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7/21/2019 Fresnault-Deruelle- Du Lineaire Au Tabulaire
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Pierre Fresnault-Deruelle
Du linaire au tabulaireIn: Communications, 24, 1976. pp. 7-23.
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Fresnault-Deruelle Pierre. Du linaire au tabulaire. In: Communications, 24, 1976. pp. 7-23.
doi : 10.3406/comm.1976.1363
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1976_num_24_1_1363
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_comm_209http://dx.doi.org/10.3406/comm.1976.1363http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1976_num_24_1_1363http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1976_num_24_1_1363http://dx.doi.org/10.3406/comm.1976.1363http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_comm_2097/21/2019 Fresnault-Deruelle- Du Lineaire Au Tabulaire
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Pierre Fresnault-Deruelle
Du l inaire au tabulaire
Le terme bandes dessines
,
comme le
mot
anglais comics (on
trouve
gal
ement
funnies),
renvoie
une
ralit
qui, pour
possder
des
traits
dfinitionnels
assignables en
gros
l'ensemble des produits
culturels
qu on
sait,
souffre cepen
dant 'une certaine htrognit.
Il
semble en effet que
sous le vocable
comics
se soient
rfugis
les avatars
stripologiques
de genres aussi
diversifis que
le
dessin humoristique (et
la
caricature),
l'illustration,
la narration
figurative
ou
son paronyme la
figuration
narrative.
En
d'autres
termes,
bien que comic-
strips
et
planches soient souvent
conus et
produits dans
une optique
mtony
mique la partie
/le
tout),
il
apparat
qu on est en prsence de deux pratiques
spcifiques (neutralisant souvent, de
fait,
leurs traits
pertinents
dans une zone
commune indiffrencie
:
la B.D.
en gnral) qui sont
la fois complmentaires
et antagonistes,
aussi dialectiquement lies que peuvent l'tre le
continu et
le
discontinu.
Le
strip
relve du
temporel
(le linaire),
la
planche,
en
principe,
du
spatial
(le
tabulaire).
A. LES STRIPS AU JOUR
LE
JOUR
:
UNE FORME ET UN CONTENU NCESSAIRES
Avant a Seconde Guerre
mondiale,
lors d'une grve des journaux
new-yorkais,
le
maire de la ville, F. La Guardia,
qui
soignait
sa
popularit, lut et
commenta
la
radio les comics qui paraissaient habituellement dans les
journaux1. Les
ncessits
du
temps
faisaient
ainsi ressortir
qu un
feuilleton pouvait connatre
temporairement
une
version mtalinguistique
pourvu
que la
fonction
phatique
ft
prserve.
Le
rfrent
iconique
prsent
l'esprit,
les
auditeurs
pouvaient
embrayer sur l'mission sans
trop
de
dperdition
phantasmatique 2. Le
raccord
se
faisait sans mal
tant
il est vrai
que le
contenu hyper-strotyp n avait,
de
fait, aucune importance (n'tait porteur
d aucune
information
au
sens quanti-
1. Cf. P. Couperie,
Bande
dessine et figuration narrative, Arts Dco,
1967,
p. 151.
2. Ceci d'autant
plus
facilement que ces mmes
auditeurs
n'coutaient
qu'une
lecture et non pas une adaptation. L 'adaptation,
comme
on sait, est toujours
source
de dsenchantement. Cf. cette rflexion d'un petit garon au sortir du
cinma
aprs
la projection
de
Tintin et le lac
aux
requins
:
Le
Capitaine
Haddock
ne
parle
pag
comme
dans
le livre.
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Pierre Fresnault-Deruelle
fiable du
terme) et
ne servait de prtexte
qu
des retrouvailles
entre
les lecteurs
et
le
monde
de l'auteur, peut-tre l auteur lui-mme travers ses tics et ses
tours
particuliers.
C'est
sans doute ici
que
se trouve
la
cl de l'extraordinaire russite des comic-
strips
dans
la
presse
occidentale, dans
celle
des
U.S.A.
au
premier
chef
:
ces
bandes sont
un rendez-vous rcratif et un
produit
individuellement consommable
garanti quoi qu il arrive, aussi
sr
que la plus
sre
des institutions, le signe en
quelque sorte
d'une prennit rassurante face l'incertitude
des
temps.
Inventaire.
Prcisons que par comic-strip nous entendons ces bandes (strips)
de
trois
ou quatre vignettes
(unit
de publication) paraissant jour
aprs
jour dans les
grands quotidiens
d'information, qu elles soient humoristiques, comme
leur
nom
l'indique,
ou non.
Le
domaine
des
comic-strips est
le
lieu d'une
assez
grande
diversification. Sans
faire ici
l'historique
du
genre et
l tude
de son volution,
disons
que
cette portion
importante du
monde
des
bandes dessines (le reste se
rapportant
aux pages hebdomadaires
et
aux
comic-books)
se rpartit sur
une
gamme qu on peut
cerner
partir de deux critres :
a) le public vis (ou le genre) ;
b)
la frquence d'dition (bien qu en
principe
nous parlions
de
B.D.
paraissant
quotidiennement)
D un
point
de vue
gnral les
strips
sont
conus pour tre
lus
et regards par
le public adulte
qui
achte les journaux2. Mais
chaque journal
ses lecteurs.
Si France-Soir
et
V
Aurore publiaient il
y a quelque
temps
encore des sries
grosso
modo
interchangeables, un
strip
comme
B.C.
n'est
gure
got
outre-
Atlantique
par le
grand
public et
trouve
ses supporters plutt chez
les intellec
tuels.
On
peut distinguer en gros deux grandes catgories de strips :
a) les strips dramatiques, qui se subdivisent leur tour en deux
sous-ensemb
l s
1
les
sries
sentimentales : The heart
of
Juliett Jones (Juliette de
mon
cur)
ou
13
rue de
V
Espoir;
2
les
sries
d'aventures,
soit
de type
policier
: Modesty Blaise, Secret Agent
Corrigan,
soit
fantastique
(au
sens de fantasy) comme le
Fantme.
En
gnral
toutes ces
sries sont
des feuilletons.
b) les strips humoristiques, eux-mmes
rpartis
en deux groupes :
1 les
sries
de type
satirique
suites ou non : L il Abner, Wizard of Id.;
2
les
sries
humoristiques
de type
classique
gnralement
autonomes
relatant
les
mille et un
petits riens de
la vie
familiale.
Elles
sont les plus nomb
reuses
et
proposent des bandes qui
vont
des livraisons les plus strotypes
(Blondie)
aux plus
inventives
(Peanuts).
Ces sries
quotidiennes
(
daily strips
)
1. Cf. Grard Blanchard, La Bande dessine,
Marabout
Universit, 1974, 2e dition.
2. Cf. E.
J. Robinson
et
D.
M.
Manning,
Who reads
the funnies
and why? ,
Comic reading
in
America, report
5,
1962, Communication Research
Center, Boston
University.
3. Pour les U.S.A.
nous
dirions : chaque
strip
ses
lecteurs. Les
strips mlo
(Soap
opera)
et
intellectuelles
fleurissent
cte
cte.
8
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Du linaire au tabulaire
qui
paraissent
en
noir et blanc
se distinguent des
sries
hebdomadaires qui sont
dites, elles, en couleur.
En
France, elles
sont
groupes dans la presse
pour
adolescents (Tintin, Pif,
Pilote, Spirou,
Lucky-Luke, etc.),
aux
U.S.A. dans les
supplments dominicaux
des
grands quotidiens (
Sunday
strips ). La
jonction
entre ces
deux catgories de bandes se fait en
Amrique
dans les
sries
synchron
ises
.
Il
s'agit
d une
formule cre
par
le
Chicago
Tribune
qui demande
beau
coup de virtuosit de la part des scnaristes. La bande
parat
chaque jour y
compris
le dimanche, mais
de telle manire que l'pisode
dominical
puisse
faire
un
tout,
retranchable
du continuum en
noir et blanc
suivi par la catgorie de
lecteurs
qui n achte pas de journaux
le dimanche (Little Orphan
Annie) \
On le comprendra aisment, le genre de
la bande,
la place dont elle dispose
(simple ou
double
strip), la
priodicit, enfin, imposent
chaque dessinateur
une marge de manuvres troite. La nature du
ressort
dramatique (ou comique)
varie en fonction
du
rythme productif impos
aux
cartoonists. Autrement dit,
pour
ne pas s'essouffler,
la
livraison journalire sera
conue
selon des procds
narratifs peu
coteux (les bandes
hebdomadaires
disposent,
en
revanche,
d une
conomie
digtique
plus
contraste
cf.
infra).
L usage
de
la
couleur
(ou
son absence), ainsi que
le format
des strips interfrent
galement
dans
le
model
age
u contenu
que
vhiculent les B.D.
En
noir
et
blanc (plus
parfois
jusqu
deux
gammes
de gris) les
strips
proposent l'image
d'un
univers
qui, s'il varie
en
fonction de l'esprit
et
du style des dessinateurs,
reste
avant
tout
marqu
par le schmatisme qu'ils
doivent s'imposer
(Dick Tracy). La
taille,
somme
toute assez rduite, dont disposent les cartoonists, dfalcation
faite
de l emploi
des ballons, conduit fatalement les
dessinateurs,
soumis
par
ailleurs aux impr
atifs d'une lisibilit
maximale, laguer
le
monde de ses particularismes.
Les strotypes
s'imposent
avec force (les paysages sont souvent
interchang
eables)
t la simplification amne
quasi
inluctablement l'auteur choisir
entre conformisme
et
caricature,
ces
positions
apparemment
antinomiques,
finissant
quelquefois
par
se
conjuguer chez
les
satiristes
qu une trop
longue
pratique a fait
verser
dans le
systmatique
(Vil Abner). Nul doute,
pourtant,
que
ces
handicaps ne soient surmonts
par certains
artistes
et
intgrs
leur
style propre. La Dame assise de Copi,
diaphane
force d'tre vue de profil,
devient, dans
la conscience
du lecteur, comme
le simple signe d'elle-mme,
son
propre hiroglyphe
(ses reprsentations courent comme une frise). Son
nant
est
fait de cette
dsincarnation-l, et l'on
ne sait plus
trs
bien si
le
blanc du
papier retrouve sa qualit de support, ou s'il continue timidement suggrer
une reprsentation de l espace.
Les
strips
autonomes.
Lorsqu ils
sont
humoristiques, les strips renvoient la plupart
du
temps des
sries
familiales (
family strips ), tant
il est
vrai que du
familier (le
strip quot
idien) au familial
le
rapport
est
quasi structural.
Crs
en
Amrique
dans les
annes 20
pour
contrecarrer l'extension de B.D.
par
trop
satiriques
(Krazy
Kat), qui choquaient les rigoristes,
puissants
alors, les daily strips offrent aux
1.
Cit par
R.
Gubern
in Imagen
Y Sonido,
n
86,
aot
1970, Barcelone;
repris dans
El lenguaje de los comics, d. Peninsula,
Barcelone, 1972.
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Pierre
Fresnault-Deruelle
lecteurs leur ration de
quotidiennet
idalise.
Le
gag
amen
en
un dtour m in
imum
n'est
de fait que
le
prtexte
l'entretien
d un rapport de
connivence
entre
le public et
l'image qu il croit
reconnatre comme sienne.
Par-del
l'humour
programm
du strip, on
s'enchante ainsi
de
faire
partie de
la
communaut
culturelle qu il prsuppose et nourrit la fois.
Paradoxalement,
ces
sries
sont
exportables
en
nos
pays
latins,
en
marge
c'est
le
moins
que
l'on puisse
dire
du
consensus amricain, l'exotisme
de
ces bandes
ayant ici
valeur
de
palliatif.
Ayant introduit
un
thme quelconque, le dessinateur l'exploitera jour
aprs
jour, mthodiquement, tirant profit de
la
moindre association d ide pour
pro
longer le filon. C'est la technique
utilise
par un Smythe
(Andy
Capp), un
Parker
(B.C.) ou
un
Walker
(Beetle Bailey) et
de
faon exemplaire
par
un
Schulz,
l'auteur
des Peanuts.
Fortement imprgns de la philosophie vang-
lique de leur crateur1, les Peanuts
dveloppent
en
quatre cases canoniques
des gags centrs
le
plus souvent sur
une
vision pessimiste de
l'univers.
Comme
nous le laissions
entendre
plus haut, c'est dans le mouvement mme de
la
reprise
d'un thme
X
ou Y
que se
situe, notre
sens, la
richesse
d'une telle srie.
L'intrt
ne
rside plus
dsormais
dans l'innovation
ritre
toutes
les
vingt-quatre
heures (c tait le cas de Blondie), mais dans
l'art,
monotone, de
la
rptition.
Une technique narrative
qui, au
lieu
de camoufler
sa
rhtorique limite, s'efforce,
tout
au
contraire, d'en
exorciser
la
ncessit par un surplus
de redondance. En
somme,
la maladie combattue par le poison. Outre l'ingniosit de l'auteur
qui
tisse
peu peu
ses
repres
pour
les
pouvoir retrouver
de
temps
autre (situa
tions
de
prdilection
qui ne sont pas
sans
crer, au fil des jours,
toute
l paisseur
d un
monde second), la
reprise d'un mme thme (sur quatre ou cinq livraisons
successives
par exemple) nous
administre
la preuve
qu il
n'est rien
de
banal
pour un
humoriste
et
que
la
rptition,
lorsqu'elle
devient
fugue,
donne voir
dans ses
imitations que
l'phmre et le constant
sont des
catgories
qui
cessent
d'tre
contradictoires.
Le
mme argument
dclin
graphiquement
et
thmatique-
ment procure
au
lecteur cette
impression
que la
dure
s'est soudain abolie
puisque,
sans cesse, les mmes
prmisses
renvoient
des
conclusions indites.
Partant, point de sentiment de pitinement narratif, mais celui d'un renouvelle
menteureusement gagn
sur
les dangers
prvalents
du radotage
: le paradigme
dploy, le syntagme doit en rabattre Qui mieux est, en
reprenant
parfois terme
terme et dans
les
mmes positions
les
lments
de
la premire et
de la
dernire
vignette,
Schulz
signifie
que
les
choses
se passent surtout sur le mode imaginaire
(le rel est
immuable)
et va
jusqu introduire
la rime
l'intrieur de
la bande
'BU
PE6C6NMNT DU
owte. oooroXaJE sendsUE LES
BOIS ETAIENT
PIEIN8
DE
COOtCUVRES
.
PCS 0OW20-
VRES
I6A0CHE ..DES COULEU
VRES PBOfle.DES COOLBO'
Sf& BARTOOT/JE
Illustration
extraite
de Charlie-Mensuel.
(Illustration n I). A l'
assonance
quotidienne (la chute
du
gag
la quatrime
vignette), se superpose
un
jeu intra-stripologique : les extrmits en miroir,
1. Cf. R.
L.
Short, The Parables
of
Peanuts, Collins Fontana Books, 1968, New York.
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Du linaire au tabulaire
l'image de l'univers
schulzien,
symbolisent
que
tout est
dj dit et que
le
dtour
(le
jeu)
n'est
que
vanit.
Il y a quelque chose de pascalien
dans ces
comics
o
tout le malheur
des hros parat
venir de ce qu'ils ne savent
pas
se tenir en repos
dans une chambre.
Constamment
en
butte
aux dceptions, les personnages
vivent
le prsent
dans
un
monde o
le
possible
n a
gure
de
place.
Les
heurs
et
les malheurs de
Charlie
Brown,. c'est la
vrification
mthodique
que
l existence
est dcidment
prosaque. Comme dans
le
monde de
l'enfance, le temps est
cyclique
et,
si les saisons
passent
(la
neige,
la pluie), les enfants, eux, restent ce
qu'ils
sont.
Alors,
vingt
fois sur le
mtier Schulz peut-il remettre
son
ouvrage,
et
vingt fois le rite de la
chute
peut-il
venir
en briser la fragile construction. L ent
tement
et
les
manires des Peanuts opposent leur extraordinaire contrepoids
l'chec permanent qui
caractrise
leur univers: L'illusion
car ces person
nagesvivent sans cesse leur
rve
et
l'habitude
ils refont
sans
cesse les
mmes gestes
sont
la garantie
de
leur
survie.
Recommencer
tous les
jours,
tel
est leur
lot,
alors
que les hros des bandes plus classiques font
tout pour
se
maintenir.
D une
contrainte
(la
livraison quotidienne),
l'auteur des
Peanuts,
en
la
pliant
la
forme
de son monde,
en
a
fait
une
force. Et si l on
dcle
depuis
quelque
temps une tendance
au
flchissement, nous sommes encore trs loin
de
ces
strips qui se sont attirs les
foudres
des comics dvastateurs
de
l under
ground pour
cause
d'inanit graphique.
La facture des strips classiques (comiques ou
non) est
tout autre; l'argument
dsesprment rcurrent (alors qu il
tait .
miraculeusement
sauvegard
chez
Schulz) nous apprend que Maggie s'est achet un
nouveau
rfrigrateur ou que
Juliett
refuse
de voir son fianc
pour
la raison qu'elle a des boutons
sur le
visage.
La nullit ou l absence
d'information
n a
que
peu d'importance en
l'occurrence
:
hormis
la
fonction phatique signale plus
haut,
ce qui
compte
ici ce sont les
imperceptibles
rajustements qui
accompagnent,
au fil des mois, les
hros
de
ces
imprissables
sries
(Blondie
date
de 1930, Dick Tracy de 1934,
Uil Abner
de935)." C'est
ainsi
qu on
est
amen
remarquer que les meubles changent, que les
jupes
rallongent
ou raccourcissent, en bref, toute dfalcation faite du scnario,
que
le
quotidien prend sa forme dans
le
moule mme du conformisme, fut-il
l objet d une
constante
radaptation. A
propos de l'art de masse,
R.
Hoggart
crit
dans
la
Culture du
pauvre
1 : La
passion
du petit dtail dans
la
description
des
gens et de leur condition est le premier trait
qu il faut prendre
en
consid
ration
our
comprendre l'art des classes populaires. Le got de l anecdotique,
du
domestique,
que
l on retrouve
dans
la presse
sensation,
celle justement
qui hrose
la
vie, est ici
rig
au rang
d'institution.
L'art populaire, crit encore
notre
auteur,
est fondamentalement un art
qui
vise montrer (par
opposition
un
art
d analyse
ou d'investigation),
il
met
en
scne
ce
qui
est
dj
connu,
partant
du principe
que la
vie
est
passionnante en elle-mme.
Son
objet de
prdilection, c'est la vie en ses formes particulires et immdiatement reconnais-
sabls. Sa vocation
est
d abord celle du
miroir mme s'il est capable
de tous les
fantastiques.
Alors
que
les vignettes d un
Schulz
retrouvent plus ou moins consciemment
les voies
du
dessin humoristique ou
satirique
d' antan (le dcoupage traduit
en
effet l'articulation narrative
et
fort
peu
celle
d'une
problmatique fable), les
dessins d'une srie comme Bringing up father (Illico) ressortent,
quant
eux,
1.
R.
Hoggart,
La
Culture du
pauvre,
d.
de
Minuit,
1972.
11
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Pierre
Fresnault-Deruelle
de
la
tradition feuilletonesque, mme si ces derniers
forment
chaque jour des
units autonomes.
Les
Peanuts comme
les nouvelles
B.D.
intellectuelles
(B.C.,
Doonesbury, etc.) manifestent une tendance de
plus
en
plus
prononce pour la
mise
en scne de
personnages
statiques
(Feiffer,
Copi, Bretcher),
pourtant
les
dcors
sont rduits
au
minimum
puisque
le
hros
n a
pas
besoin
d'accessoires.
Blondie ou
Sam
et Zette, en
revanche, tous remplis
de galopages,
ncessitent
force
items
sur lesquels le cartoonist ancre ses effets. Le dnuement
des
premires
sries
mne
immanquablement la rflexion qui, si elle
n'est
pas philosophique,
ne
se situe pas moins
pour autant un certain degr niveau
d abstraction;
le relatif
encombrement
des secondes,
par contre, connote
l'enlisement des
personnages
dans le sicle et s'achve le plus souvent sur une
morale proverbiale
o le dri
soire le dispute un bon
sens empreint
de
poujadisme1.
Un
point
commun
cependant : les unes
et
les
autres
paraissent avoir en commun d'tre
la
forme
moderne
de la tradition populaire des proverbes, dictons
et
autres maximes.
Chaque strip est une fable (Pogo en assure jusqu la lettre puisqu il s'agit
d une
srie
animalire)
qui aboutit
sur
un
constat
plus
ou
moins
cuisant (gag),
souvent cruel et structuralement parlant sans issue. L exprience dcrite, loin
d'tre
didactique
ce qui
supposerait
qu elle soit prsente
comme un dbut
et non une conclusion2, est oriente vers la rtrospective, sur ce qu il aurait
fallu justement
viter et
qui
pour
cause ne l a pas
t (Illustration n 2).
fmatwpoc
ccHWfc.
s .os maxBS
eeoaatTBS
^
io.
OnpM.lt
Illustration extraite de Charlie-Mensuel.
L'empirisme au jour
le
jour
vcu par
les
personnages
dbouche
sur la
raillerie,
la rsignation, au mieux
sur le fin mot. Ainsi Pogo ou
Illico
donnent-ils un
moule
gnral
nos
petites contrarits quotidiennes
comme les locutions enclosent
nos
expriences
sans que celles-ci
cessent pour
autant d'tre des lments de
dtails
dans
l'univers du
distinct3 . D o
cette
sensation d'miettement de la
vie
la
lecture de
ces
recueils de
strips
dits
maintenant sous
forme
de
livres.
Cet grnement de
mini-dconvenues reste une multiplicit d'lots
plus
appr
hends sur le mode de la juxtaposition 4 que de la liaison : l'univers des strips
est l'univers qui sait
s'additionner
mais
pas
se multiplier.
1. Cf. R. Barthes, Mythologies,
Seuil, 1957,
p. 96-98
et 205,
212.
2. Cf. A. Jolies, Formes simples,
Seuil, 1972,
p. 127.
3. Ibid.,
p. 125.
4.
Et
ce malgr
la
reprise
thmatique
de
certains
strips,
cf.
supra.
12
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Du linaire au tabulaire
Les
strips
suites.
Le
monde
du
feuilleton proprement
dit
(les strips
suites :
Modesty
Blaise,
Rip
Kirby,
etc.)
se
dploie
sous
nos
yeux d'une
faon
fort
diffrente
:
retirement
est
sa loi.
Ce dernier
confine
parfois
une
extraordinaire inflation de l' aspec-
tuel en regard d'une
action dispense par ailleurs
doses homopathiques.
Prcisons un
peu
les
choses
: par aspectuel nous entendons les modalits de
l action
(multiplication
des
ambiances,
cadrages, etc.) telle qu elle nous est
offerte
travers
la
prolifration des
attitudes (voire leur
dcomposition)
et
l'pellation
intimiste
du
dcor
des aventures contes
(Illustration
n
3).
La
La
complexit.
Les
relations
entre les personnages ncessitent
de nombreux
dialogues; afin
d'allger au maximum le contenu
des
ballons, le scnariste procde
une troncation du
discours,
ainsi distribu
sur
plusieurs
vignettes.
La
table ne progresse
gure; en
revanche
nous assistons
une vritable
enqute
sur
les gots
de
l'hrone en matire vestimentaire.
camra du cartoonist s'immisce partout.
N'tait
le souci pointilleux des
censeurs qui
veillent
la
bonne
tenue des
strips *, le voyeurisme invitabl
ement
i
au genre
s'engagerait
vite sur
la
voie pratique
par
les B.D.
pour
adul
tes .
Ce
regard
indiscret
surprenant
volontiers
les
personnages
dans
leur
quoti
diennet
rpond
une double attente
:
1. le
voyeurisme
cit il y
a
un instant et
dont la tradition remonte au Quattrocento
; 2.
le
besoin
pour le scnariste
d
en
rajouter sans cesse
non
pas
tant pour remplir son contrat
(noircir
ses
quatre
cases) que
pour
honorer sa dette de
participation au jeu structurel
auquel
il
contribue
:
dcouper le monde
(cf.
infra) ou plutt le
rduire
une somme
de
signes interchangeables. Mais chez les plus grands
cartoonists
(Printice,
O Donnel,
etc.) un quilibre dans la composition
des
strips permet une gratification
phan-
tasmatique du lecteur sans
que
ce
dernier
se
laisse
envahir
par
le
sentiment
d'artifice,
l'impression de
remplissage
ne
s'imposant
que lorsque l action
est
reconnue comme prtexte (la rtention
narrative
conue comme suspense ne doit
pas
dpasser
un
certain
seuil critique).
En
dernier
ressort
tout
dpendra
de
ce
que
cherche l amateur de comics.
S il
est
avide
de ralisations, il
sera
immanq
uablement du par le daily strip;
si
au
contraire il s'accorde avec l auteur
pour
reconnatre
que
l'action
vient
en bonne
seconde
derrire cette propension que
1. Les
strips
comme les
publications
destines la
jeunesse
en France sont
troit
ement urveills (existence aux U.S.A.
d'un
Comic
Code,
etc. et
d'un
rglement
pour
notre pays) par
les syndicates (UFS,
Operamundi, Intermonde, etc.). Ces syndicates qui
monopolisent le march des comics
bannissent
certains sujets et vont jusqu examiner
la
forme
des
espaces
entre
les
personnages
13
7/21/2019 Fresnault-Deruelle- Du Lineaire Au Tabulaire
9/18
Pierre Fresnault-Druelle
nous avons tous cultiver le
familier
ou son
image,
mais
aussi le code (le ft
ichisme) *, alors
le
spectateur pourra
concider
avec l'indestructible Dsir,
ce
dernier serait il
dvoy.
Pour
toffer
leurs strips au maximum, les cartoonists ont recours ce que
nous
pourrions
appeler
la
technique
du
dcrochage
.
Cette
dernire
consiste
offrir
au lecteur,
partir
d un
moment donn,
des vignettes formellement diffrentes
des prcdentes mais entretenant avec elles
des
rapports
d quivalence sman
tique le
contenu des ballons sauve en
gnral
les vignettes de
la pure redon
dance).
Le rcit se fige,
pour
se
boursoufler
dans l aspectuel dont nous
avons
dit
un
mot plus haut. Fort de
la
caution
selon
laquelle
la
varit est gage de
nou
veaut, le dessinateur peut ainsi
dbrayer
en
toute quitude. Le syntagme
stripologique
maquille de fait une suite iconique de type paradigmatique,
laissant
l'auteur libre
de s'adonner
la
variation des
points
de vue
et
de
crer
une atmosphre. Cette lasticit
du
rythme
digtique
est rendue possible grce
au
caractre indiffrenci
des espaces blancs sparant
chaque
vignette. Partout
identiques,
ils varient
pourtant sans cesse
de
valeur
(spatiale
et /ou
temporelle).
Or, parce qu ils jouent le rle de chane de liaison
entre
les dessins, l il a ten
dance
voir en eux
le
moteur
par excellence
de
la progression
de l action
(ce
bond ludant l'insignifiant).
C'est
faire
peu
de cas de la narration
et
l on sait
les
pitinements
qu'elle
peut imposer la
fable
On
aurait
tort de voir dans cet tirement
un
simple truc d'auteur, unique
ment oucieux de remplir son contrat, mme si ce
fait
doit entrer en ligne
de
compte dans l'apprciation
du
montage. L espace blanc
entre
les images,
qui
permet
tous les
caprices
de composition
en matire
de vitesse de rcit
2, assure
au scnariste un volant de manuvre indispensable,
en
particulier pour la struc
turation des
rcits
vous aux servitudes du dcoupage
quotidien.
Le
temps
de
l action peut tre arrt et l. La rtention des faits devient alors le
lieu
d un
suspense
qui
a
dmarr
incognito
3.
La technique utilise
par
les
cartoonists pour faire durer leur
rcit
doit tenir
compte de l'impratif
commercial
qui
exige
qu on termine chaque
strip
sur
un
temps
fort permettant
la relance digtique et incitant le lecteur
se reporter
rgulirement son quotidien habituel
4.
En fait
la
difficult
n'est
pas si grande
qu on croit. Si l'on se livre l'exprience
qui consiste oprer
une coupure au
hasard
dans le continuum d'un comic-book,
on s'aperoit que
la dernire vignette
pargne prend ipso
facto
une
dimension
nouvelle (une sorte
d
effet
koulechov
rebours). La charge
dramatique
dont elle se valorise soudain s explique de la
faon qui suit : le final du
strip
(rappelons
que
nous
parlons
de strips suites
et
1. Cf. J. Baudrillard, La Rduction
smiologique ,
in Pour une critique de
Vco-
nomie politique du signe, N.R.F.,
1972.
2. La
vitesse de rcit
rsulte
de
la saisie
par la conscience de la
progression couple
de la fiction et de la narration. Sur ce
point particulier
voir J. Ricardou, Problmes du
nouveau roman, Seuil, 1967, p. 164.
3. On retrouve naturellement ce processus
dans
les pages
de comics livrs chaque
semaine dans
les
journaux pour adolescents.
La
tendance, pourtant, veut qu'on
se
dirige
actuellement
vers des rcits
complets.
4.
Les comics
ne se sont dvelopps aux U.S.A. que parce que les
journaux
qui les
supportaient
agaaient
l'attente d'un public toujours plus avide de
ce
type de pro
duction. Les
strips
constituant un important facteur de vente,
les
directeurs de jour~
naux
n'hsitaient pas
dbaucher
des cartoonists
qui
travaillaient
chez
leurs
concurrents
14
7/21/2019 Fresnault-Deruelle- Du Lineaire Au Tabulaire
10/18
Du linaire au tabulaire
non des
gags
en quatre dessins) est reu comme un arrt sur
l'image,
c'est--dire
comme un signal
paraissant prcder
le moment important qu on a soin
de pr
parer 1.
Tout
geste, toute
attitude
bauche, confront au mur blanc de
la marge
tendance tre lu
aussi
pour lui-mme et
non plus
dans la
coule de
la
lecture o vient s'articuler
la
digse.
Reste
que la suite est parfois dcevante
en
regard de
l'attente suscite.
Le
mouvement
suspendu,
o
dj
se
lit
le
projet
de son accomplissement,
tombe
. plat. Formellement pourtant, rien qui ne
droge
la rgle, la solution
de continuit
impose par
les
raccords
relve
des
lois du
genre; mais, sous le couvert d'un
dcoupage
apparemment dramatique,
c'est un
dcoupage
rellement typographique (commercial) qu on a
propos au
lecteur.
DiffrA /Ence.
S il
a
t
rpandu,
ce type de
leurre est devenu assez
rare.
Le suspense
dans les
sries
d'aventures >
correspond
maintenant, avec des cartoonists chevronns
comme Printice (Rip Kirby) ou Al Williamson
(Agent
Corrigan),
un
dcou
page e
plus
souvent
consquent:
Ce type
de
dcoupage, par ailleurs, n'est pas
le
seul utilis :
l'instar
des strips autonomes, la
dernire
case peut tre
investie
d'une valeur conclusive
drle
ou
dramatique. Un exemple particulirement
frappant nous est
offert par Herg dans son rcit intitul le Secret de
la
licorne.
Prcisons
d'emble
qu il s'agit de la premire version de ce rcit publi
quoti
diennement sous forme
de
strips,
en 1942, dans le journal belge le Soir (repris
plus
tard chez
Casterman).
Extraordinaire pisode
que celui
o le compagnon
de
Tintin,
le capitaine Haddock, entreprend de
raconter
au hros les circons
tances au cours desquelles
son
anctre
(le
chevalier
Franois
de
Haddoque)
livra
bataille au pirate Rackham le Rouge. Avec
un
sens
consomm
du rythme,
Herg nous
livre
l narration (Haddock
qui
raconte) et
l objet de
la narration
(la scne raconte /vcue /vue). Alternent donc des
images
d'un prsent d vo
cation et celle
d un pass d autant plus actualis qu anctre (Haddoque)
et
descendant
(Haddock)
se ressemblent,
n'taient
les
costumes,
comme
deux
gouttes
d eau.
Le capitaine, qui s'est
arm
d'un sabre d abordage
et
d un
cha
peau plumes d'autruche, relique et support la fois de son
rve,
revit littrale-,
ment,
sous
l'empire de
l alcool,
la scne
qu il
voque
pour
son ami. Dans le
journal le Soir (Illustration n 4) le
dcoupage
du cartoonist mnage des finales
Victoire.'...
Rackham le Pouce
est
liquid . .Et
o-no-ho et
m- "-
-r"fr-"r Hertium.',-
Extrait
de
l'album, le
Secret
de la licorne
par
Herg.
by
ditions Casterman.
o alternent suspense et conclusions (ouvertures et fermetures). Le sommet
en la matire
est atteint avec la dernire
vignette du
strip
ici
reproduit. Haddock
est sur le point de liquider son ennemi. Le combat fait
rage.
Dans son
emporte
ment,e capitaine heurte le portrait de l'anctre accroch au mur. Le tableau
I. Cf. notre article, La Page de B.D., unit commerciale de narration , in La Nouv
elle Critique, n 47.
15
7/21/2019 Fresnault-Deruelle- Du Lineaire Au Tabulaire
11/18
Pierre Fresnault-Deruelle
(le pass)
tombe sur Haddock qui
crve la toile et vient
s'ajuster,
en
lieu
et
place
de la tte
du
chevalier. Devenu son propre hros (comme les badauds sur les
foires qui
prtaient leur
tte aux silhouettes auxquelles
il
manque
un
visage),
le personnage s'est, la lettre, encastr /incarn dans son modle.
Sur
le plan
de
l'imaginaire,
la
transfiguration
du marin (voyez sa
joie) concide avec la rali
sation
de son
phantasme.
Du
point de
vue
du
dcoupage,
la
chute
du
strip
rejoint
celle du tableau, elle-mme signe de la double consommation suggre : la
mort
de l'ennemi et la joie
du hros. Pour
une fois la
ralit,
fut-elle mtaphorique,
s est
hisse
jusqu la plnitude du rve. Le lecteur,
combl,
en a
pour
son argent.
Les problmes de
composition
formelle
voqus, nous
voudrions pour
terminer
cette premire partie attirer l'attention
du
lecteur
sur
le.
contenu des strips
suites en regard de
l'actualit
laquelle,
parfois, ils se
rfrent.
On sait,
pour
les
avoir
vus
pendant vingt
ans dans
les
gares, que
les
bandes dessines trouvrent
dans
la relation
des faits de guerre
un
terrain quasi inpuisable. Les rcits bell
iqueux
mettant
aux prises des
G.I. et
des
soldats japonais commencrent
ds
le
dbut
de l'entre en scne
des
U.S.A. sur le thtre
des
oprations.
On
assista
donc,
ds les
premiers
jours
du
conflit
sur
le
front
du Pacifique,
un
enregistr
ement
es hros
de comics dans les rangs de
l arme
1. Les
sries
en cours durent
procder une
certaine
reconversion.
Or
un
scnario, fut-il
tronqu
en pisodes
de quelques
vignettes,
n'est
pas
un argument
manipulable
merci.
C'est ainsi
que,
pour
avoir conduit son hros en
un lieu
fort
loign des U.S.A., le
dess
inateur Milton
Caniff ne
put
permettre
Terry (Terry
and the pirates) de
faire
son entre en temps
et
heure dans les forces
ariennes.
Cet exemple rapport par
les historiens de la B.D. 2
illustre
avec clat les
difficults que peuvent
rencontrer
les cartoonists qui font appel aux faits saillants de
la chronique
contemporaine
vcue au jour
le
jour. Faisant le plus souvent contrepoint
par rapport
l poque
qu ils retaillent la
dimension
de leurs
dessins,
les strips chouent
partiellement
dans
leur
entreprise
(des
dcalages
entre
les
faits et
leur intgration
dans
l imagi
naire
ollectif sont
parfois sensibles).
Entre le fait et sa reprise
dramatique
par
les mdias, s'interposent les contraintes technologiques. Lorsqu
ces
contraintes
doivent
s ajouter
les exigences de
la fiction, le
dlai de
rajustement peut tre
fatal (la B.D.
est un
art de l'phmre). C'est peut-tre une des
raisons pour
lesquelles
la science-fiction,
qui
ne craint
pas
en principe ces revers, trouve aujour
d hui n nouvel
lan
dans les comics d aventures
(Jeff Hawke
de Sydney
Jordan).
B.
DE
LA VIGNETTE A LA PAGE
OU L ESPACE GOMME
SIGNIFIANT3.
Comme nous le disions au dbut de cette tude,
la
planche de comics n'est
parfois qu un regroupement de strips. Certaines
pages qui constituent des
units
hebdomadaires
de narration
continuent d'obir
cette
logique linaire
du
rcit
1. B.D.
et Figuration
narrative, op. cit., p. 83.
2.
P.
Couperie, Cl. Moliterni (B.D. et Figuration narrative, op. cit.). Si
Caniff
rata
le dbut
de
la
guerre,
il se
rattrapa bien vite en publiant
entre autres
une
srie
spcialement conue
pour
les G.I.
du
front
:
Male
Call.
3. Cette
partie de l'article fait
partie d'un
ensemble plus
large, publi
par la revue
du
C.R.D.P. de Bordeaux (Messages
n
5). C'est l'aimable autorisation de son
directeur
qu'elle
peut figurer ici.
16
7/21/2019 Fresnault-Deruelle- Du Lineaire Au Tabulaire
12/18
Du
linaire au tabulaire
par
tranches (strips) comme
s'il
s'agissait seulement d'octroyer au lecteur une
portion digtique plus
importante
que
celle consentie dans les
quotidiens. A
quelques nuances
prs,
c'est de cette faon que
procde encore une large
partie
des
auteurs
de la presse pour adolescents. Il n'en est pas (et n'en fut pas) cepen
dant oujours de mme.
Lorsque
les
cartoonists
purent
disposer
de
pages
entires
dans
les
journaux,
l'uniformisation des rectangles tendit peu peu se relcher. Sans ncessair
ement
enier la
fragmentation
fonctionnelle
conquise de haute lutte
raconter
des histoires
travers
une discontinuit
et
non plus illustrer par une
juxtapos
ition
les artistes graphistes
retrouvrent
des
procds
figuratifs fort anciens
qu ils
vivifirent de leurs nouvelles techniques. La composition
des
pages
devint
la
recherche d'une intgration du jeu des
variables
visuelles de l image
(forme,
surface,
valeur, couleur) au
plan
d'ensemble reprsent par la
surface
impri
mable.
D emble une
contradiction se fit jour dans
la
pratique des cartoonists.
Ces
derniers furent trs vite tiraills
entre
deux tendances a priori
antagon
istes
d'un ct
raliser une planche,
construire
un ensemble
deux
dimensions,
avec
tout
ce
que
cela suppose
comme
mise
en
forme,
de
l'autre, raconter une
histoire,
i.e
susciter un
espace-temps
fractionn et
perspectif.
Cette tension
pourrait galement
se
formuler
de la
faon
suivante : comment,
en
partant
d une fragmentation diversifie, arriver matriser la
disparit
des
points
de vue
dans une construction unifiante?
Autrement dit,
encore, comment concilier
surface
et
espace?
Il
va sans
dire
que le
problme ainsi pos n'est
qu une instance
mthodologique susceptible de nous aider aborder une pratique spcifique
d un point de vue smiologique, tant entendu que
notre
approche
chercher
des structures
n a rien
voir
avec la
pratique
elle-mme
:
faire des
B.D.
1.
Ce
fut la
recherche passionne
pour faire
concider
forme de
l expression
et
forme du
contenu
qui
est
l'origine des
tentatives originales
de
mise en
page.
Entit commerciale
de narration,
la
page
s'offrit
pour certains
comme
le
lieu
d une
mise
en scne
o
les
images,
en plus de
leur valeur
digtique propre,
devaient s'inscrire
dans une
structure
coiffante, la fois
seconde
et
esthtique
mentr-formante. De
1937
1948, le
dessinateur scnariste
franais R. Pellos
prsenta ses
lecteurs des
planches dont l'agencement
retient
particulirement
l'attention. Il
s'agit de son uvre Futuropolis ou
les
cartons s'interpntrent
selon
des
contours indits, se mlent selon
des
lignes brises,
des
zigzags,
des
arcs-en-ciel, et renforcent la tension
dramatique
de la
planche
qui
finit par explo
ser en un choc visuel et psychologique
d'une
forte
intensit2
. Un principe
rgit la
composition des
pages
: l'laboration
d'une
symtrie
en accord avec le
signifi global
de
narration. Un quilibre
des
masses antagonistes
rythme
par
exemple
les
scnes
de
combat,
et
les cartoons
pousent
les
lignes
de
composition dudessin
qu'ils
renferment. Aux
U.S.A.,
F.
Godwin (Connie
partir
de
1937) renona
lui aussi trs souvent
la
fragmentation classique des pages de faon pouvoir
composer ces
sortes de calligrammes
abstraits. Une structure
supra-segmentale
1. Dans
son livre Langage et Cinma,
Larousse, 1970,
Ch.'
Metz
crit
(p. 56) : Le
parcours du
smiologue
est parallle (idalement) celui du spectateur (...); c'est le
parcours d'une lecture , non d'une
criture
; mais le
smiologue
s'efforce d expli
citere parcours dans toutes ses parties alors que le spectateur le franchit d'un trait et
dans l'implicite, voulant avant tout comprendre
le film.
Le
smiologue
voudrait en
outre
pour
sa part comprendre
comment
le
film est compris.
2.
B.D.
et Figuration narrative, op. cit., p. 158.
17
7/21/2019 Fresnault-Deruelle- Du Lineaire Au Tabulaire
13/18
Pierre Fresnault-Deruelle
s'organisait en
une rhtorique
du
puzzle,
engendrant des connotations
diverses
(par exemple la
solidarit
du hros au centre d une composition radiale 1.
Ces
pages
s'affichent comme
des
collages-restitution o le simultanisme
plus
statique
que dynamique
du point de vue de l'intrigue
sinon
du mouvement
permet justement ces
sortes de flottements
entre
les codes de
la reprsentation
(surface)
et
ceux
du reprsent
(l espace fictif
trois
dimensions)
2.
La
page
fonc
tionne
la fois comme
systme (signifiant)
et
comme
nature
(signifi).
Le quadrillage orthogonal des
planches.
La pratique qui consiste jouer de
la
discontinuit du signe
(le
cadre rigide
des
vignettes,
leur sparation) pour qu en fin de compte lui
soit
substitue une
instance
unifiante
(la composition d un
signifiant
de connotation : exemple,
la
forme
du puzzle),
cette
pratique l n'offre
pas,
on s'en
doute, toute la
maniabilit
souhaite en matire de narration. L'esthtisme risque trs vite de
prendre
le
pas
sur
le
fonctionnel
(de
fait,
de
nombreuses planches
apparaissent
comme
des
exercices de style le plus souvent
gratuits).
Seul
un
arbitraire
pleinement
assum
(le quadrilatre indiffrenci) peut, notre sens, garantir
la discursivit
iconique
souhaite.
La nostalgie
d'une
langue o signifiant et rfrent
se nourriraient
d une
rciproque osmose est un
mythe
producteur
de rares
et
accidentelles
russites. Les motivations dans
l conomie tabulaire des
vignettes pourtant
ne
sont pas absentes des comics, bien au
contraire.
Il faut seulement qu un fi
ltrage
puisse
permettre
aux
cartoonists
de
composer
leurs planches
partir
d un systme maniable (universel). Outre quelques images circulaires ici ou l,
les pages sont
conues
en fonction
d un
dcoupage
orthogonal o la
forme des
cartoons peut tre la fois
signifiante et programme.
Abscisses
et
ordonnes
imposent
aux
auteurs une marge de
manuvres plus
restreinte,
mais
plus
srement
pertinente.
Le style de l'artiste doit
se
couler dans un
code3.
C'est
B.
Hogarth,
reprenant Tarzan en
1947
(lanc dans les B.D. par
Foster),
qui
donnera
au systme
des
rectangles son expression la plus consomme. Trois
bandes horizontales et trois verticales et sur
cette
grille
compose de neuf rec
tangles gaux, il joue
son aise en
combinant
les cases deux
par
deux,
par trois,
verticalement,
horizontalement, en carrs de
quatre
cases,
obtenant
ainsi une
mise
en
page souple et
calme (...)
et
autorisant des variations de format que
1.
Autre
connotation du puzzle : la reconstitution
policire.
2.
Autres exemples
de
compositions
calligrammatiques
:
Little
Nemo
in
Slumberland
de
McCay
(Horay d., 1969), planche
du
22/10/1905, et d'une faon quasi systmati
quees comics-books
amricains.
Ex.
The Phantom, Charlton comics
n
30, fvrier
1969,
cit
in
Les
Bandes dessines
(publications
du C.R.D.P. de Bordeaux), p. 88. On
citera
galement la photo-synthse-
utilise en
publicit; cf. La
Grammaire de l'image
d'A.
Plcy,
Marabout-universit,
1971.
3. Roman Gubehn
dans
Imagen
Y sonido,
aot
1970 (n 86, p.
9) crit :
Formelle
ment
ne page de
comics
peut
se
dfinir comme un groupement de
vignettes
qui couvrent
sa surface entire,
mais cette dfinition simplement descriptive
n'est pas
satisfaisante
(...),
il
nous parat
plus rigoureux de dfinir
la
page de comics comme une
structure
de mont
age particulire
certains comics, qui se
caractrise pour
avoir
t
conue
et ralise
pour tre reproduite
sur toute la surface d'une
page
afin
d'obtenir une unit
graphique
et une cohrence
plastique globale.
18
7/21/2019 Fresnault-Deruelle- Du Lineaire Au Tabulaire
14/18
Du linaire au
tabulaire
jalouserait
le
cinma
enferm dans le cadre immuable
de l cran (...)
1 . Les
variations du
format
des vignettes jouent
galement un
rle important dans les
B.D.
comiques,
spcialement
celles pour
lesquelles chaque
page
doit corre
spondre une action complte :
la
surface
est
divise de telle
manire
qu une place
importante
est rserve
la
dernire
image
en
laquelle
culmine
le
gag
amen
son point optimum (Achille Talon de Greg). Le cartoon s'enfle
symboliquement
aux
dimensions
du
signifi
de connotation :
l'normit
de
la
situation.
Les
divers lments
accumuls peu peu au cours du
rcit, et finalement rassembls
en
une synthse catastrophique, s'offrent dans le plus expressif des bouquets
htroclites 2.
Avec les
gags
en
une page, la
planche
est au
sens
plein
du
terme
le
thtre
d une vritable
mise
en scne. Le doute
n'est
plus ici
permis
lorsque
nous ajouterons que, jouant, parfois de rectos intermdiaires,
le
cartoonist
cache
un
instant aux yeux du
lecteur
son
dernier
dessin
agrandi
au
format
de
l'imprim
(Achille
Talon,
Pilote, 1970, I, 2). Dans un hebdomadaire,
en
effet,
des
sries peuvent
venir s'intercaler
entre
les pages d'un mme rcit 3. En l occu-
rence un
pas
de
plus
a
t
franchi.
Il
n'est
plus
question
de
la
vignette
ni
de
la
page,
mais du journal
lui-mme,
partir
duquel
notre
propos
doit tre renvisag.
Il
s'agit incontestablement d une
amorce nouvelle
de
la
vision-lecture des
imprims.
Mais adapter le format des vignettes
la
recherche
d'effets
stylistiques est
une
opration qui s accompagne parfois de
revers
non ngligeables. L agrandisse
ment
une
image
occasionne
invitablement
des
modifications dans la taille
des autres vignettes qui doivent, de ce fait, s adapter aux donnes orthogo
nales
u
cartoon de rfrence :
pour
un format
vritablement
signifiant,
combien
d images n apparaissent plus
que
comme des units ajoutes, destines combler
un
vide structurel.
S il n'y
est pris garde,
la
recherche d une
pertinence dans la
variation
de surface des vignettes peut se retourner contre elle-mme. C est
peut-tre
une
des
raisons
qui
poussrent
McCay
4
tabler
sur
l'indiffrenciation
des formelles
des
vignettes de ses planches. Little
Nemo,
comme
on
sait, raconte
l'histoire
d un petit garon
poursuivant
travers
ses
rves
l objet
de ses chimr
sla princesse de
Slumberland. A chaque
page correspond un pisode
de
cette
qute invariablement
arrte
au bas de
la
feuille
par
le rveil du
hros,
debout
au
milieu
de son
lit.
Chaque planche
rembraye
directement dans
le
rve.
Le
format
des dessins, qui peut
varier
d'une
page l'autre et qui
semble
choisi
en
fonction du
milieu
trait (palais,
rue,
zoo, etc.), va servir de patron pour
tous
les cartoons de la
planche. On
trouvera ainsi
des pages faites
uniquement
de carrs ou de
rectangles
gaux,
voire
de quatre ou
cinq
strips continus. Comme
au
cinma
5, le cadre o vient s'investir
l'image
reste gal
lui-mme.
Les
hiatus
1. B.D. et Figuration narrative,
op.
cit.
2.
Pouvant galement concorder
avec
une
image choc, le dernier dessin d'une planche
peut
tripler,
quadrupler
de
surface par rapport au
prcdent,
pour
la raison qu il dvoile
un
paysage grandiose : il s'agit de
l'entre
du
hros
sur
une scne
imposante.
3.
Certaines publicits
ont dcouvert rcemment ce type d'agencement.
4.
W. McCay,
Little Nemo in Slumberland, rdit en France
par P. Horay
en 1967,
paru dans le
New
York Herald partir de
1904.
On notera, en correctif, la prsence de
dessins rompant
parfois avec la rgularit des planches classiques. Telle srie de vignettes
en escalier
grandissant au
fur
et
mesure
que
le
personnage s'enfonce plus
avant dans
le paysage o
il
volue. Planche du
22/10/1905,
du
29/10/1905,
du 6/05/1906
etc.
5.
McCay
est
galement un pionnier dans
le
domaine
du dessin
anim avec
Gertie
the
dinosaur, 1909,
U.S.A.
19
7/21/2019 Fresnault-Deruelle- Du Lineaire Au Tabulaire
15/18
Pierre
Fresnault-Deruelle
spatio-temporels
entre
les cartoons
sont rduits
au minimum
:
les planches se
donnent
parfois
lire comme des
groupements ordonns
de
photogrammes 1.
Une
projection
spatiale du continuum filmique en quelque sorte. Toujours
mi-chemin de l analytique et du synthtique, les pages de notre auteur sont
conues
selon
un
principe
transformationnel
assez
subtil
:
il
s'agit
dans
les
cas les plus intressants de brouiller les
codes
conventionnels de
la
reprsen
tation
t
de la narration, savoir animer les dcors au maximum
et
rduire au
minimum l'action des
personnages.
A
la
limite,
ce
sont
les
paysages qui
agissent
et
les hros qui assistent,
interdits,
leurs mtamorphoses. Au contraire de
ses successeurs
qui laboreront
leurs planches de faon dramatiser leurs rcits
(d
Hogarth
Gir en passant
par
Herg), McCay invente des fables qui parti
cipent
la composition des
planches. De l,
rptons-le,
cette
importance
confie
aux dcors
ou, plutt,
aux
modalits
partir desquelles ceux-ci' donnent leur
attrait
cette B.D. exemplaire. Un extraordinaire dlire
perspectif fait que
nous
nous demandons sans
cesse
si le
hros voyage
ou
s il
vieillit, s'il grossit ou
rapetisse,
tandis
que
grottes et
montagnes,
forts,
mers
et
palais
closent,
s pa
nouissent,
dclinent et disparaissent en
l espace
de quelques dessins. Des comp
ositions symtriques cheval sur deux cartoons, des jeux de miroirs horizon
tauxt verticaux, des enfilades de couloirs
dignes des
meilleurs compositions
en
abme etc., ruinent par l'excs les
lois du
cube scnographique, qui, force
de
sophistication,
retrouve
la
platitude du
support.
Pass
un certain
stade,
les pages de McCay se donnent voir comme un pur champ d aplats.
Nemo,
en
ce
sens, c'est la
conqute
de la surface
partir
de la
reprsentation
des volumes
2.
Le geste inaugural toute vision qui consiste vouloir investir
la
surface
d'une
fictive profondeur
est
ici
battu
en brche
3.
Avec soixante-dix ans d avance dans
le domaine
des
comics,
Nemo,
c'est la subversion
des codes
de la reprsentation
(reprise
et
amplifie
par
Devil
dans
sa
Saga de
Xam,
cf.
infra).
Le
refoulement
de
la
surface
dnonc en peinture par
Czanne
trouve en McCay, et pour les
B.D.,
un
premier
grand adversaire.
Rsumons-nous.
Le passage
du
strip la planche occasionne un bouleverse
ment
ans
l'conomie
du
rcit
: en tant que systme
flch, la
digse connat
une remise
en cause ds
lors
que
le
cartoonist, jouant des variables
visuelles,
brise l'ordonnance uniforme
des vignettes. L image standard (avatar du photo-
gramme)
telle que
l'utilise un
Schulz
(Peanuts) ou un
Gould
(Dick Tracy)
relevait
d'une
conception
srement phonocentrique du discours
selon
lequel
un
autre peut ressembler
un
mme. Comme
un
clou chasse
l'autre, la
vignette
1.
A
noter
que
les
dessins
de
McCay
sont
trs
analytiques
:
ils
reprsentent les
personnages saisis instantanment :
soulevant
un pied, amorant un geste,
etc.
Ce
n'est
que vingt ans
plus
tard
que
les
cartoonists atteignirent une conception plus
synthtique de la
gestique
des personnages.
2. L'artiste a tellement conscience du jeu en
trompe-l'il auquel
il se livre qu'au
cours
de l'pisode du 11 fvrier
1906 (cf.
dition Horay, 1967)
il
s'amuse confondre
son hros prisonnier de la mme
illusion
que le lecteur : Nemo s'adresse
une
petite
fille qui,
l'instar
d'autres
personnages,
fait tapisserie le
long
d'un couloir. Comme la
petite fille ne rpond pas, le hros
dcouvre qu'elle
n'est
qu'une
figurine de
papier.
La
mtaphore faire tapisserie
est prise
au pied de
la lettre.
Nemo ne s'tait
pas
aperu
qu il faisait face
une
galerie de
portraits,
dont cette silhouette
trangement vraisem-
blable.
3.
Cf.
ce
sujet
le
discours
actuel
des
Cahiers
du
cinma.
20
7/21/2019 Fresnault-Deruelle- Du Lineaire Au Tabulaire
16/18
Du
linaire au tabulaire
de daily strip
trouve
en
effet
son
statut
en
remplaant la
prcdente. Avec des
auteurs comme
Hogarth
(Tarzan), Pellos
(Futuropolis),
Godwin (Connie),
au contraire, l escamotage en chane
n'est
plus possible;
le jeu
des
quivalences
se grippe
:
les dessins varient de formats. Derrire la valeur d change des vignett
es
eur
valeur
d usage
est
l
qui
revient
en
force,
freinant
la
lecture
dans sa
course.
Si
la chronologie
rgne
toujours, elle
ne domine plus, module qu elle
est :
1)
par l'irrgularit des
grands
syntagmes qui brisent le flux de
la
coule
narrative;
2) par toute une
recherche
formelle trans-iconique
:
il est des
rimes
visuelles , chez nos auteurs,
qui
menacent le compartimentage de leurs plan
ches. Faisant ntre la thorie
de
Gombrich x
suivant
laquelle la reprsentation
de l espace perspectif est gage de narration,
du
moins de narrativit (le
parcours
d une scne est synonyme de
fable), nous
tenons que
la
B.D. menace
la fable
ds
lors qu elle manifeste la platitude de son support. L'histoire des
B.D.
est
riche
d exemples
o
les auteurs
prouvent le besoin de dnoncer
les codes
qu ils
utilisent
(une
bonne part de l'humour des B.D. table sur ce procd). En
tant
qu organisme
graphique, i.e.
en
tant
qu'entit
formelle,
la
planche
de
comics
est
parfois
le lieu
d une
interrogation sur la
nature du
lien qu on
s acharne
tisser
entre narration
et
profondeur de champ, plus
prcisment
sur
la vertu
fabulatrice
de
la
perspective.
C'est ce qu un
Fred
(Philemon) ou
un
McCay
(Nemo)
russissent
traduire lorsque,
devant
telle ou telle
planche,
nous
hsitons
parler
de dcor ou de
dcoration, selon que nous
balanons
entre
les
vignettes
(organes)
et la
planche
(organisme). En regard de ce double champ d opposit
ions
onstitu
d une
part par le versus perspective /espace plat, et
de l autre
par celui
du
rcit et de sa mise en
cause
(discontinu vs
continu), deux
attitudes
antagonistes
paraissent constituer
l espace
graphique
l'intrieur duquel se
cherchent aujourd hui
les
cartoonists. L Italien G.
Crepax (Valentina)
et
les
pigones de N. Devil (Saga de Xam) : E. Maroto
et
Ph. Druillet2, incarnent ces
nouvelles
tendances.
Le
rcit disloqu.
Crpax.
Alors
que l auteur de Nemo respectait le principe normatif formel
consistant
varier
aussi peu que possible
le format
des vignettes
l'intrieur
d une
mme
planche, Crepax
va user,
toujours
suivant
des
vecteurs
orthogonaux,
du morcellement le plus extrme dans
la
confection de ses pages. C est ainsi
que
certains montages faits d un
assemblage
d
inserts
drivs d un
sujet
quelconque donneront au
lecteur la
sensation d'une
perception
multifaciale,
d un
cubisme dpli
si
l on
prfre.
Le
regard plus
voyeur
que
jamais
s immisce
dans
l'intimit
de la scne fragmente, et: ce
n'est
certes pas
un hasard si la
thmatique
erotique est
si dveloppe
chez
ce
cartoonist.
Trs souvent
le
sujet
est donn dans une grande vignette, puis c'est l'miettement, la dcomposit
ionrrmdiable donne
en
pture
l'pellation
de l il. Le va-et-vient entre
la
vision globale
et la
parcellisation analytique
dvoile
ici de faon
exemplaire
la
dimension ftichiste inhrente
la
passion pour
la
structure (Illustration
1. Gombrich,
UArt
et l'Illusion,
N.R.F.,
1972.
2. Ph.
Druillet, Lone Sloane, Dlirius, Dargaud, 1973. E.
Maroto, Wolff
et
la
reine
des
loups,
Dargaud,
1973.
G.
Crpax,
Valentina,
Marianna,
Losfeld
1968.
21
7/21/2019 Fresnault-Deruelle- Du Lineaire Au Tabulaire
17/18
Pierre
Fresnault-Deruelle
Charlie
Mensuel.
n 5).
Nous aurons
mieux saisi le
point d'articulation entre les B.D.
classiques
et
cette
cole
du
regard si particulire
des
annes 60
lorsque nous
aurons
dit
que
la description
se fait
sur le
mode
narratif
: d emble l'il
reconstitue
des syntag-
mes
et
les
ordonne linairement.
Nous avions affaire des
enqutes chez Caniff
ou chez
E. P.
Jacobs,
l'auteur
de
Valentina nous
invite reconstruire
pour
notre
22
7/21/2019 Fresnault-Deruelle- Du Lineaire Au Tabulaire
18/18
Du linaire au
tabulaire
compte des scnes clates .
Il est clair qu avec
ce type de B.D. le pr-dcoupage
en strips est
devenu
une impossibilit structurelle. Nous n'en
voudrons
pour
confirmation
que
le fait
suivant :
les
planches
sont
des systmes
tabulaires
o
les vignettes ne sont plus
toujours
intgres dans
un continuum
logique, mais
o
certains
cartoons,
qui
reprsentent
la
scne mentale
du
hros,
entretiennent
des rapports de
contiguit
parfois
complexes.
Les
scnes
de
rve
et
les
scnes
vcues se
contaminent
au
point
de
devenir
les
phylactres
les
unes des autres.
Tout
cela, rptons-le, joint au souci
d'une
composition
d eniemble
ou le simul-
tanisme et la subversion
des rapports
syntagmatiques traditionnels
forcent
le
regard redistribuer les lments de sa propre lecture. Crpax ou
la
mosaque
prfre la frise.
Druillet /Maroto.
Avec
ces auteurs, le quadrillage de la planche n'est plus
un acquis
de nombreux trous arent
une
composition
dont
les
lments
const
itutifs obissent plus au principe de la
distribution
narrative classique. Au
contraire, les dessins entrent en concurrence,
brouillant comme plaisir
l'ordre
du discours crisp jusqu ici dans un protocole de
dvoilement
homopathique.
De
plus
en
plus
mal
l aise
dans
la
structure
de contention
linaire
impose
par le
dcoupage traditionnel, les artistes transgressent
le
principe de
segmenta-
bilit du
signifiant
en
dsencadrant
ou en superposant
partiellement
les motifs
de leurs planches. Les aventures
du
signe
font
place
celles, problmatiques, du
hros. L il peut
alors
partir pour des dcouvertes.
Les choses reprsentes
jouent le
rle d'lments qui
parviennent
exister
de manire autonome (...); si
quelques parties de
surface apparaissent
inutilises (...), ces parties jouent un
rle dans
la composition
(...) d'aprs
leur
tendue, leurs formes, elles
appar
aissent
conues
avec autant de soin
que
les contours des objets *. Quoique
fort
mouvement (il s'agit en
gnral
d popes
intergalactiques), le rcit se trouve
pris au pige
du
support sur
lequel
il croyait pouvoir fonder ses
assises. Mais
la
remise
en
cause
ne
s'arrte
pas
l.
La
lisibilit
lie
l'ordonnance des
figures
se
perd dans la contamination
du figuratif analogique
sur
l abstrait
scriptural
(et rciproquement)
2.
De mme qu on note avec les lettres
colores et
dessines
des
comics
classiques
une iconiciation
du
verbal, de mme
voit-on ici
se
cher
cher
de nouvelles formes hybrides o l'image se
purifie
jusqu atteindre la
dsincarnation
des signes
purs (glissement
du
pictogramme
l idogramme)
et o, l'inverse, l'immotiv retrouve la
consistance du
rfrent.
A l'origine de ce sisme smiologique les pages de Saga de Xam, toutes
tendues
vers
l'exploration systmatique des
possibles
de
la figuration narrative. Dcorat
ion
t trompe-l'il s'y
combattent sans cesse (Devil
incorpore
ses personnages
au monde
des
bas-reliefs
gyptiens
ou
celui des
estampes japonaises). Dans
cette
hsitation,
o l'intertextualit iconographique
remplit
une
fonction
vrita
blement
dynamique,
semblent
se
prciser
les prmisses d'un art nouveau.
Pierre Fresnault-Deruelle
Universit
de
Tours
Institut Universitaire de
Technologie.
1. Guy
Scarpetta propos de
Brecht
et de
la peinture chinoise, Littrature et
Idolog
ie luny II,
1971.
2. Voir M. Covin,
La B.D. psychdlique
,
Critique, n 294.