avec une
surrepreacutesentation de lrsquohumeur meacutelancolique A cette theacuteorie des eacuteleacutements srsquoajoute celle des
sphegraveres que nous traiterons seacutepareacutement tout en ayant conscience qursquoelles sont eacutetroitement lieacutees
lrsquoune agrave lrsquoautre comme le montre Robert Pring-Mill lorsqursquoil expose les theacuteories lulliennes
De la mecircme maniegravere que la theacuteorie des quatre eacuteleacutements est une tentative
pour sauver les pheacutenomegravenes dans le domaine des choses changeantes et
inconstantes ici sous la lune la theacuteorie des sphegraveres ceacutelestes est une
tentative pour sauver les pheacutenomegravenes apparemment immuables et
constants observables dans le ciel au-delagrave de la lune (hellip) Le deacutesir instinctif
de trouver une reacutegulariteacute agrave lincertitude de la vie habituelle tout comme le
deacutesir scientifique de formuler une theacuteorie unique qui explique tous les
pheacutenomegravenes observables dans le cosmos contribuent agrave la reacuteunification des
deux theacuteories146
Cette volonteacute de trouver une theacuteorie unique explique le lien tregraves fort que fait lrsquohomme
meacutedieacuteval entre le microcosme ndash le corps humain ndash et le macrocosme ndash les planegravetes De sorte
que si les parties du corps humain sont lieacutees agrave des humeurs elles-mecircmes correspondant aux
eacuteleacutements on notera aussi des eacutequivalences avec les constellations et les planegravetes Afin de mieux
146 PRING-MILL Robert Le Microcosme lullien introduction agrave la penseacutee de Raymond Lulle Academic Press
Fribourg 2008 p87
51
comprendre lrsquoimportance de ces theacuteories il est neacutecessaire de rappeler rapidement la conception
cosmologique meacutedieacutevale
121 Les sphegraveres et leurs influences
Selon Eudoxe chacune des sept planegravetes a plusieurs sphegraveres les deux planegravetes les plus
proches de la Terre ndash le Soleil et la Lune ndash ont chacune 3 sphegraveres tandis que les autres planegravetes
ont 4 sphegraveres ce qui donne un nombre total de 26 sphegraveres auquel on ajoute la sphegravere des eacutetoiles
fixes ce qui donne 27 Calippe reprend et corrige la theacuteorie drsquoEudoxe en portant le nombre de
sphegraveres des planegravetes agrave 34 il ajoute 2 sphegraveres au Soleil 2 sphegraveres agrave la Lune (on arrive donc agrave
10 pour ces deux planegravetes) une sphegravere agrave Mars Mercure et Veacutenus (ces trois planegravetes ont donc
en tout 15 sphegraveres) et laisse agrave Saturne et Jupiter leurs 4 sphegraveres ce qui donne un total de 33
sphegraveres auxquelles il faut encore une fois ajouter celle des eacutetoiles fixes Cependant cette
theacuteorie ne permet pas drsquoexpliquer certaines irreacutegulariteacutes dans le mouvement des planegravetes ce
qui amegravene Aristote agrave proposer un systegraveme encore plus complexe les planegravetes ont des sphegraveres
avec un mouvement reacutegulier (celles qui ont eacuteteacute deacutetermineacutees par Calippe) qui sont compleacuteteacutees
par le mecircme nombre de sphegraveres moins une ayant un mouvement inverse Seule la Lune nrsquoa que
des mouvements reacuteguliers et les eacutetoiles fixes gardent leur unique sphegravere On a donc une sphegravere
pour les eacutetoiles fixes 7 sphegraveres pour Saturne et 7 pour Jupiter (4 sphegraveres reacuteguliegraveres et 3 de
mouvement inverse) 9 sphegraveres pour chacune des 4 autres planegravetes (5 sphegraveres reacuteguliegraveres et 4 de
mouvement inverse) excepteacute la Lune qui nrsquoa que 5 sphegraveres reacuteguliegraveres ce qui nous donne un
nombre total de 56 sphegraveres Le systegraveme geacuteocentrique drsquoAristote a ensuite eacuteteacute repris et adapteacute
par Ptoleacutemeacutee qui y ajoute le point eacutequant les eacutepicycles et les deacutefeacuterents excentriques et crsquoest ce
systegraveme qui est le plus reacutepandu jusqursquoau XVIe siegravecle Si des mouvements de rotation complexes
ont eacuteteacute ajouteacutes par Ptoleacutemeacutee le ciel peut ecirctre deacutecoupeacute scheacutematiquement de cette faccedilon la Lune
est la planegravete qui marque la limite entre deux mondes le monde supralunaire celui du ciel pur
eacutetheacutereacute du firmament et des planegravetes et le monde sublunaire qui appartient aux eacuteleacutements et qui
se caracteacuterise par un mouvement de geacuteneacuteration et de corruption Au-delagrave de cette frontiegravere on
trouve Mercure Veacutenus le Soleil Mars Jupiter Saturne et les eacutetoiles fixes ce qui fait 8 sphegraveres
principales Cette vision de lrsquoespace correspond drsquoailleurs agrave celle eacutevoqueacutee dans le De sphera de
lrsquoastronome du XIIIe siegravecle Jean de Sacrobosco147
147 Voir SACROBOSCO Jean De Sphera citeacute par BOUDET Jean-Patrice Entre science et nigromance
Astrologie divination et magie dans lrsquoOccident meacutedieacuteval 5XIIe-XVe siegravecle) Paris Publications de la Sorbonne
2006 p49-50
52
Ce deacutecoupage de lrsquounivers montre nettement la seacuteparation entre la sphegravere des eacuteleacutements
et les autres sphegraveres notamment parce que celle des eacuteleacutements se caracteacuterise par sa corruption
mais aussi agrave cause du mouvement des sphegraveres qui est diffeacuterent du mouvement des eacuteleacutements
comme on peut le voir dans le Traiteacute du Ciel
Ajoutez de plus que si le mouvement circulaire est pour un certain corps
une direction toute naturelle il est clair quil doit y avoir parmi les corps
simples et primitifs un corps speacutecial dont la nature propre sera davoir le
mouvement circulaire tout de mecircme que la nature du feu cest daller en
haut et celle de la terre daller en bas Mais si les corps qui possegravedent le
mouvement circulaire sont ainsi porteacutes dans la circonfeacuterence quils deacutecrivent
par un mouvement qui est contre leur nature il est fort eacutetonnant et mecircme
complegravetement incompreacutehensible que ce mouvement qui est le seul
mouvement continu et eacuteternel soit contre nature car partout ailleurs les
choses qui sont opposeacutees aux lois de la nature paraissent bien rapidement
deacutetruites Si donc le corps qui a ce mouvement extraordinaire est du feu
comme on le preacutetend ce mouvement est pour le feu tout aussi peu naturel
que pourrait lecirctre pour lui le mouvement en bas car nous pouvons observer
que le mouvement du feu part du centre pour sen eacuteloigner en ligne droite148
Lrsquoauteur du Perceforest lorsqursquoil parle de la creacuteation divine eacutevoque aussi seacutepareacutement les
eacuteleacutements et les autres sphegraveres laquo Tu tout puissant tu premiers creemens de firmament et des
IIII elements du peuple humain qui a estre tendoit des planetes ou est atargemens de la grant
roe ou fust destruisemens et tout ce peulz acouvrir de ton doy 149raquo Le firmament est le ciel
des eacutetoiles fixes qui est la sphegravere situeacutee au-dessus des sphegraveres des planettes elle-mecircme eacutevoqueacutee
un peu plus loin Or ce mouvement circulaire dont parle Aristote se retrouve bien dans la
description de la sphegravere des planegravetes dans le Perceforest qui est animeacutee drsquoun mouvement
(laquo atargemens raquo) circulaire puisqursquoil eacutevoque une laquo grant roe raquo Cependant cette volonteacute de la
penseacutee meacutedieacutevale drsquoembrasser les pheacutenomegravenes naturels dans une theacuteorie qui permettrait de tout
expliquer montre le lien eacutetroit entre les eacuteleacutements et le monde supralunaire qui malgreacute leur
seacuteparation vont agir de concert sur le monde et sur les corps Crsquoest cette interaction qursquoexpose
R Pring-Mill agrave travers les theacuteories lulliennes
148 ARISTOTE Le Traiteacute du Ciel [eacuted J Bartheacuteleacutemy-Saint-Hilaire] Paris A Durand 1866 livre 1 chapitre 2
par12 149 Traduction laquo Toi tout puissant toi le premier creacuteateur du firmament et des quatre eacuteleacutements du peuple humain
qui aspire agrave vivre et des planegravetes qui constituent un systegraveme reacutegulateur de la roue du Destin qui annonce toute fin
toi qui peux couvrir tout cela drsquoun seul de tes doigts raquo (I 1 par373 30-35)
53
Dautre part la theacuteorie astronomique des sphegraveres est directement lieacutee agrave la
theacuteorie des eacuteleacutements agrave travers la postulation dun espace intermeacutediaire entre
ces deux domaines composeacute de quatre sphegraveres suppleacutementaires sous la
sphegravere lunaire Ces sphegraveres sont celles des eacuteleacutements simples (hellip) la sphegravere
du feu est au-dessus la sphegravere de lair est contigueuml agrave celle du feu (hellip) et
lrsquoeau est au-dessus de la sphegravere de la Terre puisque leau a une inclinaison
vers la Terre et ainsi gracircce agrave la raison de linclinaison qui va du supeacuterieur agrave
linfeacuterieur linfluence [de lempyreacutee] se propage vers [les sphegraveres]
infeacuterieures Mais cette eacutechelle dinfluences narrive pas agrave unir tous les
pheacutenomegravenes du cosmos en une seule seacuterie de pheacutenomegravenes eacutetant donneacute quil
y a toujours ce grand contraste entre le monde cycliquement constant des
sphegraveres ceacutelestes et sous la lune le monde changeant issu de la composition
et deacutecomposition des eacuteleacutements Les deux seacuteries de pheacutenomegravenes sont
directement lieacutees seacuterie par seacuterie par lattribution des qualiteacutes eacuteleacutementaires
aux corps ceacutelestes et par la supposition que les combinaisons de ces corps
parfaits influencent directement toute la composition imparfaite dici-bas150
Cet extrait insiste sur le fait qursquoil existe toujours une diffeacuterence fondamentale entre les
eacuteleacutements et les sphegraveres qui reacuteside dans lrsquoinalteacuteration des pheacutenomegravenes ceacutelestes et dans la
corruptibiliteacute des pheacutenomegravenes sublunaires Cependant une partie de la theacuteorie des eacuteleacutements
deacuteteint tout de mecircme sur celle des sphegraveres notamment lorsque les planegravetes se voient attribuer
des qualiteacutes lieacutees aux eacuteleacutements et des influences sur les corps terrestres Cette influence des
sphegraveres sur le monde sublunaire qui est directement eacutevoqueacutee par le Roman de Perceforest151
se retrouve dans le passage sur la fecircte du Dieu Souverain que nous avions preacuteceacutedemment eacutetudieacute
et qui permet de montrer parfaitement ce lien eacutetroit entre la theacuteorie des sphegraveres et la theacuteorie des
eacuteleacutements Si lrsquoon reprend le texte citeacute plus haut dans lequel le roi Perceforest eacutevoque le Soleil
comme laquo roy des planettes raquo il semble que lrsquoextrait fasse reacutefeacuterence agrave la theacuteorie des sphegraveres qui
eacutetablit le Soleil comme la planegravete qui deacutetermine les planegravetes infeacuterieures (Mercure et Veacutenus) qui
sont plus proches de la Terre que du Soleil et les planegravetes supeacuterieures (Mars Jupiter et Saturne)
qui sont plus proches du Soleil que de la Terre Il montre eacutegalement que le calendrier des saisons
est eacutetabli en fonction de la position des planegravetes puisque laquo au gentil mois que le roy des planettes
monte en son plus hault signe raquo fait reacutefeacuterence agrave la reacutegulariteacute du mouvement de lrsquoastre ainsi que
sa position qui renvoie un peu plus loin agrave la theacuteorie des sphegraveres laquo combien quil fust en sa plus
puissant roe152 raquo Enfin il montre la contamination de la theacuteorie des sphegraveres par la theacuteorie des
150 PRING-MILL Robert Opcit p92 151 laquo Tout en autelle maniegravere le cours celestial se haste de jetter ses influences icy embas raquo (IV 1 p548 370) 152 IV 1 p2 36-37
54
eacuteleacutements puisque le Soleil attaque les laquo moisteurs raquo de lrsquohiver et vient donc rappeler lrsquoaction de
lrsquoeacuteleacutement du Feu chaud et sec sur lrsquoEau froide et humide comme on peut le voir dans le discours
de Perceforest preacuteceacutedemment citeacute laquo la challeur qui est en moy et qui proucede du feu si
guerroie et hait a mort la moisteur qui est en moy laquelle vient de lrsquoeaue raquo Cependant
contrairement au Feu et agrave lrsquoEau qui se deacutetruisent mutuellement lrsquoaction mesureacutee du Soleil creacutee
le pheacutenomegravene meacuteteacuteorologique drsquolaquo attemprance raquo qui vient signifier lrsquoeacutequilibre parfait entre les
eacuteleacutements
Ainsi il nrsquoest pas eacutetonnant de voir que les sphegraveres influencent non seulement les
pheacutenomegravenes meacuteteacuteorologiques et le passage des saisons mais aussi les corps eux aussi reacutegit par
les eacuteleacutements Au livre VI par exemple la Pucelle au Cercle drsquoOr commente le comportement
du jeune Gallafur et alors qursquoelle srsquoattendait agrave le voir srsquoillustrer dans des joutes ougrave on espegravere
deacutecouvrir celui qui sera digne drsquoecirctre le futur roi elle voit ses attentes deacuteccedilues par lrsquoattitude du
chevalier qursquoelle juge indigne laquo Je le voy tant laschement maintenir que je le tiens aussi comme
a lunatique et desvoieacute de son sens153 raquo Le terme de laquo lunatique raquo renvoie agrave lrsquoastre lunaire qui
eacutetant le plus proche de la Terre est le plus freacutequemment utiliseacute pour montrer les changements
brusques de comportement et les influences sur le caractegravere des corps humains ce qui explique
pourquoi le terme qui y est associeacute est laquo desvoieacute de son sens raquo en ce qursquoil montre une perte
soudaine de raison Les autres planegravetes agissent eacutegalement sur les corps humains mais il
semblerait qursquoelles viennent deacuteterminer des eacuteleacutements moins changeants comme le destin des
hommes Ainsi quand Norgal2 voit toutes ses tentatives pour meacuteriter lrsquoamour de la jeune fille
dont il croit ecirctre amoureux eacutechouer il se tourne vers le Temple de Veacutenus qui lui signifie que
son destin repose entre les mains drsquoune autre jeune fille et qui reacutepond avec sarcasme agrave sa
reacutesistance en montrant lrsquoimpossibiliteacute de changer le cœur de la personne dont il est amoureux
(laquo Adont requerez a venir sur terre en autre constellacion et lors se taira le peuple de
ramentevoir vostre honneur raquo154) La nature incorruptible des planegravetes empecircche bien
eacutevidemment tout changement dans le destin de Norgal2 qui malgreacute son entecirctement agrave refuser
celle qui lui est destineacutee sait qursquoil nrsquoa aucunement le pouvoir de changer ce destin laquo Moult
merancolia Norgal a la responce qui lui enseignoit qursquoil se feist renaistre en autres
constellacions srsquoil vouloit venir a chief de ses requestes ce que faire ne pouoit155 raquo
Il est drsquoailleurs inteacuteressant de voir encore une fois ici ces termes relatifs agrave la theacuteorie des
sphegraveres se mecircler agrave la theacuteorie des humeurs puisqursquoun heacuteraut dit agrave Norgal2 lors drsquoun tournoi
153 VI 1 par493 9-11 154 V 1 par443 6-8 155 V 1 par443 11-14
55
laquo Crsquoest dont par la constellacion celestiale qui trsquoest contraire Es tu trop chault ou trop
froit 156 raquo De cette faccedilon lrsquoon voit bien que lrsquoeffet des constellations est diffeacuterent selon
lrsquohumeur dominante preacutesente dans le corps influenceacute par les astres et surtout il est eacutevident que
le roman reprend cette ideacutee de lien eacutetroit entre les mondes supralunaire et sublunaire
Dans le roman les planegravetes agissent de deux faccedilons sur les hommes elles peuvent
deacuteterminer leur destin comme crsquoest le cas de Norgal2 mais aussi de Passelion dont le mauvais
destin est eacuteviteacute de justesse par Zeacutephir qui empecircche Estonneacute de passer la premiegravere nuit de son
mariage avec sa femme ce qursquoil tente drsquoexpliquer au chevalier furieux et humilieacute
Selon la constellacion de lrsquoestoille qui regne ceste nuit et jusques a
maintenant que se vous eussiez coucheacute avecq vostre femme vous eussiez
engendreacute ung hoir qui eust fait blasme a vous et a vostre lignie Mais
desoremais beau sire je vous donne congeacute drsquoaller avecq vostre compaigne
et vous prommeacutes que vous engenderez ung hoir qui sera en son temps le
plus sage homme de la Grant Bretaigne et qui sccedilavra plus des choses
obscures passees et a avenir que homme qui vive157
Lrsquoinfluence des planegravetes lors de la conception et lors de la naissance va donc ecirctre
deacuteterminante dans le destin de lrsquohomme Par exemple le caractegravere extrecircmement fougueux et
preacutedisposeacute au combat de Passelion le fils drsquoEstonneacute est expliqueacute par le dieu Mars par la
position de sa planegravete lors de la naissance de lrsquoenfant (laquo Lrsquoenffant est sus terre qui te occira et
saches qursquoil est neacute en moy regnant158 raquo) Cependant tout ne semble pas ecirctre deacutetermineacute
uniquement par les astres puisque Zeacutephir lui-mecircme lorsqursquoil preacutedit la venue de Merlin
explique lrsquoimportance de la conjonction des astres dans la conception de Passelion mais aussi
lrsquoimpact de son eacuteducation (laquo de moy et de ma nourreccedilon159 raquo) Crsquoest drsquoailleurs cette ideacutee de
deacutetermination naturelle opposeacutee agrave lrsquoeacuteducation que nous eacutetudierons plus en deacutetails dans notre
troisiegraveme partie Si certains eacuteleacutements ne peuvent ecirctre changeacutes comme crsquoest le cas pour les
sentiments de la jeune fille qui ne srsquoaccordent pas agrave ceux de Norgal2 drsquoautres au contraire
peuvent ecirctre modifieacutes par une intervention exteacuterieure Lrsquoexemple de Nestor et de Gadiffer2
156 V 1 par241 35-38 157 Traduction laquo Drsquoapregraves la constellation de lrsquoeacutetoile qui a reacutegneacute toute la nuit et jusqursquoagrave maintenant si vous aviez
passeacute la nuit avec votre femme vous auriez engendreacute un heacuteritier qui aurait apporteacute la honte sur vous et votre
lignage Mais deacutesormais cher seigneur je vous permets drsquoaller avec votre compagne et je vous promets que vous
engendrerez un heacuteritier qui sera quand son heure viendra le plus sage homme de la Grande Bretagne et lrsquohomme
qui saura plus de choses obscures sur ce qui est passeacute et agrave venir que nrsquoimporte quel homme qui vive raquo (III 3
p119-120 934-942) 158 IV 1 p203 76-77 159 III 3 p120 949
56
permet de voir cette nuance entre la deacutetermination et lrsquoinfluence des planegravetes En effet il est dit
au livre III que les fregraveres jumeaux sont destineacutes agrave srsquoentretuer lors drsquoun combat fratricide pendant
lequel ils ne se reconnaissent pas en raison drsquoun eacutechange malheureux drsquoeacutecus Ce destin est lui
aussi deacutetermineacute avant mecircme leur naissance (laquo Comme advenu leur estoit et dist oultre qursquoil
leur estoit ainsi predestineacute au naistre par la vertu des planettes160 raquo) Cependant la Reine Feacutee
lorsqursquoelle explique quel eacutetait le destin auquel ses fils semblaient condamneacutes indique
eacutegalement que laquo les constellacions du ciel les avoient jugiez a mort se grant remede ne les
secouroit161 raquo Ce laquo grant remede raquo qui est eacutenonceacute sans plus de preacutecision est lrsquointervention de
leur megravere qui sachant le destin qui attendait ses enfants a envoyeacute des jeunes filles pour lui
ramener les corps blesseacutes et leur prodiguer des soins immeacutediats
On voit alors que la lecture des astres est cruciale pour connaicirctre les eacuteveacutenements agrave venir et
eacuteventuellement les parer ce qui montre eacutegalement la possibiliteacute drsquointervenir dans le destin
eacutenonceacute par ces astres Ainsi la Reine Feacutee ne pouvait pas empecirccher la bataille fratricide drsquoavoir
lieu mais les constellations lui laissaient la possibiliteacute drsquoeacuteviter au moins la mort de ses deux fils
122 Les planegravetes et les astronomiens
On constate dans le Roman de Perceforest la preacutesence de plusieurs types de lecture des
astres Lorsque Gadiffer2 srsquoenfuit avec Flamine au livre III une eacutenorme tempecircte srsquoabat sur le
vaisseau qui les transporte provoqueacutee par des deacutemons au service drsquoAroeacutes pegravere de la jeune fille
Avant mecircme que la tempecircte nrsquoeacuteclate le marinier
Qui tresbien es orages se cognoissoit et es tempestes estoit moult
esmerveillieacute que ce pouoit estre disant que oncques en nul jour de sa vie il
ne avoit veu plus terrible apparence de tourmente Sy dist a Gadiffer Par
ma foy sire chevalier jay hanteacute la mer par lespace de soixante ans ou plus
mais je ne vey oncques en ma vie apparoir orage en telle maniere et ne puis
croire quil viengne de lordonnance naturelle ne du gouvernement des
planetes du ciel162
160Traduction laquo Comme cela leur eacutetait arriveacute et elle dit en outre qursquoils y eacutetaient preacutedestineacutes avant leur naissance
par lrsquoinfluence des planegravetes raquo (III 3 p185 802-803) 161 Traduction laquo Les constellations du ciel les avaient condamneacutes agrave mort agrave moins qursquoun grand secours ne vienne
les sauver raquo (III 3 p186 820-821) 162 Traduction laquo Le marinier qui connaissait les orages et les tempecirctes se demandait effareacute ce que cela pouvait
ecirctre disant qursquoen aucun jour de sa vie il nrsquoavait vu des signes aussi terribles de lrsquoarriveacutee drsquoune tempecircte Alors il
dit agrave Gadiffer Ma foi seigneur jrsquoai navigueacute sur la mer pendant plus de soixante ans mais je nrsquoai jamais vu de
ma vie apparaicirctre un orage de cette faccedilon et je ne peux pas croire qursquoil vienne de lrsquoordonnance naturelle des choses
ni du gouvernement des planegravetes du ciel raquo (III 2 p117 2056-2064)
57
Le savoir du marinier qui lui permet de juger du caractegravere naturel ou non drsquoun pheacutenomegravene
meacuteteacuteorologique ne provient pas drsquoune eacuterudition particuliegravere mais drsquoune connaissance
empirique qui est souligneacutee par lrsquoacircge avanceacute du personnage (laquo jrsquoay hanteacute la mer par lrsquoespace
de soixante ans ou plus raquo) et surtout par lrsquoabsence drsquoexpeacuterience drsquoune telle tempecircte (laquo disant
que oncques en nul jour de sa vie raquo laquo mais je ne vey oncques en ma vie raquo) Cette eacutevaluation du
caractegravere surnaturel de la tempecircte par lrsquoexpeacuterience montre une appreacutehension du monde comme
un systegraveme reacutegi par les lois immuables du monde supralunaire Cependant si lrsquoexpeacuterience lui
permet drsquoaffirmer que la tempecircte nrsquoest pas naturelle elle nrsquoest pas suffisante pour en
comprendre les causes De la mecircme faccedilon le marinier ne peut pas interpreacuteter lrsquoagencement des
planegravetes pour veacuterifier son hypothegravese comme peut le faire un astronomien ce qui montre que son
savoir empirique srsquoil lui permet drsquoidentifier une anomalie nrsquoest pas suffisant pour la
comprendre De la mecircme faccedilon on sait que le roi Perceforest ne maicirctrise pas le savoir
astronomique puisque lorsqursquoil voit lrsquoermite Dardanon regarder les eacutetoiles le texte preacutecise qursquoil
srsquoeacutemerveille de lrsquoattention que le saint homme porte aux astres parce que lui-mecircme laquo de la
science guaires ne sccedilavoit163 raquo
Cette absence de savoir ne lrsquoempecircche pourtant pas de remarquer une nuit lrsquoapparition drsquoun
pheacutenomegravene inquieacutetant celui qui annonce la destruction de la Grande Bretagne
Il regarde en la moyenne de lrsquoaer et voit une estoille qui bien monstroit
qursquoelle nrsquoestoit point fixee es cieulx avecques les autres ne de la compaignie
aux sept planettes car grant distance avoit drsquoelle jusques a la lune Celle
estoille estoit mout merveilleuse car elle avoit queue longue de trois toises
par samblant et tant estoit embrasee que sambloit estre feu srsquoen estoit la
teste tant vermeille drsquoardeur qursquoil estoit advis qursquoelle flamboiyast Quant le
roy eut apperceu lrsquoestoille couee dont oncquez nrsquoavoit veue la pareille et
qursquoil se fut adviseacute comment elle nrsquoestoit pas en la compaignie des autres
moult srsquoesmervilla qursquoelle pouoit signifier sy dist en soy meismes qursquoelle
ne pouoit estre sans grant signifiance164
163 IV 1 p537 35-36 164 Traduction laquo Il regarda le ciel et vit nettement une eacutetoile qui nrsquoeacutetait ni une eacutetoile fixeacutee dans les cieux avec les
autres ni une eacutetoile de la compagnie des sept planegravetes car il y avait une bien trop grande distance drsquoelle agrave la lune
Cette eacutetoile eacutetait particuliegraverement remarquable car elle avait une queue drsquoune longueur de trois toises agrave vue drsquoœil
et elle eacutetait tellement embraseacutee qursquoelle avait lrsquoair drsquoecirctre du feu notamment la tecircte si rouge drsquoardeur qursquoil semblait
qursquoelle flambait Quand le roi eut aperccedilu lrsquoeacutetoile agrave queue dont il nrsquoavait jamais vu la pareille et qursquoil eut bien
veacuterifieacute qursquoelle nrsquoeacutetait pas en compagnie des autres il srsquointerrogea longuement sur sa signification alors il fut
convaincu qursquoelle ne pouvait pas ecirctre sans grande signification raquo (IV 1 p401 664-679)
58
Malgreacute le manque de connaissances du souverain on voit davantage de preacutecisions que dans
lrsquoextrait avec le marinier En effet des eacuteleacutements preacutecis appartenant agrave la theacuteorie des sphegraveres
apparaissent et viennent servir agrave lrsquoanalyse du pheacutenomegravene ceacuteleste Car si on peut penser que le
terme drsquo laquo estoille couee raquo vient du narrateur il nrsquoy a pas de doute sur le fait que crsquoest bien le
roi qui compare la position de cette eacutetoile avec la sphegravere des eacutetoiles fixes et celles des sept
planegravetes De la mecircme faccedilon le roi constate que la distance entre la lune et cette eacutetoile ne lui
permet pas de faire partie des sphegraveres du monde supralunaire ce qui renvoie agrave cette ideacutee que la
lune est la planegravete frontiegravere entre les deux mondes Si le roi estime que le pheacutenomegravene a une
signification importante crsquoest qursquoil se fonde sur deux types de savoir drsquoabord un savoir
empirique qui lui permet de remarquer par lrsquoabsence de pheacutenomegravenes similaires que celui-ci est
anormal (laquo oncquez nrsquoavoit veue la pareille raquo) et un savoir astrologique rudimentaire qui lui
permet de veacuterifier que cette eacutetoile laquo nrsquoestoit pas en la compaignie des autres raquo et donc agrave la fois
de confirmer son hypothegravese que la comegravete nrsquoest pas un pheacutenomegravene normal et de deviner qursquoelle
doit avoir une signification importante Il apparait donc que si sa connaissance des astres est
supeacuterieure agrave celle du marinier elle est insuffisante pour analyser complegravetement le pheacutenomegravene
puisqursquoaucune signification nrsquoest trouveacutee Lrsquoinsuffisance du savoir du souverain est suggeacutereacutee
par lrsquoabsence drsquoinstruments de mesure qui ne permettent pas une eacutevaluation preacutecise du
pheacutenomegravene (laquo elle avoit queue longue de trois toises par samblant raquo)
De plus son observation est due au hasard puisque la comegravete survient au moment ougrave le roi
regarde le ciel A titre de comparaison la Reine Feacutee observe le mecircme pheacutenomegravene alors qursquoelle
se trouve dans laquo ung sien chastel ou royaume drsquoEscoce165 raquo Devinant son importance elle
change ensuite de point drsquoobservation pour se rendre dans un lieu plus propice agrave la pratique
astrologique
Sy pourquist tant qursquoelle trouva un lieu pour demourer lequel estoit assis a
dix lieues pres du Chastel du Chief sus une haulte montaigne la ou sans
aucun empeschement elle pouoit plainement voir la reondeur du firmament
et au plus haut du mont elle avoit sa chaiere tournant ou elle seoit de nuit
garnie de ses esperes et instrumens magistrals pour esprouver et mettre a fin
toutes ses oppinions166
165 IV 1 p517 10 166 Traduction laquo Elle fit des recherches jusqursquoagrave trouver le lieu ougrave elle pourrait demeurer lieu qui eacutetait situeacute agrave dix
lieues du Chastel du Chief sur une haute montagne lagrave ougrave aucun obstacle ne pouvait lui masquer la rondeur du
firmament au plus haut de la montagne elle avait sa chaise tournante ougrave elle srsquoasseyait la nuit munie de ses
sphegraveres et instruments savants pour expeacuterimenter et eacutemettre une conclusion pour toutes ses hypothegraveses raquo (IV 1
p521 119-127)
59
Ce lieu est important dans la pratique astrologique puisqursquoil neacutecessite une recherche (laquo
pourquist tant raquo) de la Reine Feacutee pour arriver agrave un point suffisamment eacuteleveacute qui serait le
meilleur endroit pour lrsquoobservation des eacutetoiles On notera drsquoailleurs cette insistance sur la
hauteur qui qualifie agrave la fois le chacircteau (laquo sus une haulte montaigne raquo) et la situation de la laquo
chaiere tournant raquo sur laquelle elle fait ses observations (laquo au plus haut du mont raquo) On retrouve
le mecircme lieu et le mecircme siegravege chez Dardanon qui est avec la Reine Feacutee le plus grand
astrologue du roman En effet Perceforest recircve de lrsquoermite et il a lrsquoimpression de le voir laquo par-
dessus le pommel du temple167 raquo au point drsquoavoir peur pour la seacutecuriteacute du vieillard (laquo doubte de
lui pour ce qursquoil estoit sy hault168 raquo) et quand il se rend au Temple Incongneu il lrsquoaperccediloit au
sommet de lrsquoeacutedifice assis sur une chaise agrave observer les eacutetoiles
Et toutesvoies approucha il le porge du temple mais en approuchant il
regarde amont sur une tourelle qui seoit a lrsquoun des lez du temple envers
Orient et perceu que au dessus avoit une chayere169
Crsquoest lagrave que Dardanon conduit la Reine Feacutee venue lui demander conseil afin de mieux
observer les eacutetoiles laquo sy monterent tant qursquoilz vindrent sus une tourelle ou il avoit une roe
tournant ou lrsquoancien preudhomme seoit quant il estudioit es besongnes du ciel170 raquo On
remarque que contrairement au passage ougrave Perceforest aperccediloit la comegravete ces extraits citent
plusieurs instruments de mesure dans le passage consacreacute agrave la Reine Feacutee on nous parle par
exemple de laquo esperes et instrumens magistrals raquo Ces laquo esperes raquo deacutesignent comme lrsquoindique
le Lexique de la langue scientifique laquo aussi bien un simple instrument peacutedagogique du type de
la sphegravere armillaire171 qursquoune horloge planeacutetaire172raquo173 Etant donneacute le contexte et la reacutefeacuterence
aux sphegraveres dans le passage ougrave Perceforest regarde le ciel il semble eacutevident que ces laquo esperes raquo
sont destineacutees agrave calculer la position des planegravetes Le mateacuteriel utiliseacute par Dardanon renvoie lui
167 IV 1 p497 496 168 IV 1 p498 504-505 169 Traduction laquo Toutefois il approcha du porche du temple et en srsquoapprochant il leva les yeux sur une tourelle
qui eacutetait assise sur lrsquoun des cocircteacutes du temple tourneacute vers lrsquoOrient Il vit qursquoil y avait une chaise au-dessus raquo (IV 1
p537 21-25) 170 IV 1 p564 464-467 171 La sphegravere armillaire est drsquoapregraves le Treacutesor de la langue franccedilaise une laquo sorte de carcasse formeacutee de cercles
tous de diamegravetres voisins disposeacutes de faccedilon agrave mateacuterialiser en une boule unique largement ajoureacutee les cercles
fondamentaux de la sphegravere ceacuteleste locale agrave tout moment gracircce agrave certains degreacutes de liberteacute qui leur sont laisseacutes
eacutequateur eacutecliptique meacuteridiens verticaux cercles horaires horizon cercles de hauteur etc raquo 172 Sur lrsquohorloge planeacutetaire voir le chapitre VI du second tome de BERTHOUD Ferdinand Histoire de la mesure
du temps par les horloges Paris Imprimerie de la Reacutepublique 1802 et la troisiegraveme partie de la thegravese de POULLE
Emmanuel laquo Les instruments de la theacuteorie des planegravetes selon Ptoleacutemeacutee eacutequatoires et horlogerie planeacutetaire du
XIIIe au XVIe siegravecle raquo thegravese de doctorat Lille 1984 173JACQUART Danielle et THOMASSET Claude Lexique de la langue scientifique (Astrologie Matheacutematiques
Meacutedecinehellip) Mateacuteriaux pour le Dictionnaire du Moyen Franccedilais (DMF) Paris Klincksieck 1997 p105
60
aussi agrave des outils que lrsquoon peut identifier Dans son recircve Perceforest voit lrsquoermite en train
drsquoutiliser lrsquoun drsquoeux
Lors le print forment a regarder sy vey que perdedens ces tables lrsquoancien
preudhomme jectoit ses figures astronomiennes tout afait qursquoil avoit conceu
aucune chose en regardant les planetes et estoilles du ciel174
On notera lrsquoutilisation de lrsquoadjectif laquo astronomiennes raquo plutocirct qursquo laquo astrologiques raquo ce qui
correspond agrave la deacutefinition qursquoEvrart de Conty fait de ces deux termes175 Les laquo tables raquo dont
parle le texte sont sans doute des tables astronomiques eacuteleacutements essentiels de la diffusion de
lrsquoastronomie et de lrsquoastrologie agrave lrsquoeacutepoque meacutedieacutevale comme le souligne J-P Boudet176 Crsquoest
sur ces tables que les astronomes effectuent des calculs complexes pour deacuteterminer la position
des planegravetes et leurs mouvements ce que semble faire Dardanon qui laquo jectoit ses figures
astronomiennes raquo Les laquo figures raquo et la laquo roe tournant raquo manipuleacutees par lrsquoermite sont drsquoailleurs
identifieacutees par Ch Ferlampin-Acher dans son eacutetude Feacutees bestes et luitons Croyances et
merveilles dans les romans franccedilais en prose
La roue suit vraisemblablement le cours des planegravetes Elle ne correspond agrave
aucun dispositif reacuteel connu au Moyen Age Elle a pu ecirctre inspireacutee agrave la fois
par la circulariteacute de lastrolabe et par le motif romanesque de lespace qui
tourne Linstrument de mesure aurait eacuteteacute agrandi par limaginaire les deux
personnages peuvent se coucher sur la roue177
Plus geacuteneacuteralement Ch Ferlampin-Acher montre lrsquoabsence de termes preacutecis relatifs agrave
lrsquoastrologie et la seule preacutesence de termes communs comme nacion ou nativiteacute comme nous
lrsquoavons dit preacuteceacutedemment Crsquoest sans doute cette absence de preacutecision lexicale qui permet agrave
lrsquoauteur drsquoutiliser librement des instruments astrologiques en changeant par exemple leur taille
pour creacuteer un effet drsquoeacutemerveillement
174 Traduction laquo Alors il commenccedila agrave le regarder attentivement Il vit que sur ses tables le noble vieillard calculait
ses figures astrologiques exactement comme si il avait eu une ideacutee en regardant les planegravetes et eacutetoiles du ciel raquo
(IV 1 p498 506-513) 175 laquo La vie des ars ou des sciences liberaulx et la tierce des quatre dessus dictes crsquoest astronomie ou astrologie
qui traitte et determine du ciel et des estoilles Et ceste science a deux principaux parties lrsquoune des mouvemens
laquelle est appellee communement des anciens astrologie lrsquoautre des jugements que srsquoen ensuit et ceste aussy
des anciens le plus communement est astronomie appellee Maiz se eslle est appelle en general astrologie ou
astronomie il ne peut ja chaloir raquo
HYATTE Reginald et PONCHARD-HYATTE Maryse Lharmonie des sphegraveres Encyclopeacutedie dastronomie et
de musique extraite du commentaire sur Les eacutechecs amoureux (XVe s) attribueacute agrave Eacutevrart de Conty New York
Bern et Frankfurt am Main Peter Lang 1985 pXV 176 Cf BOUDET Jean-Patrice Op cit p44-46 177 FERLAMPIN-ACHER Feacutees bestes et luitons croyances et merveilles dans les romans franccedilais en prose
(XIIIe-XIVe siegravecles) Opcit p70-71
61
Lrsquoanalyse des termes relatifs agrave la theacuteorie des eacuteleacutements et des sphegraveres a permis de voir que
ces connaissances eacutemaillent veacuteritablement le texte du Roman de Perceforest La croyance drsquoun
lien entre le macrocosme (donc les planegravetes) et le microcosme (ici lrsquohomme) explique lrsquoimpact
de cette theacuteorie non seulement sur la Nature puisque les caracteacuteristiques des eacuteleacutements et des
planegravetes viennent expliquer par exemple des pheacutenomegravenes meacuteteacuteorologiques mais aussi sur
lrsquoHomme dont le corps est soumis aux influences de ses humeurs des eacuteleacutements et des planegravetes
Crsquoest pourquoi il eacutetait important de commencer par aborder ces theacuteories afin de pouvoir eacutetudier
la pratique meacutedicale dans Perceforest puisque lrsquoexercice de la meacutedecine est intrinseacutequement lieacute
aux connaissances meacutedieacutevales de la theacuteorie des eacuteleacutements et des planegravetes
2 La pratique meacutedicale
21 Un lexique technique ou approximatif
Dans beaucoup drsquoeacutepisodes du roman ougrave un personnage doit ecirctre soigneacute agrave cause drsquoune
maladie ou drsquoune blessure lrsquoopeacuteration pratiqueacutee par le meacutedecin est deacutecrite comme adapteacutee au
cas du malade (laquo ce que cuidions que bon fut178 raquo) De mecircme une fois le malade soigneacute il est
soumis agrave un reacutegime alimentaire adapteacute agrave ses besoins (laquo elles luy firent apporter a mengier
viande propre agrave sa maladie179 raquo) Cette ideacutee du caractegravere adapteacute ou non (laquo contraire au
garissement raquo180) drsquoun soin repose sur la theacuteorie des eacuteleacutements chaque plante et chaque partie
du corps est lieacutee agrave un eacuteleacutement et puisque chaque eacuteleacutement a son contraire le meacutedecin va chercher
agrave eacuteviter drsquoappliquer sur une plaie un bandage impreacutegneacutee drsquoune herbe qui ne serait pas adapteacute agrave
sa nature Crsquoest ce qui arrive lors de la grave blessure du roi Gadiffer deacutecouvert par des jeunes
filles qui lui prodiguent les premiers soins mais qui eacutetant insuffisamment expeacuterimenteacutees
demandent lrsquoaide drsquoune vieille gueacuterisseuse Celle-ci est en fait issue du lignage Darnant ennemi
du roi anglais et reconnaissant le fregravere du roi Perceforest deacutecide de le tuer Pour cela elle
utilise sciemment des plantes qui ne sont pas adapteacutees agrave la blessure du roi ce dont se rend
compte la jeune Lyriope arriveacutee au chevet du monarque
Lors vint Liriope au roy et desloya sa cuisse et regarda lrsquoemplastre que la
vieille avoit mis sus et perceut qursquoil estoit contraire a la playe car il estoit
178 II 1 par237 10 179 II 1 par61 2-3 180 II 1 par240 19
62
chault et ardant comme coperos combien que la playe fust saine et
nouvelle181
Lrsquoemplacirctre est effectivement utiliseacute pendant la peacuteriode meacutedieacutevale pour gueacuterir les plaies et
semble particuliegraverement adapteacute pour la blessure de Gadiffer qui laisse les nerfs deacutecouverts
puisque selon R Perrot
Pour les plaies teacutegumentaires lrsquohabitude est donc pendant tout le Moyen-
acircge drsquoutiliser des bandages occlusifs des emplacirctres suppuratifs (la
suppuration eacutetant consideacutereacutee comme louable )182
Ainsi ce nrsquoest pas lrsquoemplacirctre de la vieille femme qui va empecirccher le gueacuterissement mais ce
qursquoelle y a appliqueacute puisqursquoil est dit qursquoil eacutetait laquo chault et ardant comme coperos raquo et donc laquo
contraire a la playe raquo Le terme de laquo contraire raquo qui qualifie la chaleur de lrsquoemplacirctre fait
reacutefeacuterence agrave la complexion du meacutedicament Crsquoest bien sa chaleur qui est responsable de
lrsquoaggravation de la blessure car sur les dix causes empecircchant la bonne consolidation des plaies
selon Guillaume de Salicet deux concernent la chaleur la sixiegraveme cause est laquo un meacutedicament
trop chaud mis sur la plaie raquo la huitiegraveme est une laquo alteacuteration de la complexion du membre en
chaleur ou en froid183 raquo Ici le baume de la vieille femme est beaucoup trop chaud puisqursquoil est
compareacute agrave la laquo couperose raquo crsquoest-agrave-dire au vitriol Cette erreur volontaire explique la douleur
du roi lors de son reacutetablissement
Et quant ce vint tart en la nuyt la playe du roy luy prinst a faire mal a
merveilles car il avoit dessus chose qui pouoit plus grever que aidier Adont
se prist moult a plaindre Et la royne qui de luy prenoit garde luy prist a
demander et dist laquo Sire comment vous est ndash Madame dist le roy ma
playe me deult raquo184
181 Traduction laquo Alors Lyriope srsquoapprocha du roi deacutefit le bandage de sa cuisse et regarda lrsquoemplacirctre qursquoelle y
avait mis Elle remarqua qursquoil eacutetait contraire agrave la plaie car il eacutetait chaud et ardent comme la couperose alors que
la plaie eacutetait saine et reacutecente raquo (II 1 par238 1-5) 182 PERROT Raoul laquo Le Traitement des blessures au Moyen Age I le traitement des plaies raquo Paleobios Volume
1 1983 p42 183 Citeacute par R Perrot Op cit p41 184 Traduction laquo Tard dans la nuit la plaie du roi commenccedila agrave lui faire terriblement mal car il y avait dessus une
chose qui lui nuisait plus qursquoelle ne lrsquoaidait Alors il commenccedila agrave se plaindre avec insistance La reine qui
srsquoinquieacutetait pour lui voulut lui en demander la raison et dit lsquorsquoSire comment vous sentez-vous ndash Madame dit le
roi ma plaie me fait souffrirrsquorsquo raquo (II 1 par236 12-17)
63
Crsquoest cette douleur ressentie par Gadiffer qui intrigue Lyriope et lrsquoincite agrave deacutelier la plaie
parce qursquoempecirccher la douleur fait partie selon Guy de Chauliac de la quatriegraveme des huit
intentions auxquelles obeacuteit le traitement des plaies
Est de contregarder la substance du membre et empescher la douleur
aposteacutemation et autres accidents est accompli en emplacirctrant et oignant le
membre avec aulbin drsquooeufs et choses froides les premiers jours Puis avec
du vin gros astringent (hellip) en saignant et purgeant quand il sera besoin185
On voit alors que non seulement il srsquoagit pour le chirurgien drsquo laquo empescher la douleur raquo
mais aussi drsquoappliquer des laquo choses froides les premiers jours raquo ce que la vieille femme
srsquoapplique agrave ne pas faire jusqursquoagrave ce qursquoelle soit deacutecouverte par Lyriope Il est alors trop tard
pour pouvoir reacutetablir complegravetement le roi
Celui-ci mecircme srsquoil est sauveacute par Lyriope continue agrave souffrir de sa blessure et il est
particuliegraverement inteacuteressant de voir que sa douleur augmente agrave cause de la laquo tendreur de la
lune186 raquo ce qui lrsquooblige selon son eacutepouse agrave garder le lit mecircme longtemps apregraves avoir eacuteteacute
blesseacute Ce deacutetail vient confirmer le lien entre la theacuteorie des sphegraveres et celle des eacuteleacutements
puisqursquoici la Lune a elle aussi une influence comme lrsquoemplacirctre sur la douleur ressentie par le
roi De la mecircme faccedilon lorsque le fils de Gadiffer Nestor est blesseacute au visage et qursquoil deacutecide
de partir chevaucher contre lrsquoavis du meacutedecin celui-ci lui conseille au moins de proteacuteger sa
blessure du soleil
En veriteacute sire dist le mire se crsquoestoit vostre plaisir drsquoatendre encores huit
jours je vous donnasse congeacute de porter heaume et drsquoaller a vostre bon
plaisir Mais pour le present vostre blesceure est encores tendre et se le
hale y fiert vostre viaire pourroit bien enffler Et pour ce que vous voulez
chevauchier je vous feray un drap cireacute que vous loyerez sus vostre nez
jusques a ce que le cuir sera endurcis car autrement vous ne pourriez
garir187
185 Citeacute par PERROT Raoul Op cit p42 186 laquo Lui deult maintenant sa bleceure pour la tendreur de la lune plus que une autre fois raquo
Traduction laquo sa blessure le fait tout particuliegraverement souffrir en ce moment agrave cause de la nouvelle lune raquo (III 2
p147 11-12) 187 Traduction laquo En veacuteriteacute seigneur dit le meacutedecin si vous eacutetiez drsquoaccord pour attendre encore huit jours je vous
donnerais mon autorisation pour porter le heaume et aller agrave votre bon plaisir Mais pour le moment votre blessure
est encore tendre et si les rayons du soleil lrsquoatteignent votre visage pourrait enfler Et puisque vous voulez
chevaucher je vous confectionnerai un pansement cireacute que vous attacherez sur votre nez jusqursquoagrave ce que votre peau
srsquoendurcisse car autrement elle ne pourrait pas cicatriser raquo (III 2 p265 314-322)
64
Puisque le meacutedecin doit appliquer sur des plaies reacutecentes des baumes de complexion froide
et humide il est logique que le Soleil planegravete de complexion chaude et segraveche soit contraire au
reacutetablissement drsquoune plaie nouvelle
Ces diffeacuterents deacutetails montrent bien ce lien entre macrocosme et microcosme entre les
planegravetes les eacuteleacutements et le corps et viennent expliquer lrsquoapplication des theacuteories dont nous
avons preacuteceacutedemment parleacute agrave la meacutedecine Crsquoest drsquoailleurs ce qui nous permet de comprendre
pourquoi Norgal2 avant qursquoil nrsquoexplique ses eacutechecs amoureux par sa complexion et la
disposition des astres (laquo Crsquoest dont par la constellacion celestiale qui trsquoest contraire Es tu
trop chault ou trop froit raquo) demande lrsquoaide drsquoun meacutedecin laquo se je trouvoie aucun medecin
qui sur ma desordonnee nature me sceuist conseillier188 raquo
Cependant la pratique meacutedicale a son propre vocabulaire qui nrsquoest pas toujours
directement en rapport avec celui de ces theacuteories Crsquoest pourquoi nous allons maintenant eacutetudier
les speacutecificiteacutes du lexique utiliseacute dans les eacutepisodes du roman ougrave ont lieu des scegravenes de soins et
de blessures
211 Un lexique meacutedical omnipreacutesent mais limiteacute
Le releveacute des termes de meacutedecine qui sont utiliseacutes dans Perceforest montre un nombre tregraves
restreints drsquooccurrences que lrsquoon peut classer en quatre cateacutegories les proceacutedeacutes meacutedicaux les
mateacuteriaux les acteurs et les affections Malgreacute un corpus tregraves limiteacute dans sa varieacuteteacute et dans son
nombre drsquooccurrences lrsquoanalyse des donneacutees lexicales permet de deacutegager quelques
caracteacuteristiques de la pratique meacutedicale telle qursquoelle est deacutecrite dans le roman Citons par
exemple les occurrences que nous avons ajouteacutees agrave la cateacutegorie laquo proceacutedeacutes meacutedicaux raquo
188 Traduction laquo Si je trouvais un meacutedecin qui pourrait me conseiller sur ma nature deacutesordonneacutee raquo (V 1 par242
1-2)
65
regarder189 tenter190 laver191 mundifier192 saner193 oster le venin194
saignier195 estancher196 estoupper197 remuer198 loier199 atteler200 recoudre201 bander202
Les termes regarder et tenter preacutesents agrave chaque eacutepisode ougrave des soins ndash mecircmes sommaires
ndash sont apporteacutes agrave une blessure montrent que la meacutedecine telle qursquoelle est deacutecrite dans
Perceforest font partie drsquoune deacutemarche deacuteductive ougrave lrsquoobservation du cas du patient va
permettre lrsquoapplication du remegravede adapteacute Quant au terme laver il montre lrsquoimportance
premiegravere de la deacutesinfection de la plaie dans le processus meacutedical drsquoabord parce que lagrave aussi la
plupart des eacutepisodes de blessure preacutecisent que la plaie est laveacutee ensuite parce que crsquoest lrsquoun des
termes qui a le plus grand nombre de synonymes comme mundifier saner et dans une certaine
mesure oster le venin La majoriteacute des problegravemes rencontreacutes sont en effet lieacutes agrave lrsquoabsence de
nettoyage de la plaie qui augmente les perilz203 laisse le sang foitieacute204 la plaie entoschiee205 ou
entoxilliee206 et les blessures enflees207
Le nettoyage des plaies se fait le plus souvent agrave lrsquoeau ndash et lagrave encore lrsquoimportance de cette
eacutetape est marqueacutee par davantage de preacutecisions dans les qualificatifs ndash qui est soit doulce208 soit
chaulde209 soit clere210 soit il srsquoagit drsquoeau de rose comme dans le passage remarquable dans
189 laquo Il se fit desarmer et regarder sa plaie qui perilleuse estoit mais bien lui proumirent les maistres que se il se
vouloit garder ilz le rendroient guary dedens le moys et sur ce il respondy qursquoil creroit leur conseil raquo
(IV 1 p647 1664-1669) 190 laquo Apreacutes tenta la dame la playe raquo (I 1 par186 16-21) 191 laquo Lors le devestent tout nu et lavent drsquoeaue chaulde le sang jus de luy raquo (I 1 par292 15-18) 192 laquo Elles se mirent tantost a les laver et mundifier et leurs playes tenter et appareillier selon ce que chacun avoit
mestier et puis les benderent bellement et doulcement raquo (I 1 par558 13-15) 193 laquo Sanerent leurs playes raquo (I 1 par569 14) 194 laquo Lyriope demoura et mist sur la playe du roy ce quelle sceut que bon fut mais deffaulte avoit de herbes qui
bonnes estoient pour oster le venin raquo (II 1 par241 7-9) 195 laquo Saches que tu mrsquoas acquicteacute drsquoune saignie raquo (II 1 par644 7) 196 laquo Et luy estanchierent ses playes raquo (I 1 par587 8) 197 laquo Sy le desarmerent pour voir la playe qursquoilz trouverent courant pourquoy ils lrsquoestoupperent raquo (III 3 p162
573) 198 laquo Luy remua le maistre ses playes raquo (II 1 par523 13) 199 laquo Luy alay asteler son bras et loyer bien et fort a sa poicterine raquo (II 1 par769 8) 200 Cf note preacuteceacutedente 201 laquo Ilz recousirent la plaie drsquoun bout agrave lrsquoautre raquo (III 1 p380 219) 202 laquo Leurs playes bander raquo (I 1 par572 12) 203 Traduction laquo risques drsquoinfection raquo (II 1 par620 7) 204 laquo Jrsquoay une playe en lrsquoespaule qui me fait mal pour le sang qui est foitieacute entour raquo (I 1 par218 19-20) 205 laquo Lyriope demoura et mist sur la playe du roy ce qursquoelle sceut que bon fut mais deffaulte avoit de herbes qui
bonnes estoient pour oster le venin dont la playe estoit entoschiee du jour de devant raquo (II 1 par241 7-10) 206 laquo Je vous congnois pour celle au monde que je doy le mieulx aymer car mort fusse se ne fussiez qui sanastes
une plaie entoxillie raquo (IV 2 p974 119-122) 207 laquo Les mailles de ses chausses de fer lui avoient rompu les piez tellement qursquoen passant dessus le sang en sailloit
a tous lez et ses navreures lui estoient enflees et mal mises a point par deffaulte de les avoir medecinees raquo (III 2
p235 727-732) 208 I 1 par186 19 209 I 1 par292 18 210 I 1 par525 9
66
lequel Lyriope et sa compagne soignent le roi Gadiffer blesseacute en lavant ses plaies drsquoabord agrave
lrsquoeau chaude puis agrave lrsquoeau de rose laquo Lors le deacutevestent tout nu et lavent drsquoeaue chaulde le sang
jus de luy puis le respaumerent de bonne eaue rose211 raquo Dans un article ougrave elle traite de
plusieurs scegravenes de soins prodigueacutes agrave des personnages du Roman de Perceforest Nathalie
Ettzevoglou explique lrsquoimportance de ce deacutetail
Roses have a long tradition of medicinal use Rose water is the surplus liquid
remaining when rose petals and water are distilled together in order to make
rose oil (hellip) In ancient Rome people enjoyed bathing in rose water and
often would wash their hands with it This is because rose water contains
antibacterial and antiseptic properties212
Effectivement on retrouve cette preacuteparation dans les conseils de traitement des blessures
de plusieurs fameux meacutedecins meacutedieacutevaux que R Perrot reacuteunit dans son eacutetude sur le traitement
des blessures au Moyen Acircge On relegravevera notamment les conseils de Paul drsquoEgine meacutedecin
grec du VIIe siegravecle en cas de gangregravene ou autre type drsquoinflammation
Si linflammation provient de quelque circonstance apparente il faut
aussitocirct faire cesser cette circonstance () en recourant agrave la saigneacutee si rien
ne sy oppose ou agrave la diegravete ou au reacutegime approprieacute agrave linflammation Il faut
aussi recourir aux moyens topiques tels que lotions chaudes deau de rose
ou de deacutecoction de guimauve de feacutenugrec de graine de lin de camomille
ou dautres semblables213
Les autres proceacutedeacutes meacutedicaux du roman viennent soit deacutecrire lrsquoarrecirct drsquoune heacutemorragie
(estancher estoupper) soit la fermeture de la plaie (recoudre bander) ou le maintien du
membre blesseacute (loier atteler) On relegravevera un cas exceptionnel de traitement meacutedical celui de
la saigneacutee qui nrsquoapparaicirct clairement qursquoune fois lorsque Lyonnel blesse le Geacuteant aux Crins
Dorez et que celui-ci moqueur compare sa blessure agrave lrsquoeacutecoulement sanguin apregraves une
saigneacutee214
Le terme remuer pose davantage problegraveme Le Dictionnaire du Moyen Franccedilais lui donne
plusieurs sens dont nous ne garderons que le sens 4 sens meacutedical qui peut ecirctre soit laquo manipuler
211 I 1 par292 15-22 212ETTZEVOGLOU Nathalie laquo The Medical Zeitgeist in Le Roman de Perceforest raquo httpwwwsitesuniv-
Rennes2frcelamiasactesindexhtm 16 juillet session 2 p4 213 PERROT Raoul Opcit p40 214 laquo Saches que tu mrsquoas acquicteacute drsquoune saignie ne encores ne te occiray je tant que tu me avras saignieacute une autre
fois pour mieulx yssir le mauvais sang raquo (II 1 par644 7-9)
67
traiter (un malade) raquo soit laquo manipuler panser soigner (une plaie un membre)215 raquo Le premier
sens plus geacuteneacuteral est justement illustreacute par une citation de Perceforest laquo je seray remueacute de
mes plaies (Percef III R t1 c1450 [c1340] 168) raquo En veacuteriteacute le mot remuer a plusieurs
significations dans le roman Dans le livre I par exemple le terme apparaicirct agrave sept reprises
1 laquo La dame luy fist grant chiere plus pour les nouvelles de Percheforest que du lignaige
dont il estoit et sy luy remua sa playe et mist en bon point216 raquo
2 laquo Et luy dist lsquorsquoSire il est temps de vous remuerlsquorsquo217 raquo
3 laquo Alla Sebille regarder les playes a Floridas Tandis qursquoelle le remuoit218hellip raquo
4 laquo Remuer ses playes bien et soingneusement qursquoil ne muire219 raquo
5 laquo Et firent remuer sa playe et trouverent qursquoil nrsquoavoit garde de mort220 raquo
6 laquo Du sang qui estoit cheu a terre de ses playes au remuer221 raquo
7 laquo Pour les chevaliers navrez et bleciez qui contre Bruyant se combatoient remuer et leurs
playes bander222 raquo
Dans les occurrences 2 et 6 remuer est utiliseacute pour laquo changer un pansement raquo tandis que
lrsquooccurrence 3 de par sa proximiteacute avec le verbe regarder prendrait plutocirct le sens drsquo laquo enlever
le pansement pour examiner la blessure raquo sens que lrsquoon peut retrouver avec lrsquooccurrence 5
puisque une fois la plaie remueacutee un diagnostic est eacutemis (laquo trouverent qursquoil nrsquoavoit garde de
mort raquo) Les occurrences 1 et 4 correspondent au sens deacutecrit par le DMF laquo soigner une plaie raquo
tandis que lrsquooccurrence 7 relegraveve tregraves nettement du sens laquo manipuler traiter (un malade) raquo En
effet le verbe laquo remuer raquo qui a pour objet laquo les chevaliers navrez raquo est distinct de laquo bander raquo
qui a pour objet laquo playes raquo
Nous deacutegageons donc quatre sens au terme remuer dans le livre I
Sens 1 changer un pansement
Sens 2 enlever le pansement pour examiner une blessure
Sens 3 soigner une plaie
Sens 4 manipuler traiter un malade
215 Voir la notice complegravete du terme laquo remuer raquo sur la version numeacuterique du Dictionnaire du Moyen Franccedilais
(DMF 2015) Opcit httpwwwatilffrdmfdefinitionremuer 216 I 1 par201 12-15 217 I 1 par273 28 218 I 1 par274 15 219 I 1 par291 14 220 I 1 par325 28 221 I 1 par539 4-5 222 I 1 par572 10-12
68
Si le terme se fait plus rare agrave partir du livre II ses occurrences recouvrent les sens que nous
venons drsquoeacutenumeacuterer et qui montrent que malgreacute un emploi tregraves geacuteneacuteral du terme remuer qui
permet son emploi pour une action concregravete (changer un pansement) ou pour un ensemble
drsquoactions non deacutecrites (traiter un malade) sa signification est tregraves souvent deacutetermineacutee par le
contexte qui sans pour autant accorder une valeur technique au terme en preacutecise lrsquoapplication
Lrsquoabsence de termes extrecircmement varieacutes concernant les proceacutedeacutes meacutedicaux montre en fait
un nombre limiteacute drsquoopeacuterations auxquelles sont confronteacutes les personnages qui sont chargeacutes de
soigner opeacuterations que lrsquoon pourrait eacutenumeacuterer ici
- arrecircter une heacutemorragie223
- deacutesinfecter ou deacutesempoisonner une plaie224
- faire des points de suture225
- remettre des boyaux en place226
- remettre en place un membre deacuteboicircteacute227
- retirer un corps eacutetranger228
- soigner une fracture229
- soigner une maladie230
Les mateacuteriaux et remegravedes utiliseacutes sont eux aussi tregraves peu diversifieacutes et on ne rencontrera
que les mentions drsquoemplastre231 de puisons232 drsquooingnement233 de mente234 drsquoherbes235 de
viande236 de bendel237 de lectuaire238 de fruit medicinal239 et de confiture240 sans que ne soit
preacuteciseacutee la composition des onguents utiliseacutes la nature preacutecise de la nourriture cuisineacutee ou
lrsquoespegravece drsquoherbes rechercheacutee Lrsquoauteur a plutocirct recours comme nous le disions agrave des
peacuteriphrases qui viennent souligner le caractegravere adapteacute ou non du mateacuteriau utiliseacute La seule
223 laquo Il y eut personne qui garde print a la superfluiteacute de leur sang raquo (III 3 p186 809) 224 laquo Je vous congnois pour celle au monde que je doy le mieulx aymer car mort fusse se ne fussiez qui sanastes
une plaie entoxillie raquo (IV 2 p974 119-122) 225 II 1 par517 14-27 226 III 1 p280 214-219 227 laquo Lors la dame appella une sienne fille qui se nommoit Elaine laquelle fist grant chiere a son cousin puis print
garde a son bras et trouvant qursquoil estoit hors de son lieu fist tant qursquoelle lui remist raquo (V 1 par235 22-26) 228 IV 1 p230 340-353 229 II 1 par769 8 230laquo Mort drsquoune maladie dont lrsquoon ne lrsquoavoit peu garir raquo (II 1 par480 11) 231 I 1 par186 16 232 I 1 par537 14 233 I 1 par525 10 234 II 1 par240 19 235 II 1 par241 17 236 III 1 p111 59 237 II 1 par511 11 238 IV 2 p824 650 239 V 1 par224 8 240 VI 2 par961 14
69
preacutecision sur un onguent concerne celui qui est fabriqueacute au livre VI pour soigner la blessure du
roi Gadiffer sans doute agrave cause de lrsquoimportance de cet eacutepisode qui eacutetait annonceacute depuis le
moment ougrave Lidoire constate son impuissance agrave gueacuterir le souverain241
Et sachiez que des deux dens il issi la moulle plain ung grant vaissel dont la
dame fist sa confiture en son onguement Et lors qursquoelle lrsquoeut fait et confit
avec les herbes que Zephir lui avoit baillees elle les mist en une juste242
Ici on peut voir plusieurs ingreacutedients de la moelle et des herbes (lesquelles ne sont pas
identifieacutees) mais srsquoil y a une certaine preacutecision dans cette recette elle est davantage due agrave la
reacutealisation (lrsquoextraction le meacutelange la maceacuteration dans les herbeshellip) qursquoaux matiegraveres qui
composent cette preacuteparation Lrsquoun des passages les plus preacutecis concernant lrsquoutilisation drsquoherbes
et de leurs proprieacuteteacutes est celui ougrave Lyonnel quitte lrsquoicircle du Geacuteant aux Crins Dorez en emportant
la tecircte du geacuteant qursquoil a vaincu Avant son deacutepart cette tecircte gigantesque est embaumeacutee
La bonne gueande qui depuis vesquit en paix le remanant de sa vie avoit
embalsmeacute la teste du gueant en chieres espices et sy avoit osteacute hors le sang
et les humeurs par force de herbes chauldes et seches243
La preacuteparation de la tecircte coupeacutee reacutepond agrave une neacutecessiteacute hygieacutenique Lyonnel va voyager
un certain temps avec la tecircte du geacuteant et il faut empecirccher la putreacutefaction des chairs Les eacutepices
font effectivement partie des ingreacutedients utiliseacutes lors des embaumements et elles sont tregraves
chegraveres244 ce qui explique la preacutecision ici quant agrave leur prix Le fait qursquoelle soit laquo chauldes et
seches raquo montre lrsquointeacuterecirct des herbes utiliseacutees pour eacuteviter la pourriture des chairs En effet le
241 laquo Et toutesfoiz furent les nerfs si orguilleux et si plains de grant desdaing pour le contraire qursquoilz eurent au
commencement que le roy ne peult estre gary jusques adont que Oloffer qui yssi de son sang et de sa gendre lui
apporta longnement qui fut fait de la molle du dent au porc merveilleux dont le gentil roy fut navreacute raquo (II 1
par242 9-15) 242 Traduction laquo Sachez que des deux dents fut extrait assez de moelle pour remplir une pleine coupe et crsquoest agrave
partir de cette moelle que la dame fit sa preacuteparation pour son onguent Lorsqursquoelle lrsquoeut fait et laisseacute confire dans
les herbes que Zeacutephir lui avait donneacutees elle mit le tout dans une cruche raquo (VI 2 par962 8-12) 243 Traduction laquo La bonne geacuteante qui agrave partir de ce jour veacutecut en paix pour le reste de sa vie avait embaumeacute la
tecircte du geacuteant agrave lrsquoaide drsquoeacutepices preacutecieuses et elle en avait ocircteacute le sang et les humeurs agrave grands renforts drsquoherbes
chaudes et segraveches raquo (II 1 par659 13-16) 244 A ce sujet voir DUREL Aline Limaginaire des eacutepices Italie meacutedieacutevale Orient lointain - XIVegraveme-XVIegraveme
siegravecle Paris LHarmattan 2006
ALEXANDRE-BIDON Daniegravele et TREFFORT Ceacutecile Agrave reacuteveiller les morts la mort au quotidien dans
lOccident meacutedieacuteval Lyon PUL 1993
GEORGES Patrice laquo Lrsquoembaumement meacutedieacuteval en France le verbe et les actes raquo La poeacutetique theacuteorie et
pratique Actes du XVegraveme Congregraves international et quinquennal de lassociation Guillaume Budeacute [eacuted Association
Guillaume Budeacute] Orleacuteans La source 2003 p1112-1123 et laquo Mourir cest pourrir un peu Techniques et
intentions de la lutte contre la corruption des cadavres agrave la fin du Moyen Acircge raquo Micrologus VII 1999 p359-
382
70
passage preacuteceacutedemment eacutevoqueacute dans lequel le corps drsquoun chevalier de Perceforest srsquoest
progressivement asseacutecheacute montre que la seacutecheresse du cadavre empecircche Nature drsquoy mettre de la
pourriture et drsquoy faire naicirctre des vers Si dans ce cas preacutecis la momification du chevalier resteacute
un an sans se nourrir drsquoautre chose que de gouttes de roseacutee tient du miracle le proceacutedeacute utiliseacute
dans le cas de la tecircte du Geacuteant aux Crins Dorez fait bien partie des techniques drsquoembaumement
et si le nom des herbes nrsquoest pas donneacute leur nature chaude et segraveche suffit agrave justifier leur vertu
conservatrice
Quant aux maladies celles-ci sont peu repreacutesenteacutees dans le roman La grande majoriteacute de
celles qui sont deacuteveloppeacutees par les chevaliers viennent de blessures mal soigneacutees ou drsquoune
violente passion amoureuse Lrsquoune des seules mentions drsquoune maladie qui ne viendrait ni drsquoun
tourment amoureux ni drsquoune blessure (si lrsquoon excepte le cas tregraves speacutecial de la maladie
meacutelancolique dont nous avons deacutejagrave parleacute) serait celle de Claudius au livre II laquo Claudius le
seigneur de Carleir estoit mort drsquoune maladie dont lrsquoon ne lrsquoavoit peu garir245 raquo Lrsquoabsence de
preacutecision est totale et se justifie sans doute par la volonteacute de repreacutesenter une mort brusque dont
seules les conseacutequences vont ecirctre importantes pour le royaume drsquoAngleterre On pourrait
eacutegalement citer un passage du livre I qui deacutecrit lrsquoeacutetat du roi Gadiffer enfermeacute dans la cour du
Chastel Malebranche sans soin et transi de froid puisque ce nrsquoest pas sa blessure qui le rend
malade mais bien le fait drsquoecirctre resteacute longtemps exposeacute au froid (laquo Gadifer qui devint moult
malade drsquoune continue qui luy estoit prinse par le froit qursquoil eut la vespree devant246raquo) Le
terme laquo continue raquo semble ici plus preacutecis que le reste de nos releveacutes et pourtant ce nrsquoest qursquoun
substantif deacutesignant un type de fiegravevres comme on le voit avec Bernard de Gordon dans Fleur
de Lys en medecine ouvrage du XVe siegravecle qui distingue neuf fiegravevres la laquo fievre effimere raquo
laquo la fievre causon raquo laquo la fievre tierchaine raquo laquo la fievre synoque raquo laquo la fievre quartaine raquo laquo la
fievre cotidienne raquo laquo la fievre composte raquo laquo la fievre ethique raquo et laquo la fievre pestillenciale raquo et
preacutecisant le type de chacune (si une laquo fievre synoque raquo est continue par exemple la laquo fievre
cotidienne raquo est laquo putride raquo)247 Ainsi lrsquoon peut voir que lrsquoappellation laquo continue raquo pour
deacutesigner la fiegravevre de Gadiffer nrsquoest qursquoun terme geacuteneacuterique venant simplement souligner la
graviteacute de lrsquoeacutetat du souverain qui frocircle la mort Cependant la description des symptocircmes (le
245 II 1 par480 10-11 246 I 1 par300 3-4 247 Termes citeacutes drsquoapregraves la transcription du manuscrit de Bernard de Gordon par Jeacuterocircme Vanderhaeghe dans son
meacutemoire de Master 2 Fleur de medecine de Bernard de Gordon ou lapproche de la pratique meacutedicale agrave
Montpellier au XIVegraveme siegravecle eacutedition eacutelectronique httpwwwinfirmierscompdfjerome-vanderhaeghe-
master2pdf p122 agrave 167
71
roi Gadiffer tremble248) de la cause de la fiegravevre (laquo le froit raquo) du temps de gueacuterison et de
cicatrisation (laquo il fut hors de la fievre au IXe jour Lors prindrent ses playes a garir249 raquo) et des
signes physiques de lrsquoaffaiblissement du malade (laquo il nrsquoeust fors que le cuir et les os raquo250 laquo le
Tors regarde par la fenestre ouverte en la chambre ou Gadifer gisoit Quant il lrsquoapperceut sy
maigre et sy descharneacute il en eut si grant pitieacute251 raquo) sans aller jusqursquoagrave une preacutecision de praticien
donnent un caractegravere suffisamment laquo reacutealiste raquo agrave lrsquoeacutetat de Gadiffer On signalera eacutegalement
lrsquoemploi meacutetaphorique de laquo fievre cotidienne252 raquo pour deacutesigner lrsquoeacutetat qui suit lrsquoardeur sexuelle
qui a saisi le chevalier Gallafur au livre V
212 Un cas particulier la grossesse et lrsquoenfance
Le champ lexical de la grossesse et des signes biologiques du deacuteveloppement de lrsquoenfant
est aussi extrecircmement inteacuteressant pour notre eacutetude notamment agrave cause de son alternance entre
preacutecision et impreacutecision La premiegravere grossesse annonceacutee est celle de la femme de Perceforest
qui srsquoeacutevanouit en apprenant la disparition de son mari On mentionne simplement que la reine
laquo senty en ses costeacutes qursquoelle estoit enccedilainte ainsy qursquoelle estoit Dont elle estraint ses costeacutes a
ses II bras drsquoangousses253 raquo Le diagnostic nrsquoest ici eacutetabli qursquoagrave partir drsquoune sensation de la
megravere sans aucune preacutecision meacutedicale Quant agrave lrsquoeacutevocation de la grossesse de la reine
Alexandre au livre VI elle vient simplement souligner le changement de reacutegime alimentaire
laquo Madame la roine est toute enchainte si comme jrsquoespoir et elle mengueuml moult voulentiers de
jennes chevros de presse Je tiens que son fruit sera grant chasseur de bois car sur tout rien
elle mengueuml voulentiers venoison254 raquo Le diagnostic de la grossesse des sœurs de Capraise
repose lui sur le constat de changements physiologiques laquo comme il appert aux costeacutes que
avez enflez nrsquoy a celle de vous qui ne soit grosse255 raquo
La dureacutee de la grossesse est drsquoabord sous-entendue au livre I par lrsquoindication de lrsquoacircge des
enfants le roi Gadiffer retrouve sa femme Lidoire avec sa fille Blanche acircgeacutee drsquoagrave peine treize
248 laquo Quant Gadiffer fut assiz sur le perron tenant son cheval par le frain il commenccedila a refroidier pour le chault
qursquoil avoit eu et a trembler de froit sy fort que les dens luy marteloient ainsi que deux marteaulx et son cheval a
lrsquoautre lez trambloit sy fort que toute la court en resonnoit car la nuyt estoit refroidee par la pluye et par le temps
qui se traisit sur lrsquoyver raquo (I 1 par290 1-7) 249 I 1 par300 25-26 250 I 1 par300 26 251 I 1 par309 24-29 252 laquo Comme srsquoil fust issu drsquoune fievre quotidienne raquo (V 1 par298 35) 253 I 1 par208 23-25 254 VI 2 par773 3-7 255 V 1 par249 25-26
72
semaines apregraves un an drsquoabsence256 ce qui correspond bien agrave une grossesse de neuf mois Cette
dureacutee est ensuite clairement eacutenonceacutee au livre III quand apregraves laquo neuf mois sus ung soir que la
belle Zellandine se delivra dun tresbeaufilz257 raquo et au livre IV par Lidoire agrave son fils laquo je suis
celle qui vous portay en mes cousteacutes noeuf mois entiers par lrsquoengendrure du preu comte de
Pedracq258 raquo
Lrsquoeacutetat de santeacute fragile qui suit lrsquoaccouchement est eacutegalement souligneacute dans le texte
puisqursquoune dame ancienne preacutevient Lidoire laquo Madame gardez que le serain ne vous grieve
huymais pour vostre jesine259 raquo De la mecircme faccedilon les effets drsquoune grossesse sur le corps
feacuteminin sont eacutevoqueacutes lorsque la jeune Zellandine se regarde dans un miroir (laquo elle regarda en
ung miroir mais son viaire lui plut moult bien car il ne sambloit point qursquoelle eut un
enffant260 raquo) tout comme ceux de la fausse couche lorsque lrsquoancien amant de la reine Cerse est
frappeacute parce qursquolaquo elle lui sambla trop changie comme celle qui avoit esteacute mariee pluiseurs ans
et avoit eu un enffant qui mourut incontinent qursquoil fut venu au monde261 raquo Quant agrave
lrsquoaccouchement il est traiteacute dans le cas de la mort en couches de Priande avec davantage de
preacutecisions Tout comme les sœurs de Capraise la grossesse de Priande est repeacutereacutee lorsque le
corps commence agrave changer On peut drsquoailleurs comparer deux passages du roman qui
correspondent agrave deux moments de la grossesse
Extrait 1
laquo La belle Pryande qui plus de demy an avoit esteacute mariee fut tant en Escoce
en toutes plaisances et esbatemens qursquoelle commenccedila a pesandir comme
fort enchainte qursquoelle estoit262
raquo
Extrait 2
laquo Elle estoit desja fort pesante combien qursquoil convenoit que le jour naturel
venist drsquoenffanter comme celle qui avoit pourteacute tamps convenable son fruit
Et quant le jour fut venu la bonne dame traveilla ung jour et une nuyt et
lrsquoendemain jusques environ heure de nonne dequoy les dames drsquoentour
avoient tres grant pitieacute pour le travail qursquoelles lui veoient pourter Mais le
256 II 1 par36 4-10 257 III 3 p210 17-18 258 IV 2 p838 178-181 259 II 2 par27 18-19 260 III 3 p213 144-145 261 IV 1 p487 175-178 262 Traduction laquo La belle Priande qui eacutetait marieacutee depuis plus de six mois resta en Ecosse au milieu des
divertissements et des fecirctes jusqursquoagrave ce que son ventre commenccedilacirct agrave srsquoalourdir car elle eacutetait deacutejagrave fort enceinte raquo
(IV 1 p156 26-29)
73
fruit de la dame se commenccedila a appaisier pour le travail qursquoil avoit eu et
elle meismes srsquoappaisa de ses complaintes et srsquoendormy263
raquo
On sait gracircce agrave lrsquointervention de Zeacutephir que la conception de Passelion a lieu le soir mecircme
du mariage drsquoEstonneacute et Priande La dureacutee de la grossesse se calcule donc en fonction de cette
date (laquo plus de demy anraquo) et de la prise de poids de la jeune marieacutee La preacutecision sur le caractegravere
avanceacute de la grossesse (laquo fort enchainte raquo) srsquoexplique par le fait que le ventre drsquoune femme
enceinte ne commence en geacuteneacuteral agrave enfler de faccedilon significative qursquoagrave partir de six mois de
grossesse ce qui correspond bien au moment ougrave Priande laquo commenccedila a pesandir raquo Le second
extrait apregraves le rappel drsquoune dureacutee laquo convenable raquo de la grossesse et des changements
physiologiques qui annoncent cette fois lrsquoapproche de lrsquoaccouchement (laquo elle estoit desja fort
pesante raquo) insiste particuliegraverement sur la dureacutee des contractions (laquo ung jour et une nuyt et
lrsquoendemain jusques environ heure de nonne raquo) et y revient dans un autre passage
Quant la dame eut veu celle vision en son travail drsquoenffantement le second
martyre lui survint que plus grief lui estoit que le premier Car combien que
nature reposast tandis que le corps traveillast ce second encombrier ne peut
nature endurer car elle print a crier soudainement en soy esveillant264
Ces preacutecisions concernant les contractions permettent de montrer un niveau de douleur et
une dureacutee inhabituels laissant deviner un accouchement dangereux pour la megravere ou pour
lrsquoenfant ce dont les sages-femmes sont bien conscientes laquo et pour la grant doute qursquoelles
eurent qursquoelle ne desvoyast ses sens elles la vindrent acoller et estraindre par les coustez adfin
que la nourreture nrsquoeust cause de perir 265raquo De fait lorsque Priande met au monde le jeune
Passelion celui-ci lui rompt le dextre costeacute266 provoquant le deacutecegraves de la megravere Si la naissance
est extraordinaire elle renvoie cependant agrave certains traiteacutes meacutedicaux meacutedieacutevaux dans lesquels
263 Traduction laquo Sa grossesse eacutetait deacutejagrave tregraves avanceacutee mecircme srsquoil fallait attendre que le jour naturel vint pour elle
drsquoenfanter comme pour celle qui a porteacute son fruit agrave terme Quand le jour fut venu la bonne dame travailla un jour
et une nuit et le lendemain encore jusqursquoagrave environ heure de nonne ce dont les dames qui lrsquoentouraient avaient
pitieacute agrave cause de la souffrance qursquoelles la voyaient endurer Mais le fruit de la dame commenccedila agrave se calmer apregraves
tous les efforts qursquoil avait faits et les complaintes de la megravere elles aussi srsquoapaisegraverent et elle srsquoendormit raquo (IV 1
p157 62-74) 264 Traduction laquo Quand la dame eut eu cette vision pendant son travail une seconde douleur survint plus
dangereuse que la premiegravere Car mecircme si nature reposait pendant que le corps travaillait cette seconde souffrance
nature ne la put endurer et elle commenccedila soudainement agrave crier en se reacuteveillant raquo (IV 1 p158 92-98) 265 IV 1 p158 103-107 266 laquo La voye naturele ne lui souffy ains rompy par destresse le dextre cousteacute de la dame a qui incontinent lrsquoame
party hors du corpsraquo (IV 1 p160 150-153)
74
on trouve qursquoun enfant macircle se tient sur le cocircteacute dextre du ventre de sa megravere267 De la mecircme
faccedilon si lrsquoenfant nrsquoest pas neacute par la voie naturelle le texte eacutevoque cependant la neacutecessiteacute pour
la sage-femme de retirer le placenta qui enveloppe encore lrsquoenfant laquo Touteffois elle receut
lrsquoenffant et le despuilla de la chemise dont nature lrsquoavoit enveloppeacute268 raquo Crsquoest donc au cours
de lrsquoeacutepisode de lrsquoaccouchement de Priande que lrsquoon trouve le plus grand nombre de deacutetails
physiologiques et que lrsquoon peut relever la preacutesence de reacutefeacuterences agrave un savoir meacutedical Nous
essaierons drsquoexpliquer plus tard pourquoi le recours agrave ces deacutetails est essentiel dans cet eacutepisode
Il nous faut eacutegalement aborder la remarquable profusion de deacutetails concernant la
physiologie de lrsquoenfance Le texte insiste par exemple sur lrsquoabsence drsquoappreacutehension du monde
exteacuterieur par le tregraves jeune enfant Crsquoest le cas des enfants de Gadiffer Gadiffer2 et Nestor qursquoil
nrsquoa pas revus depuis leur naissance laquo Et quant le gentil roy veyt les II enfans venir encontre
luy il pensa bien que crsquoestoient les II filz qursquoil nrsquoavoit veue ung an au devant Et adont ilz
estoient sy josnes que en eulx nrsquoavoit point encore de congnoissance269 raquo On retrouve la mecircme
chose pour Claudius laquo Et sy tost que Claudius le veyt il le prinst entre ses bras et le conjoyuml
une grant piece Mais le jenne enfant estoit si jenne que pou sccedilavoit et pour ce le mist jus
Claudius et le chargea a ses nourrices270 raquo
Lrsquoinsistance du texte sur lrsquoacircge des enfants en soulignant la dureacutee de lrsquoabsence du pegravere ou
gracircce agrave la reacutepeacutetition de lrsquoadjectif laquo jenne raquo preacuteceacutedeacute par lrsquoadverbe drsquointensiteacute laquo si raquo montre bien
la volonteacute drsquoeacutetablir ici un trait speacutecifique de lrsquoenfant en bas acircge Le premier extrait peut ecirctre
ainsi mis en parallegravele avec le second et permet drsquoestimer qursquoentre le moment ougrave Gadiffer voit
ses fils acircgeacutes drsquoun an et celui ougrave Claudius prend Gadiffer2 dans ses bras un temps tregraves court srsquoest
eacutecouleacute
De la mecircme faccedilon la capaciteacute de marcher est un deacutetail physiologique permettant drsquoestimer
lrsquoacircge de lrsquoenfant entre un et deux ans Ainsi les enfants de Gadiffer apprennent agrave un peu plus
drsquoun an agrave marcher sans lrsquoaide de leurs nourrices271 et si Passelion acircgeacute de moins de dix mois
est repreacutesenteacute lui aussi en train de commencer agrave marcher en srsquoaccrochant au doigt de sa nourrice
crsquoest justement parce que sa constitution exceptionnelle le rend comparable agrave un enfant acircgeacute de
267 laquo Les foetus macircles se deacuteveloppent de preacutefeacuterence agrave droite et les femelles dans la caviteacute gauche raquoTraduction Ch
Daremberg Œuvres anatomiques physiologiques et meacutedicales de Galien (Paris 1856) p 95 citeacute par Claude
Thomasset laquo La Repreacutesentation de la sexualiteacute et de la geacuteneacuteration dans la penseacutee scientifique meacutedieacutevale raquo dans
Love and marriage in the Twelfth Century Mediaevalia Lovaniensia Louvain seacuterie 1 VIII 1981 p2 268 IV 1 p160 158-159 269 II 1 par35 14-21 270 II 1 par182 9-12 271 laquo Et sachiez que Gadifer le josne et Nestor son frere estoient tout devant sy les syevoient de prez deux
damoiselles qui les aprenoient a aller apar eulx raquo (II 1 par35 14-16)
75
deux ans272 De la mecircme faccedilon Estonneacute retrouve apregraves deux ans le fils qursquoil a eu lors de la
campagne de la Selve Carbonniere fils qursquoil peut laquo veoir courir par ceste salle qui adont gisoit
en ber273 raquo Cet exemple permet de noter une autre caracteacuteristique de lrsquoenfant de deux ans
lrsquousage de la parole laquo ilz se jouoient a ung jenne enfant qui avoit II ans car il commenccediloit
a parler et disoit merveilles de risees 274raquo On voit ici que la justification de lrsquoacircge tient justement
dans cette capaciteacute agrave parler capaciteacute sur laquelle le texte insiste puisqursquoon la retrouve au livre
IV laquo la coustume nrsquoestoit point que un enffant parlast srsquoil nrsquoavoit deux ans ou plus275 raquo
La seconde eacutetape de lrsquoenfance la puberteacute est traiteacutee avec davantage de deacutetails que la petite
enfance deacutetails se concentrant notamment pour les hommes autour de lrsquoapparition de la
pilositeacute276 et de la mue des cordes vocales
Il se commenccedila fort a refaire en recouvrant santeacute force et couleur Et de
fait il devint plus fort et plus puissant de corps qursquoil nrsquoavoit oncques esteacute
et ce procedoit de jennesse qui desiroit a soy former et a yssir drsquoenffance
tant qursquoil se changea moult fort et en pou de temps Car sa loquence lui
devint grosse et dure son viaire fut couvert de barbe et ses membres
srsquoengrossierent tellement que ce qursquoil avoit tenu drsquoenffance jusques alors lui
changa en homme sique ceulx qui lrsquoavoient veu par avant sa queste en
bonne santeacute lrsquoeussent a tresgrant paine recogneu srsquoil srsquoeust voulu celer car
il avoit changeacute son viaire et sa parolle a merveilles277
raquo
Quant aux femmes crsquoest la croissance de la poitrine qui est souligneacutee agrave deux reprises avec
le personnage de Neacuteroneacutes
272 laquo Adont il commenccedila a aller mais crsquoestoit en tenant sa nourrice par le doy combien qursquoil estoit plus corporel
plus fort et de plus grant entendement que ung enffant nrsquoestoit a deux ans raquo (IV 1 p267 334-337) 273 II 2 par1 4-5 274 II 2 par1 79 275 IV 1 p267 351 276 laquo Et perceut qursquoil estoit fort revenu a lui et qursquoil recouvroit bonne couleur et lui sambla bien qursquoil estoit lrsquoun
des beaulx chevalliers qursquoelle eust oncques veu selon lrsquoeage qursquoil monstroit Et moult lui plaisoit car il ne
monstroit point de avoir plus de vingt ans Et nrsquoavoit de barbe sy non ung petit de poil vollage qui lui commenccediloit
a venir Il avoit le viaire bien fait et mesleacute de bonne couleur entre blanche et brune et une chiere hardie et noire
chevelure Et de tous autres membres il estoit estoffeacute tant bien que merveilles et aussi monstroit il bien qursquoil estoit
homme vertueux car il avoit la poitrine relevee pelue garnie de oz et de pou de char raquo (III 1 p96-97 367-381) 277 Traduction laquo Il commenccedila agrave recouvrer avec la santeacute des forces et des couleurs De fait il devint plus fort et
plus puissant qursquoil nrsquoavait jamais eacuteteacute au point qursquoil changea beaucoup et dans un tregraves court laps de temps Sa voix
devint plus grave et dure sur son visage apparut une barbe et ses membres srsquoeacutetoffegraverent tellement que ce qursquoil lui
restait drsquoenfance arriva agrave maturiteacute au point que ceux qui lrsquoavaient vu en bonne santeacute avant sa quecircte lrsquoauraient tregraves
difficilement reconnu srsquoil avait voulu se celer car son visage et sa voix avaient complegravetement changeacute raquo (III 2
p256-257 3-21)
76
Extrait 1
laquo Il la convenoit user discretement ou fait de son sain qui croissoit de jour
en jour 278
raquo
Extrait 2
laquo Et quant elle fut en celle cotte lrsquoen lui veoit le sain qui souslevoit ses
vestures trop plus plainement que par avant Quant la royne le vey sy gent
de corps et sy bien formeacute elle dist tout hault laquo Certes beau filz vous avez
tres bien nourry vostre escuier car il est en bon point et par especial en sa
poitrine ndash En bonne foy ma chiere dame dist Nestor qui ne visoit a rien il
avra tantost poitrine de damoiselle ndash Beau filz beau filz aussi a il ja dist
la royne279
raquo
Lrsquoeacutepisode de la deacutecouverte du corps de femme de Neroneacutes par la Reine Feacutee et son fils Nestor
montre non seulement le passage de lrsquoeacutetat drsquoenfance agrave lrsquoacircge adulte mais insiste eacutegalement sur
la diffeacuterenciation des genres qui srsquoopegravere au cours de la puberteacute ce dont le Chevalier Doreacute lui-
mecircme encore tregraves jeune ne semble pas avoir conscience
Ainsi dans le Roman de Perceforest les deacutetails physiologiques et les termes relevant de la
pratique meacutedicale (soins des blessures des maladies) sont nombreux mais les cas de maladie
ou de blessures deacutecrites ne sont pas tregraves varieacutes et la diversiteacute des termes relatifs au traitement
des malades reste donc limiteacutee Il convient surtout de remarquer que malgreacute la profusion des
termes eacutevoquant une blessure une maladie ou une grossesse peu de preacutecisions sont apporteacutees
et qursquoil est rare de trouver un terme technique ou faisant directement reacutefeacuterence agrave une pratique
ou agrave un savoir meacutedical
Cependant il est inteacuteressant de remarquer que lrsquoeacutepisode de lrsquoaccouchement de Priande est
preacuteceacutedeacute par le deacutepart de son mari Estonneacute et du Tors Ceux-ci laissent aux femmes le soin entier
de lrsquoaccouchement de la jeune femme auquel nul homme nrsquoest admis Lrsquoexclusion des hommes
de cette pratique invite agrave srsquointerroger sur les cateacutegories des praticiens de la santeacute et agrave voir si
drsquoautres domaines sont reacuteserveacutes aux femmes aux hommes ou agrave un type de meacutedecins
278 Traduction laquo Elle devait le servir en faisant attention agrave cause de sa poitrine qui se deacuteveloppait chaque jour raquo
(III 2 p268 416-419) 279 Traduction laquo Et quand elle fut vecirctue de cette cotte on pouvait voir sa poitrine soulever ses vecirctements bien
plus visiblement qursquoauparavant Quand la reine lui vit un si beau corps si bien formeacute elle dit tout haut laquo Certes
cher fils vous avez tregraves bien nourri votre eacutecuyer car il se porte bien surtout au niveau de la poitrine ndash A mon
avis ma chegravere dame dit Nestor qui nrsquoy entendait rien il aura bientocirct la poitrine drsquoune demoiselle ndash Mon cher
fils mon cher fils crsquoest deacutejagrave le cas dit la reine raquo (III 2 p351 384-392)
77
22 Mire maistre et cirurgienne des cateacutegories poreuses
Les acteurs de la meacutedecine professionnelle sont appeleacutes dans le Roman de Perceforest
maistre medecin mire et cirurgien Or si aux XIVe et XVe siegravecles on fait bien la distinction
entre le mire-meacutedecin repreacutesentant un savoir universitaire et le chirurgien srsquooccupant des
opeacuterations on voit que dans Perceforest les termes ne sont pas bien distincts les uns des autres
En ce qui concerne les cirurgiens ceux-ci ne sont effectivement convoqueacutes que pour des
opeacuterations chirurgicales
- La blessure aux genitoires du mari de la dame au chiennet280
- Les soins prodigueacutes au corps meurtri de Perceforest apregraves la bataille du Franc Palais281
- Le retrait de la lance ficheacutee dans le corps du fregravere de Clamidette282
Cependant les meacutedecins et mires peuvent aussi srsquoen charger et ce sont bien des mires qui
srsquooccupent de remettre en place les entrailles de Lyonnel et de le recoudre283
Le terme de maistre reste quant agrave lui assez confus et impreacutecis srsquoil peut faire reacutefeacuterence
agrave la maicirctrise en meacutedecine signifiant ainsi un titre universitaire professionnel284 crsquoest un
laquo ancien homme raquo que le roi de lrsquoEstrange Marche convoque pour soigner la plaie de Lyonnel
laquo sy manda ung ancien homme qui bien se sceut aidier de playes garir285 raquo Or ce mecircme
personnage est ensuite appeleacute maistre286 sans que ne soit clairement eacutetabli si son savoir est un
savoir universitaire ou pratique Le terme maistre apparaicirct alors comme renvoyant simplement
agrave lrsquoexpertise dans le domaine meacutedical
De la mecircme faccedilon la pratique de la meacutedecine est abordeacutee dans des termes similaires qursquoune
opeacuteration soit effectueacutee par un meacutedecin ou non Nabin par exemple fait partie de lrsquoeacutequipage
qui ramegravene Lyonnel vainqueur drsquoun serpent monstrueux Le chevalier eacutetant blesseacute les marins
laquo luy laverent le corps et le viaire qui estoit tout taint et noircy du sang et de la fumee du
280 laquo [Le porc] recouvra sus moy et me navra angoisseusement en mes genitoires Dont jrsquoay esteacute en peril de mort
et tant que mon cyrurgien qui de moy prenoit garde me deffendy sur toute rien que devant lrsquoan je nrsquoatouchasse a
ma femme raquo (IV 2 p778 119-125) 281 laquo Certes ce fut grant pitieacute a voir car de prime face il avoit XII plaies ou chief dont lrsquoune estoit telle qursquoa pou
que la cervelle nrsquoen sailloit et sy avoit laissieacute le poing dextre ou champ et le bras senestre estoit tel adoubeacute qursquoen
trois lieux il ne tenoit fors a un nerf et se lui sailloient ses boyaux du ventre en quatre lieux du destre piet estoit
affolleacute car il nrsquoestoit demoureacute a copper ne nerf ne vaine La eut le noble prince bons cyrurgiens car il fut recousu
et toutes ses plaiez mises en bon point si avant que medecine naturelle se peut entendre raquo (IV 2 p822-823 599-
610) 282 V 1 par176 11-16 283 III 1 p380 214-219 284 Dictionnaire du Moyen Franccedilais (DMF 2015) Op cit httpwwwatilffrdmfdefinitionmaicirctre1 285 II 1 par523 10-11 286 II 1 par523 13
78
serpent Et sy regarderent ses playes que le serpent luy avoit faictes aux ongles si ne trouverent
playe qui fust gueres grevable fors du venin mais pour les perilz Nabin qui long temps srsquoen
estoit aidie mist sus ongnement qui estoit a ce bon287raquo Nabin eacutetant marinier il nrsquoest pas une
autoriteacute en meacutedecine et la justification de lrsquoemploi drsquoun onguent adapteacute au cas du blesseacute vient
de son expeacuterience crsquoest le grand nombre drsquoutilisations beacuteneacutefiques de cet onguent qui fait ici
office drsquoautoriteacute Il faut alors remarquer que les marins procegravedent de la mecircme faccedilon que celle
que nous avons preacuteceacutedemment deacutecrite ils lavent drsquoabord le blesseacute examinent ses plaies et
formulent un diagnostic (aucune plaie nrsquoest envenimeacutee) qui amegravene ensuite Nabin agrave appliquer le
remegravede adapteacute On peut comparer cet eacutepisode agrave celui de la blessure du fregravere de Clamidette apregraves
son combat contre Nero
Adont il fut meneacute en sa chambre ou il fut desarmeacute et ses sirurgiens mandez
qui le defferrent puis tenterent sa plaie et dirent qursquoil estoit perilleusement
navreacute combien qursquoil nrsquoy avoit quelque dangier de mort ne drsquoaffolure ains
le renderoient sain et en point pour porter armes en dedens le mois288
Cette fois la gueacuterison est prise en charge par des chirurgiens et lagrave encore on constate la
pauvreteacute des deacutetails employeacutes puisque lrsquoeacutepisode se borne agrave eacutevoquer le retrait drsquoune lance du
corps du chevalier lrsquoexamen meacutedical et le diagnostic Ainsi on ne voit pas de vraie diffeacuterence
entre le premier eacutepisode ougrave des soins sont prodigueacutes par un personnage qui nrsquoest pas meacutedecin
et cet extrait ougrave ce sont des chirurgiens professionnels qui officient
Lrsquoeacutepisode de la blessure du Chevalier au Dauphin par le traicirctre Bruyant sans Foi fait
intervenir Lyonnel qui cette fois-ci fait office non plus de malade mais de meacutedecin Le passage
est remarquable car il preacutesente davantage de deacutetails sur lrsquoopeacuteration drsquoextraction du couteau que
drsquoautres extraits qui font intervenir des meacutedecins professionnels comme celui de la blessure du
fregravere de Clamidette
Mais le preu Lyonnel qui sentendoit bien a telles besoingnes comme celui
quy avoit en son tamps receut maintes navreures lui vint par derriere puis
treuve la mance du couttel qui lui avoit perceacute le doz et le haubert et sans le
sceu du pascient il le tira hors asseacutes legierement Adont commenccedila le sang
287 Traduction laquo Lui lavegraverent le corps et le visage qui eacutetaient barbouilleacutes et noircis du sang et de la fumeacutee du
serpent Ils examinegraverent les plaies que le serpent lui avait faites agrave coups de griffes mais ne trouvegraverent rien de grave
Cependant pour preacutevenir tout risque drsquoinfection Nabin y appliqua un onguent qursquoil savait ecirctre beacuteneacutefique pour
lrsquoavoir utiliseacute pendant longtemps raquo (II 1 par620 3-9) 288 Traduction laquo Alors il fut transporteacute dans sa chambre ougrave il fut deacutesarmeacute et ses chirurgiens appeleacutes qui lui ocirctegraverent
le tronccedilon de lance puis examinegraverent sa plaie et dirent qursquoil eacutetait gravement blesseacute mecircme srsquoil nrsquoeacutetait pas en danger
de mort ou de meurtrissure et qursquoils le gueacuteriraient et le mettraient en point pour porter les armes avant la fin du
mois raquo (V 1 par176 11-16)
79
a saillir par deux issues lune devant et lautre derriere parquoy foiblesce le
constraindy cliner le chief mais voiant ce Troiumllus il lui ala tenir en le
resconfortant Et quant il sambla a Lyonnel que les trous avoyent assez
saignieacute il les estouppa puis demanda au pacient comment il se sentoit et
quil lui sambloit de sa navreure laquo Sire dist le Delphin selon laventure il
ne me samble que bien car je ne sens quelque douleur au cuer et pour ce je
ne cuide point que ma plaie soit mortelle raquo289
La source de la maicirctrise de Lyonnel est tregraves nettement deacutefinie lagrave encore seule lrsquoexpeacuterience
(laquo comme celui quy avoit en son tamps receut maintes navreures raquo) vient justifier lrsquohabileteacute du
chevalier ce qui fait que celui-ci ne peut pas porter le titre de medecin de mire de maistre ou
de cirurgien Pourtant le Chevalier au Dauphin est deacutesigneacute agrave partir du moment ougrave Lyonnel
commence lrsquoextraction du couteau jusqursquoagrave ce que lrsquoopeacuteration soit termineacutee et qursquoil recouvre ses
esprits comme un laquo pacient raquo La maicirctrise de Lyonnel est eacutegalement souligneacutee par sa capaciteacute
agrave opeacuterer en douceur malgreacute la graviteacute de la blessure (laquo sans le sceu du pascient raquo laquo asseacutes
legierement raquo) De plus contrairement agrave drsquoautres eacutepisodes ougrave les personnages qui soignent se
contentent drsquoarrecircter une heacutemorragie (laquo il y eut personne qui garde print a la superfluiteacute de leur
sang raquo290) la compression de la blessure ne se fait qursquoapregraves que Lyonnel a volontairement laisseacute
srsquoeacutecouler le sang pour eacuteviter toute infection On voit bien alors cette volonteacute de deacutetailler
lrsquoopeacuteration en ajoutant agrave ces preacutecisions celle du mateacuteriau qui sert agrave arrecircter lrsquoheacutemorragie (laquo il les
estouppa raquo) et surtout celle du laquo suivi du patient raquo apregraves lrsquoopeacuteration puisque Lyonnel pour
srsquoassurer de la reacuteussite de son intervention srsquoenquiert agrave la fois de lrsquoeacutetat geacuteneacuteral de son
compagnon (laquo comment il se sentoit raquo) et de la perception de sa blessure (laquo quil lui sambloit
de sa navreure raquo) Enfin la reacuteponse du Dauphin fait sans doute reacutefeacuterence agrave ce qui eacutetait consideacutereacute
comme une blessure mortelle ainsi que lrsquoexplique Danielle Jacquart pour eacutetudier le laquo difficile
pronostic de mort (XIVe-XVe siegravecles) raquo
Les deux types de dommages reacutesolution et putreacutefaction qui relegravevent drsquoun
processus naturel sont preacutecise Jacques Despars agrave distinguer des dommages
qui surviennent casualiter (laquo fortuitement accidentellement raquo) Crsquoest
289 Traduction laquo Mais le preux Lyonnel qui savait bien traiter ce genre de plaies comme quelqursquoun qui en son
temps avait reccedilu de nombreuses blessures se tint derriegravere lui trouva le manche du couteau planteacute dans son dos et
dans son haubert et sans que le patient ne srsquoen rende compte il lrsquoextrait assez doucement Alors le sang commenccedila
agrave couler par les deux plaies lrsquoune devant lrsquoautre derriegravere affaiblissant le Chevalier au Dauphin au point de lui
faire incliner la tecircte Voyant cela Troiumllus alla le soutenir en le reacuteconfortant Quand il sembla agrave Lyonnel que les
deux plaies avaient suffisamment saigneacute il y mit de lrsquoeacutetoupe et demanda au patient comment il se sentait et son
avis sur sa blessure lsquorsquoSire dit le Dauphin vu les circonstances il me semble que je vais bien car je ne sens pas
de douleur au cœur ce qui me fait penser que la plaie nrsquoest pas mortellersquorsquo raquo (IV 1 p230 339-357) 290 III 3 p186 809
80
lrsquooccasion pour nous de noter ce qui est consideacutereacute comme mortel en dehors
du processus naturel de deacutegeacuteneacuterescence le gel causeacute par une exposition au
tregraves grand froid le poison venant agrave lrsquoexteacuterieur du corps comme la morsure
du basilic ou du chien enrageacute ou administreacute agrave lrsquointeacuterieur laquo comme lrsquoaconit
ingeacutereacute ou lrsquoarsenic raquo (ut nappelli comesti vel arsenici) Sont eacutenumeacutereacutees aussi
des blessures dangereuses (vulnera perniciosa) du cœur du foie du
cerveau ou de lrsquoestomac291
Le fait que le Dauphin ne ressente aucune douleur au niveau du cœur montre que la lame
de Bruyant nrsquoa causeacute aucune vulnera perniciosa et rassure quant au prochain reacutetablissement du
chevalier Au livre IV Nestor ne survit pas contrairement au Dauphin agrave lrsquoheacutemorragie
provoqueacutee par le retrait de la lame qui lrsquoa transperceacute et trouve la mort apregraves la bataille du Franc
Palais laquo le fer lui sailly hors de la plaie mais alors couvint le chevalier incontinent mourir
car ce tant pou de sang qursquoil avoit autour du cuer lui yssi hors du corps par la plaie292raquo Lagrave
encore crsquoest le cœur qui est eacutevoqueacute et crsquoest lrsquoabsence de sang pour lrsquoalimenter qui est identifieacutee
comme cause de la mort La mention du cœur est donc drsquoautant plus importante qursquoelle vient
signaler ou non une heacutemorragie comme lors de la mort de Gadiffer2 dont les blessures se
rouvrent agrave cause drsquoun attendrissement du cœur laquo quant le vaillant prinche senty le viaire de
son enfant touchier a sa bouche le cœur lui ratendry a merveilles et tant que les plaies de son
viaire se prindrent a seigner pourquoy la creature eut le viaire tout sanglant293 raquo De la mecircme
faccedilon un autre eacutepisode dans lequel intervient le Dauphin mais ougrave il nrsquoest pas le blesseacute montre
lrsquoacceacuteleacuteration de lrsquoheacutemorragie du geacuteant Holland due agrave lrsquoeacutechauffement provoqueacute par le combat
et la fureur (laquo Lors commenccedila Holland moult fort a saignier car il estoit moult eschauffeacute294 raquo)
La preacutesence de ces nombreux deacutetails pendant lrsquoeacutepisode de la blessure du Dauphin vient
donc reproduire de faccedilon assez convaincante un eacutepisode meacutedical et donne ainsi agrave Lyonnel le
mecircme statut qursquoun mire sans doute afin de souligner lrsquoextrecircme efficaciteacute de ses soins et de
pouvoir concilier dans un mecircme eacutepisode une blessure grave avec le prompt reacutetablissement du
chevalier
La similariteacute des eacutepisodes mettant en scegravene les pratiques meacutedicales des chevaliers des
hommes expeacuterimenteacutes et des meacutedecins participent agrave cette confusion des cateacutegories
professionnelles de la meacutedecine et de la mecircme faccedilon il est assez difficile de deacutefinir exactement
291 JACQUART Danielle laquo Le difficile pronostic de mort (XIVe-XVe siegravecles) raquo Meacutedieacutevales 46 2004 eacutedition
eacutelectronique httpmedievalesrevuesorg782 292 IV 2 p826 710-712 293 IV 2 p824 660-665 294 IV 1 p116 661-663
81
le rocircle des femmes-meacutedecins dans le roman Car si lrsquoobsteacutetrique est ici uniquement feacuteminine
comme nous lrsquoavons signaleacute la capaciteacute agrave soigner des blessures y est eacutegalement consideacutereacutee
comme une connaissance feacuteminine basique Canifre la dame au chiennet femme encore tregraves
jeune nrsquoa pourtant aucune difficulteacute agrave soigner les blessures du chevalier Passelion
Apregraves qursquoils furent descendus la dame commenccedila a desarmer le chevallier
et print garde a sa navreure et trouva qursquoelle nrsquoestoit point perilleuse
Touteffois la couvint il loier et bender et la dame qui aucune chose en
sccedilavoit lrsquoappareilla comme elle sceut que bon fut car pou estoit a ce tamps
aucunes dames drsquoonneur qui ne se congnoissoient en navreures295
On remarquera lrsquoinsistance avec laquelle le narrateur souligne cette connaissance meacutedicale
puisqursquoagrave la phrase de base laquo la dame (hellip) lrsquoappareilla raquo srsquoajoutent une relative adjective venant
rappeler le savoir de la dame (laquo qui aucune chose en sccedilavoit raquo) et une subordonneacutee comparative
ramenant elle aussi lrsquoexeacutecution agrave un savoir (laquo comme elle sceut que bon fut raquo) lrsquoaction deacutecrite
par lrsquoensemble de la phrase eacutetant elle-mecircme justifieacutee par la laquo cognoissance raquo de la dame
La mention laquo pou estoit a ce tamps raquo nrsquoest pas anodine car elle met en comparaison
lrsquoeacutepoque du reacutecit et lrsquoeacutepoque de lrsquoauteur comme on peut le voir agrave plusieurs reprises dans le
roman296 Le narrateur insiste particuliegraverement dans la seconde partie du livre IV sur la
simpliciteacute des mœurs et le deacutenuement des habitants de lrsquoicircle de Bretagne apregraves la destruction du
royaume Ainsi si les chevaliers ont disparu de lrsquoicircle et si les jeunes gens ont besoin de
reacuteapprendre les coutumes et les pratiques de la chevalerie en suivant lrsquoexemple des nouveaux-
venus sur lrsquoicircle (comme Passelion et Ourseau) lrsquohabiliteacute agrave soigner reste une qualiteacute intrinsegraveque
aux dames Lrsquoexpeacuterience lrsquoexpertise ne viennent que marquer des degreacutes dans une pratique
commune agrave toutes Au livre I par exemple Gadiffer est retrouveacute mourant par des jeunes femmes
de la forecirct qui srsquoempressent de soigner la plaie que lui a faite un porc gigantesque
295 Traduction laquo Apregraves qursquoils furent descendus la dame commenccedila agrave deacutesarmer le chevalier et prit garde agrave sa
blessure elle vit qursquoelle nrsquoeacutetait pas dangereuse Cependant il fallait la compresser et la panser et la dame qui
savait tregraves bien y faire le soigna comme il fallait le faire car il y avait peu de dames drsquohonneur en ce temps-lagrave qui
nrsquoavait aucune connaissance dans le soin des blessures raquo (IV 2 p779 165-173) 296 laquo Et la plume du lit et les linsceuz furent de poulieul et de muguet et de toutez herbes amoureuses dont les deux
amans se devoient bien resjouir comme ilz firent plus que ne face a present le roy franccedilois entre ses draps drsquoor et
de soie raquo (IV 2 p836 116-123)
82
Nous prenismes garde a sa playe et meismes sus ce que nous cuidions que
bon fust mais pou en sccedilavons Sy mandasmes une ancienne damoiselle qui
moult scet de playes garir qui demeure assez pres de cy297
Si effectivement ces femmes sont capables drsquoapporter les premiers soins au roi Gadiffer la
graviteacute de la blessure et leur manque de maicirctrise ndash sans doute ducirc agrave leur jeune acircge puisque crsquoest
laquo une ancienne damoiselle raquo qursquoelles appellent ndash les engagent agrave demander de lrsquoaide agrave une autre
femme La supeacuterioriteacute de cette laquo ancienne damoiselle raquo sur les jeunes femmes ne vient pas drsquoun
savoir universitaire mais plutocirct drsquoun savoir fondeacute sur la pratique laquo Or advint que dedens les
II ans que je y euz demoureacute que je y fuz assez achanlee de medecine car je men chevissoie
bien298raquo Le terme drsquo laquo achanlee raquo souligne bien ici la pratique professionnelle de la meacutedecine
puisqursquoil signifie laquo pourvu de patients299 raquo et crsquoest justement le succegraves dans la pratique (laquo car
je mrsquoen chevissoie bien raquo) qui fait la reacuteputation de la vieille femme
Pourtant tout comme Lyonnel ou le marinier la vieille femme nrsquoest deacutesigneacutee que par son
savoir-faire mais ne porte aucun titre particulier De mecircme les eacutequivalents feacuteminins des
professions meacutedicales sont rares ou inexistants dans Perceforest Le terme de medecine dans
son sens drsquoeacutequivalent feacuteminin du meacutedecin est absent du roman et il est rarement preacutesent dans
les textes litteacuteraires contemporains le Dictionnaire du Moyen Franccedilais ne signale la preacutesence
de medecine que dans les archives du Poitou de 1467300 et le Godefroy ne relegraveve le terme que
dans des eacutecrits du XVIe siegravecle comme dans Gargantua de Rabelais Le grand Parangon de
Nicolas de Troyes et Les Seacutereacutees de Guillaume Bouchet Le terme de maistresse pris dans un
sens meacutedical (les autres acceptions renvoyant plutocirct au domaine magique) est lui citeacute une fois
dans le roman lorsque la Reine Feacutee examine le corps de son fils transperceacute par la lance de Ceacutesar
au livre IV laquo Adont elle pensa moult quil estoit de faire du tronchon de la lance et nous
pareillement qui estions presentes jassoit ce quil y eut de bonnes maistresses301 raquo Si
contrairement agrave leurs confregraveres masculins les femmes ne sont presque pas gratifieacutees du titre de
maistresse crsquoest sans doute parce que cette appellation viendrait reconnaicirctre lrsquoexpertise drsquoun
savoir universitaire auquel les femmes nrsquoont pas accegraves mecircme si lrsquoexemple du maistre en charge
297 Traduction laquo Nous avons pris garde agrave sa plaie et nous y avons mis ce qursquoil nous semblait y ecirctre beacuteneacutefique mais
nous en savons peu Crsquoest pourquoi nous avons eu recours agrave une demoiselle drsquoun acircge avanceacute qui sait gueacuterir de
nombreuses blessures et qui demeure dans les environs raquo (II 1 par237 9-12) 298 II 2 par168 14-16 299 Voir la notice laquo achanler raquo sur le Dictionnaire du Moyen Franccedilais (DMF 2015) Op cit
httpwwwatilffrdmfdefinitionachanler 300 Doc Poitou G t11 1467 87 Voir la reacutefeacuterence complegravete sur le DMF notice laquo medecine2 raquo
httpwwwatilffrdmfdefinitionmeacutedecine2 301 IV 2 p825 695-697
83
de la blessure de Lyonnel montre bien que le terme peut ecirctre utiliseacute pour une expertise non
universitaire
On observe par contre lrsquoutilisation plus freacutequente quoique toujours assez rare du terme de
cirurgienne
(1) laquo Lyriope la bonne cirurgienne raquo302
(2) laquo sorciere cirurgienne sur toutes maladies et vous donne pouoir de donner a toutes
herbes telle vertu qursquoil vous plaira303 raquo
(3) laquo lesquelles sccedilavoient tant de fait de cirurgie qursquoelles ont plus avanceacute nostre guarison
en un jour que lrsquoen nrsquoeust fait aultre part304 raquo
(4) laquo Toutesvoiez la saige roine comme bonne cyrurgienne remist et recousy chascune piece
en son lieu et tant fist que le gentil homme vesqui305raquo
Dans la deuxiegraveme citation la chirurgie est utiliseacutee comme synonyme de meacutedecine puisque
le terme se rapporte aux maladies et non aux blessures La troisiegraveme est une variante du texte
de lrsquoeacutedition qui indique un peu plus loin laquo nous avons esteacute servis par les pucelles qui ont
sanees noz plaies au commandement drsquoune dame de hault honneur qui leur bailloit ses
vertueuses medecines306 raquo La variante deacutesigne seulement les jeunes filles qui pratiquent un acte
de chirurgie sur les deux chevaliers quand la version de lrsquoeacutedition distingue bien deux fonctions
celle de la laquo dame de hault honneur raquo qui nrsquoest autre que la laquo saige roine raquo aussi appeleacutee Reine
Feacutee qui intervient quand un personnage est souffrant ou blesseacute et qui confectionne souvent des
beuvraiges ce qui nrsquoest pas du ressort du chirurgien Ici crsquoest elle qui preacutepare les remegravedes
(laquo bailloit ses vertueuses medecines raquo) et ce sont les jeunes filles qui srsquooccupent du travail
chirurgical sous ses ordres La quatriegraveme citation montre cependant la Reine Feacutee comme
laquo bonne cyrurgienne raquo le terme eacutetant ici bien employeacute puisqursquoelle pratique effectivement
plusieurs opeacuterations chirurgicales (elle recoud entiegraverement le corps en lambeaux de son beau-
fregravere et extrait une lance empoisonneacutee du corps de son fils) De la mecircme faccedilon la premiegravere fois
que Lyriope rencontre Gadiffer elle soigne ses blessures comme nous lrsquoavons dit mais
lrsquoessentiel de son savoir se concentre sur la fiegravevre du souverain qui est provoqueacutee par le froid
A ce moment-lagrave aucun qualificatif preacutecis ne lui est appliqueacute Au contraire crsquoest quand le roi
Gadiffer est gravement blesseacute agrave la cuisse par un sanglier qursquoil pleure lrsquoabsence de laquo Lyriope la
302 II 1 par97 10 303 II 1 par386 17-19 304 Variante III 3 144788 305 IV 2 p824 650-653 306 III 3 p145 795-800
84
bonne cirurgienne raquo (premiegravere citation) le terme eacutetant comme avec la Reine Feacutee bien employeacute
dans ce contexte
Les opeacuterations chirurgicales et meacutedicales se limitant agrave celles que nous avons eacutevoqueacutees et
les meacutethodes employeacutees nrsquoeacutetant que tregraves succinctement deacutecrites il ne peut ecirctre eacutetabli un
classement entre la meacutedecine professionnelle des maistres la meacutedecine des femmes et celle que
nous appelons laquo de fortune raquo ndash une meacutedecine utiliseacutee ponctuellement et fondeacutee sur lrsquoexpeacuterience
comme celle de Nabin ndash et ce drsquoautant plus qursquoelles nrsquoentrent que rarement en concurrence les
unes avec les autres du fait de leur aire drsquoexercice bien deacutelimiteacutee En effet les meacutedecins
apparaissent uniquement lorsqursquoun personnage blesseacute ou malade est transporteacute dans la demeure
drsquoun seigneur ou drsquoun roi Ceux-ci si lrsquoon excepte le roi Gadiffer et sa tendresse toute
particuliegravere pour Lyriope qui lui a sauveacute deux fois la vie ne feront jamais appel agrave des femmes
et auront toujours agrave leur service des hommes professionnels dans le domaine meacutedical Ils sont
tregraves souvent appeleacutes en groupe et sont ameneacutes agrave se consulter et agrave deacutebattre sur le cas qursquoils
eacutetudient307 Les femmes elles officient dans leurs manoirs situeacutes en forecirct et soignent les
chevaliers blesseacutes au cours de leurs aventures Ainsi lrsquoemploi des mecircmes termes pour deacutecrire
les mecircmes proceacutedeacutes et au contraire la preacutecision de la deacutelimitation de la zone drsquoexercice de
chaque type de meacutedecine qui fait que les diffeacuterents praticiens sont rarement mis en
concurrence montrent une grande similariteacute des pratiques meacutedicales
Crsquoest en fait dans les limites de ces meacutedecines que lrsquoon peut voir eacutemerger des diffeacuterences
qui permettent drsquoeacuteviter de les confondre et de les mettre au mecircme niveau
Les chevaliers qui pratiquent eux-mecircmes la meacutedecine au cours de leurs aventures sont
confronteacutes agrave des moyens mateacuteriels limiteacutes comme au livre I lorsque le Tors se fait soigner par
un berger apregraves ses combats devant le Chastel Malbranche
Dont ala le Tors desvestir son haubergon et le fist regarder ses playes et les
fist laver drsquoescloy et y mist le bergier lrsquooignement qursquoil avoit et lrsquoatourna
moult bien selon ce qursquoil eut de quoy308
Le terme drsquoescloy plutocirct que celui drsquoeau chaude ou drsquoeau de rose apparait une seule fois
dans le roman et montre dans ce contexte une meacutedecine tregraves rudimentaire Une fois la plaie
examineacutee et laveacutee on srsquoattendrait agrave trouver apregraves la mention de lrsquoapplication de lrsquoonguent la
307laquo Pour lrsquoemmener avecq les maistres qui srsquoestoient retrais a conseil pour respondre a Zelland raquo (III 3 p65
291-292) 308 Traduction laquo Alors le Tors deacutevecirctit son haubergeon lui fit examiner ses plaies et les rinccedila agrave lrsquourine Le berger
y mit ensuite un onguent qursquoil avait et le soigna tregraves bien avec ce qursquoil avait agrave disposition raquo (I 1 par294 16-19)
85
peacuteriphrase tregraves freacutequente ce que il sceut que bon y fut sanctionnant lrsquoefficaciteacute de lrsquoonguent
mais crsquoest la difficulteacute mateacuterielle qui est plutocirct mise en avant puisque ce nrsquoest pas un oignement
bon pour la plaie qui est appliqueacute mais celui laquo qursquoil avoit raquo et le reste des soins est limiteacute
eacutegalement par le manque de mateacuteriel meacutedical (laquo selon ce qursquoil eut de quoy raquo) Cette meacutedecine
de fortune ne repreacutesente donc souvent qursquoun palliatif en attendant lrsquoaccegraves agrave de vrais soins
Lorsque par exemple Alexandre le Grand est blesseacute par un chevalier du lignage Darnant
Floridas examine sa plaie qui est profonde et srsquoexclame laquo Mestier avez de mire309 raquo avant de
lui prodiguer les premiers soins en nettoyant le sang seacutecheacute autour de la plaie Crsquoest finalement
une femme Seacutebille qui srsquooccupera de la blessure du roi ce qui nrsquoest pas sans signification sur
la place des femmes meacutedecins comme nous le verrons plus tard De la mecircme faccedilon lorsque
Lyonnel est eacuteventreacute par le lion du royaume de lrsquoEstrange Marche il est gravement blesseacute et
seul son eacutecuyer et son lionceau peuvent lui apporter des soins sommaires
Extrait 1
Quant Lyonnel se perceut de sa boielle qui luy pendoient aval il dist a
Clamideacutes qursquoil estoit tout eureux de ce que le lyon nrsquoavoit pouoir de luy
courir sus ainsi qursquoil souloit Adont prist sa boielle et commenccedila a la
rebouter dedens sa pance Et Clamideacutes qui descendu estoit luy fist ung
bendel drsquoun cuir de cerf qursquoil avoit vestu et luy benda sa playe310
Extrait 2
La descendy Lyonnel et Clamideacutes qui prist a regarder les playes de son
seigneur Mais merveilles fut du lyoncel car il se prist a suchier les playes
de Lyonnel sy doulcement et tant de bien luy fist qursquoil les radoulcy toutes et
ramoisty dont Lyonnel ne se plaingnyt pas tant qursquoil faisoit devant () Mais
touteffoiz convint que Clamideacutes feist VI pointz a la playe que Lyonnel
avoit ou costeacute Et affin que ses playes amendassent ilz demourerent celle
vespree et toute la nuyt a la fontaine311
309 I 1 par218 28 310 Traduction laquo Quand Lyonnel srsquoaperccedilut que ses boyaux pendaient hors de son ventre il dit agrave Clamideacutes qursquoil
eacutetait heureux que le lion ne pucirct plus lui sauter dessus ainsi qursquoil lrsquoavait mainte fois fait Alors il prit ses boyaux et
commenccedila agrave les remettre dans son ventre Clamideacutes qui eacutetait descendu de cheval lui fit un bandeau drsquoun cuir de
cerf qursquoil portait et pansa sa plaie raquo (II 1 par511 5-11) 311 Traduction laquo Lagrave Lyonnel et Clamideacutes descendirent de cheval et Clamideacutes commenccedila agrave examiner les plaies de
son seigneur Crsquoest alors qursquoadvint un fait extraordinaire le lionceau commenccedila agrave leacutecher les plaies de Lyonnel si
doucement et lui fit tant de bien qursquoil les apaisa et les humidifia ce qui fait que Lyonnel ne se plaignit pas autant
qursquoavant () Il fallut tout de mecircme que Clamidegraves fit six points de suture agrave la plaie qursquoil avait sur le cocircteacute et afin
que ses plaies se refermassent ils se reposegraverent ce soir-lagrave et toute la nuit pregraves de la source raquo (II 1 par517 14-
27)
86
Extrait 3
A lrsquoendemain qursquoilz vouloient monter vous devez sccedilavoir que les playes de
Lyonnel prindrent toutes a recrever312
Dans le premier extrait les soins apporteacutes agrave la plaie de Lyonnel sont tregraves sommaires malgreacute
sa graviteacute se limitant agrave la remise en place des organes et agrave lrsquoarrecirct de lrsquoheacutemorragie avec un
pansement Lagrave encore le texte souligne combien ce pansement est rudimentaire en insistant agrave
la fois sur le mateacuteriau utiliseacute (du cuir de cerf) et sur le fait qursquoil est confectionneacute agrave partir du pan
deacutechireacute drsquoun vecirctement de lrsquoeacutecuyer et que son premier usage nrsquoest donc pas un usage meacutedical
Le deuxiegraveme extrait montre les deux premiegraveres eacutetapes du proceacutedeacute de traitement des plaies
puisque lrsquoeacutecuyer srsquooccupe de lrsquoexamen de la blessure tandis que le lionceau lave la plaie en la
laquo suchiant raquo Cette action de sucer la plaie se retrouve dans certains eacutecrits meacutedicaux comme
dans le traiteacute de Bernard de Gordon313 et a pour but drsquoassainir la plaie A cet assainissement
srsquoajoute la neacutecessiteacute de lrsquohumidifier sans doute pour provoquer sa suppuration On notera une
des rares preacutecisions concernant les soins apporteacutes aux blessures avec lrsquoutilisation de points de
suture pour refermer la plaie Enfin le temps de repos neacutecessaire pour lrsquoameacutelioration de lrsquoeacutetat
du blesseacute (laquo celle vespree et toute la nuyt raquo) semble deacuterisoire eacutetant donneacute la graviteacute de la
blessure mais pourrait simplement correspondre au temps laisseacute pour la coagulation du sang et
le maintien sommaire des points
Le savoir meacutedical basique de Clamideacutes trouve donc ici ses limites mateacuterielles
Lrsquoinsuffisance des traitements prodigueacutes dans des conditions mateacuterielles difficiles est souligneacutee
non seulement par le caractegravere temporaire des soins apporteacutes comme le montre le troisiegraveme
extrait dans lequel les blessures du chevalier se rouvrent mais aussi la probabiliteacute accrue que
la plaie srsquoaggrave en lrsquoabsence drsquoun traitement plus approprieacute314
Transporteacute ensuite au chacircteau du roi de lrsquoEstrange Marche Lyonnel est rapidement confieacute
aux soins drsquoun maistre
Or avroit mestier quil fust remueacute et couchieacute pour soy reposer -Par ma foy
dist le seigneur il sera fait raquo Adont fist faire ung grant feu et sy manda ung
312 Traduction laquo Le lendemain alors qursquoils voulaient remonter agrave cheval vous devez savoir que les plaies de
Lyonnel se rouvrirent toutes raquo (II 1 par518 1-3) 313 laquo Faites succer la sanie avec ung tueau et ne le laisseacutes point yssir si non petit a petit raquo
Traduction laquo Faites aspirer le pus avec un tuyau et ne le laissez sortir que petit agrave petit raquo
GORDON Bernard (de) Practique de maistre Bernard de Gordon appellee Fleur de lys en medecine c1450-
1500 IV 7 314 laquo Lyonnel qui estoit durement navreacute commenccedila a empirier car ses playes par la deffaulte qursquoelles avoient de
bons ongnements le prindrent si a destraindre qursquoil en perdy le boire et le mengier raquo (II 1 par520 6-9)
87
ancien homme qui bien se sceut aidier de playes garir Lors fut Lyonnel
couchieacute lez le feu qui navoit pas trop chault car il faisoit durement froit ou
payumls Et puis luy remua le maistre ses playes et mist sus ce que bon luy fut
et dist que moult griefvement estoit le chevalier navreacute et moult luy avoit
greveacute ce que tant avoit demoureacute a remuer mais il navoit garde car bien le
gariroit Apreacutes ce commanda le seigneur du chastel que lon appareillast
bonnes viandes et sades pour le chevalier malade et pour son varlet Et on
le fist car len luy apporta tout ce que bon luy fut et il en menga assez bien
car mestier en avoit315
Comme nous lrsquoavons dit ce maistre ne semble pas ecirctre un homme avec un titre universitaire
mais plutocirct quelqursquoun ayant acquis une maicirctrise gracircce agrave son expeacuterience puisqursquoil srsquoagit comme
crsquoest le cas de la femme qui soigne la blessure de Gadiffer drsquoun personnage acircgeacute et que crsquoest
son savoir pratique qui est mis en valeur (laquo qui bien se sceut aidier de playes garir raquo) Drsquoailleurs
sa supeacuterioriteacute sur le jeune eacutecuyer de Lyonnel en matiegravere de meacutedecine est incontestable et elle
est montreacutee par le texte gracircce agrave lrsquoajout de deacutetails sur le traitement de la blessure
Le traitement des plaies montre encore une fois lrsquoadeacutequation entre la matiegravere employeacutee pour
soigner et la blessure et rappelle lrsquoimportance drsquointervenir rapidement et de changer les
pansements faits par lrsquoeacutecuyer Lrsquoinsuffisance des soins apporteacutes par ce dernier agrave son maicirctre est
drsquoailleurs montreacutee comme susceptible drsquoavoir de graves conseacutequences sur le malade (laquo moult
luy avoit greveacute ce que tant avoit demoureacute a remuer raquo) On notera la bregraveve mention du reacutegime
alimentaire du patient qui nrsquoest pas mis agrave la diegravete mais qui se voit servir des plats sades Mecircme
si cette viande est eacutegalement proposeacutee au valet il srsquoagit bien ici drsquoune mention de la diegravete
speacutecifique au malade puisque lagrave encore est preacuteciseacute le caractegravere beacuteneacutefique et adapteacute de la
nourriture (laquo lrsquoen luy apporta tout ce que bon luy fut raquo) Or une viande sade a un goucirct agreacuteable
ce qui ne semble pas ecirctre speacutecialement adapteacute au traitement drsquoun malade pour lequel on
recommandera plutocirct un reacutegime tregraves leacuteger On pourrait agrave la rigueur penser agrave une viande sucreacutee
et sans eacutepice qui serait alors recommandeacutee pour les malades comme lrsquoexplique Bruno
Laurioux
315 Traduction laquo lsquorsquoOr il aurait besoin drsquoecirctre panseacute et coucheacute pour se reposer ndash Par ma foi dit le seigneur ce sera
faitrsquorsquo Alors il fit faire un grand feu et appela un vieil homme qui savait bien gueacuterir les plaies Lyonnel fut ensuite
coucheacute pregraves du feu car il nrsquoavait pas tregraves chaud vu le froid qui reacutegnait alors sur le pays Le maicirctre traita ses plaies
et mit dessus ce qui serait beacuteneacutefique au patient puis il lui dit qursquoil eacutetait tregraves gravement blesseacute et que son eacutetat srsquoeacutetait
aggraveacute drsquoavoir tant tardeacute agrave ecirctre traiteacute mais qursquoil ne devait pas srsquoinquieacuteter et qursquoil le gueacuterirait compleacutetement Apregraves
cela le seigneur du chacircteau ordonna que lrsquoon preacuteparacirct des viandes bonnes et savoureuses pour le chevalier malade
et pour son valet ce qui fut fait car on lui apporta tout ce qui eacutetait bon agrave sa santeacute et il en mangea en assez bonne
quantiteacute car il en avait besoin raquo (II 1 par523-524 7-17 et 1-5)
88
Si les appellations des diffeacuterents plats qui constituent les viandes pour
malades sont particuliegraveres au Viandier ceux-ci mettent en oeuvre les
produits (surtout ceacutereacuteales et volailles) et les proceacutedeacutes classiques de la cuisine
des malades longues cuissons souvent agrave leacutetouffeacutee absence deacutepices mais
adjonction de sucre316
Mais plus vraisemblablement il srsquoagirait drsquoune confusion entre meacutedecine et plaisir gustatif
ndash une viande agreacuteable serait plus facile agrave ingeacuterer pour le malade ndash confusion qursquoexplique D
Jacquart dans son article sur laquo La nourriture et le corps au Moyen Acircge raquo
Sans doute pour ne pas passer que pour des rabat-joie et plaire agrave leur
clientegravele fortuneacutee et indocile les meacutedecins choisirent de faire quelque
concession au plaisir gustatif (hellip) Le meacutedecin du XVe siegravecle Jacques
Despars profite de lrsquoambiguiumlteacute du statut accordeacute agrave la deacuteglutition pour
introduire la notion de plaisir [Comm Canon drsquoAvicenne Lyon 1498
livre I fen 1 doctrine 6 dernier chapitre (De operationibus)] Avicenne dit
en effet que lrsquoacte de deacuteglutir srsquoopegravere gracircce agrave une attraction de la nourriture
par les fibres de lrsquoœsophage qui relegraveve agrave la fois drsquoun processus naturel et
de la volonteacute Selon Jacques Despars la zone de partage passe par le goucirct
qui deacutecide entre lrsquoagreacuteable et le deacutesagreacuteable de maniegravere diverse drsquoun
individu agrave un autre certains preacutefegraverent le saleacute drsquoautres le sucreacute ou lrsquoacide
Tout deacutepend aussi du moment de la journeacutee Lorsqursquoune nourriture est
perccedilue comme agreacuteable elle est deacuteglutie sans intervention de la volonteacute par
une attraction toute naturelle Au contraire la deacuteglutition drsquoune substance
deacutesagreacuteable est un acte volontaire neacutecessitant lrsquoarbitrage de la raison Dans
les cas extrecircmes il peut y avoir refus et vomissement La gourmandise est
ainsi meacutedicalement justifieacutee agrave condition qursquoelle ne devienne pas une
gloutonnerie sans mesure317
Pourtant lrsquoauteur est conscient du reacutegime speacutecial agrave donner aux malades puisqursquoil preacutecise
lrsquoeacutetat de faiblesse dans lequel se trouve un convalescent comme crsquoest le cas de Nestor maltraiteacute
par des deacutemons laquo tant foible pour ce qursquoil en avoit perdu le goust de boire et de mengier318 raquo
et donc la neacutecessiteacute de ne lui faire absorber qursquoune nourriture adapteacutee (laquo je vous iray faire a
mengier aucune bonne viande legiere qui moult vous sera duisable319 raquo) et en petites quantiteacutes
316 LAURIOUX Bruno Le regravegne de Taillevent livres et pratiques culinaires agrave la fin du Moyen age Paris
Sorbonne 1997 p101 317JACQUART Danielle laquo La nourriture et le corps au Moyen Acircge raquo Cahiers de recherches meacutedieacutevales 13
speacutecial 2006 eacutedition eacutelectronique httpcrmrevuesorg868 318 III 1 p96 350-351 319 III 1 p111 58-60
89
Comme il prent au malade quant il desire drsquoune vyande pour soy
renouveller Il nrsquoa point besing que lrsquoon lui en porte devant lui plenteacute agrave la
fois car il a encores lrsquoestomacq et lrsquoappetit trop tendre et dangereux pour sa
malladie qui lrsquoa fort affaibly320
Ainsi les limites mateacuterielles et celles du savoir du jeune eacutecuyer montrent tregraves nettement la
supeacuterioriteacute de lrsquoancien homme qui a le mateacuteriel meacutedical adapteacute agrave sa disposition et surtout les
connaissances meacutedicales neacutecessaires au soin du chevalier ce qui vient justifier le titre de
maistre Il semble donc que si la meacutedecine de fortune est suffisante dans certains cas soit parce
que la blessure nrsquoest pas tregraves grave comme quand Lyonnel est examineacute par Nabin soit parce
que le personnage qui officie est extrecircmement expeacuterimenteacute comme dans le cas de la blessure
du Chevalier au Dauphin elle neacutecessite srsquoil srsquoagit drsquoune blessure particuliegraverement grave
lrsquointervention drsquoun maistre et des conditions de convalescence moins rudimentaires
Au livre III drsquoailleurs Lyonnel est agrave nouveau eacuteventreacute cette fois dans un combat contre
Julicegraves La blessure est extrecircmement grave lagrave encore et elle est soigneacutee de la mecircme faccedilon que
dans le livre II mais cette fois par des meacutedecins professionnels laquo les mires furent mandez qui
prindrent garde a ses navrures et lui remirent le pan de son ventre a point Et quant toutes ses
entrailles furent remises dedens ilz recousirent la plaie drsquoun bout agrave lrsquoautre321 raquo La premiegravere
fois ougrave il a eacuteteacute eacuteventreacute Lyonnel remettait ses entrailles en place Clamideacutes examinait la plaie et
y faisait quelques points de suture pendant que le lionceau succedilait la plaie Les soins eacutetaient
prodigueacutes sur plusieurs jours (les blessures se rouvrant le lendemain et neacutecessitant de nouveaux
soins) et nrsquoeacutetaient pas efficaces alors que si le proceacutedeacute est le mecircme ici les mires sont les seuls
agrave opeacuterer et lrsquoefficaciteacute de leur intervention est montreacutee agrave la fois par lrsquoeacutenumeacuteration rapide ndash en
deux phrases ndash des soins prodigueacutes et par le fait que les plaies cette fois ne se rouvriront pas
montrant ainsi la plus grande efficaciteacute de lrsquoaction des meacutedecins professionnels Cependant il
est remarquable qursquoEstonneacute inquiet de lrsquoeacutetat de santeacute du chevalier demande agrave la Reine Feacutee
lrsquoautorisation drsquoemmener sa fianceacutee Priande au chevet de Lyonnel pour lui apporter des soins
suppleacutementaires Cela montre que si la meacutedecine des mires est plus efficace que celle des
chevaliers et eacutecuyers crsquoest la meacutedecine des femmes qui prend ici le relais et garantit une
meilleure efficaciteacute que celle des meacutedecins
320 Traduction laquo Comme il prend au malade quand il veut manger une viande pour reprendre des forces Il nrsquoa
pas besoin qursquoon en preacutesente devant lui en grande quantiteacute car il a encore lrsquoestomac trop tendre et lrsquoappeacutetit trop
dangereux pour sa maladie qui lrsquoa beaucoup affaibli raquo (V 1 par177 11-15) 321 III 1 p380 214-219
90
De la mecircme faccedilon lorsque Maroneacutes et Sador sont gravement blesseacutes les limites du savoir
de chacun des acteurs de la meacutedecine sont mises en eacutevidence
Puis srsquoendormirent jusques au jour qursquoilz srsquoesveillerent et se trouverent tant
douloureux et tant traveilliez pour leurs navreures qui srsquoestoient restraintes
et refroidies tellement que a grant paine se pouoit ilz lever sus bout (hellip)
leurs plaies leur estoient tant douloureuses qursquoilz nrsquoavoient membre dequoy
bonnement ilz se peussent bien aidier322
Le fait que les plaies soient laquo restraintes raquo sans avoir eacuteteacute soigneacutees montre un grand risque
drsquoinfection ce qui explique pourquoi au livre I Lyriope srsquoapplique au contraire agrave tenir la plaie
du roi Gadiffer ouverte le plus longtemps possible pour laisser les nerfs srsquoimpreacutegner de
lrsquoonguent qursquoelle y deacutepose
Sa playe estoit presque garie Mais Lyriope la tenoit encores ouverte afin
que les nerfz sentissent plus apertement la doulceur et le nourrissement des
emplastres qursquoelle mectoit sus323
Tout comme Floridas srsquoinquieacutetait de lrsquoeacutetat de santeacute drsquoAlexandre en lui signifiant la neacutecessiteacute
de trouver un mire pour soigner ses plaies crsquoest agrave un professionnel un maistre qursquoil reviendrait
de prendre en charge les deux chevaliers pour eacuteviter que leur eacutetat ne srsquoaggrave
Toutesvoies estoient ilz tellement navrez qursquoilz ne pouoient estre fors pour
porter armes qursquoil ne fust plus de trois sepmaines srsquoilz nrsquoavoient maistre
qui les abregast de garir324
On remarquera cependant que le maistre nrsquoest pas lrsquounique solution pour gueacuterir la blessure
des chevaliers nrsquoest pas mortelle et ils semblent apparemment capables de se soigner eux-
mecircmes ou du moins de faire en sorte drsquoeacuteviter que leurs plaies deviennent dangereuses La
diffeacuterence est celle de lrsquoefficaciteacute le maistre eacutetant capable drsquoabreacuteger le temps de convalescence
et crsquoest cette efficaciteacute que les chevaliers deacutesireux de se rendre agrave un tournoi pour meacuteriter la
322 Traduction laquo Puis ils srsquoendormirent jusqursquoau lendemain matin Quand ils srsquoeacuteveillegraverent ils souffraient tellement
et ils eacutetaient tellement meurtris par leurs blessures qui srsquoeacutetaient resserreacutees et refroidies agrave tel point qursquoils avaient
toutes les peines du monde agrave se lever (hellip) Leurs plaies eacutetaient si douloureuses qursquoils ne pouvaient se servir drsquoaucun
de leurs membres raquo (III 3 p129 233-254) 323 Traduction laquo Sa plaie eacutetait presque gueacuterie Mais Lyriope la tenait encore ouverte pour que les nerfs sentent
davantage la douceur et les beacuteneacutefices des emplacirctres qursquoelle y mettait raquo (II 1 par257 6-12) 324 Traduction laquo Cependant ils eacutetaient si gravement blesseacutes qursquoils seraient incapables de porter les armes pendant
plus de trois semaines srsquoils ne trouvaient pas un maicirctre qui abreacutegeacirct leur gueacuterison raquo (III 3 p133 381-384)
91
main des jeunes filles dont ils sont amoureux recherchent Arriveacutes au chacircteau drsquoun seigneur
les chevaliers sont immeacutediatement soigneacutes
Tant chevaucherent qursquoil fut vespre et qursquoilz trouverent lrsquoostel drsquoun ancien
chevalier qui les receut honnourablement et fist visiter leurs plaies qui
telles estoient qursquoilz nrsquoavoient mestier de chevauchier Et bien leur dist ung
maistre qursquoilz ne seroient garis drsquoun mois pour porter armes srsquoilz nrsquoestoient
a repos325
Le deacutelai de gueacuterison nrsquoest ici reacuteduit que sous reacuteserve pour les chevaliers de suivre le conseil
du maistre et de prendre du repos mais lrsquoacte meacutedical en lui-mecircme semble limiteacute agrave un examen
de lrsquoeacutetat des blessures mecircme si le terme laquo visiter raquo en plus de lrsquoideacutee drsquoexamen peut inclure le
sens de laquo soigner raquo ces soins sont complegravetement passeacutes sous silence De plus il nrsquoest pas
preacuteciseacute si le deacutelai de gueacuterison est ou non consideacuterablement reacuteduit le lecteur sait seulement que
lrsquoaide du meacutedecin nrsquoest pas suffisante puisque les deux chevaliers deacutecident de partir au tournoi
malgreacute leurs blessures et contre lrsquoavis du maistre Pourtant huit jours plus tard Maroneacutes
reacuteapparaicirct complegravetement reacutetabli et remporte lrsquoun des tournois du Chastel aux Pucelles Il
explique alors avoir rencontreacute des demoiselles monteacutees sur un chariot
Nous avons esteacute servis par les pucelles qui nous ont sanees noz plaies au
commandement drsquoune dame de hault honneur qui leur bailloit ses vertueuses
medecins Et quant nous avons esteacute guaris elle nous a mis en ung charriot
avecq les trois pucelles326
La meacutedecine feacuteminine est ici clairement mise en concurrence avec la meacutedecine des maicirctres
et sa supeacuterioriteacute est tregraves nette dans cet eacutepisode puisque drsquoun peu moins drsquoun mois de repos
neacutecessaire agrave Maroneacutes et Sador pour porter les armes on passe agrave seulement huit jours pour un
complet reacutetablissement
Pourtant tous les eacutepisodes traitant de la meacutedecine des femmes ne montrent pas une telle
supeacuterioriteacute de leur savoir En effet il est bien preacuteciseacute dans le dernier extrait que si ce sont les
jeunes filles qui soignent les plaies elles le font sous le commandement drsquoune dame qui
srsquooccupe de fournir les remegravedes et qui est ici la Reine Feacutee Or toutes les femmes du roman ne
325 Traduction laquo Ils chevauchegraverent jusqursquoagrave lrsquoheure de vecircpres quand ils trouvegraverent la demeure drsquoun vieux chevalier
qui les reccedilut honorablement et fit examiner leurs plaies qui eacutetaient telles qursquoils ne pouvaient plus chevaucher Un
maicirctre leur dit qursquoils ne seraient pas suffisamment gueacuteris pour porter les armes avant au moins un mois srsquoils ne
prenaient pas de repos raquo (III 3 p133 386-390) 326 Traduction laquo Nous avons eacuteteacute servis par les jeunes filles qui ont soigneacute nos plaies sous la direction drsquoune dame
de haut honneur qui leur donnait ses vertueux remegravedes Une fois que nous avons eacuteteacute gueacuteris elle nous a mis dans
un chariot avec les trois jeunes filles raquo (III 3 p145 795-800)
92
sont pas aussi efficaces que ce personnage aux compeacutetences meacutedicales exceptionnelles Lors
de la maladie du roi Perceforest les demoiselles des forecircts se preacutecipitent agrave son chevet
Ces VI damoiselles vindrent visiter le roy et mirent paine par doulces
parolles et par toutes les medecines qursquoelles sceurent a ce que le roy revenist
a son sens327
Malgreacute des compeacutetences certaines et qursquoelles ont pu deacutemontrer pendant la bataille du
Chastel Malebranche ougrave elles parvenaient agrave soigner les chevaliers blesseacutes en quelques minutes
elles sont incapables de traiter la maladie du roi De la mecircme faccedilon si Peacuteleacuteon est recueilli agrave
plusieurs reprises par des demoiselles et par la reine drsquoAngleterre elle-mecircme ses blessures sont
soigneacutees et son corps se reacutetablit mais sa maladie ne sera vraiment traiteacutee que par Dache une fois
qursquoil aura battu agrave la joute les Chevaliers aux Vœux La meacutedecine des femmes rencontre donc
des limites et lrsquoeacutepisode ougrave Maroneacutes et Sador sont reacutetablis beaucoup plus rapidement par les
jeunes filles que par le maicirctre srsquoexplique non par la supeacuterioriteacute de la meacutedecine feacuteminine mais
par lrsquointervention drsquoun personnage aux compeacutetences supeacuterieures la Reine Feacutee Elle rencontre
drsquoailleurs elle-mecircme ses limites au livre IV apregraves la grande et derniegravere bataille du Franc-Palais
ougrave elle ne peut recoudre que grossiegraverement les membres coupeacutes du corps de Perceforest et ougrave
dans une scegravene deacutechirante elle eacutechoue finalement agrave sauver ses deux fils et en particulier Nestor
qui meurt lors de lrsquoextraction de la lance planteacutee dans son corps
Quant vint a le remuer et la rouyne sa mere avecq Cuer dAchier sa femme
leurent desarmeacute elle trouverent que le fer de la lance avecques deux
poingnies du bois estoit au corps du chevalier Et ce cop lui avoit donneacute
Julius Cesar et avoit le chief fendu tant parfont que son hanepier estoit
departy sy que la cervele en sailloit Celle plaie lya la royne sa mere pour le
conforter et lui soustenir la vie tant que nature le pourroit souffrir Apreacutes
elles lui benderent ses plaies dont elles ne sccedilavoient le nombre Adont elle
pensa moult quil estoit de faire du tronchon de la lance et nous pareillement
qui estions presentes jassoit ce quil y eut de bonnes maistresses Sy fumes
dun accord que ja ne seroit si tost le bois hors du corps au chevalier quil ne
morroit mais a demourer morir lui convenoit de pire mort Quant la saige
roine vey son enffant en tel point elle fut tresdoulante Toutesvoiez elle fist
un tel lectuaire que quant le chevalier en eut dedens le corps le fer lui sailly
hors de la plaie mais alors couvint le chevalier incontinent mourir car ce
327 Traduction laquo Ces six demoiselles vinrent au chevet du roi et srsquoefforcegraverent par de douces paroles et par tous les
remegravedes qursquoelles connaissaient de faire revenir le roi au bon sens raquo (II 1 par434 11-14)
93
tant pou de sang quil avoit autour du cuer lui yssi hors du corps par la
plaie328
On voit dans cet extrait une mise en scegravene des soins prodigueacutes par les femmes similaire agrave
celles ougrave se reacuteunissent les mires du roi de lrsquoicircle de Zelland au livre III Zellandine la fille du
roi est plongeacutee dans un profond sommeil et son pegravere dans un deacutesarroi profond qui lui fait
convoquer laquo tous les maistres en medecine de son payumls329 raquo Ceux-ci deacutelibegraverent apregraves avoir
examineacute la jeune fille et estiment qursquoils sont dans lrsquoincapaciteacute de trouver un remegravede agrave son mal
De la mecircme faccedilon la Reine Feacutee examine la plaie de son fils en compagnie de bonnes
maistresses et toutes se mettent drsquoaccord sur lrsquoimpossibiliteacute de sauver la vie de Nestor Si
Lidoire apporte tous les soins possibles agrave son fils les limites de son savoir sont souligneacutees par
le texte (laquo lui soustenir la vie tant que nature le pourroit souffrir raquo) notamment en utilisant le
verbe laquo convenir raquo (laquo couvint mourir raquo et laquo convenoit de pire mort raquo) qui montre que le jeune
homme est condamneacute agrave mourir Il est inteacuteressant de souligner que au cours de nos releveacutes sur
le lexique magique crsquoest au livre IV qursquoon a constateacute une veacuteritable explosion du nombre
drsquooccurrences laquo Reine Feacutee raquo lequel repreacutesente agrave lui seul dans ce livre 39 du total des
occurrences laquo fae raquo dans le roman330 et que ces termes sont totalement absents ici Crsquoest donc
au sommet de sa puissance que Lidoire eacutechoue redevenant dans cet eacutepisode simplement laquo la
rouyne raquo et crsquoest le lien de filiation qui est mis en valeur (avec laquo sa mere raquo qui est preacutesent deux
fois et laquo vey son enffant raquo) agrave la fois pour ajouter au patheacutetique de la scegravene et pour montrer
lrsquoimpuissance du personnage qui nrsquoest plus la feacutee toute puissante capable de sauver ses deux
fils gravement blesseacutes comme elle lrsquoa fait lors de leur combat fratricide
328 Traduction laquo Quand il fallut soigner ses plaies apregraves que la reine sa megravere avec lrsquoaide de Cœur drsquoAcier sa
femme lrsquoeurent deacutesarmeacute elles virent que le fer de la lance et lrsquoeacutequivalent de deux fois la grosseur drsquoun poing du
manche en bois eacutetaient ficheacutes dans le corps du chevalier Ce coup lui avait eacuteteacute donneacute par Jules Ceacutesar et il avait le
cracircne fendu si profondeacutement qursquoil manquait une partie de sa boicircte cracircnienne et que le cerveau en sortait La reine
sa megravere recousit cette plaie pour le soulager et le maintenir en vie aussi longtemps que les lois de la Nature le
permettaient Elles bandegraverent ensuite ses plaies qursquoelles ne pouvaient compter Cela fait elle reacutefleacutechit
profondeacutement agrave ce qursquoil fallait faire du tronccedilon de lance et nous avec elle qui eacutetions preacutesentes sachant qursquoil y
avait parmi nous des femmes expertes en meacutedecine Nous nous micircmes drsquoaccord sur le fait que le bois ne serait pas
plus tocirct hors du corps du chevalier qursquoil mourrait mais qursquoen le laissant il eacutetait condamneacute agrave une mort bien plus
douloureuse Quand la sage reine vit son enfant en tel point elle en fut extrecircmement affligeacutee Cependant elle fit
un tel eacutelectuaire qursquoapregraves que le chevalier lrsquoeut ingurgiteacute la lame sortit de la plaie mais cela provoqua la mort
immeacutediate du chevalier car le peu de sang qursquoil avait autour du corps en sortit par la plaie raquo (IV 2 p825-826
693-712) 329 III 3 p65 276 330 Pour plus de preacutecisions se reporter agrave lrsquoannexe 2 laquo le lexique magique raquo tableau 3 laquo releveacute deacutetailleacute des termes
de magie raquo
94
Ainsi les acteurs de la meacutedecine ne peuvent pas ecirctre classeacutes dans des cateacutegories vraiment
distinctes et la hieacuterarchisation de ces cateacutegories semble elle-mecircme extrecircmement difficile
notamment parce que le lexique meacutedical utiliseacute de par son impreacutecision et son manque
drsquooccurrences techniques ne permet pas de mettre en avant un eacutepisode ougrave la meacutedecine serait
traiteacutee de faccedilon vraiment plus complexe que dans drsquoautres passages Au contraire lrsquoimpreacutecision
du vocabulaire permet mecircme de mettre des personnages qui ne sont pas meacutedecins comme
Lyonnel ou Nabin au mecircme niveau que les meacutedecins au service des seigneurs en montrant les
mecircmes proceacutedeacutes meacutedicaux et en reprenant les mecircme termes pour les deacutesigner
Ce manque de techniciteacute du vocabulaire meacutedical rappelle lrsquoabsence que notait Ch
Ferlampin-Acher de veacuteritable lexique astrologique qursquoelle nrsquointerpregravete pas comme le signe
drsquoune mauvaise maicirctrise des connaissances scientifiques par lrsquoauteur du Perceforest mais plutocirct
comme lrsquoindice de lrsquoutilisation de connaissances assez courantes agrave son eacutepoque pour les inteacutegrer
agrave son reacutecit sans avoir besoin drsquoajouter des deacutetails techniques De la mecircme faccedilon plusieurs
passages du roman mettent en scegravene des illusions et des pheacutenomegravenes lieacutes agrave la reacuteflexion de la
lumiegravere en utilisant des connaissances sur lrsquooptique et les caracteacuteristiques de la lumiegravere et de
lrsquoeau Les pheacutenomegravenes naturels eacutetant lieacutes agrave la theacuteorie des eacuteleacutements on retrouve eacutegalement dans
les eacutepisodes consacreacutes aux pheacutenomegravenes optiques des caracteacuteristiques de certains des quatre
eacuteleacutements
3 Illusions et pheacutenomegravenes optiques
Dans le passage que nous avons eacutetudieacute ougrave le Chevalier Vermeil repreacutesente le visage de la
jeune fille dont il est amoureux dans tout ce qursquoil regarde agrave cause de la meacutelancolie dans laquelle
son amour le plonge on relegravevera lrsquoaction de deux eacuteleacutements lrsquoeau (laquo ou fons de la fontaine selon
lrsquoondoiement de lrsquoeaue raquo) et le feu (laquo les raiz du soleil qui flamboioit raquo)ndash qui est lrsquoeacuteleacutement lieacute
au Soleil le verbe flamboier ne laissant pas de doute sur cette association Srsquoil est clair dans ce
passage que crsquoest la meacutelancolie qui provoque lrsquoapparition du visage de la jeune fille (laquo en celle
merancolie ou jrsquoestoie entreacute jrsquoaloie fachonnant son viaire au vif raquo) il est inteacuteressant de voir que
la preacutesence de ces eacuteleacutements ndash de lrsquoeau du feu et de la lumiegravere ndash se retrouve dans drsquoautres
passages du roman mettant en scegravene des illusions drsquooptique qui ne sont pourtant pas lieacutees agrave la
meacutelancolie
95
31 Eau et reacuteflexion
Au livre V Gallafur voit lui aussi apparaicirctre dans une source plusieurs jeunes filles et parmi
elles la Pucelle aux Deux Dragons dont il est amoureux
Puis se sey au pres de la fontaine Sy print a penser moult fort a la pucelle
qursquoil amoit mieulx que lui mesmes Il estoit bien joieux en ses pensees mais
encores le fust il plus car la ou espoir lui mettoit au devant plusieurs
besongnes qui toutes traioyent a son exaulcement il print a regarder en la
fontaine qui estoit clere et coye Et ainsi que le chevalier regardoit en celle
tant belle et plaisant fontaine il ne se donna de garde quant il vey apparoir
en lrsquoeaue plusieurs viaires roisins de couleur sur blancq poly et nettement
ouvrez au plaisir de Nature (hellip) Il en eut grant merveilles et ne sceut dont
ce pouoit venir Non pourquant bien lui estoit advis que les viaires
apparoient aux fenestres drsquoune moult noble tour Mais ce le fist trop esbahy
car bien lui fut advis qursquoil en y avoit une en la moyenne des autres la plus
belle que oncques eust veu a son advis Mais longuement ne fut en
doubtance car en pou drsquoheure sceut de certain que crsquoestoit la Pucelle aux
Deux Dragons qursquoil aimoit sur toutes les pucelles du monde Si tost que le
chevalier eut recognu la pucelle au miroer de la fontaine331
Srsquoil nrsquoest pas entreacute dans une merancolie comme crsquoeacutetait le cas du Chevalier Vermeil
Gallafur est tout de mecircme perdu dans ses penseacutees et recircve de la Pucelle aux Deux Dragons (laquo se
print a penser moult fort a la pucelle raquo) avant de voir apparaicirctre quelque chose dans lrsquoeau
Comme dans le passage preacuteceacutedent ce sont lagrave encore des visages qui apparaissent sur lrsquoeau et le
texte insiste sur leur aspect saisissant si le visage de la jeune fille aimeacutee par le Chevalier
Vermeil eacutetait peint laquo au vif raquo ceux des jeunes filles aperccedilues par Gallafur sont deacutecrits par des
touches de couleurs La couleur laquo roisins raquo ndash qui devient laquo rehaulsez de vermeille332 raquo dans
lrsquoeacutedition de Galliot Preacute de 1528 ndash et le laquo blanc raquo des visages creacuteent un effet de contraste
331 Traduction laquo Puis il srsquoassit agrave cocircteacute de la fontaine et se mit agrave penser intenseacutement agrave la jeune fille qursquoil aimait plus
que lui-mecircme Il se complaisait dans ses penseacutees Mais bientocirct il eut un plaisir plus grand car au moment ougrave plein
drsquoespoir il se figurait plusieurs eacutepreuves agrave accomplir qui toutes tendaient agrave ce que ses espeacuterances se reacutealisent il se
mit agrave regarder dans la source qui eacutetait claire et calme Alors que le chevalier la regardait si belle et si agreacuteable il
vit apparaicirctre dans lrsquoeau contre toute attente plusieurs visages dont le blanc pur eacutetait releveacute drsquoune couleur
semblable aux raisins et qui eacutetaient modeleacutes avec soin au plaisir de Nature (hellip) Il en fut eacutemerveilleacute ne comprenant
pas comment cela eacutetait possible Pourtant il lui semblait bien que les visages apparaissaient aux fenecirctres drsquoune
noble tour Mais crsquoest autre chose qui le laissa bouche beacutee il lui semblait en effet que lrsquoune drsquoentre elles eacutetait la
plus belle jeune fille qursquoil eucirct jamais eue sous les yeux Il ne lui fallut que peu de temps pour ecirctre certain qursquoil
srsquoagissait de la Pucelle aux Deux Dragons qursquoil aimait tant Degraves que le chevalier eut reconnue la jeune fille au
miroir de la fontainehellip raquo (V 1 par496-497 4-25 et 1-2) 332 Le cinquiesme Volume des anciennes cronicques Dangleterre fairez et gestes des Trespeuv et Redoubtez
Chevaliers (etc) Volume 5 Paris Nicolas Cousteau et Galliot du Preacute 1528 Feuillet 83
96
frappant La diffeacuterence essentielle entre les deux textes reacuteside dans lrsquoabsence de soleil dans la
scegravene de la vision de Gallafur et dans la description de lrsquoeau le second texte insiste sur le fait
qursquoil srsquoagit drsquoune surface plane puisqursquoelle est laquo clere et coye raquo quand lrsquoeau dans laquelle le
Chevalier Vermeil se plait agrave contempler le visage de la jeune fille formeacute par son imagination se
caracteacuterise par son laquo ondoiement raquo On remarquera drsquoailleurs que crsquoest justement le mouvement
de lrsquoeau qui interrompt la contemplation de Gallafur en brouillant sa vision
Car la ou il se delitoit en soy mirant en la grant beauteacute du viaire de la
pucelle il lui survint empeschement cuisant a luy et deduisant aux
regardans car bien estoit sa muserie veue de plusieurs pucelles car lui
comme ententif estoit moult embruncheacute en la fontaine qui clere estoit et
serie En ce point quil estoit en sa plus grant plaisance pour ce qursquoil voioit
que la Pucelle aux Deux Dragons cognoissoit si bien lrsquoEspee Vermeille il
yssit de entre deux pierres ung serpent delieacute et de petit corsage qui
encommensccedila a nagier au travers de la fontaine et a esmouvoir lrsquoeaue
tellement que les viaires illecq apparans se prindrent a diversifier et a perdre
leurs fasccedilons en telle maniere que le gentil chevalier en perdit la
cognoissance de tout en tout333
Il y a ainsi trois types de mouvement de lrsquoeau lrsquoeau sans mouvement (laquo coye raquo laquo serie raquo)
avec un leacuteger mouvement (laquo ondoiement raquo) et avec un mouvement plus violent (laquo esmouvoir
leaue tellement raquo) A chaque mouvement correspond une capaciteacute de vision diffeacuterente quand
lrsquoeau est laquo coye raquo lrsquoimage qui se reflegravete est la plus nette (laquo nettement raquo) et la plus deacutetailleacutee
puisqursquoelle laisse agrave Gallafur voir agrave la fois la tour agrave la fenecirctre de laquelle les jeunes filles se
tiennent et agrave la fois les visages de ces jeunes filles dont lrsquoun est mecircme identifieacute par le chevalier
Crsquoest pourquoi lrsquoeacutepisode insiste particuliegraverement sur le calme de lrsquoeau en choisissant les termes
laquo coye raquo et laquo serie raquo pour compleacuteter la mention de la transparence de sa transparence (laquo clere raquo)
Si lrsquoeacutedition de Galliot Preacute de 1528 utilise eacutegalement lrsquoadjectif laquo coye raquo elle remplace laquo serie raquo
par laquo luysant334 raquo prenant ainsi en consideacuteration lrsquoaction du soleil dans la reacuteflexion de lrsquoimage
comme dans lrsquoeacutepisode du Chevalier Vermeil Quant agrave laquo lrsquoondoiement raquo de lrsquoeau il permet de
333 Traduction laquo car au moment ougrave il jouissait inteacuterieurement agrave la vue de la beauteacute du visage de la jeune fille
survint une difficulteacute qui fut extrecircmement deacuteplaisante pour lui et distrayante pour les spectateurs car plusieurs
jeunes filles pouvaient parfaitement voir la saynegravete drsquoautant plus que tregraves attentif agrave ce qursquoil regardait il eacutetait
complegravetement absorbeacute par la scegravene dans la source drsquoeau claire et calme Alors qursquoil ressentait un plaisir sans pareil
parce qursquoil voyait que la Pucelle aux Deux Dragons connaissait parfaitement lrsquoeacutepeacutee vermeille un serpent fin et de
petite corpulence sortit drsquoentre deux pierres et commenccedila agrave nager au milieu de la source et agrave remuer tellement lrsquoeau
que les visages qui srsquoy refleacutetaient commencegraverent agrave se brouiller et agrave devenir meacuteconnaissables si bien que le noble
chevalier ne vit plus rien du tout raquo (V 1 par497-498 28-33 et 1-9) 334 Le cinquiesme Volume des anciennes cronicques Dangleterre fairez et gestes des Trespeuv et Redoubtez
Chevaliers (etc) Opcit Feuillet 83
97
voir le visage de la jeune fille tandis que le mouvement imprimeacute par le deacuteplacement du serpent
dans lrsquoeau rend le dessin des visages flous puis le fait disparaicirctre Ces diffeacuterences de perception
de lrsquoimage refleacuteteacutee se retrouvent dans des traiteacutes drsquooptique comme celui de Ptoleacutemeacutee
Quoniam cum superficies || fuerit lenita et exquisite equalis fit forma rei
que in ea videtur una et similis ipsis rebus in figura quoniam impossibile
est tunc reverberationem fieri nisi in uno loco plane superficiei anguli enim
fiunt equales quando reverberatio fit ab uno loco ad unum locum Et cum
superficies fuerit inequalis et non lenita possibile est tunc rem videndam
apparere in pluribus locis termini cui communes sunt superficies quas
diximus Fit ergo exinde longitudo forme rei vidende quoniam forma erit
in locis illis a quibus fit reverberatio ad equales angulos qui sint diversi
propter curvas et concavas superficies continuas () Et cum aqua
movebitur vehementer fit forma incisa disgregata propter eminentes partes
curvas et concavas que magne sunt (hellip) Sed cum superficies leviter
movebitur fit forma magis continua propter parvitatem speculorum ad
invicem continuorum335
On retrouve dans ce texte les diffeacuterents mouvements de lrsquoeau lrsquoeau laquo coye raquo est laquo lenita et
exquisite equalis raquo laquo lrsquoondoiement raquo est ici laquo superficies leviter movebitur raquo et lrsquoaction du
serpent qui fait laquo srsquoesmouvoir raquo lrsquoeau se retrouve dans laquo inequalis et non lenita raquo et laquo aqua
movebitur vehementer raquo En effet le deacuteplacement du serpent a deux conseacutequences sur la
perception des reflets le premier est de rendre les visages plus flous (laquo diversifier raquo) et crsquoest
cet effet (laquo tunc rem videndam apparere in pluribus locis termini cui communes sunt
superficies raquo) que lrsquoon retrouve chez Ptoleacutemeacutee lorsque lrsquoeau est laquo inequalis et non lenita raquo alors
que la disparition totale du visage de la Pucelle au Cercle drsquoOr dans lrsquoeau (laquo en perdit la
cognoissance de tout en tout raquo) est la conseacutequence drsquoun mouvement violent imprimeacute agrave lrsquoeau
(laquo forma incisa disgregata raquo) Lrsquoapparition du serpent sur lrsquoeau provoque quelques remous qui
viennent rendre plus floue lrsquoimage de la source (laquo en nagant engendroit ondes nouvelles qui
335 laquo Lorsque la surface [de lrsquoeau] est polie et parfaitement lisse limage qui y apparaicirct est une et de forme
semblable agrave celle des objets eux-mecircmes parce que dans ce cas la reacuteflexion ne peut se produire quen un seul point
de la surface plane car les angles sont eacutegaux quand la reacuteflexion a lieu dun point agrave un point Lorsque la surface est
ineacutegale et non polie il est possible alors que lobjet apparaisse en plusieurs points du plan limite qui enveloppe les
ineacutegaliteacutes dont nous avons parleacute De lagrave vient lextension en longueur de limage de lobjet parce que limage se
situera dans les lieux agrave partir desquels se produit une reacuteflexion agrave angles eacutegaux lieux qui sont distincts agrave cause des
surfaces convexes et concaves contigueumls (hellip) Si leau est violemment agiteacutee limage [reacutesultante] devient deacutecoupeacutee
et disperseacutee agrave cause du deacutecalage des parties convexes et concaves qui sont accentueacutees (hellip) Mais si la surface est
doucement remueacutee se forme une image plus continue agrave cause de la petitesse des miroirs contigus les uns aux
autres raquo Citation et traduction de LEJEUNE Albert Loptique de Claude Ptoleacutemeacutee dans la version latine drsquoapregraves
lrsquoarabe de lrsquoeacutemir Eugegravene de Sicile Edition critique et exeacutegeacutetique Presses universitaires de Louvain Louvain
1956 p69-70
98
fist entremesler les figures des viaires336 raquo) et qursquoil passe ensuite pregraves de ou sur les reflets ce
qui interrompt la contemplation de Gallafur Drsquoailleurs chaque fois que le chevalier impatient
fait fuir le serpent lrsquoeau se calme (laquo se print lrsquoeaue a soy raserisier337 raquo laquo se print a oy
asouagier338 raquo) et lrsquoimage reacuteapparait instantaneacutement (laquo sy se apparu la tour339 raquo laquo et lors
rapparu de plus belles la tour en lrsquoeaue et la Pucelle aux Deux Dragons340 raquo)
La capaciteacute de lrsquoeau calme agrave refleacuteter les rayons du soleil se traduit par la meacutetaphore du
laquo mirouer de la fontaine raquo qui pourtant ici ne reflegravete rien puisqursquoaucun indice ne vient signaler
la preacutesence proche des jeunes filles (laquo il regarda en hault (hellip) mais il ne vey ne la tour ne les
damoiselles341 raquo) ce qui reacutejouit particuliegraverement le timide Gallafur Crsquoest cette proprieacuteteacute
reacutefleacutechissante de lrsquoeau que lrsquoon peut retrouver notamment dans la traduction que Jean
Corbechon fait de Bartheacuteleacutemy lrsquoAnglais
Lrsquoeaue est de la nature du mirouer en ce quon voit les ymaiges des choses
qui se representent dedenz et cest pour les raiz du souleil quelle renuoie
contremont quant elle les a receus dedenz soy Leaue fait apparoir les
choses que on voit dedenz lui plus grandes que elles ne sont 342
Le texte montre bien qursquoil y a un rayon incident (laquo elle les a receus dedenz soy raquo) et un
rayon reacutefleacutechi (laquo qursquoelle renvoie contremont raquo) Il teacutemoigne eacutegalement de la preacutesence de deux
pheacutenomegravenes la reacuteflexion (laquo quon voit les ymaiges des choses qui se representent dedenz raquo) et
la reacutefraction (laquo Leaue fait apparoir les choses que on voit dedenz lui plus grandes que elles ne
sont raquo) Il est important de remarquer que le pheacutenomegravene de reacuteflexion est supposeacute refleacuteter
fidegravelement un objet tandis que la reacutefraction peut donner lieu agrave une illusion drsquooptique
lrsquoagrandissement de la forme reacutefracteacutee Lrsquoon peut voir eacutegalement que si la source est un miroir
qui reflegravete lrsquoimage des jeunes filles de la tour ces jeunes filles peuvent elles aussi voir le
chevalier qui se deacutebat contre le serpent comme il est dit plus haut (laquo bien estoit sa muserie veue
de plusieurs pucellesraquo) Cette muserie montre bien que Gallafur se trompe en croyant ecirctre bien
336 V 1 par499 6-8 337 V 1 par498 15 338 V 1 par499 23 339 V 1 par498 15-16 340 V 1 par499 23-24 341 V 1 par499 10-11 342 Traduction laquo Lrsquoeau est de la mecircme nature que le miroir dans lequel on voit les images des choses qui se
tiennent devant lui et crsquoest gracircce aux rayons du soleil qursquoelle renvoie en lrsquoair apregraves les avoir reccedilus Lrsquoeau fait
apparaicirctre les choses que lrsquoon voit dedans plus grandes qursquoelles ne sont raquo
BARTHELEMY LANGLAIS Livre des proprieacuteteacutes des choses [trad J Corbechon] Paris bibliothegraveque Sainte-
Geneviegraveve ms 1028 livre XIII f226v
99
laquo repus raquo (laquo musseacute343 raquo dans lrsquoeacutedition de 1528) comme le lui dit une jeune demoiselle qui
srsquoavance vers le chevalier tombeacute agrave lrsquoeau en essayant de chasser le serpent
Sire dist la damoiselle tel cuyde estre bien repus qui de tous lez est veu
Ainsy est il de vous Car en ceste adventure avez vous este de quatre des
plus belles pucelles des plus nobles et des plus joyeuses des forestz Et
sachiez pour vray que la Pucelle aux Deux Dragons estoit en la moyenne344
Alors ougrave sont les jeunes filles Drsquoougrave peuvent-elles apercevoir le chevalier qui essaie par
tous les moyens drsquoempecirccher le serpent de troubler sa contemplation Elles sont de toutes
eacutevidences agrave proximiteacute drsquoabord parce que la reacuteflexion implique neacutecessairement qursquoil y ait un
objet agrave refleacuteter mais aussi parce que la demoiselle qui signale agrave Gallafur que les jeunes filles
dans la fontaine lrsquoont vu tomber agrave lrsquoeau est la mecircme que celle qui lui avait demandeacute de se rendre
pregraves de la fontaine En effet le chevalier accuseacute drsquoavoir eacutechoueacute agrave reacuteussir lrsquoaventure de lrsquoEspee
Vermeille en ceacutedant aux avances de Capraise supplie la demoiselle drsquointerceacuteder en sa faveur
en apportant lrsquoeacutepeacutee agrave la Pucelle aux Deux Dragons Elle lui indique alors une fontaine pregraves de
laquelle la jeune fille qursquoil aime se rend souvent afin drsquoattendre sa reacuteponse Cet ordre de la
messagegravere laisse supposer une mise en scegravene de la Pucelle aux Deux Dragons afin de permettre
au chevalier de la voir examiner lrsquoeacutepeacutee sans la rencontrer (elle lui a en effet interdit de se
preacutesenter devant elle avant drsquoavoir acheveacute les eacutepreuves de la Forecirct Darnant) Il y a donc fort agrave
parier que les jeunes filles aux fenecirctres de la tour se trouvent non loin de la fontaine dissimuleacutees
par quelque autre proceacutedeacute optique Plusieurs eacutepisodes du roman peuvent nous aider agrave
approfondir cette question qui permettra de deacuteterminer quel type de pheacutenomegravene optique est lieacute
agrave cette source
Le pegravere de Gallafur Gadiffer2 vit deux aventures similaires Au deacutebut du livre III il
retrouve son oncle le roi Perceforest qui accompagneacute drsquoune demoiselle et de deux eacutecuyers est
agrave la recherche drsquoun chacircteau appartenant agrave des membres du lignage Darnant qui deacutetiennent des
chevaliers de son royaume dont Lyonnel du Glat Gadiffer2 qui possegravede un anneau lui
permettant de ne pas ecirctre trompeacute par les illusions signale agrave son oncle la preacutesence drsquoun grand
chacircteau droit devant eux Etant le seul agrave voir le bacirctiment laquo devant lui345 raquo il srsquoincline pour ne
pas le contredire devant son oncle qui refuse de croire agrave lrsquoexistence de ce chacircteau et qui ne voit
343 Le cinquiesme Volume des anciennes cronicques Dangleterre fairez et gestes des Trespeuv et Redoubtez
Chevaliers (etc) Op cit Feuillet 83 344 Traduction laquo Seigneur dit la demoiselle tel pense ecirctre bien cacheacute qui est vu de tous cocircteacutes ainsi en est-il de
vous Car votre aventure a eacuteteacute vue de quatre des plus belles nobles et joyeuses jeunes filles de la forecirct Et sachez
assureacutement que la Pucelle aux Deux Dragons en faisait partie raquo (V 1 par501 16-21) 345 III 1 p209 104
100
qursquoune riviegravere dangereuse Une fois au bord de lrsquoeau Gadiffer2 peut facilement apercevoir le
bacirctiment quand il laquo haulce ses yeulz346 raquo tout comme Gallafur qui laquo regarda en hault raquo pour
essayer de voir la tour refleacuteteacutee dans la fontaine ce qui montre bien que crsquoest une tour agrave proximiteacute
qursquoil cherchait du regard au livre V Dans lrsquoeacutepisode du livre III Gadiffer2 voit non seulement
le chacircteau tant rechercheacute par Perceforest et ses chevaliers mais il peut voir les prisonniers precircts
agrave ecirctre deacutecapiteacutes A cette capaciteacute de Gadiffer2 de voir au-delagrave de lrsquoillusion srsquooppose
lrsquoaveuglement de Perceforest qui voit son neveu parti au galop sauver les prisonniers
disparaicirctre dans lrsquoeau de la riviegravere (laquo le roy perdy incontinent la veue de son nepveu347 raquo) La
diffeacuterence entre cet extrait et celui de la fontaine et de Gallafur est que lrsquoeau de la riviegravere ne fait
que dissimuler un objet mais ne le reflegravete pas A la place crsquoest une illusion qui est creacuteeacutee celle
drsquoune riviegravere dangereuse dans laquelle Perceforest pense avoir vu son neveu se noyer Cette
illusion drsquooptique trouve son explication quand le neveu du roi qui nrsquoest pas noyeacute puisqursquoil nrsquoy
a pas de riviegravere entre dans le chacircteau
Si tost que Gadiffer fut en la salle il luy souvint de ce que la damoiselle luy
avoit dit et sceut qursquoil estoit au chastel qursquoil queroit car il vey amont au
milieu de la sale la gaiolle pleine de ampoulles de voire et de plusieurs
malefices qui destournoient a veoir le chastel pour les enchantemens dont
plaines estoient Alors il leva la lance contremont parmy la gaielle tant fort
qursquoil la rompi et les fiolles qui y estoient plaines drsquoenchantemens cheurent
par terre emmy la sale et se rompirent Ce fait lenchantement qui estoit
environ le chastel perdy sa force tellement que lrsquoen pouoit veoir le chastel
comme ung autre348
Le texte attribue clairement lrsquoeffet drsquooptique agrave la magie agrave part la preacutecision sur la matiegravere
constituant les ampoules (le laquo voire raquo) tout ce qui est lieacute agrave la disparition du chacircteau est qualifieacute
drsquolaquo enchantemens raquo ou de laquo malefices raquo Pourtant un peu plus tard dans le livre III Gadiffer2
se retrouve dans une situation identique lorsqursquoil se porte au secours de la jeune Flamine la
fille du roi Aroegraves En effet son pegravere utilise lui aussi des ampoules de verre pour faire apparaicirctre
des illusions et se faire passer pour un dieu aux yeux de son peuple Alors que les habitants de
346 III 1 p210 136 347 III 1 p210 153-154 348 Traduction laquo Degraves que Gadiffer arriva dans la salle il se rappela de ce que la demoiselle lui avait dit Il comprit
qursquoil eacutetait dans le chacircteau qursquoil cherchait car il vit en lrsquoair au milieu de la salle la cage pleine de plusieurs maleacutefices
et drsquoampoules de verre qui empecircchaient de voir le chacircteau agrave cause des sortilegraveges qursquoelles contenaient Alors il leva
sa lance en lrsquoair et frappa sur la cage si fort qursquoil la rompit et que les fioles pleines drsquoenchantements qui srsquoy
trouvaient tombegraverent sur le sol de la salle et se brisegraverent Gracircce agrave lui lrsquoenchantement qui entourait le chacircteau
srsquoeacutevanouit ce qui fait qursquoon pouvait le voir comme nrsquoimporte quel autre chacircteau raquo (III 1 p211-212 189-201)
101
la Roide Montagne croient voir apparaicirctre le paradis Gadiffer2 lui laquo ne veoit riens de ce que le
poeuple disoit et ne veoit sy non grant lumiere de torseis qui estoient alumez au plus hault drsquoune
tour349 raquo Deacutecideacute agrave accomplir sa mission le jeune homme laisse Flamine et se dirige vers la
tour et lagrave encore il disparaicirct au milieu des merveilles montreacutees par Aroeacutes (laquo il fut esvanu a ceulx
qui le regardoient350 raquo) Comme Perceforest Flamine qui pourtant garde lrsquoœil fixeacute sur son
jeune protecteur (laquo le regardoit tant qursquoa merveilles351 raquo) perd soudainement la vue de
Gadiffer2 (laquo en eut assez tost perdu la veue352 raquo) Jusqursquoici on ne peut que constater lrsquoextrecircme
similariteacute des deux eacutepisodes la seule diffeacuterence eacutetant que ce nrsquoest pas lrsquoeacuteleacutement aquatique mais
lrsquoair (laquo lrsquoespeacutes aer qui avironnoit le chastel353 raquo) qui vient cacher le bacirctiment aux yeux des
spectateurs Dans Erec et Enide le verger merveilleux gardeacute par Mabonagrain est eacutegalement
proteacutegeacute par une barriegravere drsquoair formeacutee par nigromance354 Or la suite de lrsquoeacutepisode drsquoAroeacutes et
Gadiffer2 montre le faux dieu entoureacute drsquoampoules elles aussi faites par laquo art mauvais raquo
Quant il vint a lrsquohuis du galetas il vey Aroeacutes assis sus sa chaiere ou avoit
pommeaux qui estoient chargiez de fioles toutes pleines drsquoeaues Et a
lrsquoenviron de lrsquoestaige quy estoit comme ung palais tout ront avoit fenestres
et autour de ce palais avoit un cercle de fer de merveilleuse grandeur car il
avironnoit toutes les fenestres et pendoit atout fillets de fer qui tenoient a la
voulsure de la tour Et estoit tellement pendu que Aroeacutes le faisoit tourner a
son doy tout autour de ce galatas ainsi qursquoil lui plaisoit Encores a ce cercle
pendoient tant drsquoampoulles de voirres mises par bonne ordonnance que
Gadiffer nrsquoen sccedilavoit le compte et estoient toutes plaines de merveilleuses
eaues faittes par art mauvais Mais quant la clarteacute des torsis qui alumez
estoient autour de Aroeacutes feroit parmy les ampoulles il sambloit aux
regardans drsquoembas qursquoilz veissent les ames de leurs parens et de leurs
amis355
349 III 2 p107 1732-1735 350 III 2 p108 1760-1761 351 III 2 p108 1758 352 III 2 p108 1758-1759 353 III 2 p108 1760 354 CHRETIEN DE TROYES Erec et Enide [eacuted P F Dembowski] Œuvres Complegravetes Op cit p140 v5735-
5741 355 Traduction laquo Quand il arriva agrave la porte des combles il vit Aroeacutes assis sur sa chaise ougrave il avait des pommeaux
auxquels pendaient des fioles toutes remplies drsquoeau Vers lrsquoeacutetage de ce qui eacutetait comme un palais tout rond il y
avait des fenecirctres et un cercle de fer drsquoune grandeur extraordinaire qui entourait ce palais encerclant toutes les
fenecirctres et pendu agrave des fils de fer accrocheacutes aux voussures de la tour Il eacutetait pendu de telle faccedilon qursquoAroeacutes le
faisait tourner avec son doigt agrave son greacute tout autour de ces combles En outre agrave ce cercle pendaient tant drsquoampoules
de verre disposeacutees selon un ordre preacutecis que Gadiffer ne pouvait les compter toutes et chacune eacutetait pleine drsquoeaux
aux proprieacuteteacutes extraordinaires creacuteeacutees par des maleacutefices Et quand la lumiegravere des torches qui eacutetaient allumeacutees autour
drsquoAroeacutes passait agrave travers les ampoules il semblait aux spectateurs en bas qursquoils voyaient les acircmes de leurs parents
et de leurs amis raquo (III 2 p108-109 1770-1782)
102
Cet extrait est frappant par son extrecircme ressemblance avec le preacuteceacutedent encore une fois on
notera la preacutesence du verre (laquo ampoulles de voirres raquo) avec une preacutecision sur ce que contiennent
ces fioles de lrsquoeau Si la cage en fer du chacircteau ougrave est emprisonneacute Lyonnel nrsquoest qursquoune
laquo gaiolle raquo dans lrsquoeacutedition de G Roussineau elle est une laquo geole de fer356 raquo dans celle de Galliot
du Preacute ce qui se rapproche du laquo cercle de fer raquo suspendu agrave des filets et parsemeacute de fioles
remplies drsquoeau utiliseacute par Aroeacutes
Le feu qui eacuteclaire ces ampoules rappelle lrsquoeacutepisode du Chevalier Vermeil dans lequel lrsquoeau
reacutefleacutechit des images lorsqursquoelle est frappeacutee par le soleil Ce deacutetail nous permet de rappeler ici
ce que nous disions au sujet de lrsquoanalogie entre la lumiegravere et le feu qui peut eacuteclairer les objets
consacrant ainsi la supeacuterioriteacute de cet eacuteleacutement sur les trois autres Cependant contrairement aux
visages qui apparaissent dans les riviegraveres par reacuteflexion semble-t-il crsquoest un pheacutenomegravene de
reacutefraction que provoque Aroeacutes en faisant passer la lumiegravere des torches agrave travers lrsquoeau et le verre
La capaciteacute de lrsquoeau et du verre agrave projeter des illusions vient de leurs proprieacuteteacutes reacutefleacutechissantes
qui leur permettent de recevoir les rayons du soleil montrant ainsi son importance dans les jeux
drsquooptique
32 Lumiegravere et miroir
Dans un eacutepisode qui implique eacutegalement Gallafur et qui apparaicirct juste apregraves lrsquoeacutepisode dans
lequel il voit le visage de la Pucelle aux Deux Dragons dans lrsquoeau drsquoune fontaine le jeune
homme voyageant sous le nom de la ToutePasse voit deux chevaliers occupeacutes agrave regarder un
miroir (laquo avoit ung bel miroir et deux chevaliers regardans dedens357 raquo) et les appelle agrave la
joute358 Son appel reste cependant sans reacuteponse les deux chevaliers ndash le Chevalier Flamboyant
et le Chevalier Vermeil ndash qui regardent dans le miroir ne precirctent aucune attention au jeune
Gallafur Ils sont fascineacutes par ce qursquoil y a dans le miroir accrocheacute sur le pilier comme ils
lrsquoexpliquent une fois la nuit tombeacutee agrave la Toutepasse les visages des jeunes filles dont ils sont
amoureux Crsquoest ce mecircme Chevalier Vermeil qui dans lrsquoextrait que nous avons deacutejagrave citeacute voit
le visage de son amie dans lrsquoeau comme il le racontera agrave Gallafur un peu apregraves ce qui fait qursquoil
est extrecircmement tentant de mettre en parallegravele lrsquoeacutepisode que nous pouvons appeler laquo La
Fontaine et Gallafur raquo celui du laquo Miroir et des Chevaliers raquo et celui de laquo la Meacutelancolie et le
356 Le Tiers Volume des anciennes cronicques Dangleterre fairez et gestes des Trespeuv et Redoubtez Chevaliers
(etc) Paris Nicolas Cousteau et Galliot du Preacute 1528 f28 recto 357 V 1 par505 27-28 358 Cette succession signifiante des deux eacutepisodes a drsquoailleurs eacuteteacute releveacutee par Ch Ferlampin-Acher Voir son eacutetude
FERLAMPIN-ACHER Christine laquo Perceforest et ses miroirs aux alouettes raquo Opcit p330-333
103
Chevalier Vermeil raquo Ainsi si la mention de lrsquoeau est absente de lrsquoeacutepisode laquo Le Miroir et les
Chevaliers raquo on retrouve cependant une allusion agrave la lumiegravere puisque les chevaliers arrecirctent
de regarder le miroir agrave la nuit tombeacutee et que crsquoest exactement au moment ougrave le jour srsquoarrecircte
qursquoune demoiselle apparaicirct pour apporter le dicircner des deux amoureux (laquo Sy y fut tant que la nuit
survint et lors il veit apparoir une damoiselle359 raquo) marquant la fin de leur contemplation Il
semble que cette importance de la lumiegravere soit souligneacutee par le texte en particulier au moment
ougrave la jeune fille deacutepose ce qursquoelle porte sous le checircne et qursquoelle attache de la lumiegravere agrave lrsquoarbre
(laquo elle atacha lumiere360 raquo) La nuit ne permettant pas de continuer agrave voir dans le miroir crsquoest
lrsquoemplacement de la lumiegravere qui deacutesigne le nouvel endroit ougrave les deux jeunes hommes tout
deacutedieacutes agrave ce qursquoils voient doivent se rendre De plus Gallafur srsquoaperccediloit que les deux chevaliers
quittent le miroir pour rejoindre la lumiegravere au moment ougrave ils sont eacuteclaireacutes par la Lune (laquo il
apperceu au ray de la lune que les deux chevaliers se departirent du miroer361 raquo) et non plus
par le Soleil Ainsi les chevaliers sont attireacutes par la lumiegravere soit du Soleil planegravete associeacutee
comme nous lrsquoavons dit agrave lrsquoeacuteleacutement du Feu (contrairement agrave la Lune ce qui explique pourquoi
ils deacutelaissent le miroir lorsqursquoelle apparaicirct) soit par la lumiegravere attacheacutee par la jeune demoiselle
et qui est probablement une torche On nrsquoa par contre presque aucune information concernant
le miroir si ce nrsquoest lrsquoendroit ougrave il est exposeacute et la mention estheacutetique laquo bel raquo Cependant un
peu plus loin le Chevalier Flamboyant se plaint de ne pouvoir voir la jeune fille qursquoil aime que
laquo en lieu enveloupeacute drsquoart magicque ou en miroir verrin362 raquo dans lrsquoeacutedition de G Roussineau et
laquo en lieu enveloppe dart magicque ou en mirouer de verre363 raquo dans lrsquoeacutedition de Galliot du Preacute
La traduction que donne le dictionnaire Godefroy de laquo verrin raquo (laquo de verre raquo) fait de la version
choisie par G Roussineau lrsquoeacutequivalent exact de celle de Galliot du Preacute Cependant la deacutefinition
donneacutee par le DMF renvoie aux proprieacuteteacutes du verre plutocirct qursquoagrave la matiegravere (laquo transparente raquo
laquo translucide364 raquo) La proximiteacute entre les deux sens srsquoexplique par le proceacutedeacute de fabrication du
miroir de verre En effet le miroir est drsquoabord fait drsquoune feuille de verre transparente derriegravere
laquelle on fait couler du plomb afin de provoquer le pheacutenomegravene de reacuteflexion Cette technique
est suffisamment maicirctriseacutee pour que Vincent de Beauvais deacutecrive le miroir de verre comme le
meilleur drsquoentre les miroirs dans son Speculum Naturale
359 V 1 par506 26-27 360 V 1 par506 30 361 V 1 par507 2-3 362 Traduction laquo Dans des lieux enveloppeacutes de magie ou dans un miroir transparent raquo (V 1 par535 10-11) 363 Traduction laquo Dans des lieux enveloppeacutes de magie ou dans un miroir de verre raquo
Le cinquiesme Volume des anciennes cronicques Dangleterre fairez et gestes des Trespeuv et Redoubtez
Chevaliers (etc) Op cit Feuillet 91 364 Dictionnaire du Moyen Franccedilais (DMF 2015) Opcit httpwwwatilffrdmfdefinitionverrin
104
Inter omnia autem melius speculum est ex vitro et plumbo quia vitrum
propter transparentiam multum recipit radios plumbum vero habet
humidum solubile ab ipso et propter hoc quando superfunditur vitro calido
siccitas vitri attrahit ipsum et efficitur vitrum in altera parte terminatum
valde radiosum365
Ce proceacutedeacute de fabrication est drsquoailleurs directement eacutevoqueacute par lrsquoauteur du Perceforest
puisque dans le Temple Incongneu deacutedieacute au Dieu Souverain se trouve du laquo voirre plombeacute en
maniegravere de mirouer366 raquo
Si les deux jeunes filles sont contempleacutees par les deux chevaliers toute la journeacutee elles
peuvent sans doute les voir eux aussi puisqursquoelles veulent punir pour diffeacuterentes raisons les
deux amoureux et qursquoelles envoient chaque nuit une demoiselle les ravitailler pour qursquoils
continuent cette eacutetrange peacutenitence De plus lrsquoapparition et la disparition subites de la
demoiselle alors qursquoelle est tout pregraves de Gallafur (laquo sy srsquoesvanuy tant soubdainement que le
chevalier ne sceut qursquoelle devint367 raquo) laisse penser que ses maicirctresses dissimuleacutees par quelque
proceacutedeacute optique sont tout pregraves Le premier reacuteflexe de Gallafur est drsquoailleurs de regarder autour
de lui pour voir si la jeune demoiselle nrsquoest pas tapie quelque part (laquo print a regarder en tour
soy368 raquo) Alors tout comme la question se posait dans laquo La Fontaine et Gallafur raquo ougrave sont ces
jeunes filles La reacuteponse est apporteacutee un peu plus loin les deux chevaliers ayant accompli leur
peacutenitence en livrant des joutes contre plus de deux cent chevaliers et en combattant devant le
miroir un dernier adversaire anonyme (qui est encore une fois Gallafur) Durant lrsquoeacutechange les
lances se brisent et un eacuteclat de celle de la ToutePasse se fiche dans le miroir qui est deacutetruit Le
miroir est alors deacutecrit plus preacuteciseacutement qursquoil ne lrsquoavait eacuteteacute lrsquoeacuteclat de lance frappe la laquo lune et
la casse volla par pieces au long du preacute369 raquo La laquo lune raquo est une glace ou une plaque de meacutetal
drsquoun miroir circulaire ce qui permet de connaicirctre sa forme Lrsquoeacutedition de Galliot du Preacute preacutesente
une variante inteacuteressante puisque lrsquoeacuteclat atteint laquo si treffort que la glace en fut cassee et volla
365 Traduction laquo Le meilleur drsquoentre tous cependant crsquoest le miroir fait de verre et de plomb parce que le verre
gracircce agrave sa transparence reccediloit beaucoup de rayons de lumiegravere et le plomb possegravede une humiditeacute qui se dissout
drsquoelle-mecircme et gracircce agrave cela quand il est couleacute sur du verre chaud la seacutecheresse du verre lrsquoattire et un nouveau
verre se forme de lrsquoautre cocircteacute qui bloque complegravetement le rayonnement raquo
VINCENT DE BEAUVAIS Speculum Naturale II chap 78 La citation latine est tireacutee de ABAT Bonaventure
Amusemens philosophiques sur diverses parties des sciences et principalement de la physique et des
matheacutematiques Jean Mossy Paris 1753 366 Traduction laquo Du verre plombeacute comme le sont les miroirs raquo (IV 1 p551 68-69) 367 V 1 par506 32-33 368 V 1 par506 34-35 369 V 1 par543 17-18
105
par pieces au long du preacute370 raquo La destruction du miroir provoque lrsquoapparition immeacutediate du
chacircteau que les chevaliers pouvaient y apercevoir (laquo au retour que les deuz chevaliers firent ils
regardent par devant eulz lrsquoun des beaulz chasteaulz que ilz eussent oncques veu371 raquo) Crsquoest
derriegravere une nouvelle glace neacuteanmoins que sont vues les jeunes filles puisque le texte joue sur
la proximiteacute entre le laquo mireoir372 raquo et le laquo fenestrage373 raquo Cet extrait montre donc le passage
drsquoun pheacutenomegravene optique agrave un autre le miroir qui est fait de verre et de plomb reflegravete
simplement les images et ne les montre pas directement tandis que lrsquoauteur insiste sur le fait
que le laquo fenestrage raquo permet de voir veacuteritablement les jeunes filles (laquo le fenestrage estoit pareacute
des plus belles pucelles que lrsquoon peust regarder374 raquo) Lrsquoune drsquoentre elles est drsquoailleurs
rapidement reconnue par Gallafur il srsquoagit de la Pucelle aux Deux Dragons La proximiteacute entre
les deux eacutepisodes ndash celui de laquo La Fontaine et Gallafur raquo et du laquo Miroir et des Chevaliers raquo ndash qui
se suivent et se ressemblent laisse penser que la ToutePasse le Chevalier Vermeil et le
Chevalier Flamboyant voient tous les mecircmes jeunes filles dans le mecircme chacircteau (et ce drsquoautant
plus que la fontaine dans laquelle regarde Gallafur semble se situer non loin du miroir) par
deux moyens diffeacuterents quoique similaires confirmant ainsi le lien entre lrsquoeau et le miroir
Il apparaicirct donc que les jeunes filles et les mauvais chevaliers se cachent tous derriegravere le
miroir ou les ampoules de verre qui les dissimulent Cependant il nous semble que ces eacutepisodes
successifs viennent deacutegager deux pheacutenomegravenes optiques diffeacuterents la reacuteflexion et la reacutefraction
Dans le cas des jeunes filles il semble que lrsquoapparition des visages repose sur des jeux de
miroirs et donc de reacuteflexion La reacutefraction dans le cas des mauvais chevaliers ou magiciens
vient tromper le spectateur en lui faisant croire agrave la preacutesence drsquoun autre eacuteleacutement (une riviegravere
dangereuse un parent proche) qui va deacutetourner son attention du point drsquoeacutemission de la lumiegravere
alors que ce que voit Gallafur dans la fontaine nrsquoest pas une tromperie lrsquoeau ne preacutesente pas
une fausse image mais celle fidegravele de lrsquoobjet reacuteel comme le miroir pour le Chevalier Vermeil
et le Chevalier Flamboyant
Lrsquoeacutepisode du Temple Incongneu vient parfaitement montrer cette ambiguiumlteacute dans les
pheacutenomegravenes optiques375 Ce temple est en effet eacutequipeacute de diffeacuterents miroirs et jeux de lumiegravere
qui lui permettent drsquoecirctre proteacutegeacute des intrusions La premiegravere fois que le temple apparaicirct dans le
370 Le cinquiesme Volume des anciennes cronicques Dangleterre fairez et gestes des Trespeuv et Redoubtez
Chevaliers (etc) Op cit Feuillet 92 371 V 1 par543 18-21 372 V 1 par543 16 373 V 1 par543 21 374 V 1 par543 21-22 375 Cet eacutepisode a drsquoailleurs eacuteteacute analyseacute par FERLAMPIN-ACHER Christine laquo Perceforest et ses miroirs aux
alouettes raquo Miroirs et jeux de miroirs dans la litteacuterature meacutedieacutevale [eacuted F Pomel] Rennes Presses universitaires
de Rennes 2003 p326-329
106
roman crsquoest Alexandre le Grand qui tente drsquoy peacuteneacutetrer Il constate immeacutediatement la preacutesence
drsquoune lumiegravere agrave lrsquointeacuterieur du temple (laquo Il y faisoit assez simple de clarteacute376 raquo) qui est diffuseacutee
gracircce agrave un miroir refleacutetant la lumiegravere qui eacutemane de quatre escarboucles (laquo Car il y avoit IIII
escarboucles (hellip) qui jectoient leur clarteacute contre ung miroir dont la reverberacion jectoit telle
clarteacute par le temple qursquoon y veoit par tout clerement377 raquo) Apregraves ce premier regard vers
lrsquointeacuterieur du temple le roi contemple le sol et srsquoeffraie agrave la vue drsquoun laquo abisme [qui] estoit tout
pourplanteacute de glaives les fers dessus et sy prez lrsquoun de lrsquoautre qursquoil nrsquoy avait que ung pieacute
entredeux378 raquo) Envoyeacute par Alexandre qui srsquoest eacuteloigneacute de cette dangereuse entreacutee crsquoest son
compagnon Floridas qui srsquoapproche et observe agrave son tour le temple apportant ainsi une
preacutecision suppleacutementaire sur le plafond puisqursquoau sol laquo pourplanteacute de glaives379 raquo correspond
un laquo ciel [qui] en estoit pourpendu380 raquo Certaines preacutecisions laissent comprendre que les
dangers du temple reposent sur un jeu drsquoillusions drsquooptique crsquoest un miroir qursquoAlexandre
aperccediloit en premier et qui lui permet drsquoexpliquer lrsquoeacuteclairage du temple mecircme srsquoil nrsquoest pas dit
drsquoougrave vient cette laquo simple de clarteacute381 raquo qui frappe le miroir La mention du terme assez rare dans
le roman de laquo reverberacion raquo preacutepare le lecteur agrave la deacutecouverte drsquoun pheacutenomegravene optique et
non magique Crsquoest drsquoailleurs par laquo maistrie382 raquo que les escarboucles ont eacuteteacute mises dans le
temple383 afin drsquoeacutemettre une lumiegravere qui frappe le miroir drsquoun angle permettant drsquoeacuteclairer tout
lrsquointeacuterieur Le fait que Floridas voit agrave lrsquoentreacutee du temple un plafond identique au sol (laquo tout en
telle maniere que le fons384 raquo) laisse supposer lagrave encore un jeu de miroirs qui refleacuteteraient au
sol lrsquoimage des glaives suspendus et creacuteeraient lrsquoimpression drsquo laquo abisme raquo Il se pourrait mecircme
que ce sol dangereux nrsquoait pour origine qursquoun seul glaive dont lrsquoimage serait multiplieacutee ce qui
expliquerait que dans lrsquoextrait ougrave Alexandre regarde le temple il constate lrsquoextrecircme proximiteacute
et reacutegulariteacute des espaces entre les glaives laquo sy prez lrsquoun de lrsquoautre qursquoil nrsquoy avait que ung pieacute
entredeux385 raquo Ce nrsquoest que lorsque la Reine Feacutee arrive elle-mecircme au temple au livre IV que
ces secrets sont deacutecouverts
376 I 1 par224 8-9 377 I 1 par224 10-13 378 I 1 par224 16-18 379 I 1 par225 8-9 380 I 1 par225 9 381 I 1 par224 9 382 I 1 par224 11 383 Ch Ferlampin-Acher relegraveve drsquoailleurs le passage de laquo mistere raquo pour deacutesigner le temple dans lrsquoeacutepisode ougrave
Alexandre le deacutecouvre agrave laquo maistrie raquo quand la Reine Feacutee deacutecouvre son fonctionnement FERLAMPIN-ACHER
Christine laquo Perceforest et ses miroirs aux alouettes raquo Op cit p328 384 I 1 par225 8 385 I 1 par224 17-18
107
Adont elle haulccedila sa veue amont et voit que la voulssure du temple estoit en
autelle maniere pourpendu de lances ainsi comme le fons estoit pourpraincteacute
et de telle fachon Lors elle baissa sa veue pour regarder au fons du temple
mais en advanchant son viaire pour le mieulx voir elle le vey plainement
tant qursquoelle apperceu que crsquoestoit chose faite par art dont elle dist en soy
meismes que oncques nrsquoavoit veu plus bel experiment naturel car crsquoestoit
voirre plombeacute en maniere de mirouer dont la terre estoit pavee dequoy les
ygnorans estoient aucunement deceuz quant ils le regardoient et elle
meismes fut la premiere qui de la deception se perccedilut Apregraves ce que la
rouyne se fut appercheue de ces lances et du pavement qui amonstroient
lrsquoentree du temple tant terrible que personne ne se ousoit embatre dessus
elle commenccedila a regarder dont la clarteacute venoit dedens le temple car il nrsquoy
avoit fenestre ne raiere ainccedilois estoit la clarteacute de nuit et de jour egalle sans
quelque difficulteacute Quant la rouyne eut bien regardeacute le temple a lrsquoentour
elle apperccedilut tantost les quatre carboucles qui estoient aux quatre lez du
temple dont la clarteacute qui sailloit par la vertu des escarboucles se freoit en
un mirouer qui estoit par maistrie assis ou milieu du temple dont la
reverberacion de la clarteacute alumoit tout le lieu de clarteacute en telle maniere que
personne ne regardoit dedens le temple qursquoil ne fust emeu aucunement a
devotion et qursquoil ne prinst repos ou lieu tant de veue comme de tous ses
membres tant estoit le lieu drsquoattempree clarteacute car il estoit aourneacute de
simplesse386
Lagrave encore les deux pheacutenomegravenes sont eacutetudieacutes seacutepareacutement par la Reine Feacutee qui cherche
drsquoabord agrave eacutelucider le mystegravere de lrsquoentreacutee du temple avant de se demander drsquoougrave eacutemane la clarteacute
du lieu ce qui montre qursquoil srsquoagit bien de deux techniques drsquoutilisation du miroir diffeacuterentes
En ce qui concerne lrsquoentreacutee la Reine Feacutee aperccediloit un miroir qui pave le sol ce qui explique
comme nous lrsquoavions supposeacute lrsquoimpression drsquoabicircme et la multiplication des lances Crsquoest ici
que nous retrouvons la reacutefeacuterence agrave la fabrication du miroir que nous avons eacutevoqueacutee
386 Traduction laquo Alors elle leva les yeux et vit qursquoil y avait des lances suspendues agrave la voussure du temple de la
mecircme faccedilon qursquoelles en parsemaient le sol Alors elle baissa les yeux pour regarder au fond du temple et en
avanccedilant son visage pour mieux regarder elle vit tout clairement et compris que crsquoeacutetait une chose faite par artifice
Elle se dit qursquoelle nrsquoavait jamais vu un plus beau proceacutedeacute naturel car il srsquoagissait de verre sur lequel on avait couleacute
du plomb pour en faire un miroir qui pavait la terre par lequel les ignorants eacutetaient infailliblement trompeacutes quand
ils regardaient le sol et ce fut elle qui la premiegravere srsquoaperccedilut de lrsquoillusion Apregraves que la reine eut compris le secret
des paveacutes et des lances qui apparaissaient agrave lrsquoentreacutee du temple si terrible que personne nrsquoosait la passer elle
commenccedila agrave regarder drsquoougrave la clarteacute de lrsquointeacuterieur du temple venait car il nrsquoy avait ni fenecirctre ni lucarne et la clarteacute
eacutetait eacutegale de jour comme de nuit sans la moindre difficulteacute Quand la reine eut bien regardeacute tout lrsquointeacuterieur du
temple elle aperccedilut les quatre escarboucles qui eacutetaient sur les quatre cocircteacutes du temple dont la clarteacute qui eacutemanait
gracircce aux proprieacuteteacutes des escarboucles frappait un miroir qui eacutetait habilement placeacute au milieu du temple et qui en
refleacutetant la clarteacute eacuteclairait tout le lieu de telle maniegravere que personne ne regardait dans le temple sans ecirctre eacutemu
jusqursquoagrave la deacutevotion et sans reposer en ce lieu et sa vue et ses membres tant le lieu eacutetait drsquoune clarteacute agreacuteable et
orneacute de simpliciteacute raquo (IV 1 p551-552 50-92)
108
preacuteceacutedemment comme un meacutelange de verre et de plomb Quant agrave la clarteacute qui eacutemane de
lrsquointeacuterieur du temple elle pourrait sembler surnaturelle puisqursquoaucun foyer lumineux naturel ne
peut ecirctre identifieacute de prime abord (laquo il nrsquoy avoit fenestre ne raiere raquo) que la clarteacute ne suit pas
lrsquoalternance naturelle entre le jour et la nuit (laquo ainccedilois estoit la clarteacute de nuit et de jour egalle raquo)
et qursquoelle semble nrsquoavoir aucune irreacutegulariteacute (laquo egalle raquo laquo sans quelque difficulteacute raquo) Et pourtant
lrsquoexplication est ici naturelle puisque la clarteacute du temple est produite par quatre escarboucles
auxquelles on precirctait au Moyen-Acircge le pouvoir de produire de la lumiegravere mecircme pendant la nuit
comme lrsquoexplique Edmond Faral laquo Celle quils nomment le plus volontiers est lescarboucle agrave
qui ils precirctent le pouvoir deacuteclairer pendant la nuit387 raquo Cette proprieacuteteacute se retrouve dans les
Etymologiae drsquoIsidore de Seacuteville
Omnium ardentium gemmarum principatum carbunculus habet
Carbunculus autem dictus quod sit ignitus ut carbo cuius fulgor nec nocte
vincitur lucet enim in tenebris adeo ut flammas ad oculos vibret388
Isidore de Seacuteville ne deacutecrit pas simplement une pierre qui srsquoeacuteclaire la nuit mais plutocirct une
pierre qui eacuteclaire en continu puisque la lumiegravere nrsquoest pas interrompue par les teacutenegravebres (laquo fulgor
nec nocte vincitur raquo) Crsquoest sans doute pour cela que mecircme en plein jour le placement de quatre
escarboucles des quatre cocircteacutes du temple avec un miroir central permet de diffuser une lumiegravere
agreacuteable (laquo clarteacute raquo) dans toute la piegravece Le terme laquo drsquoattemprance raquo qui signifiait lrsquoeacutequilibre
meacuteteacuteorologique dans lrsquoeacutepisode de la Fecircte du Dieu Souverain et donc une tempeacuterature douce
garde ici appliqueacute agrave la lumiegravere cette ideacutee de modeacuteration montrant lrsquoexcellence du proceacutedeacute sur
lequel le texte insiste eacutegalement avec lrsquoutilisation de termes renvoyant agrave la technique comme
laquo par art raquo et laquo par maistrie389 raquo Cependant on retrouve aussi dans le texte un autre terme
laquo experiment raquo qui pourrait renvoyer agrave un proceacutedeacute magique srsquoil nrsquoeacutetait compleacuteteacute de lrsquoadjectif
laquo naturel raquo et juste apregraves par laquo voirre plombeacute raquo qui sont des mateacuteriaux naturels drsquoautant plus
faciles agrave identifier que comme nous lrsquoavons dit le proceacutedeacute de fabrication drsquoun miroir en verre
eacutetait parfaitement connu des auteurs meacutedieacutevaux Ces proceacutedeacutes techniques reacuteveacuteleacutes par lrsquohabileteacute
387 FARAL Edmond Recherches sur les sources latines des contes et romans courtois du Moyen Age Paris
Champion p354 388 Traduction laquo Lrsquoescarboucle a la proprieacuteteacute de toutes les pierres ardentes Mais si elle est appeleacutee laquo escarboucle raquo
crsquoest parce qursquoelle est enflammeacutee comme le charbon dont la lueur nrsquoest pas vaincue par la nuit en effet elle luit
dans les teacutenegravebres et en plus elle fait tressaillir des flammes devant les yeux raquo
ISIDORE Etymologiarum (libri X posteriores) dans Opera Omnia [F Lorenzanae] Rome 1801 livre XVI chap
1 XIV 1 p278 389 I 1 par224 11
109
de la Reine Feacutee permettent de consideacuterer ces dispositifs comme de savants arrangements qui
nrsquoont rien de magique
Si ces mateacuteriaux naturels laissent place agrave un artifice technique un dernier extrait nous
permet de voir lrsquoexploitation du thegraveme de lrsquoillusion drsquooptique et de la reacuteflexion naturelle de la
lumiegravere avec le personnage de la Becircte Glatissant
33 Lumiegravere et couleur
La Becircte Glatissant est une creacuteature monstrueuse qui vit dans la forecirct du Glat Ce glat qui est
agrave la fois le nom de la becircte et celui de la forecirct vient du cri que pousse la becircte avant de fondre sur
sa proie cri semblable agrave celui de cent brachets qui aboient Outre ce trait tregraves particulier elle
possegravede un cou sur lequel brillent toutes les couleurs du monde390 et qui lui permet drsquoensorceler
les hommes et les animaux qui la regardent Ceux qui le regardent y voient projeteacutes leurs deacutesirs
et ne peuvent plus en deacutetourner le regard Elle apparaicirct et elle est poursuivie plusieurs fois en
vain dans le roman Sa premiegravere apparition implique le fils cadet du roi Gadiffer Nestor qui
drsquoabord ensorceleacute par la Becircte parvient agrave la repousser et agrave lui couper ses deux longues dents la
rendant alors presque inoffensive (mecircme si dans le livre VI elle tuera le chevalier Olofer)
Le gentil chevalier chevaucha tant celle matinee qursquoil srsquoembati a heure de
prime au parfont de la forest et la trouva ung merveilleux rochier ou il y
avoit au lez devers orient une caverne qui alloit au parfont de la roche Quant
le chevalier vint au lez de la caverne il regarde et voit lrsquoune des
merveilleuses bestes du monde la plus terrible qursquoil eust oncques veue
Celle beste avoit teste de serpent et le col drsquoune beste que les Sarrasins
nomment dogglor et estoit le col tant merveilleux que toutes les couleurs
du monde y apparoient ordonneement assises et compassees Et vous
advertis que la reverberation des couleurs qui srsquoentremesloyent au ray du
soleil estoit tant delictable a regarder que tous ceulx qui la veoient en ce
point oublioient tous autres deduis ne jamais de celle veue ne se eussent
voulu departir car sy comme le jenne chevalier recorda depuis qui fut le
premier qui eschappa de celle beste et aussy recorda il premierement sa
faccedilon celle reverberacion qui aloit reluisant du col de la beste estoit
aucunes fois sy grande que la beste en estoit comme mucee et ne la veoit on
point Vray est qursquoen celui merveilleux undoiement les couleurs
srsquoentremesloient les unes avecq les autres sique crsquoestoit ung singulier plaisir
390 A ce sujet voir notamment lrsquoeacutetude de ROUSSEL Claude laquo Le jeu des formes et des couleurs observations
sur la Beste Glatissant raquo Romania 104 1983 p 49-82
110
a tous ceulx qui la regardoient et tant qursquoilz en estoient desvoyez Aincores
avecq ce il leur sambloit parfois dedens ce flamboiement de couleurs qursquoilz
veissent pucelles dames et damoiselles ou chevaliers selon ce que les
courages de ceulx qui la regardoient estoient affectez(hellip)Et sachiez que le
chevalier dis depuis qursquoil tenoit que la beste nrsquoavoit couleur au col qui ne
jectats son glat et pour ce les habitans de elle forest qui oyumle et veue lrsquoavoient
la nommoient la Beste Glatissant et pour ce fut la forest surnommee du
Glat (hellip) Et vous fault entendre que les couleurs se multiplioient tellement
a la reverberacion du soleil qursquoil sambloit de ceste beste ung buisson par les
couleurs qui entour elles srsquoentrelachoient et multiplioient tellement qursquoelle
en estoit comme toute envelopee391
Dans cet extrait la lumiegravere encore une fois joue un rocircle dans le pheacutenomegravene de reacuteverbeacuteration
et lagrave aussi il srsquoagit drsquoune lumiegravere eacutemise par le soleil (laquo ray du soleil raquo) dont le lien avec lrsquoeacuteleacutement
du Feu est clairement exprimeacute avec le laquo flamboiement raquo des couleurs refleacuteteacutees gracircce agrave la lumiegravere
du soleil mais aussi avec le terme laquo reluisant raquo Ces deux eacuteleacutements ne sont pas sans rappeler les
eacutepisodes dont nous avons deacutejagrave parleacute lorsque le Chevalier Vermeil imagine la jeune fille dont
il est amoureux dans lrsquoeau drsquoune riviegravere on nous parle des laquo raiz du soleil qui flamboioit entre
le gravier raquo et crsquoest dans lrsquoune des versions du passage de laquo La Riviegravere et Gallafur raquo qursquoon nous
deacutecrit une eau laquo clere et luysant raquo De plus la couleur de lrsquoarmure du Chevalier Doreacute nrsquoest pas
sans signification eacutevoquant elle-mecircme la lumiegravere Or le texte insistant tout particuliegraverement
sur la lumiegravere qui se concentre sur le cou de la Becircte lrsquoarmure doreacutee du chevalier semble ecirctre la
marque de son eacutelection et montrer qursquoil est celui destineacute agrave mettre fin aux illusions de la Becircte
391 Traduction laquo Le noble chevalier chevaucha tant ce matin-lagrave qursquoagrave heure de prime il peacuteneacutetra au plus profond de
la forecirct ougrave il trouva un rocher extraordinaire dont le cocircteacute eacutetait creuseacute par une caverne qui srsquoenfonccedilait dans la roche
Quand le chevalier arriva pregraves de la caverne il regarda et vit lrsquoune des becirctes les plus extraordinaires au monde la
plus terrible qursquoil eucirct jamais vue Cette becircte avait une tecircte de serpent et le cou drsquoune becircte que les Sarrasins nomment
dogglor et ce cou eacutetait si prodigieux que toute la gamme des couleurs srsquoy deacuteclinait Je dois vous preacuteciser que la
reacuteverbeacuteration des couleurs qui srsquoentremecirclaient agrave la lumiegravere du soleil eacutetait si agreacuteable agrave regarder que tous ceux qui
la voyaient ainsi oubliaient toute autre distraction et nrsquoauraient jamais voulu se deacutetourner de cette vue car drsquoapregraves
les souvenirs du jeune chevalier le premier agrave avoir eacutechappeacute agrave cette becircte et donc le premier agrave se rappeler de son
aspect cette reacuteverbeacuteration qui brillait le long du cou de la becircte eacutetait si intense que la becircte en eacutetait comme cacheacutee
et qursquoon ne la voyait pas Il est vrai qursquoen ce superbe ondoiement les couleurs srsquoentremecirclaient les unes aux autres
de telle sorte que crsquoeacutetait un singulier plaisir pour tous ceux qui la regardaient et qui en eacutetaient deacutevoyeacutes Ainsi ils
leur semblaient parfois qursquoils voyaient dans ce flamboiement de couleurs jeunes filles dames demoiselles ou
chevaliers selon la maniegravere dont les coeurs de ceux qui la regardaient en eacutetaient affecteacutes (hellip) Sachez que le
chevalier dit depuis qursquoil avait lrsquoimpression que la becircte nrsquoavait pas une couleur au cou qui ne glatissait et pour
cela les habitants de cette forecirct qui lrsquoavaient entendue et vue la nommaient la Becircte Glatissant et la forecirct avait pris
le nom de la forecirct du Glat (hellip) Il vous faut bien comprendre que les couleurs se multipliaient tellement gracircce au
reflet du soleil qursquoil semblait que cette becircte fucirct un buisson ardent agrave cause de ces couleurs qui srsquoentrelaccedilaient et se
multipliaient au point qursquoelle en eacutetait complegravetement enveloppeacutee raquo (III 2 p215 16-88)
111
car celle-ci ne produit pas de lumiegravere directe elle projette des couleurs des images et des
illusions gracircce aux reflets du soleil
On remarquera ainsi la preacutesence de diffeacuterents termes eacutevoquant le mouvement des couleurs
projeteacutees par le cou de la Becircte avec deux fois le mot laquo srsquoentremesloient raquo deux fois le terme
laquo se multiplioit raquo avec laquo srsquoentrelachoient raquo et enfin le substantif laquo undoiement raquo qui rappelle lagrave
encore lrsquoeacutepisode laquo La Meacutelancolie et le Chevalier Vermeil raquo puisque crsquoest dans laquo lrsquoondoiement
de lrsquoeaue raquo qursquoil peint les couleurs du visage de la jeune fille qursquoil aime Si les couleurs se
meacutelangent et sont mouvantes dans le cas de la Becircte Glatissant elles semblent aussi disposeacutees
de faccedilon harmonieuse puisqursquoelles sont laquo ordonneement assises et compassees raquo ce qui nrsquoest
pas sans rappeler les fioles dont Aroeacutes se sert pour creacuteer ses illusions et qui sont disposeacutees laquo par
bonne ordonnance raquo Enfin le fait que la lumiegravere qui eacutemane du cou de la Becircte la dissimule
entiegraverement aux yeux des spectateurs (elle est laquo comme toute envelopee raquo et laquo comme mucee raquo)
renvoie agrave presque tous les autres eacutepisodes eacutevoqueacutes que ce soit les chacircteaux des jeunes filles
des chevaliers du lignage Darnant ou de la tour drsquoAroeacutes les illusions drsquooptique viennent
dissimuler un endroit ou un objet ici la Becircte Glatissant Ces eacuteleacutements laissent penser qursquoil y a
des reacutefeacuterences entre les eacutepisodes mecircme si celui de la Becircte Glatissant et Nestor eacutepisode le plus
deacuteveloppeacute du roman semble montrer un autre type de pheacutenomegravene que celui du miroir
Lrsquoinsistance sur les couleurs du cou de la Becircte sur lesquelles se concentrent la majoriteacute des
termes descriptifs de lrsquoextrait laisse penser qursquoil srsquoagit ici du mecircme effet drsquooptique que lrsquoarc-
en-ciel Deux termes dans ce passage vont particuliegraverement dans ce sens laquo prime raquo et laquo orient raquo
En effet si lrsquoon regarde ce que dit le traiteacute drsquooptique Opus Majus de Roger Bacon sur lrsquoarc-en-
ciel on peut voir que ce pheacutenomegravene ne peut apparaicirctre agrave un angle supeacuterieur agrave 42 degreacutes au
dessus de lrsquohorizon
Experimentator igitur sumpta altitudine solis et iridis super horizontem
inveniet quod ultima altitudo qua potest apparere iris super horizontem est
42 graduum et haec est maxima elevatio iridis392
Cet angle correspond en fait au lever et au coucher du soleil qui sont les heures les plus
propices agrave lrsquoapparition de lrsquoarc-en-ciel Si lrsquoon en revient aux deux termes que nous avons
releveacutes le mot laquo prime raquo correspond agrave lrsquooffice du matin et lrsquo laquo orient raquo en direction duquel se
tient la Becircte renvoie lagrave encore au lever du soleil Drsquoailleurs au livre III Perceforest rencontre
392 Traduction laquo LrsquoExpeacuterimentator donc en prenant en compte la hauteur du soleil et de lrsquoarc-en-ciel trouve que
la plus haute altitude agrave laquelle peut apparaicirctre un arc-en-ciel au-dessus de lrsquohorizon est 42 degreacutes et cela est
lrsquoeacuteleacutevation maximum de lrsquoarc-en-ciel raquo
BACON Roger Opus Majus Clarendon Press Oxford 1897 partVI chap IV p 177
112
la Becircte laquo a environ heure de prime393 raquo et dans le livre VI lorsque Scapiol et Olofer chevauchent
pour voir la Becircte en suivant un chemin laquo devers soleil levant394 raquo (donc vers lrsquoest) le texte
insiste sur le cadre temporel juste avant cette rencontre en reacutepeacutetant plusieurs fois que les
chevaliers chevauchent le matin
Au pieacute de la montaigne se reposa le roy jusques a lrsquoendemain qursquoil se leva
par matin Belle estoit la matinee doulce souefve et delitable Le soleil prist
a estendre ses rais au dessus de la terre (hellip) Et pour la grant plaisance qursquoil
eut en la doulceur de la matinee il se mist au chemin selon lrsquoauriere de la
montaigne en soy deduisant en la compaignie de Olofer (hellip) Ainsi srsquoen aloit
le roy tout deduisant selon la montaigne et Olofer le sieuvoit tout pensant
Le roy le vey si lui demanda a quoy il pensoit ou point ou toute creature
srsquoesjouist crsquoest en la doulceur drsquoun bel matin395
Un peu plus loin lorsqursquoils voient effectivement la Becircte lrsquoauteur preacutecise que cette creacuteature
baisse la tecircte et attaque sa proie juste apregraves laquo qursquoelle avoit ainsi congouy le ray di soleil
matineuz396 raquo Cependant lrsquoarc-en-ciel est aussi lieacute agrave lrsquohumiditeacute crsquoest la lumiegravere qui passe au
travers des gouttes drsquoeau qui produit ses couleurs Or au livre VI lorsque Maronex2 rencontre
la Becircte si lrsquoauteur insiste agrave nouveau sur le fait que lrsquoeacutepisode a lieu dans la matineacutee il ajoute
eacutegalement un autre deacutetail extrecircmement inteacuteressant pour notre analyse
Lors vint a lrsquoissue de son tref et print a regarder sur le rieu de la fontaine qui
tout resplendissoit de gaieteacute pour la doulceur de la matinee et du soleil qui
jettoit ses raiz par-dessus lrsquoerbe qui estoit toute boutonnee par la moisteur
de la rousee du serain En ce point regarda le chevallier et voit sur le rieu de
la fontaine la plus merveilleuse beste qursquoil oncques es jours de sa vie eust
veue qui ou rieu print a boire Si tost qursquoelle eut beu elle emprist a a
recepvoir la challeur de lrsquoattempreacute souleil qui au dessus du corps lui
raioit397
La laquo fontaine raquo la laquo moisteur raquo laquo la rousee raquo et la laquo matinee raquo sont autant drsquoindications qui
justifient le fait que crsquoest bien lrsquoarc-en-ciel et les connaissances autour de ce pheacutenomegravene
393 III 3 p166 106-107 394 VI 2 par989 8 395 VI 2 par990 1-15 396 VI 2 par992 27-28 397 Traduction laquo Alors il sortit de sa tente et commenccedila agrave regarder le cours drsquoune riviegravere qui resplendissait de
gaiteacute gracircce agrave la douceur de la matineacutee et du soleil qui jetait ses rayons sur lrsquoherbe qui eacutetait couverte de bourgeons
de roseacutee que le serein y avait deacuteposeacute A ce moment le chevalier posa ses yeux sur le cours drsquoeau et aperccedilut la becircte
la plus merveilleuse qursquoil eucirct jamais vue de toute sa vie qui se deacutesalteacuterait dans la riviegravere Apregraves avoir bu elle
commenccedila agrave recevoir la douce chaleur des rayons du soleil qui atteignait son corps raquo (VI 1 par125 11-20)
113
meacuteteacuteorologique qui ont servi de modegravele au cou de la Becircte puisque tous les eacuteleacutements qui y sont
lieacutes lrsquohumiditeacute le soleil et lrsquoangle neacutecessaire agrave son apparition sont preacutesents
Ces mentions temporelle et geacuteographique font donc reacutefeacuterence aux connaissances
meacutedieacutevales relatives agrave lrsquoarc-en-ciel et feraient coiumlncider ces connaissances avec lrsquoapparition de
la Becircte afin drsquoapporter une explication rationnelle aux capaciteacutes de cette creacuteature inquieacutetante
Or si nous avons distingueacute dans un premier temps les caracteacuteristiques lieacutees au pheacutenomegravene de
lrsquoarc-en-ciel aux proprieacuteteacutes du miroir celles-ci ne srsquoopposent en rien bien au contraire398 Dans
sa traduction des œuvres de Bartheacuteleacutemy lrsquoAnglais par exemple Jean Corbechon deacutefinit lrsquoarc-
en-ciel comme une nueacutee creuse et remplie de roseacutee ayant la forme drsquoun arc laquo auquel aussi
comme en un mirouer reluisant diverses couleurs qui y sont empreintes et engendrees par les
raiz du souleil ou de la lune399 raquo Tous les eacutepisodes que nous avons eacutetudieacutes sont lieacutes par les
caracteacuteristiques du miroir que partagent lrsquoeau et lrsquoarc-en-ciel ndash pheacutenomegravene produit par
lrsquohumiditeacute de la nueacutee Cependant le passage de la Becircte Glatissant apporte un eacuteleacutement essentiel
agrave lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes optiques Si le livre III a contribueacute agrave montrer que les illusions du
lignage Darnant et drsquoAroeacutes ne sont pas de la magie mais des proceacutedeacutes techniques habilement
maicirctriseacutes la rencontre entre Nestor et le monstre montre que son cou iridescent est une proprieacuteteacute
naturelle de lrsquoanimal comme le Temple Incongneu est eacuteclaireacute gracircce aux proprieacuteteacutes des
escarboucles
Lrsquoemploi de termes relevant du domaine de lrsquooptique permet au lecteur drsquoavoir un statut
privileacutegieacute supeacuterieur agrave celui de Gadiffer2 et Flamine En effet si le chevalier est capable de voir
le proceacutedeacute qui permet agrave Aroeacutes de produire des illusions il ne peut agrave cause de son anneau
protecteur ecirctre spectateur des merveilles creacuteeacutees par le faux dieu Flamine qui nrsquoest pas proteacutegeacutee
des illusions assiste au spectacle de son pegravere tout en eacutetant incapable de comprendre comment
Aroeacutes les fabrique Lrsquointeacutegration drsquoeacuteleacutements eacutevoquant les pheacutenomegravenes de reacuteverbeacuteration de
reacuteflexion et de reacutefraction permet au lecteur agrave la fois de profiter du spectacle des illusions
produites par lrsquoaction combineacutee de la lumiegravere et de lrsquoeau et de comprendre le proceacutedeacute sans en
ecirctre dupe comme le peuple drsquoAroeacutes
Cette premiegravere partie a permis de relever et drsquoanalyser notamment agrave travers des eacutetudes
lexicales les savoirs inteacutegreacutes dans le roman et qui sont lieacutes agrave la theacuteorie des eacuteleacutements et des
sphegraveres agrave la meacutedecine et aux pheacutenomegravenes optiques La theacuteorie des eacuteleacutements et des sphegraveres tregraves
398 Ch Ferlampin-Acher consacre drsquoailleurs une partie agrave la Becircte Glatissant dans son eacutetude sur les miroirs Voir
FERLAMPIN-ACHER Christine laquo Perceforest et ses miroirs aux alouettes raquo Op cit p333-338 399 BARTHELEMY LANGLAIS Livre des proprieacuteteacutes des choses Op cit livre XI f205r
114
preacutesente dans le roman montre une tentative drsquoenvelopper les pheacutenomegravenes dans un mecircme
systegraveme ougrave le macrocosme et le microcosme seraient intimement lieacutes De cette faccedilon tous les
pheacutenomegravenes trouveraient une explication rationnelle chacun eacutetant impliqueacute dans un systegraveme
global celui qui constitue la sphegravere de Nature Ces pheacutenomegravenes peuvent ecirctre compris expliqueacutes
voire maicirctriseacutes par lrsquohomme quand drsquoautres semblent eacutechapper agrave ce systegraveme et donc agrave la
compreacutehension humaine Ainsi les miracles et manifestations divines ne sont pas appreacutehendeacutes
par le savoir humain ce que lrsquoincapaciteacute de Dardanon et de la Reine Feacutee agrave interpreacuteter les signes
qui annonce la conception drsquoun enfant par une vierge a pu deacutemontrer parce qursquoils srsquoinscrivent
en dehors de la sphegravere naturelle Quant agrave la magie et aux enchantements ils changent
progressivement de statut et les termes techniques ainsi que diffeacuterents eacuteleacutements faisant
reacutefeacuterence agrave des savoirs identifiables permettent de les ramener dans la sphegravere naturelle comme
crsquoest le cas pour le Temple Incongneu Assimileacute agrave un lieu destineacute agrave pieacuteger et assassiner les
visiteurs par ceux qui se laissent berner par ses illusions le temple est en fait dissimuleacute par un
laquo experiment naturel raquo que seul un esprit formeacute agrave la science de lrsquooptique peut repeacuterer et
appreacutecier
Apregraves cette eacutetude lexicale qui repreacutesente une analyse de pheacutenomegravenes isoleacutes crsquoest ce lien
entre magie nature et christianisme que nous allons agrave preacutesent eacutetudier Il srsquoagira de voir de quelle
faccedilon les eacuteleacutements analyseacutes srsquointegravegrent dans le mouvement drsquoensemble du roman et contribuent
notamment agrave sa christianisation
115
DEUXIEME PARTIE
CHRISTIANISATION DES SAVOIRS Merveilles pheacutenomegravenes naturels et miracles
116
Les eacuteleacutements que nous avons eacutetudieacutes jusqursquoagrave preacutesent ne sont pas inteacutegreacutes uniquement pour
faire reacutefeacuterence agrave un savoir scientifique que le lecteur saurait identifier Lrsquointeacuterecirct estheacutetique
drsquoune scegravene comme celle de la Becircte Glatissant montre bien agrave lui seul que ces savoirs ne se
limitent pas agrave ecirctre des reacutefeacuterences inteacutegreacutees au texte Ils se mecirclent eacutegalement agrave des motifs
litteacuteraires ou mythiques convoquant sur la scegravene du roman des personnages qui ont marqueacute la
litteacuterature arthurienne ou lrsquoimaginaire chreacutetien
1 Les humeurs arthuriennes intertextualiteacute christianisme et motifs
mythiques
Lrsquoune des premiegraveres apparitions de ce sens du mot merancolie400 dans la litteacuterature
meacutedieacutevale se trouve dans le roman de Chreacutetien de Troyes Yvain ou le Chevalier au lion pour
deacutesigner le moment ougrave Yvain ayant failli agrave la promesse faite agrave sa dame devient fou de douleur
Il srsquoenfuit alors dans la forecirct nu et mange la viande crue de sa chasse jusqursquoagrave ce qursquoil soit
soigneacute par un onguent des femmes de la forecirct Lorsqursquoil est soigneacute on nous dit drsquoYvain laquo que
del cervel li issi fors la rage et la melancolie401 raquo Dans son essai sur Yvain ou le Chevalier au
lion Ph Walter insiste sur le lien entre la chaleur la seacutecheresse et la meacutelancolie ce qui montre
que crsquoest cette maladie qui se cache sous la folie du chevalier comme on peut le voir dans ce
texte de Vincent de Beauvais sur la laquo meacutelancolie canine raquo
Est quaedam melancholiae species qui patitur galli canisque similitudinem
habere sibi videtur unde et ut gallus clamat vel ut canis latrat nocte ad
monumenta egreditur ibisque usque ad diem moratur Huius signa color
citrinus oculi obscuri sicci concavi os quoque siccum et sitibundum in
pedibus et in facie vulnera et pustula quia frequenter offendens cadit Talis
numquam sanatur et haec passio a parentibus haereditatur402
400 Comme le signale HEGER Henrik Die Melancholie bei den franzosischen Lyrikern des Spaumltmittelalters Bonn
Romanisches Seminar der Universitaumlt Bonn 1967 p49 Citeacute par WALTER Philippe Canicule Essai de
Mythologie sur Yvain de Chreacutetien de Troyes Paris SEDES 1988 p156 401 CHRETIEN DE TROYES Yvain ou le Chevalier au lion Opcit v3004-3005 402 Traduction laquo Il est une certaine sorte de meacutelancolie qui est admise qui fait prendre la forme de coq et de chien
agrave celui qui en souffre de lagrave il se comporte comme le coq qui crie fort ou comme le chien qui aboie La nuit il sort
vers les tombes et lagrave il demeure jusqursquoau jour De cette meacutelancolie les symptocircmes sont une couleur jaune citron
des yeux sombres secs creux une bouche elle aussi segraveche et assoiffeacutee et sur les pieds et le visage des plaies et
des pustules parce que souvent le malade se blesse en tombant Cette forme de la maladie ne se gueacuterit jamais et
ce mal est transmis par les parents raquo
Traduit drsquoapregraves le texte latin citeacute par WALTER Philippe Op cit p161
117
Le personnage du Roman de Perceforest qui preacutesente le premier des symptocircmes de
meacutelancolie comme Yvain dans ce sens drsquo laquo eacutetat psychique caracteacuteriseacute par des aspects maladifs
pouvant aller jusqursquoagrave la folie dus agrave des accegraves de bile raquo que nous avons deacutefini est Peacuteleacuteon qui
srsquoenfuit lui aussi dans la forecirct fou de chagrin et retourne presque agrave lrsquoeacutetat sauvage Le nom de
son amie qui finira par le soigner la damoiselle du Chastel drsquoEstain pourrait ecirctre aussi une
preacutefiguration de sa meacutelancolie puisqursquoen effet le terme estain (ou estanc) signifie laquo vaincu raquo
comme lrsquoa eacuteteacute Peacuteleacuteon mais aussi laquo desseacutecheacute sec raquo ce qui correspond au tempeacuterament du malade
meacutelancolique Le chevalier semble donc ecirctre degraves le deacutebut du tournoi placeacute agrave la fois sous le
signe de la deacutefaite et de la seacutecheresse repreacutesenteacutees par son amie Son changement brusque de
comportement causeacute par le deacutebut de sa maladie se rapproche beaucoup de celui drsquoYvain Ce
lien entre les deux chevaliers nrsquoest pas anodin il semblerait logique en effet qursquoun auteur qui
cherche agrave reacuteinventer la geacuteneacutealogie arthurienne en y intercalant des personnages de sa creacuteation
vienne reprendre des eacuteleacutements issus de Chreacutetien de Troyes justifiant ainsi lrsquoascendance
arthurienne par la filiation litteacuteraire entre son roman et celui de lrsquoeacutecrivain champenois Cette
ideacutee avait drsquoailleurs eacuteteacute formuleacutee par Ch Ferlampin-Acher dans un article intituleacute laquo Perceforest
et Chreacutetien de Troyes403 raquo ougrave elle montre les rapprochements possibles entre drsquoun cocircteacute la
rencontre drsquoun peuple sauvage avec les chevaliers de Gadiffer et de lrsquoautre celle de Perceval
avec des chevaliers avant drsquoeacutetablir un parallegravele entre le lion drsquoYvain et celui de Lyonnel
La meacutelancolie va alors fournir la matiegravere neacutecessaire pour montrer le parallegravele entre les
personnages de Chreacutetien de Troyes et ceux de Perceforest le chevalier fou YvainPeacuteleacuteon le
roi blesseacute Roi PecirccheurGadiffer et le roi deacutepressif ArthurPerceforest
11 Le Roi Pecirccheur et le roi peacutecheur
Si le motif du chevalier fou est agrave la base de cette eacutetude crsquoest parce que plusieurs personnages
sombrent degraves le deacutebut du livre I dans une recircverie profonde qui leur fait oublier le monde
exteacuterieur mais crsquoest Peacuteleacuteon qui preacutesente les premiers signes drsquoune maladie meacutelancolique Il est
alors remarquable que sa blessure (il a le bras briseacute apregraves son combat perdu contre le Chevalier
au Dauphin) et sa maladie sont suivies immeacutediatement par celle du roi Gadiffer404 qui devient
403 FERLAMPIN-ACHER Christine laquo Perceforest et Chreacutetien de Troyes raquo dans De sens rassis Essays in
Honor of Rupert T Pickens Amsterdam and Atlanta Rodopi 2005 p 201-217 404 Alors que Peacuteleacuteon vient juste drsquoeacutechapper aux douze filles de lrsquoermite Pergamon qui lrsquoavaient recueilli et de
blesser leur fregravere Pergamon le texte raconte les soins apporteacutes agrave la jambe briseacutee du jeune homme et au chagrin de
ses sœurs avant de couper court au reacutecit laquo Mais cy endroit se taist lrsquoystoire des XII damoiselles et du chevalier
et retourne a parler du bon roy Gadifer drsquoEscoce pour compter comment il fut affoleacute de sa cuisse par le cruel
sanglier apregraves ce qursquoil fut revenu de visiter son royaume environ raquo (II 1 par68 20-24)
118
le Roi Mehaigneacute et que le chevalier devenu fou est recueilli agrave la cour drsquoAngleterre juste avant
la maladie du roi Perceforest Ces eacuteleacutements semblent faire de Peacuteleacuteon un personnage
annonciateur de la meacutelancolie royale
111 Peacuteleacuteon et Yvain deacuteveloppement du motif du chevalier meacutelancolique
La partie consacreacutee agrave la meacutelancolie mettait en lumiegravere la possibiliteacute de rapprocher la folie
qui saisit le personnage de Peacuteleacuteon de la folie meacutelancolique Cette maladie fait son entreacutee dans
la litteacuterature meacutedieacutevale agrave notre connaissance avec la folie drsquoYvain comme nous lrsquoavions
preacuteceacutedemment expliqueacute Ainsi les symptocircmes qui apparaissent chez le chevalier Yvain vont
nous servir de point de comparaison pour lrsquoeacutetude de la maladie de Peacuteleacuteon
Le premier symptocircme de la maladie drsquoYvain est associeacute agrave la meacutelancolie par Ph Walter dans
son essai
Lrsquoun des symptocircmes de la maladie [meacutelancolique] est une aphasie
caracteacuteriseacutee
Yvains respondre ne li puet
Que sans et parole lui faut (v2774-75) 405
Lorsque le chevalier srsquoeacuteloigne de ses compagnons il nrsquoest pas encore devenu fou mais il
sent que la douleur excessive qui le saisit ndash et qui se traduit par lrsquoincapaciteacute agrave prendre la parole
ndash peut lrsquoamener agrave basculer dans la folie drsquoun instant agrave lrsquoautre ce qui le pousse agrave fuir
Drsquoantre les barons se remueQursquoil crient entrrsquoax issir del sanEt de ce ne se
gardoit lrsquoanSi lrsquoan lessierent seul allerBien sevent que de lor parlerNe de
lor siegle nrsquoa il soingEt il va tant que il fu loingDes tantes et des
paveillons406
De fait il sombre dans la folie juste apregraves que lrsquoauteur preacutecise qursquoil srsquoest suffisamment
eacuteloigneacute des tentes et de la compagnie des hommes laquo Lors se li monte uns torbeillonsEl chief
si grant que il forsane raquo Selon Ph Walter la fuite de la socieacuteteacute humaine est lagrave encore lrsquoune des
caracteacuteristiques du meacutelancolique qui se rapproche de lrsquohomme sauvage
Lrsquoentreacutee dans la folie se traduit immeacutediatement par une fuite de la socieacuteteacute
Yvain quitte toute compagnie humaine et se retrouve agrave lrsquoeacutetat de becircte
405 WALTER Philippe Op cit p166 406 Traduction laquo Il srsquoeacuteloigne des seigneurs car il a peur de perdre la raison devant eux Personne ne soupccedilonnait
cela si bien qursquoon le laissa partir seul ils savent bien qursquoil nrsquoa pas la tecircte agrave leur parler ou agrave srsquoasseoir avec eux
Ainsi il srsquoen va et srsquoeacuteloignedes tentes et des pavillons raquo
CHRETIEN DE TROYES Yvain ou le Chevalier au lion Opcit v2798-2805
119
vagabonde dans la nature Il est soumis au reacutegime de la viande crue jusqursquoagrave
ce qursquoun ermite lui fasse cuire sa venaison (v2871) La perte du lien social
srsquoexprime eacutegalement par la disparition du vecirctement Yvain se retrouve
complegravetement nu407
Ainsi on voit dans le texte de Chreacutetien de Troyes que la fuite drsquoYvain se fait en plusieurs
eacutetapes (1) il srsquoeacuteloigne de ses compagnons et quitte la socieacuteteacute de ses pairs (2) il va laquo par chans
et par arees raquo 408 qui sont agrave mi-chemin entre le monde naturel et le monde des hommes puisqursquoil
srsquoagit drsquoun espace cultiveacute (3) il srsquoapproche drsquoun laquo parc raquo 409 que nous pensons ecirctre ici une
barriegravere deacutelimitant lrsquoespace civiliseacute et la forecirct (4) il rentre dans la forecirct Il est inteacuteressant de
voir que chaque eacutetape de sa fuite se double drsquoune caracteacuteristique de lrsquohomme sauvage (HS) et
du meacutelancolique (M)
(1) Yvain souffre drsquoaphasie (M)
(2) un tourbillon lui fait perdre lrsquoesprit (M) il deacutechire ses vecirctements410 (HS)
(3) il vole un arc et des flegraveches411 (HS) il perd la meacutemoire412 (M)
(4) il mange de la viande crue413 (HS)
On peut retrouver tous ces eacuteleacutements de faccedilon plus ou moins prononceacutee chez Peacuteleacuteon En
effet apregraves sa deacutefaite contre le chevalier au Dauphin il doit lui donner sa cotte
Quant le Daulphin entendy ce il descendy de son cheval et vint devant le
chevalier qui mectoit paine a luy desvetir sy courroucieacute que plus ne pouoit
Mais il luy commenccedila a aidier tant qursquoil eut sa vesture pardevers luy414
Contrairement agrave Yvain Peacuteleacuteon nrsquoest pas complegravetement nu mais il est possible de voir dans
le fait que le Dauphin va le laquo desvetir raquo de sa cotte un motif atteacutenueacute de cette nuditeacute drsquoautant
plus que pour eacuteviter que la cotte ne se laquo dessire raquo comme celle drsquoYvain le Chevalier au Dauphin
407 WALTER Philippe Op cit p166 408 CHRETIEN DE TROYES Yvain ou le Chevalier au lion Opcit v2809 409 Ibid v 2817 410 laquo Si se dessire et se depane raquo
Ibid v2808 411 laquo Yvains srsquoen va jusqursquoau garccedilon Cui il voloit tolir lrsquoarccedilonEt les saietes qursquoil tenoit raquo
Ibid v 2821-2823 412 laquo Por qant mes ne li sovenoitDe rien que onques euumlst feite raquo
Ibid v 2824-2825 413 laquo Les bestes par le bois agueiteSi les ocit et se manjueLa venison trestote crue raquo
Ibid v 2826-2828 414 Traduction laquo Quand le Dauphin entendit cela il descendit de son cheval et srsquoavanccedila jusqursquoau chevalier qui
avait des difficulteacutes agrave se deacutevecirctir seul et qui se sentait plus humilieacute qursquoil ne pouvait le supporter Mais il commenccedila
agrave lrsquoaider jusqursquoagrave ce qursquoil eucirct le vecirctement entre les mains (hellip) Le chevalier [Peacuteleacuteon] frappa alors son cheval de ses
eacuteperons et srsquoenfonccedila agrave vive allure dans la forecirct raquo (I 2 par1142 l10-16)
120
demande agrave ce que le combat qui deacutecidera qui de lui ou de Peacuteleacuteon pourra garder la cotte offerte
par Dache se termine degraves que lrsquoun drsquoentre eux sera deacutesarccedilonneacute415 Vaincu Peacuteleacuteon enlegraveve son
vecirctement et immeacutediatement apregraves lrsquoavoir donneacute il srsquoenfuit du tournoi partant en direction de
la forecirct tout comme Yvain (laquo fiert le chevalier son cheval des esperons et srsquoen va vers la forest
grant erre 416raquo) Une fois seul il se lamente dans un laquo espinoy417 raquo et crsquoest lagrave que submergeacute de
douleur et loin des hommes comme Yvain il perd la raison
Adont fut le chevalier sy courroucieacute qursquoil yssy de son sens et entra en une
fantasie et commenccedila a dire en ce point laquo Chevalier maleureux raquo Et
sachiez que grant temps depuis on ne peult avoir de luy aultre parolle 418
Si Ph Walter note que le tourbillon qui monte agrave la tecircte drsquoYvain et le rend fou est un signe
de sa meacutelancolie la laquo fantasie raquo dans laquelle entre Peacuteleacuteon est eacutegalement un symptocircme de la
maladie comme nous le signalions lors de notre analyse du champ lexical de la meacutelancolie en
premiegravere partie Ce cri lanceacute par Peacuteleacuteon laquo Au chevalier maleureux raquo illustre un autre trait
atteacutenueacute du meacutelancolique lrsquoaphasie En effet si Yvain ne prononce plus un mot agrave partir du
moment ougrave il perd la raison Peacuteleacuteon lui ne reacutepond plus que laquo chevalier malheureux raquo agrave
quiconque lrsquointerroge Lrsquoauteur srsquoattarde lors du deacutepart de Peacuteleacuteon sur la douleur de Dache qui
tente de retrouver le chevalier dont elle est amoureuse Si les gens drsquoYvain sont incapables de
le retrouver parce qursquoils ne cherchent pas au bon endroit419 Dache suivie par ses gens arrive
agrave le rejoindre dans la forecirct Il est cependant remarquable que crsquoest seule qursquoelle trouve Peacuteleacuteon
et que ses gens ne la rejoignent qursquoapregraves (laquo lors srsquoembatirent sur eulx lrsquoescuier de la damoiselle
et sa chamberiere qui se descendirent tantost de leurs chevaulx 420 raquo) Tout comme les gens
drsquoYvain ceux de Dache sont incapables de suivre le forceneacute et si la jeune fille fait exception
et parvient agrave le rattraper crsquoest tregraves certainement parce qursquoelle partage une partie de sa folie
comme le souligne le texte agrave deux reprises
415 laquo Joustons ensemble II lances a telle fin que se vous mrsquoabatez de lrsquoun de ces II coupz je iray en prison
pardevers la pucelle Et se je vous puis abatre je avray la vesture sans aultre violence car trop me peseroit srsquoelle
estoit empiree raquo (I 2 par1139 9-13) 416 I 2 par1142 15-16 417 I 2 par1180 18 418 Traduction laquo Alors le chevalier fut si affligeacute qursquoil perdit la raison et entra dans un deacutelire Alors il commenccedila
agrave dire lsquorsquoChevalier malheureux raquo et sachez que beaucoup de temps srsquoeacutecoula avant que lrsquoon ne puisse entendre de
lui drsquoautres paroles raquo (I 2 par1182 3-7) 419 laquo Et lessa ses genz esgareesQui se mervoillent ou puet estreQuerant le vont destre et senestrePar les ostex
as chevaliersEt par haies et par vergiersSel quierent la ou il nrsquoest pas raquo
CHRETIEN DE TROYES Yvain ou le Chevalier au lion Opcit v2810-2815 420 I 2 par1183 3-4
121
Premiegravere description
La Damoiselle du Chastel drsquoEstain estoit sy courroucee que srsquoelle nrsquoyssoit
du sens elle ne pouoit pis pour son amy qursquoelle veoit en aller ainsy que tout
desespereacute Adont fist tantost appareillier son cheval et sievy le chevalier a
pointe drsquoesperons421
Seconde description
Elle ne senty pas moins son meschief que le chevalier faisoit car elle lrsquoamoit
de bonne amour Et pour ce monta elle sur son palefroy hastivement et srsquoen
ala apregraves aussy courroucee par semblant que le chevalier estoit Lors le
sievy une sienne damoiselle et ung escuier a pointe drsquoesperons Mais la
damoiselle qui entendoit a sievir son amy sans raison regarder se fiert en
la forest apregraves Pelleon422
Les deux descriptions insistent sur la similitude entre lrsquoeacutetat de Dache et celui de son ami et
non leur identiteacute puisqursquoelles placent toujours celui de la jeune fille un degreacute en dessous de
celui du chevalier Cette comparaison est particuliegraverement frappante dans la premiegravere
description qui reprend presque mot agrave mot lrsquoeacutetat de Peacuteleacuteon dans lrsquoespinoy laquo sy courroucieacute
qursquoil yssy de son sens raquo laquo sy courroucee que srsquoelle nrsquoyssoit du sens raquo Pourtant lrsquoajout de laquo se raquo
montre que si lrsquoeacutetat dans lequel elle se trouve est intense et douloureux elle nrsquoen bascule pas
pour autant dans la folie De la mecircme faccedilon dans la seconde description si le texte montre que
la jeune fille ressent une affliction eacutequivalente agrave celle de son ami (laquo Elle ne senty pas moins son
meschief que le chevalier faisoit raquo) ce deacutesespoir se traduit par une folie qui est encore un degreacute
en-dessous de celle de Peacuteleacuteon puisque si celle-ci est laquo aussy courroucee raquo ce nrsquoest que laquo par
semblant raquo Crsquoest donc certainement agrave cause du degreacute comparable de son deacutesarroi que Dache
est capable de retrouver Peacuteleacuteon contrairement agrave ses gens et agrave ceux drsquoYvain mecircme si son
intervention ne permet pas de ramener le jeune homme agrave la raison En effet alors qursquoil srsquoest
calmeacute et que les gens de Dache lui ont administreacute les premiers soins pour son bras blesseacute il leur
eacutechappe pour se lancer dans la poursuite effreacuteneacutee drsquoun cerf blanc423 tout comme Yvain une
fois dans la forecirct srsquooccupait de venaison Le chevalier disparaicirct apregraves srsquoecirctre lanceacute agrave la poursuite
421 Traduction laquo La Demoiselle du Chacircteau drsquoEstain eacutetait si affligeacutee que si elle ne perdait pas la raison crsquoeacutetait
parce qursquoil nrsquoy aurait rien eu de pire pour son ami qursquoelle voyait srsquoen aller complegravetement deacutesespeacutereacute Alors elle fit
immeacutediatement preacuteparer son cheval et elle suivit le chevalier agrave franc eacutetrier raquo (I 2 par1143 1-5) 422Traduction laquo Elle ne ressentit pas moins sa douleur que le chevalier ne ressentait la sienne car elle lrsquoaimait
drsquoun amour sincegravere Crsquoest pourquoi elle monta rapidement sur son cheval et le suivit lrsquoair aussi affligeacute que le
chevalier lrsquoeacutetait Alors une de ses suivantes et un eacutecuyer allegraverent agrave sa suite agrave bride abattue Mais la demoiselle qui
entendait suivre son ami sans eacutecouter la voix de la raison se preacutecipita dans la forecirct sur les traces de Peacuteleacuteon raquo (I
2 par1180 9-16) 423 I 2 par1184 1-8
122
du cerf et il est recueilli par les douze petites-filles et lrsquoun des huit petits-fils de lrsquoermite
Pergamon Il est donc extrecircmement inteacuteressant de voir que tout comme Yvain apregraves avoir fui
les barons drsquoArthur et ses gens rencontre en forecirct un ermite qui va lui donner de quoi se nourrir
Peacuteleacuteon est lui aussi heacutebergeacute chez un ermite apregraves avoir fui du tournoi et eacutechappeacute agrave Dache et agrave
ses gens mecircme si Pergamon est bien plus ancreacute dans la socieacuteteacute des hommes que ne lrsquoest lrsquoermite
de Chreacutetien de Troyes Ainsi si Yvain trouve laquo une meison a un hermite424 raquo les jeunes
demoiselles leur fregravere et lrsquoermite le conduisent dans une maison laquo car la maison estoit a ung
ermite qui leur tayon estoit425 raquo Lrsquoermite Pergamon ne dit pas un mot et ne tient aucun rocircle
pendant tout le deacuteroulement de la scegravene se tenant simplement dans une laquo lictiere
chevaucheresse426 raquo alors qursquoil prend toujours la parole lorsqursquoil apparaicirct dans les tournois
organiseacutes par le roi Perceforest Ce rocircle de simple spectateur est sans doute un moyen de donner
agrave lrsquoermite un rocircle purement reacutefeacuterentiel pour rappeler le parallegravele avec la scegravene de rencontre
entre Yvain et lrsquoermite (qui lui non plus ne prononce pas un mot) On pourrait voir eacutegalement
dans le fait que les jeunes filles deacutecident de garder en captiviteacute le cerf blanc qui srsquoest eacutecrouleacute
presque mort de fatigue une reacutefeacuterence agrave la venaison qursquoYvain apporte agrave lrsquoermite qui en
eacutechange lui donne de la nourriture
Avant de le nourrir ce sont drsquoabord des soins meacutedicaux que lui prodiguent les jeunes filles
qui essaient en vain de lrsquointerroger Si son seacutejour dans la forecirct lrsquoa beaucoup affaibli on peut
aussi penser que crsquoest son eacuteloignement temporaire avec le monde des hommes qui le rend
incapable de reacutepondre aux jeunes filles lorsqursquoelles lui adressent la parole apregraves lrsquoavoir
soigneacute427 Signe de son retour partiel dans le monde civiliseacute le chevalier une fois qursquoil a mangeacute
peut prononcer les seuls mots que sa folie lui laisse exprimer depuis le tournoi laquo Je suys le
chevalier maleureux428 raquo Cette ameacutelioration soudaine de son eacutetat qui est mecircme leacutegegraverement
meilleur que celui dans lequel il se trouvait lorsque Dache lrsquoavait rejoint puisqursquoil prononce
maintenant une phrase entiegravere ne viendrait-elle pas montrer lrsquoefficaciteacute de la meacutedecine
humorale puisque crsquoest apregraves avoir mangeacute laquo viande propre a sa maladie429 raquo que Peacuteleacuteon
recouvre la parole De fait apregraves srsquoecirctre eacutechappeacute encore une fois Peacuteleacuteon est recueilli par le roi
Perceforest et sa femme agrave la suite drsquoune longue errance et lagrave encore il est incapable de
parler (laquo Adont dist ung escuier au chevalier laquo Beau sire chevalier parlez a moy raquo Mais le
424 CHRETIEN DE TROYES Opcit v2831 425 II 1 par60 4-5 426 II 1 par59 7 427 II 1 par60 23-24 428 II 1 par61 11 429 II 1 par61 3
123
chevalier ne dist mot430 raquo) Ce nrsquoest qursquoau bout de sept jours de soins que le chevalier peut agrave
nouveau reacutepondre laquo Le chevalier maleureux431 raquo quand on lui demande qui il est Lrsquoabsence de
mention drsquoun soin particulier qui serait donneacute agrave Peacuteleacuteon contrairement agrave lrsquoeacutepisode chez les
petites-filles de lrsquoermite Pergamon expliquerait peut-ecirctre la moindre efficaciteacute des remegravedes
prodigueacutes par la reine drsquoAngleterre puisque le chevalier met beaucoup plus de temps agrave se
reacutetablir Cependant il semblerait que ce soit plutocirct agrave cause drsquoun seacutejour prolongeacute dans la forecirct432
que lrsquoeacutetat du chevalier srsquoavegravere ecirctre plus grave que lors de sa deacutecouverte par la famille de lrsquoermite
Pergamon Son corps est tregraves affaibli puisqursquoil apparait laquo de si foible contenance433 raquo et laquo sy
povre et si descharneacute que a pou se pouoit soutenir434 raquo tout comme son cheval laquo sy maigre et
si fourmeneacute (hellip) que a paine se pouoit soustenir435 raquo et son eacutequipement est presque entiegraverement
deacutetruit (laquo le heaume et le haubergon (hellip) estoient aussi noirciz que se ilz eussent jeu en une
fosse ung an436 raquo laquo les vestures de dessoubz estoient toutes pourries437 raquo) ce qui pourrait lagrave
encore constituer une version atteacutenueacutee de la nuditeacute drsquoYvain Mais crsquoest surtout un autre trait
marquant qui apparaicirct sa pilositeacute laquo si estoit sa char sy velue de povreteacute que on eust peu tondre
le poil par-dessus son haubergon438 raquo
La pilositeacute excessive est en effet un autre trait qui permet de reconnaicirctre lrsquohomme sauvage
Le bouvier dans Yvain par exemple a des cheveux hirsutes et des oreilles laquo moussues raquo 439 Ce
motif est cependant moins net chez Yvain quoique plus visible dans la version galloise Owein
srsquoest enfui dans le deacutesert
Et il erra ainsi si longtemps que tous ses vecirctements eacutetaient useacutes et son corps
aussi srsquousait pour ainsi dire il lui poussa de longs poils par tout le corps
Il frayait avec les animaux sauvages il se nourrissait en leur compagnie si
bien qursquoils eacutetaient devenus ses familiers440
Dans le Chevalier au lion on retrouve simplement lrsquoideacutee de la tonte de cette pilositeacute
excessive puisque pour le faire revenir agrave son eacutetat normal la dame qui a recueilli Yvain et sa
430 II 1 par150 23-25 431 II 1 par151 11 432 Il reacutevegravele plus tard agrave la reine avoir erreacute laquo plus de demy an raquo depuis son deacutepart de chez lrsquoermite Pergamon (II 2
par616 3) 433 II 1 par149 13 434 II 1 par150 18-19 435 II 1 par149 9-10 436 II 1 par149 10-12 437 II 1 par150 20-21 438 II 1 par150 21-23 439 Cf CHRETIEN DE TROYES Op cit v295-297 440 Les quatre branches du Mabinogi [eacuted P-Y Lambert] Paris Gallimard 1993
124
servante laquo le font rere et rouongnierCar on li peuumlst apongnierLe barbe a plain poing seur le
faiche441 raquo De plus apregraves quelque temps passeacute agrave la cour Peacuteleacuteon srsquoil agit toujours comme un
sot retrouve quelques reacuteflexes de chevalier puisque malgreacute sa folie il srsquoempresse de srsquoarmer
et de partir agrave la poursuite drsquoune mule blanche apregraves que la reine a exprimeacute son deacutesir de la
posseacuteder442 Cette mule blanche avait eacuteteacute attribueacutee au Chevalier au Griffon pour ses prouesses
lors drsquoun tournoi Celui-ci membre des douze Chevaliers aux Vœux a disparu depuis des
anneacutees puisqursquoil est retenu par Dache avec ses compagnons La mule erre donc agrave la recherche
de son leacutegitime proprieacutetaire et crsquoest en souvenir de la bravoure du chevalier disparu que la reine
avait eacutemis le souhait de retenir lrsquoanimal Cette nouvelle fuite de Peacuteleacuteon permet agrave lrsquoauteur de
reacuteintroduire le motif de la chasse et de la venaison crue puisqursquoapregraves avoir rattrapeacute et attacheacute la
mule le chevalier laquo srsquoassist pour soy reposer et pour mengier ung pou de la cuisse drsquoun cerf
qursquoil avoit pendant a son arccedilon443 raquo mais crsquoest aussi lrsquooccasion drsquoajouter un nouveau symptocircme
de la maladie meacutelancolique et qui nrsquoest pas preacutesent chez Yvain En effet Peacuteleacuteon eacutepuiseacute par la
poursuite de la mule qui a eacuteteacute libeacutereacutee et proteacutegeacutee par de nombreux chevaliers au nom du
Chevalier au Griffon loge chez une dame Lagrave il dort deux jours complets et srsquoasseyant parmi
les gardiens du beacutetail de la dame il deacutemontre un appeacutetit qui eacutetonne son hocirctesse laquo Sy se mist
avecques et commmenccedila a mengier ainsi que srsquoil nrsquoeust oncques mengieacute dont la dame le
regardoit a merveilles444 raquo Lrsquoappeacutetit deacutemesureacute est justement une caracteacuteristique du
meacutelancolique comme le souligne M-C Pouchelle
Mais les meacutelancoliques nrsquoeacutetaient pas seulement friands de substances
grossiegraveres et noires qui confinaient au contre-nature ils eacutetaient aussi de
grands mangeurs Pourquoi une telle voraciteacute Parce qursquoouvrir lrsquoappeacutetit
eacutetait justement la fonction speacutecifique qursquoon assignait agrave la meacutelancolie dans
lrsquoorganisation corporelle445
Cet appeacutetit a bien sucircr une explication meacutedicale mais a eacutegalement une place dans
lrsquoimaginaire puisque comme le souligne Ph Walter dans Canicule la meacutelancolie est lieacutee au
chien et que ce chien a justement fort appeacutetit ainsi que lrsquoexplique M-C Pouchelle
Les deacutesordres de lrsquoappeacutetit ne pouvaient pas manquer drsquooccuper une grande
place dans le discours meacutedical meacutedieacuteval compte tenu de lrsquoimportance alors
accordeacutees au reacutegime alimentaire dans le maintien de la santeacute et dans la
441CHRETIEN DE TROYES Yvain ou le Chevalier au lion Op cit v3135-3137 442 II 1 par706 1-4 443 II 1 par707 12-14 444 II 1 par731 10-12 445 POUCHELLE Marie-Christine laquo Les appeacutetits meacutelancoliques raquo Meacutedieacutevales Volume 2 n5 1983 p82
125
theacuterapeutique Bernard de Gordon leur consacre plusieurs chapitres dans
son traiteacute Pour deacutecrire la faim deacutemesureacutee de certains malades crsquoest agrave un
animal de nature froide et segraveche meacutelancolique qursquoil renvoie le chien Ce
dernier eacutetait en effet perccedilu comme perpeacutetuellement affameacute en proie agrave un
appeacutetit intense deacutesordonneacute insatiable446
Apregraves avoir suffisamment dormi le chevalier repart agrave la poursuite de la mule Dache
apercevant la magnifique becircte demande aux douze Chevaliers aux Vœux qursquoelle retient
prisonniers gracircce agrave ses sortilegraveges de la lui ramener Peacuteleacuteon les bat tous un par un et il est enfin
soigneacute par Dache Ces soins consistent drsquoabord agrave redonner des forces au chevalier blesseacute et
affaibli (laquo ala faire medecines confortatives447 raquo) tout en prenant garde agrave la conformiteacute des
remegravedes et de la blessure (laquo telles qursquoelle savoit que bonnes estoient a la maladie Peleon448 raquo)
avant de traiter sa fracture et ses blessures (laquo luy remua sa playe449 raquo) Le reste des soins consiste
en repos (laquo srsquoala endormir jusques a lrsquoendemain450 raquo) et en un reacutegime alimentaire surveilleacute (laquo la
damoiselle le fist boire et mengier451 raquo) Lagrave encore le texte insiste comme crsquoeacutetait le cas dans
lrsquoeacutepisode chez lrsquoermite Pergamon sur le caractegravere adapteacute de la meacutedecine utiliseacutee pour gueacuterir
Peacuteleacuteon ce qui explique son extrecircme efficaciteacute puisque le chevalier est gueacuteri en seulement
quelques jours
Ainsi si lrsquoon reacutesume les eacutetapes de la maladie de Peacuteleacuteon
(1) Peacuteleacuteon quitte le tournoi
(2) Dache le rattrape
(3) Il est recueilli par lrsquoermite Pergamon ses douze-petites filles et ses petits-fils
(4) Il est recueilli agrave la cour drsquoAngleterre
(5) Il est recueilli par une dame
(6) Il est soigneacute par Dache
Chaque eacutetape permet de deacutevelopper un ou plusieurs aspects de la maladie meacutelancolique et
de lrsquohomme sauvage
(1) Lrsquoabandon du vecirctement
(2) La fantasie la chasse lrsquoaphasie
(3) La maladie humorale lrsquoaphasie
446 Ibid p83 447 II 1 par760 12-13 448 II 1 par760 13-14 449 II 1 par760 14 450 II 1 par760 18 451 II 1 par760 18-19
126
(4) La pilositeacute la venaison lrsquoaphasie
(5) Lrsquoappeacutetit deacutemesureacute la chasse lrsquoaphasie
(6) Retour agrave la raison
En plus de ces caracteacuteristiques que lrsquoon retrouve en grande partie chez Yvain plusieurs
autres scegravenes de la folie de Peacuteleacuteon peuvent ecirctre mises en parallegravele avec celles du roman de
Chreacutetien de Troyes la fuite en forecirct le seacutejour chez lrsquoermite mais aussi la gueacuterison par les feacutees
En effet crsquoest gracircce agrave un onguent confectionneacute par la feacutee Morgane que trois jeunes femmes ndash
une dame et ses suivantes qui sont tregraves certainement des feacutees elles-mecircmes452 ndash soignent Yvain
Il faut alors remarquer qursquoagrave chaque fois que Peacuteleacuteon est recueilli ce sont des femmes qui se
chargent de le soigner Dache dans la forecirct les petites-filles de Pergamon dans la maison de
lrsquoermite la reine drsquoAngleterre agrave la cour de Perceforest une dame dans son manoir et enfin
Dache dans son chacircteau Pourtant il nrsquoy a aucune information ou indice dans le texte qui
laisserait penser que les filles de lrsquoermite la dame inconnue et la reine drsquoAngleterre sont des
feacutees Seule Dache semble pouvoir offrir un parallegravele inteacuteressant avec les feacutees qui sauvent Yvain
Car si le passage dans lequel Peacuteleacuteon est deacutefinitivement gueacuteri semble mecircler une meacutedecine
humorale agrave des soins fortifiants (laquo confortatives raquo) et agrave la gueacuterison des plaies il ne faut pas
oublier que Dache qui prodigue eacutegalement des soins aux douze chevaliers aux vœux les a
ensorceleacutes pendant des anneacutees En effet au livre I lorsqursquoelle perd Peacuteleacuteon dans la forecirct elle
entend les douze chevaliers discuter et pour venger son ami devenu fou elle leur jette un
sortilegravege
Et sachiez que tandiz que lrsquoescuier ala sccedilavoir la ou la tente de sa damoiselle
estoit elle ala enchanter et endormir les XII chevaliers tellement que on
les peust tous despiecer ainccedilois qursquoilz srsquoesveillassent car combien que la
damoiselle fust josnete sy sccedilavoit de nigromancie et drsquoenchantemens453
Le caractegravere occulte de sa pratique est souligneacute degraves le deacutebut du passage avant mecircme qursquoelle
ne commence son enchantement puisqursquoelle attend le deacutepart de son eacutecuyer pour lancer son sort
La concentration sur quelques lignes de termes faisant partie du lexique magique
(laquo enchanter raquo laquo nigromancie raquo laquo enchantemens raquo) montre une jeune fille au comportement
452 A ce sujet voir la n1 de la p409 de lrsquoeacutedition Pleacuteiade drsquoYvain ou le Chevalier au Lion dans CHRETIEN DE
TROYES Op cit p1211 ainsi que lrsquoouvrage de HARF-LANCNER Laurence Les Feacutees au Moyen Acircge
Morgane et Meacutelusine la naissance des feacutees Paris Champion 1984 453 Traduction laquo Sachez que tandis que lrsquoeacutecuyer allait se renseigner sur lrsquoendroit ougrave se trouvait la tente de la
demoiselle elle enchanta et endormit les douze chevaliers et le sortilegravege eacutetait si puissant qursquoon aurait pu les mettre
tous en piegraveces avant qursquoils ne srsquoeacuteveillent car bien que la demoiselle fucirct jeune elle srsquoy connaissait en nigromancie
et en enchantements raquo (I 2 par1188 7-12)
127
particuliegraverement inquieacutetant agrave ce moment-lagrave du roman ougrave les personnages qui endorment par un
sortilegravege puis emprisonnent les chevaliers sont des hommes issus du perfide lignage Darnant
comme nous le verrons plus tard Ainsi si les pouvoirs drsquoenchanteresse de Dache sont occulteacutes
lors de la gueacuterison de Peacuteleacuteon au profit drsquoune meacutedecine il est vrai eacutetonnamment rapide et
efficace le lecteur est conscient que la jeune fille est non seulement une magicienne mais
qursquoelle est en plus tregraves doueacutee pour son acircge eacutetant donneacute qursquoelle lance un sort puissant laquo combien
qursquo[elle] fust josnete raquo ce qui permet de faire facilement le parallegravele entre les feacutees qui ont
soigneacute Yvain et la jeune fille amoureuse de Peacuteleacuteon
Les multiples parallegraveles possibles entre le personnage de Chreacutetien de Troyes et celui du
Roman de Perceforest nous amegravenent encore une fois agrave penser que lrsquoauteur de Perceforest a su
tisser son reacutecit drsquoallusions et de reacutefeacuterences au Chevalier au Lion allant mecircme jusqursquoagrave expliciter
certains motifs comme celui de la pilositeacute excessive ou agrave en ajouter afin drsquoinsister encore
davantage sur le caractegravere meacutelancolique du personnage (comme lrsquoappeacutetit deacutemesureacute ou la
fantasie)
Cependant la maladie meacutelancolique de Peacuteleacuteon se distingue tregraves nettement de celle drsquoYvain
en ce qursquoil passe plus de temps agrave ecirctre recueilli qursquoagrave errer dans la forecirct En effet on sait que son
seacutejour le plus long loin des hommes se situe entre celui chez Pergamon et celui agrave la cour du roi
Perceforest et qursquoil a dureacute plus de six mois Il reste ensuite agrave la cour drsquoAngleterre du deacutebut de
la maladie du roi jusqursquoagrave la gueacuterison du souverain soit dix-huit anneacutees On peut constater
lrsquoimpact qursquoont ces seacutejours prolongeacutes parmi les hommes sur sa maladie agrave chaque fois qursquoil est
retrouveacute par des chevaliers ou des jeunes filles apregraves ecirctre resteacute dans la forecirct lrsquoapparence du
chevalier est celle drsquoun fou et drsquoun homme sauvage Complegravetement muet les vecirctements
deacutechireacutes la pilositeacute abondante et le corps blesseacute il est ensuite recueilli soigneacute laveacute et nourri
par ses hocirctes Il retrouve alors un semblant de parole puisqursquoil reacutepond agrave nouveau laquo Chevalier
maleureux raquo quand on lui parle il mange de la nourriture cuite et non plus la venaison ou les
laquo pommes et glans454 raquo de la forecirct Srsquoil a toujours lrsquoattitude et le parler drsquoun sot devenant un
nice plutocirct qursquoun homme sauvage ses habitudes de chevalier srsquoeacuteveillent lorsque quelque chose
lui rappelle son ancienne vie il deacutecide soudainement de srsquoarmer apregraves avoir contempleacute des
armes dans la grande salle chez Pergamon et il abat violemment agrave la joute le petit-fils de
lrsquoermite agrave qui il brise la jambe avant de srsquoenfuir agrave nouveau dans la forecirct De la mecircme faccedilon
apregraves un seacutejour beaucoup plus long chez la reine drsquoAngleterre Pergamon deacutecide de srsquoarmer
pour reacutealiser le deacutesir de la reine son hocirctesse obtenir la mule blanche Arrecircteacute dans son entreprise
454 II 2 par616 4
128
par diffeacuterents chevaliers qui veulent proteacuteger la mule proprieacuteteacute du Chevalier au Griffon il les
abat un agrave un agrave la joute Cette multiplication de prouesses motiveacutee par un motif courtois et qui
rappelle la joute contre Pergamon vient sans doute du seacutejour prolongeacute de Peacuteleacuteon parmi les
hommes Cela explique aussi la faciliteacute avec laquelle Dache parvient agrave lui rendre la raison
Ainsi on retrouve certes chez Peacuteleacuteon le soudain basculement dans la folie qursquoon voyait chez
Yvain mais surtout un progressif retour vers la raison qui est absent chez le heacuteros du Chevalier
au Lion Ces eacutetapes vers la gueacuterison contribuent eacutegalement agrave minorer les pouvoirs magiques de
Dache et agrave faire de ses remegravedes de simples traitements meacutedicaux loin de lrsquoonguent magique
de Morgane et des trois feacutees Cette eacutetape est essentielle pour eacuteviter la confusion entre la pratique
meacutedicale et la sorcellerie comme nous le verrons dans la partie consacreacutee agrave la magie des
femmes
Cependant Peacuteleacuteon nrsquoest pas une figure isoleacutee dont la seule fonction serait de faire reacutefeacuterence
agrave Yvain car les passages dans lesquels il apparaicirct eacutepuiseacute et blesseacute avant drsquoecirctre soigneacute par des
personnages bienveillants ne sont jamais placeacutes de maniegravere anodine Apregraves avoir deacutecrit sa fuite
de chez lrsquoermite Pergamon lrsquoauteur commence le chapitre qui va raconter la blessure de
Gadiffer Plus tard lrsquoarriveacutee de Peacuteleacuteon agrave la cour de Perceforest preacutecegravede la succession
drsquoannonces qui vont provoquer la deacutepression du roi Il srsquoagira alors drsquoeacutetudier ces deux figures
royales essentielles dans le roman agrave commencer par celle du roi Gadiffer drsquoEcosse
112 Le Roi Mehaignieacute et la meacutelancolie
Une fois que Perceforest au livre I est parvenu agrave reprendre le controcircle de la Forecirct Darnant
le jeune Gadiffer son fregravere aicircneacute demande agrave Alexandre de lui faire la faveur de le couronner
avant de partir pour conqueacuterir Babylone Celui-ci presseacute de repartir par ses compagnons
accepte de diffeacuterer son deacutepart et de couronner Gadiffer de sa main apregraves lrsquoavoir deacuteclareacute roi
drsquoEcosse lors du couronnement de son fregravere Perceforest roi drsquoAngleterre Il lui laisse alors un
deacutelai de quinze jours pour faire les preacuteparatifs neacutecessaires agrave la ceacutereacutemonie Si lrsquoauteur ne donne
pas drsquoindications temporelles agrave ce moment du roman le couronnement de Gadiffer est dateacute du
laquo premier jour drsquoavril455 raquo Cette date ne semble renvoyer agrave aucun eacuteveacutenement speacutecifique en
rapport avec la meacutelancolie mais elle permet drsquoappreacutecier le prodige qui apparaicirct le jour de la
ceacutereacutemonie
455 II 2 par898 18
129
Mais quant ilz parvindrent jusques a lrsquoeschaffault ilz regardent et voient
qursquoil y avoit au dessus une vigne qui faisoit umbre tout autour pour umbroier
IIm personnes Et estoit la vigne sy chargee de crappes de roisin par
semblant qursquoil estoit avis qursquoil y eust autant de crappes que de fueilles Sy
devez sccedilavoir que le commun peuple des II royaumes estoient moult
esmerveilliez quel fruit ce pouoit estre car en icellui temps nrsquoavoit encore
point ou pou de vigne ou payumls Et les gentilz hommes qui sccedilavoient bien
que crsquoestoit avoient trop plus grant merveille comment la vigne pouoit estre
sy foeuillie et avoir fruit sus qui nrsquoy devoit pas estre devant le septembre
dont il estoit alors le premier jour drsquoavril456
Cette vigne est exceptionnelle par sa taille (elle peut faire de lrsquoombre agrave laquo IIm personnes raquo)
et sa preacutecociteacute que le texte ne manque pas de souligner en insistant sur la preacutesence de feuilles
et de fruits en abondance (laquo sy chargee de crappes de roisin raquo laquo sy foeuillie et avoir fruit sus raquo)
Dernier fait remarquable cette vigne ne fait pas partie des plantes communes en Grande
Bretagne agrave cette eacutepoque (laquo car en icellui temps nrsquoavoit encore point ou pou de vigne ou payumls raquo)
ce qui provoque deux types de reacuteaction la surprise du laquo commun peuple raquo qui ne connaicirct pas
cette plante et celle des laquo gentilz hommes raquo qui comprennent le caractegravere exceptionnel de
lrsquoapparition de la vigne Crsquoest cette incoheacuterence agrave la fois temporelle (la vigne ne donne des
fruits qursquoagrave partir de septembre) et geacuteographique plus encore que la taille prodigieuse de la
plante qursquoAlexandre interpregravete comme un signe drsquoabondance457 Dans les Saturnales de
Macrobe lrsquoabondance de fruits et de ce qui est cultiveacute est un attribut du dieu Saturne
Hic igitur Ianus cum Saturnum classe pervectum excepisset hospitio et ab
eo edoctus peritiam ruris ferum illum et rudem ante fruges cognitas victum
in melius redegisset regni eum societate muneravit458
456 Traduction laquo Mais quand ils arrivegraverent jusqursquoagrave lrsquoestrade ils regardegraverent et virent qursquoil y avait au-dessus drsquoeux
une vigne qui srsquoeacutetendait tout autour en faisant suffisamment drsquoombre pour deux mille personnes La vigne eacutetait
tellement chargeacutee de grappes de raisin agrave ce qursquoon pouvait voir qursquoon avait lrsquoimpression qursquoil y en avait autant
que de feuilles Et vous devez savoir que le peuple des deux royaumes se demandait avec eacutemerveillement ce que
pouvait ecirctre ce fruit car en ce temps-lagrave il nrsquoy avait pas ou peu de vigne dans ce pays Les gens cultiveacutes qui savaient
bien ce que crsquoeacutetait srsquoeacutetonnaient au plus haut point de ce que la vigne pucirct ecirctre si feuillue et pucirct porter des fruits
qursquoelle ne devait pas avoir avant septembre alors qursquoon eacutetait le premier jour drsquoavril raquo (II 2 par898 6-18) 457 laquo Par ma foy dist le roy Alexandre les dieux font miracles au couronnement de nostre roy crsquoest signe de bien
et de multipliance raquo (I 1 par899 1-3) 458 laquo Or Janus ayant donneacute lhospitaliteacute agrave Saturne quun vaisseau amena dans son pays et ayant appris de lui lart
de lagriculture et celui de perfectionner les aliments qui eacutetaient grossiers et sauvages avant que lon connucirct lusage
des productions de la terre partagea avec lui la couronne raquo
Texte latin de MACROBII AMBROSII THEODOSII Opera quae supersunt [eacuted L von Jan] Quedlinburg et
Leipzig Gottfried Bass 1852 v2 livre I chapVII
Traduction MACROBE VARRON POMPONIUS MELA Œuvres complegravetes [eacuted M Nisard] Paris Firmin-
Didot Fregraveres 1875
130
Encore une fois il peut ecirctre deacutelicat de recourir agrave des textes antiques dans la mesure ougrave il
est difficile drsquoassurer avec certitude que lrsquoauteur a connu une oeuvre de faccedilon directe ou
indirecte traduite ou en langue originale Dans ce cas preacutecis nous savons que Macrobe eacutetait un
auteur dont les œuvres eacutetaient connues agrave lrsquoeacutepoque meacutedieacutevale tout particuliegraverement pour son
Commentaire au songe de Scipion ce qui explique pourquoi Exilleacute au livre V vexeacute de
lrsquointerpreacutetation neacutegative de son songe par son rival amoureux Norgal2 (alors que lui-mecircme
interpreacutetait son songe comme un bon preacutesage pour ses amours) lui reacutepond laquo Sire se vous
estiez Macrobe lrsquoexposeur des songes je doubteroye de mon fait Mais non estes parquoy il
convendra qursquoen ceste deffaulte lrsquoespee en rendre la sentence459 raquo On voit ici que Macrobe est
consideacutereacute comme une autoriteacute et son nom laquo lrsquoexposeur des songes raquo montre bien lrsquoinfluence
consideacuterable qursquoa pu avoir le Commentaire au songe de Scipion que lrsquoauteur de Perceforest a
donc sinon lu forceacutement connu Les Saturnales moins lues eacutetaient tout de mecircme diffuseacutees au
Moyen Age comme le montre lrsquoouvrage de Steacutephanie Lecompte La chaicircne drsquoor des poegravetes
Preacutesence de Macrobe dans lrsquoEurope humaniste 460 qui fait une synthegravese dans son premier
chapitre sur la diffusion des œuvres de Macrobe depuis le deacutebut du Moyen Age jusqursquoagrave la
Renaissance Elle y reprend notamment un tableau syntheacutetique comparant le nombre de
manuscrits des Saturnales et du Commentaire au Songe de Scipion reacutealiseacute par B Barker-
Benfield461 que nous reproduisons agrave notre tour
Si la datation de lrsquoœuvre de Perceforest pose problegraveme462 les manuscrits dont nous
disposons aujourdrsquohui sont tous dateacutes du XVe siegravecle eacutepoque agrave laquelle on retrouve plus de
459 V 1 par96 32-35 460 LECOMPTE Steacutephanie La chaicircne drsquoor des poegravetes Preacutesence de Macrobe dans lrsquoEurope humaniste Genegraveve
Droz 2009 461 BARKER-BENFIELD Bruce The manuscripts of Macrobius Commentary on the Somnium Scipionis Thegravese
de doctorat Corpus Christi College Oxford 1975 462 La datation de lrsquoœuvre fait encore deacutebat Certains chercheurs pensent que la version actuelle avait un modegravele
au XIVe siegravecle qui a ensuite eacuteteacute remanieacute au XVe siegravecle Voir notamment les eacutetudes de VEYSSEYRE Geacuteraldine
laquo Les meacutetamorphoses du prologue galfridien au Perceforest mateacuteriaux pour lrsquohistoire textuelle du roman raquo et
ROUSSINEAU Gilles laquo Reacuteflexions sur la genegravese de Perceforest raquo dans Perceforest un roman arthurien et sa
reacuteception Rennes PUR 2012 p31-86 et p255-268
Drsquoautres penchent pour une datation au XVe siegravecle voir notamment lrsquoouvrage de FERLAMPIN-ACHER
Christine Perceforest et Zeacutephir propositions autour drsquoun reacutecit arthurien Opcit
131
manuscrits des Saturnales que du Commentaire au songe de Scipion Il ne serait donc pas
surprenant que lrsquoauteur de Perceforest ait eu accegraves aux Saturnales en plus du Commentaire au
songe de Scipion et que cette œuvre ait influenceacute sa repreacutesentation du personnage de Gadiffer
On peut voir eacutegalement dans certaines compilations463 drsquoauteurs de lrsquoAntiquiteacutendash certes plus
tardives ndash que Saturne est agrave lrsquoorigine de la vigne ce qui place le regravegne de Gadiffer sous lrsquoeacutegide
de Saturne
Or en Italie amp pais Latin (ainsi que dit Macrobe) Saturne en fut linventeur
duquel Eutrope parle en ceste sorte Saturne aprist aux peuples encore fort
rudes amp grossiers agrave bastir maisons cultiver les terres amp planter les vignes
amp de vivre civilement dautant quauparavant agrave demy sauvages ils vivoient
par les champs substentans leur vie amp se nourrissans de gland tant
seulement464
Une fois les festiviteacutes du couronnement acheveacutees Gadiffer deacutecide drsquoaller visiter son
royaume pour lrsquoexplorer et imposer la justice royale Apregraves avoir visiteacute plusieurs villes le
souverain et ses hommes en armes arrivent aux Deserz drsquoEscoce habiteacutes par un peuple sauvage
Ceux-ci connaissent lrsquoeacutelevage puisqursquoils ont des laquo vaches domestez465 raquo et que les enfants sont
vecirctus de peaux de moutons Cependant le souverain constate lrsquoabsence de villes de chacircteaux
et mecircme drsquohabitations ce qui explique le nom du lieu Deserz Ce peuple ne connaicirct pas non
plus lrsquoagriculture ni le feu dont ils srsquoapprochent avec curiositeacute au risque de faire prendre feu agrave
leurs cheveux Une fois que le peuple effrayeacute par les hommes en armes de Gadiffer a eacuteteacute apaiseacute
par un vieillard Gadiffer deacuteclare son intention de les sortir de leur eacutetat sauvage Tout comme
les auteurs italiens font de Saturne celui qui a apporteacute lrsquoagriculture et la civilisation en Italie
lrsquoauteur de Perceforest montre Gadiffer en roi civilisateur apportant lrsquoagriculture
463 Traduction laquo Ils disent en Italie que Saturne y fut le premier sommelier raquo
Les diverses leccedilons de Pierre Messie mises en franccedilais par Claude Gruget Lyon Bartheacutelemy Honorat 1584
p307 Le texte original de 1540 est lrsquoouvrage agrave succegraves de Pedro Mexiacutea Silva de varia leccioacuten
laquo Saturne alla quelquefois loger chez un laboureur qui avoit une belle fille nommee Eutoria laquelle il depucela
amp engendra en elle quatre fils Ianus Hymnus Faustus amp Felix Si leur enseigna en recompense la maniere de
faire le vin amp de planter la vigne amp leur commanda den faire part agrave leurs voisins ce quils feirent raquo
Oeuvres Morales amp meslees de Plutarque Translatees de Grec en Franccedilois reveueumls amp corrigees en ceste
troisieacuteme edition en plusieurs passages par le Translateur raquo [eacuted J Amyot] Paris Michel de Vascosan 1575
p487 464 POLYDORUS VERGILIUS De linvencion des choses [traduction du latin par F de Belleforest] Paris Robert
le Mangnier 1576 p261-262 465 II 1 par9 12
132
(laquo gaigner466 raquo) lrsquoartisanat (laquo ouvrer467 raquo) mais aussi bacirctisseur puisqursquoil fait ensuite venir des
ouvriers et des charpentiers pour construire des habitations468
Ainsi Gadiffer reacutealise degraves le deacutebut de son regravegne les promesses qursquoannonccedilait lrsquoapparition
de la vigne agrave son couronnement En effet si cette plante eacutetait connue des hommes instruits qui
srsquoeacutetonnent simplement de sa preacutesence elle est une veacuteritable deacutecouverte pour le peuple qui
assistait agrave la ceacutereacutemonie et ce sont bien de nouvelles pratiques pour se nourrir et vivre que
Gadiffer apporte aux peuples les plus sauvages de son royaume quand il remet simplement de
lrsquoordre dans les villes deacutejagrave bacircties
Saturne nrsquoest pas que le dieu qui a apporteacute lrsquoagriculture et la prospeacuteriteacute aux premiers
hommes il est eacutegalement le dieu de la Meacutelancolie et ce nrsquoest pas un hasard si crsquoest apregraves le
tournoi organiseacute en lrsquohonneur du couronnement du roi Gadiffer celui-lagrave mecircme ougrave apparaissait
soudainement la vigne que Peacuteleacuteon vaincu par le Dauphin sombre dans la meacutelancolie Devenu
meacutelancolique sous lrsquoombre de la vigne saturnienne Peacuteleacuteon se fait eacutegalement annonciateur de
la maladie du souverain car sa fuite de chez lrsquoermite Pergamon preacutecegravede le chapitre qui va
raconter la blessure de Gadiffer
Le jeune monarque agrave peine rentreacute de sa visite du royaume est gravement blesseacute agrave la suite
drsquoune chasse contre un sanglier gigantesque qui laquo fiert le gentil roy du dent ou tournant de la
cuisse dont ce fut grant pitieacute et luy va rompre le nerf en quoy lrsquoos tenoit en la boiste de sa
hanche469raquo La description est drsquoune rare preacutecision puisque le tournant signifie la laquo tecircte du
feacutemur raquo ce dont parle notamment Bernard de Gordon dans Practique de maistre Bernard de
Gordon appellee Fleur de lys en medecine Il deacutefinit ainsi la sciatique comme le moment ougrave
laquo la matiere court aux liguemens des hanches ou lieu que on appelle le tournant cestui
liguement lye les deux os ensemble470 raquo et montre qursquoun problegraveme au niveau de cet os provoque
une boiterie laquo aulcuneffois tant grant humiditeacute court aux joinctures que le tournant reboute la
hanche et cloche se on ny fait cautere471 raquo Lrsquoattaque du sanglier a en fait trancheacute le nerf
sciatique et les ligaments qui relient les os de la jambe agrave ceux de la hanche Cette blessure agrave la
hanche mal soigneacutee agrave cause des faux soins apporteacutes par une vieille meurtriegravere ne gueacuterira qursquoagrave
la fin du livre VI lorsqursquoun onguent fait des deacutefenses de ce mecircme sanglier sera fabriqueacute par
Corrose Ainsi depuis sa blessure au livre II jusqursquoagrave la fin du roman de Perceforest le roi
466 II 1 par27 11 467 Idem 468 II 1 par29 7-14 469 II 1 par96 24-26 470 GORDON Bernard Practique de maistre Bernard de Gordon appellee Fleur de lys en medecine c1450-1500
VII 19 fdd5 verso 471 GORDON Bernard Opcit fdd6 recto
133
restera paralyseacute et incapable de marcher seul il sera alors soit deacuteplaceacute dans une litiegravere comme
lors de la Fecircte du Dieu Souverain soit soutenu par ses chevaliers472 ou encore par ses fils473
Cette blessure semble avoir peu de rapport direct avec la meacutelancolie et pourtant quand les
douze chevaliers aux vœux sont inviteacutes agrave la table du roi Gadiffer la Reine Feacutee leur explique
qursquoil laquo jadiz fut blecieacute par mescheance Or luy dealt maintenant sa bleceure pour la tendreur
de la lune474 raquo La laquo tendreur raquo de la lune deacutesigne ici la lune nouvelle475 Or comme nous le
disions preacutecedemment la lune tout comme les autres planegravetes a une influence directe sur les
humeurs du corps les maladies et les blessures En ce qui concerne sa complexion Jean Falcon
lorsqursquoil commente lrsquoœuvre du ceacutelegravebre chirurgien meacutedieacuteval Guy de Chauliac eacutecrit
Selon ces quatre quartiers de Lune il y a quatre semaines au mois amp dans
chaque semaine la Lune parcourt trois signes amp pendant les deux premieres
semaines la Lune est ditte nouvelle amp pendant les deux autres elle est ditte
vieille Or il est bon selon quelques Docteurs de saigner les sanguins dans
le premier quartier les choleriques dans le second les phlegmatiques dans
le troisieme amp les melancholiques dans le quatrieme () Le premier
quartier est chaud amp humide le second chaud amp sec le troisiegraveme froid amp
humide amp le quatrieacuteme frois amp sec Il est vray quen tout temps la Lune est
par soy effectivement froide amp humide mais elle acquiert dans ses quartiers
diverses complexions selon les divers regards du Soleil car le Soleil est
effectivement chaud amp sec amp ainsi selon quil sapproche ou recule de la
Lune il diminueuml plus ou moins la froideur et son humiditeacute Et de cette faccedilon
la Lune en soy amp de sa vertu propre amp est tousjours froide amp humide mais
par une vertu propre commune quelle acquiert du Soleil elle pourra
produire dautres effets amp estre de diverse complexion476
Ce deacutecoupage en quartiers de la lune et son association agrave des complexions vient expliciter
le texte de Guy de Chauliac qui commente lui-mecircme une explication des menstruations du
meacutedecin Arnaud de Villeneuve laquo la lune vieille quiert les vieilles la nouvelle les jouvencelles
raquo477 Les quartiers de la Lune et leur complexion viennent aussi deacuteterminer le meilleur moment
472 laquo Adont veirent que II chevaliers vindrent au seigneur qui avoit la couronne royalle sur son chief et le
prindrent par les aisselles et le leverent sur ses piez Et le roy qui nrsquoestoit pas bien haitieacute de ses membres se prist
a appoier de ses bras sur leurs espaulles et ainsi fut emmeneacute en sa chambre raquo (II 1 par364 5-10) 473 laquo Gadifer et Nestor son frere qui le roy leur pegravere menoient appoyant sur leurs espaulles car le roy ne pouoit
aller sans appoyer et les II jouvenceaulx estoient grans et fors qui bien le soustenoient sy le menerent tant qursquoilz
vindrent hors du manoir raquo (II 1 par581 3-7) 474 II 2 par147 9-12 475 Cf glossaire de lrsquoeacutedition de G Roussineau II 2 p767 476 JEAN FALCON Remarques sur la Chirurgie de M Guy de Chauliac Lyon Jean Radisson 1649 p954 477 GUY DE CHAULIAC La Grande Chirurgie [eacuted M Joubert] Lyon Philippe Borde L Arnaud amp Cl Rigaud
1659 p606
134
pour accomplir une saigneacutee le vieillard de complexion froide et segraveche sera saigneacute plus
efficacement dans le quatriegraveme quartier de lune (ce qui correspond agrave ce que dit Arnaud sur les
menstruations que les plus vieilles femmes auront lors du dernier quartier de lune) Si le roi
Gadiffer a une blessure de complexion froide et segraveche donc de type meacutelancolique il est logique
que sa blessure le fasse tout particuliegraverement souffrir lorsque la lune est nouvelle crsquoest-agrave-dire
dans son premier quartier qui est favorable agrave la complexion chaude et humide du sanguin et
qui ne lrsquoest donc pas pour la complexion meacutelancolique Ainsi cette indication de la Reine Feacutee
dans un roman tregraves marqueacute par la theacuteorie des humeurs comme nous lrsquoavons montreacute nous fait
penser que cette blessure du roi Gadiffer est effectivement un signe physique de sa meacutelancolie
La boiterie et la blessure agrave la hanche sont eacutegalement des caracteacuteristiques du dieu meacutelancolique
Saturne comme le souligne Ph Walter dans son ouvrage Perceval le pecirccheur et le graal
Son infirmiteacute aux jambes (il est incapable de marcher) rappelle un autre trait
caracteacuteristique des repreacutesentations de Saturne toujours figureacute comme un
boiteux Cette boiterie est associeacutee agrave la mutilation sexuelle qursquoil a subie
Dans la conception meacutedieacutevale drsquoune correspondance entre le microcosme
(corps humain) et le macrocosme (le cosmos) chaque signe du zodiaque
gouverne une partie du corps et chacune des sept planegravetes possegravede son
domicile (laquo maison raquo dans la terminologie astrologique) dans un ou deux
signes du zodiaque Les maisons de Saturne sont le Capricorne et le
Verseau Comme ces deux signes gouvernent respectivement le nombril
(pour le Capricorne) et la hanche pour le Verseau on peut affirmer que la
blessure agrave la hanche ou aux cuisses est par essence saturnienne La blessure
du roi Pecirccheur se deacutecrypte meacutedicalement et astrologiquement comme une
maladie saturnienne478
Ce lien que fait Ph Walter entre la mutilation sexuelle et la boiterie nrsquoest pas eacutevoqueacute
explicitement dans le cas de Gadiffer Celui-ci en effet conccediloit Ourseau alors qursquoil est deacutejagrave
paralyseacute Cependant deux eacuteleacutements nous font penser que la blessure de Gadiffer pourrait ecirctre
rapprocheacutee drsquoune eacutemasculation La premiegravere est le contexte dans lequel est conccedilu le chevalier
Ourseau dernier fils du roi drsquoEcosse et de la reine Lidoire il est le premier fils du Roi Mehaigneacute
et de la Reine Feacutee Gadiffer2 Nestor et leur sœur Blanche eacutetant tous neacutes alors que le roi Gadiffer
eacutetait sain de corps et la reine Lidoire encore ignorante des pratiques magiques Sa nature double
mi-homme mi-ours ne permet pas de rapprocher cette conception drsquoun engendrement naturel
drsquoautant plus que le texte insiste sur le rocircle joueacute par la Reine Feacutee qui songe agrave la seacuteveacuteriteacute de sa
478 WALTER Philippe Perceval le pecirccheur et le graal Paris Imago 2008 p147-148
135
punition agrave lrsquoencontre drsquoEstonneacute qursquoelle a transformeacute en ours en reacuteunissant juste avant la
conception laquo toute la somme de sa science de nigromancie479 raquo Ainsi il est difficile drsquoutiliser
lrsquoengendrement drsquoOurseau comme preuve de la feacuteconditeacute du roi Gadiffer De plus un autre
eacutepisode du roman nous semble ecirctre le pendant comique de lrsquoeacutepisode de la blessure du roi
drsquoEcosse celui du mari de la dame au chiennet Le jeune chevalier Passelion convoite au livre
IV une dame nommeacutee Caniffre qui srsquoest enfuie avec son ami de chez son mari Il parvient sans
trop de difficulteacutes agrave la convaincre de laisser son amant pour le suivre Rattrapeacute par le mari
Passelion lrsquoabat agrave la joute et lui brise la jambe ce qui plonge lrsquohomme dans le deacutesespoir blesseacute
laquo angoisseusement en [ses] genitoires480 raquo lrsquoanneacutee mecircme de son mariage par un porc qursquoil
chassait il lui est interdit par son chirurgien drsquoavoir des relations sexuelles avec sa femme
pendant un an sous peine de ne jamais gueacuterir de sa plaie
On pourrait voir ici une parodie de lrsquoeacutepisode de la blessure de Gadiffer drsquoEcosse qui
viendrait expliciter la blessure aux organes geacutenitaux absente de lrsquoeacutepisode du livre II Gadiffer
agrave la suite de sa blessure est appeleacute le Roi Mehaigneacute ce qui ne peut que nous faire penser au
personnage du Roi Pecirccheur tel qursquoil apparaicirct dans le roman de Perceval ou le Conte du Graal
de Chreacutetien de Troyes Ce nom nrsquoest drsquoailleurs pas le seul eacuteleacutement que les deux personnages
ont en commun Une fois le roi sauveacute de la mort par Lyriope (qui ne parvient pas cependant agrave
lui rendre lrsquousage de ses jambes) la Reine Lidoire se fait enseigner les diffeacuterents sortilegraveges
connus de son hocirctesse Corrose et devient agrave partir de ce moment une puissante magicienne
Deacutecideacutee agrave proteacuteger son mari elle enchante le chacircteau dans lequel ils se trouvent et personne ne
peut y parvenir sans son autorisation Seuls des chevaliers de passage sont admis aupregraves du
souverain apregraves qursquoelle a approuveacute leur preacutesence Lorsque Perceforest arrive dans la demeure
de son fregravere ce nrsquoest que parce qursquoil reacutevegravele son identiteacute agrave la reine que les enchantements qui
lrsquoentourent srsquoeacutevanouissent et qursquoil peut reconnaicirctre son fregravere et sa belle-soeur481 De mecircme
Perceval dans le roman de Chreacutetien de Troyes est lrsquoun des rares agrave pouvoir acceacuteder au chacircteau
du Roi Pecirccheur dissimuleacute dans une valleacutee Lorsque quelques chevaliers privileacutegieacutes parviennent
jusqursquoau roi Gadiffer ils ne passent qursquoune nuit au chacircteau et se retrouvent le lendemain au
milieu de la forecirct leur cheval precirct agrave ecirctre monteacute Crsquoest de cette faccedilon que disparaissent les hocirctes
de Perceval le lendemain de la nuit passeacutee chez le Roi Pecirccheur il se reacuteveille dans le bacirctiment
deacutesert trouve son cheval precirct et srsquoen va sans trouver acircme qui vive482
479 II 1 par574 8 480 IV 2 p778 113-125 481 III 3 p182-183 482 laquo Et trueve anseleacute son cheval Et vit sa lance et son escu Qui a un mur apoiez fu Lors monte et vet par tot
leanz Et nrsquoi trueve nul des sergenz Escuier ne vaslet nrsquoi voit raquo
136
La scegravene dans laquelle Perceval rencontre le Roi trouve elle aussi un eacutequivalent dans
Perceforest Bien sucircr dans cette version il nrsquoest pas question de Graal ni de lance qui saigne
le temps preacute-chreacutetien dans lequel se deacuteroule lrsquoaction ne permet pas encore la preacutesence de ces
objets Lrsquoeacutepisode de Perceforest dont nous parlons se deacuteroule au livre III lorsqursquoEstonneacute et le
Tors sont tous deux en preacutesence du roi Gadiffer et de sa femme sans le savoir La Reine annonce
au Tors la peacutenitence qursquoil devra accomplir pour ne pas avoir proteacutegeacute le roi drsquoEcosse contre le
sanglier et degraves qursquoil a en main la robe de peacutenitence il se retrouve dans la forecirct avec son cousin
Estonneacute Apregraves avoir vu le Tors se transformer en un taureau monstrueux Estonneacute terrifieacute
srsquoenfuit et rencontre trois demoiselles avant drsquoecirctre conduit agrave nouveau au chacircteau du roi On
lrsquoamegravene alors en sa preacutesence et crsquoest cette scegravene qui peut ecirctre compareacutee agrave celle ougrave Perceval entre
chez le Roi Pecirccheur
Perceval
Et mi la sale sor un litUn bel prodome seoir vit Qui estoit de chenes
meslez Et ses chieacutes fut anchapelez Drsquoun sebelin noir come more A une
porpre vox desore Et drsquoitel fu sa robe tote483
Perceforest
Mais il vey tresbien qursquoa ung coin de la sale avoit couche couverte de drap
de soye tant riche qursquoa merveilles Et pardessus cette couche seoit un
chevalier de moult bel eage vestu de drap drsquoor representant qursquoil estoit roy
drsquoaucun royaume484
Bien que le texte de Chreacutetien de Troyes insiste sur la richesse de la coiffe du Roi Pecirccheur
et celui de Perceforest sur la beauteacute des draps de la couche et du vecirctement du roi Gadiffer on
reconnaicirct la mecircme insistance sur la beauteacute de lrsquohomme dans la salle et sur le fait qursquoil soit drsquoacircge
mucircr sur le grand prix de lrsquoeacutetoffe (laquo sebelin raquo laquo soye raquo) et sur lrsquointensiteacute de la couleur du tissu
(laquo drsquoor representant qursquoil estoit roy drsquoaucun royaume raquo laquo noir comme more raquo) On pourrait
cependant souligner le caractegravere tregraves commun de ce genre de descriptions qui permettrait le
rapprochement de nrsquoimporte quel texte dans lequel un chevalier est inviteacute par un seigneur
CHRETIEN DE TROYES Op cit p769 v3380-3385 483 Traduction laquo Au milieu de la salle sur un lit il vit assit un bel homme de noble apparence aux cheveux
poivre et sel Ils eacutetaient couverts drsquoune coiffe drsquoune zibeline noire comme une mucircre entoureacutee drsquoun ruban de
pourpre et toute sa tenue eacutetait faite de la mecircme faccedilon raquo
CHRETIEN DE TROYES Op cit p762 v3085-3091 484 Traduction laquo Mais il distingua nettement dans un coin de la salle un lit couvert drsquoun drap de soie
magnifiquement orneacute Sur ce lit eacutetait assis un chevalier dans la force de lrsquoacircge vecirctu drsquoun drap drsquoor montrant qursquoil
eacutetait souverain de quelque royaume raquo (III 2 p43 954-958)
137
Pourtant lorsque chacun des deux chevaliers se preacutesente aux rois les reacuteponses donneacutees par les
deux souverains sont frappantes de similitude En effet les deux rois eacutetant blesseacutes ils ne
peuvent se lever pour saluer le chevalier qui se tient devant eux et chacun des deux srsquoen excuse
Perceval
laquo Amis ne vos soit grief Se ancontre vos ne me lief Que je nrsquoan sui pas
aeisiez485 raquo
Perceforest
laquo Sire chevalier dist le seigneur vous soiez le bien venu et se je ne me lieve
point agrave lrsquoencontre de vous ne vous desplaise car je nrsquoen suis point bien
aiseacute486raquo
La suite du dialogue nrsquoest pas exactement la mecircme mais elle preacutesente des points de
similitude au niveau de la structure EstonneacutePerceval demande au roi de ne pas se lever et
celui-ci lui demande de srsquoasseoir agrave ses cocircteacutes Quand Estonneacute peut enfin approcher le roi il ne
le reconnaicirct pas alors qursquoil est le vassal de Gadiffer tout comme Perceval ne reconnaicirct pas dans
le seigneur qursquoil voit assis sur son lit le pecirccheur qursquoil avait rencontreacute un peu plus tocirct Estonneacute
qui eacutetait sans nul doute enchanteacute par la Reine Feacutee ne parvient agrave identifier son seigneur que
lorsque celui-ci reacutevegravele son identiteacute (laquo Incontinent que Estonneacute eut entendu les parolles du
seigneur il lui vint tantost en advis que crsquoestoit le roy Gadiffer sy le commenccedila a regarder au
viaire et le recognut487 raquo) De la mecircme faccedilon Perceval ne semble comprendre que lrsquohomme
qursquoil a vu pecirccher est le mecircme que celui qui lrsquoaccueille pour dicircner que lorsque sa cousine le lui
dit488
Ce parallegravele fait entre le Roi Meacutehaigneacute et le Roi Pecirccheur permet agrave lrsquoauteur du
Perceforest de reprendre un personnage important de la litteacuterature arthurienne et de lrsquoenrichir
en y ajoutant cette fois des connaissances lieacutees agrave la maladie meacutelancolique et agrave lrsquoinfluence et aux
attributs de Saturne Roi civilisateur il est aussi un roi paralyseacute dont la blessure le place tout
autant sous le signe de Saturne que la vigne sous laquelle il a eacuteteacute couronneacute
485 Traduction laquo Mon ami ne soyez pas offenseacute si je ne me legraveve pas pour aller agrave votre rencontre crsquoest que je ne
me meus pas facilement raquo
CHRETIEN DE TROYES Op cit p762 v3017-3019 486 Traduction laquo Seigneur chevalier dit le roi soyez le bienvenu Ne soyez pas offenseacute si je ne me legraveve pas pour
aller agrave votre rencontre crsquoest que je ne me meus pas facilement raquo (III 2 p43 969-972) 487 Traduction laquo Degraves qursquoEstonneacute eut entendu les paroles du seigneur il lui vint soudain agrave lrsquoesprit que crsquoeacutetait le
roi Gadiffer Il commenccedila agrave scruter son visage et le reconnut raquo (III 2 p44 995-998) 488 CHRETIEN DE TROYES Op cit p772 v3496-3506
138
Le mal meacutelancolique semble alors ecirctre contagieux si crsquoest lors du couronnement du roi
saturnien Gadiffer que Peacuteleacuteon tombe malade et devient un fou meacutelancolique la deacuteclaration de
la maladie du chevalier preacutecegravede de peu la blessure du roi eacutecossais De la mecircme faccedilon la maladie
du roi Perceforest est provoqueacutee par une seacuterie de mauvaises nouvelles dont la premiegravere est
justement la disparition de son fregravere Gadiffer lors drsquoune chasse au sanglier
113 Perceforest du songe meacutelancolique agrave la vision chreacutetienne
Ce qui provoque la maladie du roi drsquoAngleterre crsquoest en fait lrsquoannonce de trois mauvaises
nouvelles successives la blessure de son fregravere le roi Gadiffer drsquoEcosse lrsquoassassinat de son
beau-fregravere (et la maladie de sa sœur venue le lui annoncer) et surtout la mort drsquoAlexandre le
Grand qui avait permis agrave Perceforest drsquoacceacuteder au trocircne drsquoAngleterre et que le souverain
cheacuterissait tout particuliegraverement Ces trois eacuteveacutenements sont annonceacutes de faccedilon deacutetourneacutee dans
un songe de Perceforest la nuit qui preacutecegravede la catastrophe Or lrsquoune des caracteacuteristiques du
meacutelancolique que nous avions preacuteceacutedemment eacutevoqueacutee est son angoisse permanente qui se
manifeste par des songes ou des visions causeacutes par sa peur de lrsquoavenir Si on reprend lrsquoouvrage
de P Dandrey sur la meacutelancolie on retrouve cette angoisse du malade parmi drsquoautres laquo crainte
tristesse visions terribles et illusions opiniacirctres insomnie et cauchemars maigreur vertiges
flatuositeacutes et eacuteructations489 raquo
Le roi Perceforest fait justement deux recircves lors de sa maladie le premier preacutecegravede sa
meacutelancolie et le second preacutecegravede sa gueacuterison Le premier recircve se compose de trois parties
importantes annonccedilant chacune les trois malheurs qui srsquoapprecirctent agrave srsquoabattre sur le roi Avant
de les deacutetailler il est important drsquoexaminer le contexte dans lequel ils apparaissent le roi et la
reine attendent lrsquoarriveacutee de leurs inviteacutes agrave un tournoi qursquoils organisent Alors que la reine va agrave
la rencontre des nouveaux arrivants le roi va dormir Son attitude lors de cette fecircte diffegravere
entiegraverement de celle de la fecircte du Dieu Souverain par exemple lors de laquelle le roi et la reine
srsquoempressent drsquoaccueillir ensemble leurs inviteacutes490 Perceforest accompagnant ses chevaliers
jusque dans la grande salle pendant qursquoYdorus preacutesente agrave leurs eacutepouses de riches vecirctements
Ce sommeil qui ne lui est pas habituel annonce un songe eacutegalement extraordinaire Une fois
endormi le roi srsquoimagine nu joyeux et chantonnant sous un grand laurier qui apparaicirct
soudainement Ce deacutebut de recircve nrsquoest pas sans rappeler celui de Nabuchodonosor au chapitre
489 DANDREY Patrick Op cit p293 490 laquo Le roy et la royne marcherent avant vers le portail du palais mais ils ne se sceurent pas tant haster que le
gentil roy Lucideacutes et sa compaigne ne montassent les degrets raquo (IV 1 p5 92-95)
139
4 du Livre de Daniel qui voit apparaicirctre au-dessus de sa couche un immense arbre couvert de
fruits et drsquooiseaux jusqursquoagrave ce qursquoun ange descende du ciel et ordonne que lrsquoarbre soit coupeacute
Douze mois apregraves que ce recircve a eacuteteacute interpreacuteteacute par Daniel qui annonce agrave Nabuchodonosor qursquoil
devra quitter la socieacuteteacute des hommes et vivre comme une becircte srsquoil ne renonce agrave son orgueil une
voix lui reacutepegravete la propheacutetie et
Au mecircme instant la parole saccomplit sur Nebucadnetsar Il fut chasseacute du
milieu des hommes il mangea de lherbe comme les boeufs son corps fut
trempeacute de la roseacutee du ciel jusquagrave ce que ses cheveux crussent comme les
plumes des aigles et ses ongles comme ceux des oiseaux (Livre de Daniel
4 33)
On remarquera au passage lrsquoeacutetat de sauvagerie dans lequel sombre Nabuchodonosor
rappelant la pilositeacute excessive drsquoOwein ou de Peacuteleacuteon Tout comme le roi du Livre de Daniel
Perceforest voit apparaicirctre en recircve non un ange mais un homme ancien tregraves certainement
lrsquoermite Dardanon precirctre du Dieu Souverain qui lui transmet un avertissement divin laquo ne doibt
trop hault chanter qui au coeur a leesse car grant leesse aucunefois pou dure ne pour perte
prendre trop grant tristresse car par tristreur meurt lrsquohomme de mort moult sure491 raquo Le
message inscrit sur le rouleau incite le roi agrave la mesure en ne ceacutedant pas inconsideacutereacutement agrave une
trop grande joie ou agrave une trop grande tristesse Cette phrase permet alors au roi de supporter les
deux attaques qursquoil subit dans la suite de son recircve celle du lion qui lui arrache le bras droit et
celle du griffon qui emporte son bras gauche
En effet la reacuteaction du roi apregraves chacune de ces agressions suit lrsquoenseignement apporteacute par
lrsquoermite Apregraves la premiegravere agression ougrave il perd son bras droit le roi se dit agrave lui-mecircme qursquo laquo on
ne se doibt pas trop esjoiumlr en sa leesse492 raquo ce qui correspond agrave la premiegravere partie de
lrsquoavertissement du vieil homme de son recircve (laquo ne doibt trop hault chanter qui au coeur a
leesse raquo De la mecircme faccedilon apregraves la deuxiegraveme agression ougrave crsquoest le bras gauche qui est arracheacute
le roi se reacutepegravete que laquo voirement nrsquoest leesse fors celle qui tousjours dure car il nrsquoest homme
vivant tant bien fortuneacute qui nrsquoait plus drsquoamer en ceste mortelle vie que de doulx493 raquo ce qui
renvoie agrave la deuxiegraveme partie des conseils qursquoil a reccedilus du vieillard (laquo grant leesse aucunefois
pou dure raquo) Cependant le comportement du souverain change lors de la troisiegraveme attaque
pendant laquelle un leacuteopard venu drsquoOrient se jette sur lui et lui attrape la tecircte entre ses crocs
491 II 1 par144 29-33 492 II 1 par145 13-14 493 II 1 par146 2-5
140
Lorsque le leacuteopard tente drsquoarracher la tecircte du roi celui-ci laquo ne peult il porter en pascience494 raquo
et srsquoeacuteveille en hurlant ce qui montre que les avertissements de lrsquohomme ancien ne sont pas pris
en consideacuteration jusqursquoau bout preacutefigurant les malheurs agrave venir La scegravene nrsquoest pas non plus
sans nous rappeler un autre eacutepisode qui met en scegravene le recircve preacutemonitoire drsquoun roi celui des
trois songes drsquoArthur dans le Lancelot-Graal Alors qursquoil vient de prendre la deacutecision de rentrer
agrave Camaalot Arthur passe une derniegravere nuit agrave Carduel
Mais une grant merveille la nuit li avint car il sonja que tuit li chevol li
chaioient de la teste et tuit li poil de la barbe si en fu mout espoentez et
par ce demora encores en la vile A la tierce apregraves li ravint que il sonja que
tuit li doi li chaoient des mains sanz les poces [Et lors fu mout plus esbaiumls
que devant Et en lrsquoautre tierce nuit resonja que tuit li doit des piez li
chaoient sanz les poces] Et lors fu plus esbahiz que devant se lo dit a son
chapelain laquo Sire fait il ne vos chaut car songes est noianz raquo495
Bien que les trois recircves drsquoArthur soient diffeacuterents de celui de Perceforest on retrouve dans
le songe du second trois attaques qui le laissent mutileacute et qui correspondent aux trois recircves
deacutepouillant successivement Arthur de ses poils de ses doigts et de ses orteils Les deux rois
sont eacutegalement en proie agrave une inquieacutetude grandissante si Perceforest se reacuteveille en hurlant
parce qursquoil ne peut supporter sa troisiegraveme mutilation Arthur est plus laquo esbahiz raquo par son dernier
recircve que par les deux preacuteceacutedents Sa stupeacutefaction le pousse agrave demander conseil agrave son chapelain
qui le rassure en affirmant le peu drsquoimportance qursquoil faut accorder aux recircves tout comme Le
Tors au livre IV quand Estonneacute lui fait part de son inquieacutetude apregraves un recircve ougrave il srsquoest vu ecirctre
assassineacute laquo le saige dist qursquoon ne doit point prendre garde aux songes ne aux visions qui
viennent aucunement au devant en dormant soit de nuit ou de jour496 raquo La mort drsquoEstonneacute qui
suit de peu ce songe tout comme la maladie de Perceforest qui se deacuteclare peu apregraves sa vision
montrent pourtant la preacutesence de recircves preacutemonitoires dans le roman
Lorsque Perceforest se reacuteveille en hurlant sa femme se preacutecipite agrave son chevet et le roi
comme Arthur agrave son chapelain lui raconte le recircve qui lrsquoa tant effrayeacute Sa femme lui conseille
alors de ne pas donner de creacutedit agrave son songe (laquo Sire de songe ne vous chaille car lrsquoen nrsquoen doit
curer car se Dieu plaist il srsquoavertira a bien497 raquo) livrant une reacuteponse tout aussi sceptique que
celle du chapelain quoiqursquoelle comporte un aspect chreacutetien (laquo laissiez convenir la voulenteacute aux
494 II 1 par146 9 495 ANONYME Lancelot du Lac [F Mosegraves] Paris Livre de Poche 1991 p692 496 IV 1 p164 33-36 497 II 1 par147 2-4
141
dieux doulcement en regraciant le Dieu Souverain et il amoindrira vostre paine498 raquo) absent
dans le passage du Lancelot Graal et qui nrsquoest pas sans rappeler lrsquoavertissement lanceacute par
Daniel agrave Nabuchodonosor qui reproche au roi son trop grand orgueil (laquo ainccedilois devez penser
que crsquoest exemple a vous chastoier que ne montez en trop grant orgueil pour vostre
seignourie499 raquo) Rassureacute par sa femme Perceforest reprend son rocircle de roi et se rend agrave sa fecircte
au cours de laquelle il apprend les nouvelles qui le feront sombrer dans la meacutelancolie Comme
dans son recircve preacutemonitoire on voit une progression dans les reacuteactions du roi srsquoil parvient agrave
maicirctriser seul sa douleur agrave lrsquoannonce de la disparition de son fregravere500 il a besoin de deux
soutiens lorsqursquoun messager le preacutevient que sa sœur la reine drsquoInde est mourante et que son
beau-fregravere a eacuteteacute assassineacute celui de la reine drsquoAngleterre et celui de la priegravere501 La priegravere est ici
une deacutemonstration de lrsquoacceptation des deacutecisions divines tandis que les conseils de la reine sont
une exhortation agrave tenir son rang de roi ce qui permet agrave Perceforest drsquoeacuteviter agrave ce moment-lagrave une
faute agrave la fois politique et chreacutetienne Crsquoest cette mecircme reacutesignation devant les arrecircts divins que
lrsquoon retrouve dans les conseils de Perceforest agrave sa sœur malade et qui viennent souligner
lrsquoimportance de se conformer agrave la volonteacute divine502 drsquoaccepter la fugaciteacute des possessions
mateacuterielles503 et la finitude humaine504 Un eacuteleacutement important srsquoajoute agrave ses conseils le risque
de sombrer dans la douleur au point de perdre son sens lequel ne pourrait ecirctre rendu que par
lrsquointervention divine Ainsi la connaissance de la meacutedecine comme dans le cas de Peacuteleacuteon ou
mecircme de la magie comme dans celui drsquoYvain ne suffirait pas agrave rendre sa raison agrave celui qui lrsquoa
complegravetement perdue Ce nrsquoest drsquoailleurs que lorsque le roi est assureacute laquo que le sens qui en elle
estoit avoit dominacion sur son meschief505 raquo qursquoil quitte le chevet de sa sœur On voit ici que
contrairement agrave Perceforest qui ne peut eacutecouter les conseils de lrsquohomme ancien jusqursquoau bout
et accepter la perte de sa tecircte en recircve tout comme il est sourd agrave ceux de sa femme et incapable
drsquoaccepter la perte drsquoAlexandre dans la reacutealiteacute la reine drsquoInde eacutecoute les conseils de son fregravere
et crsquoest sa reacutesignation agrave la volonteacute divine qui empecircche sa raison drsquoecirctre domineacutee par la douleur
498 II 1 par147 4-6 499 II 1 par147 7-9 500 II 1 par160-161 9-16 et 1-5 501 II 1 par164-165 8-13 et 1-8 502 laquo Ma belle soeur nudz venismes sur terre et nudz y retournerons quant il plaira au Souverain Createur raquo (II
1 par169 4-5) 503 laquo Et pour Dieu ne prenez si a coeur la perte que vous avez receue que les biens et les sens qui sont en vous en
soient empiriez car srsquoil estoit ainsi dont porriez vous dire que vous avriez perdu Car qui pert ses sens il pert ce
que nul ne puet rendre fors le Createur de tout par miracle raquo (II 1 par169 15-19) 504 laquo Ma chiere soeur ne plourez ce que ravoir ne poez Car deslors que vous lrsquoeustes a mary pouiez vous sccedilavoir
et penser qursquoil morroit et que pour homme mortel lrsquoen le vous livra et vous a luy pour femme mortelle et encore
poez vous mieulx valoir qursquoil soit mort devant que vous raquo (II 1 par171 4-13) 505 II 1 par172 2-4
142
Une fois parti du chevet de sa sœur Perceforest se rappelle de son recircve et srsquoinquiegravete de
lrsquoavenir506 ce qui est lrsquoun des premiers symptocircmes de lrsquoapparition de la meacutelancolie Ceux-ci
annoncent la maladie de Perceforest qui se deacuteclare immeacutediatement lorsque lui parvient la
nouvelle de la mort drsquoAlexandre En effet il y a une tregraves grande diffeacuterence entre les reacuteactions
qui ont lieu apregraves les deux premiegraveres nouvelles et celle qui suit la mort drsquoAlexandre laquelle
montre une incapaciteacute du roi agrave soutenir la douleur Ce chagrin extrecircme marque son refus dans
ce dernier cas de se conformer agrave lrsquoordonnance divine Malgreacute les conseils de la reine qui
comprend la fin du songe du roi (laquo Or vueilliez noter et contrepenser les parolles que lrsquoancien
homme vous dist par son rolle507 raquo) et souligne la valeur du conseil du vieil homme dans son
recircve surtout pour la troisiegraveme nouvelle (laquo car ore en est le besoing508 raquo) Perceforest persiste agrave
srsquoenfoncer dans la tristesse (laquo or mrsquoen laissiez ester a tant509 raquo) Or la persistance dans la
meacutelancolie et la complaisance dans cette maladie eacutetaient justement consideacutereacutees comme un
peacutecheacute mortel
La maladie de lrsquoacircme si la volonteacute y a consenti sera consideacutereacutee comme un
peacutecheacute et appelle une punition divine tandis que la maladie du corps loin
drsquoentrainer une sanction dans lrsquoau-delagrave repreacutesente une eacutepreuve meacuteritoire510
Ainsi crsquoest la persistance de Perceforest dans son eacutetat meacutelancolique malgreacute les conseils de
la reine et des chevaliers qui fait que la maladie nrsquoatteint pas seulement le corps mais
eacutegalement lrsquoacircme A la diffeacuterence de Peacuteleacuteon qui peut retrouver sa raison et son entendement par
les soins meacutedicaux de Dache Perceforest dont la folie est un chacirctiment divin ne peut gueacuterir
que par un miracle comme il lrsquoa dit lui-mecircme agrave sa soeur (laquo car qui pert ses sens il pert ce que
nul ne puet rendre fors le Createur de tout par miracle511 raquo)
La deacutevastation du royaume agrave cause de la meacutelancolie de son souverain est un motif que lrsquoon
peut eacutegalement retrouver dans le Conte du Graal de Chreacutetien de Troyes En effet lorsque
Perceval rencontre le Roi Pecirccheur celui-ci se trouve dans la mecircme position que Perceforest qui
506 laquo Lors luy souvint du songe qursquoil avoit songieacute le jour de devant et dist a luy mesmes que voirement ne se doibt
nul fort resjoiumlr en sa prosperiteacute ne en sa grandeur car tel est au matin riche qui au soir est povre et tel rit au soir
qui au matin de meschief larmoie lsquorsquoBien voy que mon songe se tourne du tout encontre moy car je pense que le
lyon qui mrsquoesracha le dextre bras signifie la perte de mon chier frere dont a ce lez je suy trop descouvert Et le
griffon qui mrsquoesracha le senestre bras signiffie bien la perte de ma soeur car ou roy drsquoYnde avoie ung bon amy
Mais trop redoubte lrsquoaventure du luppart qui la teste mrsquoesrachoit du corps car la signiffiance ne mrsquoest encore
advenue qui fait moult a doubterrsquorsquoraquo (II 1 par172 11-24) 507 II 1 par178 8-10 508 II 1 par178 10 509 II 1 par178 11 510 STAROBINSKI Jean Citeacute par DANDREY Patrick Op cit p552 511 II 1 par169 18-19
143
a laquo la main a sa masselle raquo lorsqursquoil apprend la mort drsquoAlexandre puisqursquoon nous dit que laquo
appoiiez fu desor son cote512 raquo La conseacutequence de la faute de Perceval est que le royaume du
roi Pecirccheur sera deacutevasteacute pendant encore de longues anneacutees
laquo Et sez tu qursquoil an avandraDel roi qui terre ne tandraNe nrsquoiert de ses plaies
gariz Dames en perdront lor marizTerres an seront essillieesEt puceles
desconseillieesQui orfelines remandrontEt maint chevalier an morront
Tuit cist mal avandront par toi513 raquo
Le mecircme malheur srsquoabat sur le royaume drsquoAngleterre et les sujets de Perceforest pendant
les dix-huit ans que dure sa maladie Lorsque le narrateur apregraves plusieurs digressions continue
son reacutecit de la meacutelancolie du roi il commence par une priegravere agrave Dieu qui montre toute la
diffeacuterence entre le cas de Peacuteleacuteon et celui du souverain anglais lrsquoun peut ecirctre soigneacute par la
meacutedecine tandis que celle-ci est inefficace dans le second cas
Ha Vray Nourrecier en vraye amour ainsi en ouvrez vous Car quant
lrsquohomme est cheu en pechieacute par ignorance de vous vraiement congnoistre
vous luy envoyez et portez le grain cest-agrave-dire vostre grace pardevant luy
aucuneffois ainchois qursquoil le requiere par fait ou par exemple pour avoir
medecine de sa deffaulte ainsi qursquoil apparut de fait sans requerre ou gentil
et excellent roy Percheforest roy drsquoAngleterre qui par amour desordonnee
qursquoil eut envers le gentil roy Alexandre srsquoala embronchier ensubite
melancolie dont il fut desvoyeacute et son payumls aussi jusques a ung temps que
vous luy envoiastes vostre grace par lrsquoexemple drsquoun songe si comme vous
orrez cy apreacutes514
Le caractegravere laquo desordonnee raquo de lrsquoamour que porte le roi agrave Alexandre semble ecirctre la cleacute
pour comprendre la maladie incurable du souverain Qualifiant un comportement immoral et
incontrocircleacute le terme vient signifier le caractegravere excessif de lrsquoattachement du roi anglais pour
512 CHRETIEN DE TROYES Op cit p762 v3092 513 Traduction laquo Sais-tu ce qui reacutesultera de ce que le roi ne gouvernera plus sa terre de ce que ses plaies ne seront
pas gueacuteries Les dames en perdront leurs maris les terres en seront deacutevasteacutees les jeunes filles abandonneacutees agrave
elles-mecircmes parce qursquoelles seront orphelines et nombre de chevaliers en mourront Tout ce mal adviendra par
ta faute raquo
CHRETIEN DE TROYES Opcit p272 v 4675-4683 514 Traduction laquo Ha Vrai Nourricier vous agissez ainsi mucirc par un vrai amour Car lorsque lrsquohomme est tombeacute
dans le peacutecheacute agrave cause de son ignorance qui lrsquoempecircchait de vous reconnaicirctre vous lui envoyez et vous lui portez le
grain crsquoest-agrave-dire votre gracircce au-devant de lui parfois avant qursquoil ne le demande par une action ou une reacuteveacutelation
pour le soigner de sa maladie de la mecircme faccedilon qursquoil apparut de fait au noble et eacuteminent roi Perceforest roi
drsquoAngleterre sans qursquoil ne le demandacirct lequel agrave cause de lrsquoamour excessif qursquoil avait pour le noble roi Alexandre
sombra dans une soudaine meacutelancolie qui fut un grand malheur et pour lui et pour son pays jusqursquoagrave ce que vous
lui envoyassiez votre gracircce agrave travers un songe que vous connaicirctrez un peu plus tard raquo (II 1 par398 8-22)
144
celui qui lrsquoa couronneacute et qui le deacutetourne de Dieu puisqursquoil refuse de se plier aux volonteacutes
divines La meacutelancolie du roi semble ecirctre en fait un cas drsquoaceacutedie puisque son comportement se
caracteacuterise par un ennui et un deacutegoucirct de toutes choses ce qui correspond agrave la deacutefinition de
Thomas drsquoAquin laquo est quaedam tristitia aggravans quae scilicet ita deprimit animum hominis
ut nihil ei agere libeat515 raquo Thomas drsquoAquin considegravere lrsquoaceacutedie comme une maladie de lrsquoacircme
une tristesse spirituelle responsable des peacutecheacutes de celui qui srsquoy laisse aller Si cette notion est
distincte de la meacutelancolie elles sont toutes deux peu agrave peu confondues agrave partir du XIIIe siegravecle
comme on peut le voir dans le traiteacute De Virtutibus de Guillaume drsquoAuvergne qui apregraves avoir
deacutefini lrsquoaceacutedie comme laquo fastidium spiritualis boni516 raquo la caracteacuterise par une laquo fumo
melancolico517 raquo confondant par lagrave les deux concepts Ainsi Perceforest est puni drsquoecirctre resteacute
sourd aux deacutecrets divins et drsquoavoir neacutegligeacute les biens spirituels au profit de son affection
temporelle pour Alexandre en eacutetant frappeacute de meacutelancolie son deacutegoucirct du spirituel (aceacutedie) se
change en une maladie (meacutelancolie) qui le deacutetourne de son rocircle temporel
Le premier recircve de Perceforest ne peut donc plus ecirctre consideacutereacute comme un simple recircve
preacutemonitoire ou un symptocircme drsquoune maladie humorale Son interpreacutetation chreacutetienne et la
reacutefeacuterence possible au livre de Daniel en font une veacuteritable vision chreacutetienne
Sa gueacuterison est annonceacutee comme sa maladie lrsquoa eacuteteacute par un recircve qui pousse cette fois le roi
agrave aller consulter lrsquoermite Dardanon Si le premier recircve se situait dans un contexte qui le liait agrave
la meacutelancolie humorale puisqursquoil suit de pregraves la maladie de Peacuteleacuteon et la blessure de Gadiffer
le second apparait dans un contexte chreacutetien En effet le chapitre qui preacutecegravede celui de la
gueacuterison du roi met en scegravene Zeacutephir srsquoamusant aux deacutepens drsquoEstonneacute qui le maudit Zeacutephir
explique alors au chevalier furieux que le jugement de Dieu eacutetant infiniment juste il ne peut
souhaiter que la peine de lrsquoange deacutechu soit aggraveacutee et que seul Dieu peut deacutecider de la
peacutenitence agrave suivre Le chapitre qui suit srsquoouvre sur cette priegravere de remerciement adresseacutee au
Dieu Souverain montrant la toute-puissance de la gracircce divine Crsquoest donc dans ce contexte
que Perceforest fait son deuxiegraveme recircve Si lrsquoon nrsquoen connaicirct pas immeacutediatement le contenu
lrsquoun des indices du reacutetablissement prochain du roi est la preacutecision du changement de saison
515 Traduction laquo crsquoest un eacutetat de tristesse extrecircme qui pegravese tant sur lrsquoacircme de lrsquohomme qursquoil ne ressent aucun deacutesir
de faire quoique ce soit raquo
THOMAS DrsquoAQUIN Summa Theologiae eacutetablissement du texte drsquoapregraves lrsquoeacutedition Leonine Rome 1895 IIordf-IIae
q 35 a 1 co eacutedition eacutelectronique E Alarcoacuten 2000 httpwwwcorpusthomisticumorgsth3034html 516 Traduction laquo un deacutegoucirct des biens spirituels raquo
GUILLAUME DrsquoAUVERGNE Opera Omnia De Virtutibus Rouen E Couterot 1674 chapXVII p174 517 Traduction laquo par une fumeacutee meacutelancolique raquo
GUILLAUME DrsquoAUVERGNE Idem
145
En icellui temps qui estoit moult desireacute que yver le froit prent congieacute a esteacute
que toute rien se tire a sa nature preacutes raverdissent ces oyseletz commencent
a chanter518
Le retour du printemps marque la fin de la peacuteriode meacutelancolique de lrsquoanneacutee ce qui montre
encore une fois le meacutelange entre la maladie humorale et la maladie spirituelle Si le songe
annonce sa gueacuterison celle-ci nrsquoest pas effective lorsque Perceforest entreprend son voyage
puisqursquoagrave son reacuteveil il monte agrave cheval sans revecirctir son armure royale ce qui montre
symboliquement qursquoil nrsquoa pas encore retrouveacute sa fonction de roi
Il part ensuite dans la forecirct agrave la recherche de lrsquoermite Dardanon qursquoil a vu lui faire signe en
recircve et crsquoest au cours de ce voyage et de ses diffeacuterentes rencontres que les symptocircmes de sa
maladie sont agrave nouveau mis en eacutevidence Un vieillard (qui est peut-ecirctre Zeacutephir deacuteguiseacute ) lui
affirme par exemple qursquoil nrsquoheacutesiterait pas agrave punir et tuer le roi pour son mauvais comportement
srsquoil le tenait devant lui ce agrave quoi Perceforest reacutepond
laquo Sire ce ne suis je pas Ne vous courroucez a moy raquo Et le preudomme
respondy laquo Aussi nrsquoest ce mie responce de roy Va ou tu dois aller Le Dieu
de Nature te voeuille conforter raquo A ces mots le preudomme srsquoesvanuy519
La lacirccheteacute de la reacuteponse du roi correspond bien agrave cette peur permanente des meacutelancoliques
qui pousse Perceforest agrave fuir sans cesse Il srsquoenfuit drsquoabord lorsque des femmes lui refusent de
la viande apregraves avoir reconnu agrave sa laquo langue fozonoise520 raquo son appartenance agrave la cour du roi
drsquoAngleterre auquel elles reprochent son abandon des terres anglaises et il se laisse maltraiter
par deux mauvais chevaliers qui lui volent son cheval
Ce comportement qui nrsquoest pas comme le souligne le preudomme qursquoil rencontre celui
drsquoun roi montre bien que le songe de Perceforest nrsquoest pas suivi drsquoune gueacuterison immeacutediate
puisque cette meacutelancolie est un chacirctiment divin sanctionnant lrsquoimpieacuteteacute du roi coupable de ne
pas srsquoecirctre soumis au deacutecret du Dieu Souverain et de srsquoecirctre complu dans sa tristesse celle-ci ne
peut pas ecirctre gueacuterie avant que le roi nrsquoarrive au seul temple consacreacute au dieu chreacutetien celui du
Dieu Souverain
518 Traduction laquo En ce temps tant attendu ougrave lrsquohiver glacial laisse la place agrave lrsquoeacuteteacute ougrave chaque chose essaie de se
reacutealiser ougrave les preacutes verdissent ougrave les oiseaux entonnent leur chant raquo (II 1 par399 1-4) 519 Traduction laquo lsquorsquoSeigneur je ne suis pas cet homme Ne vous en prenez pas agrave moirsquorsquo Le respectable vieillard
reacutepondit lsquorsquoCrsquoest pour cela que ce nrsquoest pas une reacuteponse de roi Va lagrave ougrave tu dois aller Que le Dieu de Nature te
donne du courage rsquorsquo A ces mots le noble personnage disparut raquo (II 1 par404 12-15) 520 II 1 par406 4
146
Devant ce temple un lion apparaicirct au roi Terrifieacute celui-ci est totalement paralyseacute et se
laisse aller agrave deux signes de la terreur meacutelancolique les larmes (laquo sy prist moult fort a plourer521
raquo) et la lacirccheteacute (laquo le roy veyt qursquoil nrsquooseroit aller avant pour le lyon qui lrsquoentree gardoit522 raquo)
Crsquoest agrave ce moment-lagrave qursquoil fait une priegravere au Dieu Souverain afin qursquoil lui vienne en aide et
crsquoest la premiegravere fois que le roi prie depuis le deacutebut de sa meacutelancolie laquo Ha Dieu sur toute
creature ayez mercy de moi 523 raquo Cette priegravere premiegravere marque de sa pieacuteteacute retrouveacutee provoque
la disparition du lion Perceforest entre alors dans le temple mais il est cloueacute au sol par un des
glaives suspendus au plafond comme lors de sa premiegravere visite En effet au livre I le roi avait
commenceacute agrave prier les dieux paiumlens ce qui avait provoqueacute la chute des glaives Crsquoest ici son
peacutecheacute et son manque de repentance qui le clouent au sol de ce le lieu sacreacute Lagrave encore le roi
appelle le Souverain Dieu agrave son secours
Adont luy revint partie de son sens et incontinent dist laquo Ha Roy des roys
Createur de toute creature ayez pitieacute de moy qui suy lrsquoune de tes petites
creatures Meffait ay envers toy Mercy te prie repentant et appareillieacute de
moy amender raquo524
La priegravere du roi et le recouvrement partiel de sa raison arrivent de faccedilon presque simultaneacutee
(laquo adont luy revint partie de son sens et incontinent dist raquo) La gueacuterison de Perceforest se fait agrave
lrsquointeacuterieur du temple au fur et agrave mesure qursquoil fait deacutemonstration de sa foi et qursquoil reconnait ses
fautes (laquo Meffait ay envers toyraquo) Elle est complegravete lorsqursquoarrive lrsquoermite Dardanon
Car bien luy sembla puis qursquoil lrsquoeut veu que on ostat pardevant sa memoire
aussi comme une courtine qui luy destournoit la veue et congnoissance du
mal et du bien et tantost passerent avant Sens et Discrecion du discerner
Et quant Meacutemoire les veyt elle leur fist sy grant feste que le roy se perceut
sy luy fut bien advis qursquoil fust devenu ung autre homme Adont eut grant
merveille de luy mesmes525
521 II 1 par415 4 522 II 1 par415 1-2 523 II 1 par415 6 524 Traduction laquo Alors une partie de sa raison lui revint et immeacutediatement il dit lsquorsquoHa Roi des rois Creacuteateur de
toute creacuteature aie pitieacute de moi qui suis lrsquoune de tes faibles creacuteatures Jrsquoai meacutefait envers toi Jrsquoimplore ta pitieacute
repenti et precirct agrave mrsquoamender rsquorsquo raquo (II 1 par416 3-7) 525 Traduction laquo Car il lui semblait bien depuis qursquoil lrsquoavait vu qursquoon avait ocircteacute de devant sa meacutemoire comme
un rideau qui deacutetournait sa vue et sa connaissance du bien et du mal et immeacutediatement il retrouva sa raison et la
sagesse de son discernement Quand la meacutemoire lui revint elle se manifesta avec tant de puissance que le roi
recouvra la raison et il lui sembla ecirctre devenu un autre homme Alors il fut consterneacute par lui-mecircme raquo (II 1
par416 17-24)
147
On reconnaicirct dans la meacutetaphore de la courtine tombeacutee devant les yeux du roi une
repreacutesentation de cette caracteacuteristique du meacutelancolique dont parlait Bernard de Gordon celle
drsquoavoir la vue obscurcie par la bile noire Mais le fait de lever la courtine obscurcissant la vue
du roi et drsquoeacuteclairer sa raison renvoie ici au Dieu Souverain que Perceforest lui-mecircme a identifieacute
agrave la lumiegravere Et crsquoest justement la lumiegravere qui se fait dans lrsquoesprit du roi (laquo son sens se fut
resclarcy526 raquo) Le passage nrsquoest pas sans rappeler celui du livre I ougrave Alexandre demande au
gardien du temple la raison du dispositif de lrsquoentreacutee qui semble ecirctre fait pour pieacuteger les visiteurs
Le gardien lui reacutevegravele alors que crsquoest sa meacutecreacuteance qui obscurcit sa vue comme nous lrsquoavons dit
preacuteceacutedemment Lrsquoaveuglement du roi a donc tout aussi bien une origine humorale que
spirituelle montrant encore une fois le meacutelange entre lrsquoaceacutedie et la meacutelancolie
Ainsi il est inteacuteressant de constater que malgreacute plusieurs reacutefeacuterences agrave la meacutelancolie telle
qursquoelle est deacutecrite dans les traiteacutes de meacutedecine ce qui la montre donc comme une simple
maladie la gueacuterison de la meacutelancolie du roi ne peut se faire que par la volonteacute divine et non le
savoir humain Il est par ailleurs eacutevident que la meacutelancolie qui touche Peacuteleacuteon nrsquoest pas la mecircme
que celle de Perceforest Certes le roi fuit la compagnie et ne parle que pour dire des nicetez
mais crsquoest le comportement que Peacuteleacuteon a lorsqursquoil est lui-mecircme en compagnie des hommes
Jamais la meacutelancolie de Perceforest ne prend la forme de celle du sauvage Peacuteleacuteon pas mecircme
lorsqursquoil quitte son chacircteau et srsquoenfonce dans la forecirct pour trouver Dardanon Ni chasse ni
nourriture crue et encore moins de pilositeacute animale ne viennent signaler la maladie du roi
Certains de ses comportements sont mecircme en totale opposition avec ceux de Peacuteleacuteon Si le
chevalier comme nous lrsquoavons dit montre agrave son hocirctesse un appeacutetit extraordinaire au point
drsquoaller manger avec ses domestiques le roi lui srsquoillustre par sa modeacuteration et ses maniegraveres
nobles pendant le repas malgreacute la faim qui le tenaille
Or advint que quant le roy eut assez mengieacute et beu Fraze le mist a raison
qui voulentiers lrsquoavoit regardeacute a son mengier pour ce qursquoil srsquoy estoit si
noblement maintenu Sy pensa bien qursquoil venoit de bon lieu527
Cependant il faut rappeler ici que le chevalier srsquoest enfui du chacircteau du roi anglais apregraves
avoir voleacute lrsquoarmure et le cheval de Perceforest (qui est lui deacutejagrave parti deacutesarmeacute et sur un autre
cheval rendre visite agrave lrsquoermite Dardanon dans lrsquoespoir de gueacuterir) parce qursquoil poursuit la mule
sans frein laquo Sy fut la royne toute courroucee de ce que le chevalier emportoit les armes de son
526 II 1 par417 2 527 Traduction laquo Quand le roi eut assez mangeacute et bu Fraze lrsquointerrogea elle qui lrsquoavait regardeacute manger avec
beaucoup de plaisir parce qursquoil srsquoy eacutetait tenu de faccedilon tregraves noble Elle pensa alors qursquoil eacutetait de haute naissance raquo
(II 1 par413 1-4)
148
seigneur et emmenoit son bon cheval528 raquo Le fait de revecirctir ainsi lrsquoarmure du roi agrave un moment-
cleacute du roman en fait un avatar de Perceforest et explique pourquoi Peacuteleacuteon prendrait sur lui une
partie des caracteacuteristiques du meacutelancolique qui ne srsquoaccorderait pas avec le personnage du roi
drsquoAngleterre Cela explique eacutegalement pourquoi Peacuteleacuteon annonce la gueacuterison de Perceforest
lorsqursquoil est soigneacute par Dache et la fecircte de la Revenue qui va ecirctre organiseacutee par le souverain
alors mecircme qursquoil ne lrsquoa pas rencontreacute depuis son deacutepart du chacircteau et qursquoil nrsquoa aucun moyen de
savoir que le roi est gueacuteri la nouvelle nrsquoeacutetant pas encore parvenue au Chastel drsquoEstain Cette
scegravene a retenu notre attention lorsque Dache annonce drsquoabord la tenue drsquoune fecircte pour ceacuteleacutebrer
la gueacuterison de Peacuteleacuteon le laquo XIIIIe jour de may529 raquo et que crsquoest lors de cette fecircte que Peacuteleacuteon
annonce
Une feste vous vueil noncier ou toute proesse sera esveillee qui long temps
a dormy car une maladie a tenu le gentil roy Percheforest tout le terme que
vous avez esteacute en ce chastel530
Le paragraphe suivant fixe la date de la fecircte au laquo derrain jour de may raquo Les dates preacutecises
sont assez rares dans le Roman de Perceforest et la mention du laquo XIIIIe jour de may raquo est
remarquable De plus le fait que Peacuteleacuteon parle de la gueacuterison du roi alors qursquoil ne peut pas savoir
que le roi est gueacuteri et le fait que cette annonce fasse suite aux eacutepisodes meacutelancoliques de Peacuteleacuteon
Gadiffer et Perceforest laissent deviner un passage important sur le plan symbolique La date
du 14 mai ne correspond qursquoagrave quelques fecirctes paiumlennes qui nrsquoont rien agrave voir avec le contexte du
roman ou dont le sens est trop obscur mecircme dans lrsquoAntiquiteacute pour avoir eacuteteacute utiliseacute par lrsquoauteur
ce qui laisse penser qursquoil faudrait plutocirct se tourner vers la liturgie chreacutetienne En effet lorsque
Perceforest organise au livre IV la Fecircte du Dieu Souverain il insiste particuliegraverement sur le fait
que celle-ci aura lieu quand le soleil sera laquo en son plus hault signe raquo ce qui en fait une reacutefeacuterence
tregraves claire au solstice drsquoeacuteteacute et sans doute agrave la Saint Jean De la mecircme faccedilon nous avons penseacute
que la Fecircte de la Revenue qui ceacutelegravebre le retour du sens de Perceforest pourrait ecirctre une faccedilon
deacutetourneacutee pour lrsquoauteur drsquointroduire la fecircte de la Pentecocircte qui ceacutelegravebre la descente du Saint
Esprit sur Terre et le deacutebut de lrsquoeacutevangeacutelisation Son omnipreacutesence dans les romans arthuriens
montre bien drsquoailleurs son importance dans le calendrier chreacutetien litteacuteraire531 Le problegraveme est
528 II 1 par706 8-10 529 II 1 par763 530 Traduction laquo Je veux vous annoncer une fecircte qui eacuteveillera toutes les prouesses endormies depuis longtemps
car une maladie a atteint le noble roi Perceforest tout le temps ougrave vous avez eacuteteacute dans ce chacircteau raquo (II 1 par777
l2-6) 531Sur ce sujet nous renvoyons agrave lrsquoeacutetude de WALTER Philippe La meacutemoire du temps fecirctes et calendriers de
Chreacutetien de Troyes agrave la Mort Artu Paris Champion 1989
149
que si la Fecircte de la RevenuePentecocircte est le 31 mai la fecircte de Peacuteleacuteon qui pourrait correspondre
agrave la fecircte de lrsquoAscension devrait se situer le 20 mai soit dix jours avant la Pentecocircte Le 14 mai
se situe donc une semaine trop tocirct pour ecirctre la Fecircte de lrsquoAscension Srsquoagit-il drsquoun deacutecalage
drsquoune semaine neacutecessaire pour seacuteparer une gueacuterison associeacutee agrave la magie drsquoune fecircte chreacutetienne
venant annoncer la Pentecocircte Ou bien ces dates sont-elles simplement ici mises au hasard
Au livre III lors du mariage de la neuviegraveme petite-fille de Pergamon on nous dit que les marieacutes
laquo furent festoiez par huit jours entiers comme il estoit de coustume532 raquo Si la fecircte en lrsquohonneur
de Peacuteleacuteon suit la mecircme coutume que ces noces alors elle se termine le 21 mai Or le texte
signale qursquoapregraves lrsquoannonce de Peacuteleacuteon les inviteacutes font encore la fecircte laquo jusques a lrsquoendemain
qursquoilz se departirent533 raquo Crsquoest donc bien le 20 mai que Peacuteleacuteon annonce la tenue de la Fecircte de
la Revenue Lrsquoannonce du chevalier agrave la fin de sa fecircte pourrait donc correspondre agrave la fecircte de
lrsquoAscension qui preacutepare agrave la fecircte de la Pentecocircte (ici de la Revenue)
Le lien entre Perceforest et Peacuteleacuteon devient encore plus eacutevident lorsque ces personnages sont
mis en rapport avec lrsquoermite Dardanon Car si la maladie de Peacuteleacuteon annonce celle du roi
Dardanon est preacutesent dans les recircves de Perceforest avant sa maladie et juste avant sa gueacuterison
Mais crsquoest surtout lrsquoaspect physique de Dardanon qui permet son rapprochement avec le
chevalier En effet Peacuteleacuteon comme nous lrsquoavons dit preacuteceacutedemment eacutetait retrouveacute par Pergamon
mais aussi par Perceforest couvert de poils qui traversaient son eacutequipement Cette pilositeacute
inhabituelle et qui venait signifier son eacutetat drsquohomme meacutelancolique et drsquohomme sauvage
renvoie eacutetrangement agrave la description de lrsquoermite Dardanon au livre I
Sa barbe estoit sy grande et sy longue qursquoelle luy venoit jusques emmy la
jambe et sy estoit sy treslee qursquoil en estoit pardevant tout vestu (hellip) Les
sourcilz luy estoient grans et longz aussi blancz que neige et se recerceloient
en montant (hellip)Ses deux grenons luy lanccediloient aux II lez de la bouche sy
avant qursquoon boutast son puing parmy la recerceleure qui luy descendoit aval
sur la poitrine (hellip) Il avoit sy grande plenteacute de cheveulx qursquoil en estoit tout
vestu par derriere et sy estoient sy longz qursquoilz luy venoient rez a rez des
talons et en avoit sy grant foison car ceulx de devant qui luy venoient par
derriere descendans se rassambloient par les costez a la barbe qui
lrsquoacouvroit pardevant sy lrsquoacouvroient sy plainement qursquoon ne veoit de tout
son corps de nu que le viaire et les bras qui couvers estoient drsquounes manches
larges de blanchet et les piez qursquoil avoit aussy blancs que neige Et sachiez
tous certainement que sa barbe et ses cheveulx qui luy acouvroient le corps
532 III 2 p328 516 533 II 1 par778 11
150
estoient aussi netz et aussi desmellez que chacun poil fust ung fil drsquoargent
brun534
Lrsquoextrecircme insistance sur la pilositeacute de lrsquoermite malgreacute le fait que lrsquoauteur souligne la beauteacute
du vieillard par la multiplication des eacuteleacutements blancs laisse agrave penser que Dardanon est le
pendant chreacutetien de Peacuteleacuteon La maladie de Perceforest est drsquoabord annonceacutee par le chevalier
couvert de poils avant drsquoecirctre soigneacutee par Dardanon Le saint homme rappelle eacutegalement lrsquoermite
qui nourrit Yvain pendant son eacutepisode de folie agrave la diffeacuterence que si Yvain est drsquoabord
apprivoiseacute par un ermite puis gueacuteri par des feacutees crsquoest lrsquoarriveacutee dans le temple gardeacute par
Dardanon qui signe la gueacuterison de Perceforest lrsquoauteur christianisant ainsi la maladie
meacutelancolique du roi et srsquoeacuteloignant de la folie amoureuse du personnage de Chreacutetien de Troyes
et de la folie de Peacuteleacuteon On pourrait voir eacutegalement dans sa pilositeacute extrecircme et sa capaciteacute agrave
propheacutetiser (il preacutedit le triomphe et la mort drsquoAlexandre au livre I) un avatar christianiseacute de
Merlin ce qui expliquerait pourquoi au livre IV le personnage de Dardanon est rapprocheacute de
celui de la Reine Feacutee tout comme Zeacutephir dont toutes les actions tournent autour de la
preacuteparation de la naissance de Merlin535 comme nous le verrons plus tard
Les parallegraveles que nous pouvons faire entre les diffeacuterents personnages des romans arthuriens
et ceux de Perceforest ne srsquoarrecirctent pas agrave de simples reacutefeacuterences litteacuteraires Il nous semble qursquoils
permettent agrave lrsquoauteur de montrer trois aspects diffeacuterents de la meacutelancolie Premiegraverement le cas
de Peacuteleacuteon Yvain repreacutesente une meacutelancolie laquo naturelle raquo celle qui fait perdre agrave lrsquohomme les
laquo V sens de nature536 raquo et en cela elle se manifeste par des atteintes au corps (aphasie pilositeacute
appeacutetit deacutemesureacute) et agrave lrsquoesprit (folie violence misanthropie) Les symptocircmes de la maladie de
Peacuteleacuteon et sa gueacuterison par une demoiselle dont la capaciteacute agrave utiliser la magie est grandement
minoreacutee par rapport agrave lrsquoeacutepisode drsquoYvain viennent montrer une folie agrave mi-chemin entre le
534 Traduction laquo sa barbe eacutetait si grande et si longue qursquoelle lui arrivait agrave mi-cuisse et elle eacutetait si large qursquoelle le
recouvrait entiegraverement Il avait de grands et longs sourcils aussi blancs que la neige qui frisaient en remontant
(hellip) Ses deux moustaches descendaient sur les cocircteacutes de sa bouche si bas qursquoon pouvait mettre son poing dans les
boucles qui descendaient sur son torse (hellip) Il avait une telle masse de cheveux qursquoils lui couvraient complegravetement
le dos et ils eacutetaient si longs qursquoils frocirclaient ses talons Il y en avait en si grande abondance que les cheveux les plus
en avant de ceux qui descendaient dans son dos rejoignaient par les cocircteacutes la barbe qui lui couvraient lrsquoavant du
corps et ce si complegravetement qursquoon ne voyait agrave deacutecouvert que son visage et ses bras qui eacutetaient couverts de larges
manches de drap blanc ainsi que ses pieds qui eacutetaient blancs comme la neige Et il faut vraiment que chacun sache
que sa barbe et ses cheveux qui couvraient son corps eacutetaient aussi nets et aussi deacutemecircleacutes que si chaque poil eacutetait
un fil drsquoargent brillant raquo (I 1 par236-237 l10-32 et 1-3) 535Le personnage de Zeacutephir a lui aussi eacuteteacute mis en parallegravele avec Merlin voir notamment lrsquoeacutetude de BERTHELOT
Anne laquo Zeacutephir eacutepigone reacutetroactif de Merlin dans le Roman de Perceforest raquo Le Moyen franccedilais 38 1996 p7-
20 et lrsquoarticle de FERLAMPIN-ACHER Christine laquo Perceforest du fils sans pegravere au pegravere hors pair de Merlin agrave
Philippe le Bon raquo Limaginaire de la parenteacute dans les romans arthuriens (XIIe-XIVe siegravecles) [eacuted M Aurell et C
Girbea] Turnhout Brepols 2010 p97-108 536 II 1 par169 11
151
domaine meacutedical et magique Le deuxiegraveme cas celui de Gadiffer qui se rapproche de celui du
Roi Pecirccheur est complegravetement diffeacuterent si son corps est effectivement blesseacute et paralyseacute il
ne deacuteveloppe aucun des symptocircmes de la folie meacutelancolique Son mal sert ici agrave construire une
figure litteacuteraire et symbolique qui laisse entendre lrsquoinfluence neacutefaste saturnienne dans la
maladie meacutelancolique Distincte de ces deux formes de la maladie celle de Perceforest est ainsi
eacutepureacutee de sa possible association avec toute croyance paiumlenne mais elle est eacutegalement eacuteloigneacutee
du domaine meacutedical et des limites de la Nature
Gadiffer et Peacuteleacuteon sont les deux personnages qui vont prendre en charge les autres aspects
de la maladie gracircce aux liens qui sont faits entre eux et Perceforest Gadiffer parce qursquoil est
lui-mecircme roi et qursquoil est le fregravere de Perceforest Peacuteleacuteon de faccedilon plus symbolique en revecirctant
lrsquoarmure royale La meacutelancolie de Perceforest libeacutereacutee du risque drsquoecirctre associeacutee agrave une maladie
naturelle ou agrave une gueacuterison magique peut ecirctre consacreacutee entiegraverement agrave sa signification
chreacutetienne Ce passage drsquoune royauteacute ancreacutee dans le paganisme au deacutebut du roman quand
Gadiffer et Perceforest preacutesentent leurs enfants aux temples de Mercure et Veacutenus agrave une royauteacute
fondeacutee sur le christianisme sera lrsquoobjet drsquoune eacutetude plus approfondie dans notre troisiegraveme partie
Il nous semble donc que lrsquoauteur de Perceforest a su mecircler des connaissances meacutedicales et
astrologiques agrave des reacutefeacuterences litteacuteraires et bibliques et ainsi explorer de nombreux aspects de
la maladie meacutelancolique afin de souligner dans un contexte preacutechreacutetien lrsquoaspect chreacutetien de la
maladie du roi Perceforest Le deacuteveloppement de ce thegraveme permet agrave la fois agrave lrsquoauteur de
srsquoinscrire dans une tradition litteacuteraire celle des romans arthuriens et de rapprocher son
personnage de celui qui doit ecirctre son descendant le roi chreacutetien Arthur
Perceforest reste cependant sujet agrave la meacutelancolie jusqursquoagrave la fin de son regravegne puisqursquoon lui
voit agrave de nombreuses reprises lrsquoair pensif et inquiet qursquoaffiche Arthur dans le Conte du Graal
lorsque Perceval veut ecirctre adoubeacute mais qursquoil nrsquoarrive pas agrave tirer le roi de sa recircverie En cela
Perceforest et son tempeacuterament froid et sec srsquooppose agrave un autre personnage du roman qui semble
prendre en charge un tout autre aspect du calendrier chreacutetien et des motifs mythiques le
coleacuterique Estonneacute
12 Le coleacuterique et le Carnaval
Si les meacutelancoliques PeacuteleacuteonGadifferPerceforest se construisaient et surtout se
christianisaient agrave travers des reacutefeacuterences aux romans arthuriens crsquoest autour de la parodie drsquoun
autre personnage que srsquoentrelacent les reacutefeacuterences agrave une fecircte entre le paganisme et le
christianisme le Carnaval Cette parodie et le lien essentiel entre Estonneacute et Carnaval sont
152
permis gracircce agrave la complexion coleacuterique drsquoEstonneacute qui en fait un personnage fondamentalement
comique mais aussi agrave lrsquoappeacutetit sexuel difficilement controcirclable ce qui le lie agrave un animal
important dans le symbolisme preacutechreacutetien lrsquoours Crsquoest justement le caractegravere ambigu de lrsquoours
qui va faire drsquoEstonneacute un personnage agrave cheval entre le paganisme et le christianisme lui
permettant drsquoincarner parfaitement le monde preacutechreacutetien dans lequel srsquoeacuterige peu agrave peu le
royaume de Perceforest
121 Un lancelot de Carnaval
Le Roi Pecirccheur Arthur Perceval Yvain un autre personnage heacuteros majeur des romans
arthuriens nrsquoa pas encore eacuteteacute citeacute Il srsquoagit de Lancelot personnage eacuteponyme du roman de
Chreacutetien de Troyes Il y a apparemment peu de rapport entre un Lancelot tout deacutevoueacute agrave la reine
au point de ne partager qursquoavec une extrecircme reacuteticence la couche drsquoune jeune fille qui lrsquoy invite
avec insistance et le libidineux Estonneacute qui nrsquoen est empecirccheacute que gracircce agrave tous les artifices drsquoun
lutin particuliegraverement zeacuteleacute
Pourtant on peut voir assez facilement lrsquoincarnation drsquoun Lancelot jeune eacuteleveacute par la dame
du Lac aux cocircteacutes de son cousin dans le personnage du jeune Passelion eacuteleveacute par Morgane avec
son cousin Beacutenuic537 Crsquoest drsquoailleurs de ce dernier et non de Passelion que descendra
Lancelot dont la fideacuteliteacute est encore une fois peu compatible avec une ascendance directe du fils
drsquoEstonneacute Il ne serait donc pas eacutetonnant de trouver des liens entre le heacuteros du roman de
Chreacutetien de Troyes et lrsquooncle de son ancecirctre Jeanne Lods et Jane H M Taylor avaient drsquoailleurs
chacune mis lrsquoeacutepisode briegravevement en parallegravele avec un passage du Lancelot-Graal dans lequel
un chevalier chevauche un roncin538 ou encore avec le Chevalier de la Charrette de Chreacutetien
de Troyes539 Il srsquoagira ici drsquoeacutetudier plus longuement ce parallegravele et de montrer agrave quel point
lrsquoauteur de Perceforest joue sur lrsquointertextualiteacute avec son preacutedeacutecesseur Ainsi peu apregraves son
apparition dans le roman du Chevalier de la Charrette Lancelot se retrouve laquo tot seul a pieacutetot
armeacute le hiaume lacieacute Lrsquoescu au col lrsquoespee ceinte540 raquo et tente deacutesespeacutereacutement drsquoobtenir drsquoun
nain monteacute sur une charrette des informations concernant la reine Gueniegravevre qui vient drsquoecirctre
enleveacutee Le nain refuse de lui reacutepondre mais lui promet des nouvelles de la reine srsquoil monte
537 Ce rapprochement avait drsquoailleurs deacutejagrave eacuteteacute signaleacute par FERLAMPIN-ACHER Christine Feacutees Bestes et
Luitons Op cit p164 538 Cf LODS Jeanne Le Roman de Perceforest origines ndash compositions ndash caractegraveres ndash valeur et influence
Genegraveve-Lille Droz-Giard 1951 p63 539 Cf Perceforest [eacuted J H M Taylor] Genegraveve Droz v1 p37 540 CHRETIEN DE TROYES Lancelot ou le Chevalier de la Charrette [eacuted D Poirion] Opcit v317-320
153
dans sa charrette signe drsquoinfamie Apregraves une bregraveve heacutesitation Lancelot accepte de monter Or
dans le livre I du Roman de Perceforest Estonneacute chevauche en compagnie de Claudius agrave la
recherche du roi drsquoAngleterre Alors qursquoils se reposent leurs chevaux sont tueacutes et ils sont
attaqueacutes par sept chevaliers du lignage Darnant Reprenant pourtant lrsquoavantage les chevaliers
tuent six de leurs adversaires et Claudius reacuteussit agrave saisir un cheval et agrave se lancer agrave la poursuite
du fils aicircneacute de Fromont lrsquoun des fregraveres de Darnant Estonneacute reste alors seul et tente de courir
pour rejoindre son ami jusqursquoagrave ce qursquoil arrive dans une valleacutee remplie de juments sauvages
Tout comme Lancelot Estonneacute est armeacute mais sans lance541 et tout comme Lancelot la solution
pour rejoindre un ecirctre cher est drsquoattirer sur lui le blacircme en montant sur une jument En effet il
est bien preacuteciseacute dans le Chevalier de la Charrette qursquoagrave lrsquoeacutepoque de Lancelot la charrette est le
plus grand blacircme qui puisse ecirctre inffligeacute agrave un homme
De ce servoit charrete loresDon li piloris servent ores(hellip)Qui a forfet estoit
reprisSrsquoestoit sor la charrete misEt menez par totes les ruesSrsquoavoit totes
enors perduesNe puis nrsquoestoit a cort oiumls Ne enorez ne conjoiumlz542
De la mecircme faccedilon pour lrsquoauteur de Perceforest le plus grand blacircme drsquoun chevalier est de
chevaucher une jument
En icellui temps ung chevalier ne pouoit avoir plus grant blasme que de
monter sur jumens ne on ne pouoit ung chevalier plus deshonnourer que de
le faire chevauchier une jument pour le blasme Et tenoit on depuis que
crsquoestoit chevalier recreant et de nulle valeur ne ja puis chevalier qui amast
son honneur ne joustoit a luy ne feroit drsquoespee neant plus que sur ung sot
tondu543
Si les textes preacutesentent de leacutegegraveres diffeacuterences notamment celle de restreindre le blacircme aux
chevaliers dans le cas de Perceforest les effets du voyage dans la charrette ou sur la jument
sont similaires lrsquoostracisme et le refus des civiliteacutes qui se traduit par le refus des chevaliers de
combattre contre Estonneacute dans Perceforest De plus si Lancelot heacutesite un instant conseilleacute par
541 Ibid v345 542 laquo On se servait alors des charrettes comme aujourdrsquohui on se sert des piloris (hellip) tout repris de justice eacutetait
placeacute sur la charrette et promeneacute par toutes les rues degraves lors il eacutetait deacuteshonoreacute interdit drsquoaudience agrave la cour et
priveacute de marques drsquoestime et de sympathie raquo
Traduction drsquoIbid v321-338 543 Traduction laquo A cette eacutepoque un chevalier ne pouvait pas connaicirctre de plus grand blacircme qursquoen montant sur
une jument et on ne pouvait pas le deacuteshonorer plus qursquoen le faisant chevaucher une jument agrave sa grande honte On
en deacuteduisait qursquoil srsquoagissait drsquoun chevalier lacircche et sans valeur Alors aucun chevalier qui cheacuterissait son honneur
ne joutait contre lui ni ne le frappait de son eacutepeacutee comme srsquoil srsquoagissait drsquoun sot tondu raquo (I 1 par336 13-20)
154
Raison de ne pas srsquoattirer le blacircme le caractegravere excessif drsquoEstonneacute ne srsquoembarrasse pas de
reacuteflexions se preacutesentant alors comme un ami supeacuterieur agrave lrsquoamant Lancelot (lrsquoheacutesitation de ce
dernier nrsquoeacutechappera drsquoailleurs pas agrave Gueniegravevre et le narrateur souligne ce faux-pas commis par
le chevalier) Lrsquoentreacutee drsquoEstonneacute dans Darnantes srsquoaccompagne de quolibets drsquoinsultes et de
jets drsquoordures
Et quant ceulx de la ville le veyrent tellement atourneacute armeacute comme
chevalier et monteacute sur jument tous prindrent a huer apregraves luy et disoient
laquo Veez veez le chevalier ahonteacute raquo (hellip) Et sachiez que les gens de la ville
le huoient et jectoient drsquoordure544
Le mecircme traitement est infligeacute agrave Lancelot lui aussi passant instantaneacutement drsquoun objet
drsquoeacutetonnement agrave une cible drsquoinjures
Del chevalier que cil aporte Sor la charrete se mervoillentLes genz mes
mie nel consoillent Einz le huient petit et grant Et li veillart et li anfant
Par mi les rues a grant hui Srsquoot molt li chevaliers de luiVilenies et despit
dire545
Plus tard Estonneacute retrouve Claudius qui a eacuteteacute recueilli par deux demoiselles et tous trois
sont effareacutes lorsqursquoils comprennent qursquoEstonneacute a chevaucheacute une jument Cette scegravene nrsquoest pas
sans rappeler lrsquoarriveacutee de Lancelot dans la ville puisqursquoapregraves avoir essuyeacute les insultes de la
population le chevalier agrave la recherche de Gueniegravevre arrive dans un chacircteau en compagnie de
Gauvain et tous deux sont eux aussi accueillis par deux jeunes demoiselles
Cependant si lrsquoeacutepisode de la charrette et de Lancelot peut ecirctre rapprocheacute de celui drsquoEstonneacute
et de la jument ce dernier preacutesente une dimension fortement comique qui est absente du roman
de Chreacutetien de Troyes et qui se construit autour du motif du Carnaval les habitants insultent
et jettent des ordures sur Estonneacute qui est deacutejagrave complegravetement souilleacute de laquo boe et drsquoordure
noire546 raquo Ch Ferlampin-Acher notait drsquoailleurs lrsquointeacuterecirct mythique de la datation du prologue
laquo sous le signe de la Purification de la Vierge (l I t 1 sect80) 547 raquo le jour de la Purification de
544 Traduction laquo Quand les habitants de la ville le virent dans un tel eacutetat armeacute comme un chevalier et monteacute sur
une jument ils se mirent tous agrave le huer en disant lsquorsquoRegardez Regardez le chevalier deacuteshonoreacute rsquorsquo (hellip) Et sachez
que les gens de la ville le huaient et lui jetaient des ordures raquo (I 1 par345 29-40) 545 laquo Ce chevalier que lrsquoautre amegravene sur sa charrette eacutetonne tout le monde mais au lieu de srsquoenqueacuterir discregravetement
aupregraves de lui ils lrsquoaccueillent avec des hueacutees petits et grands vieillards et enfants de rue en rue dans une grande
clameur Alors le chevalier srsquoentend dire beaucoup drsquoinjures et drsquoinsultes raquo
Traduction de lrsquoeacutedition de Daniel Poirion Op cit v402-410 546 I 1 par344 35-36 et par345 8 547FERLAMPIN-ACHER Christine Perceforest et Zeacutephir propositions autour drsquoun reacutecit arthurien bourguignon
Op cit p284
155
la Vierge correspondant agrave la peacuteriode du Carnaval A lrsquointeacuterieur mecircme du Roman de Perceforest
les dates ne reacutefegraverent pas en raison de lrsquoeacutepoque agrave laquelle se deacuteroule lrsquohistoire au calendrier
chreacutetien Pourtant juste apregraves les retrouvailles drsquoEstonneacute et Claudius alors qursquoils ont seacutejourneacute
chez les deux demoiselles le temps que Claudius se remette de ses blessures (environ deux
jours puisqursquoil srsquoagit drsquoapregraves le chevalier du temps neacutecessaire pour qursquoil puisse
chevaucher548) une jeune messagegravere arrive chez leurs hocirctesses et les avertit que Gadiffer et le
Tors sont en danger ils sont assieacutegeacutes dans le chacircteau Malebranche ougrave se reacuteuniront tous les
chevaliers du lignage Darnant laquo le premier jour de fevrier au pieacute de la montaigne549 raquo ce qui
explique son empressement puisque drsquoici agrave cette date laquo il nrsquoy a plus que deux jours550 raquo Le 1er
feacutevrier est justement la veille de la Chandeleur ou jour de la Purification de la Vierge ce qui
montre bien que lrsquoeacutepisode drsquoEstonneacute et de la jument Lienne551 qui a eu lieu approximativement
le 28 janvier se situe en plein Carnaval
Si la reacutefeacuterence agrave Lancelot est peut-ecirctre un moyen de preacuteparer la filiation avec Beacutenuic le
neveu drsquoEstonneacute il semblerait qursquoici elle vienne renforcer la dimension comique et ce drsquoautant
plus que la lubriciteacute drsquoEstonneacute srsquooppose agrave la fideacuteliteacute de Lancelot et srsquoaccorde alors parfaitement
au rituel du charivari Il est drsquoailleurs remarquable qursquoEstonneacute tienne agrave de nombreuses reprises
le rocircle drsquoexutoire aux pulsions des foules Car il ne faut pas oublier que cette foule qui le suit
et lui lance des ordures peut faire montre drsquoune violence extrecircme comme crsquoest le cas avant la
soumission de Gelinant agrave Perceforest alors que le seul fregravere vertueux de Darnant demande agrave
son conseil quelle attitude choisir envers le roi drsquoAngleterre quatre chevaliers du mauvais
lignage viennent demander agrave Gelinant de participer agrave laquo lrsquoeffort de leur lignaige552 raquo
Reconnaissant quatre des fils de Darnant les femmes sont prises drsquoune folie furieuse se jetant
sur eux et commenccedilant agrave les deacutechiqueter (laquo les prennent a despiecer553 raquo) agrave coups de dents et
drsquoongles (laquo a graux et aux dens554 raquo) apregraves les avoir fait descendre de leurs chevaux Les corps
laceacutereacutes et eacutecorcheacutes (laquo les atournerent telz en pou drsquoheure qursquoil nrsquoy avoit sur eulx plain poulz de
char entiere555 raquo) sont ensuite traicircneacutes et eacutecarteleacutes (laquo tant les trainerent et tirerent les unes a
ung lez et les autres a lrsquoautre556 raquo) ce qui entraine ineacutevitablement la mort des quatre chevaliers
548 I 1 par351 5 549 I 1 par415 22 550 I 1 par415 23 551 Sur cet eacutepisode voir notamment lrsquoanalyse de FERLAMPIN-ACHER Christine laquo La jument Liene dans
Perceforest un galop dessai de la Bretagne agrave la Bourgogne raquo Perceforest un roman arthurien et sa reacuteception
[eacuted Ch Ferlampin-Acher] Rennes Presses universitaires de Rennes 2012 p 269-285 552 I 1 par580 17 553 I 1 par580 19-20 554 I 1 par580 21 555 I 1 par580 21-22 556 I 1 par580 23-24
156
laquo qursquoilz demourerent mors557 raquo Mecircme le deacutecegraves des quatre fils ne suffit pas agrave calmer cette folie
meurtriegravere puisque les femmes ne cessent leur massacre qursquoapregraves avoir entiegraverement deacutemembreacutes
les cadavres (laquo elles ne se peurent faindre tant qursquoelles les eurent tous despiecez par
membres558 raquo) La foule en colegravere a besoin drsquoun exutoire pour canaliser cette fureur destructrice
agrave lrsquoorigine du massacre des quatre fils de Darnant et crsquoest Estonneacute qui joue bien souvent ce rocircle
de canalisateur Ainsi au deacutebut du livre II on trouve un autre exemple de violence feacuteminine
quand les femmes sauvages des Deserz drsquoEscoce ruent Estonneacute de coups Si la scegravene est
cocasse les attaques des femmes nrsquoen restent pas moins dangereuses et le comte eacutecossais
incapable de parer tous leurs coups eacutetait precirct agrave sortir son eacutepeacutee pour se deacutefendre sans
lrsquointervention de Priande qui srsquointerpose
La fureur des femmes semble tourner dans lrsquoexemple du massacre des quatre fils de
Darnant et dans celui drsquoEstonneacute battu par les femmes autour du motif de la sexualiteacute Les
femmes de la Forecirct Darnant sont en effet continuellement exposeacutees au risque drsquoecirctre enleveacutees
violeacutees voire tueacutees par les membres du lignage Darnant quand celles des Deserz srsquoattaquent agrave
Estonneacute parce qursquoil tient la jeune Priande nue et terroriseacutee entre ses bras559
On peut voir par exemple un motif similaire dans lrsquoeacutepisode du sabbat des vieilles barbues
au milieu desquelles Zeacutephir conduit le chevalier et ougrave celui-ci est condamneacute par le diable agrave
recevoir soit un baiser soit une gifle de chacune des vieilles preacutesentes560 Lrsquoanalyse que Ch
Ferlampin-Acher fait de ce passage ne manque drsquoailleurs pas de noter le lien entre la
condamnation du diable et le charivari
Les visages des sorciegraveres crepi fronchieacute tiennent du masque de cuir elles
braient gesticulent chevauchent des esprits qui sont autant de montures
inconfortables ce qui eacutevoque les chevaucheacutees burlesques qui accompagnent
Carnaval Elles espegraverent un baiser du jeune et vaillant Estonneacute aussi
maltraiteacutees que les veuves sanctionneacutees par les charivaris proches des
manifestations carnavalesques elles nrsquoauront qursquoune buffe(hellip)Les buffes
que reacuteservent les vieilles au jeune Estonneacute ne rappellent-elles pas les
557 I 1 par580 24 558 I 1 par580 25-26 559 Lrsquoeacutepisode nrsquoest pas sans rappeler le rapt symbolique preacutesent dans le rituel carnavalesque comme le note Anne
Delamaire dans sa thegravese DELAMAIRE Anne Opcit p439 560 A ce sujet voir lrsquoarticle de FERLAMPIN-ACHER Christine laquo Le sabbat des vieilles barbues dans Perceforest
raquo Le Moyen Age t XCIX ndeg2 1993 p471-504 La buffe y est interpreacuteteacutee comme une alternative au geste steacuterile
du baiser agrave une vieille et comme une repreacutesentation du souffle et du vent vital que lrsquoon retrouve dans les rituels du
Carnaval
157
femmes qui battent leur mari dans les charivaris sanctionnant des noces mal
assorties 561
La lubriciteacute et la vigueur sexuelle drsquoEstonneacute sont eacutegalement au centre drsquoun rituel
carnavalesque lorsqursquoil viole la jeune Sorence dans le chacircteau de Brane Cet eacutepisode est
drsquoailleurs lrsquoobjet de plusieurs analyses celle de G Roussineau voyant dans le chacircteau la ville
de Braine-le-Comte en Hainaut562 celle de Ch Ferlampin-Acher soulignant lrsquoimportance du
nom qui est dans le champ drsquoinfluence du lutin Zeacutephir et qui eacutevoque la boue563 mais aussi celle
drsquoAnne Delamaire qui analyse la chevaucheacutee drsquoEstonneacute qui monte Zeacutephir meacutetamorphoseacute en
cheval Cette chevaucheacutee marque selon A Delamaire le couronnement drsquoEstonneacute en roi de
Carnaval puisqursquoil monte un cheval que lrsquoauteur deacutecrit comme digne drsquoAlexandre On se
permettra drsquoajouter ici agrave son analyse qursquoau livre I Lienne elle aussi eacutetait deacutecrite comme digne
drsquoun monarque (laquo une josne sy puissant et sy grande comme se ce fust le cheval du roy564 raquo)
ce qui est particuliegraverement frappant srsquoagissant drsquoun animal qui apporte le blacircme sur celui qui le
chevauche Au livre II une fois le cheval Zeacutephir565 partit au galop Estonneacute passe agrave travers des
ronces qui lui deacutechirent ses vecirctements ce qursquoencore une fois A Delamaire associe au
Carnaval en notant les vecirctements deacutechireacutes la perte des armes et la chute dans un soupirail qui
srsquoaccordent parfaitement avec les caracteacuteristiques du Carnaval deacutecrites par Bakhtine566
Un autre eacuteleacutement nous permet drsquoanalyser ce passage celui des deacutemons aux visages noircis
de suie qui cherchent agrave attraper Estonneacute laquo Sievez chassiez apreacutes luy Nous eschappera il
567 raquo Cela correspond drsquoapregraves Ph Walter au rituel deacutecrit par Hincmar
Les farces modernes de Carnaval comportent des hommes deacuteguiseacutes en ours
qui srsquoefforcent de noircir et barbouiller de suie les visages de ceux qursquoils
parviennent agrave attraper autrement dit ils leur fabriquent un masque noir qui
les renvoie au monde des revenants Hincmar ne preacutecise pas la date des
deacutefileacutes rituels au cours desquels les ours apparaissent mais il les condamne
561 FERLAMPIN-ACHER Christine Perceforest et Zeacutephir propositions autour drsquoun reacutecit arthurien
bourguignon Op cit p283 562 Cf IV 2 p1150 note 1331 563 FERLAMPIN-ACHER Christine Christine Perceforest et Zeacutephir propositions autour drsquoun reacutecit arthurien
bourguignon Op cit p186 564 I 1 par336 11-12 565 Sur le rocircle du cheval dans cet eacutepisode voir FERLAMPIN-ACHER Christine laquo Le cheval dans Perceforest
reacutealisme surnaturel et burlesque raquo Le cheval dans le monde meacutedieacuteval Senefiance 32 1992 p211-236
httpbooksopeneditionorgpup3329 566 Pour lrsquoanalyse drsquoAnne Delamaire voir son eacutetude dans DELAMAIRE Anne Op cit p439
Sur les travaux de Bakhtine voir notamment BAKHTINE Mikkaiumll Lœuvre de Franccedilois Rabelais la culture
populaire au Moyen Age et sous la Renaissance Paris Gallimard 1970 567 II 1 par122 l15
158
en termes vigoureux () Le terme de masques permet de penser qursquoil srsquoagit
de revenants et que ces coutumes se rattachent aux cultes funeacuteraires Claude
Lecouteux a remarqueacute que laquo les lois disent freacutequemment que masca est le
nom vulgaire des stryges et Gervais de Tilbury eacutecrit vers 1210 que masque
est le nom vulgaire et lsquorsquogauloisrsquorsquo des lamies raquo Carnaval se preacutesenterait alors
comme une fecircte ougrave les ecirctres de lrsquoautre monde viennent pour un temps
participer agrave la vie des humains568
Emporteacute sur un cheval drsquoorigine surnaturelle Estonneacute devient lrsquoune des victimes de la
cohorte de deacutemons qui tentent de lrsquoattraper pour lui noircir agrave son tour le visage La course agrave
cheval en elle-mecircme nrsquoest drsquoailleurs pas sans rapport avec le charivari H Rey-Flaud dans son
ouvrage sur le Charivari explique que le cheval est un animal que lrsquoon retrouve souvent dans
les leacutegendes drsquoenlegravevement de jeunes filles et qursquoil participe aux laquo rituels fondamentaux de la
sexualiteacute569 raquo Ici le cheval est agrave la fois la monture du chasseur (de lrsquoEstonneacute-violeur) et de la
victime du charivari (Estonneacute puni pour le viol qursquoil va commettre) De plus si on prend comme
point de comparaisons le Roman de Fauvel on constate que le charivari est un deacutefileacute
extrecircmement bruyant (laquo Si grant son et si variableSi let et si espoentableA rencontrer fesoient
donner Que len noist pas Dieu tonner570 raquo) tout comme cette chevaucheacutee puisqursquoEstonneacute
laquo oioit apreacutes luy sievant sy grant noise et sy grant frainte qursquoil sembloit que la forest fust toute
deffroissie en leur sieute571 raquo et que les deacutemons qui lrsquoentourent sont deacutecrits comme laquo viaire
huant de voix descordable572 raquo Lorsque le cheval srsquoarrecircte et qursquoEstonneacute essaie de le conjurer
le bruit qui couvre sa voix est drsquoailleurs deacutecrit de la mecircme faccedilon que dans le Roman de Fauvel
laquo mais il avoit si grant noise entour luy que on nrsquoy oiumlst pas Dieu tonnant573 raquo Le second point
de comparaison est celui de lrsquoinversion qui est au centre du cortegravege charivarique comme
lrsquoaffirme H Rey-Flaud laquo La subversion charivarique srsquoexprime drsquoabord par le retournement agrave
lrsquoenvers des vecirctements tel que lrsquoaffichent les personnages du Roman de Fauvel Les uns ont
tout devant derriegravereVecirctus et mis leurs vecirctements574 raquo Et justement dans cet extrait du
Perceforest il est inteacuteressant de remarquer qursquoEstonneacute transporteacute par le cheval nrsquoest pas
seulement deacutepouilleacute de son glaive et de son eacutecu ses vecirctements ne sont pas seulement deacutechireacutes
568 WALTER Philippe Mythologie chreacutetienne Fecirctes rites et mythes du Moyen Acircge Paris Imago 2003 p116-
117 569 REY-FLAUD Henri Le Charivari Les rituels fondamentaux de la sexualiteacute Paris Payot 1985 570 Il srsquoagit de lrsquo laquo interpolation du manuscrit E raquo dans GERVAIS DU BUS Le Roman de Fauvel publieacute drsquoapregraves
tous les manuscrits connus [eacuted A Langfors] Paris Firmin Didot et Cie 1914-1919 p166 v729-732 571 II 1 par122 12-14 572 II 1 par123 14 573 II 1 par125 3-5 574 REY-FLAUD Henri Op cit p131
159
mais son heaume se retrouve lui aussi malmeneacute et retourneacute laquo Et le heaume luy estoit tourneacute
ce devant derriere par les branches des arbres qui en avoient les las rompuz575 raquo
122 Lrsquoours violeur et les rituels de fertiliteacute
On retrouve un autre eacutepisode de flagellation en lien avec le Carnaval lors drsquoune scegravene du
livre II Estonneacute est transporteacute par Zeacutephir dans le jardin de la Reine Feacutee qui le change en
ours576 Estonneacute nrsquoest pas vraiment transformeacute en ours il en prend agrave la fois lrsquoapparence et le
comportement sans pour autant en devenir un
Lors ala assambler toute la somme de sa science de nigromancie et tourna
et retourna ses experimens et ses conjuracions et fist en telle maniere que
Estonneacute qui estoit ou praiel fut mueacute en semblance drsquoun ours a la veue de
tous ceulx qui le regardoient et luy mesme le cuida estre vrayement et eut
en luy grant partis de la nature drsquoun ours Lors se mist a terre de piez et de
mains puis prist a mugier drsquoune voix oursine et a aler par le prayel a maniere
de beste577
Mecircme si la transformation du chevalier lui confegravere une certaine part drsquoanimaliteacute (laquo grant
partis de la nature drsquoun ours raquo) son comportement nrsquoest pas celui drsquoun ours mais de celui qui
imite un ours (laquo a maniere de beste raquo) il nrsquoa que lrsquoapparence de la becircte sauvage (laquo en semblance
drsquoun ours raquo) et lrsquoillusion provoqueacutee par le maleacutefice de la Reine trompe la raison du chevalier
lui-mecircme puisqursquoon nous dit qursquoil laquo le cuida estre vrayement raquo Estonneacute garde un semblant de
comportement humain en se laissant approcher des trois jeunes demoiselles gardeacutees par la Reine
Feacutee et en marquant une preacutefeacuterence pour Priande jeune fille dont il est depuis longtemps
amoureux Crsquoest donc plus un masque (et mecircme un masque carnavalesque) qui est imposeacute au
chevalier qursquoun veacuteritable changement de nature En effet dans Arthur lrsquoours et le roi Ph
575 Traduction laquo Son heaume srsquoeacutetait retourneacute agrave cause des branches des arbres qui en avaient rompu les lacets raquo
(II 1 par124 8-10) 576 A ce sujet voir notamment DELCOURT Denyse ldquoThe Laboratory of Fiction Magic and Image in the Roman
de Perceforestrdquo Medievalia et Humanistica New Series 21 1994 p17ndash32 et laquo Magie fiction et phantasme dans
le Roman de Perceforest pour une poeacutetique de lillusion au Moyen Acircge raquo The Romanic Review 85 1994 p 167-
178
FERLAMPIN-ACHER Christine Feacutees bestes et luitons Op cit p148
GRIFFIN Miranda Opcit p169-184 577 Traduction laquo Alors elle alla rassembler tout ce qursquoelle savait de magie tourna et retourna ses enchantements
et ses conjurations de telle maniegravere qursquoEstonneacute qui eacutetait dans le preacute prit lrsquoapparence drsquoun ours aux yeux de ceux
qui le regardaient en devenant presque un lui-mecircme et recevant en lui une grande part de la nature ursine Alors
il se mit agrave terre sur ses pieds et ses mains et se mit agrave grogner comme un ours et agrave marcher dans le preacute comme une
becircte raquo (II 1 par574 7-15)
160
Walter dit qursquoagrave la fois laquo voleur de miel et violeur de filles lrsquoours est ainsi associeacute agrave un rituel
saisonnier ougrave le masque joue un rocircle central578 raquo Violeur de filles lui aussi Estonneacute saisit la
jeune Priande deacutenudeacutee qui hurle de peur il abuse de Sorence la dame du chacircteau de Brane
apregraves avoir tueacute son ami et avant drsquoecirctre transformeacute en ours il parlait aux trois jeunes filles qui
le regardaient depuis leur chambre et leur a demandeacute de lrsquoaccueillir pour la nuit laquo or suy cy
apporteacute par merveilleuse aventure sy mrsquoaiderez en aucune maniere que je seray logieacute tant qursquoil
sera jour579 raquo Le rituel de la Reine qui transforme Estonneacute lui permet de proteacuteger les jeunes
filles en leur montrant le chevalier sous sa forme de violeur lrsquoours Et effectivement degraves
qursquoelles aperccediloivent la becircte les trois demoiselles se preacutecipitent dans leur lit tremblantes sous
leur couverture
Quant les III pucelles qui estoient a la fenestre pour regarder le chevalier
veirent la beste hideuse a veoir de nuyt et eurent perdue la veue du
chevalier qursquoelles desiroient a veoir et a oyumlr elles eurent tel paour qursquoelles
cloiumlrent la fenestre en grant haste et srsquoen alerent toutes trois muchier en lrsquoun
de leurs litz en ung mont les testes dessoubz leurs couvertures car elles
nrsquoavoient hardement drsquoelles monstrer580
Crsquoest le lendemain matin que la Reine les laquo fery parmy les rains par plusieurs coupz581 raquo agrave
lrsquoaide drsquoune verge alors qursquoelles sont encore endormies dans le lit La flagellation nrsquoest donc
cette fois pas infligeacutee agrave Estonneacute mais aux jeunes filles et elle semble punir une faute agrave caractegravere
sexuel faute qui a eacuteteacute empecirccheacutee par le sortilegravege de Lidoire Estonneacute serait donc
momentaneacutement devenu lrsquoours de Carnaval lrsquoours lubrique lrsquoours violeur duquel les jeunes
filles se cachent582 Crsquoest drsquoailleurs la nuit mecircme ougrave Estonneacute se retrouve transformeacute en ours
qursquoOurseau chevalier mi-homme mi-ours agrave la descendance prolifique (il aura douze fils) est
conccedilu et le texte souligne lrsquointeacuterecirct de la preacutesence du chevalier pour expliquer cette naissance
extraordinaire (laquo Sy fait lrsquoystoire mencion de sa concepcion cy endroit affin qursquoil souviengne a
ceulx qui oiront lrsquoystoire cy apreacutes de ceste aventure pour le damoisel qui estoit encores enherbeacute
578 WALTER Philippe Arthur lrsquoours et le roi Paris Imago 2002 p113 579 Traduction laquo Je viens drsquoecirctre transporteacute ici de faccedilon extraordinaire et vous mrsquoaideriez en me logeant jusqursquoagrave
ce qursquoil fasse jour raquo (II 1 par573 15-17) 580 Traduction laquo Quand les trois jeunes filles qui eacutetaient agrave la fenecirctre pour regarder le chevalier virent la becircte qui
eacutetait hideuse agrave voir de nuit et eurent perdu de vue le chevalier qursquoelles deacutesiraient voir et entendre elles eurent si
peur qursquoelles fermegraverent la fenecirctre en hacircte et coururent toutes trois se cacher ensemble dans lrsquoun de leur lit les tecirctes
sous les couvertures car elles nrsquoavaient pas le courage de se montrer raquo (II 1 par575 1-8) 581 II 1 par577 9-10 582 A ce sujet voir lrsquoarticle de FERLAMPIN-ACHER Christine laquo Le sabbat des vieilles barbues dans Perceforest
raquo Op cit p495 agrave 497
161
et enchanteacute583 raquo) Lrsquoimportance de cette preacutecision pour la suite de lrsquohistoire eacutetablit un parallegravele
entre le jeune homme enchanteacute et le chevalier ours qui viendra agrave naicirctre Ce rapport entre les
deux personnages ne sera cependant explicitement eacutetabli que plus tard dans le livre IV et crsquoest
la Reine elle-mecircme qui deacutevoile le secret de la naissance du plus jeune de ses fils en avouant le
sort qursquoelle avait lanceacute sur le chevalier qui srsquoeacutetait introduit dans son jardin sans son autorisation
(laquo Mais telle fut lrsquoaventure que lrsquoenffant vint sur terre pelu comme ung ours par la melancolie
que jrsquoavais en le concevant sur Estonneacute que jrsquoavoie mueacute en ours par mon subtil art584 raquo)
Ce serait donc la penseacutee drsquoEstonneacute mueacute en ours qui aurait permis la naissance drsquoOurseau
A partir de lagrave il nous faut relever un autre eacuteleacutement inteacuteressant qui est la mention inexploiteacutee
drsquoun chacircteau aupregraves duquel Zeacutephir changeacute en cheval passe portant Estonneacute victime du
charivari
Le cheval srsquoarresta sur une fontaine qui estoit commencement drsquoune riviere
qui couroit parmy ung chastel dont le sire estoit appelleacute Valentin et le
chastel estoit appelleacute Valentins par le nom du seigneur qui fondeacute lrsquoavoit585
Lrsquoeacutevocation de ce chevalier du nom de Valentin qui nrsquointervient qursquoune seule fois dans le
roman pour prendre briegravevement la parole plutocirct que de donner des indications topographiques
pourrait se poser comme le double drsquoEstonneacute-ours avec pour reacutefeacuterence la leacutegende de Valentin
et Orson Car si la plus vieille version en prose franccedilaise a eacuteteacute imprimeacutee agrave Lyon en 1489 cette
leacutegende a eacuteteacute tregraves populaire au Moyen Acircge comme le deacutemontre la preacutesence drsquoune version
allemande de la moitieacute du XVe siegravecle Valentin und Namelos elle-mecircme issue drsquoune version
franccedilaise plus ancienne Au-delagrave de cet indice le fait de choisir Estonneacute pour le mener jusqursquoau
chacircteau de Brane et qursquoil viole Sorence lrsquoamie de Branius le montre lieacute agrave une violence sexuelle
et une lubriciteacute elles-mecircmes associeacutee agrave lrsquoours De plus les dates de la fecircte de lrsquoours (2 feacutevrier)
et de la Saint Valentin (14 feacutevrier) relient ces deux eacutepisodes agrave la fecircte de Carnaval en lien
comme nous lrsquoavons montreacute avec Estonneacute Cependant la figure drsquoEstonneacute est ambigueuml dans
ce passage ougrave il est agrave la fois victime et agresseur En effet lorsqursquoil est porteacute par le cheval
Zeacutephir ce nrsquoest pas lui ours qui poursuit quelqursquoun pour lui noircir le visage (comme ces
jeunes gens qui se deacuteguisent en ours agrave Carnaval selon Hincmar) mais crsquoest lui qui est poursuivi
par les deacutemons aux visages noircis de suie qui cherchent aussi agrave lrsquoattraper Dans le passage ougrave
583 II 1 par576 11-15 584 IV 2 p1002 694-697 585 Traduction laquo Le cheval srsquoarrecircta pregraves drsquoune source qui eacutetait agrave lrsquoorigine drsquoune riviegravere qui passait par un chacircteau
dont le seigneur eacutetait appeleacute Valentin et le chacircteau portait le nom de Valentin du nom de son fondateur raquo (II 1
par124 12-16)
162
il est changeacute en ours on remarque eacutegalement cette ambiguiumlteacute de son statut drsquoagresseur puisqursquoil
est drsquoabord celui qui menace par sa sexualiteacute non reacutefreacuteneacutee les jeunes filles gardeacutees par la Reine
Feacutee mais il est aussi celui qui les sauve drsquoun rapt et drsquoun viol de deux chevaliers du lignage
Darnant De la mecircme faccedilon lrsquoeacutepisode de sa nuit de noces le montre en victime de la flagellation
des jeunes filles Comme dans lrsquoeacutepisode de la Jument Lienne il est tellement couvert de laquo bray
et de fange raquo qursquoil en est meacuteconnaissable Srsquoil parvient agrave expliquer son absence agrave ses
compagnons il nrsquoeacutechappe pas agrave la sanction imposeacutee par six demoiselles qui le cherchent et
refusent de lrsquoeacutecouter
Le preu Estonneacute fut moult mal venu entre les damoyselles car plus de cent
fois il fut nommeacute couart et recreant quant la premiere nuit il ne avoit oseacute
couchier avecq celle qursquoil avoit tant amee et lui dirent qursquoil srsquoen estoit aleacute
peschier aux grenoulles au rieu drsquoune fontaine (hellip) Toutesfois combien
qursquoelles le rigolassent elles le laverent a la fontaine tant qursquoil fut net et cler
Mais il avoit tant froit que les dens lui feroient enssamble et trambloit
comme la foeille sur lrsquoarbre Et quant les jennes dames lui eurent blasonneacute
ses armes et qursquoil fut nettoyeacute le cuer lui trambla de froit Mais les
damoiselles qui estoient joyeuses nrsquoavoient nul regard a sa froidure ains
prindrent des branches a une sauch qui faisoit ombre a la fontaine et
commencerent a batre Estonneacute qui nrsquoavoit que ses draps linges tous
moulliez et lui dirent en le gabant laquo Fuiez recreant chevalier raquo586
Les quolibets lanceacutes par les jeunes filles agrave Estonneacute rappellent ceux dont il est victime dans
la ville de Darnantes Les coups de branches qursquoelles lui donnent eacutevoquent quant agrave eux les
fouets de la fecircte des Lupercales si ce nrsquoest que lors de cette ceacutereacutemonie ce sont des hommes qui
fouettent les jeunes filles dans un rituel de fertiliteacute Le fait que ce soit des branches de saule
interpelle par la preacutecision donneacutee ici par le narrateur Le saule est un arbre caracteacuteristique des
lieux humides il nrsquoest donc pas eacutetonnant drsquoen voir un qui laquo faisoit ombre a la fontaine raquo
Cependant le saule se retrouve aussi dans beaucoup de rituels du folklore slave Śmigus-
dyngus en Pologne Поливаний понеділок en Ukraine Obleacutevačka en Reacutepublique Tchegraveque
586 Traduction laquo Le preux Estonneacute fut tregraves mal accueilli des demoiselles qui lrsquoappelegraverent plus de cent fois
lsquorsquocouardrsquorsquo et lsquorsquolacircchersquorsquo pour nrsquoavoir pas oseacute partager la couche de celle qursquoil avait tant aimeacutee et lui reprochegraverent
drsquoecirctre alleacute pecirccher des grenouilles dans le cours drsquoune riviegravere (hellip) Mais bien qursquoelles se moquassent de lui elles
le lavegraverent dans la riviegravere jusqursquoagrave ce qursquoil fut net et propre Il avait alors si froid que ses dents srsquoentrechoquaient
et tremblaient comme les feuilles drsquoun arbre Quand les jeunes filles lui eurent preacutesenteacute ses armes et qursquoelles
lrsquoeurent nettoyeacute son cœur trembla de froid Les demoiselles qui eacutetaient toutes gaies ne portaient aucune attention
au froid qui le saisissait mais elles prirent des branches drsquoun saule qui faisait de lrsquoombre agrave la riviegravere et elles
commencegraverent agrave battre Estonneacute qui nrsquoeacutetait revecirctu que de son linge de corps trempeacute et elles lui dirent en se moquant
de lui lsquorsquoFuyez couard chevalier rsquorsquo raquo (III 3 p121 986-1005)
163
Oblievačka en Slovaquie et Viacutezbevető en Hongrie Ancienne ceacuteleacutebration de lrsquoeacutequinoxe de Mars
le Śmigus-dyngus a lieu pendant le lundi de Pacircques Les jeunes garccedilons lancent de lrsquoeau sur les
jeunes filles et les fouettent ensuite avec des chatons de saule Le mardi de Pacircques crsquoest au tour
des jeunes filles de devenir bourreaux
Nous nrsquoaffirmons pas ici que lrsquoauteur ait eu connaissance de ces ceacuteleacutebrations slaves
Cependant il nrsquoest pas impossible que des rituels de fertiliteacute drsquoorigine paiumlenne impliquant des
rituels de flagellation pour ceacuteleacutebrer lrsquoarriveacutee du printemps aient eu lieu en France drsquoautant plus
que le saule est utiliseacute comme symbole de la fertiliteacute dans drsquoautres rituels anciens (comme les
Thesmophories) Ou alors de la mecircme faccedilon que les Polonais utilisent des chatons de saule
plutocirct que des palmes lors du dimanche des Rameaux pour des raisons de climat lrsquoauteur a tregraves
bien pu ajouter ici un saule agrave un rituel de fertiliteacute pour adapter la scegravene agrave la zone mareacutecageuse
dans laquelle elle a lieu
Si nous insistons sur la date de Pacircques plutocirct que sur celle du Carnaval pour cet eacutepisode
crsquoest parce que le mariage drsquoEstonneacute ne semble pas se deacuterouler en feacutevrier mais plutocirct en mars
En effet si la date du mariage drsquoEstonneacute nrsquoest pas indiqueacutee il est possible de la reconstituer
gracircce agrave un laquo calendrier raquo eacutetabli par le roman Le livre III est rythmeacute par les 12 tournois du
Chastel aux Pucelles qui ont lieu agrave chaque pleine lune comme lrsquoannonce dans une chanson une
jeune fille lors de la Fecircte de la Revenue de Perceforest lequel lui demande de confirmer laquo qursquoil
y avra ung tournoy au premier jour de plaine lune raquo Les tournois auront ainsi bien lieu agrave chaque
pleine lune srsquoalignant sur le calendrier lunaire Il y a 29 jours entre chaque pleine lune et le
premier tournoi se situe approximativement quinze jours apregraves la Fecircte de la Revenue laquelle
est ceacuteleacutebreacutee le 31 mai Le dernier tournoi aurait alors lieu le 30 avril suivi par le mariage de
Geniegravevre et Sador Apregraves la fecircte du mariage les chevaliers rentrent chez eux et se preacuteparent
pour se rendre agrave la fecircte du Dieu Souverain qui a lieu quand le soleil monte en son plus hault
signe ce qui nous semble correspondre agrave la Fecircte de la Saint Jean le 24 juin Il faut rappeler ici
qursquoaux noces de Panthoneacutes (le Chevalier au Cerf Azureacute neuviegraveme tournoi) le texte preacutecisait
que les noces duraient traditionnellement huit jours La ceacuteleacutebration du douziegraveme mariage se
terminerait donc le 8 juin les inviteacutes partant alors pour se preacuteparer agrave la Fecircte du Dieu Souverain
qui laquo devoit estre dedens quinse jours raquo ce qui correspond bien agrave la date de la Saint Jean Les
noces drsquoEstonneacute ont lieu apregraves le dixiegraveme tournoi et quelques jours agrave peine avant le onziegraveme
ce qui nous donne le tableau suivant587
587 La temporaliteacute dans Perceforest doit ecirctre bien sucircr eacutetudieacutee avec beaucoup de preacutecautions Par exemple en
parallegravele de lrsquohistoire des 12 tournois Troyumllus enfante Beacutenuiumlc avec Zellandine endormie juste avant les noces
drsquoEstonneacute alors qursquoil eacutetait parti un mois plus tocirct (Estonneacute lui promet de lrsquoattendre pour se marier laquo ung mois entier
164
Tournoi Mariage Date estimeacutee Reacutefeacuterences du tournoi
1 Blanche et le Chevalier agrave lrsquoEpervier (Lucideacutes) 15 juin III 1 chapVIII-IX
2 Cassandra et le Chevalier agrave lrsquoAigle drsquoOr (Pellinor) 14 juillet III 1 chapXVI
3 Cresille et le Chevalier agrave la Fleur de Lis (Thoas) 12 aoucirct III 1 chapXXI
4 Esmeraulde et le Chevalier au Cuer Enfergieacute (Ticoneacutes) 10 septembre III 1 chapXXV
5 Codrille et le Chevalier au Noir Lupart (Norgal) 9 octobre III 2 chapXXXI
6 Plaisance et le Chevalier au Noir Lyon (Orcas) 7 novembre III 2 chapXXXV
7 Camille et le Chevalier aux Papegays (Pallideacutes) 6 deacutecembre III 2 chapXXXVII
8 Helaine et le Chevalier agrave la Blanche Estoille (Sorrus) 4 janvier III 2 chapXLIII
9 Andromata et le Chevalier au Cerf Azureacute (Panthoneacutes) 2 feacutevrier III 2 chapXLV
10 Minerve et le Chevalier aux III Lyumlons (Listeus) 3 mars III 3 chapXLVIII
Mariage drsquoEstonneacute et Priande
11 Marmona et le Chevalier au Griffon (Maroneacutes) 1er avril III 3 chapLIV
12 Jeniegravevre et le Chevalier au Dauphin (Sador) 30 avril III 3 chapLVIII
Son mariage et la scegravene avec les jeunes filles qui le lavent agrave lrsquoeau froide puis le fouettent
tombent donc en pleine peacuteriode de Pacircques et le rituel pourrait correspondre ici agrave une ceacuteleacutebration
de la fertiliteacute Il parait surprenant qursquoun chevalier drsquoabord associeacute agrave lrsquoours au Carnaval et agrave la
violence sexuelle soit mis en scegravene ici dans un rituel lieacute agrave la fecircte de Pacircques Cela srsquoexplique
sans doute par le fait que cet eacutepisode de flagellation a lieu juste apregraves son mariage et avant sa
nuit de noces A partir de lagrave le comte eacutecossais nrsquoest plus repreacutesenteacute en train de chercher agrave
seacuteduire ou agrave partager la couche drsquoautres femmes et en mecircme temps que les excegraves de sa
sexualiteacute les perseacutecutions de Zeacutephir cessent agrave partir de cette nuit-lagrave Avec le mariage drsquoEstonneacute
crsquoest la peacuteriode de Carnaval qui se referme et celle de Pacircques qui commence
123 Estonneacute ours bilieux
et un jour raquo (III 2 p313 l1442)) Beacutenuiumlc est donc conccedilu en mars et apregraves les noces drsquoEstonneacute Troyumllus revient
en Zellande et enlegraveve Zellandine laquo sus la fin drsquoapvril raquo (III 3 p213 l133) bien deacutecideacute agrave assister avec elle agrave la
Fecircte du Dieu Souverain qui a probablement lieu le jour de la Saint Jean le 24 juin Or avant drsquoecirctre enleveacutee par son
ami Zellandine a deacutejagrave accoucheacute et son enfant lui a eacuteteacute pris par Zeacutephir On pourrait alors penser agrave une grossesse
extraordinairement rapide drsquoune dureacutee de moins de quatre mois mais le texte preacutecise qursquoelle a dureacute laquo lrsquoespace de
neuf mois entiers raquo (III 3 p209 l12) On peut alors penser que la Fecircte du Dieu Souverain a lieu quinze mois
apregraves le mariage drsquoEstonneacute mais ce nrsquoest qursquoapregraves la Fecircte du Dieu Souverain que Priande commence agrave ecirctre
visiblement enceinte alors que lrsquoeacutepisode de la nuit de noces drsquoEstonneacute pendant laquelle Passelion est conccedilu suit
de peu la conception de Beacutenuiumlc Il manque donc un an agrave lrsquohistoire de Zellandine et de Troyumllus et cette anneacutee est
tregraves certainement effaceacutee pour pouvoir srsquoaccorder au calendrier des 12 tournois lesquels srsquoachegravevent juste avant la
Fecircte du Dieu Souverain
165
Un autre eacuteleacutement de lrsquoeacutepisode drsquoEstonneacute changeacute en ours peut interpeller le lecteur il srsquoagit
du moment ougrave lrsquoune des jeunes filles effrayeacutees Blanche dit que ce pourrait ecirctre laquo le viel bon
homme qui repaire en la cuisine de ceans que lrsquoen dit qursquoil est leu waroux par nuyt588 raquo
En effet les sortilegraveges que la Reine Feacutee utilise pour transformer Estonneacute rappellent la
description que fait Evrart de Conty de cette sorte de magie qursquoil deacutefinit comme une
transformation lieacutee agrave la corruption de lrsquoimagination de la victime comme crsquoeacutetait le cas pour le
jeune chevalier eacutecossais
Et de ceste matiere parlent en plusieurs lieux Ovide et Lucan en faisant
mention de aucunes vieilles qui anciennement usoyent de ceste art et moult
de grans merveilles et de maulx en faisoyent (hellip) Cest a dire a la veriteacute que
ceste dame [Circeacutee] (hellip) et par ses sorts et ses enchantements transmua leurs
courages [aux compagnons drsquoUlysse] tellement quelle les ramena aux
meurs et aux conditions daucunes bestes mues quant a leur maniere de vivre
ou quant a celle ymaginacion qui estoit corrompue tellement quils
cuydoyent pour lors estre transmuez et commutez en bestes589
Or Evrart de Conty fait basculer cette croyance dans la sphegravere meacutedicale et lrsquoimpression
causeacutee par certaines maladies meacutelancoliques sur les croyances populaires rappelle beaucoup la
reacuteaction de Blanche
Sans faille on treuve bien aussi en la science de medecine que telles
mutacions et telles alienacions de sens et de pensee se peuvent souvent faire
pour aulcunes maladies et par especial il y en a une que Avicenes appelle
cucubuch qui est une maniere de melencolie et de alienacion telle que le
malade veritablement cuyde estre fait beste mue et ainsi il se mett a quatre
piedz et fuyt la gent et sen va toute nuyt puis dune part puis daultre sans
tenir ordre aucune par cymetieres et par lieux solitaires et du tout se
maintient a maniere de beste et semble que ce soit chose semblable a ce que
lrsquoescripte dit du roy nabuchodonosor et par aventure est ce aussy ce que le
peuple communement appelle leu garou en franccedilois590
588 II 1 par575 18-20 589 Traduction laquo Ovide et Lucain parlent de cela agrave plusieurs reprises en mentionnant des vieilles qui jadis
utilisaient cet art multipliaient les merveilles et causaient de grands maux (hellip) Crsquoest-agrave-dire qursquoen veacuteriteacute cette
dame par ses sorts et ses enchantements bouleversa tellement leur cœur qursquoelle les ramena agrave lrsquoeacutetat et agrave la condition
de becirctes muettes en influenccedilant leur comportement et leur imagination qui eacutetait tellement corrompue qursquoils
croyaient vraiment alors ecirctre transformeacutes et changeacutes en becirctes raquo
EVRART DE CONTY Le livre des eacutechecs amoureux moraliseacutes manuscrit BNF Franccedilais 143 1401-1500 f88r 590 Traduction laquo On trouve aussi sans problegraveme en meacutedecine que de telles transformations et de telles alieacutenations
des sens et de lrsquoesprit peuvent ecirctre souvent causeacutees par quelque maladie Il y en a tout particuliegraverement une
166
Le premier passage extrait du Livre des eacutechecs amoureux moraliseacutes rappelle fortement la
description de lrsquoaction de la Reine Feacutee et notamment la prudence du narrateur sur la capaciteacute
drsquoune magicienne agrave changer la nature humaine quand le second passage qui traite les cas de
transformations du point de vue meacutedical et leur interpreacutetation populaire ressemble plutocirct agrave ce
que dit sa fille Blanche Si cette description nrsquoest pas non plus sans rappeler Peacuteleacuteon et
Perceforest que nous avions drsquoailleurs deacutejagrave compareacute agrave Nabuchodonosor il est drsquoautant plus
inteacuteressant de voir que dans Perceforest crsquoest agrave un personnage coleacuterique et non meacutelancolique
que le terme de laquo loup-garou raquo srsquoapplique Nous avions en effet eacutemis lrsquohypothegravese qursquoEstonneacute
eacutetait un personnage au tempeacuterament coleacuterique notamment en raison des occurrences qui le
deacutefinissent comme chault et hastif Pourtant Estonneacute nrsquoest pas exempt de crises de meacutelancolie
notamment lorsqursquoil croit son compagnon Claudion mort ou quand il voit les Romains
srsquoapprocher des cocirctes de la Grande Bretagne Si dans le premier cas lrsquoorigine de son mal (la
perte drsquoun ecirctre cher) sa position (la main au menton) et ses symptocircmes (mutisme absence de
reacuteaction au monde exteacuterieur) correspondent agrave ceux que lrsquoon trouve notamment chez Perceforest
la soudaine violence qui lrsquoenflamme en voyant lrsquoattaque imminente des Romains et qui lui
donne envie de deacutechirer lrsquoennemi avec les dents (violence que son fils Passelion poussera
jusqursquoau bout en deacutevorant le cœur de Bruyant sans Foy) ne semble guegravere correspondre agrave une
attaque meacutelancolique Crsquoest justement sa complexion dominante la complexion coleacuterique qui
vient expliquer ce comportement de folie furieuse puisque les meacutedecins meacutedieacutevaux prenaient
en consideacuteration les diffeacuterents meacutelanges eacutequilibres et deacuteseacutequilibres des humeurs comme le
montre Pascal Brissette
Selon la nomenclature proposeacutee par le meacutedecin arabe Avicenne les quatre
humeurs peuvent par combustion secreacuteter un eacuteleacutement reacutesiduel assimilable
agrave la bile noire Cette augmentation accidentelle de lhumeur meacutelancolique
creacutee quatre types de meacutelancolies dites adustes Les symptocircmes de ces
meacutelancolies sont fonction de lhumeur brucircleacutee et meacutelangeacutee agrave lhumeur
meacutelancolique Ainsi la combustion du flegme produit linertie labsence de
qursquoAvicenne appelle cucubuch qui est une sorte de meacutelancolie et drsquoalieacutenation telle que le malade croit vraiment
ecirctre une becircte muette et qursquoil se met ainsi agrave quatre pattes et fuit les gens srsquoen allant errer toute la nuit drsquoun cocircteacute et
de lrsquoautre par les cimetiegraveres et les lieux solitaires se comportant en tout agrave la maniegravere drsquoune becircte Il semble que ce
soit drsquoun mal similaire drsquoapregraves les eacutecrits que le roi Nabuchodonosor fucirct frappeacute et crsquoest aussi ce que le peuple
appelle communeacutement laquo loup-garou raquo en franccedilais raquo
Idem
167
mouvement la placiditeacute lapathie lorsque cest la bile jaune qui est brucircleacutee
le malade est coleacuterique agiteacute violent obseacutedeacute furieux591
Le personnage drsquoEstonneacute porteacute vers lrsquoexcegraves comme lrsquoexplique drsquoailleurs lrsquoauteur au
moment de preacutesenter le chevalier peut donc lui aussi facilement balancer vers la folie lorsqursquoagrave
un excegraves de meacutelancolie srsquoajoute une combustion de bile jaune mais une folie diffeacuterente de celle
de Peacuteleacuteon et de Perceforest plus violente et plus soudaine De fait Estonneacute semble ecirctre mis en
rapport avec le chevalier Peacuteleacuteon comme lrsquoa souligneacute A Delamaire
Estonneacute peut dabord ecirctre rapprocheacute du fou Entre autres meacutesaventures
sa monture senfonce jusquau ventre dans la boue (l II t 1 sect 281) Or
Peacuteleacuteon se retrouve exactement la mecircme situation (l II t 1 sect714) Le
parallegravele entre les chevaliers est accentueacute par la similitude de leurs attitudes
Tous deux se retrouvent debout leur cheval entre leurs pieds (hellip) Par la
suite les deux chevaliers seacutepuisent en vaines tentatives pour
deacutesembourber leurs montures (hellip)
Clairement mis en rapport avec Peacuteleacuteon qui est fou Estonneacute semble
dailleurs plus alieacuteneacute que lui En effet au lieu de saisir le cheval par le frein
comme le voudrait le bon sens il tente de traicircner lanimal par la queue592
Ce parallegravele entre les deux chevaliers permet agrave A Delamaire de souligner le caractegravere
bouffon drsquoEstonneacute et sa folie qui tient de la folie carnavalesque Il ne srsquoagira donc pas tant ici
de montrer encore une fois le lien entre cette fecircte et le chevalier mais de voir dans quelle mesure
la complexion drsquoEstonneacute participe agrave la construction de ce personnage carnavalesque Pour cela
il faut expliciter davantage le lien entre Peacuteleacuteon et Estonneacute qui commence avant le passage
releveacute par A Delamaire
Lorsque Peacuteleacuteon devenu fou seacutejourne chez Pergamon il se promegravene dans la salle principale
et agit comme un laquo sot raquo avant de srsquoarmer de partir sur un cheval et de battre agrave la joute le fils
de Pergamon auquel il brisera la jambe De la mecircme faccedilon quand Estonneacute choisit de monter
sur une jument juste avant de srsquoarmer le narrateur compare un chevalier monteacute sur une jument
agrave un laquo sot tondu raquo De plus avant que les deux chevaliers ne se trouvent seacutepareacutes Estonneacute chasse
un cerf et le preacutepare agrave Claudius pour le manger cru une fois la becircte deacutebarrasseacutee de ses humeurs
et de sa peau le chevalier frotte la chair avec du poivre du sel et du gingembre Cet
accommodement de la venaison eacutetonne par sa preacutecision et permet peut-ecirctre un rapprochement
591 BRISSETTE Pascal La maleacutediction litteacuteraire Du poegravete crotteacute au geacutenie malheureux Montreacuteal Presses de
lUniversiteacute de Montreacuteal 2005 p55 n13 592 DELAMAIRE Anne Op cit p440
168
avec Peacuteleacuteon qui devenu fou part chasser le cerf et avec cette caracteacuteristique de lrsquohomme
sauvage qui le fait manger de la viande crue Pourtant malgreacute lrsquoabsence de cuisson le plat reste
lieacute agrave la nourriture du noble puisqursquoEstonneacute utilise des condiments qui drsquoapregraves Jean-Claude
Muumlhlethaler quand il eacutetudie les plats servis agrave Yvain laquo sont les signes distinctifs de la table du
noble593 raquo
Lrsquoeacutetude des reacuteactions de colegravere et de deacutesarroi drsquoEstonneacute montre bien quant agrave elle agrave quel
point le personnage du chevalier ahonteacute reacutepond agrave celui du chevalier maleureux
Ndeg Reacuteaction drsquoEstonneacute Cause
1 Moult courroucieacute (3362)594 Impossibiliteacute de suivre Claudius
2 Comme tout derveacute (3366-7) Impossibiliteacute de suivre Claudius
3 Il fut sy courroucieacute que il fut ainsy que tout hors
du sens tant lrsquoala supporter ce courroux (33910-
11)
Perte de la trace du cheval de
Claudius
4 Il eut trop grant despit (3416) Refus des chevaliers du lignage
Darnant de jouter contre lui
5 Ainsi que tout hors du sens (34114-15) Refus des chevaliers du lignage
Darnant de jouter contre lui
6 Oultre courroucieacute (34123-24) Refus des chevaliers du lignage
Darnant de jouter contre lui
7 Ahonteacute aussi comme tout derveacute (3426-7)
Refus des chevaliers du lignage
Darnant de jouter contre lui
8 Sy lasseacute et forceneacute pour son compaignon que pres
estoit hors de son sens (3438-9)
Perte de Claudius
9 Estonneacute qui nrsquoestoit pas bien en son sens par le
meschief de son compaignon qursquoil avoit perdu
(34524-26)
Perte de Claudius
10 Il fut tout oultreacute de ire (34541) Moqueries des gens de la ville
11 Tout fourseneacute (34552) Moqueries du fils cadet de Fromont
12 Il fut tout courroucieacute (3477) Coup porteacute par un fils de Fromont
13 Esmayeacute du hide et de meschief et de paour qursquoil
ne fust mort (34722-24)
Crainte de la mort de Claudius
14 Aussy que tout hors du sens (3493-4) Perte de Claudius
Lorsque Peacuteleacuteon srsquoenfuit du tournoi du couronnement de Gadiffer et se retrouve seul dans
un bosquet il est laquo sy courroucieacute qursquoil yssy de son sens raquo et entre ensuite dans une laquo fantasie raquo
593 MUumlHLETHALER Jean-Claude laquo De la frugaliteacute de lrsquoermite au faste du prince les codes alimentaires dans
la litteacuterature meacutedieacutevale raquo dans Manger cours public de lrsquouniversiteacute 1995-1996 Lausanne Payot 1996 p18 594 Lrsquoeacutepisode ayant lieu au livre I tome 1 nous utiliserons une numeacuterotation simplifieacutee entre parenthegraveses drsquoabord
le numeacutero de paragraphe puis les lignes de lrsquoextrait
169
On remarquera dans ce tableau lrsquoapparition freacutequente du terme laquo courroucieacute raquo souligneacute chaque
fois par un intensif (laquo moult raquo laquo sy raquo laquo oultre raquo laquo tout raquo) mais surtout lrsquoideacutee qursquoEstonneacute perd
la raison en 3 5 8 14 avec lrsquooccurrence laquo hors de son sens raquo et en 2 et 7 avec laquo derveacute595 raquo Le
terme de laquofourseneacute raquo (8 11) signifie laquo devenir fou raquo mais aussi laquo enrageacute raquo laquo furieux raquo Il
semblerait que les reacuteactions drsquoEstonneacute reacutepondent agrave ce dernier sens puisqursquoen 8 on nous preacutecise
que srsquoil est laquo forceneacute raquo il frocircle seulement la folie (laquo pres estoit de raquo) Il y a en fait agrave chaque
fois une preacutecision apporteacutee par les preacutepositions laquo pres raquo laquo ainsy que raquo laquo aussy que raquo qui
montre qursquoil ne srsquoagit pas drsquoune folie reacuteelle et qui provoque une maladie de la mecircme faccedilon que
Dache peineacutee de la souffrance de son ami frocircle la folie mais ne tombe jamais dans le mecircme
eacutetat grave que Peacuteleacuteon Il y a donc bien une alteacuteration de la raison (laquo qui nrsquoestoit pas bien en son
sens raquo) mais jamais une perte totale Cependant contrairement au cas de Peacuteleacuteon la prolifeacuteration
des termes de colegravere et lrsquointensiteacute du sentiment coleacuterique correspondent davantage au caractegravere
bilieux drsquoEstonneacute On voit drsquoailleurs nettement la diffeacuterence entre les reacuteactions drsquoEstonneacute ndeg10
11 12 et la reacuteaction ndeg13 de 10 agrave 12 Estonneacute eacutecume de rage (laquo ire raquo laquo fourseneacute raquo
laquo courroucieacute raquo) contre les habitants de la ville de Darnantes qui se moquent de lui En 13 il
apprend de pecirccheurs que Claudius a eacuteteacute retrouveacute presque noyeacute et confieacute agrave des demoiselles Il
ne srsquoagit plus alors de courroux mais de peur et de deacutesarroi (laquo hide596 raquo laquo meschief 597raquo
laquo paour raquo) Or si la colegravere le poussait agrave combattre et agrave reacutealiser des exploits (lorsqursquoil affronte
seul les trente chevaliers du lignage Darnant) lrsquoinquieacutetude et le chagrin geacuteneacutereacutes par cette
nouvelle le plongent brusquement dans un eacutetat qui se rapproche soudainement de la meacutelancolie
de Peacuteleacuteon puisqursquoapregraves la reacuteaction 13 il srsquoen va laquo sans plus mot dire598 raquo srsquoenfuit et crsquoest lagrave
alors qursquoil srsquoassoit et sombre dans la meacutelancolie la main au menton et ne reacutepondant plus agrave
personne jusqursquoagrave ce que Claudius vienne agrave sa rencontre
Lrsquoextrecircme violence des reacuteactions drsquoEstonneacute quoique provoqueacutees par un sentiment drsquoamitieacute
aussi fort que lrsquoest celui de lrsquoamour de Lancelot pour Gueniegravevre vient ici montrer son caractegravere
coleacuterique Ce tempeacuterament nrsquoest pas sans lien comme nous lrsquoavons dit preacuteceacutedemment avec la
sexualiteacute sa complexion fait que le personnage drsquoEstonneacute srsquoaccorde parfaitement avec lrsquoours
ndash agrave la fois symbole de la fertiliteacute et de la violence sexuelle ndash et avec les rituels tournant autour
de la sexualiteacute au centre de la fecircte de Carnaval et du charivari il est agrave la fois la victime qui
permet agrave la foule de deacutechaicircner ses pulsions de violence agrave la fois une figure de la subversion
595 Lequel se traduit ici par laquo perdre la raison raquo 596 On peut traduire par laquo effroi raquo laquo horreur raquo 597 Ici laquo chagrin raquo 598 I 1 par347 28
170
qursquoil faut contenir En effet peu de temps apregraves ecirctre parti de chez les deux demoiselles avec
Claudius Estonneacute deacutecouvre le Temple Incongneu En voyant lrsquoeacutecu que Perceforest y a laisseacute
Estonneacute pense que le roi drsquoAngleterre est tombeacute dans un piegravege Il menace alors le precirctre et le
lieu saint Quarante traits drsquoarbalegravetes apparaissent soudain obligeant les deux compagnons agrave
fuir agrave quatre pattes
A telle paine et a tel meschief a queutes et a genoulx sy defroissiez et sy
debatus que a pou se pouoient soustenir les escus sur leurs dos firent tant
qursquoilz furent hors de la sale599
Mecircme si le culte chreacutetien nrsquoest pas encore institueacute agrave ce moment du roman il est significatif
que les injures et les menaces drsquoEstonneacute lui valent un traitement similaire agrave celui qursquoil reccediloit
lors des eacutepisodes carnavalesques par le seul repreacutesentant du Dieu Souverain avatar du dieu
chreacutetien On retrouve sans doute ici agrave la fois la dimension religieuse de la fecircte de Carnaval mais
aussi lrsquoopposition entre le culte chreacutetien et cette fecircte aux origines paiumlennes Cela se traduit par
lrsquoextrecircme simpliciteacute du Temple Incongneu dont la beauteacute est vanteacutee par les visiteurs ainsi que
par la solenniteacute des apparitions de lrsquoermite Dardanon opposeacutee agrave la bouffonnerie et aux accegraves de
colegravere du chevalier Estonneacute De plus comme nous le verrons dans la partie qui sera consacreacutee
agrave la dimension politique de Perceforest lrsquoeacutepisode mettant en scegravene Estonneacute montant Lienne est
eacutegalement une parodie de lrsquoentreacutee royale de Perceforest apregraves sa gueacuterison Cette dimension
parodique que lrsquoon avait deacutejagrave trouveacutee agrave travers les liens entre lrsquoeacutepisode de Lienne et celui de
Lancelot et de la charrette et qui srsquoapplique ici au pouvoir royal renvoie agrave la fonction
primordiale de Carnaval
Estonneacute repreacutesente un deacutesir violent et procreacuteateur qui le pousse agrave la violence et aux actes
irreacutefleacutechis Une autre creacuteature apparait dans le roman au livre III et srsquooppose agrave la forme du deacutesir
repreacutesenteacutee par le chevalier la Becircte Glatissant600 Il y a en effet deux formes excessives du
Deacutesir celle qui laisse lrsquohomme dans la contemplation passive et mortifegravere et celle qui le pousse
agrave agir de faccedilon impulsive et violente Si tous les deux sont mis au second plan lors de la
christianisation du royaume de Perceforest la Becircte en fuyant les hommes apregraves avoir eacuteteacute
599 Traduction laquo Apregraves mille peines et mille maux sur les coudes et sur les genoux si meurtris et si briseacutes qursquoagrave
peine pouvaient-ils se soutenir leur eacutecu sur le dos ils firent tant qursquoils sortirent de la salle raquo (I 1 par423 4) 600 Ch Ferlampin-Acher met eacutegalement en parallegravele cette creacuteature avec Zeacutephir pour montrer deux conceptions
diffeacuterentes du deacutesir relevant les nombreux points communs de ces personnages qui utilisent des illusions Voir
FERLAMPIN-ACHER Christine laquo Perceforest et le roman Or oyez fable non fable mais hystoire vraye selon
la cronique raquo Op cit p60
171
blesseacutee par Nestor et Estonneacute en eacutetant assassineacute par Bruyant ils ne disparaissent jamais
complegravetement du roman la Becircte reacuteapparaicirct pour tuer Olofer et Estonneacute laisse derriegravere lui un
heacuteritier tout aussi vigoureux et coleacuterique que lui Passelion Leur effacement de lrsquohistoire eacutetait
en effet neacutecessaire pour eacutetablir une nouvelle repreacutesentation du deacutesir controcircleacute mais poussant agrave
lrsquoaction qui sera agrave la base des exploits des chevaliers des romans arthuriens Cet effacement ne
devait cependant ecirctre que partiel afin de rappeler les menaces qursquoils repreacutesentent
Lrsquoeacutevolution des animaux utiliseacutes pour faire de la Becircte Glatissant une repreacutesentation de ce
deacutesir mortifegravere est permise gracircce agrave lrsquoutilisation des connaissances issues des bestiaires antiques
et meacutedieacutevaux tout comme la christianisation de la maladie de Perceforest passe par la
reacutepartition des attributs paiumlens et des symptocircmes meacutedicaux de la maladie meacutelancolique sur deux
autres personnages Peacuteleacuteon et Gadiffer Si la construction de la Becircte Glatissant passe par les
bestiaires elle est aussi le reacutesultat de nombreuses allusions litteacuteraires et de reprises tout comme
les personnages Perceforest Peacuteleacuteon et Gadiffer deacuteveloppent au cours de leur maladie de
nombreuses similitudes avec les personnages des romans arthuriens Crsquoest le cas eacutegalement
drsquoEstonneacute dont la complexion coleacuterique permet de reacuteveacuteler la nature carnavalesque du chevalier
mais aussi de le repreacutesenter comme une parodie de Lancelot
Ces allusions litteacuteraires permettent eacutevidemment drsquoimposer une filiation entre le Roman de
Perceforest et les romans arthuriens mais elles viennent aussi aider au glissement progressif
drsquoune utilisation meacutedicale de la theacuteorie des humeurs agrave une interpreacutetation chreacutetienne
2 Liber monstrorum et mirabilis les monstres et la Nature
La Becircte Glatissant le Geacuteant aux Crins Dorez Passelion provoquent tous lrsquoeacutemerveillement
des autres personnages la Becircte Glatissant est un hybride eacutetonnant doteacute drsquoun cou capable de
projeter des images merveilleuses le Geacuteant aux Crins Dorez se caracteacuterise par une taille hors
du commun et la beauteacute de ses cheveux et Passelion provoque la stupeacutefaction de son entourage
par sa naissance extraordinaire et sa croissance acceacuteleacutereacutee Si ces personnages sont tous
diffeacuterents ils sont tous des merveilles au sens ougrave ils frappent drsquoeacutetonnement ceux qui les
rencontrent mais ils sont aussi des monstres puisque leur existence repreacutesente un accident de
nature comme nous allons le montrer
172
21 La Becircte et les bestiaires
Si la Becircte Glatissant est un monstre que lrsquoon retrouve dans de nombreux romans arthuriens
la premiegravere eacutetude qui lui est consacreacutee ne date que de 1974 lorsqursquoE Bozoacuteky601 srsquointeacuteresse agrave
lrsquoeacutevolution de ce monstre dans quelques reacutecits qui font partie du cycle arthurien en articulant
son propos autour de lrsquoideacutee que la Becircte repreacutesente dans sa premiegravere apparition dans Perlesvaus
le Christ sacrifieacute et qursquoelle eacutevolue pour devenir dans les romans les plus tardifs un monstre
deacutemoniaque Une autre eacutetude602 reacutealiseacutee en 1999 tente de percer le caractegravere alleacutegorique de la
Becircte mais en srsquoappuyant sur les diffeacuterents manuscrits du Roman de Tristan en prose A L
Furtado voit dans la Becircte une reacuteeacutecriture de certains aspects propres agrave des monstres antiques
Scylla par exemple dont le corps ceint de tecirctes de chiens nrsquoest pas sans rappeler les chiens de
la Becircte Car ce sont des aboiements (lorsque ces chiens poursuivent la Becircte ou lorsqursquoils sont
encore dans son ventre) qui permettent drsquoidentifier la creacuteature de loin et ce sont des chiens qui
deacutechiquettent la Becircte qui leur donne naissance dans certaines versions Il eacutetablit encore un
rapport entre la Becircte de lrsquoApocalypse et la Becircte Glatissant que poursuit Palamegravede dans le
Tristan rejoignant ainsi lrsquointerpreacutetation chreacutetienne qursquoen avait faite E Bozoacuteky en ajoutant
simplement gracircce au lien qursquoil eacutetablit entre la Becircte biblique et la Becircte arthurienne que cette
derniegravere repreacutesente la fin du Royaume de Logres Une autre interpreacutetation possible de la Becircte
lorsqursquoelle apparaicirct dans le Roman de Tristan a eacuteteacute faite par Janina P Traxler603 qui voit dans
la Becircte la repreacutesentation du deacutesir de Palamegravede la conquecircte drsquoIseut qui vient se substituer
momentaneacutement agrave celle qursquoil ne peut obtenir Cependant elle souligne le fait que Palamegravede est
non seulement le seul chevalier important sur le plan de la narration agrave ne pas ecirctre chreacutetien mais
encore qursquoil refuse obstineacutement drsquoecirctre baptiseacute sauf si cela peut lui apporter lrsquoamour drsquoIseut En
cela sa quecircte est agrave mettre en parallegravele avec celle des chevaliers chreacutetiens qui cherchent le Graal
car tout comme eux et la relique il ne peut jamais atteindre lrsquoobjet de sa quecircte puisqursquoil nrsquoest
pas celui qui y est destineacute
601 BOZOKY Edina laquo La laquo Becircte Glatissant raquo et le Graal Les transformations dun thegraveme alleacutegorique dans quelques
romans arthuriens raquo Revue de lhistoire des religions v186 ndeg2 1974 p127-148 602 FURTADO Antonio L ldquoThe Questing Beast as emblem of the ruin of Logres in the Post-Vulgaterdquo
Arthuriana 9 n3 1999 p27-48 603 TRAXLER Janina P ldquoObservations on the Beste Glatissant in the Tristan en proserdquo Neophilologus 74 n4
1990 p499-509
173
With the exception of Grail heroes (Galaad Perceval Bohort) everyone in
the Tristan is engaged in a hopeless quest and it is hopeless because the
questers do not understand their moral insufficiencies604
De cette faccedilon lrsquoeacutepisode de la chasse de la Becircte est une nouvelle fois assimileacute agrave un eacutepisode
chreacutetien
Ch Ferlampin-Acher propose lrsquoune des eacutetudes les plus reacutecentes mais surtout lrsquoeacutetude la plus
complegravete puisqursquoelle reprend une grande partie des œuvres dans laquelle apparaicirct la Becircte605 En
citant diffeacuterents bestiaires de lrsquoAntiquiteacute et de lrsquoeacutepoque meacutedieacutevale elle tente de retrouver non
seulement ce que signifie la Becircte mais aussi les animaux qui lui ont servi de modegravele et ses
diffeacuterentes eacutevolutions au greacute de ses apparitions Cette question est en effet centrale puisque
lrsquoidentification de lrsquoanimal ou des animaux qui aont servi de modegravele(s) agrave cette creacuteature litteacuteraire
facilite ensuite son interpreacutetation alleacutegorique les bestiaires mecirclant bien souvent caracteacuteristiques
biologiques (reacuteelles ou imaginaires) et attributs symboliques Cette question est drsquoailleurs
lrsquoobjet drsquoune note drsquoHelmut Nickel606 qui se concentre sur le mot laquo Douce Dogglor raquo qui sert
agrave deacutesigner la Becircte et que lrsquoon trouve dans Le Tristan en prose et Le Roman de Perceforest
A partir des eacutetudes qui ont deacutejagrave eacuteteacute reacutealiseacutees sur la Becircte nous avons tenteacute de trouver drsquoautres
eacuteleacutements qui pourraient permettre drsquoaider agrave lrsquoidentification et agrave lrsquointerpreacutetation de la
signification de cette creacuteature en passant notamment par des bestiaires de lrsquoAntiquiteacute au XVIe
siegravecle607 En effet parmi les autres eacutetudes que nous avons preacutealablement citeacutees certaines ont
proposeacute des modegraveles issus des bestiaires qui pourraient expliquer certaines caracteacuteristiques de
la Becircte E Bozoacuteky relegraveve lrsquoutilisation de la panthegravere comme modegravele des premiegraveres versions
quand Ch Ferlampin-Acher voit dans la Becircte Glatissant de Perceforest un meacutelange drsquoinfluence
entre la panthegravere la leucrote et le scytalis
604 Traduction laquo A lrsquoexception des heacuteros du Graal (Galaad Perceval Bohort) tous les personnages du Tristan
sont engageacutes dans des quecirctes sans espoir et elles sont sans espoir parce que ceux qui entreprennent ces quecirctes ne
comprennent pas leur deacuteficience morale raquo
TRAXLER Janina P Op Cit p507 605 FERLAMPIN-ACHER Feacutees bestes et luitons croyances et merveilles dans les romans franccedilais en prose
(XIIIe-XIVe siegravecles) Op Cit p311-322 606NICKEL Helmut ldquoWhat kind of animal was the Questing Beastrdquo Arthuriana 14 n2 2004 p66-69 607 Nous utiliserons entre autres pour cette analyse Περὶ τὰ ζῷα ἱστορίαι drsquoAristote lrsquoHistoria naturalis de Pline
le De Sollertia Animalium de Plutarque le De Natura animalium drsquoElien les Κυνηγετικά drsquoOppien Περὶ ζῳων de
Timotheacutee de Gaza le Physiologus latinus les Etymologiae drsquoIsidore le Canzoni de Rigaut de Berbezilh le
Bestiaire de Philippe de Thaon lrsquoAberdeen Bestiary ceux de Gervaise Guillaume le Clerc Pierre de Beauvais
Brunetto Latini le De Proprietatibus rerum de Barthelemy lrsquoAnglais le Bestiaire anglais Arundel MS 292 les
Commentarii et animadversiones in sex Libros de Causis Plantarum Theophrasti de Scaliger et le Serpentum et
Draconum historiae drsquoAldrovandi
174
Nous allons ici essayer de comparer lrsquoinfluence de ces modegraveles sur la Becircte et de prouver
que son eacutevolution remarquable sur le plan de sa symbolique et de sa repreacutesentation srsquoexplique
principalement par le passage du modegravele de la panthegravere agrave celui du leacuteopard Cette modification
va non seulement expliquer la transformation alleacutegorique de la Becircte mais aussi montrer sa
progressive diabolisation
211 La Becircte et la Panthegravere
Crsquoest dans le De Gestis Regum Anglorum reacutecit du deacutebut du XIIe siegravecle que la Becircte apparaicirct
pour la premiegravere fois modegravele assez eacuteloigneacute de la Becircte du cycle arthurien et qui ne preacutesente que
quelques caracteacuteristiques que lrsquoon retrouvera dans les versions posteacuterieures les chiens et les
aboiements En raison de ce manque de preacutecisions on peut consideacuterer que le premier modegravele
de la Becircte se trouve dans le Perlesvaus dans lequel elle tient une place importante et ougrave lrsquoon
retrouve davantage de deacutetails sur son apparence
Josephes nos recorde par la devine escriture que de la forest eisi une beste
blanche comme nois negiee e estoit gaindre dun lievre e mendre dun
gorpil La beste vint en la lande tote esfree[e] car elle avoit xii chaiaus
dedenz sun ventre qui glatissoient autresi dedenz li comme chenerie de
bois La beste sen fuioiet aval la lande por la pour des chiens dont ele oet le
glas dedenz li Perlesvaus sapuie sor larestuel de sun glaive por esgarder la
merveille de celle beste de quoi il a molt grant pitieacute car ele est tant douce
par senblant et de si grant beauteacute et senble de ses elz que ce soient deus
esmeraudes608
Le premier eacuteleacutement inteacuteressant est ici la blancheur eacuteclatante de la Becircte laquo comme nois
negiee raquo A en croire les bestiaires cette blancheur peut ecirctre celle de la panthegravere mais la couleur
de cet animal ne fait pas lrsquounanimiteacute chez les naturalistes qui signalent quatre motifs ou
couleurs de la robe de la panthegravere le blanc le noir les taches et les couleurs diverses
608 Traduction laquo Joseph nous rappelle par la divine eacutecriture qursquoune becircte qui eacutetait blanche comme de la neige pure
sortit de la forecirct Elle eacutetait plus grande qursquoun liegravevre et plus petite qursquoun renard La becircte arriva dans la lande
terroriseacutee par douze chiens qursquoelle avait dans son ventre qui aboyaient aussi agrave lrsquointeacuterieur drsquoelle comme une meute
de chiens de chasse La becircte deacutevalait la lande par peur des chiens dont elle entendait les aboiements qui provenaient
de son ventre Perlesvaus srsquoappuya sur le manche de sa lance pour regarder cette becircte extraordinaire dont il avait
pitieacute car elle semblait infiniment douce et drsquoune tregraves grande beauteacute et ses yeux avaient lrsquoair de deux eacutemeraudes raquo
Le Haut Livre du Graal Text variants and glossary [eacuted W A Nitze T A Jenkins] University of Chicago
Press 1932 p 239 l5494-5502
175
Panthera et tigris macularum varietate prope solae bestiarum spectantur
caeteris unus ac suus cujusque generis color est Leonum tantum in Syria
niger Pantheris in candido breves macularum oculi (hellip)Nunc varias et
pardos qui mares sunt appellant in eo omni genere creberrimo in Africa
Syriaque Quidam ab iis pantheras candore solo discernunt nec adhuc aliam
differentiam inveni609
Dans cet extrait de lrsquoHistoria Naturalis de Pline on voit que la caracteacuteristique commune de
la panthegravere et du tigre est drsquoavoir une peau laquo macularum varietate raquo mais que ce qui distingue
la panthegravere est sa blancheur (laquo candido raquo) et les taches en forme drsquoyeux (laquo macularum oculi raquo)
La blancheur de la panthegravere serait drsquoailleurs le seul facteur discriminant (laquo ned adhuc aliam
differentiam inveni raquo) pour la distinguer des autres espegraveces de grands feacutelins (laquo ab iis raquo)
De la mecircme faccedilon la mention des couleurs blanche et noire chez Isidore de Seacuteville au VIIe
siegravecle vient distinguer deux races de panthegraveres sans que lrsquoauteur nrsquoapporte plus de preacutecisions
Bestia minutis orbiculis superpicta ita ut oculatis ex fulvo circulis nigra vel
alba distinguatur varietate610
Cependant dans ses autres apparitions dans les romans arthuriens la Becircte nrsquoest pas
totalement blanche voire plus du tout Dans une version plus tardive par exemple lrsquoEstoire del
Saint Graal et dans sa traduction meacutedieacutevale espagnole la Demanda del Sancto Grial si la tecircte
de la Becircte est blanche ses pieds eux sont noirs
Estoire del Saint Graal
Car ele estoit blanche comme noif et avait teste et col de berbis si avoit pieacute
de chien et quisses et estoient noir comme carbon et si avoit le pis et le
crepon et le cors de goupil et kueue de lyon611
609 Traduction laquo Les panthegraveres et les tigres sont les seuls animaux connus agrave ecirctre parsemeacutes de diverses taches les
autres animaux ayant chacun une couleur unie propre agrave leur espegravece On trouve des lions noirs seulement en Syrie
La robe de la panthegravere est blanche avec de petits points noirs en forme drsquoyeux (hellip) Aujourdrsquohui pour toutes ces
espegraveces on appelle les femelles varias et les macircles pardos et on les trouve en abondance en Afrique et en Syrie
Certains diffeacuterencient seulement les panthegraveres par leur blancheur et pour lrsquoinstant je nrsquoai pas pu voir une autre
diffeacuterence entre eux raquo
Texte latin PLINE LrsquoANCIEN Histoire naturelle de Caius Plinius Secundus [eacuted A de Grandsagne] Paris
Panchoucke 1829 XXIII 610 Traduction laquo Crsquoest une becircte sur laquelle sont dessineacutes de minuscules petits cercles comme des yeux dune
couleur fauve on distingue deux espegraveces noir et blanche raquo
ISIDORE Op cit livre XII chap 2 8 p52 611 Traduction laquo Car elle eacutetait blanche comme la neige et avait le cou drsquoune brebis les pieds drsquoun chien et des
cuisses noires comme le charbon Elle avait la poitrine la croupe et le corps drsquoun renard et la queue drsquoun lion raquo
The Vulgate Version of the Arthurian romances v1 LrsquoEstoire del Saint Graal [eacuted H O Sommer] Washington
The Carnegie Institution of Washington 1909 p9
176
La Demanda del Sancto Grial
Ca ella avia la cabeccedila e cuello de oveja blanco como nieve e pies e piern de
can negras como carbon e avia el cuerpo e el alcafar como rapose612
Ce changement vient-il de lrsquoeacutevolution de la signification de ce monstre des romans
arthuriens ou bien de lrsquoutilisation drsquoautres bestiaires comme sources drsquoinspiration
Certains bestiaires parlent de la couleur fonceacutee de la panthegravere comme crsquoest le cas dans les
Κυνηγετικά ougrave Oppien deacutecrit une robe laquo dun gris obscur semeacutee de freacutequentes taches noires
semblables agrave des yeux613 raquo et dans le bestiaire anglais Arundel 292 du XIIIe siegravecle lrsquoauteur
eacutecrit que la panthegravere est laquo black so bro of qualMith white spottes614 raquo Chez Brunetto Latini ce
sont aux taches de la panthegravere que lrsquoon attribue les couleurs blanche et noire (laquo Panthere est
une beste tachieacutee de petiez cercles blans et noirs615 raquo)
Cependant la plupart des bestiaires insistent sur les couleurs magnifiques du corps de la
panthegravere Le Canzoni un texte italien du XIIe siegravecle de Rigaut de Berbezilh deacutecrit lrsquoanimal
comme ayant laquo si bela color616 raquo insistant sur lrsquointensiteacute de la beauteacute mais sans preacuteciser de
quelle couleur il srsquoagit Au contraire les couleurs se multiplient dans le Bestiaire Divin de
Guillaume le Clerc
La beste qui a non pantere En droit romans love cerve Onques sa pers ne
fu veue Ne plus douce ne plus seve Car ele est blanche et inde et bleue Et
sachiez quella mult grant keue Et si est jaune et rouse et bise Couloree de
mainte guise617
Ainsi cette panthegravere avec un corps coloreacute est celle que lrsquoon retrouve le plus souvent dans
les bestiaires618 et surtout dans les enluminures ndash sans doute agrave cause de lrsquointeacuterecirct estheacutetique de
612 Traduction laquo Car elle avait la tecircte et le cou drsquoune brebis elle eacutetait blanche comme neige et ses pieds et ses
cuisses de chien eacutetaient noires comme du charbon elle avait le corps et la croupe comme un renard raquo
Demanda del Santo Grial (1515) (Fragmento castellano procedente de la Materia de Bretantildea) [seleccioacuten]
[eacuted C Alvar y J M L Megiacuteas] Antologiacutea de libros de caballeriacuteas castellanas Alcalaacute de Henares Centro de
Estudios Cervantinos 2001 p 438 613 OPPIEN La chasse Œuvres drsquoOppien [eacuted B de Ballu] Librairie acadeacutemique Strasbourg 1787 III 614 Traduction laquo noire comme le dos drsquoune baleine avec des points blancs raquo
An Old English miscellany containing a bestiary Kentish sermons Proverbs of Alfred religious poems of the
thirteenth century[R Morris] Oxford Early English Text Society 1872 4a eacutedition eacutelectronique
httpnameumdlumicheduAHA61290001001 615Traduction laquo La panthegravere est une becircte tacheacutee de petits cercles blancs et noirs raquo
LATINI Brunetto Li livres dou tresor [eacuted P Chabaille] Paris Imprimerie impeacuteriale 1863 CXCVI p249 616 Traduction laquo si belle couleur raquo
BERBEZILH (de) Rigaut Liriche [di] Rigaut de Barbezilh [eacuted A Varvaro] Bari Adriatica 1960 218 617 LE CLERC Guillaume Le Bestiaire Divin dans le MS Franccedilais 24428 Troisiegraveme tiers du XIIIe siegravecle f68v 618Nous ne citons ici que quelques bestiaires dans leur eacutedition en langue originale qui parlent des couleurs diverses
et magnifiques de la panthegravere
177
sa repreacutesentation ndash mais elle ne correspond absolument pas agrave la creacuteature blanche du Perlesvaus
La Becircte devient cependant de plus en plus coloreacutee au fur et agrave mesure des versions des romans
arthuriens srsquoapprochant du modegravele de la panthegravere deacutecrit dans les bestiaires que nous avons
citeacutes Degraves lrsquoEstoire del Saint Graal la Becircte devient laquo diverse619 raquo adjectif que lrsquoon retrouve
dans le manuscrit A du Roman de Tristan (laquo de toutes bestes la plus diverse620 raquo) et dans la
Suite Merlin (laquo Une beste mult grant que estoit la plus divers que onques fust veu de sa figure
car tant estoit divers621 raquo) On voit que la varietas nrsquoest pas encore couleur dans lrsquoEstoire del
Saint Graal et le Roman de Tristan crsquoest lrsquohybriditeacute de la Becircte qui fait qursquoelle est laquo diverseraquo
Or le Roman de Perceforest deacuteveloppe soudainement le motif de la couleur Certes la Becircte
Glatissant de Perceforest est elle aussi un hybride mais comme on lrsquoa vu preacuteceacutedemment le
passage dans lequel Nestor rencontre la Becircte Glatissant insiste surtout sur la lumiegravere et la
couleur que projette le cou de la creacuteature Lrsquoabondance de couleurs est souligneacutee par laquo se
multiplioit raquo laquo toutes les couleurs du monde raquo et la diversiteacute de la Becircte est traduite par les
verbes qui donnent agrave la fois une ideacutee de deacutesordre (laquo srsquoentremesloient raquo laquo se multiplioit raquo
laquo srsquoentrelachoient raquo) et drsquoordre (laquo ordonneement assises et compassees raquo) De plus au livre VI
on nous preacutecise que laquo crsquoest du col de la beste qui se varioit en tant de couleurs qursquoil nrsquoest
personne qui les sceust nombrer622 raquo ce qui nous permet de retrouver ici la traduction directe
de la laquo varietas raquo des bestiaires latins Les notions drsquooptique qui sont utiliseacutees dans ce passage
et notamment les connaissances sur lrsquoarc-en-ciel que lrsquoauteur utilise permettent de se rapprocher
du modegravele de la panthegravere des bestiaires et de le sublimer Crsquoest cette Becircte polychromatique que
lrsquoon retrouve ensuite dans la compilation arthurienne de Micheau Gonnot
AUTUN (drsquo) Honorius Sacramentarium seu de causis et significationibus rituum XXIX De Vestibus
presbyterii citeacute dans CHENU Marie-Dominique La Theacuteologie au douziegraveme siegravecle Paris J Vrin 1976 p 189
n1
BEAUVAIS (de) Pierre Bestiaire dans le Grand recueil La Clayette fin XIIIe MS Paris BNF Naf 13521 f 26
verso
ELIEN De Natura animalium [eacuted F Jacobs K Gesner J G Schneider A Gronovius] Paris Freacutedeacuteric
Frommann 1832 XI 24
GERVAISE Bestiaire [eacuted P Meyer] Romania I 1872 p420-443 v175-182
A Medieval Book of Beasts The Second-Family Bestiary [eacuted Willene B Clark] The Boydell Press Woodbridge
2006 p123
Physiologus latinus [eacuted E E Steinmeyer] Die kleineren althochdeutschen Sprachdenkmaumller Berlin Weidmann
1916 eacutedition numeacuterique eacutetablie par T Klein et J Gippert 2005-2006 httptitusuni-
frankfurtdetexteetcsitallatphysiollphysihtmphysi002htm
THAON (de) Philippe Le Bestiaire III GKS 3466 8ordm Bestiaire 18 619 Comme le remarque drsquoailleurs eacutegalement FERLAMPIN-ACHER Christine Feacutees bestes et luitons Op cit
p314 620 Le Roman de Tristan [eacuted E Baumgartner] Genegraveve Droz 1993 85 621 Citeacute par TRAXLER Janina P Op cit p500 622 VI 2 par992 4-6
178
Elle a teste et col de serpent barbellee et refraingneacute les yeux luisans comme
charboncle la bouche ardant qursquoil semble que feu en saille Les oreilles
droictes comme ung levrier corps et queue de lyon Sur le dos aupreacutes des
espaules avoit une voilles reflambissants comme rays de souleil et sur le
faiz de la crouppe pareillent Jambes avoit et pies de cerf Le pommel estoit
de diverses manieres tacheacute car toutes les couleurs du monde y estoient Le
regart de ses yeulx estoit qursquoil semblast que ce feussent deux torches Ces
dens estoient plus grand que drsquoun grant sengler623
Nous avons souligneacute preacuteceacutedemment que lrsquoauteur de Perceforest deacutecrit les couleurs de la
Becircte en les associant au Feu et nous pouvons voir ici que ce lien est expliciteacute puisque les yeux
de sa Becircte sont laquo luisans comme charboncle raquo et comme laquo deux torches raquo que sa bouche est
laquo ardant qursquoil semble que feu en saille raquo et que vers sa nuque se trouve un laquo voilles
reflambissants raquo Si lagrave encore laquo toutes les couleurs du monde raquo se retrouvent sur le corps de la
Becircte Micheau Gonnot ajoute sur son laquo pommel raquo les taches qui se trouvaient dans la description
de la panthegravere chez des auteurs comme Oppien Isidore de Seacuteville ou encore Brunetto Latini
rapprochant encore davantage la Becircte des descriptions de ce feacutelin
Drsquoautres deacutetails dans la description de la becircte du Perlesvaus permettent de faire un
rapprochement avec la panthegravere des bestiaires Tout drsquoabord sa petite taille qui est situeacutee entre
le liegravevre et le renard (laquo estoit gaindre drsquoun lievre e mendre drsquoun gorpil raquo) pourrait se retrouver
dans la description drsquoOppien qui distingue deux types de panthegravere les unes ont laquo une taille
consideacuterable un dos large et fourni de graisse raquo et les laquo autres sont plus petites mais nrsquoont pas
une moindre force624 raquo A part dans la Demanda del Sancto Grial ougrave lrsquoauteur preacutecise que la
creacuteature est laquo no muy grande625 raquo les autres versions lui attribuent une taille gigantesque selon
la Continuation elle est laquo grant a merveille626 raquo et selon la Suite Huth Merlin laquo une beste mult
623 Traduction laquo Elle a la tecircte et le cou drsquoun serpent heacuterisseacute de pointes et se tenant en retrait les yeux brillants
comme le charbon la bouche si brucirclante qursquoil semblait qursquoil en sortait du feu Les oreilles droites comme un
leacutevrier le corps et la queue drsquoun lion et sur le dos pregraves des eacutepaules elle avait des voiles flamboyants comme les
rayons du soleil ainsi que sur le haut de la croupe Elle avait les jambes et les pieds drsquoun cerf Le sommet de son
dos eacutetait tacheacute de diverses maniegraveres car on y trouvait toutes les couleurs du monde Ses yeux lanccedilaient des regards
qui semblaient deux torches Ses dents eacutetaient plus grandes que celles drsquoun grand sanglier raquo
La traduction de laquo pommel raquo pose problegraveme Puisque le mot renvoie dans la plupart de ses acceptions agrave quelque
chose qui est au sommet drsquoun objet et que lrsquoauteur deacuteveloppe longuement la description du dos deacutetaillant
lrsquoemplacement pregraves des eacutepaules et au-dessus de la croupe nous avons penseacute qursquoil pouvait srsquoagir du sommet du
dos Le texte original est citeacute par FERLAMPIN-ACHER Christine Feacutees bestes et luitons croyances et merveilles
dans les romans franccedilais en prose (XIIIe-XIVe siegravecles) Opcit p315 624 OPPIEN Op cit III 625 Traduction laquo pas tregraves grande raquo
Demanda del Santo Grial Opcit 626 Citeacute par TRAXLER Janina P Op cit p500
179
grant raquo et laquo granz a desmesure627 raquo Les autres versions ne preacutecisent pas sa taille mais la
deacutecrivent comme une creacuteature hybride composeacutee drsquoanimaux qui permettent de deacuteduire la taille
de la Becircte Dans lrsquoEstoire del Saint Graal la Becircte est un meacutelange de brebis chien et renard de
petits animaux donc ce qui expliquerait pourquoi lrsquoauteur nrsquoavait pas besoin de preacuteciser que la
Becircte est de petite taille contrairement agrave sa traduction espagnole plus tardive Il est inteacuteressant
de voir qursquoelle a une laquo keue de lyon raquo Or Oppien lorsqursquoil distingue les deux types de
panthegraveres dit des queues de ce feacutelin que laquo les petites panthegraveres la portent plus longue et les
grandes plus courte628 raquo La comparaison avec la queue de lion seul grand animal de la
description pourrait donc renvoyer agrave cette caracteacuteristique de la petite panthegravere Les animaux
des autres versions qui composent le corps de la Becircte sont au contraire de grande taille pour la
plupart le manuscrit Z du Roman de Tristan629 deacutecrit une creacuteature qui est un meacutelange de cerf
de lion de leacuteopard et de serpent tout comme la Becircte Glatissant de Perceforest tandis que dans
le manuscrit A elle est agrave la fois un lion et un eacuteleacutephant
Un autre eacuteleacutement qui nrsquoa pas agrave notre connaissance eacuteteacute traiteacute par les bestiaires nous semble
inteacuteressant pour compleacuteter notre eacutetude il srsquoagit des yeux de la Becircte Dans le Perlesvaus la
creacuteature qui apparaicirct dans la lande laquo senble de ses elz que ce soient deus esmeraudes raquo Or
lrsquoeacutemeraude dans les lapidaires est censeacutee ecirctre une pierre qui eacuteclaircit la vue et gueacuterit les yeux630
et Pline ajoute agrave la liste de ses proprieacuteteacutes une ressemblance avec les yeux des panthegraveres
visum implere quem non admittant felium pantherarumque oculis similes
namque et illos radiare nec perspici631
De plus dans lrsquoeacutepisode de Perlesvaus la Becircte qui apparaicirct dans la lande meurt deacutechiqueteacutee
par sa propre progeacuteniture particulariteacute qui ne reacuteapparaicirct pas dans les versions plus tardives
Pourtant ce trait peut se retrouver dans la description faite par Isidore de la panthegravere qui ne
peut plus enfanter apregraves sa premiegravere porteacutee car les griffes et les dents de sa progeacuteniture la
deacutechirent de lrsquointeacuterieur
Haec semel omnino parturit cuius causae ratio manifesta est Nam Quum
in utero matris coalvere catuli maturisque ad nascendum viribus pollent
627 Idem 628 OPPIEN Op cit III 629 Le Roman de Tristan [eacuted R L Curtis] Cambridge DS Brewer 1985 tIII p100 630 Cf PLINE LrsquoANCIEN Histoire naturelle de Caius Plinius Secundus [eacuted A de Grandsagne] Op cit tII
chap XXVII parXVI 631 laquo Elle satisfait la vue sans la laisser peacuteneacutetrer et ces eacutemeraudes ressemblent aux yeux des chats et des panthegraveres
qui brillent sans ecirctre transparents raquo
Traduction de lrsquoeacutedition drsquoEmile Littreacute PLINE LrsquoANCIEN Histoire Naturelle tII [eacuted E Littreacute] Paris Dubochet
1850 livre XXVII chap XVI
180
odiunt temporum moras Itaque oneratam foetibus vulvam tamquam
obstantem partui unguibus lacerant effundit illa partum seu potius dimittit
dolore cogente Ita postea corruptis et cicatricosis sedibus genitale semen
infusum non haeret acceptum sed irritum resilit Nam Plinius dicit animalia
cum acutis unguibus frequenter parere non posse Vitiantur enim intrisecus
se moventibus catulis632
Cette opinion est drsquoailleurs reprise par Brunetto Latini
Et sachiez que la panthere ne porte filz en toute sa vie que une seule fois et
orrez porquoi Ses cheaus quant il sont creu dedanz le cors agrave la mere il ne
vuelent pas soffrir jusque a lor droite naissance ainz efforcent nature et
debrisent as ongles les entrailles lor mere et sen issent hors en tel maniere
que la mere nengendre plus par semence de son masle633
Crsquoest peut-ecirctre cette caracteacuteristique de la panthegravere que reprend lrsquoauteur de Perlesvaus mais
qui disparaicirct dans Perceforest ainsi que la progeacuteniture matricide
Si dans le Perlesvaus ce sont les chiens dans le ventre de la Becircte qui sont dangereux et tuent
leur megravere ce sont les dents de la Becircte Glatissant qui lui permettent de tuer ceux qui sont fascineacutes
par son cou comme Olofer qursquoelle eacuteventre avant de srsquoenfuir Ses deux plus grandes dents
avaient pourtant eacuteteacute coupeacutees par le Chevalier Doreacute alors qursquoelle essayait justement de le
deacutevorer
Et quant la beste senti ce coup elle retira ses dens de lrsquoescu et sailly au col
du chevalier qui lrsquoespee avoit levee pour le ferir secondement et la
descharga tellement sus les dens que lrsquoachier lui couppa deux longs dens
qursquoelle avoit devant en maniere drsquoun loup Mais quant la mauvaise beste
632 Traduction laquo Cet animal ne peut donner naissance quune seule fois et la raison en est tregraves simple Les petits
grandissent dans le ventre de leur megravere et quand ils sont precircts agrave naicirctre ils sont extraordinairement puissants et ne
peuvent supporter aucun retard du terme Ainsi avec leurs griffes les petits lacegraverent le ventre qui les porte comme
srsquoil faisait obstacle agrave leur deacutelivrance et elle tortureacutee de douleur elle met bas ou plutocirct elle les laisse aller Apregraves
que leur seacutejour ait eacuteteacute deacutechireacute et mutileacute quand la semence feacutecondante y peacutenegravetre elle ne peut plus srsquoy fixer mais
elle ressort naccomplissant rien Ainsi Pline dit que les animaux qui ont des griffes aceacutereacutees sont souvent
incapables de donner naissance parce quils ont des blessures internes provoqueacutees par le mouvement des petits raquo
ISIDORE Op cit XII p52 9 633 Traduction laquo Sachez que la panthegravere ne donne naissance dans toute sa vie qursquoune seule fois eacutecoutez pourquoi
Ses petits quand ils ont grandi dans son corps ne veulent pas patienter jusqursquoagrave lrsquoheure naturelle de leur naissance
Ainsi ils forcent la nature et deacutechiquettent agrave coups de griffes les entrailles de leur megravere sortant de son corps de
telle maniegravere qursquoelle nrsquoengendre plus par la semence de son macircle raquo
LATINI Brunetto Op cit p250
181
senti ses deux maistres dens couppez ou gisoit sa totale deffence elle lui
tourna le dos et commenccedila a fuir 634
Ici les dents sont compareacutees agrave celle drsquoun loup et notre hypothegravese eacutetait que cette comparaison
vient de lrsquoautre nom de la panthegravere qui comme nous lrsquoavons vu dans le texte de Guillaume le
Clerc est appeleacutee louve cerviegravere Une autre interpreacutetation est donneacutee dans Feacutees bestes et
luitons puisque Ch Ferlampin-Acher y voit plutocirct lrsquoinfluence de la leucrote635 Cet animal est
deacutecrit par Pline636 et aussi par Brunetto Latini
CXCIV De lucrote Lucrote est une beste es parties de Inde qui de isneleteacute
passe touz autres animaus et est grans comme asne et a croupe de cerf et
piz et jambes de lyon et chief de cheval piez de buef et bouche granz jusque
as oreilles et si dent sont tuit dun os637
La description de la dent unique ne correspond pas agrave celle de la Becircte qui en a deux lors de
sa premiegravere apparition Cependant Ch Ferlampin-Acher remarque638 qursquoau livre VI quatre
dents sont attribueacutees agrave la Becircte639 ce qursquoelle interpregravete comme une multiplication due agrave la
reacuteeacutecriture merveilleuse LrsquoHistoria Naturalis de Pline offre peut-ecirctre davantage de deacutetails qui
permettraient de rapprocher les deux creacuteatures puisqursquoil traite agrave la fois de la leucrote et de la
crocotte
Crocotte
Crocottas velut ex cane lupoque conceptos omnia dentibus frangentes
protinusque devorata conficientes ventre cercopithecos nigris capitibus
pilo asinino et dissimiles ceteris voce indicos boves unicornes
tricornesque640
634 Traduction laquo Quand la becircte sentit ce coup elle retira ses dents de lrsquoeacutecu et sauta au cou du chevalier qui avait
leveacute son eacutepeacutee pour la frapper une deuxiegraveme fois Il lrsquoabattit tellement fort sur les dents qursquoil lui en coupa deux
longues sur lrsquoavant que la becircte avait comme un loup Quand la mauvaise becircte sentit ses deux dents principales
coupeacutees celles qui constituaient son unique deacutefense elle lui tourna le dos et commenccedila agrave fuir raquo (III 2 p218 117-
124) 635 Nous renvoyons drsquoailleurs agrave son analyse FERLAMPIN-ACHER Christine Feacutees bestes et luitons croyances
et merveilles dans les romans franccedilais en prose (XIIIe-XIVe siegravecles) Op cit p315 636 Cf PLINE LrsquoANCIEN Histoire naturelle de Caius Plinius Secundus [eacuted A de Grandsagne] Op cit XXX 637 Traduction laquo Sur la leucrote La leucrote est une becircte qui vit dans certaines parties de lrsquoInde et qui surpasse
tous les animaux en vitesse Elle est grande comme un acircne et a la croupe drsquoun cerf le torse et les jambes drsquoun lion
la tecircte drsquoun cheval les pieds drsquoun bœuf une bouche fendue jusqursquoaux oreilles et ses dents sont constitueacutees drsquoun
seul os raquo
LATINI Brunetto Op cit p248-249 638 FERLAMPIN-ACHER Christine Feacutees bestes et luitons croyances et merveilles dans les romans franccedilais en
prose (XIIIe-XIVe siegravecles) Opcit p479 n183 639 VI 2 par993 10-13 640 laquo Des crocottes qui semblent neacutees du chien et du loup brisant tout avec leurs dents et digeacuterant aussitocirct ce
quelles ont deacutevoreacute des cercopithegraveques agrave tecircte noire agrave poil dacircne et diffeacuterant des autres animaux par la voix raquo
182
Leucrocote
Leucrocotam pernicissimam feram asini fere magnitudine cruribus
cervinis collo cauda pectore leonis capite melium bisulca ungula ore ad
aures usque rescisso dentium loco osse perpetuo Hanc feram humanas
voces tradunt imitari641
La filiation de la crocotte avec le loup la description de ses dents qui brisent tout et le fait
qursquoelle digegravere aussitocirct sa proie peuvent correspondre agrave la Becircte Glatissant dont lrsquoauteur souligne
la gloutonnerie en particulier lors de sa rencontre avec le Chevalier Doreacute pendant laquelle
presseacutee par la faim elle rompt trop tocirct lrsquoillusion de son cou laissant agrave Nestor le temps de reacuteagir
et de se deacutefendre Le fait aussi que la Becircte laquo diffegravere par la voix raquo des autres creacuteatures pourrait
ecirctre associeacute au glat tregraves particulier du monstre dans Perceforest Enfin si la dent unique et
lrsquoimitation de la voix humaine dont est capable la leucrote ne correspondent pas agrave la description
de la Becircte Glatissant sa rapiditeacute et son hybriditeacute peuvent se retrouver dans le corps de la Becircte
puisque dans plusieurs versions la Becircte est entre autres un meacutelange de cerf et de lion comme
crsquoest le cas pour la Becircte Glatissant de Perceforest qui est composeacutee drsquoun leacuteopard drsquoun cerf et
drsquoun lion
Une autre particulariteacute de la panthegravere disparaicirct dans les versions les plus tardives alors
qursquoelle est traiteacutee dans la plupart des bestiaires Il srsquoagit de lrsquoodeur deacutelicieuse qursquoeacutemet la
panthegravere dont les auteurs parlent depuis Aristote
Λέγουσι δὲ καὶ κατανενοηκυῖαν τὴν πάρδαλιν ὅτι τῇ ὀσμῇ αὐτῆς χαίρουσι
τὰ θηρία ἀποκρύπτουσαν ἑαυτὴν θηρεύειν προσιέναι γὰρ ἐγγύς καὶ
λαμβάνειν οὕτω καὶ τὰς ἐλάφους642
Apregraves que le corps deacutechiqueteacute de la Becircte dans Perlesvaus est deacuteposeacute dans une coupe par un
chevalier et une jeune fille une odeur suave se reacutepand Etrangement alors que cette
caracteacuteristique est reacutecurrente dans les bestiaires elle disparait rapidement dans les cycles
arthuriens et nrsquoest plus associeacutee agrave la Becircte On pourrait eacuteventuellement voir encore ce lien de
Traduction drsquoAjasson de Grandsagne dans PLINE LrsquoANCIEN Histoire naturelle de Caius Plinius Secundus [eacuted
A de Grandsagne] Opcit livre VIII chapXXX 641 laquo Leucrocote animal excessivement rapide ayant agrave peu pregraves la taille de lacircne les jambes du cerf le cou la
queue et le poitrail du lion la tecircte du blaireau le pied fourchu la gueule fendue jusquaux oreilles et au lieu de
dents un os continu on preacutetend que cet animal imite la voix humaine raquo
Traduction drsquoAjasson de Grandsagne dans Idem 642 laquo On assure encore que sachant que son odeur attire dautres animaux elle se cache pour les chasser et quand
ils approchent elle les surprend y compris mecircme des cerfs raquo
Traduction et texte original dans ARISTOTE Histoire des animaux [eacuted J Bartheacuteleacutemy-Saint-Hilaire] tII Paris
Libraire Hachette 1883 IX chapVII
183
faccedilon teacutenue dans une des versions italiennes du Roman de Tristan En effet nous avions citeacute
lrsquoarticle de Janina P Traxler qui reacuteutilise plusieurs manuscrits franccedilais de lrsquoœuvre pour eacutetablir
un lien entre Iseut et la Becircte cette derniegravere selon elle nrsquoeacutetant pour Palamegravede qursquoun moyen de
substitution pour oublier son amour rejeteacute par la femme de Marc Lrsquoauteur de la version
italienne du XIVe siegravecle La Tavola ritonda o lrsquoistoria di Tristano semble aller dans le sens de
lrsquoanalyse de J P Traxler puisqursquoil eacutecrit
sigrave come la pantera rende odore sopra ogn altra bestia e sigrave come la rosa egrave
sopra ogn altro fiore cesie la bionda Isotta era sopra ogn altra dama di
bellezze643
On pourrait donc voir ici que le lien entre Iseut et la panthegravere permet une association
indirecte entre la Becircte substitut drsquoIseut et cet animal Cependant il est possible de se demander
pourquoi la Becircte qui partage tant de caracteacuteristique avec la panthegravere ne deacutegage plus cette odeur
agreacuteable dans les romans arthuriens qui suivent le Perlesvaus Dans ce roman la scegravene ougrave la
Becircte est mise en piegraveces par des chiens qui sont incapables de manger son corps ou de lrsquoeacuteloigner
de la croix est expliqueacutee agrave Perlesvaus increacutedule comme une repreacutesentation de la Passion du
Christ E Bozoacuteky voit mecircme dans lrsquoheacutesitation de la Becircte agrave aller vers la Croix une reacutefeacuterence au
doute du Christ dans la scegravene du Mont des Oliviers644 De fait crsquoest autour de lrsquoodeur de la
panthegravere que les bestiaires meacutedieacutevaux construisent une symbolique chreacutetienne et lrsquoassociation
entre le Christ et lrsquoanimal car la plupart ne lui attribuent pas la couleur blanche eacuteclatante que
lrsquoon trouve dans le Perlesvaus Dans lrsquoAberdeen Bestiary par exemple la comparaison
chreacutetienne est longuement deacuteveloppeacutee agrave grands renforts de citations bibliques dont nous ne
livrerons ici qursquoun extrait
Quia speciosum animal sit David dicit de Christo Speciosus forma pre filiis
hominum Mansuetum animal autem Isaias quoque dicit Gaude et laetare
filia Sion praedica filia Ierusalem quia rex tuus venit tibi mansuetus laquo Cum
saturatus fuerit recondit se in in speluncam suam et requiescit et dormit
quia Dominus Ihesus Christus cum satiatus fuisset Iudaicis illusionibus(hellip)
obdormiens requievit in sepulchro et descendit in infernum illic magnum
draconem ligans Die autem tercio surgit a somno et emittit magnum
clamorem fragrans suavitatem Sic et Dominus Iesus Christus tertia die
643 Traduction laquo Comme la panthegravere eacutemet un parfum supeacuterieur agrave toutes les autres becirctes comme la rose est
supeacuterieure agrave toutes les autres fleurs la blonde Iseut est supeacuterieure agrave toutes les dames en beauteacute raquo
La Tavola ritonda o Listoria di Tristano [eacuted F L Polidori] Bologne Gaetano Romagnoli 1864 p155 644 BOZOKY Edina Op cit p 131
184
resurgens a mortuis (hellip)Et sicut de ore panterae odor suavitatis exit et
omnes bestiae quae prope sunt et quae longe conveniunt eam sequuntur645
La disparition du segraveme [odeur suave] de la Becircte Glatissant du Perceforest pourrait laisser
penser que la creacuteature srsquoeacuteloigne de son modegravele originel la panthegravere Cependant si la Becircte
Glatissant perd cette caracteacuteristique elle utilise celle de la profusion des couleurs
caracteacuteristique qui se rapproche davantage de la panthegravere des bestiaires meacutedieacutevaux lesquels
insistent longuement sur la beauteacute des couleurs de son corps
On remarquera eacutegalement qursquoavant qursquoune odeur deacutelicieuse et envoucirctante ne srsquoeacutechappe de
la bouche de lrsquoanimal celle-ci jette un grand cri qui terrorise le dragon et que cette
caracteacuteristique est elle aussi expliqueacutee dans lrsquointerpreacutetation chreacutetienne Ce cri est bien preacutesent
dans Perlesvaus ougrave il est devenu le glas des chiens qui permet drsquoidentifier la laquo beste blanche raquo
de loin (laquo elle avoit xii chaiaus dedenz sun ventre qui glatissoient autresi dedenz li comme
chenerie de bois raquo) et se retrouve dans la Continuation (laquo Et dedans li vont abaientSi faon con
chien qui glatissentNe de crier ne se tapissent Ains les ot on mien esciumlentre Aussi cler con
hors son ventre646 raquo) dans le manuscrit Z du Roman de Tristan (laquo comment se xx chens
glatissent dedans lui647 raquo) et dans la Suite Huth (laquo aloient abaiant et glatissant dedans son
ventre si faon648 raquo) Il est inteacuteressant de remarquer qursquoil est agrave chaque fois attribueacute aux chiens
qui sont dans le ventre de la Becircte et non agrave la Becircte elle-mecircme Or dans le Roman de Perceforest
le laquo glat raquo nrsquoest pas celui de la progeacuteniture ndash dont la Becircte est deacutepourvue ndash mais celui de la Becircte
elle-mecircme (laquo puis jecta ung glatissement tant merveilleux qursquoil sembloit qursquoelle eust dedens le
corps plus de cent bracqueacutes glatissans649 raquo) et ce nrsquoest que la ressemblance (et non lrsquoidentiteacute)
entre son cri et ceux de chiens qui est noteacutee par lrsquoauteur Au livre VI par exemple la proximiteacute
de la description de son cri (laquo glatissant en telle maniegravere comme se douze chiens lui fussent en
la panche650 raquo) avec celle de Perlesvaus (laquo car elle avoit xii chaiaus dedenz sun ventre qui
645 Traduction laquo Parce que [la panthegravere] est un animal magnifique David dit du Christ laquo Tu es beau sur tous les
fils des hommes raquo De plus Isaiumle dit que cet animal est doux laquo Reacutejouis-toi et sois heureuse fille de Sion Annonce-
le fille de Jeacuterusalem parce que ton roi vient agrave toi douxhellip raquo Quand la panthegravere est repue elle se cache dans sa
caverne se repose et dort parce que le Seigneur Jeacutesus Christ quand il a eacuteteacute repu des moqueries des Juifs (hellip)
tombant dans un profond sommeil il srsquoest reposeacute dans son tombeau et il est descendu en Enfer ougrave il a attacheacute le
grand dragon Au troisiegraveme jour la panthegravere se reacuteveille et pousse un puissant rugissement eacutemettant alors un doux
parfum Le Seigneur Jeacutesus Christ fait de mecircme revenant drsquoentre les morts au troisiegraveme jour (hellip) Alors un doux
parfum sort de la bouche de la panthegravere et toutes les creacuteatures aux alentours et celles qui sont au loin le suivent raquo
A Medieval Book of Beasts The Second-Family Bestiary Opcit p123-124 646 GERVAISE La Continuation citeacute par TRAXLER Janina P Op cit p500 647Le Roman de Tristan citeacute par TRAXLER Janina P Op cit p501 648 Suite Huth du Merlin citeacute par TRAXLER Janina P Op cit p500 649 III 2 p217 102-104 650 VI 2 par993 14-15
185
glatissoient autresi dedenz li raquo) rapproche les deux creacuteatures puisque celle du Perlesvaus laquo avoit
xii chaiaus raquo dans son ventre qui laquo glatissoient raquo quand la Becircte Glatissant semble glatir comme
douze chiens
Les animaux de la Forecirct du Glat qui entourent la Becircte sont paralyseacutes ideacutee que lrsquoon peut
retrouver dans le texte drsquoHugues de Fouilloy
rugitum emittit ad cuius rugitum animalia ubique locorum gressum figunt
(hellip) solus draco vocem eius audiens in speluncam se abscondit et stupens
quasi victus obmutescit651
Le terme de laquo stupens raquo signifie lrsquoengourdissement la paralysie qui touche le dragon
effrayeacute par le cri de la panthegravere alors que les autres animaux sont attireacutes Crsquoest justement quand
la Becircte de Perceforest a faim qursquoelle pousse un cri laquo quant elle avoit faim elle crioit come ung
braquet glatissant raquo et on peut penser que celui-ci est destineacute agrave attirer les animaux qui ne sont
pas agrave porteacutee de vue de la Becircte Le texte insiste pourtant sur le fait que ce sont les couleurs de
son cou qui fascinent les animaux Ce nrsquoest drsquoailleurs pas son cri que Nestor perccediloit en premier
ce sont ses couleurs (laquo Quant le chevalier vint au lez de la caverne il regarde et voit lrsquoune des
merveilleuses bestes du monde la plus terrible qursquoil eust oncques veue raquo) Cependant Nestor
a lrsquoimpression que le cri que pousse la Becircte ne vient pas de son ventre mais des couleurs de son
cou (laquo la beste nrsquoavoit couleur au col qui ne jectast son glat652 raquo) Lrsquoassociation entre le cri et
les couleurs la paralysie et lrsquoattraction qui en reacutesultent montrent que lrsquoeffet de lrsquoodeur suave
lieacutee au cri que poussait la panthegravere des bestiaires et qursquoon retrouve dans Perlesvaus a eacuteteacute
transfeacutereacute sur la caracteacuteristique [multicolore] que les premiegraveres versions de la Becircte avaient
laisseacutee de cocircteacute On peut justifier ce transfert non seulement avec lrsquoassociation entre le cri et les
couleurs mais aussi par une autre caracteacuteristique de la panthegravere Les bestiaires rappellent
souvent que si la panthegravere deacutegage une odeur attirante elle nrsquoen effraie pas moins les animaux
lorsqursquoils la voient et donc pour chasser elle doit dissimuler sa tecircte jusqursquoagrave ce que les animaux
se soient suffisamment approcheacutes ce qursquoon retrouve dans le passage drsquoAristote que nous avons
citeacute mais aussi chez Pline
651 Traduction laquo elle pousse un cri au son duquel les animaux se reacuteunissent venant de tous lieux (hellip) seul le
dragon se cache dans une grotte en entendant cette voix et il perd presque sa voix terrasseacute par la stupeur raquo
FOUILLOY (de) Hugues De bestiis et aliis rebus [eacuted I P Migne] Paris 1854 XIV 652 III 2 p216 56-57
186
Ferunt odere earum mire sollicitari quadrupedes cunctas sed capitis
torvitate terreri Quamobrem occultato eo reliqua dulcedine invitatas
corripiunt653
Cette neacutecessiteacute de cacher sa tecircte reacuteapparaicirct dans le Perceforest laquo celle reverberacion qui
aloit reluisant du col de la beste estoit aucunes fois sy grande que la beste en estoit comme
mucee et ne la veoit on point raquo laquo les couleurs se multiplioient tellement a la reverberacion du
soleil qursquoil sambloit de ceste beste ung buisson par les couleurs qui entour elle srsquoentrelachoient
et multiplioient tellement qursquoelle en estoit comme toute envelopee654 raquo confirmant ainsi le
transfert de la caracteacuteristique [attirance] de lrsquoodeur agrave la couleur Comment peut-on expliquer ce
changement Pour reacutepondre agrave cette question il nous faut eacutetudier un autre animal le scytalis
212 Le scytalis et le leacuteopard le renversement de la signification de la
Panthegravere
Selon Ch Ferlampin-Acher cette creacuteature est tregraves nettement preacutesente quoique jamais
explicitement citeacutee dans le Roman de Perceforest Le scytalis est un animal que les bestiaires
deacutecrivent moins freacutequemment que la panthegravere mais on le retrouve notamment chez Isidore de
Seacuteville et Brunetto Latini655
Scytale serpens vocatus eo quod tanta praefulget tergi varietate ut notarum
gratia aspicientes retardet et quia reptando pigrior est quos assequi non
valet miraculo sui stupentes capit Tanti autem fervoris est ut etiam hiemis
tempore exuvias corporis ferventis exponat De quo Lucanus Et Scytale
sparsis etiam nunc sola pruinis ndash Exuvias positura suas656
653 laquo On dit que son odeur a pour les autres animaux un attrait eacutetonnant mais que son aspect farouche les effraie
Elle cache donc sa tecircte et saisit alors les animaux attireacutes par un charme irreacutesistible raquo
Texte et traduction de PLINE LrsquoANCIEN Histoire naturelle de Caius Plinius Secundus [eacuted A de Grandsagne]
Op cit XXIII 654III 2 p217 84 89 655 laquo Scitalis est uns serpens qui va molt lentement mais il est si bien tachiez de diverses colours cleres et luisanz
que les gens le regardent volentiers tant que il les aproche et por la paor de lui les detient li serpens Et sachiez
que il est de si chaude nature que neis en yver despoille il sa pel por le chaut raquo
BRUNETTO LATINI Opcit CXLIII 656 Traduction laquo Le serpent scytalis est ainsi appeleacute parce que son dos brille de tant de couleurs que la beauteacute de
ses taches retarde ceux qui voient la creacuteature et parce que le scytalis rampe lentement ceux quil ne peut atteindre
il les attrape quand ils sont ensorceleacutes par son eacutetrangeteacute De plus il est dune complexion chaude qui fait que mecircme
pendant lhiver il se deacutebarrasse de la peau de son corps trop chaud Lucain dit de lui Il ny a que le scytalis qui
mecircme sous le froid le plus mordant se deacutebarrassera de sa peau raquo
ISIDORE Op cit livre XII chap IV 19 p67
187
La caracteacuteristique du scytalis qui rappelle la Becircte Glatissant de Perceforest est le
deacuteploiement de couleurs magnifiques qui couvrent son dos On remarque immeacutediatement que
la description de cette partie du corps du serpent ressemble beaucoup agrave celle de la panthegravere
puisqursquoil a de la laquo varietat[is] raquo et des laquo nota[s] raquo (quand la panthegravere a des laquo macula[e] raquo chez
Pline ou encore des laquo orbicul[os] raquo chez Isidore de Seacuteville) De plus on voit que lagrave encore les
spectateurs sont laquo stupentes raquo tout comme le dragon effrayeacute par la voix de la panthegravere chez
Hugues de Fouilloy Si la raison de cette paralysie est la merveille le prodige des couleurs de
son corps chez Brunetto Latini crsquoest drsquoabord la beauteacute puis la peur geacuteneacutereacutee par le serpent qui
lui permet drsquoattraper sa proie La complexion chaude du scytalis que lrsquoon retrouve chez les
deux auteurs rappelle eacutegalement le lien entre la Becircte Glatissant et le Feu puisque crsquoest frappeacutee
par le soleil et entoureacutee de couleurs flamboyantes qursquoelle apparaicirct pour la premiegravere fois Crsquoest
seulement la lenteur du scytalis qui ne correspond pas agrave la Becircte Glatissant qui se caracteacuterise par
sa fuite constante et sa course rapide Le fait qursquoelle ne soit jamais rattrapeacutee par les chevaliers
qui la poursuivent au grand galop montre bien qursquoelle ne peut pas partager cette particulariteacute du
scytalis On peut reacutesumer ici les caracteacuteristiques principales des trois creacuteatures en prenant la
version de Perceforest de la Becircte Glatissant
Caracteacuteristiques
Creacuteature
Odeur
Suave
Belles
couleurs
Fascination Cri Lenteur Chaleur
La Panthegravere X X X X
La Becircte Glatissant
dans Perceforest
X X X X
Le Scytalis X X X X
Lrsquoune des caracteacuteristiques principales de la Panthegravere lrsquoodeur suave nrsquoest partageacutee ni par la
Becircte ni par le scytalis tout comme le segraveme [lenteur] nrsquoest propre qursquoagrave ce serpent Les segravemes
[belles couleurs] et [fascination] sont par contre communs aux trois creacuteatures Est-ce suffisant
pour expliquer pourquoi la Becircte Glatissant de Perceforest se caracteacuterise essentiellement par la
beauteacute de ses couleurs plutocirct que par lrsquoodeur suave trait le plus commun de la Panthegravere des
bestiaires agrave laquelle le monstre de notre roman semblait ecirctre si similaire
Il est inteacuteressant de voir que ce sont autour de ces deux caracteacuteristiques que se construit
lrsquoanalyse du naturaliste italien du XVIe siegravecle Aldrovandi
188
Horum virorum meminit Joannes Andreas Palatius in libro de Insignibus
qui ad indicandum ferum alicujus faeminae animum varia phrenoschemata
excogitarunt Sed inter haec duo desumpto argumento a Panthera et a
Scytale digna esse animadversione videntur Primitus figurarunt Pantheram
animal singularibus pictatum notis cum hoc Dicto ALLICIT OMNES
Panthera enim ut enucleatum est in volumine de Quadrupedibus digitatis
occultato capite ne caeterae perterrefiant animantes illas tergoris
pulchritudine allicit atque necat Hinc innuere volebant quod aliquando
reperiatur mulier quae rarae pulchritudinis velamine ferum tegat animum
Deinde effigiarunt Scytalem pulchrum aspectu Serpentem cum hoc Dicto
FORMA NECAT Siquidem in hoc phrenoschemate quaedam mulier
assimilatur Scytali quae est Serpens tantae pulchritudinis ex Poetarum
sentencia ut intuentes et admirantes reddat stupidos consequenterque
allectos perimat657
Ce texte montre le reacutesultat de lrsquoeacutevolution des descriptions de la panthegravere et du scytalis et du
basculement de la signification alleacutegorique de la panthegravere drsquoune creacuteature christique agrave un animal
associeacute agrave un serpent et agrave la femme qui trompe et attire par sa beauteacute Une nouvelle
caracteacuteristique apparaicirct qui est commune aux trois sujets de la phrenoschemata drsquoAldrovandi
la volupteacute auquel il consacre toute une partie pour deacutecrire le scytalis Srsquoil semble aiseacute drsquoassocier
dans la penseacutee chreacutetienne un serpent et une femme agrave la volupteacute (drsquoautant plus que la chaleur est
associeacutee eacutegalement agrave la luxure et que le scytalis se caracteacuterise par une chaleur exceptionnelle et
constante) comment la panthegravere a-t-elle pu subir une telle transformation
Notre hypothegravese pour justifier cette association est qursquoil y a eu confusion avec drsquoautres
feacutelins des bestiaires En effet la panthegravere dans lrsquoHistoire des Animaux drsquoAristote est nommeacutee
laquo πάρδαλις raquo alors que lrsquoArberdeen Bestiary traite ensemble le pardus et le leopardus mais
consacre un paragraphe seacutepareacute agrave la panthera Ce flou dans la deacutenomination de ces animaux se
657 Traduction laquo Joannes Andreas Palatinus se rappelle de ceux qui dans le livre De Insignibus imaginegraverent
plusieurs emblegravemes pour repreacutesenter lesprit feacuteroce des femmes Parmi ceux-ci il y en a deux la Panthegravere et le
Scytalis sur lesquels ils donnent des explications qui paraissent dignes de retenir notre attention Dans le premier
ils figurent la Panthegravere ceacutelegravebre par son apparence exceptionnelle Ils y inscrivent ELLE LES ATTIRE TOUS
La Panthegravere en effet qui est eacutetudieacutee au livre des quadrupegravedes dactyles lorsquelle dissimule sa tecircte et quelle ne
terrifie pas les autres animaux les attire agrave elle par sa beauteacute et les tue Ils veulent ainsi insinuer quil est des femmes
dont la grande beauteacute cache une acircme feacuteroce Ensuite ils repreacutesentent le Scytalis sous la forme dun serpent dune
grande beauteacute Ils y inscrivent LA BEAUTEacute TUE Puisque dans cet emblegraveme la femme est compareacutee au Scytalis
qui est un serpent dune si grande beauteacute selon le mot du Poegravete ils insinuent quelle frappe ses admirateurs de
stupeur et quensuite elle les tue raquo
ALDROVANDI Ulyssis Patricii Bononiensis Serpentum et draconu historiae Bologne Nicolas Tebaldin 1640
livre II p236
189
voit dans le passage de Pline que nous avions preacuteceacutedemment citeacute et qui preacutesente de grandes
difficulteacutes pour la traduction
Nunc varias et pardos qui mares sunt appellant in eo omni genere
creberrimo in Africa Syriaque
Traduction drsquoEmile Littreacute658
On donne aujourdhui le nom de bigarreacutees et de pards qui sont les macircles agrave
toute cette espegravece danimaux tregraves communs en Afrique et en Syrie
Traduction drsquoAjasson de Grandsagne659
On donne aujourdhui le nom de moucheteacutees aux femelles et celui de pards
aux macircles de toute cette espegravece tregraves nombreuse en Afrique et en Syrie
Si lrsquoadjectif varius a um dont varias est lrsquoaccusatif feacuteminin pluriel signifie bien laquo bigarreacutees
tacheteacutees raquo il ne peut srsquoaccorder ni avec laquo pardos raquo qui est masculin ni avec laquo genere raquo qui est
un neutre La traduction drsquoEmile Littreacute ne peut donc pas ecirctre correcte puisqursquoil met sur le mecircme
plan syntaxique laquo pardos raquo laquo varias raquo et laquo genere raquo
Ajasson de Grandsagne traduit laquo varias raquo par laquo moucheteacutees raquo mais il lrsquoattribue agrave une relative
explicative sous-entendue (laquo qui femellas sunt raquo) par la coordination entre laquo varias raquo et
laquo pardos raquo lesquels sont qualifieacutes par laquo qui mares sunt raquo et qursquoil explicite en rendant
lrsquoopposition laquo aux femelles raquo laquo aux macircles raquo
Le terme varias est aussi lrsquoaccusatif feacuteminin pluriel du substantif varia ae qui est deacuteriveacute de
lrsquoadjectif varius et qui veut dire laquo panthegravere raquo Puisque Pline montrait que la robe tacheteacutee des
panthegraveres et des tigres est une de leurs speacutecificiteacutes qui permet de les distinguer des autres
animaux il nrsquoest pas eacutetonnant que lrsquoadjectif varius devienne chez le naturaliste le nom
geacuteneacuterique de la panthegravere Pline continue agrave parler speacutecifiquement de pantheras dans le reste du
passage et ce nrsquoest qursquoau moment drsquoopeacuterer des sous-classifications (laquo in eo omni genere raquo) qursquoil
emploie laquo varias raquo ce qui nous permet drsquoaffirmer que le terme pantheras est ici une sous-espegravece
de la classe des grands feacutelins dont les macircles sont les pardos et les femelles les varias Cette
interpreacutetation du texte de Pline se retrouve drsquoailleurs dans la classification moderne de la
panthegravere puisque le franccedilais utilise les mots laquo leacuteopard raquo et laquo panthegravere raquo pour deacutesigner la
Panthera Pardus elle-mecircme une sous-espegravece du genre taxinomique Panthera qui regroupe les
658 PLINE LrsquoANCIEN Histoire Naturelle [eacuted E Littreacute] Opcit livre VIII chap XXIII 659 PLINE LrsquoANCIEN Histoire naturelle de Caius Plinius Secundus [eacuted A de Grandsagne] Op cit livre VIII
chap XXIII
190
grands feacutelins comme le lion (Panthera leo) ou le tigre (Panthera tigris) Crsquoest pourquoi nous
avons fait le choix de conserver les termes latins laquo varias raquo et laquo pardos raquo dans notre traduction
afin de ne pas ajouter agrave la confusion du passage laquo Aujourdrsquohui pour toutes ces espegraveces on
appelle les femelles varias et les macircles pardos et on les trouve en abondance en Afrique et en
Syrie raquo
En effet la traduction de laquo varias raquo en laquo panthegraveres raquo pourrait conduire le lecteur agrave penser
dans la suite du texte que la blancheur de la panthegravere est un facteur discriminant du genre et
non pas de lrsquoespegravece ce qui a eacuteteacute le choix de traduction drsquoAjasson de Grandsagne qui traduit
laquo Quidam ab iis pantheras candore solo discernunt nec adhuc aliam differentiam inveniraquo par
laquo Quelques-uns distinguent la femelle davec le macircle par la seule blancheur de la robe Jusquici
je nai pas trouveacute entre eux dautre diffeacuterence raquo Ce choix montre bien que le traducteur
considegravere que laquo varias raquo et laquo pantheras raquo sont synonymes et que laquo ab iis raquo fait reacutefeacuterence agrave
laquo pardos raquo alors qursquoEmile Littreacute lui comprend le laquo ab iis raquo comme renvoyant au groupe de
grands feacutelins et fait donc de la blancheur un critegravere pour distinguer la sous-espegravece
laquo pantheras raquo laquo Quelques-uns font des panthegraveres une espegravece agrave part les distinguent seulement
par le fond clair et jusquagrave preacutesent je nai pas trouveacute dautre diffeacuterence raquo
On peut donc leacutegitimement se demander comment un lecteur meacutedieacuteval a compris cette
classification de Pline car la confusion est aiseacutee et le naturaliste romain nrsquoest pas toujours
volontairement ou non citeacute rigoureusement par les auteurs meacutedieacutevaux LorsqursquoIsidore de
Seacuteville par exemple parle de ce trait speacutecifique de la panthegravere qui ne peut avoir qursquoune porteacutee
parce que ses petits lui deacutechirent le ventre il cite Pline pour appuyer ses affirmations Or
lrsquoauteur romain a eacutenonceacute tregraves clairement dans son Historia naturalis son scepticisme concernant
cette theacuteorie qursquoil range du cocircteacute de la vieille croyance populaire (laquo vulgum credidisse
video660 raquo) et qui srsquooppose agrave lrsquoautoriteacute drsquoAristote (laquo Aristoteles diversa tradit661 raquo) Si un lecteur
meacutedieacuteval comprend Pline agrave la maniegravere drsquoAjasson de Grandsagne on pourrait penser que
lrsquoanimal dans lrsquoextrait du De Gestis Regum Anglorum et dans le Perlesvaus est blanc parce qursquoil
srsquoagit drsquoune panthegravere femelle puisqursquoelle a une porteacutee de chiots
Cette incertitude dans la terminologie qui entoure la panthegravere ne srsquoarrecircte pas lagrave et elle est
eacutetudieacutee par Thierry Buquet dans son article sur laquo Les panthegraveres de Timotheacutee de Gaza dans
660 Traduction laquo je vois que le vulgaire a cru quehellip raquo
Texte original tireacute de PLINE LrsquoANCIEN Histoire naturelle de Caius Plinius Secundus [eacuted A de Grandsagne]
Op cit livre VIII chap XVI 661 Traduction laquo Aristote nous transmet une opinion diffeacuterente raquo
Texte original tireacute de Idem
191
lrsquoencyclopeacutedie zoologique de Constantin VII662 raquo qui montre que les lexiques latin et grec
opegraverent souvent des confusions lexicales ne permettant pas une classification satisfaisante de
ces feacutelins Lrsquoarticle de Kzysztof Morta laquo Lampart w Literaturze rzymskiej663 raquo tente de
retrouver les feacutelins qui correspondent aux descriptions des naturalistes de la litteacuterature romaine
afin de deacuteterminer si tous ces zoonymes qui apparaissent dans la litteacuterature antique romaine
appartiennent agrave un seul et mecircme animal ou agrave des espegraveces distinctes
Choć leopard z racji swego pochodzenia uważany był za coś gorszego (ex
utroque coitu degeneres partus creari ut mulus et burdo) powoli w
literaturze rzymskiej nie tylko się zadomowił ale zaczął wypierać takie
zoonimy jak panthera czy pardus Widać to wyraźnie w Scriptores
Historiae Augustae (Historia Augusta) gdzie leopardus i pardus używa się
wymiennie Z początkowego mieszańca stał się jeszcze jednym określeniem
lamparta lub geparda Prawdziwa zaś kariera tego zoonimu rozpoczęla się
w średniowieczu i nowożytnej Europie Oacutew mieszaniec wzbogacił
zoologiczne słownictwo wielu językoacutew (niem Leopard ang leopard ros
leopard) włącznie z naszym lampartem stając się określeniem zwierzęcia o
systematycznej nazwie Panthera Pardus664
Lrsquoauteur souligne la confusion chez les diffeacuterents auteurs de lrsquoAntiquiteacute entre les termes et
les descriptions de ces feacutelins et en particulier entre panthera et pardus La confusion entre la
panthera et le leopardus se comprenant alors facilement puisque selon Isidore laquo leopardus ex
adulterio leaenae et pardi nascitur665 raquo le mot laquo leacuteopard raquo en vient agrave ecirctre utiliseacute pour deacutesigner
la panthera et le pardus ce que lrsquoon peut drsquoailleurs retrouver dans la langue franccedilaise puisque
laquo leacuteopard raquo ou laquo panthegravere raquo deacutesigne le mecircme animal appeleacute Panthera pardus comme nous
lrsquoavons deacutejagrave signaleacute On voit ici agrave quel point les trois termes ont eacuteteacute mecircleacutes puisque pardus vient
662 BUQUET Thierry laquo Les panthegraveres de Timotheacutee de Gaza dans lrsquoencyclopeacutedie zoologique de Constantin VII raquo
Rursus 7 2012 eacutedition eacutelectronique httprursusrevuesorg971 663 MORTA Krzysztof laquo Lampart w Literaturze Rzymskiej raquo Acta Universitatis Wratislaviensis 3028 Classica
Wratislaviensia XXVIII Wrocław 2008 p167-174 664Traduction laquo Bien que le leacuteopard agrave cause de ses origines fucirct consideacutereacute comme infeacuterieur (ex utroque coitu
degeneres partus creari ut mulus et burdo [laquo ces enfantements deacutegeacuteneacutereacutes sont issus du coiumlt de deux espegraveces
comme le mulet et le bardot raquo] celui-ci non seulement srsquoinstalle progressivement dans la litteacuterature romaine mais
en plus commence agrave remplacer les zoonymes comme panthera ou pardus On peut le voir clairement dans les
Scriptores Historiae Augustae ougrave le leopardus et le pardus sont utiliseacutes de faccedilon interchangeable Ayant eacuteteacute
consideacutereacute au deacutebut comme un meacutelange il est devenu un autre mot pour panthegravere et gueacutepard La vraie carriegravere de
ce zoonyme a commenceacute au Moyen Acircge et agrave lrsquoeacutepoque moderne europeacuteenne Cet laquo hybride raquo a enrichi le
vocabulaire zoologique de nombreux langages (allemand leopard anglais leopard russe leopard) y compris le
polonais lampart qui devient lrsquoeacutepithegravete de lrsquoanimal qui porte le nom scientifique Panthera Pardus raquo
MORTA Krzysztof Op cit p174 665 Traduction laquo le leacuteopard est neacute de lrsquoadultegravere de la lionne et du pardus raquo
ISIDORE Op cit livre XII chap 2 11 p52
192
preacuteciser la sous-espegravece de Panthera et que les noms vernaculaires laquo leacuteopard raquo et laquo panthegravere raquo
sont strictement synonymes Les caracteacuteristiques du pardus ont donc pu logiquement ecirctre
attribueacutees au leopardus et inversement et ces confusions ont pu eacutegalement contaminer le
modegravele de la panthegravere ce qui nous conduit agrave nous poser la question des caracteacuteristiques de ces
deux animaux si lieacutes dans les bestiaires
Pardus id est genus varium ac velocissimum et praeceps ad sanguinem saltu
enim ad mortem ruit Leopardus ex adulterio leaenae nascitur et pardi et
tertiam originem efficit666
Le terme que ce bestiaire anglais utilise pour deacutecrire la robe du pardus laquo varium raquo est le
mecircme que celui qursquoil attribue agrave la panthera juste apregraves La confusion entre les termes et la
similariteacute des descriptions utiliseacutees nous font soupccedilonner un glissement progressif de la
panthegravere christique vers le leacuteopard adulteacuterin On retrouve drsquoailleurs dans la description de la
naissance de la panthegravere (ici il srsquoagit bien de πάνθηρ) de Timotheacutee de Gaza lrsquoadultegravere
normalement attribueacute agrave celle du leacuteopard laquo That the panther is born from its mother after she
has conceived from as many animals as possible667 raquo On pourrait drsquoailleurs aller jusqursquoagrave penser
que plutocirct que de venir du modegravele de la leucrote crsquoest cette naissance aux geacuteniteurs multiples
drsquoapregraves Timotheacutee de Gaza ou du moins de deux espegraveces diffeacuterentes drsquoapregraves Isidore qui
viendrait expliquer lrsquoaspect hybride la Becircte puisque les animaux qui la composent varient
beaucoup en fonction des versions et nrsquoont que peu de rapport avec les descriptions que les
bestiaires font de la leucrote
De plus si lrsquoon admet qursquoil y a bien confusion entre ces animaux on peut mieux comprendre
lrsquoassociation drsquoAldrovandi puisque la naissance du leopardus viendrait justifier son lien agrave la
volupteacute agrave la femme et au serpent scytalis
Drsquoailleurs dans laquo la naissance de la Becircte Glatissant drsquoapregraves le ms BNF fr 24400 raquo Anne
Labia eacutetudie et produit une eacutedition du texte de la naissance de la Becircte fruit des amours du diable
et de la fille de roi Ypomenegraves qui a eacuteteacute maudite par son fregravere apregraves qursquoelle lrsquoa accuseacute drsquoavoir
tenteacute de la violer On retrouve dans lrsquoorigine de ce monstre une conception honteuse
comparable agrave celle que les auteurs soulignaient agrave propos du leacuteopard A Labia montre eacutegalement
666 Traduction laquo Le pard est une espegravece se caracteacuterise par des couleurs varieacutees et une extrecircme vitesse et par son
inclination pour le sang qui la fait se preacutecipiter drsquoun bond vers la mort Le leacuteopard est issu de la relation adultegravere
entre la lionne et le pardus et cela a creacuteeacute une troisiegraveme race raquo
A Medieval Book of Beasts The Second-Family Bestiary Opcit p123 667 TIMOTHEE DE GAZA On animals [eacuted F S Bodenheimer] Acadeacutemie internationale dhistoire des sciences
1949 chap XIV 1 p20
193
lrsquoassociation reacutecurrente avec lrsquoeau de la Becircte que lrsquoon voit souvent boire dans les ruisseaux pour
se deacutesalteacuterer avant de continuer agrave fuir un chevalier Ce lien avec lrsquoeau eacutetait deacutejagrave remarqueacute par
E Bozoacuteky qui voit dans les eacutepisodes de mise agrave mort de la Becircte qui ont lieu dans une fontaine
dont les eaux se mettent agrave bouillir lrsquoorigine drsquoun mythe eacutetiologique
Laneacuteantissement de la becircte et le deacutechaicircnement des puissances infernales
(tempecircte flammes) sont les eacuteleacutements dun mythe eacutetiologique celui dune
eau thermale Les sources thermales eacutetaient souvent associeacutees avec lenfer
et avec le diable (la chaleur eacutetant associeacutee avec la luxure) 668
Crsquoest aussi pregraves drsquoune fontaine que la jeune Ypomenegraves se retire pour se suicider apregraves avoir
eacuteteacute rejeteacutee par son fregravere et crsquoest lagrave que le diable lui apparaicirct et lui propose son aide en eacutechange
de sa virginiteacute La conception de la Becircte est donc elle aussi lieacutee agrave lrsquoeau tout comme celle du
leacuteopard puisque la lionne drsquoapregraves Pline se baigne dans lrsquoeau pour eacuteviter que le lion ne
reconnaisse lrsquoodeur du pardus sur son corps
Odore pardi coitum sentit in adultera leo totaque vi consurgit in poenam
Idcirco ea culpa flumine abluitur aut longius comitatur669
La rapiditeacute du pardus qui est laquo velocissimum raquo selon lrsquoAberdeen Bestiary semble
eacutegalement bien correspondre agrave la description de la Becircte que les chevaliers ont beaucoup de mal
agrave rattraper Drsquoailleurs si on considegravere les animaux qui composent la Becircte Glatissant lorsqursquoelle
est repreacutesenteacutee comme un hybride que ce soit dans le manuscrit Z du Roman de Tristan dateacute de
1240 ou dans Perceforest son corps est celui drsquoun laquo liepard670 raquo Un autre animal le Dogglor
ou Douce qui est nommeacute dans le Tristan en Prose et dans Perceforest pourrait aider notre
analyse Ch Ferlampin-Acher srsquoeacutetonne de ce nom dont on a des difficulteacutes agrave retrouver lrsquoorigine
Si les reacutefeacuterences savantes tant agrave la panthegravere qursquoau scytalis ou agrave la leucrote
ne sont jamais explicites dans le Tristan en prose crsquoest drsquoune becircte nommeacutee
Douce ou Dogglor que le monstre chasseacute par le sarrasin Palamideacutes est
rapprocheacutee Que lrsquoorigine de la creacuteature soit sarrasine ne surprend pas le
scytalis vient de lrsquoAntiquiteacute (Lucain lrsquoeacutevoque dans la Pharsale) et le monde
greacuteco-latin a souvent eacuteteacute confondu par les hommes du Moyen Acircge avec
668 BOZOKY E Op cit p145 669 laquo Le lion reconnaicirct agrave lodeur ladultegravere commis par la lionne avec le pard et se venge avec violence aussi la
lionne apregraves cette faute se lave dans le fleuve ou ne suit le lion que de loin raquo Traduction tireacutee de lrsquoeacutedition drsquoEmile
Littreacute Op cit livre VIII XVII 670 laquo Ceste beste tant merveilleuse avoit corps de liepard piez de cerf cuisses et queue de lyon raquo (III 2 p216 52-
54)
194
celui des Sarrasins Cependant nous nrsquoavons trouveacute aucune trace drsquoun
Dogglor Srsquoagit-il drsquoune supercherie de lrsquoauteur qui aurait inventeacute ce nom
pour accreacutediter son invention en utilisant la racine anglaise dog logique
puisque la Beste glatit comme un chien la finale du nom en ndashor insistant
sur la luminositeacute fascinante 671
Crsquoest au mystegravere du nom de cet animal qursquoH Nickel a consacreacute une notice
The detailed description of the Beastrsquos body from the Prose Tristan is also
taken over by the author of the Roman de Palamedes with the addition that
the neck is like that of an animal called Douce in his [Palamedes] language
In Perceforest it is said that the Beastrsquos strange neck ressembles that of lsquoan
animal that the Saracens call Dagglor and it has all the colors of the world
From this description we can deduce that the Beast was an exotic animal
most likely from the Saracens lands Indeed the name Douce in his
[Palamedes] language might give a clue to the Beasts identity The French
doux (fem douce) means sweet charming pleasant and it is generally
thought that an Arabic word zrf= zurafa meaning graceful nice sweet
would be the root ofgiraffe However Arabic scholars insist that this is a
false etymology and giraffe is more likely derived from zrf = zaraffa which
the Arabic-English Lexicon lists as camelopard or giraffe a certain beast
of beautiful make the fore legs are longer than its hind legs said to be called
by a name signifying [that] it has the form of an assemblage of animals ie
camel ox-leopard because it has resemblances to the camel and the ox and
the leopard It seems that with the name Douce the author of the Roman de
Palamedes picked the wrong zrf although he was on the right track672
Ainsi lrsquoappellation Dagglor pourrait ecirctre une erreur de lrsquoauteur du Roman de Palamegravede et
de celui de Percerforest qui aurait mal traduit le nom de la girafe dont les bestiaires font un
meacutelange entre le chameau et le leacuteopard ndash comme son nom cameleopardalis le montre par
ailleurs ndash et ferait agrave nouveau reacutefeacuterence agrave notre feacutelin
Il y a donc eu une eacutevolution entre la becircte de Perlesvaus qui prenait nettement modegravele sur la
panthegravere et celle de Perceforest qui devient un hybride dont les caracteacuteristiques sont prises agrave la
fois de la panthegravere et du leacuteopard Il nous semble alors que le modegravele du scytalis se retrouve
plutocirct dans la compilation de Micheau Gonnot puisque contrairement agrave la Becircte Glatissant de
671 FERLAMPIN-ACHER Feacutees bestes et luitons croyances et merveilles dans les romans franccedilais en prose
(XIIIe-XIVe siegravecles) Op cit p 316-317 672 NICKEL Helmut Op cit p67-68
195
Perceforest dont le col resplendit et fascine les creacuteatures de la forecirct crsquoest le dos du monstre
deacutecrit par le compilateur qui attire les animaux ce qui correspond davantage agrave la description du
scytalis alors que les couleurs du col de la Becircte Glatissant pourrait venir du modegravele de la
panthegravereleacuteopard
On a donc distingueacute deux grandes eacutevolutions du modegravele servant agrave peindre la Becircte la
premiegravere la fait passer de la panthegravere au leacuteopard et la seconde la tire davantage vers le scytalis
quoique des eacuteleacutements preacutesents dans la description de la Becircte Glatissant peuvent laisser deviner
la preacutesence de cette creacuteature notamment la tecircte de serpent de la Becircte agrave moins que celle-ci nrsquoait
eacuteteacute ajouteacutee que pour accentuer lrsquoaspect diabolique de la Becircte que le compilateur des cycles
arthuriens a ensuite repris et appuyeacute en la rapprochant du scytalis
213 De lrsquoanimal christique agrave la becircte tentatrice
Lrsquoassociation avec le leacuteopard permet de comprendre pourquoi la Becircte Glatissant qui
devient un monstre diabolique ne repreacutesente plus la Passion du Christ mais la quecircte du Deacutesir
Comme nous lrsquoavons dit preacuteceacutedemment selon J P Traxler la Becircte repreacutesente dans le Roman
de Tristan la quecircte drsquoIseut qui eacutechappe eacuteternellement agrave Palamegravede Ce motif est encore accentueacute
dans Perceforest puisque chaque fois que quelqursquoun regarde le cou de la Becircte Glatissant celui-
ci voit apparaicirctre son deacutesir le plus cher et crsquoest pourquoi il ne peut srsquoempecirccher de la poursuivre
comme crsquoest le cas pour Nestor
Voyant le preu chevalier que son cheval estoit moult traveillieacute il en fut
courrouceacute et doulant car il eut encores voulentiers veue la beste et la
sieuvoit plus pour la noblesse de son col que pour aiumlr qursquoil eust sus elle673
Au livre VI lorsque Maronex2 rencontre la Becircte le texte nous propose une description
magnifique des couleurs qui apparaissent sur la creacuteature et de ses effets
Si vous advertis que la vertu de celle merveille moustra bien au baceler
partie de ce qursquoelle sccedilavoit faire car bien lui fu advis qursquoil voioit en celle
reverberation de couleurs une pucelle la plus belle a son jugement qursquoil eust
oncques veue (hellip) Et sachieacutes que la beauteacute drsquoelle lui plaisoit a merveilles
et si ne sccedilavoit dont ce fait luy venoit Lors print moult fort a fantasier en
celle plaisance et comme plus y fantasioit tant plus voioit il de merveilles
673 Traduction laquo Le courageux chevalier voyant que son cheval eacutetait agrave bout de forces ressentit colegravere et deacutepit
car il aurait encore volontiers observeacute la becircte qursquoil suivait davantage pour la noblesse de son cou que pour la haine
qursquoil avait contre elle raquo (III 2 p221 239-243)
196
dedens les couleurs et entre les differences aussi comme lrsquoon fait en ung feu
de dur charbon de nouvel allumeacute car il fu advis au chevallier qursquoil voioit la
pucelle sur ung hault siege Et que plus est car ou les couleurs aloient
undoians a lrsquoentour de la beste il estoit bien advis au chevallier qursquoil veist
ancoires plus grans merveilles car sa fantaisie lui figuroit grant plenteacute de
chevalliers armez et montez a cheval qui tournoioient asprement les ungs a
lrsquoencontre des aultres674
La jeune fille que Maronex2 voit apparaicirctre est la Pucelle au Cercle drsquoOr dont il est tombeacute
amoureux et qui est promise par son fregravere au jeune Salfar Les chevaliers armeacutes qursquoil voit
combattre sont les participants drsquoun tournoi organiseacute en lrsquohonneur de la Pucelle au Cercle drsquoOr
dont le gagnant doit ndash en principe ndash eacutepouser la jeune fille Cette rencontre avec la Becircte va
enclencher une seacuterie de visions (qui cette fois nrsquoapparaicirctront pas sur la Becircte) que va avoir le
jeune chevalier au cours du livre VI et qui lui montreront ce qursquoil doit faire pour conqueacuterir la
Pucelle au Cercle drsquoOr et les reacuteactions de la jeune fille quand elle prend connaissance de ses
actions On voit ici tregraves clairement que ce sont les couleurs qui produisent des illusions le
chevalier eacutetant comme emprisonneacute dans un cercle vicieux puisque plus il est fascineacute par ce
qursquoil voit plus le cou de la Becircte produit drsquoimages et plus il est fascineacute Lrsquoimage du feu est
largement exploiteacutee dans ce passage et contribue en plus de ce que nous avons pu dire sur le
lien entre lrsquooptique la Becircte et le Feu agrave la vivaciteacute de la description La reacutepeacutetition du terme
laquo fantaisie raquo nous renvoie agrave ce que nous disions de la Becircte et des apparitions des jeunes filles
dans les fontaines Le mot fantaisie apparaicirct eacutegalement dans le vocabulaire magique675 pour
deacutesigner une transe qui emprisonne la victime dans une illusion Ces laquo fantaisies raquo repreacutesentent
dans leur grande majoriteacute les deacutesirs des personnes qui sont en train de recircver Dans les autres
passages consacreacutes agrave la Becircte on ne nous deacutecrit pas aussi preacuteciseacutement lrsquoobjet du deacutesir des
spectateurs que dans ce passage avec Maronex2 Il est inteacuteressant de constater que la Becircte
projette certes des illusions ndash puisque ni la Pucelle au Cercle drsquoOr ni les chevaliers qui
combattent ne se mateacuterialisent sous les yeux du jeune chevalier ndash mais qursquoelles repreacutesentent la
674 Traduction laquo Il faut signaler ici que ce prodige montra bien au jeune homme par ses effets une partie de ce
dont la becircte eacutetait capable car il lui sembla qursquoil voyait dans cette reacuteverbeacuteration de couleurs une jeune fille la plus
belle selon lui qursquoil eucirct jamais vue (hellip) Sachez que sa beauteacute le ravissait et qursquoil ne savait drsquoougrave cela venait A
force de regarder cette plaisante apparition il tomba dans une profonde recircverie et plus il recircvassait plus il voyait
de merveilles dans les couleurs et les nuances comme lorsque lrsquoon fait un feu avec du charbon dur tout juste
allumeacute car il lui semblait voir la jeune fille assise sur un siegravege eacuteleveacute De plus lagrave ougrave les couleurs ondoyaient autour
de la becircte il semblait vraiment au chevalier qursquoil voyait des merveilles encore plus grandes car sa recircverie lui
figurait un grand nombre de chevaliers armeacutes et monteacutes agrave cheval qui tournoyaient acircprement les uns contre les
autres raquo (VI 1 par126 12-33) 675 Pour plus de preacutecisions se reporter agrave lrsquoannexe 2 laquo le lexique magique raquo tableau 2 laquo releveacute syntheacutetique des
termes de magie raquo
197
veacuteriteacute le jeune Maronex2 rencontre un meacutenestrel juste apregraves avoir eacuteteacute distanceacute par la Becircte qui
lui annonce que le tournoi qursquoil a vu dans les couleurs du cou de la Becircte aura lieu quinze jours
plus tard Il nrsquoen reste pas moins que les images projeteacutees par la Becircte restent des illusions et
que son caractegravere deacutemoniaque est lieacute agrave la tromperie de son cou puisque les spectateurs croient
que leur deacutesir est lagrave devant eux Ainsi ce nrsquoest pas uniquement la fausseteacute des images que
montrent la Becircte qui pose problegraveme crsquoest le plaisir que prend le spectateur agrave les regarder qui
lrsquoarrecircte dans une contemplation jouissive et mortifegravere au lieu de le pousser agrave agir Le livre VI
mecircle agrave la description de la Becircte le lexique chreacutetien en parlant des plaisirs du monde
Et de tant estoit celle resplendeur merveilleuse qursquoil nrsquoestoit creature
regardant en celle merveille qui dedens ne lui semblast a veoir la creature
du monde ou plus grant plaisance avoit soit en amours ou en prouesse ou
en quelconques autre chose Et par ce estoient les regardans plus deceuz en
leurs plaisans regars car lrsquoon voit souvent advenir que apregraves delit ensieut
voulontiers aucune cuiture selon les delitz mondains676
Or il est inteacuteressant de voir que si Pline associait les eacutemeraudes aux panthegraveres Bartheacuteleacutemy
lrsquoAnglais dans son De Proprietatibus rerum leur attribuait le pouvoir de proteacuteger contre la
luxure et contre les illusions des deacutemons
Lascivos motus compescit Reddit memoriam Valet etiam contra illusiones
et fantasmata demonum677
Ainsi si lrsquoon admet qursquoil y a eu par le biais de la confusion lexicale entre pardus et
panthera un passage de la panthegravere au leacuteopard qui renverse la symbolique christique pour faire
de la Becircte un animal deacutemoniaque il est normal que lrsquoeacutemeraude qui apparaissait comme eacuteleacutement
de comparaison des yeux de la becircte de Perlesvaus (qui elle eacutetait clairement deacutecrite sur le
modegravele de la panthegravere christique) disparaisse lorsque cette symbolique chreacutetienne nrsquoest plus
utiliseacutee On pourrait eacutegalement penser que lrsquoauteur de Perceforest conserve et inverse les
proprieacuteteacutes qui leur sont attribueacutees en mecircme temps qursquoil peint un monstre deacutemoniaque et non
676 Traduction laquo Cet eacuteclat eacutetait si merveilleux qursquoil nrsquoy avait creacuteature qui regardant ce prodige nrsquoavait
lrsquoimpression de voir la chose au monde qui lui causait le plus grand plaisir que ce soit lrsquoamour la prouesse ou
quoi que ce soit drsquoautres Crsquoest par les deacutelices de leurs regards que les spectateurs eacutetaient trompeacutes car lrsquoon voit
souvent que derriegravere le deacutelice on trouve quelque pourriture comme il arrive avec les deacutelices mondains raquo (VI 2
par992 17-25) 677 Traduction laquo Elle empecircche les mouvements de luxure Elle rend la meacutemoire Elle est aussi puissante contre
les illusions et les apparitions de deacutemons raquo
BARTHELEMY LrsquoANGLAIS De proprietatibus rerum [eacuted P Hongre] Lyon 1482 livre XVI fS3 verso
198
plus un animal christique Drsquoun animal aux yeux drsquoeacutemeraudes qui protegravegent contre les illusions
et la luxure la Becircte devient alors une creacuteature qui produit des illusions qui repreacutesentent le deacutesir
Traversant un roman ougrave le christianisme nrsquoest pas encore apparu la Becircte est une
repreacutesentation alleacutegorique de la quecircte du Deacutesir car la fantasie est mortifegravere en ce qursquoelle laisse
le chevalier dans un eacutetat de passiviteacute et de contemplation purement sensuelle et crsquoest donc leur
propre deacutesir que les chevaliers doivent transcender et vaincre pour pouvoir continuer leurs
exploits Crsquoest pourquoi le problegraveme de la contemplation steacuterile du deacutesir apparaicirct eacutegalement
une fois la Becircte rendue inoffensive par Nestor dans drsquoautres eacutepisodes mais sans qursquoil soit
neacutecessaire de faire intervenir le monstre Lorsque Norgal2 lors drsquoun tournoi recircve agrave la jeune
fille qui est promise au chevalier qui sera capable drsquoecirctre deacuteclareacute vainqueur dans douze tournois
un meacutenestrel le rappelle agrave son devoir car sa contemplation de la jeune fille lui fait deacutelaisser le
tournoi ougrave il pourrait empecirccher son rival de la conqueacuterir
laquo Mesmes le preu Norgal qui mieulx lrsquoamoit que soy mesmes
srsquoencouragoit en la regardant Et pour la veoir mieulz a son aise il srsquoestoit
trait hors du tournoy car de ce faire ne se pouoit saouler Et comme il
regardoit la pucelle ung herault lui vint dire laquo Haa Norgal que fais tu cy
que tu nrsquoacquiers lrsquoonneur de ce tournoy aussi vaillamment que tu feis hier
Que te prouffite ton regart se tu nrsquoacquiers loenge (hellip) Et pour ce laisse
ces regars et viens faire ou tournoy ton devoir 678 raquo
De la mecircme faccedilon le miroir qui retenait le Chevalier Vermeil et le Chevalier Flamboyant
les empecircchait de se battre contre Gallafur et seule la victoire contre plusieurs centaines de
chevaliers leur a permis de briser ce miroir dont ils ne pouvaient srsquoeacuteloigner et de mettre fin agrave
leur peacutenitence679
Les eacutepisodes ougrave la Becircte Glatissant apparaicirct montrent ainsi lrsquoeacutevolution de la relation au Deacutesir
de personnages En effet si aucun chevalier nrsquoavait jamais reacuteussi agrave vaincre sa fascination et agrave
eacutechapper agrave la Becircte Glatissant le Chevalier Doreacute lui est le premier agrave parer son attaque et agrave la
frapper Nous avions eacutevoqueacute lrsquoarmure couleur de lumiegravere de Nestor qui le preacutedisposait agrave
poursuivre la Becircte puisqursquoelle renvoyait au pheacutenomegravene optique ndash la reacutefraction de la lumiegravere ndash
qui produit les images du cou de la Becircte comme la lumiegravere du soleil produit un arc-en-ciel mais
678 Traduction laquo Mecircme le courageux Norgal qui lrsquoaimait mieux que lui-mecircme srsquoencourageait en la regardant Et
pour la voir plus agrave son aise il srsquoeacutetait retireacute du tournoi car il ne pouvait srsquoen rassasier Alors qursquoil regardait la jeune
fille un heacuteraut vint agrave lui et lui dit lsquorsquoHaa Norgal que fais-tu ici ougrave tu ne peux acqueacuterir lrsquohonneur du tournoi aussi
vaillamment que tu ne la fais hier A quoi te servent tes regards si tu nrsquoacquiers louange (hellip) Pour cela laisse
tes regards et viens faire ton devoir au tournoi rsquorsquo raquo (V 1 par131 11-22) 679 Le miroir qui fascine les deux chevaliers nrsquoeacutetant pas sans lien comme nous lrsquoavons dit avec les techniques
drsquoillusions utiliseacutees par la Becircte
199
le doreacute de son armure repreacutesente aussi la bonne lumiegravere celle qui eacuteclaire la veacuteriteacute et qui
srsquooppose agrave la lumiegravere biaiseacutee et coloreacutee apregraves avoir eacuteteacute renvoyeacutee par le cou de la Becircte La
lumiegravere de lrsquoarmure du chevalier nrsquoest pas sans rappeler non plus la lumiegravere divine qui srsquooppose
aux illusions du Diable et la victoire du Chevalier Doreacute marque une premiegravere eacutetape vers la
Reacuteveacutelation moment ougrave les personnages se convertiront au Christianisme plutocirct que de rester
paralyseacutes par les illusions deacutemoniaques et paiumlennes
A partir de cet eacutepisode les chevaliers ne restent plus dans lrsquoimmobilisme passif qui
caracteacuterisait les animaux reacuteunis autour de la Becircte mais se mettent agrave la poursuivre Crsquoest agrave cette
conclusion sur la signification de la Becircte Glatissant qursquoarrive eacutegalement Ch Ferlampin-Acher
A lrsquoanimal victime drsquoun instinct qursquoil ne controcircle pas srsquooppose le heacuteros en
quecircte de deacutepassement Degraves lors on verra des chevaliers srsquoeacutelancer agrave la
poursuite du monstre le Chevalier Doreacute Perceforest Maroneacutes Le deacutesir
nrsquoest plus une force qui obnubile et paralyse il oriente la quecircte Lrsquoinstinct
passif est devenu ideacutealisme actif et lrsquoeacutevolution des rapports entre la Beste et
les hommes srsquoinscrit dans le projet historique global de Perceforest
raconter le passage de la sauvagerie agrave la chevalerie680
Ainsi aucun des chevaliers de la geacuteneacuteration du Chevalier Doreacute ne sera plus tueacute par la Becircte
et il faudra attendre Olofer pour voir une victime de cette creacuteature Celui-ci est clairement
repreacutesenteacute comme un personnage paiumlen qui est opposeacute agrave son fregravere orienteacute vers la religion et
lrsquoastrologie Il srsquoagit alors pour lrsquoauteur de repreacutesenter Olofer chevalier paiumlen comme un
personnage qui ne parvient pas agrave se deacutegager de son propre deacutesir comme lrsquoont fait Nestor
Perceforest et Maronex2 avant lui et comme les animaux qui se laissent attraper et deacutevorer par
la Becircte parce qursquoils ne peuvent dominer leurs deacutesirs il est blesseacute agrave mort par la creacuteature affameacutee
Le spectacle splendide des couleurs du cou de la Becircte Glatissant fascine le personnage
comme le lecteur lrsquoauteur de Perceforest eacutetant parvenu agrave reprendre un monstre litteacuteraire
traversant le cycle arthurien agrave le renouveler et agrave le sublimer Si lrsquoinsistance sur la beauteacute des
couleurs et leur mouvement qui donne lrsquoimpression que la Becircte est entoureacutee par des flammes
coloreacutees apporte bien eacutevidemment beaucoup agrave lrsquoestheacutetique de la creacuteature ce sont avant tout les
connaissances de lrsquoauteur qui lui ont permis de la magnifier
680 FERLAMPIN-ACHER Christine Feacutees bestes et luitons croyances et merveilles dans les romans franccedilais en
prose (XIIIe-XIVe siegravecles) Op cit p322
200
Ainsi si la beauteacute du col de la Becircte cache des connaissances en optique681 comme nous
lrsquoavons montreacute et reacuteutilise les proprieacuteteacutes de la lumiegravere et de lrsquoarc-en-ciel cette creacuteation litteacuteraire
dans son ensemble est une somme de connaissances tant litteacuteraires avec les allusions aux
versions preacuteceacutedentes que naturalistes puisque lrsquoon retrouve beaucoup des caracteacuteristiques
drsquoanimaux dont parlent nombre drsquoauteurs meacutedieacutevaux mais aussi antiques
Il est difficile voire impossible drsquoaffirmer que lrsquoauteur de Perceforest a lu tel ou tel ouvrage
pour peindre les traits de la Becircte Glatissant crsquoest pourquoi il nous a sembleacute important de
multiplier les exemples issus de diffeacuterents bestiaires eacutecrits dans diffeacuterents lieux et agrave diffeacuterentes
eacutepoques pour montrer que le modegravele de la Becircte nrsquoeacutetait pas uniquement accessible et
compreacutehensible par les savants et les eacuterudits et que lrsquoauteur pouvait avoir eacutecrit en srsquoinspirant de
connaissances relativement reacutepandues agrave son eacutepoque
Lrsquoeacutetude que nous avons proposeacutee des diffeacuterentes versions dans lesquelles la Becircte apparaicirct
et des bestiaires montre que lrsquoanimal modegravele des premiegraveres apparitions de la Becircte eacutetait bien une
panthegravere mais qursquoagrave la suite drsquoune confusion lexicale qui a ameneacute les naturalistes agrave meacutelanger
les caracteacuteristiques de certains animaux la Becircte Glatissant a abandonneacute la couleur blanche
eacuteclatante de la panthegravere christique du Perlesvaus pour revecirctir la robe coloreacutee et tacheacutee du
leacuteopard ainsi que ses attributs deacutemoniaques illusions tromperies et tentations sont les
nouvelles particulariteacutes de cette becircte devenue dangereuse rappelant la naissance honteuse du
leacuteopard et montrant lrsquoinfluence drsquoun nouvel animal le scytalis Serpent tentateur il est peu agrave
peu rapprocheacute de la panthegravere dont la beauteacute seacuteductrice ne peut plus dans le Moyen Acircge tardif
symboliser aussi facilement la Passion du Christ comme lrsquoa montreacute lrsquoeacutetude drsquoAldrovandi qui
les rapproche non plus du Christ mais de la Femme tentatrice et de la Volupteacute et crsquoest sans
doute la raison pour laquelle on retrouve une influence encore plus prononceacutee du modegravele du
scytalis dans la compilation tardive de Micheau Gonnot
Monstrueuse par son hybriditeacute heacuteriteacutee drsquoune naissance adultegravere tentatrice par le
basculement de la panthegravere au leacuteopard et au scytalis magnifique par lrsquoapplication de savoirs
sur lrsquooptique sur son corps la Becircte eacuteblouit non seulement par sa beauteacute mais par la parfaite
synthegravese de reacutefeacuterences et de savoirs qui en font un monstre que le lecteur connaisseur peut
comprendre et suivre tout au long de ses apparitions mais jamais totalement appreacutehender
681 En ce qui concerne les sources probables de lrsquoauteur nous renvoyons aux traiteacutes drsquooptique citeacutes par
FERLAMPIN-ACHER Christine Feacutees bestes et luitons croyances et merveilles dans les romans franccedilais en
prose (XIIIe-XIVe siegravecles) Op cit p320
201
22 Le monstre et la merveille rationaliseacutes
En plus de lrsquointeacuterecirct litteacuteraire et alleacutegorique de la Becircte le recours aux bestiaires et aux savoirs
optiques viennent expliquer ses caracteacuteristiques son pouvoir de fascination lui viendrait de la
panthegravere ce qui lui donne une origine naturelle et les eacuteleacutements relatifs agrave lrsquooptique viennent
montrer son cou sous lrsquoangle drsquoun pheacutenomegravene physique proche de lrsquoarc-en-ciel
Si les autres monstres preacutesents dans le Roman de Perceforest ne sont pas deacutecrits avec autant
de deacutetails que la Becircte force est de constater que lrsquoauteur ajoute de nombreux eacuteleacutements tendant
agrave rationaliser ces monstres Ce processus qui contribue agrave la modeacuteration du motif merveilleux
se retrouve dans les diffeacuterents monstres qui apparaissent tout au long de lrsquoœuvre Nous nous
concentrerons donc sur quatre des plus importants les lions du Royaume de lrsquoEtrange Marche
le Geacuteant aux Crins Dorez et le geacuteant Holland
221 Les lions familiers de lrsquoEtrange Marche
Apregraves avoir reccedilu un eacutecu de Blanche la jeune fille dont il est amoureux Lyonnel part en
quecircte de la tecircte du Geacuteant aux Crins Dorez En chemin il croise une lionne gigantesque qui
lrsquoattaque et qursquoil parvient agrave vaincre En mourant la lionne pousse un rugissement qui fait venir
un lion encore plus grand que la femelle et qui mourra sous les coups de Lyonnel lui-mecircme
ayant eacuteteacute gravement blesseacute par ce deuxiegraveme combat Bien sucircr les eacuteleacutements merveilleux dans la
description de la lionne et du lion sont preacutesents une taille extraordinaire plus grande que celle
drsquoun cheval pour le macircle682 une reacutesistance hors du commun qui les rend presque insensibles
aux coups de Lyonnel que ce soit gracircce au laquo poil lochu683 raquo aux laquo os et [aux] nerfz sy durs684 raquo
et une force deacutemesureacutee qui leur permet de blesser gravement Lyonnel
Cependant la premiegravere apparition de la lionne va plutocirct souligner le fait que la femelle a
mis reacutecemment bas (laquo qui avoit ses faons685 raquo) Cet eacuteleacutement est repris agrave la fin du combat de
Lyonnel lorsque celui-ci constate laquo qursquoelle avoit grandes mamelles686 raquo et se met agrave chercher les
petits pour les tuer La preacutecision anatomique se complegravete par la description de la violente
reacuteaction de la lionne agrave lrsquoapproche des chevaliers lorsque la femelle a des petits en bas acircge elle
peut faire montre drsquoune agressiviteacute extrecircme De fait agrave la vue des chevaux le texte en deacutecrit
682 II 1 par509 13-14 683 II 1 par507 10 684 II 1 par508 17 Une formule presque identique se trouve en II 1 par512 7 685 II 1 par506 6 686 II 1 par512 13-14
202
tous les signes rugissement (laquo urler sy laidement que tout la place en retenty687 raquo) heacuterissement
des poils (laquo hirechier688 raquo) charge (laquo grant erre689 raquo) fureur (laquo toute esragee690 raquo) Deux autres
deacutetails apparaissent pendant le combat puisqursquoil est dit qursquoapregraves avoir reccedilu un coup violent le
deacuteclenchement drsquoune heacutemorragie obscurcit la vue de lrsquoanimal et qursquoune fois ses pattes coupeacutees
la lionne nrsquoa plus que ses laquo mongnons691 raquo pour se soutenir Le lion nrsquoest pas deacutecrit de faccedilon
aussi preacutecise bien qursquoil se retrouve lui aussi sans ses pattes et tombant sur ses laquo mongnons de
devant692 raquo et que lorsqursquoil attaque il doit prendre appui sur ses pattes posteacuterieures pour bondir
(laquo le lyon luy venoit a lrsquoencontre tout droit sur ses piez de derriere693 raquo) Il semble que ce soit
sur les blessures de Lyonnel que se concentrent la plupart des deacutetails En effet lorsqursquoil combat
la lionne quelques eacuteleacutements sont deacutejagrave preacutesents le risque de se faire laquo espand[re] la boielle
emmy la place694 raquo lorsqursquoil eacutevite un coup de patte et la chair deacutechireacutee par lrsquoattaque manqueacutee
de la lionne qui nrsquoa fait que frocircler le chevalier (laquo Et touteffoiz luy emporta elle de sa char plaine
sa pate a tout les mailles du haubergon695 raquo) mais crsquoest lors de son affrontement avec le macircle
et dans les eacutepisodes qui suivent que les preacutecisions anatomiques et meacutedicales se multiplient
Lyonnel reccediloit drsquoabord un coup de patte si violent que ses boyaux sortent de son ventre
[Le lyon] luy va jecter la senestre patte en la moienne de lrsquoescu et luy va
passer les aiz sy parfont que a lrsquoavaler du coup il ala au gentil homme fendre
plaine paulme du costeacute dextre sy qursquoil en sailly hors de ses boyaulx plaine
toise696
Ce sont les soins apporteacutes agrave cette blessure qui font lrsquoobjet de multiples deacutetails Lyonnel
remet drsquoabord ses boyaux dans son ventre697 puis comme nous le disions dans la premiegravere
partie le texte insiste sur le caractegravere rudimentaire des soins que ce soit le mateacuteriau agrave la base
du pansement (laquo un cuir de cerf qursquoil avoit vestu raquo) le nettoyage de la plaie avec la salive du
lionceau (laquo il se prit a suchier les playes sy doulcement et tant de bien luy fist qursquoil les radoulcy
toutes raquo) ou les points de suture Les douleurs apregraves le refroidissement des muscles les plaies
687 II 1 par506 49-50 688 II 1 par506 10 689 II 1 par506 10 690 I 1 par507 3 691 II 1 par509 5 692 II 1 par511 2 693 II 1 par510 12 694 II 1 par508 21 695 II 1 par508 21-23 696 Traduction laquo [le lion] donna un coup de patte au milieu de son eacutecu et transperccedila le bois agrave un tel point qursquoil
deacutechira le cocircteacute droit du noble chevalier laissant une plaie beacuteante de la taille drsquoune paume par laquelle une toise
entiegravere de boyaux sortit raquo (II 1 par510 13-16) 697 II 1 par511 8-9
203
qui se rouvrent la souffrance due au froid et la faiblesse du chevalier blesseacute qui ne peut plus
chevaucher viennent lagrave encore brosser un tableau laquo reacutealiste raquo des conseacutequences du combat de
Lyonnel tout comme dans une moindre mesure les soins apporteacutes par le meacutedecin du roi de
lrsquoEtrange Marche
Si la graviteacute de la blessure ainsi que la puissance des animaux peuvent sembler eacuteloigneacutees
drsquoune scegravene laquo reacutealiste raquo il faut cependant signaler la troublante similariteacute entre le combat de
Lyonnel et du lion et celui du chevalier avec Juliceacutes Dans les combats A698 et B699 crsquoest
lrsquoadversaire de Lyonnel qui attaque le premier Le coup drsquoeacutepeacutee vient remplacer le coup de patte
et tous deux touchent et blessent lrsquoeacutepaule de Lyonnel (laquo le sang luy reoit raquo laquo le sang en sailli raquo)
La comparaison pourrait ne pas sembler significative eacutetant donneacute que le scheacutema de lrsquoattaque
nrsquoest pas exactement le mecircme pour les deux eacutepisodes
COMBAT A COMBAT B
698 laquo Et le lyon luy vint a lrsquoencontre sy esragieacute que plus ne pouoit et luy jecta la patte amont dessus lrsquoescu dont il
estoit couvert sy fort qursquoil fist passer les grauz parmy lrsquoescu sy avant qursquoil fut actaint en lrsquoespaulle tellement que
le sang luy reoit jusques a lrsquoesperon raquo (II 1 par509 21-25) 699 laquo Juliceacutes [hellip] fery Lyonnel premiement sus le comble de son escu sy grant coup qursquoil bouta le trenchant de son
espee plaine puignie en lrsquoescu et pour la pesanteur du coup lrsquoespee devalla sus lrsquoespaule de Lyonnel et lui trencha
le haubert le haucqueton et avecques la char tant parfont que le sang en sailli raquo (III 1 p373-374 15-23)
(1) Le lion attaque en premier
Saignement
(2) Lyonnel coupe la patte du lion
(3) Le lion eacuteventre Lyonnel
(4) Lyonnel lui coupe lrsquoautre patte
(5) Le lion tombe agrave terre
(6) Le lion perd beaucoup de sang
(7) Lyonnel lui tranche la tecircte
(1) Juliceacutes (J) attaque en premier
Saignement
(2) Lyonnel (L) frappe J agrave la tecircte
(2bis) L tranche la hanche de J
(5) J tombe agrave terre
(3) J eacuteventre L
(4) L fend le cracircne de J
(6) J perd beaucoup de sang
(7) L refuse de le mettre agrave mort
204
Si certaines actions peuvent ecirctre retrouveacutees dans les deux combats celles-ci se deacuteroulent
presque dans le mecircme ordre En numeacuterotant ces actions dans lrsquoeacutepisode de lrsquoaffrontement de
Lyonnel et du lion (que nous appellerons combat A) on peut voir que lrsquoordre 1-2-3-4-5-6-7 est
repris lors du combat qui oppose le chevalier agrave Juliceacutes (combat B) avec lrsquoordre 1-2-2bis-5-3-4-
6-7 Seule lrsquoaction (5) est en deacutecalage Juliceacutes tombant agrave terre apregraves avoir perdu une grande
partie de sa hanche Les deux coups porteacutes agrave la tecircte de Juliceacutes par Lyonnel nous semblent ecirctre
lrsquoeacutequivalent des deux coups qui atteignent les jambes du lion puisqursquoils provoquent eux aussi
une heacutemorragie qui deacutecide de lrsquoissue du combat mecircme si la description de la blessure agrave la
hanche (qui laisse agrave nu lrsquoos de Juliceacutes) dans le combat B se rapproche davantage de la section
des membres de lrsquoanimal ce qui explique le choix de la numeacuterotation en 2bis Lrsquoaction (7) la
mise agrave mort nrsquoest pas reacutealiseacutee en B puisque Juliceacutes nrsquoest pas tueacute par son adversaire mais le
guerrier romain reconnaicirct qursquoil est agrave sa merci et lui demande de lrsquoachever ce qui est malgreacute le
refus de Lyonnel lrsquoeacutequivalent de lrsquoaction de trancher la tecircte au lion en A En plus de la similariteacute
du deacuteroulement des actions la description de celles-ci preacutesente eacutegalement de grandes
similitudes Ainsi apregraves srsquoecirctre fait trancher les deux pattes le lion tombe agrave terre (5) sur ses
laquo mongnons de devant raquo quand Juliceacutes apregraves srsquoecirctre fait trancher la hanche laquo fut contraint de
cheoir des palmes a terre700 raquo Le chevalier ne reste pas longtemps au sol et se relegraveve pour
attaquer Lyonnel (laquo Mais [Julicegraves] estoit tant preux et corageux qursquoil se releva a coup701 raquo)
quand le lion se dresse immeacutediatement sur ses pattes arriegravere pour se deacutefendre des assauts du
chevalier (laquo Sy tost que le lyon le veyt venir il commenccedila a soy drechier sur ses piez de
derriere702 raquo) Lrsquoheacutemorragie provoqueacutee par les coups multiples et puissants de Lyonnel affaiblit
tant ses deux adversaires qursquoils srsquoeffondrent (6) signant ainsi leur deacutefaite
Le lion de lrsquoEstrange Marche
Mais en la fin convint le lyon cheoir pour le sang qursquoil avoit perdu703
Juliceacutes
Il sangnoit a tous lez tellement qursquoil en estoit tant affoibly qursquoil ne se pouoit
plus aidier704
700 III 1 p376 105-106 701 III 1 p376 107-108 702 II 1 par512 1-2 703 II 1 par512 8-9 704 III 1 p378-379 177-178
205
Le moment le plus marquant et celui qui permet de faire facilement le lien entre les deux
eacutepisodes reste celui de lrsquoeacuteventration de Lyonnel Dans les deux textes lrsquoeacutecu est enfonceacute sous
les coups du lion (laquo [Le lyon] luy va jecter la senestre patte en la moienne de lrsquoescu et luy va
passer les aiz sy parfont raquo) et de Juliceacutes
Il fery le preu Lyonnel qui estoit adviseacute de soy couvrir au comble du milieu
de son escu ung coup tant desmesureacute qursquoil lui pourfendy de la boucle
jusques en la pointe dessous705
La violence du coup qui atteint ensuite le corps du chevalier est signifieacutee dans le texte A
par la longueur des boyaux sortis du ventre de Lyonnel (laquo il en sailly hors de ses boyaulx plaine
toise raquo) et dans le texte B par la preacutecision de la longueur de la plaie (laquo il eut le cuir et la char
crevee jusques a lrsquooz depuis la mammelle jusques a la boudine706 raquo
Enfin si Lyonnel ne tranche pas la tecircte de Juliceacutes il est possible de voir dans le coup final
porteacute agrave son adversaire avant que celui-ci ne soit plus capable de combattre un eacutequivalent du
moment ougrave le lion a la tecircte trancheacutee puisque Lyonnel le frappe sur la tecircte
Et descendy le coup sus son heaume ou autre fois lrsquoavoit feru tant que le
trenchant de lrsquoespee lui entra en la teste sy parfont qursquoil en eut le tez entameacute
et casseacute Et lors clina Juliceacutes le chief du grant coup707
Apregraves le combat B Lyonnel est immeacutediatement pris en charge par des laquo mires raquo (ce qui
nrsquoest pas le cas apregraves le combat A) qui lui remettent les boyaux agrave lrsquointeacuterieur du corps (laquo toutes
ses entrailles furent remises dedens raquo) et laquo recousirent la plaie drsquoun bout a lrsquoautre raquo Quant
aux soins qui suivent le combat A crsquoest Lyonnel qui srsquoapplique agrave remettre ses propres boyaux
en place (laquo pris sa boielle et commenccedila a la rebouter dedens sa pance raquo) et plus tard crsquoest
Clamideacutes qui srsquooccupe de lui faire les six points de suture Accueilli chez le roi de lrsquoEstrange
Marche Lyonnel seacutejourne chez le souverain pendant un certain temps que lrsquoon peut
approximativement estimer agrave son arriveacutee au chacircteau le roi doit faire allumer un feu pour le
reacutechauffer parce que crsquoest lrsquohiver dans le royaume Lorsqursquoil est gueacuteri lrsquohiver est termineacute et le
printemps commence708 ce qui laisse penser agrave un temps de gueacuterison de quelques mois et la
705 Traduction laquo il frappa le vaillant Lyonnel au milieu de son eacutecu dont il avait eacuteteacute assez aviseacute de se couvrir drsquoun
coup drsquoune force si deacutemesureacutee qursquoil le fendit de la boucle agrave la pointe raquo (III 1 p377 115-119) 706 III I p377 122-124 707 Traduction laquo Le coup descendit sur le heaume sur lequel il avait deacutejagrave frappeacute plusieurs fois et le tranchant de
lrsquoeacutepeacutee peacuteneacutetra dans la tecircte de Juliceacutes si profondeacutement qursquoil en eut le cracircne fendu et briseacute Alors Juliceacutes inclina la
tecircte sous la puissance du coup raquo (III 1 p378 166-170) 708 II 1 par596
206
croissance du lionceau qui est devenu grand et fort quand Lyonnel quitte le chacircteau du roi
vient signifier la longueur de son seacutejour Les mires qui srsquooccupent de Lyonnel apregraves le combat
B lui annoncent lagrave aussi un temps de gueacuterison assez long (trois mois)
Le fait que le combat entre Lyonnel et le lion soit raconteacute de la mecircme faccedilon que celui qui
oppose le chevalier breton agrave Juliceacutes par la description des plaies des blessures mais aussi du
processus de gueacuterison du chevalier apregraves le combat va participer agrave la rationalisation de
lrsquoeacutepisode puisque lrsquoanimal quoique grand comme un cheval et doueacute drsquoune force deacutemesureacutee
provoque des blessures et des deacutegacircts comparables agrave ceux infligeacutes par Juliceacutes Le chevalier
romain est certes laquo lrsquoun des six plus preux de la citeacute de Romme709 raquo et lors de son combat contre
le chef de lrsquoarmeacutee bretonne il surpasse tant sa propre valeur que ses compatriotes en sont
impressionneacutes (laquo toutesvoies ceulx qui en celle bataille le veoient combatre ne tenoient point
en lui tant de prouesse ne de valleur710 raquo) mais il nrsquoest pas un ecirctre surnaturel un geacuteant ou un
personnage doteacute drsquoune force extraordinaire La lecture du combat B permet donc de relire
lrsquoeacutepisode du combat A en atteacutenuant la merveille que repreacutesente le lion qui nrsquoest plus qursquoun
adversaire particuliegraverement redoutable On pourrait renverser lrsquoargument et affirmer que crsquoest
plutocirct le combat A qui preacutepare la description de la force deacutemesureacutee de Juliceacutes comparable au
lion geacuteant de lrsquoEtrange Marche Pourtant les deacutetails anatomiques et de comportements qui
viennent qualifier les lions montrent bien une volonteacute de rationalisation tout particuliegraverement
dans la description des lionceaux
Quant Lyonnel vint a lrsquoentree de la caverne il regarde dedens et voit deux
leonneaulx gisans de la grandeur drsquoun grant chien Lors hauche lrsquoespee et
en fiert lrsquoun tellement qursquoil luy coppa la teste Quant lrsquoautre veyt le chevalier
qui sa sœur avoit mise a mort il eut sy grant paour qursquoil ala tourner ses
jambes dessus et puis commenccedila a plourer sy tendrement selon sa nature
que Lyonnel en eut pitieacute et dist que srsquoil le vouloit sievir il nrsquoavroit garde
Lors baissa lrsquoespee qursquoil avoit drecee pour le occire et fiert la main a son
genouil et le prist a huchier Et le lyonnel se leva et srsquoen vint pardevant
Lyonnel en soy humiliant de paour et luy va lechier la main Quant Lyonnel
veyt le lyonnel qui vers luy se humilioit et monstroit tel amour il srsquoala
asseoir de pitieacute et emprist a froter les oreilles au lyoncel et a couchier en son
escours si longuement que le lyoncel fut tout a luy aprivoisieacute (hellip)
[Clamideacutes] veyt son maistre qui se jouoit au lyoncel qui en son escours
709 III 1 p375 54 710 III 1 p375 55-57
207
gisoit ses jambes dessus et luy delechoit les mains et le mordoit par feste
ainsi que ung jenne chien711
Ch Ferlampin-Acher avait proposeacute une analyse de ce passage712 en soulignant les
comparaisons avec le chien (laquo de la grandeur drsquoun grant chien raquo laquo ainsi que ung jenne chien raquo)
et son comportement comme lrsquoattitude de soumission les pattes en lrsquoair (laquo il ala tourner ses
jambes dessus raquo) les geacutemissements (laquo plourer sy tendrement selon sa nature raquo) le
mordillement de jeu (laquo le mordoit par feste raquo) et le fait de leacutecher le chevalier (laquo luy va lechier
la main raquo laquo luy delechoit les mains raquo) lequel dresse eacutegalement le lionceau comme un chien en
lrsquoappelant en tapant sur son genou (laquo fiert la main a son genouil et le prist a huchier raquo) et en lui
frottant les oreilles (laquo froter les oreilles au lyoncel raquo) Ces eacuteleacutements servaient agrave montrer le lien
entre cette scegravene et celle du heacuteros et du lion de Gui de Warewick afin de mettre en valeur les
sources drsquoinspiration de lrsquoauteur De notre point de vue si certains deacutetails dans la description
des lions adultes comme les mamelles gonfleacutees de la lionne preuve de la preacutesence de petits
permettent de donner un aspect plus laquo reacutealiste raquo agrave la scegravene la comparaison entre le chiot et le
lionceau vient le rapprocher drsquoun animal plus commun moins extraordinaire ce qui atteacutenue le
merveilleux de la grandeur et de la puissance des lions
Ce sont donc les connaissances de lrsquoauteur en matiegravere meacutedicale qui permettent la
rationalisation des lions de lrsquoEtrange Marche Les eacutepisodes dans lesquels apparaissent Juliceacutes
et le lion sont mis en parallegravele parce qursquoils preacutesentent des actions au deacuteroulement presque
identique Le traitement similaire des blessures et des soins atteacutenue lrsquoimpression de merveilleux
lors du premier combat en assimilant la force de lrsquoanimal agrave celle drsquoun chevalier extrecircmement
puissant et le comportement de chiot precircteacute au lionceau ramegravene lrsquoanimal dans une sphegravere plus
familiegravere
711 Traduction laquo Quand Lyonnel vint agrave lrsquoentreacutee de la caverne il regarda agrave lrsquointeacuterieur et vit deux lionceaux coucheacutes
de la grandeur drsquoun chien Alors il haussa son eacutepeacutee et en frappa un auquel il coupa la tecircte Quand lrsquoautre vit le
chevalier qui avait mis sa sœur agrave mort il eut tellement peur qursquoil mit les pattes en lrsquoair et commenccedila agrave geacutemir si
pitoyablement selon sa nature que Lyonnel en fut toucheacute et dit que srsquoil voulait le suivre il nrsquoaurait rien agrave craindre
Alors il baissa son eacutepeacutee qursquoil avait leveacutee pour le tuer frappa de la main sur son genou et lrsquoappela Le lionceau se
leva srsquoen vint devant Lyonnel en srsquohumiliant de peur et alla lui leacutecher la main Quand Lyonnel vit le lionceau qui
srsquohumiliait devant lui et lui montrait un tel amour il srsquoassit pris de pitieacute et commenccedila agrave lui frotter les oreilles et agrave
lrsquoallonger sur son ventre si longuement qursquoil apprivoisa complegravetement le lionceau (hellip) [Clamideacutes] vit son maicirctre
jouer avec le lionceau qui eacutetait coucheacute sur son ventre les pattes en lrsquoair et qui le mordillait pour lui faire la fecircte
comme le ferait un jeune chien raquo (II 1 par514-515 1-17 1-8) 712 FERLAMPIN-ACHER Christine laquo Perceforest et Chreacutetien de Troyes raquo Op cit p211-215
208
222 La grande famille du Geacuteant aux Crins Dorez
Un proceacutedeacute similaire agrave celui des lions de lrsquoEtrange Marche est utiliseacute dans lrsquoeacutepisode qui fait
intervenir le Geacuteant aux Crins Dorez En effet crsquoest lrsquohumanisation des femmes de la famille du
geacuteant qui va permettre agrave sa mise agrave mort de passer drsquoune famille de geacuteants agrave une ligneacutee de tregraves
grands chevaliers
Une fois arriveacute sur lrsquoicircle du Geacuteant aux Crins Dorez Lyonnel deacutecouvre la femme de celui-ci
La description commence immeacutediatement par souligner la taille deacutemesureacutee du personnage elle
est laquo de grandeur oultrageuse713 raquo Le terme qui vient de lrsquoadverbe latin ultra (plus loin que
au-delagrave de) vient signifier ici lrsquoexcegraves par rapport agrave la norme la taille de cette femme ouvre
lrsquoeacutepisode sur un indice du merveilleux Le reste de la description assez courte utilise les
adverbes intensifs laquo moult raquo pour deacutesigner non la grandeur drsquoautres parties de son corps mais
de son tourment laquo drsquoaaige assez ancien qui sambloit moult courroucee car elle plouroit moult
tendrement714 raquo Or agrave la vue de cette femme Lyonnel nrsquoest pas surpris de sa taille il est gecircneacute
par son chagrin laquo dont Lyonnel fut ung pou honteux715 raquo Paradoxalement ce nrsquoest pas le
chevalier qui est esbahi mais la geacuteante peu habitueacutee agrave voir des chevaliers sur lrsquoicircle laquo elle fut
esbahye a merveilles du chevalier qui il estoit et dont il venoit car elle avoit demoureacute L ans
en lrsquoylle et sy ne avoit veu chevalier estrange716 raquo Apregraves avoir convaincu la geacuteante de lui dire
la cause de son chagrin celle-ci se legraveve ce qui permet une nouvelle appreacuteciation de sa taille
Le gigantisme est ici montreacute par la comparaison avec le chevalier beaucoup plus petit que la
femme (laquo mais quant il fut pres drsquoelle il se trouva si petit encontre elle qursquoil fust bien passeacute
par dessoubz son bras le heaulme ou chief sans soy flechir717 raquo) et par la force de celle-ci qui
soulegraveve Lyonnel sans notation drsquoeffort comme lrsquoon ferait drsquoun enfant laquo mais la dame qui
moult belle et moult feminine estoit de son eaige prist Lyonnel et lrsquoassist lez lui718 raquo Pourtant
le texte insiste encore sur la beauteacute et lrsquoapparence feacuteminine du personnage tout comme crsquoest le
cas dans le portrait drsquoOurseau qui malgreacute sa pilositeacute trop abondante est deacutecrit comme un tregraves
beau chevalier La femme du geacuteant raconte alors qursquoelle a fui avec celui qui deviendra son mari
sans lrsquoautorisation de son pegravere Son reacutecit eacutevoque le gigantisme par un jeu drsquoallusions qui laisse
planer une certaine ambiguiumlteacute
713 II 1 par623 3 714 II 1 par623 3-5 715 II 1 par623 5-6 716 II 1 par623 8-11 717 II 1 par624 12-14 718 II 1 par625 1-2
209
Je suys de Danemarche et fille suys drsquoun des greigneurs chevaliers du payumls
Or avoit en ma jonesse ung chevalier demourant assez pres de la maison de
mon pegravere grant et puissant et bel a merveilles sy me enamoura et moy luy
Mais pour ce qursquoil nrsquoavoit pas richesse pour moy avoir en mariaige nous
nous meismes en mer a tout grant foison drsquoavoir que je prins sans le congieacute
de mon pegravere et nous en venismes drsquoaventure en ceste ysle Et le chevalier
qui cy mrsquoavoit amenee qui est appelleacute par la beauteacute de son chief Cheveulx
Dorez il ala tantost occire par sa force le seigneur de ceste ysle et fist tant
que ceulx de ceste ysle le receurent a seigneur719
Lrsquohistoire du jeune couple nrsquoest pas sans rappeler celle de Margon et Lisane2 mecircme si elle
est fondeacutee sur un scheacutema certes assez commun Lisane2 a en effet un pegravere trop riche et puissant
pour que Margon puisse preacutetendre eacutepouser la jeune fille (laquo de plus hault lieu que je ne soie et
de avoir plus riche720 raquo) ce qui les pousse agrave fuir (laquo oultre le vouloir de son pegravere et de sa mere
nous nous mariasmes pour eviter toute villonnie721 raquo) On remarquera lrsquoabsence de ces
consideacuterations morales dans le reacutecit de la geacuteante et surtout la mention du vol des biens du pegravere
absente du reacutecit de Margon mecircme si le pegravere de Lisane2 les laisse dans la misegravere (laquo du sien il ne
nous donna comme rien722 raquo) Si le pegravere de Lisane2 vient drsquoun laquo hault lieu raquo ce qui deacutetermine
son statut social la preacutecision laquo un des greigneurs chevaliers du payumlsraquo souligne lagrave-aussi la
grandeur du seigneur danois mais peut srsquoappliquer aussi bien agrave sa taille qursquoagrave sa puissance Or
les treacutesors du pegravere de la geacuteante (laquo grant foison drsquoavoir raquo) srsquoaccordent plutocirct avec une position
sociale Quant au Geacuteant aux Crins Dorez il est deacutecrit comme laquo grant puissant et bel a
merveilles raquo Le terme laquo a merveilles raquo signale une caracteacuteristique qui sort de la norme et le
rythme ternaire laisserait penser qursquoil qualifie eacutegalement les autres eacuteleacutements de lrsquoeacutenumeacuteration
Cependant le surnom du geacuteant refleacutetant sa caracteacuteristique principale montre que le terme de la
merveille qualifie laquo bel raquo puisqursquoil laquo est appelleacute par la beauteacute de son chief raquo et non drsquoapregraves sa
taille De plus la faccedilon dont le Geacuteant aux Crins Dorez devient seigneur (laquo par force raquo) peut tregraves
bien faire penser au meurtre du preacuteceacutedent seigneur de lrsquoicircle massacreacute par la brutaliteacute du geacuteant
ou agrave sa deacutefaite en combat contre celui qui est tout drsquoabord preacutesenteacute comme un laquo chevalier raquo
719 Traduction laquo Je viens du Danemark et je suis la fille drsquoun des plus grands chevaliers du pays Dans ma jeunesse
il y avait un chevalier qui vivait assez pregraves de la maison de mon pegravere et qui eacutetait extrecircmement grand puissant et
beau Il tomba amoureux de moi et moi de lui Mais comme il eacutetait trop pauvre pour preacutetendre agrave ma main nous
pricircmes la mer avec eacutenormeacutement de richesses que jrsquoemportai sans lrsquoautorisation de mon pegravere et nous deacutebarquacircmes
par hasard sur cette icircle Le chevalier qui mrsquoavait conduite jusque-lagrave qui est appeleacute lsquoCheveux Doreacutesrsquo agrave cause de la
beauteacute de sa chevelure alla rapidement tuer gracircce agrave sa force le seigneur de cette icircle et il fit en sorte que les
habitants de cette icircle le reconnaissent comme leur seigneur raquo (II 1 par625 7-19) 720 IV 1 p340 408-409 721 IV 1 p340 413-415 722 III 1 p341 416-417
210
Dans le cas des Chevaliers aux Vœux et de Darnant on trouve une locution similaire pour
deacutesigner la conquecircte drsquoun territoire laquo par force drsquoarmes723 raquo Lrsquoabsence de preacutecisions
laquo drsquoarmes raquo dans le cas du Geacuteant aux Crins Dorez laisse penser que sa prise de pouvoir ne
passait pas par un combat de chevaliers Le duel qui lrsquooppose agrave Lyonnel ensuite montre
drsquoailleurs qursquoil nrsquoutilise pas les armes des chevaliers mais la masse des geacuteants La
reconnaissance du nouveau seigneur des habitants peut donc ecirctre soit lrsquoalleacutegeance volontaire au
nouveau seigneur comme on le voit agrave de nombreuses reprises dans le roman soit la soumission
forceacutee drsquoun peuple terrifieacute Si ce deacutebut de reacutecit laissait planer lrsquoambiguiteacute quant agrave la nature du
seigneur de lrsquoicircle crsquoest dans la suite du reacutecit que tout bascule et que le grand chevalier reacutevegravele
nettement sa nature de geacuteant
Or avons depuis demoureacute en ceste ysle et en ce chastel moy et en ce chastel
moy et luy bien L ans dont les XL ont esteacute en grant paix et en grant
amour Mais il y a entour IX ans que je luy apportay une fille qui fut es
derrains jours assez de ma beauteacute sy que depuis il ne me fist que rihoter
car depuis deux ans a pou mrsquoa il voulu veoir Et encores ne luy suffist mie
qursquoil ne die qursquoil me occira et que je vifz trop et dist que si tost que sa fille
sera en eaige qursquoil puist jesir avecques elle il me jectera en la mer sy que
vous devez sccedilavoir que en telles parolles oyumlr ne doy gueres avoir le cœur
lieacute Et par ma foy il mrsquoest autant des meschiefz des bonnes damoiselles de
ceste ylle que il par sa vile luxure ravist et emmaine pour faire ses voulentez
dont il les atourne telles que elles meurent car elles ne sont pas de grandeur
pour le recepvoir724
Lrsquohistoire du geacuteant ressemble agrave celle drsquoAroeacutes et de la Reine Flora Aroeacutes agrave deacutefaut drsquoecirctre
grand se caracteacuterise par un orgueil deacutemesureacute et un savoir exceptionnel Il enlegraveve (contre son
greacute cette fois) la jeune et belle Flora et obtient la soumission totale de ses sujets qui finissent
par le consideacuterer comme un dieu Il reacutevegravele lui aussi agrave sa femme son projet incestueux qui elle
le sait bien la condamne agrave mort
723 Darnant affirme avoir conquis la forecirct par les armes en I 1 par183 25 et la prouesse des Chevaliers aux Vœux
qui ont conquis leur couronne par leurs armes est ceacuteleacutebreacutee en IV 1 p417 349-350 724 Traduction laquo nous avons habiteacute lui et moi sur cette icircle et dans ce chacircteau environ cinquante ans dont quarante
anneacutees de paix et drsquoamour parfaits Mais il y a agrave peu pregraves neuf ans que je lui donnais une fille qui reacutecemment a pris
quelque chose de ma beauteacute Depuis lors il ne cesse de me chercher querelle et cela fait deux ans qursquoil rechigne agrave
me voir Il ne peut srsquoempecirccher de dire qursquoil me tuera parce que je vis trop et que degraves que sa fille sera assez grande
pour qursquoil couche avec elle il me jettera dans la mer Vous vous doutez bien qursquoentendre de tes paroles nrsquoapporte
pas la joie au cœur Et par ma foi je souffre tout autant des malheurs des gentilles jeunes femmes de cette icircle qursquoil
ravit mu par sa vile luxure et qursquoil emmegravene pour en faire ses volonteacutes les blessant tellement qursquoelles en meurent
car elles ne sont pas assez grandes pour le recevoir raquo (II 1 par626 1-17)
211
Je sccedilay bien que pour eviter le blasme il me fera jecter en la mer (hellip) Et ce
consentira il assez legierement car il vouldroit bien estre quitte de moy sy
vous en diray la cause Chiere fille lrsquoune des causes est que je deviens fort
ancienne et que jrsquoay perdu ma beauteacute Lrsquoautre est que vous de jour en jour
croissiez en beauteacute et estes au quinsieme an de vostre eage pourquoy il vous
a moult convoitie depuis ung an Car il ne lrsquoa peu celer envers moy veu que
[hellip] il me dist qursquoil ne sccedilavoit ou il se peust remarier a femme qui fust selon
lui srsquoil ne prenoit Flamine sa fille725
Les parallegraveles entre les deux passages sont nets ici la menace de jeter lrsquoeacutepouse agrave la mer la
vieillesse de lrsquoeacutepouse cause du deacutegoucirct du mari le deacutesir sexuel deacutereacutegleacute du pegravere qui convoite sa
fille et la conscience qursquoa la megravere du sort qui lrsquoattend Aroeacutes cependant nrsquoest pas un geacuteant Crsquoest
un homme doueacute drsquoun orgueil extrecircme et drsquoun grand talent pour la magie mais il nrsquoest pas un
ecirctre surnaturel Dans Perceforest les personnages qui enlegravevent les femmes ne sont pas des
geacuteants et ce motif est drsquoailleurs absent de lrsquoeacutepisode du Geacuteant aux Crins Dorez puisque crsquoest de
son plein greacute que sa femme le suit La violence sexuelle qursquoil exerce sur les jeunes femmes de
lrsquoicircle le rapproche par contre du lignage Darnant laquo srsquoil estoit aucun qui eust une fille belle ilz
la prenoient et en faisoient leurs voulentez Et srsquoelles se deffendoient ilz les effondroient726 raquo
Le verbe effondrer est particuliegraverement violent et ses traductions peuvent ecirctre laquo briser raquo
laquo deacutefoncer raquo laquo eacutevisceacuterer raquo ce qui fait eacutecho au traitement que le geacuteant reacuteserve agrave ses victimes (laquo il
les atourne telles que elles meurent raquo) Il semble ici que la violence et les crimes drsquoAroeacutes et des
hommes du lignage Darnant sont souligneacutes dans toute leur horreur en les mettant en lien avec
la brutaliteacute physique et sexuelle du geacuteant Car degraves la fin du reacutecit de son eacutepouse les eacuteleacutements
renvoyant au gigantisme se font plus nets en entendant Lyonnel deacuteclarer qursquoil tuera son eacutepoux
la geacuteante se redresse de toute sa hauteur et compare sa taille agrave celle du chevalier qui est plus
petit qursquoelle laquo depuis les mamelles en amont727 raquo et la sienne agrave celle de son mari (laquo il est
greigneur de moy de tout le chief728 raquo) La geacuteante est certes humaniseacutee lorsque le texte souligne
son chagrin et sa beauteacute (contrairement agrave son mari appeleacute laquo le gueant raquo elle nrsquoest drsquoailleurs
725 Traduction laquo je sais bien que pour eacuteviter tout reproche il me fera jeter dans la mer (hellip) Il y consentira assez
facilement car cela lrsquoarrangerait bien drsquoecirctre deacutebarrasseacute de moi et je vais vous dire pourquoi Ma chegravere fille lrsquoune
des causes est que je deviens tregraves vieille et que jrsquoai perdu ma beauteacute Lrsquoautre est que de jour en jour vous croissez
en beauteacute et que vous ecirctes maintenant dans votre quinziegraveme anneacutee et crsquoest pour cela qursquoil vous convoite depuis un
an Il nrsquoa pas pu me le dissimuler et il mrsquoa dit qursquoil ne voyait pas agrave quelle femme il pourrait se remarier nrsquoeacutetait sa
fille Flamine raquo (III 2 p 99 1433-1447) 726 I 1 par578 14-16 727 II 1 par628 5-6 728 II 1 par628 6-7
212
appeleacutee que laquo la dame raquo laquo la mere729 raquo ou laquo la femme du gueant730 raquo) mais sa violence
intrinsegraveque est reacuteveacuteleacutee lorsqursquoelle comprend que Clamideacutes a eu des relations sexuelles avec sa
fille de neuf ans pendant qursquoelle discutait avec Lyonnel Elle se saisit alors drsquoun laquo grant
baton731 raquo ou drsquoun laquo tinel732 raquo laquo pour aler occire Clamideacutes 733raquo malgreacute lrsquointervention de
Lyonnel Si la volonteacute de massacrer le jeune eacutecuyer montre bien la violence de la dame le texte
met surtout en valeur lrsquoaspect burlesque de la scegravene qui remplace le combat du geacuteant avec sa
massue contre le chevalier par celui de la geacuteante avec son bacircton contre lrsquoeacutecuyer Le comique
de la scegravene atteint drsquoailleurs son paroxysme lorsque Galotine du haut de la maturiteacute de ses neuf
ans laquo sailly sur son lit et prist a crier si fort qursquoil sembloit que lrsquoon lrsquoescorchast734 raquo alors
qursquoelle est complegravetement nue735 Lrsquoutilisation du comique au moment ougrave le gigantisme de la
femme du geacuteant reacuteapparaicirct permet drsquoen atteacutenuer lrsquoimportance et sa violence ne peut donc pas
atteindre le mecircme degreacute drsquohorreur que celle de son mari Si la dame est moins empreinte de
gigantisme que son eacutepoux la description de Galotine vient atteacutenuer encore lrsquoinfluence de ces
caracteacuteristiques Car si son ingeacutenuiteacute caracteacuteristique selon le texte drsquoune enfant de son acircge
(laquo moult estoit innocente et enfant de sens736 raquo) fait contraste avec sa taille on remarquera que
la comparaison nrsquoest pas faite avec un ecirctre merveilleux bien au contraire elle laquo a la grandeur
de femme commune737 raquo Sa taille rentre donc dans la norme humaine puisqursquoelle ne deacutepasse
pas pour lrsquoinstant celle drsquoune femme mecircme si elle est hors-norme si on prend en consideacuteration
son acircge De plus contrairement aux descriptions de personnages dont la trop grande taille
constitue un deacutefaut estheacutetique comme crsquoest le cas du chevalier du verger merveilleux dans Erec
et Enide738 Galotine est grande et laquo si estoit tresbelle739 raquo sans que sa taille ne soit signaleacutee
comme un deacutefaut estheacutetique Au contraire sa taille est au centre de lrsquoeacuterotisation et de la
grivoiserie de la scegravene
Lorsque le pegravere de Galotine revient il nrsquoest pas deacutecrit comme un chevalier comme dans le
reacutecit de son eacutepouse mais bien comme un geacuteant laquo une grant maccedilue en sa main qursquoil portoit de
coustume740 raquo Si la massue symbolise la violence physique crsquoest de sa violence verbale dont il
729 II 1 par632 16 730 II 1 par650 3 731 II 1 par632 3 732 II 1 par632 13 733 II 1 par632 4 734 II 1 par632 14-15 735 Le comique de la scegravene est drsquoailleurs analyseacute par DELAMAIRE A Op cit p103sq et p312 736 II 1 par630 7-8 737 II 1 par630 6-7 738 CHRETIEN DE TROYES Erec et Enide Op cit p144 v 5892-5900 739 II 1 par630 6-7 740 II 1 par634 5-6
213
fait une deacutemonstration lorsqursquoil srsquoadresse agrave sa femme (laquo orde vielle mauldicte741 raquo laquo pute
vielle742 raquo) Deux eacuteleacutements de la scegravene viennent drsquoailleurs rappeler drsquoautres reacutecits faisant
intervenir des geacuteants Le rocircle de la femme du geacuteant qui cache agrave son mari lrsquointrus dissimuleacute chez
lui se retrouve par exemple dans le conte populaire anglais Jack and the Beanstalk (Jack et le
Haricot Magique) ou dans celui des Fregraveres Grimm Der Teufel mit den drei goldenen Haaren
(Les Trois Cheveux drsquoor du diable) lui-mecircme issu drsquoun conte populaire allemand dans lequel
la grand-megravere du diable dissimule le heacuteros transformeacute en fourmi dans sa robe pendant qursquoelle
pose trois questions agrave son petit-fils en lui arrachant un de ses cheveux drsquoor agrave chaque question
poseacutee Si la grand-megravere ne deacutenonce pas la preacutesence du heacuteros au diable la femme du geacuteant au
sommet du haricot magique deacutenonce Jack alors qursquoil est revenu trois fois chez elle demander
sa protection pour ensuite voler les biens de son mari La femme du Geacuteant aux Crins Dorez finit
elle aussi par deacutenoncer la preacutesence de Lyonnel et de son eacutecuyer apregraves que Galotine a dit agrave son
pegravere qursquoelle est tombeacutee amoureuse de Clamideacutes laquo elle pensa que mieulx valoit dire la veriteacute
que de celer le chevalier743 raquo
Le refus de la jeune fille drsquoaimer son propre pegravere (laquo je ne vueil plus estre vostre amie744 raquo)
parce qursquoelle a trouveacute un futur mari plus agrave son goucirct et plus agrave sa taille montre lagrave encore une
atteacutenuation progressive du merveilleux En effet si le Geacuteant aux Crins Dorez a acquis de plus
en plus de caracteacuteristiques lieacutees au gigantisme passant drsquoun beau et grand chevalier amoureux
agrave un geacuteant vulgaire violent et violeur et si sa femme semble eacutegalement en partager quelques
caracteacuteristiques atteacutenueacutees (elle est plus petite moins violente et reacutevolteacutee par lrsquoattitude de son
mari) Galotine qui eacutetait deacutejagrave encore plus humaniseacutee plus normaliseacutee que sa megravere srsquoeacuteloigne
davantage de sa nature de geacuteante en refusant de prendre son pegravere trop grand pour eacutepoux (alors
qursquoavant sa rencontre avec Clamideacutes elle attendait son pegravere nue dans son lit) Le choix drsquoun
mari laquo plus bel et plus petit745 raquo ramegravene la jeune fille du cocircteacute humain et rompt la future dynastie
de geacuteants qursquoannonccedilait lrsquoinceste du pegravere et de sa fille746
A partir de lagrave le Geacuteant aux Crins Dorez accumule les caracteacuteristiques du geacuteant le combat
qui lrsquooppose agrave Lyonnel qursquoil ne prend pas au seacuterieux (laquo quant le gueant entendy le chevalier
il commenccedila a rire747 raquo) rappelle celui du geacuteant de la tour et de Geoffroy dans Meacutelusine Le
741 II 1 par634 12-13 742 II 1 par635 11 743 II 1 par636 3-4 744 II 1 par635 5-6 745 II 1 par635 6 746 Voir sur ce passage lrsquoeacutetude de Sylvie Huot Postcolonial Fictions in the Roman de Perceforest Cultural
Identities and Hybridities Cambridge Brewer 2007 p122-124 747 II 1 par639 1-2
214
chevalier ayant oseacute le deacutefier seul le geacuteant qui ne prend pas lrsquooffre au seacuterieux donne agrave Geoffroy
la vie sauve et promet de ne pas preacutelever drsquoimpocircts sur les terres de son pegravere en reacutecompense de
sa bravoure pendant un an Geoffroy ne peut supporter sa pitieacute et lrsquoattaque Les liens entre
Meacutelusine et Perceforest ont souvent eacuteteacute souligneacutes748 de sorte qursquoil est inteacuteressant de srsquoattarder
sur ce parallegravele Apregraves les premiers eacutechanges du combat le geacuteant tente de ramasser son fleacuteau
de plomb tombeacute au sol Geoffroy le frappe alors laquo aupreacutez des poings749 raquo lrsquoobligeant agrave lacirccher
son arme Le combat de Lyonnel et du Geacuteant aux Crins Dorez preacutesente une version assez proche
puisque le chevalier eacutevite une premiegravere fois la massue du geacuteant750 laquo et le coup chey a terre si
dur que le gueant en eut les mains si estonnees que sa maccedilue luy en eschappa751 raquo Alors que
le geacuteant se baisse pour la ramasser Lyonnel lui tranche une partie de la fesse ce qui est
lrsquooccasion pour lrsquoauteur de souligner le gigantisme de lrsquoadversaire Les reins du geacuteant sont ainsi
compareacutes agrave ceux du laquo corps drsquoun puissant bœuf752 raquo et la partie de chair arracheacutee est deacutecrite
comme suffisante pour laquo que son lyon en eut assez II jours pour soy repaistre753 raquo A titre de
comparaison le morceau de chair que Lyonnel tranche du corps de Juliceacutes est laquo une telle piece
que pour en repaistre ung levrier754 raquo La taille de lrsquoanimal nourri qui passe du leacutevrier au lion
et la dureacutee de consommation de la viande qui passe drsquoun repas agrave deux jours montrent une
augmentation consideacuterable de la quantiteacute de chair perdue par lrsquoadversaire et permet drsquoestimer
sa taille
Dans Meacutelusine le geacuteant tente ensuite drsquoeacutecraser une masse drsquoacier sur Geoffroy Celui-ci
lrsquoeacutevite et la puissance du coup est telle que la masse laquo entra plus drsquoun pieacute en terre755 raquo tout
comme celle du Geacuteant aux Crins Dorez celui-ci furieux drsquoavoir eu la fesse coupeacutee abat sa
massue de toutes ses forces qui laquo ala ferir en terre deux piez en parfont756 raquo Apregraves avoir eacuteviteacute
748 A ce sujet voir les eacutetudes de
FERLAMPIN-ACHER Christine
laquo Incorporer les esprits le luiton Zeacutephir et Meacutelusine raquo Doxa Eacutetudes sur les formes et la construction de la
croyance Paris Philologicum 2010 p101-113
laquo Meacutelusine et Perceforest la feacutee reacutedimeacutee raquo Eacutecriture et reacuteeacutecriture du merveilleux feacuteerique autour de Meacutelusine
Actes du colloque organiseacute agrave Poitiers les 12 13 et 14 juin 2008 [eacuted M Morris et J-J Vincensini] Paris
Classiques Garnier 2012 p177-193
HOERNEL Alexandra laquo Reacuteeacutecriture(s) et reacuteception du Perceforest au XVIe siegravecle raquo Perceforest un roman
arthurien et sa reacuteception Opcit p317-333 749 JEAN DrsquoARRAS Meacutelusine [eacuted J-J Vincensini] Livre de Poche Paris 2003 p674 750 A ce moment du combat le geacuteant a certes deacutejagrave attaqueacute Lyonnel mais il srsquoamuse agrave le faire courir plutocirct que de
tenter de le blesser Ce nrsquoest qursquoapregraves avoir eacuteteacute leacutegegraverement blesseacute par le chevalier que le geacuteant commence
veacuteritablement agrave attaquer laquo de pire cœur qursquoil nrsquoavoit fait devant raquo (II 1 par644 13-14) 751 II 1 par644 16-18 752 II 1 par644 20-21 753 II 1 par644 22-23 754 III 1 p376 103-104 755 JEAN DrsquoARRAS Opcit 756 II 1 par645 8-9
215
le coup Geoffroy coupe lrsquoavant-bras droit du geacuteant puis la jambe provoquant la chute du geacuteant
qui pousse un hurlement terrible avant drsquoecirctre deacutecapiteacute par le chevalier De faccedilon quasi-
identique Lyonnel eacutevite un nouveau coup et coupe le poing droit du geacuteant Celui-ci glissant
dans son propre sang srsquoeffondre et Lyonnel en profite pour le frapper aux jambes Le geacuteant
meurt alors drsquoavoir perdu beaucoup de sang laquo tout en brayant et en cryant757 raquo et Lyonnel lui
tranche la tecircte
Le parallegravele entre ces deux textes montre bien que le Geacuteant aux Crins Dorez nrsquoest pas un
grand chevalier mais bien un geacuteant monstrueux Pourtant lrsquoinsistance sur la perte du sang du
seigneur de lrsquoicircle qui rit drsquoabord drsquoavoir eacuteteacute laquo acquicteacute drsquoune saignie raquo et en reacuteclame une autre
(laquo ne encores ne te occiray je tant que tu me avras saignieacute une autre fois pour mieulx yssir le
mauvais sang758 raquo) avant de srsquoaffaiblir (laquo ja avoit tant signieacute qursquoil en sentoit son cœur
amatir759 raquo) et de mourir drsquoavoir perdu trop de sang montre une forme de rationnalisation du
corps du personnage au moment mecircme ougrave il cristallise toutes les caracteacuteristiques du geacuteant
Crsquoest la femme du Geacuteant aux Crins Dorez comme il a eacuteteacute dit preacuteceacutedemment qui joue le
rocircle drsquointermeacutediaire entre le pegravere gigantesque et la fille agrave taille humaine Si elle nrsquoest jamais
appeleacutee que laquo la dame raquo avant lrsquoaffrontement de son mari et de Lyonnel elle est soudain appeleacutee
laquo gueande760 raquo au moment du deacutepart du chevalier Mecircme si elle est laquo la bonne gueande761 raquo
tout comme le geacuteant qui meurt et disparaicirct donc de lrsquoicircle elle disparaicirct elle aussi symboliquement
puisqursquoelle nrsquoheacuterite pas de la terre (alors que dans le livre I crsquoest Gloriande fianceacutee contre son
greacute agrave lrsquoenchanteur Darnant qui heacuterite de son chacircteau apregraves que Perceforest lrsquoa tueacute) et qursquoil nrsquoest
plus jamais fait mention drsquoelle apregraves le deacutepart de Lyonnel de lrsquoicircle Galotine elle ressemble agrave
sa megravere ce qui permet parce que la megravere est moins geacuteante que son eacutepoux de faciliter la
transition vers une femme normale Pourtant elle deacutepasse rapidement laquo la grandeur de femme
commune raquo puisqursquoelle laquo passa Clamideacutes de II piez762 raquo alors que le texte vient justement
qualifier lrsquoeacutecuyer devenu seigneur de lrsquoicircle drsquo laquo ung des grans chevaliers des puissans des
preux et des hardiz de son payumls763 raquo Le danger du retour des geacuteants semble donc toujours
preacutesent et il ne semblerait alors pas exclu que les descendants de Galotine tiennent de la nature
de leur aiumleul et deviennent les dignes successeurs du Geacuteant aux Crins Dorez A la nature du
geacuteant est opposeacutee la norreture et ce qui eacuteloigne deacutefinitivement Galotine devenue adulte et ses
757 II 1 par647 10 758 II 1 par644 7-9 759 II 1 par646 1-2 760 II 1 par657 3 761 II 1 par659 12 762 II 1 par658 7-8 763 II 1 par658 8-9
216
enfants de se livrer agrave la violence comme le Geacuteant aux Crins Dorez est lrsquoeacuteducation qursquoelle reccediloit
de son mari
Mais le gentil chevalier nourry et enseigna en telle maniegravere sa jenne mariee
en lrsquoeaige de josnesse que quant elle vint aux ans de discrecion elle fist tant
qursquoelle fut tenue la meilleure la plus doulce et debonnaire la plus charitable
et de meilleure vie et la plus belle et la plus plaisant et la plus feminine selon
sa grandeur que lrsquoon sceust et si ama et cremy son seigneur sur toute riens
apregraves le Dieu Souverain tant qursquoelle vesquit764
Lrsquoaccumulation des qualiteacutes est importante parce qursquoelle vient litteacuteralement eacutecraser le
rappel de la taille de la jeune femme qui ne fait pas le poids face agrave tant de vertus Crsquoest bien la
norreture (laquo nourry et enseigna raquo) agrave un acircge preacutecoce qui permet agrave Galotine de se conformer agrave
lrsquoattitude drsquoune laquo femme commune raquo Car si elle en avait auparavant la taille elle nrsquoen avait
pas les vertus puisqursquoavant son mariage avec Clamideacutes elle a un franc-parler et une ingeacutenuiteacute
qui tournent parfois agrave lrsquoimpolitesse ndash comme le remarque A Delamaire765 ndash et qui rappellent
la vulgariteacute de son pegravere Crsquoest cette innocence qui favorise aussi son eacuteducation par Clamideacutes et
si la taille de la jeune eacutepouse reste hors norme la soumission au mari et agrave Dieu permet drsquoeacutecarter
deacutefinitivement la peur du retour agrave sa nature de geacuteante
Galotine disparaicirct du roman jusqursquoau livre IV ougrave elle arrive accompagneacutee de son mari agrave la
Fecircte du Dieu Souverain Le texte ne manque pas de rappeler la diffeacuterence de taille du couple
(laquo sa compaigne la Belle Geande qui estoit ung grant pieacute plus haulte que lui766 raquo) qui est encore
une fois immeacutediatement compenseacutee par une eacutenumeacuteration des qualiteacutes de la dame qui laquo estoit
tant belle tant saige et tant bien faitte de son corps que on ne srsquoen pouoit sauler de le
regarder767 raquo De la mecircme faccedilon lorsqursquoelle porte le Chevalier au Dauphin aussi facilement
que laquo se ce fust un enffant de chincq ans768 raquo pour lrsquoamener agrave sa femme Geniegravevre qui nrsquoarrivait
pas agrave le rejoindre au milieu de la foule en liesse sa deacutemonstration de force srsquoaccompagne du
retour des mentions de ses caracteacuteristiques hors normes puisqursquoapregraves avoir observeacute exactement
le mecircme comportement que la Reine Blanche (elles se preacutecipitent toutes deux pour annoncer agrave
764 Traduction laquo Mais le noble chevalier eacuteduqua et enseigna si bien agrave sa jeune eacutepouse qui eacutetait encore enfant
qursquoune fois arriveacutee agrave lrsquoacircge de raison elle fit tant qursquoelle fut consideacutereacutee comme la meilleure la plus douce et la plus
deacutebonnaire la plus charitable menant une vie irreacuteprochable et avec cela la plus belle la plus plaisante et la plus
feacuteminine des femmes malgreacute sa grandeur Elle aima et craignit son seigneur qursquoelle mettait au-dessus de tout
excepteacute le Dieu Souverain et ce tant qursquoelle veacutecut raquo (II 1 par658 9-17) 765 DELAMAIRE Anne Op cit p108 766 IV 1 p8 196-197 767 IV 1 p8 197-200 768 IV 1 p180 127
217
Geniegravevre le retour de son mari) elle se distingue de sa compagne en fendant la foule des
chevaliers pour saisir le Dauphin car elle est soudainement laquo forte [hellip] oultre mesure769 raquo
Loin de geacuteneacuterer la peur des chevaliers bousculeacutes par la dame la merveille que constitue sa
force est lrsquoobjet de lrsquoadmiration et contre toute attente est jugeacutee prometteuse pour la ligneacutee (laquo et
disoient les uns aux autres que de telle ente devoit avoir bon fruit770 raquo)
Ainsi lrsquoon peut voir que drsquoun cocircteacute la taille gigantesque de Galotine est compenseacutee dans le
texte par lrsquoaccumulation des qualiteacutes dues agrave lrsquoeacuteducation qursquoelle a reccedilue de son mari et de lrsquoautre
elle est associeacutee agrave une force vitale synonyme de vigueur et de fertiliteacute et qui srsquooppose
radicalement agrave la force meurtriegravere et destructrice du Geacuteant aux Crins Dorez dont la violence
sexuelle nrsquoentraicircnait que des rapports steacuteriles puisque les femmes nrsquoy survivaient pas
Crsquoest cette fertiliteacute de la geacuteante qui favorise ici lrsquoajout drsquoune preacutecision sur la taille de son
premier enfant laquo elle a ung filz eagieacute de six moys qui est plus grant et plus menbru que un
autre de trois ans771 raquo Les enfants de Galotine et Clamideacutes eacutetaient en fait deacutejagrave mentionneacutes pour
la premiegravere fois au livre II sans preacutecision sur leur taille Seule leur beauteacute eacutetait souligneacutee ainsi
que la prouesse des cinq fils et le prestige social des trois filles devenues reines une fois marieacutees
La taille de lrsquoenfant est ici certes inhabituelle mais elle nrsquoest pas non plus celle drsquoun geacuteant
puisque quelques pages plus loin Passelion qui nrsquoa que quinze semaines et qui grandit agrave une
vitesse hors norme surpasse la force drsquoun enfant de deux ans772 sans que sa nature humaine soit
jamais mise en doute
Cette nature humaine de Passelion permet donc de diminuer la merveille de la taille du fils
de la geacuteante ce qui explique la quasi disparition de son gigantisme quand le chevalier Nero
arrive sur lrsquoicircle Amoureux de Clamidette la fille de Clamideacutes et Galotine il participe agrave une
joute qui lrsquooppose agrave un cousin de la jeune fille Celui-ci est drsquoune puissance et drsquoune taille qui
sont drsquoabord qualifieacutees drsquohumaines (laquo ce puissant homme773 raquo) mais qui sont vite compareacutees agrave
celles drsquoun geacuteant (laquo comme ung geant membru774 raquo) Srsquoil est ensuite nommeacute laquo le geant raquo on
remarquera lrsquoimportance du comparatif laquo comme raquo qui ne permet pas une parfaite identification
Ce nrsquoest donc pas Galohau le fils aicircneacute de Clamideacutes qui est appeleacute laquo geant raquo mais bien un
cousin suggeacuterant un deacuteplacement de la merveille sur une branche eacuteloigneacutee de la ligneacutee De
plus le combat qui oppose Nero et ce cousin est complegravetement diffeacuterent de celui de Lyonnel et
769 IV 1 p180 123-124 770 IV 1 p181 140-141 771 IV 1 p181 144-146 772 Lrsquoacircge de Passelion est indiqueacute au livre IV 1 p252 506-507 et la comparaison avec des enfants normaux au
livre IV 1 p253 524-525 773 V 1 par171 13-14 774 V 1 par171 16-17
218
du Geacuteant aux Crins Dorez car contrairement agrave ce dernier qui refusait de srsquoarmer pour un
chevalier aussi petit que Lyonnel et qui ne portait qursquoune massue Nero et son adversaire
concourent lors drsquoune joute ougrave tous deux sont agrave cheval et armeacutes drsquoune lance Si lrsquoorgueil de ce
cousin geacuteant qui se croit invincible est souligneacute par le texte il est compenseacute par sa courtoisie
Ceste jouste fut moult esmerveillable car le geant ne pensoit point qursquoen
tout le monde eust homme qui tel honte lui eust peut faire Toutesfois il se
leva et remonta sur ung autre cheval puis vint remercier Nero de sa
jouste775
Il y a donc agrave la fois eacuteloignement du motif du geacuteant mais eacutegalement atteacutenuation en civilisant
ses maniegraveres et en le conformant aux codes sociaux des chevaliers
Galohau srsquoil nrsquoest pas geacuteant est tout de mecircme anormalement grand puisque Nero laquo estoit
trop plus petit que Galehau qui moult estoit puissant de tous membres776 raquo ce que laisse
drsquoailleurs entendre son nom qui rappelle celui de sa megravere alors qursquoaucune mention nrsquoest faite
drsquoune taille supeacuterieure agrave la norme pour sa sœur Clamidette dont le nom la rapproche davantage
de la nature humaine de son pegravere Le gigantisme est donc dans un premier temps atteacutenueacute puis
deacuteplaceacute sur une branche voisine de la famille de Galehau et Clamidette pour enfin ne concerner
que les hommes de la ligneacutee Drsquoailleurs la descendance de Galohau signaleacutee par le texte en
fait lrsquoaiumleul de Galehaut lui aussi chevalier anormalement grand Si cette ascendance donne bien
agrave Galehaut des ancecirctres geacuteants les processus drsquoatteacutenuation et de deacuteplacement de la merveille
annoncent un chevalier certes tregraves grand mais qui ne garde plus drsquoautres traces de sa nature de
geacuteant Quant agrave Clamidette elle srsquoenfuit avec Nero brisant la promesse drsquoun mariage arrangeacute
avec le vieux roi de Sycambre Crsquoest cette fuite qui les fait srsquoeacutetablir sur lrsquoicircle du Serpent ougrave Nero
devient seigneur de lrsquoicircle Ce deacutenouement pourrait rappeler le scheacutema du Geacuteant aux Crins Dorez
et sa femme si ce nrsquoest que Nero ne devient pas seigneur par la force mais il est reconnu par le
peuple qui accepte de le suivre sur lrsquoicircle et que de Clamidette il ne naicirctra aucun geacuteant Cependant
si Clamidette ne preacutesente aucune caracteacuteristique physique rappelant le geacuteant elle possegravede par
contre cette fertiliteacute que nous avions souligneacutee agrave propos de Galotine puisqursquoarriveacutee avec Nero
sur lrsquoicircle deacuteserte et inhabiteacutee du Serpent
Ilz fonderent une citeacute qui fut depuis nommee Orthage apregraves le nom de la
valeur de leur seignouries car en pou de temps ilz multiplierent a merveilles
775 Traduction laquo cette joute fut extraordinaire car le geacuteant ne pensait pas qursquoil y eucirct dans le monde entier un
homme qui pouvait lui causer une telle honte Cependant il se leva et remonta sur un autre cheval puis vint
remercier Nero de sa joute raquo (V 1 par172 1-5) 776 V 1 par174 12-13
219
en citez villes et fortresses Et quant ilz y furent amasez Nero espousa
Clamidette et vesquirent en tranquiliteacute toute leur vie et en amour du peuple
avecq ce en augmentacion de lignie777
Le retour des chevaliers et des mariages agrave partir de la deuxiegraveme moitieacute du livre IV favorise
certes la reconstruction des villes et la multiplication des descendants mais il est remarquable
que dans cet extrait cette prolifeacuteration des constructions sur une icircle totalement deacuteserte se fait agrave
une vitesse extraordinaire comme le montre le terme laquo a merveilles raquo et lrsquoeacutenumeacuteration ternaire
laquo citez villes et fortresses raquo De mecircme la descendance nrsquoest pas traiteacutee sur le mode de la
continuiteacute mais de lrsquoacroissement puisque le couple Clamidette-Nero veacutecut laquo en augmentacion
de lignie raquo
Le traitement de lrsquoeacutepisode de lrsquoicircle du Geacuteant aux Crins Dorez et de tous les eacuteleacutements
concernant sa descendance vient donc lagrave encore montrer lrsquoatteacutenuation du motif merveilleux
Srsquoil srsquoagissait pour les lions de lrsquoEtrange Marche de ramener la force et la puissance de ces
creacuteatures monstrueuses dans la sphegravere drsquoeacuteleacutements familiers le lion eacutetant fort comme un
chevalier puissant et le lionceau affectueux comme un chiot les eacutepisodes concernant la famille
du geacuteant viennent drsquoabord cristalliser apregraves avoir joueacute drsquoambiguiumlteacute les eacuteleacutements lieacutes au
gigantisme sur le fondateur de la ligneacutee le Geacuteant aux Crins Dorez Faciliteacutee par lrsquoambiguiumlteacute du
deacutebut de lrsquoeacutepisode qui permet au lecteur de voir le deacutebut des amours des deux geacuteants comme
celui drsquoun couple normal une atteacutenuation progressive de ces eacuteleacutements que cristallise
particuliegraverement le mari srsquoopegravere drsquoabord chez lrsquoeacutepouse qui ne reacutevegravele sa nature violente qursquoune
seule fois et dans un contexte comique puis chez la fille dont la vigueur et la force deviennent
un signe positif de fertiliteacute La mise agrave mort du geacuteant et la fin du deacutesir incestueux et steacuterile
conduit agrave la prolifeacuteration drsquoune ligneacutee eacutepureacutee de la violence et de la sauvagerie associeacutees au
gigantisme Galotine fonde ainsi un lignage de grands chevaliers qui malgreacute leur taille nrsquoen
sont pas moins des exemples de prouesse et de courtoisie quand les femmes elles perdent
toutes caracteacuteristiques du geacuteant pour ne conserver que celle de la feacuteconditeacute De destructeurs et
steacuteriles les traits atteacutenueacutes du gigantisme sont devenus creacuteateurs et fertiles
777 Traduction laquo ils fondegraverent une citeacute qui fut depuis appeleacutee Orthage drsquoapregraves le nom de la valeur de leur
seigneurie car en peu de temps ils multipliegraverent merveilleusement la fondation de citeacutes de villes et de forteresses
Quand ils y furent installeacutes Nero eacutepousa Clamidette et ils veacutecurent en paix toute leur vie aimeacutes de leur peuple et
avec une ligneacutee florissante raquo (V 1 par218 43-49)
220
223 Le geacuteant Holland et le concept de Nature
Si le deacutesir incestueux du Geacuteant aux Crins Dorez est contre nature il nrsquoest pas lui-mecircme
consideacutereacute comme une creacuteature contre nature En effet le geacuteant par sa force et sa puissance est
simplement au-dessus des normes de la Nature mais il reste agrave lrsquointeacuterieur de la sphegravere naturelle
Avec lrsquoeacutepisode de Holland et du Chevalier au Dauphin le geacuteant Holland semble ecirctre placeacute en
dehors de la sphegravere naturelle et ecirctre consideacutereacute comme une creacuteature contre nature ce qui va
permettre de deacutefinir la limite entre le monstre et la merveille
Lors de festiviteacutes organiseacutees au chacircteau de Lyonnel au livre IV une messagegravere vient
demander lrsquoaide du Chevalier au Dauphin pour reacutealiser le deacutesir drsquoune jeune demoiselle Il srsquoagit
de Marse qui veut sauver son ami qui est le fils et le prisonnier du geacuteant Holland La jeune
fille en racontant son histoire au Dauphin qualifie Holland de laquo monstre778 raquo Il est remarquable
que ni le lion de lrsquoEtrange Marche ni le Geacuteant aux Crins Dorez ne soient qualifieacutes de cette
maniegravere La raison de lrsquoemploi de ce terme apparait ensuite dans la description que Marse fait
du geacuteant
En veriteacute sire dist elle je vous toucheray quelle est celle monstre Sy vous
dis que crsquoest ung homme qui a deux testes sur ses espaules grandes et
espoantables a veoir mais lrsquoune nrsquoa ne veue ne parolle et ne menguumle point
Et a quatre bras mais les deux nrsquoont aucune vertu ains pendant aval comme
mors Il a avecq ce quatre piez mais les deux ne lui font que empescement
Et pour abregier de tous membres appartenans a homme parfait il en a deux
et passe sa grandeur la forme commune de deux pieacutes779
Une certaine deacutefinition de la monstruositeacute peut apparaicirctre dans ce passage780 elle passe ici
par un deacutecalage entre la norme que la jeune fille rappelle et Holland Le contraste est saisissant
entre lrsquoaffirmation qursquoil srsquoagit drsquoun laquo homme raquo et la description des deux tecirctes des quatre bras
et des quatre pieds Il y a lagrave des membres surnumeacuteraires dont la preacutesence est drsquoautant plus
anormale qursquoils nrsquoaccomplissent plus aucune fonction naturelle (laquo lrsquoune nrsquoa ne veue ne parolle
778 IV 1 p102 243 779 Traduction laquo En veacuteriteacute sire dit-elle je vous brosserai un rapide portrait de ce monstre Imaginez-vous un
homme qui a deux tecirctes sur les eacutepaules grandes et eacutepouvantables agrave regarder mais lrsquoune est aveugle muette et ne
mange pas Il a quatre bras mais deux drsquoentre eux ne lui sont drsquoaucune utiliteacute et pendent comme des membres
morts Avec cela il a quatre pieds dont deux qui le gecircnent Pour faire court tous les membres qursquoun homme parfait
devrait avoir il les possegravede en double et il est plus grand que la normale de deux pieds raquo (IV 1 p102 241-255) 780 Au sujet du concept de monstre et de sa beauteacute se reporter agrave lrsquoeacutetude de Ch Ferlampin-Acher qui traite
notamment le cas de Holland FERLAMPIN-ACHER Christine laquo La beauteacute du monstre dans les romans
meacutedieacutevaux de la peau de dragon agrave lrsquoincarnation du Christ raquo La beauteacute du merveilleux [eacuted A Gaillard J-R
Valette] Bordeaux Presses universitaires de Bordeaux 2011 p71-84
221
et ne menguumle point raquo laquo aucune vertu raquo) ou qursquoils les empecircchent (laquo empescement raquo) srsquoopposant
ainsi agrave la vitaliteacute des membres normaux (laquo pendant aval comme mors raquo) La description se clocirct
de la mecircme faccedilon qursquoelle srsquoouvrait insistant sur la comparaison avec la norme qui fait ressortir
lrsquoexcegraves que repreacutesente Holland doublant le nombre naturel des membres drsquo laquo un homme
parfait raquo (ici au sens de laquo compleacuteteacute acheveacute raquo) et doteacute lagrave encore drsquoune taille gigantesque que ses
laquo grandes et espoantables raquo tecirctes laissaient deviner (laquo passe par sa grandeur la forme commune
de deux pieacutes raquo) Cependant le gigantisme et la multiplication des membres ne semblent pas ecirctre
ce qui deacutefinit vraiment la monstruositeacute de Holland comme le montre cette autre description plus
preacutecise lors du combat contre le Dauphin
Le roy fut moult esmervillieacute de ce que sus ses espaullez il avoit deux testes
grandes a merveilles dont lrsquoune estoit naturele et lrsquoautre contre nature car
elle ne servoit que drsquoempeschier le corps formeacute a maniegravere drsquohomme Et
sachieacutes qursquoa chascun bras naturel il y avoit un autre bras qui lui naissoit au
plus pres de lrsquoespaule formeacute de char et de longueur et grosseur et de main
aussi bien que lrsquoautre bras mais il ne srsquoen pouoit aydier ains pendoit comme
affolez et avoit a chascune gambe du genoul en bas une autre gambe
avecq le piet qui pendoit a lrsquoavalee comme morte ou affollee781
Ainsi comme lrsquoon peut le voir dans ce passage ce nrsquoest pas le gigantisme qui est contre
nature si les deux tecirctes sont laquo grandes a merveilles raquo le texte deacutefinit lrsquoune comme naturelle et
lrsquoautre comme contre nature Ce nrsquoest pas non plus le nombre excessif de membres puisque la
tecircte suppleacutementaire est contre nature seulement parce qursquoelle ne remplit pas la fonction
premiegravere drsquoune tecircte et parce qursquoelle vient gecircner lrsquoautre tecircte dans son fonctionnement naturel
(laquo elle ne servoit que drsquoempeschier raquo) De la mecircme faccedilon les bras et les jambes surnumeacuteraires
sont sans vie alors que le texte insiste sur la ressemblance entre les membres en plus et les
membres naturels pourvus eux aussi de chair et de pied ou de main et de mecircme longueur que
la jambe ou le bras naturel Crsquoest lrsquoimpossibiliteacute malgreacute cela de lrsquoaccomplissement de la
fonction naturelle qui fait ici la monstruositeacute de la creacuteature et pire encore lrsquoempecircchement du
plein accomplissement des fonctions naturelles puisque les membres morts entravent le bon
fonctionnement du reste du corps
781 Traduction laquo Le roi fut sideacutereacute de voir qursquoil avait sur ses eacutepaules deux tecirctes incroyablement grandes dont lrsquoune
eacutetait naturelle et lrsquoautre contre nature car elle ne servait qursquoagrave gecircner le corps formeacute sur le modegravele drsquoun homme
Sachez qursquoil avait agrave chaque bras naturel un autre qui naissait agrave la jointure de lrsquoeacutepaule formeacute de chair pourvu drsquoune
main et drsquoune longueur et drsquoune grosseur eacutequivalentes agrave lrsquoautre bras sauf qursquoil ne pouvait srsquoen servir et qursquoils
pendaient comme srsquoils eacutetaient blesseacutes Il avait agrave chaque jambe agrave partir du genou une autre jambe avec un pied qui
pendait comme si elle eacutetait morte ou blesseacutee raquo (IV 1 p113 579-592)
222
La description de Holland est tregraves certainement celle drsquoun cas drsquoischiopagus une
malformation qui se caracteacuterise par lrsquoentremecirclement de deux fœtus dont lrsquoun est absorbeacute par
lrsquoautre laissant comme traces de sa preacutesence certains membres surnumeacuteraires qui sont morts et
entravent le corps du jumeau survivant Le cas est drsquoailleurs traiteacute par Ambroise Pareacute dans son
ouvrage sur les monstres
Hippocrate sur la Generation des Monstres dit que sil y a trop grande
abondance de matiere il se fera grand nombre de porteacutees ou un enfant
monstrueux ayant des parties superflueumls et inutiles comme deux testes
quatre bras quatres jambes782
Crsquoest agrave lrsquoexcegraves de la matiegravere seacuteminale qursquoest attribueacutee la naissance drsquoenfants ayant cette
malformation et crsquoest cet excegraves de matiegravere que lrsquoon retrouve lors de la description de Holland
dans le texte lorsque le Dauphin parle de ses membres comme de laquo superfluitez de nature783 raquo
ou quand il est fait mention agrave plusieurs reprises de lrsquolaquo habondance784 raquo de ses membres
Lorsque le Dauphin combat Holland il lui est impossible drsquoentailler son corps A chaque
fois crsquoest lrsquoun des membres morts qui est coupeacute Une fois qursquoil a reacuteussi agrave couper les deux bras
et les deux jambes qui eacutetaient morts il se moque de Holland
laquo Nostre maistre mais que je vous aye delivreacute de lrsquoune de vos testes je vous
eschevray du nom de reprouche et en serez plus bel chevalier quant les
navreuses en seront gairies 785 raquo
Lrsquoappellation laquo Nostre maistre raquo est ici une parodie du discours de Holland qui interpellait
de cette faccedilon le chevalier agrave chaque fois qursquoil essayait de lrsquoattaquer Le terme laquo reprouche raquo qui
apparaicirct agrave plusieurs reprises dans lrsquoeacutepisode786 vient signifier la honte que constitue cette
creacuteature repreacutesenteacutee comme une erreur de la nature (laquo le bras avecquez la jambe dont nature
estoit blasmee raquo) La honte est justement un eacuteleacutement qui est souligneacute par Ambroise Pareacute comme
ce qui explique la dureacutee de vie tregraves courte de ce type de monstres
782 PARE Ambroise Œuvres drsquoAmbroise Pareacute Lyon Jean Gregoire 1664 chap IV p647 783 IV 1 p117 701-702 On retrouve eacutegalement le terme superflu pour qualifier les membres morts (IV 1 p114
606) 784 IV 1 p114 623 et p116 665 785 Traduction laquo Notre maicirctre attendez que je vous ai deacutelivreacute de lrsquoune de vos tecirctes je vous ocircterai le nom de honte
et vous nrsquoen serez que plus beau chevalier quand vos blessures seront gueacuteries raquo (IV 1 p116 665-669) 786 IV 1 p113 597 p117 702
223
La femme vesquit vingt-cinq ans apres qui est contre le naturel des
monstres lesquels ordinairement ne vivent gueres pource quils se
deplaisent amp melancholient de se voir ainsi en opprobre de tout le monde787
Lrsquoamputation du dernier membre surnumeacuteraire la tecircte donne lieu lagrave encore agrave des moqueries
de la part du Dauphin mais qui vient apporter une preacutecision remarquable quant agrave la deacutefinition
du monstre
Holland beau sire vous avez perdu le nom de monstre ou lieu duquel on
vous puet bien nommer geant a cause de vostre haulteur et nrsquoavez
maintenant membre sus vous que nature ne puist avoir par honneur Sy me
devez bien aymer quant jrsquoay sur vous retrencheacute les superfluitez de nature
qui vous tournoyent a grant reprouche 788
Les sarcasmes du chevalier montrent que le geacuteant nrsquoest plus consideacutereacute comme un monstre
apregraves la suppression des membres surnumeacuteraires Mecircme srsquoil ne srsquoagit que drsquoune moquerie le
fait que lrsquoamputation de ses membres suffise agrave effacer la monstruositeacute de Holland prouve bien
que le gigantisme ne fait pas partie des caracteacuteristiques du monstre On rejoindrait ici la
deacutefinition aristoteacutelicienne du monstre tel qursquoelle est exposeacutee au livre II de la Physique
sect8 Mais la nature peut se comprendre en un double sens dune part comme
matiegravere et dautre part comme forme Or la forme eacutetant une fin et tout le
reste sordonnant en vue de la fin et du but on peut dire que sa forme est le
pourquoi des choses et leur cause finale
sect9 De mecircme eacutevidemment lerreur peut se glisser aussi dans les ecirctres que
produit la nature Si dans le domaine de lart les choses qui reacuteussissent sont
faites en vue dune certaine fin et si dans les choses qui eacutechouent lart a
seulement fait effort pour atteindre le but quil se proposait sans y parvenir
il en est de mecircme dans les choses naturelles et les monstres ne sont que des
deacuteviations de ce but vainement chercheacute789
Dans le cas de Holland il y a eu effectivement deacuteviation accident les descriptions du geacuteant
monstrueux faites par Marse soulignent bien que la finaliteacute de Holland eacutetait une forme
787 PARE Ambroise Op cit 788 Traduction laquo Holland beau seigneur vous avez perdu le nom de monstre agrave la place duquel vous pouvez
maintenant porter celui de geacuteant agrave cause de votre taille et vous ne posseacutedez aucun membre maintenant dont nature
ne puisse avoir honneur Ainsi vous devriez mrsquoecirctre reconnaissant moi qui ai retrancheacute les excegraves que nature avait
mis sur vous et qui vous tournaient agrave grand reproche raquo (IV 1 p117 695-702) 789 ARISTOTE Physique [eacuted J Bartheacuteleacutemy-Saint-Hilaire] Paris A Durand 1862 chap VIII par8-9
224
drsquohomme Il est un monstre parce que la matiegravere qui le compose excegravede sa forme (il est
drsquoailleurs appeleacute laquo tant defformee creature790 raquo) et que ses membres en trop nrsquoaccomplissent
pas leur finaliteacute en pendant comme srsquoils eacutetaient morts Lrsquoacte du Dauphin de retrancher les
membres surnumeacuteraires revient agrave atteindre la finaliteacute de son ecirctre mecircme srsquoil nrsquoen reste pas moins
au-dessus des normes de la Nature par sa taille Le fait que Holland soit un ecirctre dont lrsquoexistence
est contre-nature justifie lrsquoajout dans le texte drsquoeacuteleacutements diaboliques et surnaturels qui viennent
donner un caractegravere encore plus saisissant agrave lrsquoeacutepisode Lorsque le Dauphin deacutecide de partir aider
Marse la Reine Feacutee lui donne un anneau magique pour le proteacuteger Cet anneau rappelle celui
qursquoelle a donneacute agrave Gadiffer2 son propre fils pour le proteacuteger des deacutemons et des illusions Dans
cet eacutepisode lrsquoanneau drsquoor reacuteveacutelera une autre vertu celle de proteacuteger contre le poison En effet
le geacuteant Holland reacutepand une odeur eacutepouvantable et empoisonneacutee quand il le souhaite ou quand
il est soumis agrave une eacutemotion violente La nature du meacutetal porteacute par le Dauphin le protegravege contre
lrsquoempoisonnement et permet au motif du poison drsquoecirctre largement exploiteacute puisque celui-ci
continue drsquoagir mecircme apregraves la mort du geacuteant et agrave tuer tous ceux qui srsquoapprochaient pour voir
de leurs yeux le cadavre Cette capaciteacute agrave deacutegager un poison est attribueacutee dans le roman aux
serpents au livre II Lyonnel rencontre une vieille femme attaqueacutee de toutes parts par des
crapauds et des serpents791 Pris de pitieacute il eacuteloigne les creacuteatures en les frappant avec la poigneacutee
de son eacutepeacutee Lorsqursquoil srsquoeacuteloigne il deacutecouvre que ses mains sont empoisonneacutees Au livre IV
eacutegalement Ourseau libegravere la maison de Lyriope assieacutegeacutee par un serpent geacuteant et est empoisonneacute
apregraves avoir eacuteteacute mordu par la becircte Ce nrsquoest donc pas un hasard si Holland avant de mourir se
met agrave hurler et incapable de se relever se tourne se retourne sur le sol et laquo se dejectoit comme
une couleuvre792 raquo au point de creuser une fosse dans laquelle il meurt Lrsquoattribution de qualiteacutes
lieacutees au serpent permet de faire basculer lrsquoecirctre monstrueux du cocircteacute deacutemoniaque793 ce que
lrsquoutilisation de lrsquoanneau drsquoor tend agrave montrer degraves le deacutebut puisque lrsquoanneau de Gadiffer2 le
proteacutegeait notamment contre les esprits deacutemoniaques Ces eacuteleacutements relegravevent lrsquoimportance de la
comparaison entre Holland et le diable (il sort de chez lui laquo comme ung deable deschaineacute794 raquo)
Les eacuteleacutements surnaturels et diaboliques viennent lrsquoeacuteloigner de la sphegravere naturelle contre laquelle
son apparence lrsquoinscrivait deacutejagrave Cependant lrsquoeacutepisode du geacuteant Holland en permettant de deacutefinir
790 IV 1 p113 594 791 II 2 par167-174 792 IV 1 p120 806-807 793 Cette reacutefeacuterence au serpent et lrsquoodeur empoisonneacutee que deacutegage Holland pourraient eacutegalement ecirctre un rappel de
la nature anguipegravede des geacuteants Holland apregraves avoir perdu le nom de monstre se rapprocherait donc des
caracteacuteristiques du geacuteant Au sujet du lien entre geacuteant et serpent voir WALTER Philippe La Feacutee Meacutelusine le
serpent et lrsquooiseau Paris Imago 2008 794 IV 1 p111 527-528
225
preacuteciseacutement la notion de monstruositeacute et en reacutefleacutechissant sur le concept de Nature dont il deacutefinit
les frontiegraveres permet de rationaliser lrsquoexistence des autres creacuteatures extraordinaires preacutesentes
dans le roman En effet ni le Geacuteant aux Crins Dorez ni les lions de lrsquoEtrange Marche ni le
serpent volant de lrsquoicircle du Serpent ni mecircme la Becircte Glatissant ne sont des monstres Ce sont de
dangereuses merveilles agrave la taille et aux caracteacuteristiques extraordinaires mais elles ne sont pas
contre-nature
23 La naissance de heacuteros monstrueux
Si le monstre est un ecirctre qui est contre-nature crsquoest aussi parce que eacutetymologiquement il
est un signe un prodige et qursquoil ne peut donc srsquoinscrire dans le cours naturel des choses
Lrsquoexemple du geacuteant Holland ayant permis un traceacute plus net des contours du domaine de Nature
il nous faut maintenant y confronter trois monstres au sens eacutetymologique du terme Le Bossu
Ourseau et Passelion
Ces personnages ont eacuteteacute eacutetudieacutes agrave plusieurs reprises dans divers articles notamment agrave cause
de leur naissance extraordinaire Une nouvelle analyse srsquoavegravere ecirctre un exercice deacutelicat mais
neacutecessaire agrave lrsquointroduction agrave la reacuteflexion sur la relation entre qualiteacute acquise et qualiteacute inneacutee
Cette question a eacuteteacute abordeacutee avec le cas de Galotine puisque crsquoest son eacuteducation faite par son
mari qui assure la transformation des caracteacuteristiques lieacutees agrave son gigantisme drsquoune force
destructrice agrave une eacutenergie creacuteatrice et qui permet agrave toute sa descendance drsquoeacutechapper agrave sa nature
de geacuteant
231 Le Bossu de Suave la figure contrefaite et lrsquoesprit courtois
Le thegraveme commun de ces trois personnages est eacutegalement lrsquoinfluence de lrsquoimagination de
la megravere sur la forme de lrsquoenfant Ce point est particuliegraverement important dans lrsquohistoire du
personnage du Bossu de Suave795 En effet si celui-ci ne se voit pas attribuer le nom de
laquo monstre raquo par le texte il preacutesente tout de mecircme un physique tregraves particulier
De layde figure estoit car il avoit les espaules haultes et bochues et le col
court et la teste grosse et le corps court et gros les bras longz ossus et nervus
795 Sur ce personnage voir notamment lrsquoarticle de FERLAMPIN-ACHER Christine laquo Cristal et Clarie et
Perceforest un problegraveme de taille du petit chevalier au Bossu de Suave raquo laquo Furent les merveilles pruvees et les
aventures truvees raquo Hommage agrave Francis Dubost [eacuted F Gingras F Laurent F Le Nan et J-R Valette] Paris
Champion 2005 p 225-245
226
et les jambes ossues et plaines de nerfz et si longues qursquoil mectoit ses pieacutes
ensemble par dessoubz le ventre drsquoun grant cheval796
On remarque ici le deacutesordre dans lequel est fait le portrait qui commence traditionnellement
par la tecircte pour se terminer par les pieds comme lrsquoeacutecrit Bernard Sylvestre dans son De
universitate mundi sive Megacosmus et Microcosmus797 Lrsquoouverture du portrait par la
description des eacutepaules et du cou vient souligner ici la difformiteacute du personnage dont le haut du
dos bossu arrive certainement au-dessus de la tecircte En effet les eacutepaules sont les seules parties
du haut du corps agrave ne pas ecirctre tasseacutees (elles sont laquo haultes raquo) puisque le cou la tecircte et le corps
sont deacutecrits comme plus larges (la tecircte est laquo grosse raquo le corps est laquo gros raquo) que longs (le cou et
le corps sont laquo court raquo) contrastant ainsi avec la longueur et la finesse des jambes et des bras
qui semblent nrsquoecirctre que de longs entremecirclements drsquoos et de nerfs sans muscle
Lors du tournoi organiseacute en lrsquohonneur du couronnement de Perceforest le Bossu de Suave
se jette sur Gadiffer lrsquoentoure de son long bras et le frappe sur le cracircne agrave coups de pommeau
drsquoeacutepeacutee Malgreacute les efforts du Tors qui essaie de deacutefendre son roi en frappant celui-ci sur la tecircte
puis sur le dos il ne parvient ni agrave assommer le chevalier ni agrave le faire lacirccher sa tecircte eacutetant plus
dur que la pierre et son dos que le fer Il lui est eacutegalement impossible de deacutesarccedilonner le chevalier
bossu dont les longues jambes noueuses sont litteacuteralement enrouleacutees sous le ventre de son
cheval La difficulteacute eacuteprouveacutee par le Tors et Gadiffer agrave trouver un point faible dans la deacutefense
du Bossu rappelle celle de Lyonnel lorsqursquoil affronte la lionne dont le cracircne est proteacutegeacute par une
eacutepaisse criniegravere ou lorsqursquoil tente drsquoentamer le corps du lion ou le Geacuteant aux Crins Dorez agrave la
peau extrecircmement dure Elle vient souligner lrsquoanormaliteacute drsquoun corps face auquel les chevaliers
habitueacutes agrave certaines techniques de combat sont deacutesempareacutes de la mecircme faccedilon que la peau trop
dure ou le corps trop grand du Geacuteant aux Crins Dorez ou du lion de lrsquoEtrange Marche
surprennent Lyonnel chevalier pourtant extrecircmement habile
Cependant contrairement aux creacuteatures que nous avons preacuteceacutedemment eacutevoqueacutees dont
lrsquoexistence anormale est un fait mais dont lrsquoorigine nrsquoest pas eacutevoqueacutee la naissance du Bossu de
Suave est lrsquoobjet drsquoun eacutepisode particuliegraverement deacuteveloppeacute qui vient offrir une explication
preacutecise de son apparence
796 Traduction laquo Il eacutetait drsquoune laide apparence car il avait les eacutepaules hautes et bossues le cou court et la tecircte
grosse le corps court et gros les bras longs osseux et nerveux et les jambes osseuses et pleines de nerfs si longues
qursquoil pouvait joindre ses pieds sous le ventre drsquoun grand cheval raquo (I 1 par169 8-13) 797 laquo Physis hominem format et a capite incipiens membratim operando opus suum in pedibus consummatraquo
Citeacute par FARAL Edmond Les Arts poeacutetiques du XIIe et du XIIIe siegravecle Paris Champion 1924 p81
227
Le pegravere du Bossu qui eacutetait le seigneur de lrsquoicircle de Suave de retour drsquoun voyage agrave Frise ougrave il
raccompagnait son beau-pegravere apregraves son mariage rentre avec un nain ndash offert par son beau-pegravere
ndash et avec un tel deacutesir de son eacutepouse qursquoil ne prend pas le temps de fermer la porte de la chambre
agrave coucher La jeune femme effrayeacutee par le nain qui assiste aux eacutebats conccediloit alors un enfant
difforme Accuseacutee par son mari drsquoadultegravere avec le nain elle est deacutefendue par les nobles de lrsquoicircle
qui font venir un savant pour prouver lrsquoinnocence de leur dame Devinant lrsquoinfluence de
lrsquoimagination sur la conception de lrsquoenfant le philosophe fait naicirctre des poussins ayant le
plumage de lrsquoeacutepervier que la poule effrayeacutee regardait en couvant et des lapereaux agrave la fourrure
tacheteacutee de blanc et de noir comme la peinture des murs que leur megravere fixait pendant sa
gestation
Si la paterniteacute du seigneur de Suave et de sa femme est bien affirmeacutee puis prouveacutee par le
philosophe le deacutebut du reacutecit du Bossu tend pourtant agrave montrer la paterniteacute laquo spirituelle raquo du
nain Celui-ci est preacutesenteacute par le Bossu comme laquo boccedilu et contrefait798 raquo et le chevalier fait
directement le lien entre le nain et lui-mecircme (laquo en moy pouez veoir la copie799 raquo) Ce lien est
eacutetabli dans la suite du reacutecit puisque le jeune enfant est lui aussi qualifieacute de laquo creature
contrefaicte800 raquo par le seigneur de Suave et que le terme de laquo jouel raquo est utiliseacute agrave la fois par la
femme du seigneur de Suave801 pour deacutesigner ironiquement le nain et par le Bossu802 pour se
deacutecrire lui-mecircme agrave la naissance La conclusion du reacutecit vient eacutegalement confirmer ce lien
puisque le seigneur de Suave applique une veacuteritable politique eugeacuteniste803 crsquoest-agrave-dire qursquoil
chasse de son icircle non seulement tous les nains mais eacutegalement toutes les personnes deacuteformeacutees
Cette deacutecision renvoie sans doute agrave une reacutealiteacute Ambroise Pareacute lorsqursquoil deacutecrit certains de ces
laquo monstres raquo arriveacutes agrave lrsquoacircge adulte raconte que lrsquoun drsquoeux une femme a eacuteteacute chasseacutee du ducheacute
de Baviegravere parce que les habitants avaient peur que les grossesses des femmes enceintes ne
soient alteacutereacutees agrave sa vue Pourquoi alors le personnage du Bossu eacutechappe-t-il agrave cette
condamnation Celui-ci en effet ne subit pas cet ostracisme puisqursquoil devient chevalier et
seigneur de lrsquoicircle et eacutepouse une belle jeune femme Sa descendance est drsquoailleurs exempte drsquoune
quelconque difformiteacute et aucune naissance extraordinaire nrsquoest mentionneacutee Au contraire les
seuls deacutetails que le lecteur aura de la progeacuteniture du chevalier difforme (avant de deacutecouvrir les
exploits de son fils au livre V) seront son acircge et sa beauteacute (laquo si en avoit le Boceu deux beaux
798 I 1 par443 8 799 I 1 par443 8 800 I 1 par444 13-14 801 laquo ung let jouel raquo I 1 par443 17 802 laquo tel jouel raquo I 1 par443 40 803 I 1 par448
228
filz804 raquo) Ces deux naissances srsquoopposent agrave celles de deux petits singes issue drsquoune femelle
laquo par la convoitise charnelle qursquoelle avoit805 raquo du Bossu Lrsquoexemple est important car
contrairement agrave la naissance du Bossu aucune paterniteacute nrsquoest ici eacutevoqueacutee et la naissance semble
avoir eacuteteacute provoqueacutee uniquement par le deacutesir deacutemesureacute du singe (laquo elle engendra ne sccedilay par
quel moien806 raquo) et par lrsquoapparence du Bossu Lrsquoabsence de la mention drsquoun geacuteniteur donne agrave
ces naissances une origine non naturelle mais nrsquoaltegravere en rien la nature de la porteacutee du singe
si ceux-ci sont deacutecrits par le Bossu comme son portrait il nrsquoest pas question de leur accorder
une nature humaine et ils sont toujours deacutesigneacutes comme des laquo singos807 raquo Pourtant est-ce que
la nature du Bossu nrsquoest pas elle-mecircme affecteacutee et influenceacutee par celle du nain qui a effrayeacute sa
megravere au-delagrave de sa simple apparence
Pour reacutepondre agrave cette question deux scegravenes sont agrave mettre en parallegravele celle du nain eacutecuyer
de Floridas et celle du reacutecit du Bossu de Suave toutes deux au livre I Dans le premier eacutepisode
Alexandre Floridas leurs deux eacutecuyers et une jeune demoiselle Laurine boivent ensemble de
la cervoise Si les esprits sont eacuteveilleacutes par la boisson seul lrsquoeacutecuyer nain de Floridas tombe dans
lrsquoexcegraves agrave cause de la cervoise et de la chaleur du feu laquo qui luy fery en la teste808 raquo Ivre sa voix
se fait entendre au-dessus des autres (laquo sy commenccedila a parler plus hault que les autres809 raquo) et
interrogeacute par Alexandre il deacuteclare son amour pour la demoiselle et entend lrsquoobtenir avant son
maicirctre Floridas Dans le second eacutepisode Alexandre et douze autres chevaliers reccediloivent la visite
de dix demoiselles Lagrave encore il y a un problegraveme de nombre tout comme il nrsquoy avait qursquoune
jeune fille pour quatre hommes dans la premiegravere scegravene ce qui deacuteclenche la rivaliteacute comique
entre le maicirctre et lrsquoeacutecuyer cette seconde scegravene commence par le rire du Bossu qui est lrsquoun des
trois chevaliers sans compagne pour la soireacutee Crsquoest par ses talents de conteur et de chanteur
que le Bossu srsquoattire lrsquoadmiration de lrsquoassembleacutee et finalement le regard de lrsquoune des
demoiselles Cleacuteoffe qui deacutecide de srsquoasseoir agrave ses cocircteacutes Il y a donc une diffeacuterence essentielle
entre les deux eacutepisodes crsquoest aux deacutepens du nain que Floridas Alexandre et Laurine se
divertissent mais ce sont les qualiteacutes du Bossu qui amusent la compagnie Srsquoil raconte lrsquohistoire
de sa naissance pour distraire ses compagnons810 crsquoest qursquoil est drsquoun naturel laquo bourdeur811 raquo
804 II 2 par332 16-17 805 IV 1 p66 1980 806 IV 1 p66 1981-1982 807 IV 1 p67 2020 808 I 1 par392 40-41 809 I 1 par392 41-42 810 Au sujet des conversations et des veilleacutees voir lrsquoarticle de DENOYELLE Corinne laquo Belles assembleacutees et
joyeuses veilleacutees dans le Perceforest structure formelle et theacutematique des conversations festives raquo Perceforest
un roman arthurien et sa reacuteception Opcit p 187-202 811 I 1 par442 1
229
crsquoest-agrave-dire plaisantin blagueur farceur alors que le nain de Floridas fait rire la compagnie par
ses propos drsquoivrogne De plus le Bossu reacuteunit toutes les qualiteacutes drsquoun esprit courtois
tres saige et de tresbon conseil bel parlier adviseacute et traictable en toutes
besongnes en la compaignie doulx et debonnaire entre dames et
damoiselles de maniere plaisant et en dis et en fais gracieux et avenant et
sur tous autres en chantant deduisant812
Crsquoest prieacute ndash et non moqueacute ndash par Alexandre de faire deacutemonstration de ses gracircces que le Bossu
commence le reacutecit de sa naissance et crsquoest apregraves un dialogue courtois avec Cleacuteoffe qui le prie
de chanter que le Bossu entame la premiegravere chanson du roman Il est remarquable que quelques
pages avant ce soit Alexandre qui prie le nain de chanter mais la proposition est remise agrave plus
tard par le nain ivre qui ne songe qursquoagrave obtenir la main de Laurine Le chant drsquoivrogne est eacutecarteacute
du reacutecit et crsquoest le chant gracieux du chevalier qui charme les convives Car ce que lrsquoeacutepisode du
nain de Floridas met en valeur crsquoest aussi la diffeacuterence sociale entre lrsquoeacutecuyer et son maicirctre le
nain est qualifieacute agrave plusieurs reprises de serviteur et requiert pourtant un droit de preacuteemption de
la main de Laurine sur son maicirctre Le Bossu quant agrave lui est chevalier (et non des moindres
puisqursquoil est laquo trespreux treshardy et trespuissant en armes813 raquo) mais aussi seigneur de lrsquoicircle
de Suave et respectueux de lrsquoordre social comme on le voit au livre IV lorsque Perceforest
lrsquoinvite agrave sa table et qursquoil refuse jugeant la position au-dessus de son rang814 Il seacuteduit Cleacuteoffe
par ses maniegraveres et son chant et il est inteacuteressant de remarquer qursquoil srsquoagit drsquoun choix mutuel815
Le dialogue entre le nain de Floridas et Laurine tient quant agrave lui de la parodie du dialogue
courtois car si le nain srsquoenquiert du nom de la jeune fille contrairement agrave son maicirctre crsquoest afin
de pouvoir le crier srsquoil la perd de vue Le comique du motif associeacute agrave la penseacutee tregraves terre agrave terre
du nain qui qualifie de sottise lrsquoeacutetat de chevalerie rend impossible la victoire reacuteelle de lrsquoeacutecuyer
que la demoiselle appelle par plaisanterie laquo nostre mary816 raquo une fois le nain assoupi Au-delagrave
de ce qursquoA Delamaire qualifie dans lrsquoanalyse de ce passage drsquolaquo intermegravede comique817 raquo il
semble que ce moment preacutepare lrsquointervention du Bossu et permet de montrer que seule la forme
812 Traduction laquo Tregraves sage et de tregraves bon conseil agreacuteable agrave eacutecouter aviseacute et accommodant sur tout doux et
deacutebonnaire quand il est en compagnie ayant des maniegraveres plaisantes au milieu des dames et des demoiselles
gracieux et avenant dans ce qursquoil fait et ce qursquoil dit et capable plus que tout autre de divertir par son chant raquo (I 1
par442 18-22) 813 I 1 par442 17 814 IV 1 p63 1871-1884 815 laquo Ore advint puis que la queste fut achevee que le Boceu repaira tant entour la damoiselle et tant luy pleut
son estre et sa maniegravere et le Boceu aussi tellement qursquoilz prindrent lrsquoun lrsquoautre en mariage raquo (II 2 par332 13-
16) 816 I 1 par394 29 817 DELAMAIRE Anne Op cit p117-119
230
du chevalier a eacuteteacute affecteacutee par la peur que sa megravere avait eue du nain pendant la conception Ses
qualiteacutes dont on ne sait pas si elles sont inneacutees (et donc heacuteriteacutees de ses parents) ou acquises
lors de son eacuteducation eacuteloignent deacutefinitivement toute confusion possible avec le nain ou toute
autre creacuteature deacuteformeacutee Par exemple lorsque le Bossu appelle agrave lrsquoaide des marins pour qursquoils
lrsquoaident agrave quitter lrsquoicircle de la Singesse leur premiegravere reacuteaction est de srsquoarrecircter agrave lrsquoapparence du
chevalier et lrsquoun drsquoeux le confond avec les singes peuplant lrsquoicircle Le Bossu les supplie alors de
ne pas le laisser sur cette icircle et ce nrsquoest apparemment pas le fait qursquoil sache parler qui convainc
les marins mais plutocirct llsquoeffet produit par ses paroles il sait susciter leur pitieacute et leur compassion
tout comme il sait distraire ses compagnons
La question de savoir si le Bossu est un monstre est alors deacutelicate Contrefait deacuteformeacute
comme lrsquoeacutetait Holland et se rapprochant davantage drsquoun animal que drsquoun homme il semble
effectivement pouvoir reacutepondre agrave cette appellation Pourtant si le texte montre son lien
physique avec le nain dont il est le portrait il opegravere une distinction tregraves nette entre les qualiteacutes
de lrsquoecirctre du nain et celles du chevalier de sorte que si la conception et la forme du Bossu
montrent un ecirctre contre-nature ses qualiteacutes drsquoacircme lui permettent drsquoatteacutenuer son statut
drsquoaccident de nature ce que marque drsquoailleurs lrsquoabsence de descendance contrefaite
232 Ourseau et les limites de la Norreture
Tout comme le Bossu de Suave Ourseau est le produit drsquoune conception qui a eacuteteacute influenceacutee
par lrsquoimagination de la megravere En effet lorsque la Reine Feacutee passe la nuit avec son mari et conccediloit
cet enfant elle a agrave lrsquoesprit le chevalier Estonneacute qursquoelle a transformeacute en ours pour srsquoecirctre introduit
sans autorisation dans son jardin et pour eacuteviter que son compagnon le Tors ne revienne trop
tocirct de sa campagne en Selve Carbonniere Du sentiment de culpabiliteacute provoqueacute par ce
chacirctiment disproportionneacute naicirct un enfant moitieacute humain et moitieacute ours La naissance du dernier
fils du couple royal est placeacutee sous le signe drsquoune triple deacutetermination une deacutetermination
naturelle une deacutetermination astrologique et une deacutetermination magique
Ce que nous appelons ici laquo deacutetermination astrologique raquo crsquoest lrsquoinfluence des astres sur le
destin du jeune homme car sa megravere a lu dans les eacutetoiles qursquoil ne pouvait pas rester en Grande
Bretagne La Reine Feacutee est familiegravere de cette pratique divinatoire puisqursquoelle a eacutegalement
veacuterifieacute les astres qui preacutesidaient le destin de ses aicircneacutes En effet les fregraveres drsquoOurseau se sont
presque entretueacutes agrave la suite drsquoune meacuteprise et si leur megravere les a sauveacutes crsquoest parce qursquoelle a lu
dans les eacutetoiles que ses deux fils eacutetaient destineacutes agrave ce combat fratricide Le deacuteterminisme est ici
modeacutereacute par la possibiliteacute drsquointervention de la megravere qui ne peut certes eacuteviter le combat inscrit
231
dans le destin de ses fils mais peut se tenir precircte agrave intervenir pour leur eacuteviter de succomber agrave
leurs blessures De la mecircme faccedilon la Reine Feacutee se livre agrave lrsquooccasion de la naissance de son
fils agrave la lecture de son destin dans les astres
Quant je vey lrsquoenffant tel il mrsquoen anuia et plus car je trouvay qursquoil estoit
neacute en telle constellation que srsquoaucunement demouroit en la Grant Bretaigne
jusques en lrsquoeage de trente ans qursquoil convendroit que tout son lignaige eust
honte et deshonneur et se drsquoadventure il estoit meneacute en estrange terre il
parvendroit aincores a grant honneur818
Il nrsquoy a pas ici drsquoautres possibiliteacutes qursquoune alternative entre lrsquoexil source drsquohonneurs et le
seacutejour en Grande Bretagne source de deacuteshonneur A cette premiegravere deacutetermination srsquoajoute ce
que nous appelons la laquo deacutetermination naturelle raquo crsquoest-agrave-dire lrsquoinfluence drsquoEstonneacute transformeacute
en ours sur Ourseau Comme il a eacuteteacute dit preacuteceacutedemment Estonneacute nrsquoest pas complegravetement devenu
ours et nrsquoen avait que lrsquoapparence pendant lrsquoeacutepisode de la conception ce qui laisse penser que
la nature double drsquoOurseau mi-homme mi-ours viendrait de cet ours incomplet que jouait
Estonneacute Pourtant les poussins qui sont issus de la poule effrayeacutee par lrsquoeacutepervier pendant qursquoelle
couvait ne ressemblent pas complegravetement agrave lrsquooiseau de proie seul leur plumage a eacuteteacute changeacute
par la peur de la megravere Lrsquohybriditeacute drsquoOurseau pourrait donc simplement ecirctre le signe drsquoune
double paterniteacute celle drsquoEstonneacute pour le cocircteacute ours (dont lrsquoapparence seule a influenceacute la Reine
Feacutee) celle du couple royal pour le cocircteacute humain Tout comme le Bossu preacutesentait des qualiteacutes
qui laissaient entrevoir son origine noble agrave travers son physique monstrueux la description
drsquoOurseau lors de sa premiegravere apparition au livre IV permet de mettre en valeur agrave la fois ses
origines ursines et humaines
Dans le portrait qui est fait de lui quand il apparaicirct devant les yeux eacutemerveilleacutes drsquoune troupe
de Romains Ourseau est preacutesenteacute non comme un monstre819 mais comme un jeune homme
(laquo jennencel drsquoeage820 raquo) et il possegravede toutes les caracteacuteristiques du beau jeune homme il est
fort ses membres sont solides et vigoureux Cependant immeacutediatement apregraves que les chevaliers
lrsquoont identifieacute comme un laquo jennencel drsquoeage raquo la conjonction laquo mais raquo vient introduire une
opposition agrave cette premiegravere identification laquo mais il estoit mervilleux a regarder821 raquo La
818 Traduction laquo Quand je vis lrsquoenfant ainsi son aspect mrsquoattrista mais mon chagrin augmenta lorsque je
deacutecouvrais qursquoil eacutetait neacute sous une constellation telle que srsquoil demeurait en Grande Bretagne jusqursquoagrave lrsquoacircge de trente
ans tout son lignage connaicirctrait la honte et le deacuteshonneur mais si drsquoaventure il eacutetait meneacute dans une terre eacutetrangegravere
il acceacutederait agrave de grands honneurs raquo (IV 2 p 1002-1003 698-705) 819 Sur lrsquoenfance drsquoOurseau voir notamment lrsquoanalyse de ROUSSEL Claude laquo Tristan et Ourseau deux destins
denfants sauvages raquo Cahiers Robinson 12 2002 p 87-108 820 IV 1 p527 93 821 IV 1 p527 94
232
merveille annonce une description physique du jeune homme extraordinaire et crsquoest donc par
les eacuteleacutements de description qui lrsquoeacuteloignent progressivement de la nature humaine que son
portrait commence soulignant drsquoabord sa sauvagerie par lrsquoabsence de vecirctements (laquo car il estoit
tout nud sans aucunes vestures822 raquo) srsquoopposant aux armures des chevaliers et le caractegravere
rudimentaire de son eacutequipement (laquo puis avoit entre ses mains un planchon de chesne fort a
merveilles et pesant823 raquo) contrastant avec les eacutepeacutees et les eacutecus des Romains Crsquoest ensuite
qursquoapparaicirct la reacuteveacutelation de sa particulariteacute physique laquo tout son corps estoit aussi pelu comme
un ours824 raquo La comparaison avec lrsquoours vient alors mecircler agrave la nature humaine du jeune homme
une nature animale et affirme clairement son hybriditeacute La pilositeacute du jeune homme nrsquoest pas
une pilositeacute humaine puisque selon Evrart de Conty
A la naissance les poils sont concentreacutes sur la tecircte (cheveux cils sourcils)
puis agrave mesure que lrsquohomme devient plus chaud et sec son corps srsquoorne de
poils nouveaux agrave la poitrine aux lsquocuissesrsquo (le poil pubien) et au visage (la
barbe) (Problegravemes drsquoAristote IV 4)825
Cependant il faut noter la preacutesence simultaneacutee de la pilositeacute animale du personnage et celle
humaine qui permet drsquoeacutevaluer son acircge laquo mais il avoit aincoires pou de barbe car il ne passoit
point aincoires lrsquoeage de vingt ans826 raquo Lrsquoeacutetonnement et la fascination provoqueacutes par la vue
drsquoOurseau font de lui un monstre au sens eacutetymologique crsquoest-agrave-dire qursquoil est un ecirctre agrave caractegravere
exceptionnel mais lrsquoentremecirclement de ses caracteacuteristiques humaines et animales en font surtout
un hybride A cause de sa pilositeacute animale qui eacuteveille la meacutefiance du spectateur et du lecteur
on pourrait srsquoattendre agrave ce qursquoOurseau soit deacutecrit comme un hybride hideux agrave voir Mais une
seconde opposition est introduite apregraves cette comparaison avec lrsquoours
mais tant estoit le poil qursquoil avoit sus lui jausne et de couleur reluisant ainsy
comme se crsquoeust esteacute fin or brunty
Cette opposition vient alors renverser complegravetement le deacutebut du portrait et confeacuterer agrave la pilositeacute
du jeune homme-ours une grande beauteacute En effet sa description reacuteutilise la rheacutetorique du Beau
par la comparaison avec lrsquoor (fin or brunty fin or827) lrsquoinsistance sur la clarteacute et la brillance du
822 IV 1 p527 94-95 823 IV 1 p527 95-97 824 IV 1 p527 97-98 825 Citeacute par LE NAN Freacutedeacuterique laquo Le velu sauvage dans quelques textes franccedilais du XIIegraveme au XIVegraveme siegravecles
raquo Recherches sur lrsquoImaginaire Cahier 31 2005 p39 826 IV 1 p528 106-107 827 IV 1 p527 99 et p528 104
233
poil comme le portrait de la Becircte Glatissant magnifiait cette creacuteature avec les jeux drsquooptique et
de couleurs de son cou Ces beaux hybrides semblent entrer en contradiction avec leur propre
deacutefinition puisque lrsquohybride est la reacuteunion impensable de deux eacuteleacutements heacuteteacuteroclites Les deux
parties reacuteunies ne peuvent former un ensemble beau et cette affirmation se retrouve au deacutebut de
lrsquoArt poeacutetique drsquoHorace dont les premiers vers sont lagrave pour deacutefinir ce qui nrsquoest pas beau et sont
donc pour lrsquohybride laquo Humano capiti ceruicem pictor equinamIungere si velit et varias
inducere plumasUndique collatis membris ut turpiter atrumDesinat in piscem mulier formosa
superneSpectatum admissi risum teneatis amici828 raquo
Le deacuteroulement progressif de cette description laisse apparaicirctre les contradictions que le
poegravete veut ici critiquer le premier vers oppose agrave ses deux extreacutemiteacutes deux natures diffeacuterentes
la nature humaine (laquo humano raquo) et la nature eacutequine (laquo equinam raquo) Les deux vers suivants
montrent lrsquoimpossibiliteacute drsquounir (laquo jungere raquo) ces natures qui sont contradictoires (laquo undique
collatis raquo) Le verbe laquo inducere raquo montre que toute tentative de reacuteunion est artificielle et
grossiegravere puisqursquoil signifie agrave la fois laquo appliquer sur raquo et laquo enduire mettre une couche raquo qui
souligne le manque drsquoharmonie de lrsquounion de ces parties La fin de cet extrait montre la
contradiction estheacutetique que creacutee la contradiction de natures puisque lrsquohybride est agrave la fois beau
en haut (laquo formosa superne raquo) et repoussant en bas (laquo turpiter atrum desinat raquo) Ce sont ces
contradictions mises en valeur par Horace qui doivent faire le grotesque de cette description
de sorte que lrsquohybride ne susciterait ni fascination ni terreur mais simplement le rire du
spectateurlecteur La poeacutesie doit selon Horace eacuteviter les eacutecueils de ces sujets complexes et
multiples pour se tourner vers des descriptions homogegravenes laquo denique sit quidvis simplex
dumtaxat et unum829 raquo
Ainsi si la beauteacute de la Becircte Glatissant vient du fait que son cou eacuteblouissant dissimule son
corps hybride dans la description drsquoOurseau au contraire se trouve le meacutelange harmonieux de
ses deux natures qui fait justement la beauteacute du jeune homme Le poil ursin et la chevelure
humaine par exemple sont mis sur le mecircme plan et les traits caracteacuteristiques de lrsquoours sont
ainsi parfaitement mecircleacutes au portrait du jeune homme laquo le poil cler et luisant comme fin or et
la chevelure qui lui reposoit sur les espaules830 raquo Le spectacle qursquooffre Ourseau bel homme et
828 laquo Si un peintre veut unir agrave une tecircte humaine Lrsquoencolure drsquoun cheval et appliquer des plumes multicolores Sur
des membres pris de tous cocircteacutes si bien qursquoune femme belle en haut Se terminerait hideusement en un noir
poisson Admis comme spectateur de ces oeuvres vous retiendriez-vous de rire les amis raquo
HORACE Epicirctres Art Poeacutetique [eacuted F Villeneuve] Paris Belles Lettres 1941 v1-5 829 laquo Enfin quelque sujet que vous traitiez quil soit simple et un raquo
HORACE Opcit v23 830 IV 1 p528 104-105
234
bel ours est plaisant agrave regarder pour les Romains (laquo moult lrsquoen regarderent voulentiers831raquo) La
particulariteacute de ce portrait est que la double nature de ce jeune homme nrsquoen fait pas un ecirctre laid
bien au contraire et surtout qursquoelle nrsquoest pas exprimeacutee sur le mode de la contradiction Lors de
son arriveacutee agrave Rome il est preacutesenteacute au gouverneur Gaiumlus qui jugea qursquoil eacutetait laquo tant plaisant a
regarder et que bien lui affreoit sa pelueteacute832 raquo sa beauteacute humaine et ursine sont parfaitement
mecircleacutees Lrsquoharmonie de son corps laisse preacutesager lrsquoharmonie de ses deux natures qui srsquoexprime
deacutejagrave lors de sa premiegravere apparition puisque la sauvagerie de lrsquoours est compleacuteteacutee par un bon
naturel eacutevoqueacute lors de sa venue agrave Rome (laquo de sa propre nature il estoit de bonnes meurs raquo) et
qui lui viendrait de ses parents en faisant un gentil nice et non un homme sauvage inquieacutetant
Cette bonne nature drsquoOurseau lui permet un apprentissage rapide de la civilisation romaine qui
va jusqursquoagrave la maicirctrise parfaite de leurs mœurs
Adont [Gaius] commenccedila a arraisonner le jennenceau par belles parolles et
petit a petit Ourseau lrsquoen commenccedila de congnoistre et a recepvoir
begninement sa doctrine car de sa propre nature il estoit de bonnes meurs
et tant applicqua son entendement en toutes vertus qursquoil fut mout en grace
de Gayus Et en dedens lrsquoan il eut autant comme se ce eust esteacute son filz833
La Norreture vient deacutefinir une nouvelle paterniteacute celle du Romain Gaiumlus qui se manifeste
par lrsquointeacutegration des codes sociaux de Rome par le jeune Ourseau Devenu excellent chevalier
gendre de Gaiumlus et pegravere de douze enfants Ourseau semble parfaitement inteacutegreacute agrave Rome gracircce
agrave lrsquoeacuteducation pourvue par Gaiumlus Cependant ses douze enfants preacutesentent la mecircme apparence
que lui et portent le mecircme nom que leur pegravere Cette continuiteacute du trait ursin qui nrsquoest pas atteacutenueacute
chez la geacuteneacuteration suivante comme crsquoeacutetait le cas apregraves le mariage de Clamidegraves et Galotine
montre une permanence de la nature drsquoOurseau qui ne peut disparaicirctre ou mecircme ecirctre atteacutenueacutee
par la Norreture Ce pheacutenomegravene se manifeste notamment agrave travers Ourseau2 fils aicircneacute drsquoOurseau
qui srsquoest rendu en Grande Bretagne Apprenant son origine et la responsabiliteacute des Romains
dans la destruction de son lignage il accepte des mains de la Reine Feacutee la lame de Ceacutesar qui a
tueacute son oncle Nestor et qui servira agrave lrsquoassassinat du geacuteneacuteral romain LorsqursquoOurseau2 apprend
de Zeacutephir que sa femme Camille a subtiliseacute la lame pour eacuteviter le deacutepart de son mari celui-ci
pourtant parfaitement courtois entre dans une colegravere animale laquo Quant Ourseau oyuml ce il fut
831 IV 1 p528 110 832IV 1 p533 268-269 833 Traduction laquo Alors Gaiumlus commenccedila agrave interpeller le jeune homme par de beaux discours et petit agrave petit il
commenccedila agrave apprivoiser Ourseau qui reccedilut avec soumission sa doctrine car il eacutetait naturellement de bonnes mœurs
et fit de son esprit la source de toutes vertus jusqursquoagrave ecirctre dans les bonnes gracircces de Gaiumlus Avant qursquoun an fucirct
eacutecouleacute Ourseau fut traiteacute comme srsquoil eacutetait son fils raquo (IV 1 p533-534 278-286)
235
moult courroucieacute et voult sa femme deshonnourer du corps834 raquo Le terme laquo deshonnourer raquo est
extrecircmement fort puisqursquoil peut deacutesigner un chacirctiment corporel mais aussi une agression
sexuelle Lrsquoambiguiumlteacute du terme renvoie agrave la nature ursine drsquoOurseau2 et agrave la paterniteacute drsquoEstonneacute
qui a certes eu un temps lrsquoapparence drsquoun ours mais qui en posseacutedait bien avant cet eacutepisode le
caractegravere libidineux et la violence Cette violence physique exerceacutee agrave lrsquoencontre drsquoune femme
ne se rencontre jamais dans le roman de la part drsquoun chevalier du lignage de Gadiffer et de faccedilon
geacuteneacuterale jamais de la part drsquoun chevalier de Perceforest (si lrsquoon excepte bien sucircr Estonneacute qui
viole Sorence et gifle une vieille femme qui voulait lrsquoembrasser mecircme si la scegravene est traiteacutee
sur le mode comique) La reacutesurgence de cette violence physique sous lrsquoeffet de la colegravere montre
les limites de la Norreture et de lrsquoapprentissage des codes courtois et sociaux du chevalier agrave la
nature ursine
La deacutecision drsquoOurseau2 de trahir Rome ougrave il est neacute et a eacuteteacute eacuteleveacute pour venger ses ancecirctres
et la Grande Bretagne montre eacutegalement que cette paterniteacute que la Nourreture avait eacutetablie entre
Gaiumlus et Ourseau ne reacutesiste pas longtemps agrave la paterniteacute naturelle et crsquoest ce qui nous a conduit
agrave parler de deacutetermination naturelle de par ses origines Ourseau2 est destineacute agrave venger la Grande
Bretagne en organisant la mort de Ceacutesar
Enfin la deacutetermination magique qui preacuteside indirectement au destin drsquoOurseau2 est un sort
lanceacute par la Reine Feacutee aucun des petits-enfants du roi et de la reine drsquoEcosse preacutesent sur lrsquoicircle
de Bretagne ne pourra ecirctre adoubeacute par un chevalier eacutetranger agrave leur sang Seul chevalier de la
nouvelle geacuteneacuteration crsquoest Ourseau2 fait chevalier agrave Rome qui sera lrsquoeacutelu capable drsquoadouber les
jeunes heacuteritiers du sang de Gadiffer drsquoEcosse Derriegravere le sortilegravege crsquoest encore une fois lrsquoideacutee
de la paterniteacute de la ligneacutee et de lrsquoorigine qui est en jeu puisque degraves que le Damoisel Faeacute est
adoubeacute par Ourseau2 il deacutevoile au chevalier mi-homme mi-ours ses origines en lui reacuteveacutelant
qursquoils sont cousins et que la Reine Feacutee et Gadiffer drsquoEcosse sont leurs grands-parents
Le cas drsquoOurseau est donc bien plus complexe que celui du Bossu puisqursquoagrave la double nature
qursquoil tient de ses deux geacuteniteurs lrsquoun humain lrsquoautre ours srsquoajoutent deux autres
deacuteterminations astrologique et magique qui fixent et reacutevegravelent agrave la fois son destin et ses origines
Face agrave cet ensemble le lien pegravere-fils eacutetabli entre Gaiumlus et Ourseau par la Nourreture semble
bien fragile et si lrsquoeacuteducation fournie par le Romain permet au jeune homme sauvage de srsquoadapter
agrave Rome et drsquoadopter un comportement courtois domptant pour un temps sa nature drsquoours et
cachant son origine eacutecossaise elle ne peut reacutesister agrave la paterniteacute naturelle que lrsquoeacutepisode de
834 IV 2 p1098 89-90
236
lrsquoadoubement magique fait ressurgir ni agrave la paterniteacute spirituelle qui lie le chevalier agrave lrsquoours et
qui reacuteapparait lorsqursquoil est transfigureacute par la colegravere
Cette action limiteacutee de la Norreture nrsquoest pas nouvelle comme on peut le voir dans le Roman
de Dolopathos laquo Nature sormonte et trespasseTout ce ke norreture amasse835 raquo
233 Passelion et lrsquoenfant prodige
Contrairement au Bossu de Suave et agrave Ourseau Passelion nrsquoa aucune marque physique
particuliegravere qui laisserait penser qursquoil est un ecirctre contrefait ou contre nature Cependant il nrsquoen
est pas moins un monstre au sens eacutetymologique du terme la naissance de Passelion est un signe
divin qui deacutetermine la mort prochaine du traicirctre Bruyant Sans Foy ainsi que Veacutenus lrsquoa preacutedit
A la suite drsquoun recircve inquieacutetant Bruyant va en effet se rendre dans le temple de la deacuteesse pour
en connaicirctre la glose Veacutenus lui annonce qursquoil mourra dans deux ans et la naissance de
Passelion le futur meurtrier de Bruyant est annonceacutee par Mars sous le regravegne de sa propre
planegravete La mention du terme de laquo planegravete reacutegnante raquo souligne la volonteacute de lrsquoauteur de placer
la naissance de Passelion sous une deacutetermination astrologique Drsquoapregraves le tableau reacutecapitulant
les dates estimeacutees des douze tournois du Chastel aux Pucelles le mariage drsquoEstonneacute et Priande
aurait lieu entre le 3 mars et le 1er avril Apregraves les noces a lieu lrsquoeacutepisode de la blessure de
Maroneacutes et Sador gueacuteris miraculeusement par la Reine Feacutee en seulement huit jours836 ce qui
permet agrave Maroneacutes de remporter le onziegraveme tournoi La date de conception se ferait
approximativement le 24 mars soit huit jours avant le 1er avril Le 24 mars est dans le premier
deacutecan du Beacutelier ougrave Mars a lrsquoun de ses deux domiciles La naissance aurait alors lieu neuf mois
plus tard le 24 deacutecembre en Capricorne signe ougrave Mars est en exaltation837 Si la date preacutecise
de sa naissance reste une estimation qui peut ecirctre contestable il est tentant drsquoimaginer que le
fils drsquoEstonneacute personnage que nous avons relieacute au Carnaval soit associeacute au solstice drsquohiver
Passelion est en effet un heacuteros solaire comme son enfance chez la feacutee Morgane le laisse
entrevoir agrave de multiples reprises Lorsque la feacutee se plaint du comportement de son proteacutegeacute agrave
Zeacutephir elle eacutenumegravere ses faceacuteties et raconte ainsi cinq becirctises du jeune garccedilon Griffeacute par un
chat Passelion le jette dans la marmite ougrave la viande cuit Deacutenonceacute par son cousin Benuiumlc
Passelion le giffle si fort qursquoil le fit laquo tumber ou feu838 raquo au point de lui en laisser la marque
835 Citeacute par FAABORG N Jens Les enfants dans la litteacuterature franccedilaise du Moyen Age Copenhague Museum
Tusculanum Press 1997 p175 836 III 3 p144 785-786 837 BOUDET Jean-Patrice Opcit p59 838 IV 2 p695 142
237
indeacuteleacutebile sur le front (laquo sy le trouvay eschauldeacute ou front en telle maniere que jamais ne sera
heure qursquoil nrsquoy pere839 raquo) Reacuteveilleacute pendant la nuit agrave cause de la trop grande chaleur Passelion
aperccediloit toutes les servantes et les nourrices dormir nues et laquo va boutter le feu en toutes les
femmes qui la estoient la ou elles avoient le plus de poil840 raquo Plus tard affameacute tout comme son
cousin il coupe les oreilles de tous les porcs et les fait cuire ne pouvant plus attendre que
Morgane ordonne la preacuteparation du repas Enfin il chevauche un veau et muni drsquoun crochet
dont il se sert comme drsquoune lance tue un valet Apregraves le deacutepart de Zeacutephir Passelion commet
une sixiegraveme becirctise qui devient un acte irreacuteparable cette fois aux yeux de la feacutee faire perdre agrave
sa fille Morganette sa virginiteacute Si lrsquoeacutepisode de la chevaucheacutee du veau ne nous paraicirct pas
important pour notre analyse les autres cas sont tregraves clairs et sont directement lieacutes au feu dont
il se sert pour brucircler un animal (le chat les oreilles de cochon) ou un ecirctre humain (son cousin
les servantes) Les deux premiers cas mettent en rapport le feu et la fierteacute leacuteonine de Passelion
Mucirc par la colegravere il punit en mettant le feu au coupable Le troisiegraveme exemple a un caractegravere
sexuel tregraves marqueacute le fait qursquoil incendie le pubis de toutes les servantes pendant la nuit (laquo et
trouvay qursquoil nrsquoy avoit eu celle qui ne fust moult ensonniee drsquoestandre le fu drsquoentre leurs
secrez841raquo) renforce cette symbolique solaire (avec le feu et la chaleur extrecircme qui eacuteveille le
jeune garccedilon) associeacutee agrave la vigueur sexuelle dont va faire preuve Passelion tout au long du
roman Cette ardeur sexuelle eacutetait deacutejagrave celle de son pegravere maintes fois puni de sa lubriciteacute par le
lutin Zeacutephir qui deacutefendra ici le jeune garccedilon en faisant des laquo œuvres de Passelion842 raquo (toutes
les jeunes femmes au service de Morgane sont enceintes du jeune garccedilon) une compensation
pour les deacutegacircts occasionneacutes et le valet tueacute Enfin pour atteindre la fille de Morgane Passelion
doit escalader une tour et passer par la fenecirctre de la chambre de Morganette Crsquoest lors de
lrsquoascension du bacirctiment que le caractegravere solaire du heacuteros apparaicirct encore une fois associeacute agrave
lrsquoeacutechauffement sexuel puisqursquoon nous dit qursquoil eacutetait laquo tangre et chault843raquo en entreprenant cette
ascension Et quand Zeacutephir le sauve des foudres de Morgane il le deacutepose loin du chacircteau laquo
tant eschauffeacute de son adventure844raquo Cette ardeur sexuelle qui en fait un personnage cleacute dans
lrsquoentreprise de repeuplement de la Grande Bretagne deacutevasteacutee srsquoaccorde donc parfaitement avec
une naissance au solstice drsquohiver Tous ces attributs qui montrent que Passelion est une figure
solaire pourraient ecirctre expliqueacutes par les dates de conception et de naissance du chevalier
839 IV 2 p696 146-148 840 IV 2 p696 165-167 841 IV 2 p696 172-174 842 laquo Crsquoest pour aucunement vous recompenser du varlet qursquoil vous occist comme dist avez raquo (IV 2 p701 325-
327) 843 IV 2 p703 380-381 844 IV 2 p706 457
238
puisque le Soleil est en exaltation en Beacutelier tout comme Mars lrsquoest en Capricorne Enfin
lorsque Passelion est acircgeacute de dix mois une lettre de la Feacutee Morgane et de Benuiumlc agrave son cousin
rapporte les conseils de Zeacutephir pour tuer Bruyant lrsquoadoubement de Passelion devra avoir lieu
degraves le lendemain agrave midi (heure agrave laquelle commence la journeacutee astrologique) quand laquo Mars
sera en sa greigneur vertu845 raquo Si la naissance de Passelion a effectivement lieu en Capricorne
alors la scegravene qui se passe dix mois plus tard est placeacutee sous le signe du Scorpion dans lequel
Mars a son second domicile
Crsquoest cette deacutetermination qui fait de Passelion un monstre puisque son destin est
intrinsegravequement lieacute agrave la condamnation que Veacutenus a prononceacutee agrave lrsquoencontre de Bruyant Si
lrsquoeacutepisode semble ecirctre une vengeance personnelle crsquoest pourtant la propheacutetie de Veacutenus qui est
constamment rappeleacutee et le but de Bruyant nrsquoest pas drsquoeacutechapper agrave un nouveau-neacute qursquoil meacuteprise
mais bien de laquo faire mensongniere la deesse Venus846 raquo Cependant la propheacutetie de Veacutenus
gloseacutee par Mars est eacutegalement redoubleacutee par Priande dont lrsquoappel agrave la vengeance deacuteclenche
un accouchement violent auquel elle ne survivra pas Ses cris laquo Tenez le trayumlttre Bruiant qui a
occis mon seigneur et mary 847 raquo sont pousseacutes au reacuteveil drsquoun songe dans lequel elle voit son
mari assassineacute par Bruyant sans Foy Lagrave encore on peut penser agrave lrsquoinfluence drsquoune eacutemotion
violente de la megravere sur la forme du futur enfant puisque agrave la suite de sa vision et reacutepondant agrave
ces cris Passelion deacutechire le cocircteacute droit de sa megravere et naicirct avec une arbalegravete et une flegraveche dans
les mains La violence de lrsquoassassinat qui a marqueacute lrsquoimagination de Priande se retrouve dans
celle de lrsquoaccouchement et dans lrsquoarmement merveilleux du nouveau-neacute Ch Ferlampin-Acher
interpregravete cette naissance particuliegravere comme celle drsquoun heacuteros dont les qualiteacutes viriles exigent
une naissance qui nrsquoest pas souilleacutee par les voies naturelles848 De fait lrsquoauteur sait habilement
jouer drsquoun eacutecart par rapport agrave la norme meacutedicale pour souligner la merveille de la naissance et
en faire celle drsquoun heacuteros
Les contractions qui preacuteceacutedent neacutecessairement lrsquoaccouchement donnent ici le rythme agrave la
narration de lrsquoeacutepisode Celles-ci sont drsquoabord sources drsquoune douleur continue puisque le travail
dure laquo ung jour et une nuyt et lrsquoendemain jusques environ heure de nonne849 raquo Les intervalles
entre ces contractions sont eacutegalement preacutesents puisque lorsque les douleurs cessent et que
Priande peut srsquoendormir elle est encore consideacutereacutee laquo en son travail850 raquo Ils servent aussi de
845 IV 1 p271 465 846 IV 1 p 284 851-852 847 IV 1 p193 528-530 848 FERLAMPIN-ACHER Christine laquo Les enfants terribles de Perceforest raquo dans Enfances arthuriennes
Orleacuteans Paradigme 2006 p 242 849 IV 1 p157 68-69 850 IV 1 p158 84
239
pause quand le degreacute croissant de la douleur permet lrsquoacceacuteleacuteration de la narration crsquoest une
augmentation de la douleur des contractions qui reacuteveille Priande (laquo le second martyre lui
survint que plus grief lui estoit que le premier851 raquo) Cette augmentation de la douleur entraicircne
des spasmes de plus en plus forts tout drsquoabord les dames ne font que regarder la jeune femme
souffrir avec compassion mais lorsque la seconde vague de contractions commence elles
doivent la laquo accoller et estraindre par les coustez852 raquo Apregraves un nouvel intervalle de repos
pendant lequel Priande srsquoeacutevanouit puis raconte agrave Lyriope sa vision la douleur atteint son
paroxysme lors drsquoune troisiegraveme phase pendant laquelle les spasmes lui soulegravevent le ventre (laquo les
entrailles de son ventre srsquoen surlevoient853 raquo) Ces notations reacutealistes sont habilement mecircleacutees
drsquoeacuteleacutements merveilleux le repos de la jeune femme geacutenegravere une vision propheacutetique la douleur
grandissante semble nourrir les reacuteactions de plus en plus violentes de Passelion qui hurle depuis
le ventre de sa megravere lors de la seconde phase de contractions et qui deacutechire le cocircteacute droit du
ventre de sa megravere pour sortir agrave cause des contractions trop fortes de la troisiegraveme phase Lagrave
encore la naissance mecircle reacutealisme et merveilleux certes le nouveau-neacute nrsquoest pas sorti par les
voies naturelles mais le texte insiste sur le fait qursquoil deacutechire le cocircteacute droit Ce deacutetail se retrouve
dans les traiteacutes meacutedicaux meacutedieacutevaux qui preacutecisent qursquoun enfant macircle se tient sur le cocircteacute dextre
du ventre de sa megravere comme nous lrsquoavions deacutejagrave signaleacute en premiegravere partie Ce deacutetail vient donc
renforcer lrsquointerpreacutetation de Ch Ferlampin-Acher qui faisait de cette naissance un eacutepisode
destineacute agrave mettre en place la viriliteacute guerriegravere drsquoun enfant-heacuteros De la mecircme faccedilon la neacutecessiteacute
pour Lyriope de retirer laquo la chemise dont nature lrsquoavoit enveloppeacute854 raquo montre un enfant neacute
coiffeacute crsquoest-agrave-dire enveloppeacute par un placenta encore intact La coiffe ceacutephalique est un signe
drsquoeacutelection que la superstition a enteacuterineacute dans lrsquoexpression laquo ecirctre neacute coiffeacute raquo et marque lagrave encore
la nature exceptionnelle de Passelion tout comme la flegraveche et lrsquoarbalegravete qursquoil tient en main Cet
eacutequipement qursquoil est difficile de rationaliser complegravetement nrsquoest pourtant pas tailleacute dans le
bois mais fait de chair (laquo formeacute de char nerveuse855 raquo) renvoyant au mecircme processus de
creacuteation qursquoun enfant Tout comme la peur de la dame de Suave cause la deacuteformation du Bossu
et la culpabiliteacute que la Reine Feacutee a ressentie a provoqueacute la naissance drsquoun enfant-ours le chagrin
et le deacutesir de vengeance de Priande dont lrsquointensiteacute se confond avec la douleur de
lrsquoenfantement provoquent la formation drsquoun eacutequipement guerrier qui accompagne Passelion
851 IV 1 p158 93-95 852 IV 1 p158 105-106 853 IV 1 p160 146-147 854 IV 1 p160 158-159 855 IV 1 p160 163-164
240
Si celui-ci grandit rapidement pour devenir un guerrier lrsquoarme faite de chair segraveche refroidit
segraveche pour devenir une arme redoutable dure et reacutesistante
Le meacutelange de ces notations reacutealistes aux eacuteleacutements merveilleux vient souligner davantage
le caractegravere extraordinaire de la naissance de Passelion Monstrueux car envoyeacute par Mars pour
reacutealiser la preacutediction de Veacutenus il est eacutegalement un heacuteros par ce meacutelange entre les eacuteleacutements
naturels et surnaturels de sa naissance qui en font un ecirctre semi-divin
Tous ces eacuteleacutements permettent alors de comprendre la croissance extrecircmement rapide de
lrsquoenfant et le deacuteveloppement acceacuteleacutereacute de ses qualiteacutes inneacutees Au livre II Estonneacute a deacutejagrave un fils
qursquoil a eu avec Sorence et il le deacutecouvre pour la premiegravere fois Lrsquoenfant dont la megravere est lagrave
aussi morte en couches disparaicirct presque immeacutediatement du reacutecit et ne sert qursquoagrave souligner la
dureacutee de lrsquoabsence drsquoEstonneacute Crsquoest pourquoi le texte ajoute aux caracteacuteristiques de lrsquoenfant
des marqueurs temporels le Tors souligne par exemple la progression de lrsquoenfant qui a grandi
et appris agrave marcher (laquo or le poez veoir courir par cest salle qui adont gisoit en bers856 raquo) Il voit
alors le Tors Carados et Clermonde qui laquo se jouoient a ung jenne enfant qui avoit II ans car
il commenccediloit a parler et disoit merveilles de risees857 raquo De la mecircme faccedilon Troyumllus et le Tors
reviennent apregraves quinze semaines passeacutees agrave assieacuteger Bruyant et deacutecouvrent un enfant qui
outrepasse la vitesse de deacuteveloppement normal drsquoun nourrison on parle de son sens laquo qui
advanccediloit son eage858 raquo et le Tors srsquoeacutemerveille qursquo laquo il croist oultre le cours de nature commune
tant en force comme en entendement859 raquo Lrsquoinsistance sur le sens et lrsquoentendement de lrsquoenfant
est importante car si Passelion grandit tellement vite qursquoil dort dans un berceau gigantesque par
rapport agrave sa taille actuelle il est eacutegalement capable de comprendre quand on lui parle de Bruyant
et il reacuteagit alors violemment reconnaissant le nom de lrsquoassassin de son pegravere En guise de
comparaison lorsque Gadiffer voit ses enfants Gadiffer2 et Nestor pour la premiegravere fois ils ont
un an peuvent marcher en eacutetant aideacutes par leur nourrice mais laquo nrsquoavoit point encores de
congnoissance860 raquo Un peu plus tard Claudius prend dans ses bras le jeune Gadiffer2 mais celui-
ci laquo pou sccedilavoit861 raquo Ces exemples drsquoenfances normales preacuteparent la description de lrsquoenfance
merveilleuse de Passelion puisque celui-ci va suivre la mecircme eacutevolution que les autres enfants
mais de faccedilon acceacuteleacutereacutee En effet lorsque le Tors retourne voir le nouveau-neacute acircgeacute de quinze
semaines celui-ci a des reacuteactions qui montrent qursquoil comprend ce qui lrsquoentoure Sa sphegravere de
856 II 1 par5 4-5 857 II 2 par1 79 858 IV 1 p254 548-549 859 IV 1 p255 573-574 860 II 1 par35 20-21 861 II 1 par182 11
241
compreacutehension reste neacuteanmoins limiteacutee comme crsquoest le cas pour les jeunes enfants aux
eacuteleacutements familiers ici le nom de lrsquoassassin de son pegravere Lors du siegravege de la Garande il apprend
agrave marcher agrave un acircge avanceacute mais lrsquoauteur souligne les eacutetapes de son apprentissage puisqursquoil doit
drsquoabord tenir sa nourrice par le doigt862 Il prend deacutejagrave la nourriture des adultes alors qursquoils sont
agrave table mais il est encore allaiteacute par ses nourrices De la mecircme faccedilon sa maicirctrise de la langue
est progressive ses premiegraveres paroles miment le vocabulaire (laquo Damoiselle baillieacutes moy la
belle chose863 raquo) et la syntaxe (laquo laissiez moy ici ens864 raquo laquo Tien oncle865 raquo) du discours
enfantin dont lrsquoauteur ne manque pas de souligner la particulariteacute en le qualifiant de laquo son
patois866 raquo Apregraves avoir deacutecideacute de suivre les recommandations de Zeacutephir et Morgane les
chevaliers adoubent Passelion agrave midi en insistant sur lrsquoimportance de respecter une heure qui
sera beacuteneacutefique agrave lrsquoenfant La soudaine maicirctrise de la parole de Passelion qui au moment de
son adoubement a perdu sa syntaxe et son langage enfantin ne peut ecirctre eacutetrangegravere agrave cette
influence de Mars sur le jeune enfant A partir de lagrave sa croissance et son deacuteveloppement
srsquoacceacutelegraverent encore et trois mois plus tard alors qursquoil est acircgeacute drsquoun an il a la force et
lrsquoentendement drsquoun enfant de six ans867 On notera drsquoailleurs une leacutegegravere erreur du texte srsquoil
eacutetait preacuteciseacute avant que Passelion a dix mois lors de son adoubement868 il est dit plus loin qursquoune
fois adoubeacute il a agrave peine neuf mois869 et que la fin de lrsquoanneacutee qui reste agrave vivre agrave Bruyant selon
Veacutenus doit se terminer dans trois mois870 ce qui correspondrait agrave la date drsquoanniversaire de
Passelion et donc agrave un moment ougrave Mars en exaltation confegravere toute sa puissance au jeune
enfant
En mecircme temps que le texte souligne le caractegravere surnaturel du deacuteveloppement de Passelion
il en deacutecouvre les deux causes laquo tant estoit a forte heure neacute et tant avoit esteacute bien nourry871 raquo
La Nourreture se voit attribuer ici une influence comparable aux qualiteacutes naturelles ce qui
explique lrsquoinsistance avec laquelle les personnages racontent le rocircle de Zeacutephir agrave la naissance de
Passelion Celui-ci apparaicirct en effet chaque soir pour frotter le nouveau-neacute avec des herbes
speacuteciales pour acceacuteleacuterer sa croissance Lrsquoimportance de la conjugaison des qualiteacutes inneacutees et
acquises est illustreacutee lorsque lrsquoenfant veut apprendre agrave utiliser lrsquoarbalegravete Naturellement doueacute
862 IV 1 p267 357-341 863 IV 1 p269 398 864 IV 1 p270 426-427 865 IV 1 p270 439 866 IV 1 p270 425 867 IV 1 p283 843-847 868 IV 1 p267 335 869 IV 1 p281 772 870 IV 1 p281 779-781 et IV 1 p282 816 871 IV 1 p281 765-766
242
pour la manier puisqursquoil est neacute lrsquoarme agrave la main il insiste cependant pour que chaque chevalier
lui apprenne tout ce qursquoil sait laquo par art de lrsquoerbaleste872 raquo Ainsi il ne sait pas immeacutediatement
utiliser lrsquoarme et tout comme le reste de ses capaciteacutes physiques et intellectuelles sa
preacutedestination agrave lrsquoeacutetat de guerrier se manifeste non par un don immeacutediat mais par une
progression spectaculaire Cet eacutepisode sert agrave montrer lrsquoinaniteacute des dons naturels sans
apprentissage ce qui peut ecirctre vu dans la description de lrsquoarme elle-mecircme si celle-ci a eacuteteacute
formeacutee de chair elle ne peut ecirctre utiliseacutee qursquoapregraves qursquoun chevalier y a ajouteacute une corde et a
enseigneacute agrave Passelion agrave srsquoen servir
Il luy tendi son arcq ou avoit adjousteacute une corde apregraves ce que nature y avoit
ouvreacute et lui mist la sayette en coche puis lui monstra un signe pour tirer
apregraves et la maniegravere de prendre sa visee et de descochier873
Cette ideacutee de lrsquoimportance de la techniciteacute et des compeacutetences acquises chez le guerrier se
retrouve lorsque le Chevalier Doreacute explique son talent pour les joutes par son habileteacute
technique874 mais surtout pendant le combat entre Holland et le Chevalier au Dauphin ougrave la
force brute du monstre est supplanteacutee par lrsquohabileteacute du jeune roi dont la maicirctrise technique est
souligneacutee agrave de multiples reprises875
Lieacutees agrave sa deacutetermination astrologique les qualiteacutes guerriegraveres de Passelion srsquoexpriment dans
toute leur puissance lors du meurtre de Bruyant au moment ougrave lrsquoemplacement de la planegravete
Mars est la plus favorable au jeune enfant Le paroxysme de sa fierteacute et de sa propension agrave
verser le sang est atteint lorsqursquoil deacutevore le cœur de lrsquoassassin de son pegravere876 Une fois le traicirctre
mort lrsquoheure favorable agrave lrsquoenfant est passeacutee et lrsquoinfluence de Mars deacutecroicirct En effet si le
nouveau-neacute Passelion grandit encore plus rapidement que le fils de Galotine qui tient pourtant
du geacuteant sa croissance merveilleuse cesse soudain et les eacutepisodes de son enfance turbulente
aux cocircteacutes de Benuiumlc ne signalent pas de diffeacuterence physique remarquable entre les deux cousins
Arriveacute agrave lrsquoacircge adulte il nrsquoest pas dit que Passelion est anormalement grand contrairement agrave
Galohau qui a une taille bien supeacuterieure agrave celle de Nero Crsquoest alors la compleacutementariteacute entre
Nature et Norreture qui vient favoriser le passage de lrsquoenfant merveilleux agrave un enfant normal
872 IV 1 p289 1011 873 Traduction laquo Il tendit son arbalegravete il avait ajouteacute une corde agrave cet ouvrage fait par nature et il mit la flegraveche
dans lrsquoencoche Il lui montra ensuite un signe pour tirer et la faccedilon dont il fallait viser et deacutecocher raquo (IV 1 p288
994-999) 874 IV 2 p793 179-186 875 IV 1 p114 876 Sur la mort de Bruyant voir eacutegalement lrsquoarticle de laquo Les morts violentes de Darnant Estonneacute et Bruyant dans
Perceforest lHistoire impreacutevue raquo Cahiers de recherches meacutedieacutevales et humanistes 22 2011 p 293-305
httpcrmrevuesorg12549
243
Zeacutephir mecircme qui frottait le jeune enfant encore au berceau pour acceacuteleacuterer son deacuteveloppement
change de rocircle et eacuteduque Passelion devenu adulte notamment lors de lrsquoeacutepisode de la descente
en Enfer pendant lequel il lui apprend lrsquoimportance de la politesse et de la maicirctrise de sa colegravere
sans lrsquoaide drsquoune quelconque magie
Si les connaissances en astrologie de lrsquoauteur ont fait de Passelion un personnage agrave la
naissance et agrave lrsquoenfance merveilleuses ce sont ces mecircmes connaissances qui permettent
lrsquoeacutevacuation du merveilleux en liant son deacuteveloppement extraordinaire agrave une conjonction
astrale particuliegravere Lrsquoimportance de compleacuteter les qualiteacutes inneacutees par un apprentissage
rigoureux vient achever le basculement drsquoun enfant monstrueux neacute pour rendre effective la
condamnation drsquoune deacuteesse agrave un chevalier heacuteroiumlque dont les prouesses sont certes
impressionnantes mais qui nrsquoen est pas pour autant invincible puisque drsquoautres chevaliers
parviennent agrave le deacutesarccedilonner
En utilisant un savoir astrologique pour construire un personnage merveilleux lrsquoauteur
reprend un proceacutedeacute qursquoil avait deacutejagrave utiliseacute avec les savoirs optiques et les bestiaires pour deacutecrire
la Becircte Glatissant Si la signification alleacutegorique pour lrsquoun et le passage du don naturel agrave la
qualiteacute acquise pour lrsquoautre viennent estomper voire effacer le caractegravere merveilleux de ces
creacuteations litteacuteraires crsquoest lrsquoeacutepisode de Holland qui eacutevite le basculement de la merveille vers le
monstrueux En reacuteduisant la deacutefinition du monstre agrave celle drsquoun ecirctre dont le corps srsquoinscrit contre
le fonctionnement naturel le roman ramegravene dans la sphegravere de Nature les autres eacuteleacutements
monstrueux hybrides creacuteatures gigantesques deacuteformeacutees extraordinairement fortes tous sont
consideacutereacutes comme des merveilles certes mais qui appartiennent au domaine de Nature Les
merveilles sont alors rapprocheacutees du domaine familier soit par des reacutefeacuterences au savoir comme
crsquoest le cas avec le savoir meacutedical dans lrsquoeacutepisode des lions de lrsquoEtrange Marche soit en
soulignant lrsquoimportance de lrsquoeacuteducation par rapport agrave la nature avec le cas de Galotine et
Passelion
Le passage de la merveille monstrueuse agrave la merveille naturelle nrsquoest pas anodin et
manifeste la christianisation progressive du Roman de Perceforest dont il nous faut maintenant
eacutetudier les proceacutedeacutes
244
3 De Veacutenus agrave Jeacutesus la fin du paganisme
La magie est un eacuteleacutement central dans le Roman de Perceforest une eacutetude du champ lexical
de la pratique magique permet de relever 1011 occurrences sur les six livres877 Pour cela il a
fallu exclure les termes ne faisant pas directement reacutefeacuterence agrave la magie comme soubtil qui sert
souvent agrave deacutecrire le niveau drsquoexpertise drsquoune feacutee ou drsquoefficaciteacute drsquoun enchantement mais qui
nrsquoest pas vraiment un terme de magie
Livre I Livre II Livre III Livre IV Livre V Livre VI
Nombre drsquooccurrences 191 142 165 203 177 133
Freacutequence drsquoapparition 19 24 18 17 14 17
Sur le graphique la [Freacutequence drsquoapparition reacuteelle des termes de magie] permet de voir la
varieacuteteacute du vocabulaire magique les termes qui y sont comptabiliseacutes sont ceux qui apparaissent
au moins une fois dans le livre correspondant Par exemple sur les 37 termes de magie qui
constituent notre corpus seuls 14 apparaissent au moins une fois dans le livre V contre 24 dans
le livre II ce qui montre que le vocabulaire de la magie de ce deuxiegraveme livre est plus varieacute que
dans les suivants La diffeacuterence de valeurs avec le [Nombre drsquooccurrences] rend la courbe
difficile agrave lire sur le graphique et a neacutecessiteacute le recours agrave la courbe [Freacutequence drsquoapparition des
877 Pour un releveacute complet de ces donneacutees se reporter agrave lrsquoannexe 2
0
50
100
150
200
250
300
Livre I Livre II Livre III Livre IV Livre V Livre VI
Varieacuteteacute et freacutequence dapparition du vocabulaire magique
Nombre doccurrencesFreacutequence drsquoapparition reacuteelle des termes de magieFreacutequence drsquoapparition des termes de magie
245
termes de magie] qui reprend les mecircmes donneacutees mais qui les repreacutesente en plus gros plan Cela
permet de mettre en rapport la varieacuteteacute et le nombre des termes de magie Comme on peut le voir
sur le graphique quand la varieacuteteacute des termes augmente le nombre drsquooccurrences diminue Au
contraire au livre IV on note la preacutesence drsquoun nombre important drsquooccurrences mais les termes
sont moins varieacutes que dans les autres livres comme en teacutemoigne la diminution de la courbe
[Freacutequence drsquoapparition des termes de magie] Ce pheacutenomegravene srsquoexplique par la concentration
agrave partir du livre III des pheacutenomegravenes magiques sur certains personnages et par un traitement
moins preacutecis de leurs actions si les feacutees et les enchanteurs des premiers livres utilisaient des
sorts des poudres des breuvages des charmes des conjurations des esperimens des
incantations de lrsquoingromancie et de la nigromancie noyant le lecteur sous un flot de
deacutemonstrations magiques et de merveilles les livres suivants preacutesentent des pheacutenomegravenes de
moins en moins varieacutes et que lrsquoauteur regroupe sous le terme drsquoenchantement Cette diminution
de la varieacuteteacute du vocabulaire magique et sa concentration sur quelques personnages cleacutes de
lrsquointrigue comme lrsquoenchanteur Darnant et la Reine Feacutee srsquoinscrivent dans le processus de
rationalisation du roman Il est en effet plus facile pour lrsquoauteur de supprimer ou de convertir
quelques personnages consideacutereacutes comme les plus brillants repreacutesentants de la pratique magique
que de justifier une conversion massive des enchanteurs et des feacutees dans une eacutepoque qui nrsquoest
pas encore christianiseacutee
Ainsi la concentration des eacuteleacutements magiques sur certains personnages et la deacutemonstration
des fondements rationnels de la pratique magique seront les deux eacuteleacutements moteurs du
processus de christianisation du roman
31 La fabrique des dieux deacutemystification et deacuteification
311 Recircves divination et nouveaux dieux
Si une chose ressort de la lecture du Roman de Perceforest crsquoest que lrsquoon y dort beaucoup
et que le sommeil y est productif puisque sur les six livres qui constituent le roman il est
possible de relever 65 recircves diffeacuterents878
La premiegravere fois qursquoun personnage du Roman de Perceforest en appelle veacuteritablement aux
dieux crsquoest lors drsquoun rituel drsquooniromancie Le premier recircve que nous appellerons recircve 0 est
celui de Brutus dans les premiegraveres pages du livre I Chef des Troyens en exil il recherche un
878 Pour consulter la liste preacutecise de ces recircves se reporter agrave lrsquoannexe 3 laquo Les recircves dans le Roman de Perceforest raquo
246
endroit ougrave son peuple pourra srsquoinstaller Arriveacute sur une icircle ougrave est dresseacute un temple de Diane il
srsquoy rend accompagneacute de douze dignitaires et drsquoun devin Un rituel est alors accompli Brutus
srsquoendort et recircve de la destination deacutesireacutee Cet eacutepisode est entiegraverement repris de lrsquoHistoria regum
Britaniae de Geoffroy de Monmouth et preacutesente toutes les caracteacuteristiques de lrsquoincubation
antique La preacuteparation du croyant preacutecegravede lrsquooniromancie qui se compose drsquoun jeucircne de priegraveres
ou drsquoenchantements comme lrsquoexplique Auguste Boucheacute-Leclercq dans son livre Histoire de la
divination dans lantiquiteacute879 Dans ce passage il nrsquoy a pas de rituel de purification speacutecifique
mais des offrandes de plusieurs types On trouve drsquoabord trois feux destineacutes agrave honorer chacun
des trois dieux auxquels est consacreacute le temple (ici Jupiter Mercure et Diane)
Auquel lieu comme ilz fussent venus avironnez les temples de leurs chiefz
de bendiaux devant lrsquoentree de tresbelle maniegravere a III dieux crsquoest assavoir
Jupiter Mercure et Dyane ilz establirent III feux et a chacun drsquoiceulx ilz
donnerent sacrifice880
Ce rituel qui consiste agrave allumer un feu pour un dieu avant de lui faire une demande est
caracteacuteristique drsquoune croyance antique celle que les dieux grecs se nourrissaient de fumeacutee881
La traduction de lrsquoauteur de Perceforest tend agrave effacer toute reacutefeacuterence trop explicite au rite
antique en ne reprenant pas les termes laquo veterrimo ritu raquo de la version de Geoffroy de
Monmouth
Quo ubi ventum est circumdati tempora vittis ante adytum veterrimo ritu
tribus Diis Jovi videlicet et Mercurio necnon et Dianae tres focos
statuerunt singulis singula libamina dederunt882
Les bandeaux (laquo vittae raquo) eux aussi font reacutefeacuterence agrave des eacuteleacutements rituels de lrsquoAntiquiteacute
puisqursquoon les retrouve ceignant les tempes drsquoun precirctre dans lrsquoEneacuteide (laquo sacra redimibat
879 BOUCHE-LECLERCQ Auguste Histoire de la divination dans lantiquiteacute Grenoble Jeacuterocircme Millon 2003
p221 880 Traduction laquo Arriveacutes en ce lieu ils ceignirent leurs tempes de bandeaux ils disposegraverent drsquoune tregraves belle faccedilon
devant lrsquoentreacutee trois feux consacreacutes aux trois dieux crsquoest-agrave-dire Jupiter Mercure et Diane et ils leur offrirent un
sacrifice raquo (I 1 par19 9-14) 881 laquo Si pour grandir comme un daiumlmon il suffit agrave Deacutemophon de sentir le pneucircma de sa nourrice divine crsquoest sans
doute parce que les dieux sont censeacutes se nourrir par inhalation en respirant les odeurs des offrandes brucircleacuteesraquo
BARRA-SALZEDO Edoarda En soufflant la gracircce Acircmes souffles et humeurs dans lrsquoAntiquiteacute Grenoble
Jeacuterocircme Millon 2007 p90 882 Traduction laquo Arriveacute en ce lieu leurs tempes ceintes de bandeaux ils allumegraverent devant lrsquoadytum selon la plus
ancienne coutume trois feux aux trois dieux Jupiter (cela va de soi) Mercure et aussi Diane ils firent des
libations agrave chacun drsquoentre eux raquo
GEOFFROY DE MONMOUTH Historia Regum Britanniae [eacuted A Schultz] Halle Eduard Anton 1854 XI
p12
247
tempora vitta883 raquo) Apregraves avoir reacutepeacuteteacute neuf fois sa priegravere Brutus tourne trois fois autour de
lrsquoautel consacreacute aux dieux884 Cette circumambulation creacutee un espace sacreacute dans lequel Brutus
peut eacutetendre la peau ougrave il va srsquoendormir pour recevoir la reacuteponse divine Dans les notes du livre
I G Roussineau cite agrave ce propos une remarque drsquoEdmond Faral soulignant encore une fois le
lien avec lrsquoEneacuteide puisque les oracles de Faunus montrent la pratique de srsquoeacutetendre sur des peaux
de becirctes dans lrsquoattente du songe qui viendra apporter la reacuteponse divine885 Une fois le rituel
exeacutecuteacute Brutus recircve de la deacuteesse Diane qui lui donne la reacuteponse attendue La veacuteraciteacute de cette
vision nrsquoest agrave aucun moment remise en doute par le prince troyen bien au contraire elle fait
partie du reacuteel et tient plus de lrsquoapparition que du songe puisqursquoil srsquoagit drsquoune laquo vision
esveillieacute886 raquo De plus le message du recircve est tregraves clair la destination demandeacutee est preacuteciseacutement
indiqueacutee par la deacuteesse et il nrsquoest donc pas neacutecessaire drsquoavoir recours agrave lrsquoonirocritique pour
comprendre ses paroles Caracteacuteriseacutee par les preacutecisions qui lrsquoentourent comme un rituel antique
lrsquoincubation qui preacutecegravede le recircve de Brutus au livre I deacutelimite un espace sacreacute tant dans les
mouvements (la circumambulation) le rythme et la symbolique des chiffres (trois feux la priegravere
reacutepeacuteteacutee neuf fois lrsquoautel contourneacute trois fois) que dans les eacuteleacutements du sacrifice (le bandeau le
feu le vin la biche) Si cet eacutepisode nrsquoest qursquoune traduction contrairement agrave la suite de lrsquoœuvre
qui est une creacuteation de lrsquoauteur il sert de point de comparaisons avec le reste des scegravenes de
visions et montre une rupture volontaire avec le rite antique Tout drsquoabord il faut remarquer que
les dieux citeacutes dans lrsquoeacutepisode de Brutus ne sont presque plus eacutevoqueacutes apregraves cet eacutepisode hormis
Mercure qui est citeacute agrave la naissance des enfants des couples royaux Il est agrave ce moment-lagrave le dieu
auquel est deacutedieacute un temple en Ecosse dans lequel les enfants royaux doivent ecirctre preacutesenteacutes selon
la coutume Quant agrave Diane elle est seulement citeacutee aux cocircteacutes de Neptune887 dans la priegravere de
Perceforest lors de sa premiegravere visite au Temple Incongneu Les dieux de premier plan dans le
royaume de Perceforest encore paiumlen ceux qui interviennent parmi les hommes ou qui sont les
objets drsquoun culte important sont Mars et Veacutenus Le regravegne de ces deux diviniteacutes au deacutetriment de
Jupiter ou Diane vient sans doute de leurs attributs respectifs qui font facilement de Veacutenus la
deacuteesse des jeunes filles (et plus geacuteneacuteralement des amoureux) et de Mars le dieu honoreacute par les
chevaliers humanisant ainsi les dieux paiumlens
883 Traduction laquo Les liens sacreacutes qui entouraient ses tempes raquo
VIRGILE LrsquoEneacuteide [eacuted C M Cluny] Paris Editions de la Diffeacuterence 1993 livre X 538 884 I 1 par21 1-4 885 I 2 p1026 886 I 1 par23 1-4 887 I 1 par371 22
248
Le second recircve du roman est celui drsquoAlexandre (que nous appellerons recircve ndeg1) qui srsquoest
rendu dans le temple drsquoune icircle consacreacutee agrave la deacuteesse Veacutenus Si le mouillage de la flotte
drsquoAlexandre dans cette icircle est deacutecideacute pour accomplir un pegravelerinage il nrsquoy a ici aucune
preacuteparation aucun rituel si ce nrsquoest qursquoAlexandre et ses compagnons deacutecident de passer toute
la nuit au temple Alexandre est surpris par une vision propheacutetique mais cette fois-ci la vision
apparaicirct pendant son sommeil De plus si le recircve a bien lieu dans le temple de Veacutenus ce nrsquoest
pas la deacuteesse elle-mecircme qui apparaicirct devant Alexandre comme Diane devant Brutus mais laquo ung
ancien homme vestu drsquoune noire cape888 raquo Le vieil homme agrave la cape noire se reacuteveacutelera dans la
suite du roman ecirctre Zeacutephir qui se retrouve associeacute agrave la deacuteesse Veacutenus agrave plusieurs reprises dans
lrsquoeacutepisode de Troyumllus et Zellandine au cours duquel il deacutepose le jeune homme au chevet de la
jeune fille lequel ne reacutesiste pas agrave la tentation de passer la nuit avec Zellandine endormie car il
est enflammeacute de deacutesir par Veacutenus ou bien plus tard dans le livre VI quand il conseille Carracte
apregraves qursquoelle a eu une vision de la deacuteesse Le recircve ndeg1 nrsquoest cependant pas un recircve provoqueacute
comme lrsquoeacutetait le recircve 0 et il faudra attendre le livre IV dans lequel le roi drsquoAngleterre est
transporteacute sur lrsquoIcircle de Vie et ougrave le peuple breton est retombeacute dans un eacutetat proche de la
sauvagerie pour voir apparaicirctre de nouveaux eacutepisodes de songes volontaires les deux songes
de Gallafur (ndeg32 et 33) et le double songe drsquoOurseau2 (ndeg36 et 37) Au livre V Morganette va
deux fois au temple consulter son avenir dans ses recircves (ndeg43 et 47) et Passelion suivant son
exemple une fois (ndeg46) Enfin au livre VI on trouve deux cas de songes provoqueacutes celui de
Maronex2 (ndeg55) et drsquoune jeune fille (ndeg56) Il est extrecircmement inteacuteressant de voir que tous ces
recircves ont eacuteteacute provoqueacutes volontairement par des recircveurs deacutesireux de voir pendant leur sommeil
la reacuteponse agrave leur question et que ces reacuteponses ils les ont trouveacutees non dans le temple de Veacutenus
mais dans celui de la Deacuteesse des Songes Contrairement au recircve 0 tous ces songes sont deacutenueacutes
de rituel les personnages srsquoendorment dans le temple et au reacuteveil ils ont trouveacute une reacuteponse agrave
leur question Alors que dans le recircve 0 Brutus savait exactement comment organiser la
ceacutereacutemonie qui preacuteceacutedait la reacuteveacutelation divine ce sont drsquoautres personnages (ou dans le cas de
Morganette la rumeur889) qui instruisent les recircveurs et leur apprennent les pouvoirs de la deacuteesse
La perte de ce rituel est particuliegraverement frappante dans le cas de Gallafur (ndeg32-33) Non
seulement il ne sait pas comment provoquer un songe qui lui fera voir son avenir mais en plus
il nie le caractegravere divin de la Deacuteesse des Songes Face agrave lrsquoincreacuteduliteacute de Gallafur qui la traite de
888 I 1 par98 11-12 889 laquo Bien avoie oyuml dire raquo (V 1 par391 5)
249
laquo fole deesse890 raquo le gardien du temple lui raconte lrsquoorigine de cette diviniteacute apparue apregraves la
disparition de Perceforest
Une dame nommee Sarra qui mout lrsquoamoit et qui moult saige estoit donnoit
respons aux pucelles de leurs songes en son vivant tellement qursquoaprez sa
mort les pucelles lrsquoont nommeacute la Deesse des Songes et lui ont fait ce temple
ou elles lrsquoaourent car personne ne veille une nuit en ce temple que ains le
jour en son dormant ne lui viengne declaration de son songe se devant a
songieacute et se ce non il songera aucune chose du tamps advenir891
Le gardien insiste davantage sur la nature humaine de Sarra que sur une nature divine qui
lui a eacuteteacute confeacutereacutee par la foi que les jeunes filles avaient dans son expertise dans lrsquooniromancie
Ce personnage est apparu agrave de nombreuses reprises au cours des livres preacuteceacutedents et le lecteur
sait que Sarra nrsquoest pas une deacuteesse mais une des dames de la forecirct Elle srsquoillustre tout
particuliegraverement dans lrsquoart de preacutedire lrsquoavenir puisque crsquoest elle qui lance un sort pour connaicirctre
la fin de la meacutelancolie de Perceforest au livre II et un autre au livre IV pour srsquoassurer de lrsquoavenir
de ses filles apregraves la destruction de la Grande Bretagne Elle craint en effet que celles-ci soient
deacuteshonoreacutees comme lrsquoeacutetaient les femmes du temps du lignage Darnant Elle demande alors agrave
son sort ce qursquoil adviendra du mauvais lignage Le sort lanceacute par Sarra est sans aucun doute une
pratique magique puisqursquoelle srsquoaide de sa laquo nigromantie892 raquo mais la nature humaine de Sarra
nrsquoest jamais mise en doute Ce statut intermeacutediaire de la dame de la forecirct dont la capaciteacute agrave lire
lrsquoavenir la place au-dessus des autres femmes permet sa divinisation et le glissement de la
deacuteesse Veacutenus agrave la deacuteesse Sarra Un deuxiegraveme dieu-humain vient remplacer Veacutenus aupregraves des
jeunes filles il srsquoagit du Chevalier au Dauphin Contrairement agrave Sarra qui semble maicirctriser les
arts occultes le chevalier ne srsquoillustre que par ses exploits chevaleresques Srsquoil est diviniseacute apregraves
sa mort crsquoest parce qursquoil a passeacute sa vie agrave reacutealiser les souhaits des jeunes filles par ses prouesses
Or il est le personnage qui reccediloit le culte le plus deacuteveloppeacute le texte eacutevoque les chants des
jeunes filles qui lrsquohonorent leurs priegraveres et mecircme les chacirctiments que le chevalier divin inflige
agrave celles qui essaient de le tromper comme Marmona2 Comme les dieux Mars et Veacutenus il
reacutepond aux priegraveres de certaines jeunes filles qui le sollicitent preacutedit lrsquoavenir et reacutealise des
890 IV 2 p1017 52 891 Traduction laquo une femme nommeacutee Sarra qui lrsquoaimait eacutenormeacutement et qui eacutetait drsquoune grande sagesse interpreacutetait
les recircves des jeunes filles de son vivant si bien qursquoapregraves sa mort les jeunes filles lrsquoont nommeacutee la Deacuteesse des
Songes et lui ont fait ce temple dans lequel elles lrsquoadorent car personne ne veille une nuit dans ce temple sans que
le matin mecircme pendant son sommeil il ne lui vienne une interpreacutetation de son songe srsquoil a recircveacute pendant la nuit et
si ce nrsquoest pas le cas il recircvera de quelque eacuteveacutenement des temps futurs raquo (IV 2 p1017 60-70) 892 IV 2 p955 73-74
250
souhaits Il est ensuite appeleacute le Dieu des Deacutesiriers ce qui montre lagrave encore un transfert du culte
de la deacuteesse Veacutenus que les jeunes filles amoureuses invoquaient Cependant lrsquohumaniteacute du
Dieu des Deacutesiriers est preacuteserveacutee puisque son corps est conserveacute dans le temple comme une
relique certes mais qui garde lrsquoarmure et lrsquoeacutepeacutee du chevalier qursquoil eacutetait rappelant son origine
humaine Ces eacuteleacutements font du Dauphin un personnage qui nrsquoest pas encore totalement diviniseacute
puisqursquoil laquo nrsquoest aincoires monteacute au ciel avecq les dieux893 raquo Crsquoest drsquoailleurs cette corporeacuteiteacute
du Dieu des Desiriers qui provoque lrsquoincreacuteduliteacute drsquoOurseau pourtant habitueacute au culte romain
(laquo comment puet il estre en char et en os 894 raquo) ce qui montre bien la distance entre ce culte
rendu agrave une diviniteacute humaine organiseacute par les jeunes filles et le culte romain
Mais lrsquoexemple le plus frappant de divinisation drsquoun personnage est celui qui a lieu au livre
VI Une querelle amoureuse agite six personnages Salfar le Chevalier agrave la Wivre Maronex2
Lizeus2 Salfione et Lugerne Incapables de reacutegler leurs diffeacuterends Maronex2 et Lizeus2
srsquoapprecirctent agrave se battre quand ils sont arrecircteacutes par une femme Celle-ci est deacutecrite comme
laquo jenne895 raquo mais aussi laquo sage estoit et discrete896 raquo Si malgreacute sa jeunesse ses jugements sont
admireacutes pour leur sagesse ceux-ci nrsquoont pas une origine magique et il srsquoagit bien drsquoune sagesse
acquise par une eacuteducation soigneacutee (laquo comme celle qui avoit moult aprins897 raquo) comme on peut
le voir drsquoailleurs dans le fait qursquoelle sache extrecircmement bien lire (laquo tant bien lisoit que crsquoestoit
ung deduit a la ouir898 raquo) Apregraves avoir mis leur querelle entre ses mains les deux chevaliers la
suivent jusque chez elle ougrave ils trouvent un mari lasse de la sagesse de sa femme (laquo jrsquoay esteacute
avec ma femme plus de cinq ans mais encontre elle je nrsquoeuz oncques victoires899 raquo) Elle
compose alors un jugement en vers qui satisfait les deux chevaliers agrave tel point qursquoils accordent
agrave la jeune femme un statut divin laquo Je ne cuide dame en tout le roiaulme qui mieulx ne plus
veritablement sceust rendre ung jugement selon la cause dont je vous tiens desormais deesse
des jugemens amoureux900 raquo Crsquoest donc le fait que la dame possegravede des capaciteacutes supeacuterieures
agrave celles des autres femmes qui lui donne ce statut de deacuteesse non seulement pour Lizeus2 mais
tregraves vite pour lrsquoensemble du royaume (laquo depuis elle fu appellee la Deesse des Jugemens en
toute la Grant Bretaigne901 raquo) Crsquoest le mecircme proceacutedeacute qui a eacuteleveacute Sarra au rang de deacuteesse et il
est tregraves inteacuteressant de voir que la triade Veacutenus Lucida Theacutemis du livre III devient celle de
893 IV 2 p871 494-495 894 IV 2 p872 498-499 895 VI 1 par685 1 896 VI 1 par685 1-2 897 VI 1 par685 2 898 VI 1 par683 2-3 899 VI 1 par690 25-26 900 VI 1 par693 12-15 901 VI 1 par693 16-17